tolerance et verite au siecle des lumieres john locke et ... · historiques pour raconter...

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53, rue Erlanger 75016 PARIS TOLERANCE ET VERITE AU SIECLE DES LUMIERES John Locke et Voltaire Pierre LURBE - 22 mars 2014 On aurait pu aujourd’hui parler d’autres auteurs que Locke et Voltaire, mais leur importance est telle qu’il est amplement justifié de parler d’eux un peu longuement. D’une part ils représentent deux types d’attitudes différentes par rapport à la tolérance et nous soulignerons ces différences ; d’autre part ils sont assez représentatifs l’un et l’autre de la manière précisément différente dont les problèmes se posaient dans leurs pays, l’Angleterre et la France. Nous commenterons et analyserons des extraits de textes de chacun d’eux. Voila deux auteurs qui appartiennent à des pays et à des générations différentes. Locke, anglais, était né en 1632 et mort en 1704. Voltaire était né en 1694 et mort en 1778. L’écart entre eux est donc considérable, de l’ordre du demi-siècle et nos textes sont distants d’environ 80 ans : la Lettre sur la tolérance de Locke date de 1686 ; le Traité sur la tolérance de Voltaire est de 1763. Par définition Locke n’a pas pu connaître Voltaire ; par contre Voltaire a lu Locke auquel il rend hommage au moins à trois reprises dans son traité ; un hommage qui reflète pour partie une adhésion à certaines idées de Locke mais qui ne va pas jusqu’au bout car, nous l’allons voir, les raisons pour lesquelles Locke et Voltaire sont en faveur de la tolérance ne sont pas exactement les mêmes. Nous soulignerons d’abord quelques points communs entre ces deux auteurs puis surtout les dissymétries et les différences ; puis nous en viendrons à une étude un peu plus approfondie de chacun de nos deux textes (cf. annexe). Quelques points communs entre ces deux auteurs • Premier point commun, important et significatif : il s’agit de deux textes écrits par des auteurs qui sont en situation soit d’exil, soit de quasi exil. Locke écrit cette lettre en Hollande ; il est parti en 1683 et ne reviendra en Angleterre qu’au début de 1689, après la « Glorieuse révolution » (1688). C’est donc un texte écrit hors des frontières nationales et il n’est pas sans intérêt de le savoir. Quant à Voltaire, on sait qu’il était installé à Ferney depuis 1758, encore en France, certes, mais à la frontière de la Suisse (territoire de Genève) où il pouvait se réfugier au premier problème. Il est intéressant de noter qu’on ne pouvait écrire sur la tolérance qu’en étant en marge, dans des pays qui étaient réputés pour leur tolérance. • Deuxième point commun, ces deux ouvrages sont une défense de la tolérance, mais les conceptions proposées par l’un et l’autre sont différentes . • Troisième point commun : il y a comme une analogie des situations en Angleterre et en France. En première approximation, elles se ressemblent parce qu’en Angleterre il y a une Eglise dominante, l’Eglise d’Angleterre, qui persécute et réprime des minorités religieuses, protestantes d’un côté et catholique de l’autre ; et en France, une Eglise dominante, l’Eglise catholique romaine, qui persécute les calvinistes.

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53,rueErlanger75016PARIS

TOLERANCE ET VERITE AU SIECLE DES LUMIERES

John Locke et Voltaire

Pierre LURBE - 22 mars 2014 Onauraitpuaujourd’huiparlerd’autresauteursqueLockeetVoltaire,maisleurimportanceest telle qu’il est amplement justifié de parler d’eux un peu longuement. D’une part ilsreprésentent deux types d’attitudes différentes par rapport à la tolérance et noussoulignerons ces différences; d’autre part ils sont assez représentatifs l’un et l’autre de lamanièreprécisémentdifférentedontlesproblèmesseposaientdansleurspays,l’AngleterreetlaFrance.Nouscommenteronsetanalyseronsdesextraitsdetextesdechacund’eux.Voila deux auteurs qui appartiennent à des pays et à des générations différentes. Locke,anglais,étaitnéen1632etmorten1704.Voltaireétaitnéen1694etmorten1778.L’écartentre eux est donc considérable, de l’ordre du demi-siècle et nos textes sont distantsd’environ80ans:laLettresurlatolérancedeLockedatede1686;leTraitésurlatolérancedeVoltaireestde1763.PardéfinitionLocken’apaspuconnaîtreVoltaire;parcontreVoltairealuLockeauquelilrendhommageaumoinsàtroisreprisesdanssontraité;unhommagequireflètepourpartieuneadhésionàcertainesidéesdeLockemaisquinevapasjusqu’auboutcar, nous l’allons voir, les raisons pour lesquelles Locke et Voltaire sont en faveur de latolérancenesontpasexactementlesmêmes.Noussouligneronsd’abordquelquespointscommunsentrecesdeuxauteurspuissurtoutlesdissymétriesetlesdifférences;puisnousenviendronsàuneétudeunpeuplusapprofondiedechacundenosdeuxtextes(cf.annexe).

Quelquespointscommunsentrecesdeuxauteurs

• Premier point commun, important et significatif: il s’agit de deux textes écrits par desauteursquisontensituationsoitd’exil,soitdequasiexil.LockeécritcettelettreenHollande;ilestpartien1683etnereviendraenAngleterrequ’audébutde1689,après la«Glorieuserévolution»(1688).C’estdoncuntexteécrithorsdesfrontièresnationalesetiln’estpassansintérêtdelesavoir.QuantàVoltaire,onsaitqu’ilétaitinstalléàFerneydepuis1758,encoreen France, certes, mais à la frontière de la Suisse (territoire de Genève) où il pouvait seréfugier au premier problème. Il est intéressant de noter qu’on ne pouvait écrire sur latolérancequ’enétantenmarge,dansdespaysquiétaientréputéspourleurtolérance.• Deuxième point commun, ces deux ouvrages sont une défense de la tolérance, mais lesconceptionsproposéesparl’unetl’autresontdifférentes.• Troisième point commun: il y a comme une analogie des situations en Angleterre et enFrance. En première approximation, elles se ressemblent parce qu’enAngleterre il y a uneEglise dominante, l’Eglise d’Angleterre, qui persécute et réprime desminorités religieuses,protestantesd’un côtéet catholiquede l’autre; et enFrance,uneEglisedominante, l’Eglisecatholiqueromaine,quipersécutelescalvinistes.

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Apremièrevue,leschosesparaissentseressembler.

Dissymétriedessituationsauxquellesl’unetl’autrefontface

A regarder les choses de plus près, ce sont cependant les dissymétries qui sont les plusimportantes.•EnAngleterre,onn’apasunconflitentredeuxconfessions;c’estbeaucouppluscompliqué.Il y a conflit entreuneEglised’Etat, l’Eglised’Angleterre,qui se réclameduprotestantisme(situationunpeudifférente aujourd’hui;mais à l’époque il n’y a aucundoute sur l’identitéprotestante de cette Eglise) et, face à elle, non pas une autre Eglisemais une pluralité de«sectes» dissidentes, non conformistes, qui ne reconnaissent pas l’autorité de l’Eglised’Angleterre1;pluralitécompliquéeparlefaitqu’ilyaenplusdescatholiques.Sibienqu’enAngleterre le conflit est avant tout un conflit interne au protestantisme, entre l’Eglisedominanteetlessectes,maisaussientrelessectesquisedisputententreelles,toutesétantnéanmoinsd’accordpourmarginaliserlescatholiques.EnFrance,parcontraste, lasituationestplusclaire,plus tranchée: ilya l’Eglisecatholiqued’uncôtéetlescalvinistespersécutésdel’autre.• Autre différence majeure: en Angleterre, l’Eglise dominante est une Eglise d’Etat, le roid’Angleterre étant chef de l’Etat et chef de l’Eglise. Ce n’est pas le cas en France, malgrél’existencedumouvementgallican.LessituationsenFranceetenAngleterresontdoncbeaucoupplusdissemblablesqu’onnelecroitselonlespremièresapparences.•Ladissymétrieestd’ailleursencoreaccentuéeparladifférencedessituationsjuridiques.EnAngleterre, au moment où Locke écrit sa lettre, en 1686, on est avant la «glorieuserévolution»de1688,maisaprèslarévocationenFrancedel’EditdeNantes(1685).Leplusimportantalors,dupointdevueanglais,c’estqueLockeécritsalettreaumomentoùestenvigueur ce qu’on appelle le code de Clarendon (Clarendon était l’équivalent du premierministreàl’époquedeCharlesIIquirégnade1660à1685),codedésignantl’ensembledesloisquiréprimentouentraventlecultepourlesdissidentsnonconformistes.Cecodeesttoujoursen vigueur aumoment où Locke écrit sa lettre sur la tolérance. Les choses ne changerontqu’en1689aveclaloidetolérance(tolerationAct),suiteàlarévolutionde1688,uneloiquiannule l’effet du code de Clarendon et donne la liberté de culte aux dissidents (sans leuraccordertouslesdroitsciviques)toutenneladonnantpasauxcatholiques.LalettredeLockeestdoncécriteàunmomentoùlesdissidentssontjuridiquementréprimésmaisson livre lui-mêmeneparaîtenAngleterreeten traductionanglaisequ’après la loidetolérancequileuraccordeledroitdeculteQuandlalettreparaîten1690,lasituationadoncchangé:lesdissidents,sansêtrepleinementréintégrésdanslacitoyennetéetsansavoirtouslesdroitsdesanglicans,acquièrentunetrèsgrandelatituded’actionpourpratiquerleurculte,l’Angleterreétantdevenueunpaysdetolérance.En France, par contraste, vers la fin du XVIIIe siècle, on est toujours sous le régime de laRévocationetdelapersécution,encoreprolongéeparlaDéclarationroyalede1724.C’esttrèsimportant,Voltaired’ailleursnousledit:enFranceonparlede«nouveauxcatholiques»etil1Onrappelleraàcetteoccasionquelemot«sectes»n'apasenanglaislaconnotationfâcheusequ'ilaenfrançais:ildésignesimplementdeséglisesquinesontpas«établies»,c'est-à-direquin'ontpaslestatutjuridiqued'Eglised'Etat,maisquisontparfaitementlégitimesetquin'attententniauxbiens,niauxpersonnesdeleursfidèles.

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y a une véritable persécution dont l’affaire Calas est le meilleur exemple: on supplicie leprotestantsetonlestue.ParcontreenAngleterre,mêmesilescatholiquesrestentdescitoyensdesecondezone,iln’yapasdepersécutions.Ilyaévidemmentpoureux,auXVIIIesiècle,unstatutminoré,maisilétait infiniment plus confortable et moins dangereux d’être catholique en Angleterre qued’êtreprotestantenFrance.Onpeutparlerpourl’Angleterred’unerépressionanti-catholique,articuléeàdesraisonsqueLockeexposetrèsbien.Maisdansunclimatsocialdetolérance,lescatholiquesanglaispeuvent,s’ilsrestenttranquilles,continueràmener leurvie; lesprêtrescatholiquesnesontnisuppliciésnimisàmort; lescatholiquesanglaisnes’enfuientpasdechezeux.Alorsqu’enFrance,lapersécutionestactive,féroceetbrutale.• Dernier point concernant 1685: il ne faut pas minorer l’impact considérable qu’a eu laRévocationde l’EditdeNantessur l’Angleterre.Nonseulementparcequ’elleaétéuneterred’asilepourbeaucoupdehuguenots,maisaussiparceque,pourl’opinionpubliqueanglaise,cequ’areprésenté laRévocation,c’est lamenacequel’Angleterrerisquaitdesubir lamêmechose à cause de son roi Jacques II (entre 1685 et 1688) qui était un roi ouvertementcatholiqueetmenaitunepolitiquede«re-catholicisation»desonpays.LaRévocationaétéperçue en Angleterre comme l’annonce de ce que Jacques II allait faire avec l’aide de soncousin Louis XIV, s’il n’y était pas mis bon ordre. La «Glorieuse révolution» de 1688s’expliqueengrandepartieparlacraintequ’avaientbeaucoupd’AnglaisqueJacquesIIaitentêtequelquechosed’analogueàcequefaisaitsoncousindel’autrecôtédelaManche.Celapourdireàquelpoint l’ombrede laRévocationplane sur tout le siècle.Elle est là enpermanenceetlesgensnepeuventpasl’oublier.

LesouvragesenquestionDeuxouvragestrèsdifférents:LettressurlatoléranceetTraitésurlatolérance

Commentonsd’abordleurstitres.L’ouvragedeLockes’appelle«LettressurlaTolérance».Ily en a plusieurs. Nous ne parlerons ici que de la première qui date de 1686. C’esteffectivementunelettre:ledestinataireestunremontranthollandaistrèsconnu,PhilippvanLimborch,etletexteal’allured’unelettre,sansêtrescindéenchapitresetsous-sections,cequi rend la lecture parfois malaisée. C’est un flot d’arguments et la fin consiste en desformules de politesse où Locke prend congé. Par contre le développement ressemblebeaucoup plus à celui d’un traité. Comme on va le voir, Locke raisonne vraiment enphilosophe et développe de façon extrêmement logique et méthodique une argumentationtrèsserrée,allantjusqu’auxdernièresconséquencesdecequ’ilexposeetdecequ’ilexplique.Malgré le titre, la teneur de l’ouvrage a incontestablement quelque chose d’un traitéphilosophique.Presqu’en sens inverse, l’ouvrage de Voltaire s’appelle «Traité». Certes, il est divisé enchapitres.Mais ilest frappantqu’ilnecorrespondeguèreà l’idéequel’onsefaitd’untraité.C’estuntextetrèstouffu,faitdechapitresdenatureextrêmementvariée.Pourledireunpeuvite, il y a d’une part tout ce qui concerne l’affaire Calas proprement dite, avec le chapitred’ouverture et le chapitre final, rajoutés en 1767. Il y a d’autre part de longs chapitreshistoriques pour raconter l’histoire de la tolérance et de l’intolérance à travers les siècles;c’est une espèce de visite, étourdissante de virtuosité, où l’on voit Voltaire circuler dansl’histoireuniversellecommes’ilétaitchezlui.Ilyaaussidesscènesdethéâtre,desdialogues,et même une prière à Dieu; tout cela extrêmement vivant (notamment dialogue entre unmourantetunconfesseurquiveutabsolumentluifairereconnaîtrequ’ilasouscritàlabulle

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unigenitus).Doncuntextefoisonnant,protéiforme,etdontl’interprétation,ducoup,estsansdouteplusdifficile,parmomentplusproblématique,quecelledutextedeLockequicontientmoins de sous-entendus. Ajoutons que ce qui joueun rôle très important dans le texte deVoltaire,cesontlesnotes.Voltaires’étaitmisàl’écoledePierreBayledontonsaitque,danssondictionnairehistoriqueetcritique, ilyad’unepart l’article lui-mêmeetd’autrepart lesnotesoùsetrouvetoutlepoisonettoutlepiquant.DansletraitédeVoltaire,lesnotesjouentunrôlestratégiqueessentiel.Donc finalement, deux ouvrages très dissemblables et qui représentent deux postures trèsdifférentespourabordercettequestiondelatolérance.

I–LETEXTEDEJOHNLOCKEExtraitsdelaLETTRESURLATOLERANCEde1686

Voulant donner le pluspossible laparole aux auteurs eux-mêmes, nous avons limiténoscommentairesaustrictnécessaire(lesn°ci-aprèssontlesn°descitationsdel’annexe1)

Citationn°1«Monsieur,puisquevousjugezàpropos…»Avecuntelleformule,notons-le,c’estbiend’unelettreadresséepersonnellementàsondestinatairequ’ils’agit.Soulignons d’emblée la grande importance de ce début. Il contient l’essentiel du propos deLocke.Audépart, laquestionestbiencelled’undialogueinterneauchristianisme: trouverun mode de coexistence entre les différentes sectes de chrétiens (son interlocuteur estd’ailleurs lui-même un remontrant, un protestantmarginal en Hollande). Mais ce point dedépart, la tolérance entre les chrétiens, est aussitôt élargi; il a vocation à s’épanouir dansquelquechosedebeaucoupvaste,puisqu’ilestquestiondu«genrehumainengénéral».Latoléranceaainsiunevocationd’élargissementuniversel,poséedèsledébut.Or,dèscedébut, latoléranceestégalementdéfinieetellel’estcommeleprincipalcaractèrede la véritable Eglise. C’est très important. Le critère d’authenticité d’une église n’est pluspourLockeunequelconqueorthodoxie,unequelconquedoxa,unequelconquedoctrinequiseraitvraie;cenesontpluslesmarquesdel’église:ilfaitlalistedemarquesqueleséglisesrevendiquentlesunescontrelesautrespourprouvercequesontlesseulesvraiesmarquesàretenir.Ledéplacementestdécisif.Onn’estplusdansl’orthodoxiemaisdansquelquechosed’autrequiest«charité,douceur,bienveillance»,unemanièred’être,uncomportement,unepratiquedroiteàl’égardd’autrui,uneorthopraxieplutôtqu’uneorthodoxie.Il y a donc, dès le départ minoration de l’importance de la doctrine et accent placéessentiellementsurlamanièred’êtreàl’égarddesautres.EtilnesauraitéchapperqueLockeemploieicilemot«charité».Ill’emploiedefaçonparfaitementdélibérée,ensachantquecemotvienttoutdroitdesaintPaul(ICor13).C’estdoncunepositionfranchementpaulinienne.Lacharitéest lagrandevertu théologale.Locke lametaupremierplan; la toléranceenestl’incarnation dans la société. Elle se définit comme l’expression «concrète» de la charitérecommandéeparl’apôtre.Maiscettedéfinitionnedémontrepaspourautantlanécessitédelatolérance.Etc’estlàqueLockedevientvraimentphilosophe.Ilvadémontrerlanécessitédelatoléranceàpartird’uneétudeextrêmementserréedel’Etatd’unepartetdel’Eglisedel’autre.

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Citationsn°3et8-RapportsentreEgliseetEtatIl est très important de revenir sur cet aspect de la question car, en Angleterre, selon laréformevoulueparHenriVIII,l’Egliseetl’Etatsontconsubstantiels.Lechefdel’Etat(leroi)est chef de l’Eglise. Tous les auteurs anglicans de la fin du XVIe siècle insistent sur cettecoextensivitéparfaiteetcetteréciprocitécomplètedelareligionetdel’Etat,ducitoyenetdufidèle.Dans ce contexte anglais, il est donc capital de réexaminer cette question. Or ce que ditLockesurcepointestextrêmement important(citations3et8):cesdeuxentités– l’Etatetl’Eglise-doiventêtreabsolumentdistinguées:• Citation 3: « je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer… ce qui regarde legouvernement civil de ce qui appartient à la religion et de marquer les justes bornes quiséparentlesdroitsdel’unetlesdroitsdel’autre»• Citation 8: «l’Eglise elle-même est entièrement séparée et distincte de l’Etat. Les bornessont fixeset immuablesdepartetd’autre.C’est confondre le ciel et la terrequedevouloirunircesdeuxsociétésquisonttoutàfaitdistinctesetentièrementdifférentesl’unedel’autre,soitparrapportàleurorigine,soitparrapportàleurbutouàleursintérêts».Autrement dit, il faut distinguer ce qui était fusionné et sans doute trop confondu dans laconception anglaise traditionnelle. Un mot paraît très important: le mot borne, les justesbornes, les bornes fixes et immuables. C’est une caractéristique de la pensée de Locke,notamment dans l’Essai sur l’entendement humain. Cet ouvrage, fondateur pour les«Lumières», se donne justement pour but de repérer les bornes de ce que peut fairel’entendementhumain.Lockeremplaceuneraisontoutepuissante,quicroitqu’ellepeuttout,paruneconceptionbeaucoupplusmodesteetmesurée: l’hommepeutconnaître jusqu’àuncertainpoint,maispasau-delà.D’où l’idée qu’il faut délimiter, bien distinguer entre ce qui est de l'ordre du connaissable, et ce qui ne l'est pas ; et dans le cas de l'Eglise et de l'Etat, bien différencier ce qui relève de la compétence propre de l'une et de l'autre. C’est extrêmement positif comme démarche. Ne pas tout confondre et poser des bornes.Sionregarded’abordducôtédel’Etat(citation3):«l’Etatselonmesidéesestunesociétéd’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et del’avancementde leurs intérêtscivils». Parcemotdecivil,Lockeentend lavie, la liberté, lasantéducorps, lapossessiondebiensextérieurscommel’argent, lesterres, lesmaisons, lesmeublesetc. Lemotutiliséenanglaisdans les traités sur legouvernement civil est lemotproperty (propriété).EtpourLocke, lapropriétécomprendégalementlavieet lapersonneelle-même, ce qui est très important. Le mot property vient de proper et du français«propre»: c’est ce qu’on a en propre. Or on n’a rien de plus en propre que soi-même.Conceptiondelapropriétéextrêmementintéressante,comprenantlapersonneelle-mêmequis’appartientàelle-même.Partantdecettedéfinitiond’unEtats’occupantuniquementdesintérêtscivils,Lockemontrequelemagistratn’aprisequesurleschosesextérieures.Ilnepeutlégiférerquepourcequiconcernelesbiens,meublesetimmeubles,tousbienextérieursquiconcernentleshommes.C’estunpointdécisifàsouligner.Lemagistratn’aprisequesur leschosesextérieures,nonseulement une prise légitime, fondée en droit, mais une prise tout court. C’est capital car,quandbienmême lemagistrat le voudrait et s’efforcerait par la persécution de convaincrequelqu’undecroireàunedoctrine,celaluiesttotalementimpossiblepardéfinition,parcequelaconscience,leforintérieurestinaccessibleauxprisesdumagistrat.Lemagistratpeutjeter

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quelqu’unenprison, letorturer;detoutesmanièrescetacharnementnepeutpasatteindreson objet puisque, par nature, le pouvoir de l’Etat ne peut porter que sur les chosesextérieures.Ilyauneimpossibilitéconstitutiveàcequelemagistratentraveuneconscience.Encesenslà,lapersécutionestabsurde.Et,symétriquement,dupointdevuedusujet,ilestimpossible,mêmes’illevoulait,qu’ilrèglesa foi sur les préceptes d’un autre. C’est ce que dit la citation n° 4: «il n’y a personne quipuisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d’un autre. Toute l’essence et laforcedelavraiereligionconsistedanslapersuasionabsolueetintérieuredel’esprit;etlafoin’est plus foi, si l’on ne croit point». On reconnaît des choses que Pierre Bayle avait dites,exactementaumêmemoment,danssoncommentairesurlaparoleduChrist«contrains-lesd’entrer».Il est donc impossible pour l’Etat de convaincre un sujet d’une vérité religieuse; et il estimpossible pour la conscience d’adhérer à une idée imposée par la force, même si elle levoulait.Ilnedépendpasdenotrevolontéquenouscroyionscequenouscroyons.Onnepeutpasseforceràcroirequelquechosequinenousparaîtpascroyable.Lapersécutionestvaine.

Regardonsmaintenantducôtédel’Eglise(citationsn°5etn°6).«Examinonsàprésentceque l’ondoitentendrepar lemotd’Eglise.Parceterme, j’entendsunesociétéd’hommesquisejoignentvolontairementensemblepourservirDieuenpublic,etluirendreuncultequ’ilsjugentluiêtreagréableetpropreàleurfaireobtenirlesalut…»Cequi ressort trèsnettementdecesdeuxcitations -qu’il faut lireen totalité - c’estque lesbiensquevisel’Eglisesontradicalementdifférentsdesbiensquevisel’Etat.Cesontdesbiensimmatériels: le salut, celui de l’âme, la vie éternelle etc. Donc quelque chose sur quoi lesmoyensdecoercitionphysiquen’ontaucunepriseetquiéchappeàl’actiondumagistrat;cequiveutdirequ’auseindel’Egliselesseulesarmesjustifiablesettolérablessontladiscussion,la persuasion, le discours, pour convaincrequelqu’undont onpensequ’il est dans l’erreur.Maisonn’ajamaisledroitdes’enprendreniàsapersonneniàsesbiens.Autrementdit, incompatibilitéradicaleentrelapersécutionetl’essencedel’Eglise.Lafindel’Egliseestincompatibleaveclapersécutionettoussesmoyens.Oualors,sil’Egliseméconnaîtsonessence,quiestd’êtrepurementspirituelleetqu’ellerecourtàlaforce,onretombedanslecasdefigureprécédemmentévoquéaveclemagistrat,lorsquecedernierprétendforcerlaconscienceavecdesmoyensmatériels.LegrandintérêtdeladémonstrationdeLocke,c’estque,quelquesoitleversantparlequelonl’aborde,versantdel’Etatouversantdel’Eglise,onaboutitaumêmeconstat:latoléranceestinévitable.Onconstate(citation15)que lapersécutionest lacausedetoutes lescalamités:c’est lerefusde la tolérancequiaété lasourcedetous lesconflitsetdetoutes lesguerreàproposdelareligion.Donclatoléranceestinévitable;parceque,premièrement-onleconstateempiriquementettoute l’histoire ledit - c’est ce refusde la tolérancequ'est lapersécutionqui a entraîné lesguerres,lestroublesetlaviolence;maisensuiteparcequel’homme,l’Etatetl’Egliseétantcequ’ilssont,ilestimpossiblequelapersécutionatteignesonobjet.Elleesttotalementvaineetnepeutquedéchaînerlaguerre.OnvoitdoncbienquepourLocke la toléranceestà la foisunevertuchrétienne, la charité,maisaussiunevertuciviquequipermetauxhommesdevivreensembledanslapaix.

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Toléranceetindifférentisme–LaquestiondusalutAlorsquestion: ladéfensede la toléranceparLocke aboutit-elle à l’indifférentisme?Cettetolérancerevient-elleàdire:peuimportevoscroyances,touteslesopinionssevalent?Cen’estpasdu tout laperspectivedeLocke. C’estpeut-être celledeVoltaire.Cen’estpascelledeLocke . Pourquoi?parceques’ilyachezLockequelquechosequiestcentral,nonseulementdanscetextemaisdanstoutesonœuvre,c’estvraimentlaquestiondusalut.Locke est un homme profondément religieux. Mais il n’est pas un chrétien orthodoxe. Onpensequ’ilétaitunitarien.Safoiestprofonde,réelleetlapréoccupationdusalutseretrouvedans l’Essai sur l’entendement humain. Ce n’est aucunement chez lui une préoccupationannexe,onenvoitlatracedanslacitationn°13:«touthommeauneâmeimmortelle,capabled’unbonheuroud’unmalheuréterneletdontlesalut dépendde l’obéissancequ’il aura rendue, dans cette vie, auxordresdeDieuqui lui aprescritdefaireetdecroirecertaineschoses…..»etplusloin«Ils’ensuit……quepuisqu’unhommequi se trompedans lecultequ’il rendàDieu,oudans lesdogmesspéculatifs sur lareligion,ne faitaucun tortà sonprochain,etquesaperten’entraînepointcelledesautres,chacunaledroitdetravaillertoutseulausalutdesonâme»Onvoit,parce texte,quepourLocke lagrandeaffairede laviec’et laquêtedusalutetdesmoyensappropriéspourl’obtenir.Etl’hypothèse,explicitementévoquéeici,estquel’onpeutsetromperetdoncquel’onrisqued’êtreperdu.Orchaquepersonneestresponsabledesonsalut.Siellefaiterreurenprenantunemauvaisevoie,c’estdramatiquepourelle;mais paspourlasociétépuisquecelan’affectepaslebienpublic(citation12):«siuncatholiqueromaincroitquecequ’unautreappelledupainest levéritablecorpsdeJésus-Christ,ilnefaitaucuntortàsonprochain…soitquel’oncroieouquel’onnecroiepasceschoses,lepouvoirdumagistratetlesbiensdessujetssontàcouvertetensûreté.J’avouequecesopinionssont faussesetabsurdes;mais les loisn’ontpasàdéciderde lavéritédesdogmesetellesn’ontenvuequelebienetlaconservationdel’Etatetdesparticuliersquilecomposent…»Donclasociétéestsauve.Maisqu’enest-ilalorsdudestinéterneldesunsetdesautres?Onpeutpenser,d’aprèscequeditLocke,queceuxquisontdansl’erreur,ceuxquiontchoisi lamauvaise religion sont voués à la perdition et à la damnation éternelle. Locke n’est passceptique;ilditbien(citation2)qu’ilyaunevérité;ellen’estpasaccessibleàl’hommedanscemonde-cietdanscettevie,maisàlafindestemps,audernierjour,elleseraconnue:«onne saura qu’au dernier jour, lorsque la cause de la séparation qui est entre les chrétiensviendraàêtrejugée,lequeldespartisopposésaeuraisondanscesdisputesetlequeld’euxaétécoupabledeschismeetd’hérésie;sic’estlepartidominantouceluiquisouffre»Cequiveutbiendirequetoutnesevautpas,quel’horizonultimec’estbien«unevérité»maisqueseulDieulaconnaîtetqu’onn’auralaréponsequ’àlafindestemps.Onnoteralevocabulairejuridique:lacausedelaséparation,viendraàêtrejugée.Onestautribunal.C’estleJugementdernier.Ilsepeutmêmequelepartidominant,lepersécuteuraiteuraison;c’estunehypothèsequeLocken’exclutpas.Commentdonc fairequandonest faceàcettegrande incertitude?Commentêtresûrqu’aumomentdujugementdernier,jenefiniraipasdanslestourmentsdel’enfer,parcequej’auraichoisilamauvaisevoie?

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C’estlàquel’onvoitLockeserévélerjusqu’aubout.Ilseconfronteàtouteslesdifficultésqu’ilrencontre.Faceà cettedifficulté, il évoque lapossibilitépour le croyantdésemparéde s’enremettre aumagistrat. Certes, il a bien démontré que ce n’est pas possible.Mais il acceptel’hypothèseinverse,il faittoutlecheminquesesobjecteurspourraientluiproposeretdoncprendlesobjectionsl’uneaprèsl’autreetvajusqu’auboutdecesobjections.Admettons,pourlesbesoinsdelacause,quelemagistratpuisseconnaîtrelechemindusalut;c’estlacitation9.Hypothèse:lesujet,pourrépondreàsonangoissequantàsonsalut,s’enremetauprincequiluiditcequ’il fautpenser.Mais(finde lacitation)si leprincevousamissurunemauvaisevoie pour gagner la vie éternelle, qu’allez-vous devenir? il n’est plus alors au pouvoir dumagistratderéparermaperte.Quellegarantiepeut-ondonnerquandils’agitduRoyaumedesCieux?Mais(citation10)–etc’estcequitranchevraimentlaquestion-mêmeensupposantqueladoctrinedumagistratsoit lameilleureetque lecheminqu’ilordonnedesuivresoit leplusconforme à l’Evangile,malgré tout cela, si je n’en suis pas persuadémoi-mêmedu fondducœur,monsalutn’enestpasplusassuré.Jen’arriveraijamaisauséjourdesbienheureuxparuneroutequemaconsciencedésapprouve.Ilestcertainquelareligionquejenecroispasvéritable,nesauraitêtrevéritableetprofitablepourmoiOn revient ainsi à ce que l’on disait au début: l’importance pour Locke de la conscienceindividuelle de la personne. Le déplacement décisif auquel procède Locke (on retrouve làquelquechosequel’onvoitaussichezBayle)c’estquelesalutnedépendpasdel’adhésionàunedoctrine;vousserezsauvéparlaconvictionprofonde,lapersuasionintimeetlasincéritédevotrecœur.Etnonlapossessiond’unevérité,quellequ’ellesoit.OnpourraitdirequechezLocke,ilyaunesortedescepticismepratiquedanslesensoùl’onpeut acceptertouteslesreligionsetoùcequicomptec’estlasincéritéducœur:quellequesoitlavoieempruntée,sionlefaitsincèrement,votresalutestassuré.Mais,arrivésàcepoint,unedifficultéredoutablesepose.PourLocke,commeonl’avujusqu’àmaintenant, laprééminenceestdonnéeàlaconscienceindividuelle:c’estvraimentleforintérieur,laconvictionintime, qui vous ouvre les portes du salut aux yeux de Dieu.Mais alorsne risque-t-onpasd’ouvrir laporte tout grandà tous lesfanatismes?«Maconsciencemeditque…..etalors je fais toutceque jeveux». Quelest legarde-fou,ausenspropre.Commentsegarderd’unfou,qui,excipantdelapenséedeLocke,déclarequ’ilveutmettrelefeupartout?LaréponsedeLockeestpréciseetargumentée.Il ladonneendistinguantsoigneusementcequirelèvedespratiquesrituellesetdesdogmesspéculatifs:• les dogmes spéculatifs ne nuisent à personne (citation n° 12). Tout ce qui est d’ordrespéculatif, étantpurement immatériel etn’ayantaucuneconséquence sur les intérêts civils,peutêtretotalementacceptéettoléré(mêmesicesontdesopinionsabsurdes).• Par contre, là où il peut y avoir problème c’est au niveau des rites et pratiques rituelles(citation 11). Rien de ce qui est permis dans l’Etat ne saurait être interdit en matièrereligieuse. Maistoutcequipeutêtredommageableàl’Etatetquelesloisdéfendentpourle

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biencommundelasociéténedoitpasêtresouffertdanslesritessacrésdesEglisesetnepeutmériterl’impunité.L’exemplequisuit(citation11)estceluiducrimed’infanticide.

- Ilydoncuneborne,unelimite.AprèsavoirdistinguéEtatetEglise,Lockelesré-articule.Ilmontretoutdemêmequ’àl’intérieurd’unEtat,làoùilyaunesouveraineté,ilrevientàl’Etatdebornerlesfolieséventuelles.Jusqu’où,dèslors,doit-onétendrelatolérance?Comme on l’a vu, Locke, dès la première citation, parle du genre humain et il explicite saposition sur ce point à la fin de notre texte (citation n°14): «si l’on permet aux uns decélébreretc.,onnepeutrefuserlamêmelibertéauxprebytériens,auxindépendants,etc.;etmême,pourdirefranchementlavérité,commeleshommesseladoiventlesunsauxautres,l’onnedoitexcluredesdroitsdelasociétécivilenilespaïens,nilesmahométansnilesJuifs,àcausede leurreligion.Dumoins, l’Eglise,quine jugepointceuxquisontdehors,n’enapasbesoin;etl’Etat,quiembrasseetreçoitleshommespourvuqu’ilssoienthonnêtes,paisiblesetindustrieux,nel’exigepas»Point très important: on aboutit ici à une notion d’ordre juridique. On est parti avec lethéologico-moral,lacharité;maintenant,LockeévoquelesdroitsdelaSociétécivile,c’est-à-dire les droits du citoyen qui doivent être détachés de toute attache confessionnelle. Lesdroits du citoyen, les droits civils, sont des droits qui n’ont pas à être subordonnés à unequelconque appartenance confessionnelle. Locke d’ailleurs, a déjà expérimenté et mis enpratiquecesidéespuisqu’ilestl’auteurdesconstitutionsdelaCaroline,rédigéesen1669.Par contre, il y a quandmême les exclus de la tolérance: les catholique et les athées. Lescatholiquesnesontpasexclus,on l’avu,enraisonde leurscroyances;aveceux ilyadeuxquestions.D’abord unproblèmede société; pourqu’il y ait société il fautunminimumdebonnefoientrelespartiescontractantesquantauxengagementspris.Or,pourLocke,legrosproblème est que les catholiques estiment ne pas être liés par la parole donnée à unhérétique,donconnepeutleurfaireconfiance.D’autrepart,pourdesraisonspolitiques,ilsfontallégeanceàunautreprince,quiestlePape,etdonconnepeutlestolérer.IlesttrèsclairpourLockequecette intoléranceest liéeàdesquestionspolitiquesetciviles,etnonà leursopinions.Lockelesjugeabsurdesmaiscesontdesopinionsspéculativesquinefontdemalàpersonne.Quantauxathées,puisqu'ilsrécusentl'existencedeDieu,etqueDieuestlegarantultimedetout engagement et de tout serment, qui sont au fondement de tout lien social, leur parolen'estpasfiableetilsont,ducoup,horsduchampdelatolérance.Bien sûr pour Locke, la tolérance ne doit pas être fondée sur une appartenanceconfessionnelle spécifique: elle doit être élargie à l’ensemble du genre humain. Mais latolérancerestesubordonnée,conditionnée,àunecroyance.Ilfautcroireàunedivinité,quellequ’ellesoit,pourqueleshommessesententliésmoralementàunDieuetpourquelesdroitsciviques puissent être reconnus. Ne peuvent être tolérés et obtenir la plénitude des droitsciviquesquedescroyants.

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II-LETEXTEDEVOLTAIREExtraitsduTRAITESURLATOLERANCE

PassantàVoltaire,nousfaisonsunsautdequatre-vingtsansetnouschangeonsd’univers.LetraitésurlaTolérancede1763aétéécrit(commel’indiquelesous-titre)àl’occasiondelamort de Jean Calas. Ce point de départ très singulier, très spécifique, est d’autant plusremarquablequ’ildonneàVoltairel’occasiondetraiterdelatolérancedemanièrebeaucouppluslarge.

Citationn°1IlfautcommencerparlapremièrephraseduTraité:«LemeurtredeCalas,commisdansToulouseavecleglaivedelajustice,le9mars1762,estundesplussinguliersévénementsquiméritel’attentiondenotreâgeetdelapostérité»C’estuntexted’uneextrêmeviolencequ’ilfautressentir.Lepremiermotenest«meurtre»etnonseulementils’agitd’unmeurtre,maisils’agitd’unmeurtrecommis«avecleglaivedelajustice».Lemeurtresedoubled’unscandale.Lajusticedevraitêtrelàpourjugerenéquitéetenvérité;onprendenpleinefiguredèsledébutcettephrase d’une extraordinaire violence qui montre d’entrée de jeu l’immensité de l’injusticecommise et l’extrême violence dont Jean Calas a été l’objet. Ce début exprime vraiment lastupeur, la sidération, la violence. Il est trèsdifférentdu tonbeaucoupplus abstrait, feutréphilosophiquequiétaitceluideLocke.«Undesplussinguliersévénements» Singulier:quiestseul,quiestàpart,quiesthorsdecomparaison. Dans tout ce début, un contraste frappant: d’un côté Calas, un homme, unepersonne,quiaunnom,uneidentitéqueVoltairevadécrire;etdontlemeurtreaunedate,le9 mars 1762; et voilà que cette personne singulière va être victime d’un supplice atroce,auquelparticipeunemasse indifférenciéequeVoltairedésignepar lemot«on» -un«on»quihurleàlamortcontreCala-motterrifiantetprotéiformedelacitationn°2.

Citationn°2«Ce qui surtout prépara son supplice, ce fut l’approche de cette fête singulière… L’année1762étaitl’annéeséculaire.Ondressaitdanslavillel’appareildecettesolennité…ondisaitpubliquement…Ondisaitquelaprovidence…»Soulignons toutde suite, le contraste très écrit parVoltaire entred’unepart la violencedecette foule tout de suite saisie par la volonté de vengeance et par la rumeur selon laquelleCalasestcoupableetd’autrepartcettefamillemiseenrelief,singulière,fragile,isoléeetmiseausupplice.Et c’est de nos jours! grande exclamation qui termine la citation. Dans le temps où laphilosophieafaittandeprogrès!…Onvoitbienque l’objetde l’époquetelqu’ilapparaît là,cen’estplusunconflitentresecteschrétiennes(commecequeLockeévoquait)maisentrelefanatismed’uncôtéetdel’autrelaraison,laphilosophie,ladouceurdesmœurs,toutcequel’onassocieauXVIIIesiècle.

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Voltairenousditensommequ'ilyacommeunparadoxeterrifiantquecesoitencemomentprécis,denosjours,aumomentmêmeoùlaraisonetleslumièresontfaittantdeprogrès,quecesuppliceaiteulieu.EnmêmetempsVoltaireyvoit,sansdoute,uneraisond’espérerparcequecessoubresautsdufanatisme-c’estdecelaqu’ils’agit-montrentqu'ils'agitd'unebêtedéjàblessée àmortqui sedébatpournepasmourir. La raison finirapar l’emporter sur lefanatisme.Dans tout ce début, Voltaire cherche à surprendre, à sidérer, à émouvoir. Toucher notreraison et susciternotre émotion.Toute la citation3, par son vocabulaire (noter le rôledeslarmes) nous rappelle des toiles de Greuze (bien que ce dernier soit plutôt du côté deDiderot).Voltairejoueàlafoissurlaraisonetl’émotion,laphilosophieetlesentiment.Cequel’onvaretrouveràlacitationn°4(quiestpratiquementlafinduchapitre1):«telétaitl’étatdecetteétonnanteaventure…».Il faut souligner la modestie du propos de Voltaire: il présente au public «quelquesréflexions», sans prétention affichée.Modestie de ce qu’il dit.Mais elle est trompeuse car,malgré cette modestie, le propos est très ample et même, aussi, complexe. La stratégieargumentativedeVoltaireestassezcompliquée.Commeécrivain,ilestenbutteàlacensure.LelivreaétéinterditenFrance.ImpriméàGenève,c’estsouslemanteauqu’ilaétépasséàdespersonnalitésimportantes.EtVoltaireécritàlafinduchapitre1:ilestdoncdel’intérêtdugenrehumaind’examinersilareligiondoitêtrecharitableoubarbare.Anoter:genrehumaincommechezLockeOn voit bien que le mouvement de la pensée de Voltaire est de partir du particulier (lacondamnationdeCalas)etdemonterjusqu’àl’universel(leprincipedetolérance);etqu’onaceva-et-vientcontinudansletexteentreletrèsparticulieretl’universel.Ce que fait Voltaire, c’estmettre en place deux séries de contrastes qui se superposent ets’entrecroisent. D’abord un contraste temporel, entre avant etmaintenant; et un contrastespatialentrelà-basetici.Pourlecontrastetemporel,lemieuxestdeprendrelacitationn°5,trèsintéressanteetquicadrebienleschoses:

Citationn°5«onsaitassezcequ’ilenacoûté…..dèsleIVesiècleetjusqu’ànosjours.»Dans lavisionqu’aVoltairede l’histoireuniverselle, ilyanettementuneséquencesombre,quicommenceauIVesiècle,avecConstantin,évoquésansambiguïtéetva jusqu’ànos jours,époquedelaraisonquivoitlesdernierssoubresautsdumonstreentraindemourir,etCalasenesthélaslavictime.Maisdansl’histoireuniverselle,ilyaaussiunavantleIVesiècleoùlatolérance régnait: les romains étaient tolérants, les juifs aussi (ce qui étonne un peu sous la plume de Voltaire, dont le fréquent antijudaïsme est un trait peu sympathique); puis il y a lesdéchirements consécutifs aux dogmes chrétiens; et enfin arrive une époque de paix quirevient,grâceauxLumières,àlaraison,àlaphilosophie,quipeuàpeuadoucissentlesmœursetcalmenttoutescesviolences.Cela,c’estlegrandcontrastetemporel.Dans l’espace, le contraste n’est pasmoindre entre là-bas et ici. Là-bas, ailleurs, c’est où?D’unepart,Voltaire,sortantdenotrepetitesphèreetexaminantlerestedenotreglobe,passeenrevuelaTurquie,l’Inde,lePerse,laChineoùpartoutnerègnequelatolérance;etd’autrepart, en Europe (citation 6), où partout la tolérance a gagné ou est en train de gagner(Allemagne,Angleterre,Hollande);maisilyaunendroit,hélas!oùellen’apasgagnéetoùla

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persécutionl’emporteencoreetc’estlaFrance.Lecontrastespatialestainsientrelesautrespays d’Europe (mis a part l’Espagne et le Portugal qui sont dans le même bateau que laFrance)etlaFrancequihélas!demeureainsiuneespèced’anachronisme,îlotbarbare,îlotdepersécutionoùlemonstresévitencore,enpleinXVIIIesiècle.D’oùlaquestiondeVoltaire(citationn°9):«serons-noustoujourslesderniersàembrasserlesopinionssainesdesautresnations? Elles se sont corrigées , quand…» Indignation deVoltaire qui prend l’exemple del’AngleterreetdelaHollande.Biensûrlesujetdelatoléranceauneportéeuniverselle.MaisilyaunproblèmespécifiqueàlaFrance.L’undesobjetsdulivre,c’estnonseulementderéhabiliterCalas(cequifutobtenuen 1765), mais c’est aussi, très modestement, de demander que les huguenots français,puissentbénéficierdumêmetraitementquelescatholiquesenAngleterre.Quellessontlesracinesdel’intolérance?Ilyad’unepart(citationn°14–4eet5ealinéa)«ceseraitlecombledelafolie…»C’estl’argumentquel’onadéjàchezLocke,celuidelalimitationde l’entendement humain. On ne peut connaître, au sens fort du terme, que les objets desmathématiques et de la géométrie, parcequ’onpossède toutes lespropriétésdes objets enquestion,pardéfinitionoudémonstration. Tout lereste,comme l’aécritLocke,estplusoumoins dans la pénombre du probable et il est absurde de persécuter quiconque pour deschosesdontonnepeutavoiraucuneconnaissancecertaine.Avanttouteschoses,biensûr,cesontlesdisputessurledogmequisontmisesenrelief.Onl’avu à la citation 5; on le voit dans la première ligne de la citation 14: «moins de dogmes,moins de disputes; moins de disputes, moins demalheurs». Quels sont donc les remèdescontrel’intolérance?Ilyauraitunremèdequiseraitdereveniràl’imitationdeJésus-Christ(citation13)présentécommeunmodèlepossible:«jedemandeàprésentsic’est latoléranceoul’intolérancequiest de droit divin? si vous voulez ressembler à Jésus-Christ, soyez martyrs et non pasbourreaux»Ilyaplusieurspassagesoùilestquestiondelapuretédesintentionsoriginellesduchristianismeavantqu’ellesnesoienttotalementdéforméesparlesdogmes,avectoutcequecelavaentraîner.Celadit,leplusintéressantetleplusimportantsansdoute,,c’estqu’ilesttrèsclairque,pourVoltaire, ce qui est à l’origine des progrès de l’époque dans laquelle il vit, ce n’est pas lareligion,ni le retouràunchristianismeoriginel et idéal,mais c’estbel etbien la raison, laphilosophie,enbreftoutcequidépenddelaseuleraisonhumaine.

Citationn°6infine«laphilosophie, laseulephilosophie,cettesœurde lareligion,adésarmédesmainsque lasuperstitionavaitsilongtempsensanglantées….»Soulignonsl’importancedel’adjectifla«seule».Ilditbienquec’estlaphilosophieseulequimettrauntermeauxviolencesengendréespar lesdogmeset lesreligions.Autrementdit, lareligion n’a joué aucun rôle dans la victoire contre la superstition et la seule question quivaille pourVoltaire c’est la questiondubienphysique etmoral de la société, ce que Lockeappelaitlesintérêtscivils.

Citationn°7«Jeneparleiciquedel’intérêtdesnationsetenrespectant,commejeledois,lathéologie,jen’envisagedanscetarticlequelebienphysiqueetmoraldelasociété»

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A nouveau, dans cette stratégie d’écriture, ce qu’on remarque, c’est la façon tout à faitdélibérée,sansavoirl’aird’ytoucher,demettrelathéologiecomplètementàl’écart.Jelaisselathéologietranquille;jenem’occupequedubiendelasociété.C’est unedifférence capitale avec Locke. PourLocke,mêmeen cequi concerne le salut quireste pour lui fondamental, la tolérance avait toute son importance. Voltaire quant à lui,éliminetotalementcesquestionsmétaphysiquesetreligieuses.Cequiluiimporte,cesontlesintérêtscivilsetc’estpourlebiendelasociétéqu’ilfautqu’ilyaitunetolérance.LebutdeVoltaireestexpriméclairementparlacitationn°16:«cetécritsurlatoléranceestunerequêteque l’humanitéprésentetrèshumblementaupouvoiretà laprudence. Jesèmeungrainquipourraunjourproduireunemoisson»Onrelèveànouveaucettegrandedifférenceentrelamodestiedupropos,le«grain»(legraindesénevé?Voltaireneserait sansdoutepasd’accord)et l’immensitédurésultatespéré, lamoisson en attente, le grain semé dans l’esprit des lecteurs qui va les amener à desconclusions beaucoup plus radicales et décisives que ce qu’il a lui-même exprimé: c'est laperspectivequ'il évoque, si l’onpeutdire àhautevoix, en s'adressant au lecteur attentif etimpartialdelacitationn°7: «Jesupplietoutlecteurimpartialdepesercesvérités,delesrectifier,etdelesétendre.Deslecteursattentifs,quisecommuniquentleurspensées,vonttoujoursplusloinquel’auteur».Letexteestdoncécritpourcontraindrelelecteuràunelecturequivaplusloinetl’inviteràtirerdesconclusionsqueVoltairenesepermettraitpasdetirer.Endéfinitive,pourVoltairec’estlaraisonquiestimportanteetquiestlaclédel’évolutiondesmœursetdesattitudes.C’estdanscetespritqu’ilévoqueplusieursfoislaraison:lacitation10metl'accentsurlefaitquechacundoits'enremettreindividuellementàsaseuleraison;lacitation16évoquepoursapartlapropagationuniverselledel'«espritderaison»,quigagnedeprocheenproche.Parcontre,lareligionestdisqualifiéeetidentifiéeàlasuperstitionlaplusabsurde:lacitation11metàplaisirl'accentsurl'absurditédespréceptesdivins–àquoicelarime-t-ildemangerdel'agneauenrestantdeboutunbâtonàlamain?–;surtout,VoltairemetsurlemêmeplanlespréceptesduChrist, et les préceptes absurdesqui l'ont précédé: le «comme»qui relie«toutcequeJésus-Christnousacommandé»auxfêtesetcérémoniesantérieuressuggèreaulecteurattentifqueceux-lànevalentpasmieuxquecelles-ci. CommeLocke,Voltairepenseque la tolérancedoits'étendreà l'ensembledugenrehumain(citation 15); comme lui encore, il pense que l'athéismen'est pas tolérable,mais pour desraisonsdifférentesdecellesduphilosopheanglais:pourVoltaire,lareligionestutileentantqu'instrumentdecontrôlesocial,etquelqu'unquis'affranchitdetoutereligionestdangereuxpour la société.Aussi la religion conserve-t-elle pour lui un rôle résiduel – elle contribue àmaintenir l'ordre social – qui n'a plus rien de spirituel. C'est à partir de la raison et de laphilosophiequel'onfaitsociété.

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