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UNIVERSITE MONTPELLIER I FACULTE DES SCIENCES ECONOMIQUES ECOLE DOCTORALE « ECONOMIE-GESTION » CREDEN-LASER Thèse pour le doctorat ès Sciences Economiques Section 05 Présentée par : David KOLACINSKI L’ECONOMIE DES DROITS DE L’HOMME Thèse dirigée par Jacques Percebois. Soutenue le 20 décembre 2002. Jury : M. Alain EUZEBY, Professeur, IEP, Université Pierre Mendès France, Grenoble II. M. Alain MARCHAND, Professeur, Université Montpellier III. Rapporteur. M. Jean-Paul MARECHAL, Maître de Conférence, HDR, Université Rennes II. Rapporteur. M. Jacques PERCEBOIS, Professeur, Université Montpellier I. Directeur.

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UNIVERSITE MONTPELLIER IFACULTE DES SCIENCES ECONOMIQUES ECOLE DOCTORALE ECONOMIE-GESTION CREDEN-LASER

Thse pour le doctorat s Sciences Economiques Section 05

Prsente par :

David KOLACINSKI

LECONOMIE DES DROITS DE LHOMMEThse dirige par Jacques Percebois. Soutenue le 20 dcembre 2002.

Jury : M. Alain EUZEBY, Professeur, IEP, Universit Pierre Mends France, Grenoble II. M. Alain MARCHAND, Professeur, Universit Montpellier III. Rapporteur. M. Jean-Paul MARECHAL, Matre de Confrence, HDR, Universit Rennes II. Rapporteur. M. Jacques PERCEBOIS, Professeur, Universit Montpellier I. Directeur.

La Facult nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans cette thse ; ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.

A Olivier Pour Franoise

Quelque degr damour de soi quon puisse supposer lhomme, il y a videmment dans sa nature un principe dintrt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur ncessaire, lors mme quil nen retire que le plaisir den tre tmoin. Adam Smith, Thorie des Sentiments Moraux, 1790, p. 1.

Il est de la nature de la compassion de sassocier avec le malheur. En entreprenant ce sujet, je ne cherche pas de rcompense. Je ne crains pas non plus les consquences. Fort de cette intgrit mle qui ddaigne de triompher ou de cder, je veux tre lavocat des Droits de lHomme. Thomas Paine, Les Droits de lHomme (II), 1792, p. 249.

Cest toujours de lhomme quil sagit en fin de compte et non pas des choses ; cest son arrachement la nature qui est en question, son refus de retourner ltat de chose et de limon. Franois Perroux, Travail et civilisation , 1956, p. 495.

Remerciements Il ne suffit pas dapprendre lhomme une spcialit. Car il devient une machine utilisable mais non une personnalit. Il importe quil acquire un sentiment, un sens pratique de ce qui vaut la peine dtre entrepris, de ce qui est beau, de ce qui est moralement droit. Cette phrase, que lon doit Albert Einstein, aurait pu tre adopte comme credo, me semble-t-il, par la plus grande partie des universitaires dont jai suivi les cours ou avec lesquels jai eu lhonneur de travailler ; et, cela va de soi, je les en remercie trs vivement. Si jai ainsi une pense toute particulire pour les membres de lUFR de sciences conomiques de lUniversit Pierre-Mends France de Grenoble, cela concerne galement les personnes avec lesquels jai travaill ou t en contact dune faon ou dune autre au cours de ma thse, notamment lUniversit de Montpellier I. Je veux ainsi remercier, tout particulirement, le professeur Jacques Percebois qui, outre davoir t un directeur de thse motivant, ma toujours accord son soutien, malgr mes quelques excs danticonformisme. Jen profite galement pour remercier le CREDEN (Centre de Recherche en Economie et Droit de lEnergie, dir. Jacques Percebois), ainsi que le Laser (Laboratoire de Sciences Economiques de Richter, dir. Jean-Marie Rousseau), qui mont donn les moyens matriels dont javais besoin pour mener bien mon travail de recherche. Je remercie, par ailleurs, tous les membres du CREDEN qui, dune faon ou dune autre, mont forc voluer et mieux apprhender le monde dans toute sa diversit. Mes remerciements sadressent galement plus spcialement au professeur Alain Euzby qui a toujours t de bon conseil et a relu plusieurs de mes travaux avec attention, me donnant les pistes permettant de les amliorer au mieux de mes capacits, et qui a bien voulu faire partie du jury de ma thse. Je remercie trs vivement le professeur Alain Marchand, ainsi que Jean-Paul Marchal pour avoir accept de rapporter sur ma thse. Je remercie le Ministre de lducation nationale qui ma allou une allocation de recherche qui ma permis de mener bien mon travail dans les meilleures conditions possibles. Il me faut galement remercier ceux qui, dune faon ou dune autre, ont montr un certain intrt pour mes travaux et mont aid affiner ma rflexion. Je pense notamment

cette liste nest pas exhaustive Agns dArtigues, Henri Bartoli, Miguel Calahorrano, Jean Caullet et le Centre des droits de lhomme et de la femme de Paris, Thomas Cortade, Thibaud Costeplane, Chantal Euzby, Vivien de Faria, Bernard Gerbier, Marie Imzourh, Juliette Lelieur (ainsi que Sylvie et Claire), Sandrine Michel, Marc Pnin, Hlne ReyValette, Mathias Reymond, Olivier Rousse, Benot Svi, Salah Smida, Rdouane Taouil, Delphine Vallade, Jean-Pierre Vignau. Jadresse galement mes remerciements aux membres de la promotion du DEA Politiques conomiques et sociales (Grenoble II), de 2001-2002, pour laquelle jai eu lhonneur de diriger un atelier de travail de lERES (Equipe de Recherches Economiques et Sociales, dir. Chantal Euzby), et dont les remarques et questions mont beaucoup apport. Mes remerciements vont aussi mes tudiants, ceux auxquels jai t confront lorsque jai t charg de TD, notamment en premire anne de DEUG, et qui mont amen me dpasser autant sur le plan de la rflexion que sur celui de la pdagogie. Je remercie enfin, last but not least, ma famille et mes ami(e)s, dont la prsence ma t prcieuse.

Introduction gnrale.Il existe une forme de pense extrme en science conomique. Elle consiste dire que depuis la rvolution marginaliste du dbut du XXe sicle, cette discipline serait devenue amorale, ce qui garantirait sa scientificit. En vrit, peu parmi les grands conomistes pensent rellement ainsi. Lconomie ne peut tre neutre moralement et la mesure de sa scientificit implique de considrer les enjeux moraux ou thiques que soulvent ses dveloppements. Pour notre part, nous considrons que la recherche en conomie doit tre conduite sous langle de lhumanisme scientifique. Ce dernier considre en particulier que ltre humain est au centre des processus conomiques et devrait donc tre au centre de lanalyse conomique. Cela implique, selon nous, la ncessit de tenir compte des droits de lhomme, valeurs fondamentales garantes du respect de lintgrit et de la dignit de la vie humaine. Pourtant, parmi les conomistes, les droits de lhomme sont dordinaire ignors par les uns et invoqus comme simple principe suprieur par les autres. Il nous semble donc, au contraire, quils mritent un traitement particulier de la part de lconomiste. Ce dernier devrait les inclure sa rflexion afin de servir leur dveloppement. Ceci, bien sr, met en jeu de nombreuses questions. Que sont les droits de lhomme ? Pourquoi les prendre en compte plus que dautres sources thiques ou morales ? Quelle place peuvent-ils avoir concrtement dans lanalyse conomique ? La prsente thse nentend pas rpondre toutes les questions qui peuvent ainsi tre souleves. Elle veut seulement apporter les lments thoriques les plus larges possibles susceptibles de : 1) faciliter linsertion des droits de lhomme dans la thorie conomique, sans dformer le sens ni des uns, ni de lautre ; 2) justifier au mieux cette insertion, tout en apportant des arguments conomiques en faveur de ces droits ; 3) envisager lvolution de lconomie mondiale en accord avec les droits de lhomme. Pour mieux exprimer ces quelques points, la prsente introduction se dcompose en trois lments : une prsentation de ce que sont les droits de lhomme ; la dfinition de notre dmarche thorique gnrale ; la prcision de notre problmatique et la prsentation du plan de cette thse.

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I. Les droits de lhomme comme objet dtude. Lexpression droits de lhomme , dans ce travail, est un raccourci pour celle plus correcte de droits de ltre humain 1. Ces droits sont ceux de ltre humain parce quil est un tre humain. Ce sont les droits de la femme autant que de lhomme, mais aussi les droits de lenfant autant que de ladulte, ce qui ne signifie pas, cependant, linexistence de limites. Par exemple, le droit de vote est subordonn lge de la majorit, mais en contrepartie lenfant a des droits plus spcifiques lis son statut biologique et social particulier, crateur de vulnrabilit. Il convient toutefois de prciser que les droits de lhomme visent justement limiter cette vulnrabilit lorsquelle est lie la nature (ge, handicap, etc.), mais aussi liminer la vulnrabilit sociale (discriminations, ingalits, etc.). Concrtement, pour ainsi dire, les droits de lhomme seront dabord envisags dans ce travail comme ceux de la Dclaration universelle des droits de lhomme des NationsUnies de 1948 (reproduite en annexe deux de cette thse). A ces droits, en seront ensuite ajouts quelques autres, qui en dcoulent. Mais avant de prciser ces extensions, il nous faut ds prsent clarifier certaines incertitudes. Les droits de lhomme existent ! Cette affirmation laconique nest pas une ptition de principe. Les droits de lhomme ne sont pas de simples concepts abstraits, variant dune cole de pense une autre. Dune part, il existe une vritable thorie des droits de lhomme , qui relve la fois des sciences politiques et juridiques, et de la philosophie (cf. la deuxime partie de notre bibliographie), thorie laquelle nous entendons donner un volet conomique2 ; dautre part, il y a galement un vritable droit des droits de lhomme , notamment au niveau international, la fois au travers des Traits, Conventions et Dclarations diverses, au traversCette dernire est distinguer de lexpression anglo-saxonne de droits humains ( human rights ). A celle-ci nous prfrons celle de droits de lhomme pour deux raisons. Dune part, elle nous semble plus porteuse de sens, en particulier en franais (Rvolution de 1789, etc.), ce qui implique, en outre, quil sagit de lexpression historiquement la plus usite ; dautre part, nous dfendons le point de vue smantique concernant le rle du de : les droits de lhomme sont les droits de ltre humain et de personne dautre. Si, par exemple, ils peuvent impliquer des devoirs envers les animaux ou les plantes, ceux-ci ne peuvent revendiquer ces droits en tant que tels. Par ailleurs, il ne sagit pas de droits au sens gnral. Tous les droits sont humains (ils manent de la socit humaine qui les dicte), mais les droits de lhomme sont des droits part, spcifiques, qui ne se rsument pas un aspect juridique. Ils sont bien plus que cela, comme nous le verrons au cours de cette thse. Sur limportance du de , voir aussi (Mourgeon, 1998). Sur le droit des animaux, cf. le numro 108, de la revue Le Dbat, janvier-fvrier 2000. 2 Ce volet aura notamment pour objectif de renforcer les justifications des droits de lhomme. Cependant, notre travail prend pour base de dpart les droits de lhomme, ce qui implique que nous considrons comme rsolues un certain nombre de questions et, en gnral, elles le sont effectivement dans la littrature spcialise. Nous considrons donc comme acquis certains faits comme lindivisibilit ou luniversalit des droits de lhomme. Par consquent, les dbats sur ces questions seront, pour lessentiel, laisss de ct ici.1

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dinstitutions telles que lOrganisation des Nations-Unies (ONU) et la Cour europenne des droits de lhomme, et au travers de la jurisprudence et des rapports de ces institutions. Les droits de lhomme existent bel et bien, et ils ont un impact rel sur la plupart des pays du monde, mme si lEurope reste relativement la plus en pointe en la matire. Par ailleurs, cette existence relle des droits de lhomme remet partiellement en cause largument de ceux qui prtendent que les droits de lhomme ne seraient quune idologie parmi dautres. En fait, les droits de lhomme, en eux-mmes, ne peuvent tre rduits une quelconque idologie et, lorsquune telle rduction se produit, ces droits perdent trs vite leur cohrence et leur valeur. En outre, nous pouvons rpondre cet argument par le raisonnement suivant : ceux qui critiquent ainsi les droits de lhomme en leur opposant la pluralit des idologies et des morales, se trompent de cible. Les droits de lhomme ne sont, en eux-mmes, ni une idologie ni une morale, mais ils permettent par leur respect lexistence mme de la pluralit des morales et des idologies. Si ces critiques voyaient leur droit dexpression rduit et, plus gnralement, leurs droits de lhomme viols, ils ne pourraient exprimer librement leurs opinions et se verraient peut-tre imposer une idologie officielle, religieuse ou autre. Les droits de lhomme ne sont pas une idologie et ils permettent une pratique gnrale de la vie en socit ncessaire la pluralit des opinions (sur ces questions, voir aussi le point de vue de Yasuaki, 1999). Ces prcisions faites, il reste dtailler un peu plus le contenu des droits de lhomme. Plusieurs dcoupages ont t labors pour les dfinir. Si, conceptuellement et empiriquement, la plupart dentre eux paraissent insatisfaisants, ils peuvent nous aider prsenter rapidement ces droits. Le premier dcoupage est celui qui oppose les droits civils et politiques aux droits conomiques, sociaux et culturels. Ce dcoupage relve galement des distinctions entre droits de ou droits-liberts et droits ou droits-crances. Les premiers seraient des droits qui ne demanderaient pas de dpenses de la part de lEtat, mais seulement sa non-intervention. Il sagit des droits dexpression, dopinion, de pense, linterdiction de la torture, ainsi que les droits dmocratiques : droit de vote, etc. Les seconds sont les droits qui demanderaient un engagement financier de lEtat et sont plutt envisags comme des droits collectifs : droit la scurit sociale, droit lducation, etc. En fait, ces dcoupages sont peu probants, dune part parce que (presque) tous les droits ont un aspect individuel et un aspect collectif et, dautre part, parce que (presque) tous les droits ncessitent une intervention financire, le plus souvent tatique. Ainsi, de nombreux droits sont difficiles classer sous ce dcoupage, quil sagisse du droit la vie, du droit de

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proprit ou du droit syndical. Le tableau 1, ci-dessous, rsume ces dcoupages pour les droits de la Dclaration de 1948 (notre classement). Tableau 1. Classification standard des droits de lhomme de 1948.Droits libert et galit non-discrimination droit la vie interdiction de lesclavage interdiction de la torture personnalit juridique galit devant la loi droit un juge interdiction dtention arbitraire procs quitable prsomption dinnocence vie prive libert de mouvement droit dasile droit une nationalit libert du mariage et famille proprit libert de pense libert dexpression libert dassociation suffrage universel scurit sociale droit du travail droit au repos niveau de vie droit lducation accs la science et la culture ordre public, paix limitation des droits interdiction destruction des droits X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X Droits-liberts Civils X (X) X X X X X X X X X X X X X X X (X) X X Politiques X (X) X X X (X) (X) (X) Droits-crances Economiques Sociaux Culturels

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Un autre dcoupage consiste classer les droits par gnration . Cette approche considre lmergence progressive des droits. Les droits civils et politiques, qui apparaissent officiellement en 1789, constitueraient ainsi la premire gnration. Les droits conomiques et sociaux seraient la seconde gnration, naissant entre 1848 et 1948. La troisime gnration, quant elle, inclut des droits globaux ou de solidarit , dont la proccupation serait ne partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Cette dernire gnration contient le droit la paix, le droit un environnement sain et quilibr, le droit au dveloppement et le droit de proprit (collective) de lhritage commun de lhumanit. Par ailleurs, si nous nous centrons, par souci de clart, sur la Dclaration universelle de 1948, les droits de lhomme sont dfinis travers une multitude dinstruments, auxquels nous nous rfrerons lorsque cela sera utile. Nous retiendrons en particulier les Dclarations franaises de la priode rvolutionnaire (1789-1793), dont la clbre Dclaration des droits de lhomme et du citoyen de 1789, qui est reproduite en annexe une. Egalement, les deux Pactes de 1966, lun relatif aux droits civils et politiques et lautre aux droits conomiques, sociaux et culturels, ont une certaine importance, puisquils sont les mcanismes de mise en uvre de la Dclaration universelle de 1948. Plus spcifique, la Dclaration sur le droit au dveloppement de 1986 est galement reproduite en annexe (n 3), et nous nous y rfrerons plus particulirement au cours du chapitre IV. La plupart des textes fondamentaux peuvent facilement tre consults ; certains des plus reprsentatifs, hors ceux reproduits en annexe cette thse, sont catalogus ci-dessous, dans le tableau 2. Tableau 2. Quelques Dclarations essentielles.Textes Pacte relatif aux droits civils et politiques (1966) Pacte relatif aux droits conomiques, sociaux et culturels (1966) Dclaration sur llimination de la discrimination lgard des femmes (1967) ; Convention (1981)** Dclaration des droits de lenfant (1959) ; Convention (1990)** Dclaration de lOIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail (1998) Rfrences de consultation*

http://www.unhchr.ch/french/html/intlinst_fr.htm http://www.unhchr.ch/french/html/intlinst_fr.htm http://www.unhchr.ch/french/html/intlinst_fr.htm http://www.unhchr.ch/french/html/intlinst_fr.htm

http://www.ilo.org/public/french/standards/decl/de claration/text/index.htm Convention europenne des droits de lhomme http://www.justice.gouv.fr/textfond/textfond1.htm

(1950) Charte europenne des droits fondamentaux http://ue.eu.int/df/home.asp?lang=fr (2000) * Nous nindiquons ici que les adresses Internet auxquelles peuvent tre consults ces textes. Par ailleurs, il existe plusieurs ouvrages spcialiss reproduisant les textes et Conventions sur ces questions, louvrage de Gandini (1998) tant celui que nous avons le plus utilis. ** La Convention affrente est donne avec sa date dentre en vigueur.

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II. Une mthode de travail : vers la rigueur scientifique. Michel Beaud (1995) explicite plusieurs faiblesses de la dmarche thorique de lconomie contemporaine. Il note notamment que la multiplication des coles entrane plusieurs dangers dont la rupture de tout dialogue entre les diffrents paradigmes. Un autre danger est reprsent par la possibilit pour certains de piocher dans chaque paradigme sans se soucier des hypothses sous-jacentes, ce qui prsente un risque vident dincohrence et de lgret. Il nous semble, dailleurs, quune telle pratique est dj usite au sein mme de chaque paradigme, tant certains thormes peuvent tre oublis ou tant les hypothses ad hoc peuvent se multiplier. Quoi quil en soit, nous piochons nous-mmes dans diffrentes thories afin dtayer notre propos. Nous nous exposons donc au risque dcrit par Michel Beaud, bien que nous recherchions ainsi le dialogue constructif des paradigmes. Notre utilisation de plusieurs thories sinscrit donc dans une dmarche volontaire qui, plus globalement, se veut interdisciplinaire. Cette dmarche consiste exploiter au mieux les potentialits des thories conomiques dans le but de comprendre les droits de lhomme et leurs interactions avec lconomique. Ainsi, notre approche consiste dvelopper une utilisation spcifique de lconomie, tout en indiquant les limites de certaines thories, afin, peut-tre, de les rformer et non de les rejeter. Cela nous amne examiner la remarque suivante : la science conomique simplifie trop son propos et, simultanment, elle le complexifie galement. Elle simplifie trop en rduisant ltre humain un simple rouage des mcanismes conomiques, que ce soit dans une perspective librale conomie noclassique, thorie hayekienne des ordres spontans, etc. comme dans une optique socialiste planification centralise, lois dairain ou de lhistoire du marxisme orthodoxe, etc. Par ailleurs, elle complexifie trop, en rendant son objet opaque par le recours deux mthodes diffrentes. La premire consiste utiliser loutil mathmatique de manire trop exclusive et sans soucis de pdagogie lgard du profane (Allais, 1954). La seconde consiste recourir une analyse philosophique trop pousse qui, de mme, peut loigner le raisonnement du sujet expliquer, et rendre lanalyse opaque vis--vis du non-spcialiste3.Comme le rappelle Jean-Baptiste Say (1803), Condillac notait dj quun raisonnement abstrait nest quun calcul avec dautres signes. Say entendait sopposer la formalisation sous toutes ses formes, puisque lconomie est, pour lui, une science exprimentale dont les donnes chiffres ne peuvent tre quapproximatives, puisquelle se situe dans le domaine moral.3

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Nous avons voulu, quant nous, en tchant dviter au mieux ces diffrents biais, non pas (re)crer une conomie, mais plutt, par une mthode pluraliste et rigoureuse, dgager de chaque thorie ce qui rpondait au sujet dtude spcifique que nous nous sommes donns. En particulier, il nous semble important de ne pas oublier les enseignements du pass et de savoir en faire un bon usage pour dvelopper du neuf , tout en restant conscient des limites de la science conomique en matire de dcouvertes 4. Pour Henri Bartoli (1999, p. 161), lconomiste ne dmontre rien, il argumente. La dmonstration en conomie se base ainsi, en fait, sur une argumentation raisonne et logique en faveur dune position cohrente qui, le plus souvent, dcoule de dveloppements antrieurs et les approfondit. Par ailleurs, il ne sagit pas ici de prendre un sujet particulier, les droits de lhomme, et de leur appliquer les leons apprises, les modles existants, etc. Notre objet est plutt, partir ou grce ce sujet, de comprendre comment lanalyse conomique sest dveloppe et comment elle peut aider rsoudre certains problmes qui nous paraissent majeurs. Il ne sagit donc ni de se contenter dune critique de lconomie thorique et empirique existante, ni de donner des solutions prfabriques des questions universelles, telles que la faim dans le monde ou la guerre. Il sagit de dvelopper une comprhension conomique dun sujet particulier permettant simultanment de mieux comprendre les potentialits de lanalyse conomique. Une telle comprhension autorise tirer certaines leons quant lvolution de notre discipline et de mieux comprendre les droits de lhomme et les mcanismes possibles de leur mise en uvre. Ainsi, et mme si nous nhsitons pas prendre parfois position, nous navons pas voulu rester dans un angle critique, qui naurait pas de sens. Nous nous sommes, par ailleurs, refus proclamer une quelconque Vrit , lconomiste devant rester humble et responsable de ses actes. Lapplication dune thorie devrait donc faire lobjet dun travail de suivi de la part des conomistes qui la prnent, ce qui implique que tout ce que nous pouvons avancer en matire de politique conomique na de sens quen tant que base de laction et doit tre susceptible de modifications et damliorations continues. En effet, lconomiste peut toujours appuyer, en son me et conscience, telle ou telle mesure. Il pourra mme y apporter telle ou telle preuve prsume scientifique sous la forme dun modle philosophique ou mathmatique. Mais il ne pourra jamais dire : voil quelle est la ralit du monde, voil la vrit absolue, cela est dmontr, il ny a plus besoin den4

Cf. (Malinvaud, 1996) ; voir aussi (Quinet et Walliser, 1999).

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discuter. Le sujet de la science conomique, nous semble-t-il, doit tre en perptuelle discussion : cest le conflit pacifique des ides, la confrontation des contraires, la pluralit des opinions et des dmonstrations5, qui a toujours fait progresser cette science6. Par consquent, la rigueur scientifique nexclut pas ncessairement une part de discours politique , condition quil reste ancr dans la recherche du vrai, cest--dire de largumentaire raisonn ouvert la confrontation pacifique et volutive des ides7. Si nous nadhrons pas spcialement au point de vue de Karl Popper qui veut quune proposition scientifique soit une proposition falsifiable , il nous semble nanmoins que la rigueur scientifique repose ncessairement sur la capacit dinclure le changement, la fois celui du monde tudi et celui des ides, changement qui soppose limmobilisme et au conservatisme8. Pour envisager le changement doptique quimplique la prise en compte des droits de lhomme au sein de la science conomique, nous avons adopt un plan en quatre tapes, que nous allons prsent exposer. III. Dune problmatique globale un plan de recherche. Cette thse a pour double objet dinclure les droits de lhomme dans lanalyse conomique et douvrir cette dernire ces droits. Autrement dit, il sagit de comprendre pourquoi les deux peuvent et doivent se penser ensemble, dans quelle mesure, pour quels objectifs et de quelles faons. Lenjeu est denrichir simultanment la thorie (et la pratique) des droits de lhomme et lanalyse conomique, sans dnaturer ni lune ni lautre.Nous pouvons affirmer avec une faible marge derreur quun conomiste dou peut dmontrer scientifiquement peu prs tout ce quil veut, le pour et le contre, le blanc et le noir, peut-tre pas simultanment, mais tout simplement laide de deux modles alternatifs ou mme simplement en modifiant lgrement les donnes prises en compte. Un modle, quel que soit son type, ne peut pas totalement se construire ex-nihilo, il repose au moins en partie sur une ide de dpart, sur ce que lon entend dmontrer avant de se lancer dans la modlisation. 6 Outre les rfrences dj cites, on peut se reporter, pour approfondir les lments de rflexions ici proposs : (Andreff, 1996), (Baron et Hannan, 1994), (Beaud, 1996), (Bell et Kristol, 1986), (Bruter, 1996), (dArcy, 1983), (Delaunay, 1996), (Di Ruzza, 1996), (Gerbier, 1996), (Kindleberger, 1999), (Mahieu, 2000), (Marouani, 1996), (Morgenstern, 1971), (Perroux, 1970) et (Sachs, 1972), entre autres contributions. 7 A vrai dire, cest bien de lconomie politique que nous comptons faire ici. Par ailleurs, nous pouvons remarquer, la suite de Fourquet (1994, p. 253), que toute thorie [conomique] a une double articulation : pratique, avec un projet social ; thorique, avec les autres sciences sociales, et aussi avec elle-mme (cohrence rationnelle interne) . 8 Les exemples que nous offrent dautres sciences prouvent limportance du changement en la matire et les dangers du conservatisme. Que lon pense, notamment, Galile ou la physique quantique remplaant le systme newtonien. La diffrence ici, cest que le systme de Ptolme ou celui de Newton ne sont plus gure tudis aujourdhui, alors que ltude des conomistes des temps jadis est toujours, nous semble-t-il, dune certaine utilit. De ce dernier point de vue, dailleurs, ltude de lhistoire de la pense conomique peut apparatre partiellement comme une tude empirique, les thories et linfluence quelles ont eue sur le monde des ides comme sur le monde rel pouvant tre interprtes comme des faits historiques .5

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Toutefois, nous verrons que la prise en compte des droits de lhomme en conomie nest pas nouvelle, mais quelle implique une certaine vision de lapproche scientifique. Tout dabord, notre mthode de travail nous amne la souplesse intellectuelle lie la prise en compte de plusieurs coles de pense et lintroduction du dbat constructif, mme si, bien sr, nous avons nos prfrences. Ensuite, le fondement mme de ce travail repose sur une vision particulire de la recherche scientifique, celui de lhumanisme scientifique. Pour ce dernier, le sujet essentiel de lconomie est ltre humain. En consquence, les droits de lhomme devraient faire partie intgrante de la recherche scientifique en conomie. Ds lors, la recherche que nous menons saxe volontairement en faveur des droits de lhomme et implique de remettre en cause les dveloppements thoriques qui sy opposeraient. Pour appuyer notre propos et conduire notre recherche de faon efficiente, nous avons choisi quatre axes de recherche interdpendants qui vont nous permettre dargumenter en faveur de la prise en compte des droits de lhomme, la fois du point de vue thorique et du point de vue empirique. Ces quatre axes sont chacun au cur dun chapitre. Les deux premiers posent les prmices thoriques de notre tude. Les deux suivants adoptent un angle plus empirique qui leur permet dapprofondir les aspects thoriques prcdents. Le premier chapitre est centr sur lhistoire de la pense conomique. Il a pour but de justifier notre point de vue par ltude des grands auteurs qui ont eux-mmes eu recours aux droits de lhomme ou aux concepts sous-jacents. Il a donc pour objectif dtablir ce qui a dj t fait en la matire au cours des sicles passs, de montrer que les droits de lhomme sont bel et bien un sujet que lconomiste se doit de traiter, et de dresser un ensemble dlments de base auxquels nous pourrons nous rfrer par la suite. Dans ce cadre, aprs une revue gnrale des auteurs et thories des penseurs grecs jusqu lpoque contemporaine, nous tudions plus spcialement trois auteurs phares : Adam Smith, Karl Marx et Franois Perroux. Ltude de ce dernier parat particulirement pertinente, puisquil a lui-mme nettement pris position en faveur des droits de lhomme et a dvelopp lhumanisme scientifique en conomie. En ce sens, il nous semble tre le prcurseur dAmartya Sen, dont nous reprenons les travaux dans le chapitre suivant. Le second chapitre reste sur un volet thorique, et sintresse plus spcialement aux thories contemporaines qui semblent susceptibles de prendre directement en compte les droits de lhomme. Nous discutons plus particulirement de la thorie des choix publics ( Public choice ) et des thories de la justice. Par ailleurs, ltude de ces deux champs 9

thoriques, qui nous apparaissent complmentaires, nous conduit mieux tablir notre propre positionnement. Pour ce faire, nous prsentons plus avant les apports de Franois Perroux et dAmartya Sen, ainsi que les diffrentes thories systmiques susceptibles douvrir la science conomique au point de vue de lhumanisme scientifique. Une fois tablie la forte complmentarit de lensemble de ces thories, grce un processus que nous qualifions de mtaconomique , le renforcement de certaines hypothses concernant les droits de lhomme est possible, notamment en ce qui concerne leur double rle de moyens et de fins, leur indivisibilit et leur lien troit avec la dmocratie. Le troisime chapitre adopte un volet plus empirique, afin de comprendre les liens rels entre les droits de lhomme et le fonctionnement de lconomie. En partant de lapproche systmique avance au chapitre prcdent, nous tablissons les interactions entre la rgulation de lconomie et lapparition des droits de lhomme travers lhistoire. Nous sommes ainsi conduits envisager ceux-ci sous la forme de normes issues pour partie des luttes sociales, et qui tendent simposer la sphre conomique. Cette systmatisation des droits de lhomme en tant que normes nous permet de mieux comprendre les dveloppements contemporains des mcanismes de rgulation comme les codes dthique des firmes transnationales, et de mieux cerner le rle quont jouer les institutions internationales en matire de respect des droits de lhomme. Le quatrime chapitre, enfin, saxe sur la question du dveloppement, quil soit conomique, soutenable ou humain. Ce chapitre entend complter les prcdents par le biais dune revue de la littrature sur les questions relatives aux interactions entre mondialisation conomique et droits de lhomme, ainsi quentre dveloppement, croissance et droits de lhomme. Ltude de ces questions nous conduit galement nous interroger sur les potentialits des concepts thoriques usits aujourdhui, comme le capital social et la bonne gouvernance . Ce chapitre, par cette revue de la littrature et sur les bases thoriques tablies aux chapitres prcdents, se propose, en outre, dindiquer les voies de mesure et de formalisation des droits de lhomme. Ainsi, nous voyons que les droits de lhomme sont intgrables lanalyse conomique, sans pour autant tre abandonns un quelconque imprialisme de celleci. Bien sr, cela ncessite un ensemble de prcautions et ladoption dune mthode de travail pluraliste, ainsi que dune optique dhumanisme scientifique. Que ces contraintes soient vues comme des limites ou des marges de progrs, la prise en compte des droits de lhomme en conomie parat aujourdhui indispensable et riche denseignements. Cest, du moins, ce que cette thse entend montrer. 10

Chapitre I : Pense conomique et droits de lhomme.Ce premier chapitre se propose les diffrents objectifs suivants : par ltude de la pense conomique, il entend dabord apporter une justification une recherche conomique sur les droits de lhomme, en relevant lintrt que ceux-ci ont prsent pour certains conomistes, y compris parmi les plus importants. Il veut ensuite faire un premier bilan des liens et des apports rciproques entre la pense conomique et les droits de lhomme. Ceci nous permet de dterminer quelles sortes dapproches conomiques se rvlent adaptes pour tudier les droits de lhomme. Il sagit enfin de dgager certains concepts, ides ou mthodes, susceptibles dtre utiliss dans les dveloppements subsquents. On se rendra ainsi compte que la science conomique travaille toujours, grosso modo, sur les mmes sujets. Certaines ides ont mme, pour ainsi dire, des cycles de rsurgences ou, tout du moins, sont communes des penses trs diverses. Nous supposons, en outre, quune science quelle quelle soit, mais plus particulirement encore en ce qui concerne les sciences sociales, ne peut faire limpasse sur son pass. Sinon, elle prendrait le risque de tout rinventer sans cesse et donc inutilement. Lobjet de ce chapitre est ainsi de faire un tour dhorizon de la pense conomique, mise en parallle avec les droits de lhomme (voir notre chronologie la suite de cette introduction). Il est toutefois vident que nous ne pouvons traiter tous les courants et tous les auteurs quils soient illustres ou obscurs et que nous ne pouvons que nous contenter ici dun bref raccourci. Il va de soi galement quil y a plusieurs faons de faire de lhistoire de la pense (cf. Lapidus, 1995) et que nous navons pas la prtention de faire uvre dhistorien. Nous avons seulement voulu, dans ces quelques pages : indiquer dabord que des conomistes, souvent majeurs, se sont intresss directement ou indirectement aux droits de lhomme et gnralement en lien avec lconomie au sens strict ; tablir ensuite un rapide parallle entre lvolution de la reconnaissance des droits de lhomme et lvolution de la pense conomique ; dgager enfin certaines ides et certains outils utilisables en premire approximation pour tenter de btir une conomie des droits de lhomme cohrente et, si possible, quelque peu novatrice et utile. Pour ce faire, nous procdons de la faon suivante : une premire section tente un rapide bilan de la pense conomique envisage laune des droits de lhomme. Une seconde section prsente une tude de luvre dAdam Smith. Une troisime section

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prsente une tude de la pense de Karl Marx. Une quatrime et dernire section commente lapport de Franois Perroux. Pourquoi ces trois auteurs plus particulirement ? En ce qui concerne Adam Smith, il est considr comme le pre fondateur de la science conomique et, quelles que soient les limites de cette considration, il convient de reconnatre limportance cruciale de cet auteur dont la plupart des conomistes libraux se rclament encore aujourdhui. En outre, Thomas Paine a t fortement inspir par Adam Smith ; or Thomas Paine est lun des protagonistes des diffrentes Rvolutions de la fin du XVIIIe sicle, et a t lun des dfenseurs majeurs des droits de lhomme. Ce parallle, sur lequel nous avons choisi dinsister, reprsente la synthse dune certaine pense qui mlangeait encore libralisme politique et libralisme conomique : une sorte de pense humaniste qui, nous semble-t-il, a disparu du discours et des actes du libralisme du XIXe sicle et du no-libralisme qui prdomine depuis les annes 1980. En ce qui concerne Karl Marx, il est assez ais de justifier un tel choix puisquil est sans doute le plus important thoricien du socialisme, cens tre loppos du libralisme de Smith. Certes, il est possible dinvoquer dautres grands penseurs (Proudhon, SaintSimon, etc.) mais Marx est gnralement reconnu comme le plus conomiste de tous, et nous avons nous-mmes tendance tre de ceux qui le classent parmi les classiques . En outre, lintrt de luvre de Marx rside dans la contradiction apparente entre une opposition, parfois radicale, envers la dmocratie et les droits de lhomme de 1789, et sa dfense acharne des droits des travailleurs et de ce que lon appelle couramment les droits sociaux , aujourdhui largement reconnus au nombre des droits de lhomme. Enfin, ltude de Franois Perroux, loin dtre un exercice de prtrise1, nous semble bien tre un passage oblig encore aujourdhui pour tout conomiste qui sintresse aux droits de lhomme et au dveloppement. Parmi les auteurs du XXe sicle, il est lun des rares avec A. Sen, plus rcemment et non des moindres, nous y reviendrons stre proccup des questions thiques, et montrer comment les droits de lhomme devaient tre un impratif prendre en compte par lconomiste scientifique. Si ltude des travaux

Pour faire allusion une phrase de H.G. Johnson propos de Joan Robinson, la grande prtresse auprs du suaire de Keynes .

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dun auteur franais, qui plus est volontiers htrodoxe2, peut paratre bizarre , il nous apparat nanmoins que, compte tenu de notre sujet, il tait essentiel de ltudier. La premire clarification de ses travaux ici prsente nous servira de base pour des dveloppements ultrieurs. Nous pouvons reprendre notre compte les propos dEtienne Antonelli (1959, p. 341) qui, classant Franois Perroux parmi les orthodoxes de son poque, crivait : en dehors des vastes fresques de Franois Perroux nous ne trouvons que des adaptations de la pense dhier : de la pense du capitalisme du XIXe sicle, aux ncessits de la vie conomique et sociale du prsent. Le risque, pour nous, serait de faire de mme de simples adaptations des penses dhier, mais ce chapitre a justement pour but de clarifier lapport de nos prdcesseurs afin de tenter, du mieux possible, non vraiment dinnover, mais bien plutt de progresser, ce qui est, somme toute, lobjet de toute dmarche prtention scientifique.

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Selon ces critres, dautres auteurs auraient pu tre choisis comme, par exemple, Charles Gide. Reste que Franois Perroux ne peut se voir oppos un manque de scientificit qui rsulterait par exemple dune ignorance des mathmatiques. Rappelons en effet quil a t le crateur de lInstitut de Sciences Economiques Appliques, trs ax sur la promotion de lusage des mathmatiques en conomique. Nous noterons galement que le reproche qui est fait un auteur comme Gide serait davoir t un moraliste (cf. Pnin, 1997). Un tel reproche peut sans doute tre port contre certains crits de Franois Perroux, mais il nous semble quil faut distinguer, dans les deux cas, le moraliste de lconomiste. Dailleurs, nous ne pensons pas qutre un moraliste soit systmatiquement un pch, en opposition avec toute approche rigoureusement scientifique.

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CHRONOLOGIE

Cette chronologie sommaire donne une chelle de temps sur laquelle elle rpartit les principales Dclarations, en se centrant essentiellement sur

lEurope. Non pas quil ny ait pas de textes (philosophiques, religieux ou juridiques) dans les autres pays, toutes les cultures et religions ayant

dvelopp un certain humanisme, qui a mme parfois influenc les penses occidentales ; mais il ne sagit l que dun rsum. XIIIe sicle Habeas Corpus et Bill of Rights anglais (1679 et 1689) Les Lumires Mercantilistes Les Les Physiocrates XVIe-XVIIIe sicles fin XVIIIe sicle Dclaration dIndpendance (E-U, 1776) Dclaration des Droits de lhomme (F, 1789) Adam Smith (1776) ; Utilitarisme. Second moiti du XXe

-428-322

An 0 et plus

Le Dcalogue

Grande Charte

anglaise (1215) St Thomas dAquin Seconde moiti du XIXe

Platon ;

Les dbuts

14 Premire moiti du XXe Premires lois sociales Marx, les anarchistes, Marshall, Pigou, Keynes

Aristote

du Christianisme

Premire moiti du XIXe

(Tout au long du XXe sicle, la Constitution de plusieurs pays inclut en partie les droits de lhomme) Cration de lOIT (1919) Socit des Nations (1920) Dclaration de 1948 et ses corollaires de 1966 ; Charte europenne (2000) Charles Gide, marginalistes, Ecoles No-classiques, Franois Perroux, Ecoles de la rgulation, etc.

Rvolution de 1848

(droit au travail, etc.)

(Allemagne, Angleterre, France)

Ricardo, Malthus, Mill

Proudhon, St Simon, etc.

Lcole historique, Jevons, Walras.

Section Premire : Des auteurs grecs nos jours, lvolution parallle des concepts conomiques et des concepts humanistes.Nous nous proposons tout dabord de faire un rapide survol de la pense conomique afin de mettre en lumire certaines ides rcurrentes susceptibles dinfluencer la rflexion sur les droits de lhomme. Dans ce cadre, nous traitons des courants prcurseurs : les philosophes grecs, les penseurs scolastiques, les mercantilistes et les physiocrates. Puis, nous nous intressons la pense des libraux et quasi-libraux : les utilitarismes de Bentham, Bastiat, Say, Stuart Mill et des premiers no-classiques. Nous compltons ensuite ce survol par ltude des penses socialistes ou quasi-socialistes : les utopistes, les anarchistes et les coles allemandes du XIXe sicle. Enfin, nous tendons cette tude quelques courants du XXe sicle. I. Les prcurseurs. Dans la recherche de prcurseurs de la science conomique, il est assez facile de remonter trs loin dans le temps, jusqu certains penseurs orientaux et occidentaux du cinquime sicle avant Jsus-Christ environ. Puis, lensemble prcurseurs peut stendre jusqu louvrage dAdam Smith en 1776, en excluant celui-ci. Nous navons bien sr pas lintention de dtailler lensemble de ces penses disparates. Il nous semble toutefois utile de regarder si ceux que les conomistes considrent comme leurs prdcesseurs avaient aussi une pense de prcurseurs en matire de droits de lhomme, en lien avec leur pense pr-conomique. Pour ce faire, nous allons examiner rapidement la pense des philosophes grecs, des scolastiques et des penseurs des Lumires, des mercantilistes et des physiocrates. A. Les philosophes grecs. Les ouvrages dhistoire de la pense, parmi les plus rputs1, ne peuvent se priver dun petit retour en arrire sur la pense des auteurs grecs, en particulier Platon (428-347 av. JC) et Aristote (384-322 av. JC), dont les crits resurgissent en Europe partir du XIe sicle.Nous nous inspirons plus spcialement de louvrage dHenri Denis (1966). On peut aussi consulter avec intrt John Kenneth Galbraith (1987).1

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Sil ny a pas, chez les penseurs grecs, de science conomique proprement dite, cest parce quils considrent lconomie comme lun des aspects de la vie familiale, de la vie de la Cit ou de la vie politique. Or, aujourdhui, plusieurs conomistes ont tendance considrer que la science conomique est trop restrictive et quil convient de rinsrer lconomie, en tant que sous-systme, dans le systme global. Cette revendication stend dailleurs la pratique conomique relle, ds lors que lconomie tend supplanter et dominer tous les autres domaines. Les conomistes qui appellent ce renouvellement thorique sont dhorizon divers et nous aurons loccasion de revenir sur certains de leurs travaux (cf. chapitre II). En effet, une conomie des droits de lhomme doit prendre en compte le systme conomique comme un sous-systme qui doit fonctionner en cohrence avec le systme global. De ce point de vue, la pense conomique des philosophes grecs qui considrent lconomie dans son rle de moyen soumis certaines fins, est une premire dmarche suivre. Nous allons donc lobserver de plus prs. 1. Platon et la socit idale. La pense de Platon tout dabord, est assez diffuse du point de vue conomique qui nous intresse ici. Il sagit bien dun philosophe et non dun conomiste, mais dun philosophe qui pense naturellement la socit et son organisation optimale, ce qui implique une certaine rflexion sur les domaines conomiques : division du travail, distribution de la richesse, etc. Ainsi, pour Platon, le but de lexistence est de librer son me par la pratique dune vie bonne, cest--dire une vie conforme la justice . En consquence, la socit ne peut se fonder uniquement sur des contrats, car une telle organisation est susceptible de favoriser les plus capables de dpouiller les autres au dtriment des plus vertueux. Ainsi, si le regroupement en socit est favorable, car il permet la division et la spcialisation des tches entre trois classes, les producteurs, les gardiens et les chefs, il nempche que la rpartition des personnes au sein des classes doit dpendre dun critre de comptence individuelle. La justice sociale consiste alors placer chacun la bonne place, tous ayant eu les mmes possibilits de dvelopper leurs comptences par une ducation identique. Cette approche de la socit, qui semble a priori fort cohrente, encore quelle fasse penser, ainsi expose, au right man at the right place de la taylorisation, prsente pourtant de nombreuses ambiguts, qui sont autant de limites. En effet, cette conception de la socit idale impose une certaine vision de lconomie qui, loin de favoriser les 16

droits de lhomme, semble plutt en tre loigne. Si la science conomique et les droits de lhomme nexistaient pas alors, nous pouvons toutefois relever quelques observations sur ce systme, observations qui pourront tre formules galement propos de travaux conomiques rcents. Premier lment significatif de cette socit platonicienne, si les gardiens et les chefs constituent la classe dirigeante et ne travaillent pas, ils ne doivent avoir aucun contact avec largent, ne pas avoir de proprit et vivre en communaut. Second lment, si Platon peut tre vu comme un fministe, car il soppose toute discrimination autre que celle du mrite, il nen prne pas moins la communaut des femmes et des enfants qui garantit lgalit de lducation de tous et la disparition des avantages lis au milieu social. Troisime lment, enfin, Platon insiste sur la ncessit de lgalisation des fortunes et prne la communaut des biens en plus de celles des femmes et des enfants. Ces trois lments, en majeure partie caractre conomique2, semblent ainsi aller clairement lencontre des droits de lhomme tels quils existent aujourdhui. Nous ninsisterons certes pas sur le paradoxe assez connu de lexistence institutionnalise de lesclavage dans les dmocraties grecques3. Par contre, alors que cette socit idale doit donner chacun la mme ducation et les mmes chances, elle aboutit une socit rigide o chacun occupe son poste pour lternit comme dans les pires visions des romans danticipation. Bref, ltre humain doit servir la socit et perdre ainsi toute individualit, ce qui implique une dpersonnalisation des rapports familiaux et labsence de libert de choix personnels. Nous constatons ainsi que la recherche de lgalit selon un mrite unique dorganisation optimale de la socit (ici, la vertu acquise par lducation), aboutit llimination de lindividualit et de lautonomie des personnes. Une telle perspective va, bien sr, lencontre des droits de lhomme. Or, la recherche dun critre unique, avec ses dfauts, se retrouve au sein de lutilitarisme et des approches qui nont que la rationalit conomique pour critre.

La communaut des femmes et des enfants, par exemple, peut se retrouver, bien quamoindrie, dans certains arguments de Becker (1973 ; 1974) ou Meade (1976), cf. infra, chapitre II. Mais, il est trs contestable de caractriser une telle communaut de communiste , cf. (Marx et Engels, 1848) et infra. 3 Sur ce paradoxe, on peut voir les commentaires de Lafargue (1883, appendice) et Mosse (1991).

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2. Lopposition dAristote. Si nous passons prsent Aristote, celui-ci soppose la communaut des biens, sans doute avec raison, notamment en prtextant que les citoyens sont ainsi privs du plaisir lgitime de la possession personnelle. En des termes contemporains, il sagit, entre autres, de reconnatre limportance de lappropriation personnelle pour lpanouissement et le respect de soi. Par contre, si Aristote soppose la communaut des femmes, cest dune faon plus contestable, puisquil considre quelles sont infrieures ; de mme lesclavage se trouve justifi par linfriorit de certains hommes. Enfin, sil soppose lgalisation des fortunes, cest pour une raison conomique qui r-mergera par la suite chez les auteurs mercantilistes, puis libraux, savoir que ce sont les riches qui, par le biais des impts, financent la dfense militaire. Lexemple dAristote nous claire sur la ncessit dune certaine autonomie de la science conomique. En effet, si le travail doit tre rparti en fonction dun jugement sur la valeur des individus, comment tablir cette valeur ? Lconomie, en passant par le concept de productivit marginale, a tent juste titre de se sparer de toute conception discriminatoire lgard des tres humains. Cependant, il semble quun tel critre reste en partie inadquat, puisquil tablit lui-mme la valeur des individus en fonction dun critre unique. Pour Aristote, la justice comme proportionnalit, la vraie galit, consistait donner chacun selon son mrite. Ds lors, les discriminations sont justifies lgard de ceux qui ont des mrites moindres (femmes, hommes jugs infrieurs et rduits en esclavage). La prise en compte des droits de lhomme soppose ce genre de considration, puisquils se basent sur la nature gnrique de ltre humain. Tous les tres humains naissent libres et gaux, un statut dinfrieur nest pas envisageable. La notion de productivit marginale, quant elle, opre bel et bien le mme genre de distinction que celui du mrite ; en outre, la productivit de telle ou telle catgorie discrimine peut apparatre plus faible par ces mmes raisons qui cause la discrimination. Par exemple, une femme sera juge moins productive, sur la base dune discrimination sociale, et de fait, elle sera moins productive parce que cette discrimination aura rduit ses possibilits de dveloppement (voir infra chapitre III et IV). Pour conclure, nous pouvons dire que lapport des philosophes grecs, envisag dans la logique des droits de lhomme, reste limit. Ils dfendent certes une unit entre lconomie et la socit, la premire ne devant pas dominer lautre ; ils dfendent un certain idal de justice associ au mrite, qui se retrouvera plus tard dans la doctrine : 18

chacun selon son travail , abondamment utilise par les libraux, y compris les conomistes marginalistes ; mais ils ne dveloppent finalement pas une vision si annonciatrice des droits de lhomme, puisque sil existe certaines esquisses de droits, notamment travers la dmocratie athnienne, le droit lautodtermination reste relativement restreint, chacun devant occuper la place que lui prescrit la socit. Dans le fond, et pour pousser la comparaison anachronique un peu plus loin, il est dj possible dy lire certains dfauts vis--vis des droits de lhomme des quilibres no-classiques. Par exemple, dans lquilibre gnral lexistence de lindividu ne dpend que de son mrite , appel panier de dpart ; tout le reste est rgl par la socit en une fois lors de lchange. Durant ce dernier, aucun individu na dinfluence sur les prix, tout comme le travailleur grec na dinfluence sur les dcisions de la Cit et tout comme le gardien de Platon ne peut vivre autrement que pour la Cit. B. Les scolastiques et les Lumires. Au contraire des philosophes grecs, dont on peut considrer quils font passer ltre humain aprs la socit, la pense chrtienne et les penseurs scolastiques du Moyen-Age et de la Renaissance affirment la valeur infinie de ltre humain. Cest toutefois en se dtachant de la religion chrtienne que certains penseurs vont dvelopper en parallle une pense conomique et une pense des droits, travers la doctrine du droit naturel4. Que nous apprend, par rapport lconomie et aux droits de lhomme, la pense chrtienne et scolastique ? Si nous nous contentons dexaminer les points saillants, la premire remarque dimportance concerne laffirmation de lunit du genre humain et de la valeur intrinsque de chaque tre humain. Et si saint Paul a pu dire que celui qui ne travaille pas ne mange pas , il nempche que vivre en communaut de biens, comme les premiers chrtiens, est galement une dmarche acceptable. Cette dmarche, qui correspond plusieurs gards une pense pr-communiste5, va se diversifier en un ensemble de rflexions tendant protger les droits naturels de chaque tre humain. Deux voies nous intressent plus particulirement ici, car elles contiennent la fois des penses

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Pour cette partie, notre rfrence principale est nouveau (Denis, 1966), ainsi que (Schumpeter, 1954, I). Par la communaut des biens certes, mais rappelons galement que la Constitution de lUnion sovitique reprenait mot mot la Parole de Saint Paul : qui ne travaille pas ne mange pas . De mme, une certaine communaut desprit se retrouve dans les crits dun Thomas More (1478-1535), par exemple, qui crit lUtopie en 1516 et sera canonis par la suite (voir en particulier, Denis, 1966, p. 120s).

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inspiratrices des droits de lhomme, et des rflexions pr-conomiques loin dtre sans intrt. La premire voie est celle emprunte par Thomas dAquin (1235-1274), propos de la proprit. Daprs sa doctrine, les hommes ont un droit naturel sur les produits de la terre, droit qui appartient en fait la communaut des hommes. Pris sparment, lhomme na le droit qu lusage de ces produits ; mais pour que cet usage soit paisible et harmonieux, il est prfrable que chacun possde ce dont il use. Ainsi, le vol est un pch, mais il cesse de ltre dans le cas dextrme ncessit. En outre, chaque propritaire a un devoir de responsabilit lgard de la prservation de la proprit et de son usage. Nous voyons ici une base du droit de proprit qui correspond une dfinition de ce droit en tant que droit de lhomme ; en outre, est dfinie la proprit commune de la terre qui se retrouvera dans les crits de Thomas Paine (1792) et de Lon Walras. Ainsi, un droit de proprit envisag comme un devoir et indissociable dautres droits naturels dont le droit la vie, ne peut qutre en accord avec une rflexion conomique sur les droits de lhomme. La seconde voie6 est bien sr celle des auteurs des Lumires, avec notamment lEncyclopdie laquelle participent les physiocrates. Diderot (1713-1784), quant lui, instigateur de cet ouvrage majeur, crit dans son article Homme : Mais ce nest pas assez que davoir des hommes, il faut les avoir industrieux et robustes. On aura des hommes robustes, sils ont de bonnes murs et si laisance est facile acqurir et conserver. On aura des hommes industrieux sils sont libres. Il y a l des liens troits qui se tissent entre libert, travail, richesse et sant. Par ailleurs, nous suivons Joseph Schumpeter (1954, I) qui montre le lien entre le droit naturel des scolastiques et les droits de lhomme. Selon lui, cest le caractre spculatif de ces droits, procdant du droit naturel, qui en a loign les conomistes. Ainsi, si tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe sicles, sest construite une rflexion autour du droit naturel, puis de lutilit, prnant le droit du travailleur au produit de son travail, ainsi que les liberts civiles et politiques, inspirant les premiers conomistes, le XIXe et le XXe sicles ont vuLes principaux noms de ce courant, de diverses origines, sont La Botie, Hugo de Groot dit Grotius (15831645), Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704), les philosophes franais, dont Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Sur ce dernier, voir (Jedryka, 1974). Le premier volume de la trilogie de Schumpeter est particulirement intressant sur les auteurs scolastiques et nous nous permettons dy faire renvoi. On peut galement voir des ouvrages gnraux comme Strauss (1954) et Touchard (1958), ainsi que Beaud (2000). En outre, le courant plus spcifique du droit naturel se retrouve chez les physiocrates sur lesquels nous allons insister plus loin.6

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disparatre les liens entre recherche philosophique et science conomique. Pourtant, il ny a rien de spculatif dans les propos dun Francisco de Vitoria, lorsquen 1539, dans son De Indis, il soppose la colonisation au nom des droits dindpendance, de libert et de possession des Indiens dAmrique... C. Les mercantilistes. Le mercantilisme est un courant dides qui stend du XVe sicle au XVIIIe sicle. Il est remarquable pour une premire raison sur laquelle nous reviendrons dans un autre cadre : il est la fois un courant dides et un acte politique, tel point que, comme le note Yann Moulier-Boutang (1998, p. 337), (...) la contribution du mercantilisme lconomie politique se lit moins dans les traits que dans la lgislation (...) . Au nombre des mercantilistes, peuvent tre cits William Petty et John Hales (XVIe), Jean Bodin (1530-1596), Antoine de Montchrtien (Trait dconomie politique, 1616) et Colbert (1619-1683). Tous ont en commun dtre plutt favorables lintervention conomique de lEtat, le but du mercantilisme tant lenrichissement de ce dernier, ce qui implique, ou plutt ncessite, celui de la nation tout entire. La thse mercantiliste veut que la force de lEtat saccroisse lorsquelle favorise lenrichissement de ses citoyens. Lon retrouve l la thse dAristote puisque les citoyens ici envisags sont surtout les marchands capables de payer les impts ncessaires pour financer larme. De mme, laugmentation de la population est favorable la puissance de lEtat, car elle lui donne accs des soldats potentiels, selon Hales et laccroissement de la richesse ne peut qutre favorable cette extension de la population. Le problme qui se pose est que pour maintenir la paix sociale, il convient doccuper cette population nombreuse, de lui permettre de mieux vivre7. Ainsi, pour Montchrtien, il faut que les gens travaillent, ce qui certes les occupe, mais surtout leur permet de crer des richesses : le bonheur est la richesse et la richesse est le produit du travail. Il convient donc de faire lapologie du commerce qui permet la mise au travail du peuple ainsi que la circulation des richesses produites. Montchrtien en dduit que lEtat doit soccuper de stimuler la production et les changes. Pour ce faire, certains

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Une autre faon de faire pour maintenir les sujets obissants consiste tre en guerre face lextrieur. Cette mthode voque par Jean Bodin et Antoine de Montchrtien nest pas sans rappeler aujourdhui le fonctionnement des rgimes autoritaires rels ou imaginaires (par exemple, Orwell, 1950), ce qui permet de clairement distinguer mercantilistes et prcurseurs des droits civils et politiques.

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mercantilistes prconisent laccroissement de la masse montaire et la baisse du taux dintrt, afin dencourager linvestissement. En tant que prcurseurs de lconomie, les mercantilistes semblent pouvoir tre aussi, en premire approximation, des prcurseurs des droits de lhomme. En effet, ils dfendent lenrichissement des citoyens, ainsi que des thses en faveur de linvestissement et dun certain droit du travail. Cependant, ces thses les conduisent privilgier certaines politiques conomiques, certes fort logiques dans le contexte du pouvoir monarchique, mais contestables du point de vue humain. Or, ces politiques conomiques seront souvent reprises telles quelles par les penseurs libraux des XVIIIe et XIXe sicles. Et comment pourrait-il en tre autrement puisque les uns comme les autres font passer lenrichissement marchand avant toute autre considration, le travailleur semblant ntre qu'une machine. Ainsi, Montchrtien peut crire que le trop daise occasionne le soulvement (cit par Moulier-Boutang, 1998, p. 152) et Sir W. Petty propose de maintenir levs les prix du bl, car si les travailleurs peuvent se nourrir facilement, ils rechigneront au travail. De la mme faon, certains mercantilistes sopposent lducation qui pourrait tarir une source de main-duvre, et sont donc favorables au travail des enfants (Denis, 1966, p. 110). Avoir une forte population ne sert ainsi pas seulement alimenter larme, mais permet aussi de maintenir de bas salaires, ceux-ci tant la garantie de mise au travail du peuple. Il est en effet indniable qu lpoque, la mentalit capitaliste nest encore que faiblement dveloppe. Par consquent, de hauts salaires nencourageaient pas travailler davantage. Une telle attitude perdure jusquau dbut du XXe sicle, tel point que des personnages comme le rvrend Townsend, conseillent de baisser les salaires, car la faim est le mobile le plus naturel du travail et de lindustrie, [et] elle provoque aussi les efforts les plus puissants 8. La pense mercantiliste qui, comme on le voit, se poursuit dans la pense librale, va donc finalement lencontre de ce que lon nommera les droits de lhomme. Le lien entre ces derniers et lconomie est alors clair, mais se construit presque exclusivement comme une opposition : soit la richesse est favorise, mais au dtriment de la grande masse des personnes ; soit lducation est dveloppe, les salaires saccroissent (et le temps de travail se rduit dautant), la libert saccrot face lEtat, mais alors lconomie risqueCf. Lafargue (1883, p. 23) qui, voulant mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail , contient de nombreuses descriptions et citations intressantes de la pense librale capitaliste de son poque. Il est aussi possible de se reporter aux crits de Karl Marx, ainsi qu Antonelli (1959, p. 140-141) et Moulier-Boutang (1998).8

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den ptir, tout comme les finances de lEtat. Les physiocrates vont tenter de dpasser cette opposition en centrant leur analyse sur le droit naturel. D. Les physiocrates. Les physiocrates, dont le plus illustre est Franois Quesnay (1694-1774), mdecin du roi de France, sont souvent considrs comme des inspirateurs directs de la Dclaration des droits de lhomme de 17899. Eux qui taient connus en leur temps sous le nom de secte des conomistes , prnaient la ralisation dun Etat garant de lordre naturel10, cest--dire du respect des droits naturels, proprit, sret et libert (Mercier de la Rivire). Mais voyons de plus prt la doctrine de Quesnay et de ses adeptes. Tout dabord, la proprit y est envisage comme un droit, mais dont linviolabilit est limite par la priorit donne la proprit du sol, seule productive : la proprit est un droit sur le revenu des terres, cf. (Steiner, 1987). A la suite de Charles Gide, nous pouvons constater que la proprit personnelle, pour les physiocrates, est quivalente un droit de pourvoir la consommation personnelle ; ce qui implique, pour le propritaire, des devoirs. En effet, ds lors que la classe des propritaires est improductive11, son titre de proprit ne se justifie que par les devoirs qui lui sont attachs : entretenir les avances foncires ; utiliser les loisirs de leur vie en se rendant utiles la socit, en assurant des services gratuits et indispensables ; payer le seul impt existant ; protger les agriculteurs et les cultivateurs (Gide et Rist, 1920). Ces devoirs procdent dune logique globale qui inclut le droit naturel et la libert. Quesnay apparat ainsi comme un philosophe libral au mme titre que certains auteurs contemporains (Rawls ou Nozick, par exemple), mme si, bien entendu, il reste des zones dombre et des erreurs dans sa dmarche. Il est cependant fortCf. par exemple (Ferry et Renaut, 1985, p. 34). Cela provient du fait que les physiocrates mettaient en avant les droits naturels ; ainsi Turgot dit : il ne sagit pas de savoir ce qui est ou ce qui a t, mais ce qui doit tre. Les droits des hommes ne sont pas fonds sur leur histoire, mais sur leur nature , cit par (Gide et Rist, 1920, p. 11) ; voir aussi (Quesnay, 1765). 10 Notons ds prsent que celui-ci nest pas un garant dgalit mais bien plutt dingalit puisquil sappuie sur une socit hirarchise ; cf., entre autres, (Larrre, 1992). Socit qui, dailleurs, peut sopposer la dmocratie politique, puisquune fois les lois naturelles identifies, il convient de sy conformer la lettre ; nous laisserons toutefois cet aspect de ct. 11 Rappelons que dans son modle en zigzag de la socit, Quesnay distingue trois classes : la classe productive qui travaille la terre et produit seule un surplus ; la classe des propritaires qui font les avances et touchent un revenu ; la classe strile qui produit tous les autres biens (artisans, etc.) sans produire de surplus. Pour un expos synthtique de la doctrine de Quesnay, voquant les aspects dont nous traitons, cf. (Taouil, 1995). Prcisons toutefois que pour Quesnay, il ny a en fait aucun travail productif : cest la terre qui donne le surplus, comme un don fait lhomme.9

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remarquable quun des premiers conomistes majeurs12 ait trait explicitement ces questions en les liant naturellement ses recherches conomiques. Ainsi, le droit naturel chez Quesnay est-il troitement li aux questions de rpartition des ressources et une justification de la socit et du rle de lEtat. Ce dernier est une sorte doutil de maximisation de la jouissance de ce droit. Cest en cela que Quesnay se distingue fondamentalement de J.J. Rousseau qui voit dans le dveloppement de la socit une perte de libert et un abandon du droit naturel13. Pour Quesnay, si le droit naturel peut vaguement tre dfini comme le droit que lhomme a aux choses propres sa jouissance (Quesnay, 1765, p. 4), il convient de le prciser afin de se conformer lordre naturel. Ce droit naturel nest pas le droit de tous tout, ce qui naurait pas grand sens, mais bien un droit naturel gnral de lhomme aux choses dont il peut jouir (Quesnay, 1765, p. 12). Du point de vue de la libert, et mme de la libert conomique en particulier, cela a plusieurs impacts importants. Lhomme ne doit pas se considrer isol dans lusage et dans lexercice de sa libert, mais il doit respecter les droits des autres, puisque les droits de chacun sont les mmes et ne sont rels que si tous les respectent pour tous. Il sagit en particulier des droits naturels et des droits lgitimes tablis par les lois (Quesnay, 1747, p. 364-365). Outre la libert, le droit naturel lui-mme est born par sa propre nature : il est born par la quantit de biens ncessaires lhomme pour sa conservation, ce qui implique aussi que les hommes ne peuvent refuser cette portion aux uns et aux autres (Quesnay, 1747, p. 365). Autrement dit, la proprit nest lgitime que tant quelle ne prive pas les autres de leur droit naturel, de la proprit personnelle ncessaire chacun pour vivre. Ces considrations impliquent lutilit de la socit. En effet, celle-ci permet daccrotre laccs de tous au droit naturel. La ncessit dun Etat rgulateur de la violence et garant du bon usage et du respect des contrats est ainsi tablie.

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Si Adam Smith est souvent considr comme le pre de lconomie et si nous classons ici les physiocrates parmi les prcurseurs, nombreux sont les conomistes anglo-saxons qui ont vu la vritable origine de lconomie chez les physiocrates. Notons dailleurs que le tableau de Quesnay est sans doute la premire modlisation conomique, alors que Smith na pas vritablement utilis ce genre de procd. 13 (Rousseau, 1754) ; en fait, il semble bien que ce soit parce que ce dernier se proccupe surtout de la libert, et non du droit naturel, quil considre ltat de nature comme idal. Or, dans celui-ci, chacun dispose de ce quil peut prendre, tant que personne de plus fort ne len prive pas. Quesnay ne va pas jusqu un trs hypothtique tat de nature mais sancre dans la socit, et cest pourquoi il peut tre envisag comme un inspirateur des droits de lhomme ; la notion de droit na de sens quen socit et non pour lhomme de nature identique lanimal isol.

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Voil ici rsum le droit naturel comme droit la vie, suprieur aux considrations conomiques, puisquil limite la proprit absolue et quil ne dcoule pas dun quelconque mrite, comme le travail. Certes, lhomme doit employer sa libert en participant la bonne marche de lordre naturel de la socit cest pourquoi les propritaires terriens se trouvent justifis condition dexercer leurs devoirs mais tablir un classement en fonction du travail naurait quun sens limit puisque la terre seule cre le surplus. Notons que mme en tendant la capacit productive, le droit naturel est suprieur au principe chacun selon son travail . Effectivement, le droit naturel reconnat le droit de chacun aux biens ncessaires sa conservation, hors de toute considration sur qui a produit quoi. Cest une premire formulation, en quelque sorte, de lide du panier de biens de dpart des individus de la thorie de lquilibre gnral ; ou bien, dans un autre cadre, de lide de la ncessit dun revenu dexistence. II. Les libraux et quasi-libraux . Paralllement aux physiocrates, puis dans la continuation dAdam Smith, plusieurs auteurs vont dvelopper des travaux conomiques en liaison avec une pense librale, dabord politique, mais de plus en plus conomique exclusivement. Il est impossible de prciser toutes les significations du libralisme. Dailleurs, certains auteurs comme Proudhon, traditionnellement class parmi les socialistes et dont nous dirons donc quelques mots dans le prochain point, dfendent des ides elles aussi trs librales. A contrario, un auteur comme John Stuart Mill pourrait tre class parmi les quasi-socialistes . Nous allons donc simplement examiner les rapports entre lutilitarisme benthamien et les droits de lhomme ; entre la pense classique dauteurs comme John Stuart Mill (1806-1873) ou Jean-Baptiste Say (1767-1832) et les droits de lhomme ; entre les premiers travaux marginalistes (no-classiques) et les droits de lhomme. A. Bentham, les droits de lhomme et lutilitarisme. Si lutilitarisme ne doit pas tre confondu avec lconomie des classiques, ni mme, daprs Schumpeter14, avec lconomie de lutilit (les marginalistes), lclaircissement de14

(1947, II et surtout III) ; cf. galement (Bartoli, 1991, p. 137) et (Schmidt, 1988), entre autres contributions ; pour la suite, nous nous rfrons tout particulirement (Cot, 1993), mais aussi (Gamel, 1999).

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la pense utilitariste reste nanmoins une tude ncessaire dans le contexte dune conomie des droits de lhomme. Cest pourquoi nous y reviendrons encore dans le chapitre suivant et que nous nous contenterons ici de ltude de la position originelle de Bentham. Si Bentham commence par rejeter Adam Smith, en lassociant aux champions des droits de lhomme 15, cest dabord parce quil entend dfendre lintervention de lEtat. Mais plus encore, sil rejette les droits de lhomme, cest surtout parce quil nadmet pas la notion de droit naturel, de droits antrieurs la socit et la lgislation. Car si Bentham poursuit lidal du jusnaturalisme, du droit naturel de Hobbes ou de Pufendorf, situant lindividu et ses plaisirs au centre du systme, il nempche que les Dclarations amricaines et franaises lui apparaissent comme des accumulations de non-sens quil rfute article par article. Pour Bentham, il nexiste pas de droits antrieurs au gouvernement, pas de droits naturels, pas de droits autres que les droits dicts par la loi. Ainsi, selon lui, les dfauts des Dclarations consistent confondre droits naturels et droits rels, prendre des fictions pour des ralits, tout en considrant que les droits de lhomme ne peuvent pas tre dfaits par une dcision humaine, ce qui lui apparat comme un postulat vide de sens. Notons que ces critiques ne sont pas totalement infondes et quelles rejoignent certaines de celles que formulera Karl Marx aprs Bentham. Il est clair que les droits de lhomme, pour tre tels, ne doivent pas tre une abstraction et il est impossible de nier quils dcoulent de la socit. La distance vis--vis du droit naturel, que nous appelle prendre Bentham, consiste donc reconnatre lhomme comme tre de besoins sociaux, dont les droits de lhomme visent la satisfaction. Toutefois, chez Bentham cette reconnaissance prend la forme dun rejet des droits de lhomme, au profit de lutilit, du bonheur. Lintervention gouvernementale est ncessaire et souhaitable afin de maintenir lordre mais aussi dassurer le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ; ce qui conduit dterminer des agendas et des non agendas qui dfinissent les domaines dintervention de lEtat. Dans ce cadre, il existe deux buts prioritaires et deux buts drivs : respectivement, la scurit et la subsistance, labondance et lgalit. Ce sont ces buts qui fixent les liens entre le lgislateur et lconomiste, ces deux professions devant viser les buts prioritaires comme des fins ; en outre, les deux seconds buts, dabord juridiques, ont leurs pendants en conomie sous la forme de la croissance et de la rpartition des richesses. Or,

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Cit par Cot (1993, p. 136).

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contrairement la vision de Bentham, ces buts fondamentaux peuvent tre compris comme les fins de la socit qui visent le respect des droits de lhomme. Toutefois, ds que lon se penche davantage sur la doctrine utilitariste, il est possible de lui opposer, non pas son refus des droits de lhomme, mais son inadquation vis--vis de ceux-ci, qui empche jusqu ses propres objectifs de se raliser. En effet, ds lors que lutilitarisme est rduit sa formule gnrique le plus grand bonheur pour le plus grand nombre , et ds lors que cela repose sur un calcul ventuellement centralis mesurant lutilit totale, les droits de lhomme sont par essence sacrifis, moins de concourir laccroissement de lutilit. Le mcanisme, qui sera particulirement dvelopp par Sidgwick un sicle plus tard, consiste en un cheminement en trois tapes : tout dabord, il convient dtre impartial lgard des personnes ; puis, il faut que le principe utilitariste nimplique pas de prfrence pour le prsent (il est possible de sacrifier un plaisir immdiat pour obtenir un plus grand plaisir ou moins de peine plus tard) ; enfin, et compte tenu des deux points prcdents, aucun individu ne compte plus quun autre, le bien dun individu nayant donc pas plus dimportance que celui de nimporte quel autre. Cette conception amne non seulement nier limportance des droits de lhomme, mais encore remettre en cause les buts exposs par Bentham. Outre le fait quun systme totalitaire puisse rpondre au critre utilitariste, lobjectif de maximisation des plaisirs pour le plus grand nombre peut ne pas assurer tous la sret et la subsistance. Ici, lindividu devient un simple moyen en vue de la maximisation de lutilit. Si lon suppose que le manque de sret, voire de subsistance, dun individu, puisse accrotre lutilit de tous les autres, pour quelle raison devrait-on les lui garantir ? Bentham, en posant des buts suprieurs, rejoint donc la philosophie des droits de lhomme et cest peut-tre pour cette raison quil finira par tre daccord avec Smith. En indiquant, en outre, que ces buts relvent la fois des proccupations du juriste et de celles de lconomiste, fait-il autre chose que douvrir la voie une conomie des droits de lhomme, autant loigne de la proclamation librale/bourgeoise de droits abstraits, que de lutilitarisme quil a lui-mme dvelopp ?16

16

Pour des approfondissements propos de lutilitarisme et de ses dveloppements rcents, cf. chapitre II, infra et les rfrences qui sy trouvent.

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B. Les penseurs libraux et les droits de lhomme. Daprs Etienne Antonelli (1959, p. 136), tous les efforts de lcole librale au XIXe sicle, ont vis concilier deux tendances doctrinales antinomiques : celle de la libre initiative et de la responsabilit conomique, et celle de lexistence de lois naturelles qui simposent aux individus et lEtat. Les penseurs qui insistent sur les lois naturelles taient les pessimistes (Malthus, Ricardo), les autres taient les optimistes (Bastiat ou Say). Tous, toutefois, semblent tre contre lintervention de lEtat : ainsi, la fin du XIXe sicle et au dbut du vingtime, nombreux sont ceux qui critiqueront les lois sociales17. Dans ce cadre, les Dclarations des droits de lhomme (notamment la Charte de 1791) peuvent tre interprtes comme une affirmation de la libert individuelle librale. Nanmoins, en semblant ainsi placer lindividu au centre de la vie, de lconomie et du droit, la pense librale a dvi vers une application pratique faite essentiellement dgosme, ne donnant au faible et lopprim quune illusion trompeuse de libert, cf. (Antonelli, 1959, p. 149). Illusion dautant plus trompeuse que les libraux du XIXe sicle considraient que les liberts politiques, cest--dire la souverainet du peuple, sopposaient la libert individuelle et aux liberts conomiques quils entendaient dfendre18. Paradoxalement, lun des rares vouloir runir les deux liberts, par la constatation que la libert politique protge les liberts individuelles, semble tre Benjamin Constant, auteur qui a pourtant dict cette diffrence entre la libert des anciens (la libert politique) et la libert des modernes (la libert prive), cf. (Raynaud, 1983). Cette exception mise part, on comprendra donc pourquoi les libraux se sont parfois rangs du ct des adversaires du suffrage universel et de la dmocratie, par crainte de la remise en cause du droit de proprit prive et de lasservissement de la libert prive la libert publique. Les discours conomiques sont quant eux un peu moins tranchs. Pour faire le bilan rapide de cette question, nous allons donc examiner quelques pamphlets de Frdric Bastiat (1801-1850), lconomie de Jean-Baptiste Say (1767-1832) et celle de John Stuart Mill (1806-1873).

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Par exemple : M. Colson considre que les retraites ouvrires sont une mauvaise action faisant uvre de dsorganisation sociale ; Leroy-Baulieu dira que lide du salaire familial est une niaiserie , etc. 18 Sur ce thme et dautres similaires, cf. (Hirschman, 1991).

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1. Frdric Bastiat : la proprit, la loi et la justice. Homme politique du XIXe sicle, Frdric Bastiat est un conomiste optimiste19. Avant tout pamphltaire de talent, libral libre-changiste convaincu, il sintresse notamment aux questions de la proprit et du rle de lEtat, dans un dbat avec et contre les socialistes rvolutionnaires. La pense de Bastiat est trs intressante, mme si, de notre point de vue, elle conjugue les contraires. Adhrant la dfinition de la proprit comme droit naturel du travailleur sur la valeur cre par son travail, il dfend nanmoins le mode dappropriation capitaliste. Il soppose ainsi lamlioration des conditions des travailleurs par le biais de lEtat. Bastiat semble donc commettre une erreur lie au fait quil ne distingue que partiellement le capital et le travail. En effet, il considre que le droit de proprit sapplique tout autant et de manire similaire au capital et au travail. Le droit naturel de proprit ne concerne que ce qui est directement produit par le travailleur : o est alors le droit lgitime de proprit du capital et du capitaliste ? En outre, si nous nous remmorons la vision des physiocrates, il est clair que le droit de proprit naturel est limit par les besoins de chacun et ne peut donc servir lgitimer lappropriation privative totale du capital. Bastiat nest dailleurs pas si loin de cette vision, qui se retrouve dans la pense socialiste20, lorsquil crit que : sparer lhomme de ses facults, cest le faire mourir ; sparer lhomme du produit de ses facults, cest encore le faire mourir (...) je ne vois vraiment pas comment on pourrait prtendre que, de droit, le phnomne de lappropriation doit saccomplir au profit dun autre individu que celui qui a excut le travail (Bastiat, 1848a) (soulign par nous). Cependant, par lextension au capital du droit de proprit en tant que droit naturel et inviolable, Bastiat nie lexploitation et linjustice du capitalisme. Il considre que seul lEtat est un spoliateur dangereux et tyrannique ; et ce alors mme quil nhsite pas considrer que les ouvriers subissent des conditions anormales de vie et une perte de dignit. Mais la faute en est entirement rejete sur lintervention de lEtat qui rduit labondance des capitaux et spolie les ouvriers grand renfort dimpts. Plusieurs arguments se dressent alors, dont celui, central, de lincertitude.

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Son livre majeur, datant de 1850, sintitule : Les harmonies conomiques. Ici, nous nous reportons certains de ses articles, (Bastiat, 1846 ; 1848a, b, c ; 1850). 20 Thorstein Veblen (1898-9b) note quil ny a pas de controverse entre libraux et socialistes sur cette question : la base de la proprit est le travail. Pour lui, au contraire, la production nest pas un fait isol, mais un fait social : la richesse nest telle quen socit. Cf. galement la critique du programme de Gotha par Karl Marx o se trouve la mme ide.

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Lincertitude rsulte inluctablement de lintervention de lEtat qui, voulant galiser les conditions, ne peut qutre un instrument de spoliation qui prend aux uns pour donner aux autres. En procdant ainsi, lEtat dnie la proprit de certains, et ce quil donne aux autres dpend entirement des lois du moment, aussi changeantes que le lgislateur : do une incertitude sur les droits de proprit, lEtat pouvant retirer sa garantie tout moment. En outre, les lois qui rglementent le temps de travail ou le salaire minimum entrent dans ce cadre, puisquelles peuvent changer du jour au lendemain, modifiant toutes les prvisions des capitalistes. Dans ce cas, le capital et le travail ne peuvent plus compter sur lavenir avec certitude ; il ny a plus de scurit et les investissements, le travail mme, spuisent, puisquils ne donnent aucune garantie quant la possession des produits quils crent. Au contraire, si lEtat est minimal, labondance des capitaux fait baisser leur prix et permet ainsi laccroissement des salaires et des emplois, ainsi que lamlioration des conditions de travail. En dfendant ainsi lautonomie des individus face lEtat, Bastiat tombe dans le travers consistant opposer droits (ou liberts) politiques et droits (ou liberts) individuelles. Pour lui, la spoliation lgale qui ntait exerce que par le petit nombre sur le grand nombre, devient universelle en mme temps que suniversalise le suffrage. Une dmocratie qui donne le pouvoir au peuple21 implique que la spoliation qui frappait le peuple, soit non pas radique mais largie lensemble de la population, cest--dire y compris les riches capitalistes. Face cet argument troublant de Bastiat, on ne peut que se demander qui est lEtat ? Qui spolie lorsque ce nest pas le peuple qui est au pouvoir ? Lopposition entre droits politiques et droits individuels na ds lors pas beaucoup de sens. En effet, lorsque le peuple est priv des premiers, il subit inluctablement laction spoliatrice de lEtat ; or cet Etat est dtenu par ceux qui bnficient le mieux des droits individuels, au premier desquels le droit de proprit : les capitalistes qui privent alors doublement le peuple , de ses droits politiques et de ses droits individuels, par le biais de lexploitation conomique. Mais de tout cela, pas un mot de la part de Bastiat. Les droits de lhomme sont donc bien loin, lEtat devant se contenter de garantir la proprit et de spolier les pauvres qui, privs de droits politiques, ne peuvent len empcher. Ce nest dailleurs quun moindre mal lorsque seule la minorit spolie la majorit, raisonnement qui apparat toutefoisLes termes exacts de Bastiat sont : Aussitt que les classes dshrites ont recouvr leurs droits politiques (...) (Bastiat, 1850). A contrario, lindivisibilit des droits est ici visible puisque ceux qui sont privs de droits politiques se retrouvent galement dshrits dans le domaine conomique.21

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quelque peu obscur, malgr une cohrence apparente. Les analyses de Jean-Baptiste Say donnent sans doute sur ces points un clairage plus prcis, quoique galement ambigu. 2. Jean-Baptiste Say. Jean-Baptiste Say est un ami des ides nouvelles , volontaire pour larme en 1792 (Denis, 1966, p. 302) contre les ennemis de la Rvolution ; il semblerait donc, a priori, quil soit favorable aux principes de cette Rvolution, cest--dire aux droits de lhomme. Il a, en outre, une vision optimiste du systme capitaliste de son poque qui, daprs lui, ne peut quamliorer la vie de tous. Nanmoins, et cest l le mrite des auteurs classiques, il indique trs clairement comment le march du travail se rgule : par la mort des travailleurs surnumraires22. Cette lucidit ne lempche toutefois pas de justifier le libralisme en terme de justice sociale, quil dfinit comme la situation o une juste rmunration est donne chaque facteur, dont le travail. De fait, luvre de Say est assez ambigu du point de vue qui nous occupe car, alors quil rejette la politique du champ de la science conomique23, cela ne lempche pas de lier lconomie un but aux connotations morales : le bonheur individuel et la prosprit publique. Pour assurer ce but, il va dfendre les droits civils qui sont pour lui : la libre disposition des personnes et des biens, la libert du travail, la libert de mouvement y compris lextrieur de la nation la libert de parler, de lire et dcrire en toute scurit. Par ailleurs, lintrt des travaux de J.-B. Say rside en grande partie dans sa mthode qui consiste tablir des grands principes et tudier leurs applications concrtes. Cette mthode lamne sinterroger sur les multiples exceptions lgitimes ses principes. Deux cas, en particulier, mritent plus spcialement lattention : le droit de proprit et les droits lassistance sociale. En ce qui concerne le premier, il semble que pour lconomiste, peu importent les dtails, tout ce qui compte, cest quil soit garanti, car la proprit est le plus puissant des encouragements la multiplication des richesses (Say, 1803, p. 133) (Nous transcrivons en franais contemporain). Pourtant, alors qu lextrme Say conoit la proprit comme le droit duser et dabuser, il dcrit les nombreuses limites de cette proprit. Cest ainsi22 23

Cf. son Cours complet dconomie politique pratique, 1828-1829. En 1862, lun de ses disciples, Cherbuliez, peut crire que lconomie politique existerait encore et ne changerait pas dobjet si les richesses, au lieu de contribuer au bien-tre, ny taient pour rien, mais continuaient tre produites, circuler et se distribuer ; cit par Antonelli (1966, p. 71).

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que, l o malheureusement lesclavage existe, il est lgitime de placer des bornes au pouvoir du possesseur sur ses esclaves24. La ncessit de protger les cours deau ou de se procurer du bois de charpente ou de marine sont aussi des raisons lgitimes pour interfrer avec les droits de proprit, tout comme la gestion des ressources naturelles minires (Say, 1803, p. 136). Cest dire que le march nest pas parfait et que lintrt gnral nest pas totalement ngligeable face une libert individuelle base sur la seule recherche de lintrt priv. Dailleurs, Say indique deux autres points intressants cet gard. Le premier semble appuyer la thse trs librale de la corrlation entre intrt priv et intrt public. Pour Say, en effet, le pauvre lui-mme a intrt au respect de la proprit, alors quil en est dpourvu. Le pauvre ne pouvant tirer parti de ses facults qu laide des accumulations qui ont t faites et protges (1803, p. 137), tout ce qui nuit cette accumulation, nuit au pauvre. Il sagit l toutefois dun propos bien peu libral, puisquil tablit que le pauvre, sans les moyens de production, na aucune chance dtre productif et de sortir de sa pauvret. Voil un encouragement une promotion des droits de lhomme, au sein desquels le droit de proprit permet au pauvre daccder aux moyens de production et au travail. Le second point illustre explicitement le fait que lintrt individuel ne concide pas ncessairement avec lintrt public, et quil faut alors rglementer. Il convient en effet dinstaurer des rglements qui exigent des producteurs et des marchands quils annoncent la qualit relle de leur produit. Sans de tels rglements, un fabricant au bord de la retraite pourra tricher sans se soucier des consquences long terme (perte de confiance des consommateurs, nuisances pour les consommateurs, etc.). Il y a l la base de droits concrets linformation, la scurit sanitaire, etc., qui vont lencontre dun march autonome et autorgulateur. En ce qui concerne les droits lassistance publique, le raisonnement sapplique nouveau en deux tapes : noncer des principes, trouver leurs exceptions. Les principes sont rsums dans le paragraphe suivant (Say, 1803, p. 493) : Il semblerait plutt que pour rclamer ces secours [de la socit] comme un droit, il faudrait que les malheureux prouvassent que leurs infortunes sont une suite ncessaire de lordre social tabli, et que cet ordre social lui-mme ne leur offrait, en mme temps, aucune ressource pour chapper leurs maux. Si leurs maux ne24

Adam Smith, avant Say, menait dj cette discussion (cf. infra) : nous pouvons donc nous demander pourquoi les libraux ont eu parfois tant de mal dnoncer tout simplement (catgoriquement et clairement) lesclavage comme tant un droit totalement illgitime et non fond, incohrent avec les fondements du droit de proprit et du libralisme ?

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rsultent que de linfirmit de notre nature, on ne voit pas aisment comment les institutions sociales seraient tenues de les rparer. Il y a l cependant matire prendre Say au pied de la lettre : lordre social capitaliste du XIXe sicle, tel quil le dcrit lui-mme, fait mourir de faim les ouvriers afin dgaliser loffre et la demande sur le march du travail ; ny a-t-il pas l une responsabilit de lordre social ? En outre, la logique de J.-B. Say consiste rduire lordre social au march et carter tout le reste, y compris la nation ; cette dmarche est dautant plus contestable que les exceptions quil va lui-mme dicter vont son encontre. La logique du march a toutefois sa cohrence, car si Jean-Baptiste Say soppose aux aides sociales, cest par le recours aux arguments connus aujourdhui sous les noms de passager clandestin ( freerider ) ou dala moral : plus les secours pour les pauvres (et les familles nombreuses) saccroissent, plus la pauvret va saccrotre, par augmentation du nombre de pauvres ; il y a des maux qui se multiplient avec le soulagement quon leur apporte. (Say, 1803, p. 494). Nous pouvons toutefois lui opposer qu nouveau, ce sont les dfauts du systme quil entend dfendre, qui sont ici mis en avant : la Loi de Speenhamland (Angleterre, en 1795), laquelle il semble faire rfrence, avait essentiellement pour but vritable de retenir les travailleurs la campagne et ce, avec de bas salaires25. Il y a, cependant, des exceptions notables, mais nouveau avec un principe gnral : les secours q