the type of feminism africa needs osiwa...de vivre la vie qu’elles auront choisie. ne nous y...

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THE TYPE OF FEMINISM AFRICA NEEDS OSIWA.ORG OPENSPACE NOVEMBER 2014 75 Sexe et Féminisme Le type de Féminisme qu’il nous faut Pas de carcan nécessaire Deborah Frempong Avant l’âge de seize ans, non seulement je me considérais comme une féministe, mais j’avais aussi compris que les « féministes » n’étaient pas tellement les bienvenues dans mon monde. A l’école, mes amies et moi discutions souvent d’importants romans féministes tels que Changes d’Ama Ataa Aidoo et Woman At Point Zero de Nawal El Saadawi. Mais ces débats se tenaient dans un contexte marqué par des positions sociopolitiques extrêmes qui ne semblaient ni réalistes ni nécessaires. Les Ghanéennes n’avaient pas besoin de ce type de libération, disaient-elles. Etait-ce vraiment nécessaire de refuser de changer de nom de famille ou de rejeter les travaux domestiques au nom de la « libération » ? Si c’était cela le féminisme, alors elles n’en voulaient pas. J’étais désemparée. Je voulais comprendre Saadawi lorsqu’elle disait : « les hommes forcent les femmes à vendre leur corps à un certain prix, et le corps payé le moins cher est celui d’une épouse ». Et il me semblait que ces mots étaient trop radicaux, trop différents de ce que je savais et cela me mettait sous tension. En plus des idées fausses répandues sur ce qu’est le féminisme, celui-ci est souvent opposé aux idéaux de nombreuses sociétés et considéré comme un mouvement soutenant les femmes « occidentalisées » qui s’expriment sans tenir compte des réalités sociales actuelles ou des problèmes auxquels sont confrontées la plupart des femmes. J’ai fini par constater que la conception générale à propos du féminisme est qu’il est individualiste et incompatible avec notre culture traditionnelle ghanéenne. I ndiscutablement, la valeur d’une femme ghanéenne réside dans le respect de soi, ajouté au fait que nous avons historiquement toujours accordé une grande valeur à la famille et à la communauté. Ainsi, de nombreuses sociétés tiennent à conserver ce statu quo tradi- tionnel comme un moyen de faire barrage à des critiques « non africaines », supposées radicales, de notre société actuelle. Bien entendu, il est tentant de séparer les deux écoles de pensée, mais le fait est que nos problèmes sont indis- sociables : le féminisme n’est pas enfermé dans une camisole de force et les femmes ne sont pas une entité monolithique. Ceux qui prétendent que les femmes qui se battent pour la libéra- tion sexuelle et pour l’assouplissement des rôles de l’homme et de la femme oublient que ces questions touchent toutes les femmes, qu’elles soient d’Afrique ou d’ailleurs. Ils oublient que la répression de la sexualité féminine et la méconnaissance du corps de la femme ont un rapport avec les taux élevés de grossesses chez les adolescentes et la propa- gation du VIH parmi les femmes africaines. Ils oublient que, lorsque nous enseignons aux filles que le sexe est tabou, nous renforçons le silence des victimes de viols et ignorons la réalité de nombreuses femmes qui deviennent des travail- leuses du sexe pour nourrir leurs familles. Ils oublient également que dissocier l’idéal féminin africain du féminisme n’est ni utile ni véridique, et que beaucoup de femmes « traditionnelles » sont des féministes à part entière. ‘’ Nous avons besoin d’un féminisme que nous inventons pour nous-mêmes, à partir de

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THE TYPE OF FEMINISM AFRICA NEEdS OSIWA.ORG

OPENSPACE NOVEMBER 2014 75

Sexe et Féminisme

Le type de Féminisme qu’il nous fautPas de carcan nécessaire

Deborah Frempong

Avant l’âge de seize ans, non seulement je me

considérais comme une féministe, mais j’avais

aussi compris que les « féministes » n’étaient

pas tellement les bienvenues dans mon

monde. A l’école, mes amies et moi discutions

souvent d’importants romans féministes tels

que Changes d’Ama Ataa Aidoo et Woman

At Point Zero de Nawal El Saadawi. Mais ces

débats se tenaient dans un contexte marqué

par des positions sociopolitiques extrêmes qui

ne semblaient ni réalistes ni nécessaires. les

Ghanéennes n’avaient pas besoin de ce type

de libération, disaient-elles. Etait-ce vraiment

nécessaire de refuser de changer de nom de

famille ou de rejeter les travaux domestiques

au nom de la « libération » ? Si c’était cela le

féminisme, alors elles n’en voulaient pas. J’étais

désemparée. Je voulais comprendre Saadawi

lorsqu’elle disait : « les hommes forcent les

femmes à vendre leur corps à un certain prix,

et le corps payé le moins cher est celui d’une

épouse ». Et il me semblait que ces mots

étaient trop radicaux, trop différents de ce que

je savais et cela me mettait sous tension. En

plus des idées fausses répandues sur ce qu’est

le féminisme, celui-ci est souvent opposé aux

idéaux de nombreuses sociétés et considéré

comme un mouvement soutenant les femmes

« occidentalisées » qui s’expriment sans tenir

compte des réalités sociales actuelles ou

des problèmes auxquels sont confrontées la

plupart des femmes. J’ai fini par constater que

la conception générale à propos du féminisme

est qu’il est individualiste et incompatible avec

notre culture traditionnelle ghanéenne.

Indiscutablement, la valeur d’une femme

ghanéenne réside dans le respect de soi,

ajouté au fait que nous avons historiquement

toujours accordé une grande valeur à la famille

et à la communauté. Ainsi, de nombreuses

sociétés tiennent à conserver ce statu quo tradi-

tionnel comme un moyen de faire barrage à des

critiques « non africaines », supposées radicales,

de notre société actuelle. Bien entendu, il est

tentant de séparer les deux écoles de pensée,

mais le fait est que nos problèmes sont indis-

sociables : le féminisme n’est pas enfermé dans

une camisole de force et les femmes ne sont pas

une entité monolithique. Ceux qui prétendent

que les femmes qui se battent pour la libéra-

tion sexuelle et pour l’assouplissement des rôles

de l’homme et de la femme oublient que ces

questions touchent toutes les femmes, qu’elles

soient d’Afrique ou d’ailleurs.

Ils oublient que la répression de la sexualité

féminine et la méconnaissance du corps de la

femme ont un rapport avec les taux élevés de

grossesses chez les adolescentes et la propa-

gation du VIH parmi les femmes africaines. Ils

oublient que, lorsque nous enseignons aux filles

que le sexe est tabou, nous renforçons le silence

des victimes de viols et ignorons la réalité de

nombreuses femmes qui deviennent des travail-

leuses du sexe pour nourrir leurs familles. Ils

oublient également que dissocier l’idéal féminin

africain du féminisme n’est ni utile ni véridique,

et que beaucoup de femmes « traditionnelles »

sont des féministes à part entière.

‘’ Nous avons besoin d’un féminisme que

nous inventons pour nous-mêmes, à partir de

Page 2: THE TYPE OF FEMINISM AFRICA NEEdS OSIWA...de vivre la vie qu’elles auront choisie. Ne nous y méprenons pas : il y a encore de fortes pressions contre lesquelles il faudra continuer

En fin de compte, le type de féminisme dont nous avons besoin est celui que nous inventons pour nous-mêmes : né

de nos propres expériences multiculturelles et développé de façon à remettre simultanément en question les aspects

négatifs de la société actuelle et à proposer des solutions.

SExE ET FÉMINISME

76 OPENSPACE NOVEMBER 2014

nos propres expériences multiculturelles, qui

crée des opportunités économiques et poli-

tiques pour les femmes, des espaces où elles

s’affirment et solidarisent entre elles.’’

La perpétuation de ces injustices est la

preuve d’un patriarcat ombrageut destructeur

et débilitant pour notre développement. Avec

de si graves lacunes socioéconomiques qui se

traduisent en problèmes et besoins précis, un

féminisme idéal est celui qui donne à toutes

les femmes la capacité de définir leur propre

existence. Naturellement, ces idéaux sont dif-

ficiles à réaliser : alors qu’une classe moyenne

grandissante évoque le harcèlement au travail

et le deux poids, deux mesures des attentes cul-

turelles, nos communautés, plus massives, se

battent encore pour avoir accès à l’éducation et

à l’indépendance économique. En fin de compte,

le type de féminisme dont nous avons besoin est

celui que nous inventons pour nous-mêmes : né

de nos propres expériences multiculturelles et

développé de façon à remettre simultanément

en question les aspects négatifs de la société

actuelle et à proposer des solutions à ceux-ci.

Le débat sur ce qui constitue les droits des

femmes se tient partout dans le monde, avec

l’espoir que chaque société parvienne à y trouver

une définition. Cela ne signifie pas que toutes

les femmes utiliseront la même définition, ni que

toutes les femmes vivront leur vie de la même

façon. Cela signifie qu’elles auront la possibilité

de vivre la vie qu’elles auront choisie. Ne nous y

méprenons pas : il y a encore de fortes pressions

contre lesquelles il faudra continuer de résister,

celles d’hommes et de femmes qui continuent

de croire que la place d’une femme n’est pas

aux commandes, mais à la cuisine et aux pieds

d’un homme. Il y a encore des protestations

à exprimer contre les cas humiliants de viols

et l’apathie avec laquelle nos gouvernements

et nos dirigeants traitent ces questions. Il y a

des rassemblements à organiser contre les

pasteurs et les chefs religieux qui continuent

de piéger de vieilles femmes et de jeunes filles

dans des camps pour sorcières et contre ceux

qui perpètrent des « viols correctifs » contre

des lesbiennes.

La vérité est que nos pays ont changé,

changent et continueront de changer. En

Afrique, en particulier, le fait de nous débattre

en permanence avec une histoire faite de pillage,

de colonialisme et d’influence occidentale nous

fait hésiter à prendre notre propre changement

sociétal entre nos mains. A défaut d’espérer

un changement politique et économique, nous

semblons nous coaliser automatiquement

contre ce que nous définissons comme occiden-

tal ou « non-africain », oubliant que les sociétés

évoluent et se transforment. Que signifie « non-

africain » ? Et comment se fait-il que sa définition

insiste automatiquement sur la stagnation et le

conformisme ?

Une tâche immense nous attend : veiller

à ce que les femmes bénéficient des mêmes

opportunités politiques et économiques que

les hommes, mais aussi influencer la société

afin qu’elle ait plus d’empathie à l’endroit des

femmes.

Aujourd’hui, alors que me reviennent à

l’esprit les enseignements que j’ai tirés de

la lecture de livres tels que celui de Nawal El

Saadawi, je constate que, malheureusement,

le combat pour protéger et soutenir les femmes

est loin d’être gagné. C’est à la lumière de cette

réalité que nous devons persévérer, créer des

espaces où les femmes pourront se bâtir une

identité propre et se solidariser entre elles. Nous

devons œuvrer à donner aux femmes davantage

de liberté économique que ne leur donnent nos

gouvernements et nos sociétés actuels, avec

l’invincible espoir que les hommes et les femmes

réexamineront leurs préjugés et, par ricochet,

rendront nos pays et nos maisons plus sûrs.

Originaire du Ghana, Deborah Akua

Frempong est une actrice majeure des

questions de politiques publiques au

Pomona College en Californie. Amoureuse

de l’écriture et de la réflexion sur l’écriture,

Deborah est une féministe autoproclamée,

incroyablement passionnée par les questions

des droits des femmes. Elle a également un

intérêt particulier pour le cadre sociologique

des sociétés postcoloniales et espère un jour

consacrer entièrement sa vie à son pays.