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Revista Digital do Blog Cadernos do Sertão Universidade Estadual de Feira de Santana - Feira de Santana, v. 1, p. 43-44, 2018 43 TEXTES EN LANGUE FRANÇAISE

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  • Revista Digital do Blog Cadernos do Sertão

    Universidade Estadual de Feira de Santana - Feira de Santana, v. 1, p. 43-44, 2018

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    TEXTES EN

    LANGUE FRANÇAISE

  • Revista Digital do Blog Cadernos do Sertão

    Universidade Estadual de Feira de Santana - Feira de Santana, v. 1, p. 43-44, 2018

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    Présentation Humberto de Oliveira

    Ce premier numéro de la revue Cadernos do Sertão comprend des récits (contes et

    nouvelles) d’auteurs de plusieurs espaces lusophones (Adna Couto, Assis Freitas

    Filho, Humberto de Oliveira, Júlio César Martins Monteiro, et Luciano Penelu) et

    francophones (Claire Varin, Patrick Imbert, Sèverine Arnaud et Zakaria Lingane), dont les

    textes ont pour sujet, directement ou indirectement, l’errance, l’exil, la reconfiguration

    identitaire.

    Par l’intermédiaire de la traduction, ce numéro de la revue Cadernos do Sertão

    accomplit son objectif de contribuer pour la diffusion de la littérature comme outil pour la

    connaissance de soi-même, de l’autrui et du monde.

    Nos plus sincères remerciements aux auteurs des fictions ainsi qu’aux traducteurs,

    qui nous ont offert leur compétence, et, ainsi, de différentes façons, ont contribué à cette

    expérience innovatrice et audacieuse de diffusion de la littérature.

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    Le cri

    Adna E. Couto

    Adna Evangelista Couto dos Santos est doctorante en Lettres (UFBA); master en Littérature et Diversité Culturelle (UEFS) ; spécialiste en Méthodologie de l’Enseignement supérieur (FADBA) ; étudiante en graduation en Lettres avec Espagnol (UEFS).

    Il était quatre heures du matin, le réveil désespéré de mon portable annonçait l’heure

    de me lever, cela ne veut pas dire que c’était l’heure correcte pour se lever, et même qu’il

    existe une heure correcte pour que quelqu’un se réveille, mais celle-là était la mienne et je ne

    pouvais pas m’en échapper. Ce bruit irritant rentrait dans mes oreilles comme un dictateur

    en me disant ce que je devais faire. J’écoutais cette petite musique infernale tous les jours,

    mais ce jour-là quelque chose de différent se passait en moi. Un conflit entre obéir l’ordre

    d’un objet ou faire valoir mes propres désirs.

    Cette confusion mentale se promenait par beaucoup de chemins et de

    questionnements : pourquoi moi ? Parmi tant de personnes dans le monde, pourquoi je

    devais me lever à cette heure-là ? Justement moi qui me sentais déjà déterritorialisé, vous

    savez ? Un peu sans terre, sans racines. J’ai dû quitter ma ville natale très jeune. Je suis né

    dans un petit endroit appelé Tanquinho, une petite ville au sertão de Bahia.

    Les choses commençaient à devenir difficiles pour ma famille et mes parents m’ont

    encouragé à tenter une nouvelle vie à la capitale, et alors je suis parti, j’ai migré vers un endroit

    complètement différent de mes origines. D’un côté, le rythme frénétique de la grande ville

    m’a entouré et m’a fait heureux pour quelques moments, d’un autre côté, ce rythme même

    m’a esclavagé. Il m’a fait quitter des choses qui étaient implantées dans mon âme, mais, avec

    le temps, il a permis à d’autres racines de surgir. Je ne sais pas si j’ai perdu un peu d’identité

    ou si j’ai construit une nouvelle. Je sais seulement que n’échappant pas à la condition

    humaine... Je me suis adapté.

    Même si mes pensées me conduisaient à un autre endroit, le bruit du réveil me

    dérangeait toujours. L’heure à laquelle quelqu’un se lève révèle beaucoup sur sa réalité et sur

    son existence. Ah... Mon désir intérieur, ce que je voulais vraiment était me lever à huit heures

    du matin, prendre une longue douche tiède et forte, mettre des habits légers, engloutir un

    merveilleux petit-déjeuner en regardant la mer du balcon de mon appartement au bord de

    mer à Salvador, puis marcher sur la plage, sentir l’eau salée baigner mes pieds et les masser,

    m’allonger sur le sable blanc et regarder le ciel bleu, enfin, rêver...

    Hé, réveille-toi mon pote, tu n’habites pas au bord de la mer, la douche de chez toi est

    froide et ne verse que quelque gouttes, tu ne vas pas à la plage, tu vas travailler. Le réveil

    sonne déjà il y a un bon moment, tu vas être en retard et ton patron ne va absolument pas

    aimer cela, et encore un détail : tu vas perdre ton transport, un Combi, disons en passant,

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    bondé, chaud, sans aucun confort. Maintenant oui, on parle de toi, mieux disant, de qui tu

    es.

    C’est impressionnant, cher lecteur, comme un portable qui sonne, si petit, a pu secouer

    mon esprit et mon âme de cette manière-là. Supposément de ma conscience, cette voix-là

    continuait à me parler... Oui, Fabiano, tu ne peux pas faire ce que tu désires, tu as une famille

    à sustenter, une société à plaire. Est-ce que mon existence se résume à cela ? Je ne peux pas

    être ce que je veux, mais ce que je dois être et ce qu’on désire que je sois ?

    À ce moment épiphanique, une autre voix surgit, sournoise... Et alors Fabiano ?

    Qu’est-ce que tu vas faire ? Va à la plage, espèce d’idiot ! Tu as ce boulot ça fait 15 ans, tu

    n’as jamais été absent. Tu mérites ce jour de congé. Être viré ? Bon, cette possibilité existe,

    mais le lit est si chaud, reste encore un peu. Tu as toujours pensé aux autres : à ta famille, à

    ton patron, à la société... Et toi ? S’absenter un jour du travail peut générer beaucoup de

    conséquences. Mais se faire virer pour une absence d’un jour... C’est une injustice. Ma tête

    allait exploser, je ne sais pas si c’était à cause des voix de ma conscience ou si c’était à cause

    du réveil qui n’avait presque plus de voix pour crier.

    – Arrêeete ! – j’ai crié.

    Je suis mon propre maître, je dois prendre une décision. Je sais déjà ! J’ai cherché des

    forces intérieures, je me suis regardé dans le miroir et j’ai dit bien fort :

    – Je vais à la plage !

    Le moment était de libération, je me suis tellement emballé que je n’ai pas réalisé que

    j’avais parlé aussi fort. Mon épouse, qui faisait déjà le petit-déjeuner à la cuisine, a crié de là-

    bas :

    – Où vas-tu? Tu vas être en retard, le chauffeur du Combi klaxonne déjà, ça fait un

    bon moment, qu’est-ce qui se passe? Tu rêves? Tu n’es jamais en retard!

    L’image dans le miroir s’est effacée, s’est écroulée comme un éclat. Dans un coup de

    magique, je me suis habillé et je suis sorti en courrant pour ne pas perdre le transport qui

    m’amènerait de retour à mon monde.

    – Salut, mon amour! On se voit le soir !

    J’ai travaillé toute la journée et je suis rentré le soir comme tous les jours. Je suis

    retourné à la réalité. À la réalité ? Oui… Peut-être, peut-être…

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    Le plan de la ville

    Assis Freitas filho

    José de Assis Freitas Filho est poète, écrivain, sociologue et master en Lettres (UFBA); il

    est né et habite dans la ville de Feira de Santana (Bahia). Il a publié des poèmes et des récits

    dans divers journaux de circulation au niveau de l’état et de la municipalité. Il a écrit trois

    livres de contes édités : La Carte de la ville (1998), Ulysse au supermarché (2009) et L’Année où

    Fidel a été excommunié (2012).

    Comme poète il a participé dans plusieurs numéros de la Revue Hera (1972-2005), divulguée

    en édition fac-similaire par Édition UEFS (Université de l’Etat de Feira de Santana) en

    partenariat avec la fondation Pedro Calmon (Salvador, Bahia). Il a des poèmes sous presse

    Livro da Tribo. En janvier 2013 il a lancé le livre Poèmes d’urgence pour des dérangements subits

    par l’édition Multifoco. Il édite les blogs arvoredapoesia.blogspot.com et

    mileumpoemas.blogspot.com.

    «Je regarde le plan de la ville comme quelqu’un qui examine l’anatomie d’un corps...»

    Mário Quintana

    L’autre jour, j’ai demandé à Augusto, qui avait l’habitude de marcher par la ville,

    comment allait son roman. Il m’a répondu évasivement :

    – Ça va bien, bien. Peut-être...

    Augusto n’a jamais beaucoup de temps pour discuter. C’est un grand marcheur. Il m’a

    appris ce goût de regarder les villes. J’en ai vécu plusieurs. Villes de verre, emblématiques.

    Mais celle-ci a une fascination spéciale de me faire toujours me perdre. Ce n’est pas quand je

    marche dans les rues qui semblent être toujours les mêmes, en bitume et pavées. Bâtiments

    et maisons. Lumières et trêves. Tumulte et silence.

    Le fait de me perdre est un souvenir. Une mélancolie qui reste suspendue dans l’air,

    comme la pollution de São Paulo. Borges a dit qu’il publiait des livres pour se débarrasser

    des brouillons. Mais moi qui ne publie pas des livres, je n’ai que des brouillons de vie. Et il

    n’y a pas moyen de se débarrasser de ces derniers.

    Dans ces brouillons, il y a beaucoup de villes. Des plans qui recoupent l’Amérique,

    l’Europe, l’Orient. Des chemins invisibles qui semblent pousser de tous les côtés. Des

    suggestions de risque. Des boussoles qui indiquent : oriente-toi. Je me souviens que j’ai

    demandé une fois à Augusto si l’homme qu’il cherchait dans la foule avait une barbe.

    – Qu’importe ! S’il n’en a pas on lui met. – Il a crié.

    Le grand art d’Augusto. Les réponses inattendues. Comme moi, il ne s’est pas encore

    débrouillé des brouillons qui le poursuivent.

    D’ici d’où je suis, j’écoute les voix. Maintenant elles sonnent comme de la musique.

    L’homme barbu continue là-bas. Les murs qui sont tombés lui font un encadrement

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    particulier. Il semble avoir le même sourire ostentatoire d’avant. « Dans ma vie de rétines si

    fatiguées… »

    Je ne bouge pas. Mais la rue vient vers moi. C’est toujours comme ça quand j’arrive. Je

    n’ai jamais posé des questions à Augusto sur cette sensation. Peut-être que la terreur de la

    réponse m’effraie. Comme m’effraient tant de choses dans cette ville étrange, y compris sa

    fascination.

    Je pense à faire demi-tour et partir encore une fois. Naviguer sur d’autres mers, peut-

    être l’Inde ou la Chine. Augusto est moins instable. Il aime sa ville et veut lui établir la carte.

    Moi, je n’ai que la fascination, la fascination de me perdre qu’il n’est possible qu’ici. La pierre

    au milieu du chemin.

    Le numéro que le mur affichait s’est peut-être perdu. Ou il se pourrait qu’il soit

    secrètement caché. L’homme barbu avait de celles-là. Les numéros lui attiraient énormément.

    C’était la centaine ou le million ?

    Une fois, un homme grand est arrivé et m’a fait cadeau d’un livre. En retour, je lui ai

    récité un poème de Vinícius. On s’est devenu amis à distance. L’homme grand est aussi un

    marcheur. Mais il cherche des trésors. Sans le savoir, il m’a laissé un.

    Ou peut-être que ça a été fait exprès ? Je crois que l’homme grand est un aventurier de

    la recherche et n’abandonne donc jamais sa quête.

    Augusto a possiblement déjà croisé l’homme grand dans ses errances de ville en ville.

    Qui sait si Augusto ne le met pas dans son roman. L’homme grand doit avoir beaucoup

    d’histoires. Le diable est qu’Augusto ne laisse personne avoir accès à ses brouillons. Je ne sais

    pas si l’homme grand pourrait avoir une place dans le roman.

    La pluie est finie soudainement ainsi comme elle est venue. Il semble qu’on soit proche

    du printemps. Mais des caroubiers n’ont pas de fleurs et n’offrent pas une bonne orientation.

    Je préfère les climats tempérés et leurs saisons bien définies. Ici dans la ville tout est mi-

    terme, mi-vide, mi-chemin. Je n’arrive pas à m’amuser dans cette fascination qui me fascine.

    Marco Polo a inventé des villes avec une logique incroyable. Ici le climat n’a pas de logique,

    la fascination n’a pas de logique. Les numéros n’ont pas de logique. L’arithmétique est une

    hypothèse de sensations.

    L’homme barbu est peut-être déjà parti. Ses apparitions sont soudaines comme la pluie.

    Augusto ne le mettrait pas dans le roman, j’en suis sûr. Peut-être qu’il m’indiquerait le bar

    sur le plan de la ville si je lui demandais. Mais il n’est pas nécessaire. Tout le monde connaît

    l’endroit. Et ils savent que l’homme barbu nous attendra.

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    Chéries d’Haïti

    Claire Varin

    Claire Varin a soutenu une thèse de doctorat sur Clarice Lispector et a publié quatre

    ouvrages inspirés par le Brésil : un livre d’entretiens et de documents divers intitulé Clarice

    Lispector. Rencontres brésiliennes (édité par Trois, Laval, 1987, réédité par Triptyque (Montréal)

    en 2007); un essai sur la romancière sud-américaine intitulé Langues de feu (1990, épuisé),

    traduit au Brésil en 2001, sous le titre Línguas de Fogo (Limiar, São Paulo). Parmi ses autres

    publications : le récit Profession : Indien (1996) et les romans Clair-Obscur à Rio (1998) et La

    Mort de Peter Pan (2009); un recueil de contes Le Carnaval des fêtes (2003) et le récit

    biographique Un prince incognito. Roger Varin (2012). Des poèmes, contes et essais ont été

    publiés en revues, aussi bien au Canada qu’à l’étranger, traduits en espagnol, italien,

    portugais et roumain. Elle a reçu en 2002, le Prix de la Société des écrivains canadiens pour

    son roman Désert désir (2001) et le Prix de la Création artistique du Conseil des Arts et des

    Lettres du Québec. Claire Varin est présidente-fondatrice de la «Fondation Lavalloise des

    Lettres».

    Le dos courbé, la nounou haïtienne embrassait de son regard humide le poupon au

    creux de ses bras. Pour la photo, elle leva ses yeux remplis d'eau sur l'objectif sans lâcher la

    menotte captive entre ses doigts depuis son arrivée à l'aérogare de Port-au-Prince. La nounou

    était sans voix, mais versait des larmes éloquentes. Anne, le bébé aux poings fermés, la

    quitterait dans quelques minutes en même temps que Françoise, la fillette de cinq ans, raidie

    contre son flanc et endimanchée d'une chemise rose à collerette.

    À leur droite, sur le banc du hall des voyageurs, l'employée du service d'adoption avait

    la chair et le sourire resplendissants. Joufflue et l'air aussi optimiste que son pull-over de

    coton blanc à gros pois turquoise, elle tenait à la main deux grandes enveloppes sur lesquelles

    se détachait le nom de chaque enfant en lettres majuscules:

    ANNE TRÉPANIER

    FRANÇOISE CLICHE

    Désireuses de poser pour la postérité, les touristes se placèrent tour à tour debout

    derrière le quatuor de natives. Diane et Denise se sentaient un peu honteuses d'insister sur la

    peine d'autrui en immortalisant ce moment qui s'agrégerait à la société de leurs souvenirs de

    voyage en Haïti, chez leur frère conseiller à l'immigration. Interceptées quelques jours

    auparavant pour servir gracieusement de passeuses, les sœurs, des célibataires endurcies,

    transportaient toutefois des colis réglementaires: des euphorisants, de la drogue d'amour

    destinée à des couples de Beaucerons en mal de procréation.

    Les haut-parleurs diffusèrent le dernier appel avant le départ à destination de Montréal

    et le noyau féminin dut se dissoudre. Françoise pleurait en silence. L'une des bretelles de sa

    salopette rouge était tombée, diagonale rebelle, sur son bras sagement collé à ses côtes. Ses

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    quatre tresses crépues et arquées étaient mobilisées par paire de chaque côté de sa tête.

    Plusieurs rubans vermeils rehaussaient cette géométrie noire, tissus festifs dont le caractère

    jubilant contrastait avec le visage grave de Françoise et les grosses larmes lentes qui

    dégoulinaient sur ses joues couleur de café torréfié. La nounou essuyait ses larmes pendant

    que bébé Anne roupillait. Quant aux sœurs voyageuses vite gagnées par l’intensité ambiante,

    elles se frottaient le coin de l’œil en reniflant. Elles fournissaient visiblement un effort pour

    passer en contrebande l'excès d'émotion qui leur boursouflait les pommettes. L'aînée, Diane,

    se chargea d'Anne et Denise prit la main de Françoise. Celle-ci se réfugia aussitôt avec

    fébrilité contre cet autre substitut maternel au regard doux. Elle pouvait faire confiance à

    cette dame si blanche, aux grands yeux mouillés, qui pourtant ne parlait pas comme la nounou

    ni aucune des personnes de sa connaissance. Avec force, de ses doigts minuscules serrés les

    uns contre les autres, elle pressait la main de Denise. Sa paume était couverte de sueurs

    froides.

    Quoi dire à Françoise? Comment la réconforter? Avec quels mots? En quelle langue?

    Ba moin en ti bo doudou était la seule phrase créole au garde-à-vous dans la mémoire de Denise.

    Donne-moi un baiser, chéri. Le fragment coquin de cette chanson antillaise s’avérait, vu les

    circonstances, tout à fait inopportun malgré son béguin maternel pour la petite. Leurs

    paumes jointes recelant les sueurs de Françoise, le couple franchit la douane sans se

    retourner. Il fallait aller de l’avant, toujours, comme un train. Diane les suivait avec le

    nourrisson couché sur une serviette dans le compartiment supérieur du chariot à bagages.

    Les choses se compliquèrent à l'heure de renoncer au chariot pour s’acheminer vers

    l'avion avec les valises à main, les bouteilles de Barbancourt et les enfants. «Mais comment

    on va transporter le rhum?», s'inquiéta Diane. «Prends les filles, je m'occupe du reste», trancha

    la cadette en détachant la main de Françoise de la sienne pour la lui tendre. Diane orienta la

    menotte vers la manche de son chandail et enjoignit à la petite de s’y agripper. Les courroies

    de leurs sacs de vol passées sur ses épaules, Denise empoigna de chaque main un carton de

    cinq bouteilles de rhum sept étoiles. L’instant était décisif. Les muscles brachiaux bandés, elle

    avançait d'un pas hardi vers l'aéronef, la silhouette élargie comme un cosmonaute en mission.

    Son aînée fermait la marche, le bébé contre sa poitrine et la bambine pendue à son vêtement.

    Dans le Boeing 747, Françoise prit place près d’un sosie de sa nounou, une dame

    replète qui se mit à la questionner en créole. Après avoir émis quelques onomatopées en

    guise de réponse et momentanément rassurée sur son sort, Françoise continua de se pâmer

    avec discrétion devant sa fortune: l'album à colorier et les trois crayons de couleur que

    l'hôtesse de l'air lui avait offerts peu après son entrée dans l’avion. Avec la paille et les

    ustensiles en plastique utilisés au repas, c'était ses seuls biens sur cette terre qu'elle survolait

    avec une dignité agitée. Non seulement Françoise touchait à tout avec ses yeux bruns

    écarquillés, mais ses doigts furetaient partout. Elle prenait plaisir à presser les divers boutons

    sur le bras de son siège et à tirer la pochette du dossier devant elle pour l'emplir et la vider

    sur-le-champ de ses nouveaux jouets. Denise la couvait des yeux, remontant de temps à autre

    la bretelle de sa salopette, qui ne cessait de lui glisser sur le bras.

    Quant à Anne, elle demeurerait coite durant toute la traversée. À son insu, elle disposait

    d'une bouteille de lait, d'une couche et d'une camisole de rechange que sa coéquipière dans

    le match de la vie ne pouvait se vanter de posséder. En revanche, Françoise détenait une

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    histoire plus dramatique que celle de bébé. C’est bien ce que constatèrent les passeuses après

    avoir ouvert les enveloppes qui renfermaient les papiers d'adoption. Si le nourrisson avait été

    largué par sa génitrice le lendemain de sa naissance, la fillette avait vu sa mère mourir

    d'emphysème pulmonaire six mois après la disparition en mer de son père pêcheur et sa sœur

    en était morte de chagrin, tel que l'indiquait pathétiquement le document officiel haïtien.

    Incapable de pourvoir aux besoins essentiels de sa petite-fille, la grand-mère avait alors donné

    Françoise à la crèche où elle vivait depuis un an quand on la choisit à titre de candidate à

    l'exil nordique dans la campagne québécoise.

    Genou fléchi dans l'allée étroite, les touristes se photographièrent à tour de rôle avec

    leur protégée. À l'instant du déclic, c'est Denise qui avait l'air d'une orpheline avec sa figure

    osseuse, ses yeux exorbités et cernés par un réveil aux aurores. L’enfant au visage rond et

    lisse posa avec langueur, bien appuyée contre le dossier de son siège, une main dodue repliée

    sous son menton. Un appuie-tête à motif exotique l’auréolait. Un perroquet jaune et bleu

    semblait perché sur la petite née dans la Perle des Antilles depuis longtemps rongée par une

    misère grise. Françoise paraissait se détendre auprès de Denise, sa protectrice qui, elle,

    relâchait de longs soupirs nerveux.

    À Mirabel, elles poireautèrent au service de l'immigration, les parents adoptifs étant

    réquisitionnés pour les dernières formalités d’usage. Au terme d’une heure d’attente, elles

    virent deux couples entrer en trombe dans la salle, comme une averse, leur corps penché vers

    l’avant. À la vue des inconnus qui foncèrent sur elle, Françoise laissa s’écouler d'autres larmes

    silencieuses en se blottissant contre sa compagne de voyage. Elle pressentait une autre

    rupture.

    Sa future et énième mère, originaire de Saint-Joseph-de-Beauce, lui distribua quelques

    baisers éperdus sur les joues, puis l’étreignit. Elle la tenait enlacée tout en l’inondant de mots

    caressants. En retrait du tandem, le mari agriculteur ravalait sa salive, les yeux pleins d'eau.

    La scène fit presque déborder le cœur de Denise qui ne savait plus comment retenir ses

    sanglots. Elle se leva d’un bond pour s’extraire de ce vortex d’émotions sans avoir l’air

    d’abandonner l’orpheline qui gardait les yeux baissés, les mains sur son ventre. La détresse

    de Françoise la bouleversait. Puisqu’il lui fallait remettre à la Beauceronne les documents de

    l’enfant, elle prit son mal en patience et poursuivit son observation forcée. La mère, une

    maîtresse d'école, révéla à Françoise l’existence d’un petit frère qui lui ressemblait et qui

    venait de son pays; il l’attendait, il l'aimait déjà, il était tout près, de l'autre côté des portes,

    avec sa nouvelle grand-mère. Qui l’attendait, l’aimait aussi. Et puis c’est tout blanc dehors et c’est

    si beau, tu vas voir, c’est l’hiver, la neige tombe du ciel, des gros flocons, et tu ne connais pas ça, l’hiver, c’est

    un peu froid, c’est différent d’où tu viens, mais il y a tellement de choses à faire en hiver, c’est amusant, tu

    pourras patiner sur la glace, sur l’eau gelée d’un lac, tu pourras skier, tu ne sais pas ce que c’est encore, mais

    on te fera tout essayer, il y a tant de choses à découvrir, des surprises… on t’aime et on t’attendait et on est si

    heureux de te voir, et puis tu auras une belle piscine où tu pourras te baigner en été, nager, sauter, et puis il

    y a un terrain très grand où tu pourras courir et où il y a des vaches et des poules, des chats et un chien, c’est

    chez toi, dans ta nouvelle maison, tu auras une chambre toute à toi, ton frère t’attend, il est impatient de te

    rencontrer et grand-maman aussi et on est tellement contents que tu sois arrivée…

    Françoise ne comprenait pas un mot de ce que la femme lui susurrait d’un ton persuasif.

    Mais cette chaleur en sa direction, cette incandescence, finit par piquer sa curiosité. Elle

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    souleva ses paupières vers la source lumineuse et, alors, la mère et la fille communiquèrent

    par les yeux. Elles se regardaient. Le monde alentour s’était évanoui tandis qu’elles se

    donnaient l’une à l’autre, semblant avoir complètement oublié la présence de Denise. Celle-

    ci enviait leur amour naissant et, à quelques pieds de là, oscillait, en proie à un soudain

    sentiment d’abandon: déjà, elle n’existait plus pour Françoise. Elle se dirigea vers le père

    toujours ému et muet, pour lui confier l’enveloppe qui contenait maintenant, outre le résumé

    des malheurs de Françoise, un album à colorier, trois crayons de couleur, une paille, des

    ustensiles en plastique et des sachets de sucre. Puis Denise s'éloigna, tournant le dos au

    triangle familial dont elle avait contribué à sceller la formation. Elle devait patienter à

    nouveau, sa sœur n’en ayant pas terminé avec les parents adoptifs d’Anne. Stationnée le plus

    loin possible de cet autre foyer d’émotions, à l’abri de ces sables mouvants, elle en profita

    pour épancher, enfin, quelques larmes chaudes qui coulèrent contre les arêtes de son nez

    érubescent.

    Non loin de là, les traits éplorés sous sa coiffure à frange, Diane présentait au couple

    de Sainte-Marie leur bébé endormi dans ses bras. Calé sur ses cuisses en angle, le menton

    dans sa bavette, Anne ne voyait rien venir... Incrédules et comblés, les époux contemplaient

    le chérubin des Îles au teint doré, aux rares cheveux noirs tout bouclés, qui ravirait doré-

    navant leurs nuits et leurs jours. Inclinés sur Anne, ils s'informaient de ses moindres gestes

    et vagissements au cours du vol, le corps projeté au dessus de ce prétexte vivant à la tendresse

    manifestée. Le prétexte vivant à la tendresse manifestée s’obstinait à ne pas soulever ses

    paupières pour ainsi exposer la couleur de ses iris à papa et à maman, émerveillés.

    Larmoyantes, les sœurs firent la queue derrière des voyageurs à la peau d'ébène dont

    les valises seraient éventrées, puis délestées de produits alimentaires interdits de séjour au

    Canada. Les honnêtes passeuses furent fouillées de fond en comble après avoir néanmoins

    déclaré en bonne et due forme leurs dix bouteilles de rhum *******. À leur sortie de

    l'aéroport, il neigeait, bien que l’on soit à la fin d'un hiver déjà repu de bordées de neige.

    Entourée par les mines réjouies des membres de sa nouvelle famille, Françoise s’extasiait

    devant les gros cristaux qui saupoudraient son manteau tout neuf. Des étoiles laiteuses

    atterrissaient sur les paupières de bébé Anne. Assoupie contre un cœur battant, elle ne voyait

    toujours rien venir. Nous étions aux portes de Pâques. Deux petites filles ressuscitaient au

    milieu des flocons prodigués pour l'occasion par le ciel, comme une pluie de bénédictions.

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    La réinvention de noël

    Humberto de Oliveira

    Chevalier dans l’ Ordre des Palmes académiques depuis 2011, Humberto Luiz Lima de Oliveira est Docteur en Littérature comparée par l’ université d’ Artois (France) et professeur titulaire de Langue et Littérature françaises à l’ Université d’ état de Feira de Santana (Brésil). Fondateur du NEC - Nucléo d’ Études canadiennes de l’ UEFS (1998); Vice-président de l’ ABECAN – Association brésilienne d’ études canadiennes (2003-2007); Fondateur du CELCFAAM- Centre d’ Études en littératures et cultures franco-afro-américaines. Depuis 2003 organise le Séminaire de la francophonie et le Séminaire Brésil-Canada d’ Études comparées à l’ Université d’ état de Feira de Santana (Brésil). Traducteur et conteur, il est aussi éditeur. Parmi les ouvrages organisés (en collaboration) : Images de l’ autre : lectures divergentes de l’ altérité, avec Danielle Forget, 2001 (Brésil); Vozes e imagens da alteridade (2003, (Brésil), avec Celina de Araújo Scheinowitz; Haiti : 200 anos de distopias, diásporas e utopias americanas, avec Maximilien Laroche et Celina Scheinowitz (2004, Brésil); Pós-colonialismo : culturas e globalização em questão, avec Roberto Henrique Seidel (2008, Brésil); Traversées Brésil-Québec, avec Danielle Forget (2008, Montréal), Poéticas da alteridade, avec Marie-Rose Abomo-Maurin (2011); Voix et images de la diversité : que peut la littérature? avec Abomo-Maurin, M.R. et Mpala Lutebele, Maurice Amuri, (2015, par L’ Harmattan, Paris); L’ Individu, le Collectif, la Communauté, avec Mihaela CHAPELAN, (2017, par l’ Editura Fundaţiei Romania de Maine, Bucarest). Il est aussi le coordinateur du projet Le Français à la portée de tous : ateliers motivationnels pour l’apprentissage du FLE et éditeur de Cadernos do Sertão, revue littéraire bilingue . Dans le domaine de la fiction littéraire, il vient de publier son dernier recueil de contes et nouvelles Narrativas de alguma esperança (Brésil, 2016). Ces recherches portent sur la question de l’ identité culturelle, de l’ exclusion, l’ inclusion, voire la compassion et la convivialité.

    C’était la veille de Noël et elle était angoissée face à la pénurie où ils vivaient depuis

    que l’usine a été fermée et son mari ne pouvait plus compter sur la régularité de son salaire à

    chaque fin de mois. Pourquoi donc avait-il perdu son emploi ? Elle ne voulait pas croire aux

    paroles du pasteur Adroaldo qui afirmait insistamment que c’était à cause de la perte des

    grâces divines, du long exercice du pouvoir du diable sur les âmes humaines en péché.

    Quelque chose en son coeur éveillait des soupçons sur les affirmations de cet homme

    décharné, qui semblait une corde trop étirée d’un instrument dissonant à son oreille, toujours

    nerveux dans son désir de paraitre très sensé, brandissant des versets et des chapitres, mêlant

    des temps, traversant des discours et des livres. Ce n’était pas parce qu’il était trop maigre,

    ou chétif, qu’elle n’avait jamais cru non plus son ancien confesseur, le père Josué, aux doux

    sourires et aux homélies somptueuses les dimanches. Elle l’avait toujours regardé comme un

    livre ouvert mais écrit en langue étrangère. C’en était un autre qui semblait ne pas pardonner

    les faiblesses de l’âme, encore moins celles du corps, juste lui qui devrait couper tout court

    le plus petit bourgeon d’un quelconque désir. Il aurait dû. Mais non. Soudain l’église apparut

    fermée un matin. Venant avec sa grand-mère pour se joindre aux autres Filles de Marie,

    comme à chaque matin de mardi, elles ont trouvé la porte fermée. Et alors elle a connu ce

    matin-là le scandale susurré avec la vitesse possible de ces langues toujours actives dans des

    bouches flétries. Des soupçons, des voix qui cherchaient vigoureusement créditer au diable

    les médisances qui passaient de bouche à oreille, qui glissaient dans la salive du jeûne. Que

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    s’était-il passé ? Selon sa grand’mère, le pauvre curé avait oublié que le démon pouvait se

    déguiser en enfants, ou, surtout pour celui qui aurait des difficultés à se voir dans le monde,

    dans la forme la plus appréciée par le malin : des adolescents encore impubères, dont la chair

    se convulsait, se répandant devant le regard qui se dévie, glissant dans des formes à peine

    entraperçues, sous le voile écrasant de l’ignorance et de la peur. Pour elle, cependant, qui

    connaissait les joies de la chair, le diable, s’il existait, pourrait être très bien caché dans chaque

    être humain, attendant l’heure propice pour se manifester, surprenant l’individu qui

    s’étourdissait, se butant dans ses propres fragilités cachées, mais qu’il suffisait d’allumer la

    lumière pour que tout le mal, n’importe quel mal, toute ombre se défît comme la peur de

    l’obscurité de la chambre d’enfant. Quand s’était-il arrivé ? Qui saura jamais au juste ce qui

    est arrivé, à plus forte raison quand ? Elle s’est aperçue sans peur, l’imagination activée, en

    recomposant avec des traits forts le dessin fragile du non-dit, une certaine dissipation de

    toute surprise, comme si la nouvelle qui circulait maintenant venait juste mettre en évidence

    une vaste étendue de sa conscience jusqu’alors voilée, endormie. C’était comme si elle n’avait

    jamais pu avoir confié en des mots trop durs pointés vers les fidèles à chaque sermon, qui

    poussaient vers le feu de l’enfer toute faiblesse humaine. Déçue par le prêtre qui n’avait pas

    supporté sa chair devenue folle, elle a commencé à fréquenter un autre temple qui s’était

    installé aux alentours, dans le garage devenu vide, après que les propriétaires avaient dû

    vendre la voiture, pour faire face aux longs temps après la fin de l’allocation de chômage. À

    cause de cela, ayant une bonne mémoire, elle se refusait à voir le licenciement de son mari

    comme un châtiment divin. Elle voyait le pasteur Adroaldo portant les mêmes armes de

    l’intolérance et de la peur, visant avec des balles de feu les coeurs assoiffés de

    rafraichissement, comme l’avait fait le curé. Comme tant d’autres pasteurs, celui-ci non plus

    n’avait pas d’amour pour les âmes affamées de compassion qui cherchaient de la lumière

    dans le confort des paroles. Il ne cherchait qu’à intimider, faire peur, dominer par la force.

    Et elle se refusait à croire en un Dieu qui pouvait punir tant de gens et parmi eux tous,

    condamnait à la souffrance cet homme-là, son mari, dont la générosité s’épandait dans les

    yeux couleur de miel et dans les soins qu’il lui dispensait, en procurant du plaisir à son âme

    et aussi à son corps de femme exigente. Elle a décidé de ne plus retourner écouter les prêches

    du nouveau-converti, qui avait déjà acheté une nouvelle voiture et se préparait à déménager

    dans une maison plus grande, dans un quartier moins pauvre, grâce, selon lui, aux

    benédictions divines reconquises, mais, selon elle, grâce aux dîmes des croyants chômeurs

    qui venaient plus nombreux à chaque culte, cherchant à assurer une place dans le ciel.

    Ce fut alors qu’elle a décidé de devenir elle-même la prêtresse de son Dieu et Seigneur,

    une divinité toute spéciale, dont la représentation elle n’avait rencontré dans aucune des

    églises parcourues, car il n’avait pas de visage parce qu’il était plusieurs et étant tous n’était

    qu’un, bien qu’il pût avoir plusieurs noms. Mais elle voudrait bien savoir pourquoi son

    homme était devenu chômeur tout d’un coup, rejoignant la queue d’autres gens amers dans

    ce monde qui était douleur mais aussi joie, plaisir et agonie. Et comme elle ne trouvait pas

    de réponse dans son esprit, peut-être à cause de son sentiment de culpabilité pour ne pas

    fréquenter d’église, elle, qui voulait converser avec Dieu, de plus en plus elle entonnait des

    prières et des mantras. Tant qu’elle ne découvrait pas les raisons de cette traversée dans le

    désert sans l’annonce préalable de la manne méritée, elle avait décidé de chercher des

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    médiateurs entre son coeur angoissé et le Créateur qui ne voulait pas mettre un emploi dans

    le chemin de son mari, ou, s’il l’avait déjà fait, c’était avec des desseins si étranges qui

    échappaient à son ignorance, étant impuissante à reconnaitre les signaux de l’aide divine. Ce

    qui est certain, c’est que son mari si courageux marchait dans les rues, en usant les semelles

    de ses chaussures déjà rapiécées, sur les vieux trottoirs, dans toute la ville, en vendant

    des « jeux de bicho », jeu de hasard basé sur des animaux. C’était ainsi, s’arrêtant devant les

    portes de chaque maison ou magasin, voulant être profète, dévoilant des rêves aux contours

    diffus, interprétant des souvenirs de mémoires réchauffées, c’était ainsi qu’il arrivait à

    apporter quelque argent pour éviter que la faim s’installe avec des jambes croisées et les bras

    ouverts, sur la table de la maison avec trois mois de loyers en retard. Elle avait ramené dans

    la petite chambre du fond toutes les images de forts protecteurs. Yemanjá dans sa nudité mal

    couverte par les longs cheveux noirs, qui ressemblaient aux siens, et qui, comme Mère

    supposée – elle n’en était pas bien sûre– comprendrait son affliction devant l’insécurité

    d’élever ses enfants, de les voir éduqués et bien habillés. Elle avait ajouté aussi à son autel

    improvisé l’image en faïence de Saint George monté sur son cheval et dont la lance sans

    doute tuerait tout le mal qui éventuellement pourrait menacer sa famille. Et elle n’avait pas

    oublié Saint François d’Assise, protecteur des pauvres et opprimés, comme eux et leurs

    voisins. Et Notre Dame des Grâces, divine médiatrice, portant l’Enfant Jésus, et à qui Dieu

    disait oui à toutes ses demandes, c’était ce qu’on disait. Chacune de ces images étaient aux

    côtés de la Bible Sacrée, en édition de luxe, reluisante dans son doré ancien. Mais tout le bien

    ni tout le mal n’était connu des chrétiens, car le monde était vaste et l’humanité diverse. C’est

    pour cela, sachant qu’entre le ciel et la terre il devrait y avoir des mystères insondables, qu’elle

    a ajouté à sa légion d’intercesseurs l’image du « Vieux Nègre », qui même ayant connu

    l’horreur de l’esclavage ne s’était pas envenimé de haine et qui, méditant sur les choses de la

    vie, pendant qu’il fumait sa pipe, enseignait à vaincre l’orgueil, l’envie et l’intolérance, étant

    capable d’écouter les voix de ceux qui n’étaient plus sur terre. E, pour compléter la légion de

    souteneurs, elle avait apportée, achetée au marché, parcourant les baraques d’artisanat,

    l’image qui lui était si chère : le « Caboclo » (Métis/ Indien), le plus brave représentant de son

    peuple et de sa terre, à qui elle octroierait dorénavant la mission de devenir son plus cher

    conseiller devant de sujets apparemment banals, mais qui, s’ils n’étaient pas bien observés,

    pourraient provoquer des douleurs et des sortilèges de tout ordre. Elle a ainsi appris à

    connaitre et à utiliser des plantes et des racines, des fruits et des feuilles pour soigner les

    douleurs du corps et de l’âme et aussi les troubles de l’esprit. Pour cela, entourée de

    médiateurs, elle semblait avoir à chaque jour un peu plus de confiance, recouvrait des forces

    et les énergies pour affronter les incertitudes qui ne cessaient pas à la nuit tombante.

    Cet après-midi-là, veille de Noël, avec des yeux fermés et les bras ouverts, elle avait

    invoqué tous ses saints, sa légion de gardiens pour qu’ils intercèdent auprès de Dieu. Noël

    approchait et il fallait qu’un souffle de nouvel espoir réanime les coeurs de ses enfants,

    renforçant en eux la croyance dans la rénovation de l’amour sur terre. Elle dirait après que

    ce fut à ce moment-là qu’elle s’est souvenue du vendeur qui était passé en criant devant sa

    porte la semaine précédente, faisant qu’elle risque de brûler les haricots dans la casserole. Elle

    avait tressailli en entendant la forte voix, avait peur que ce fût le propriétaire de la maison

    exigeant l’argent du loyer. Non, ce n’était pas lui. Elle avait écouté ce que l’homme disait avec

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    un demi sourire et secouant la tête trois fois, niant comme Pierre. C’est pourquoi elle a rougi

    fortement. Respirant à fond, elle s’est signée et est sortie de sa chapelle improvisée ayant pris

    une résolution. Portant le bébé dans ses bras, et l’autre petite fille par la main, la tête baissée,

    elle traversa la Rue Direita, sentant dans le silencieux regard des femmes un sentiment qu’elle

    ne saurait jamais au juste si c’était de la compassion ou de la colère. Elle marchait avec des

    pas fermes, songeant qu’elle était protégée par ses enfants et par son alliance sur la main

    gauche, mais trouvant trop long le parcours. Ce n’est que quand elle est arrivée à l’Avenue

    Senhor dos Passos qu’elle a respiré moins agitée, bien que son coeur toujours étourdi palpitait

    encore fort. Regardant la carte de visite, elle a conféré le numéro de la maison. Elle a sonné

    et a remercié quand une femme aux cheveux coupés très courts a ouvert la porte. Elle a pensé

    qu’elle risquait trop en entrant en contact avec ces gens aux coutumes si différentes des

    siennes. Elle avait l’impression d’être sur un pont suspendu qui oscillait trop, soufflé

    fortement par le vent de l’est. Ne risquait-elle pas son honneur de femme mariée ? Elle était

    consciente des risques qu’elle courait à ce moment-là. Mais sa décision était prise, et elle était

    là. Pour être à l’abri des médisances, elle avait amené ses filles, des boucliers vivants qui la

    protègeraient au retour, quand elle aurait à traverser de nouveau la rue des putes. Elles

    seraient ses anges protecteurs, car une Mère avec un fils dans les bras, même le plus brutal

    des hommes ne la respecterait-il pas ? Respirant à fond, prise par une sécurité qu’elle ne savait

    pas au juste d’où venait ni pour quelle raison, elle est entrée dans le vaste salon plein de

    glaces, a confié Barbara à Aninha qui se regardait apeurée reflétée sur tant de miroirs, enivrée

    par tant de parfums, et elle s’est assise dans le fauteuil. Yeux fermés, elle a attendu que

    l’homme approche et lui touche la tête avec des mains douces, glissantes, sur ses cheveux,

    mesurant mèches par mèches, analysant fil par fil, pendant qu’il parlait à voix basse à l’autre

    femme. Et, retenant les larmes, même sans regarder, elle a essayé de demander qu’on ne lui

    laisse pas nue sa nuque, elle qui se croyait complètement nue quand son mari, dans la nuit

    tiède de désirs, soulevait ses cheveux pour le baiser amoureux. La petite fille, avec le bébé

    accroché à ses hanches, s’était approchée d’elle demandant Maman, tu pleures ? Séchant son

    pleur nerveux avec l’ourlet de sa robe, elle a souri avec tendresse à ses filles en disant que

    tout était bien, qu’elle pouvait s’asseoir. La femme lui a apporté un verre d’eau et souriait en

    disant, la pauvre, comme elle est bête ! Souffrir pour si peu, voyons ! Elle n’a rien dit, et a

    assisté à la dévastation de ses cheveux, un don qu’elle avait conservé jusqu’alors, fière de faire

    envie aux autres femmes, les portant toujours bien brossés et brillants, au tomber du jour, en

    se promenant bras dessus bras dessous avec son mari. Ou simplement parce qu’elle aimait

    voir son époux cacher son visage sous ce manteau pendant qu’il lui embrassait les seins, tout

    en trouvant dans son corps, comme il lui disait, les vacances méritées qu’il devrait avoir, le

    rafraichissement pour l’été torride des jours incertains. Elle s’est refusée à regarder le visage

    de l’homme, a voulu ignorer la main tendue dans un salut poli, a murmuré un merci sans

    emphase et a trainé ses fillettes. En portant Barbara serrée contre sa poitrine et tenant

    fermement la main de Aninha, elle les a laissées chez Maria Nina, qui la regardait entre

    étonnée et fière de la force de cette belle-soeur intrépide. Elle est retournée au centre-ville et

    est entrée dans le magasin de jouets, ensuite dans la Pâtisserie Aurora. Elle a marchandé à

    voix ferme, mais n’a pas eu peur de chicaner, presque en suppliant, devenue soudain gitane,

    dans les comptoirs des magasins. Dans la Boulangerie da Fé, elle a fait de nouveaux achats.

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    À l’Impératriz, elle a acheté une paire de chaussures neuves pour son mari. La fatigue n’était

    pas moindre que sa joie, qui dans un crescendo emplissait sa poitrine, enivrait son âme.

    L’après-midi finissait et une poignante émotion s’emparait d’elle, elle susurrait des prières,

    entonnait des cantiques pendant qu’elle marchait. Devant le regard étonné de ses voisines,

    elle souriait maintenant pleine de fierté, presque arrogante de son exploit, trainant derrière

    elle un caddie poussé par un porteur. Avant l’Angelus, toute ravie, elle avait déjà mis la table,

    un arbre improvisé dans le salon, où les images de ses Saints et entités entouraient un enfant

    Jésus entre des vaches, des brebis, des juments et des chameaux. Quand tous seraient rentrés,

    craintifs de la pauvreté, blessés par la joie consumériste des familles plus nanties, elle pouvait

    déjà imaginer la scène habituelle : Zorilda tenant ses deux nièces craignant de les perdre, les

    garçons devenant des adolescents, tous rentrant de l’école, et son mari rentrant Dieu sait

    comment, à la fin d’encore un après-midi, sa face basanée assombrie par la fatigue. C’est en

    pressentant l’expression qu’ils auraient quand ils auraient compris son geste insensé que toute

    crainte d’être censurée avait disparu de son coeur. Elle pourrait regarder son compagnon

    dans les yeux, sûre d’être comprise. Convaincue d’être une prêtresse et d’être connectée au

    Créateur, elle bénissait sa légion d’intercesseurs et se sentait aussi divinisée voyant que, en

    vendant ses cheveux, elle assurait l’espoir dans le coeur de sa famille, évitait que l’ombre du

    ressentiment pénètre chez elle. Elle venait de réinventer la Noël.

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    Bachianas brésiliennes

    Julio Cesar Monteiro Martins

    Avant de décéder soudainement le 24 décembre 2014, dans la ville de Lucca où il habitait, Júlio César nous a envoyé cette information qu’il aimerait voir publiée, et c’est pour cela que nous la conservons intégralement: Juio Cesar Monteiro Martins, écrivain, est né à Niterói, (Brésil), en 1955. Il a publié au Brésil les livres:

    TORPALIUM (contes), 1977 SABE QUEM DANÇOU ? (contes), 1978 ARTÉRIAS E BECOS (roman), 1978 BÁRBARA (roman), 1979 A OESTE DE NADA (contes), 1981 AS FORÇAS DESARMADAS (contes), 1983 O LIVRO DAS DIRETAS (essais), 1984 MUAMBA (contes), 1986 O ESPAÇO IMAGINÁRIO (roman), 1988.

    Il a publié en Italie, en 1998, le livre Il Percorso dell’idea (21 poèmes en prose, accompagnés de photos de Enzo Cei), et ses pièces de théâtre L’Isteria del Marmo et Il Galleriere ont été mises en scène dans ce pays. En 2000, il a publié Racconti Italiani, contes, Besa Editrice, Lecce, en 2003, La Passione del vuoto, contes, en 2005, Madrelingua, roman, et L’Amore scritto, fragments de récits et contes brefs, par la même édition. En 2002, il a participé avec les écrivains Antonio Tabucchi, Bernardo Bertolucci, Dario Fo, Erri de Luc et Gianni Vattimo, de l’ouvrage collectif Non Siamo in vendita – voci contro il regime (a cura di Stefania Scateni e Beppe Sebaste, prefazione di Furio Colombo, Arcana Libri / L'Unità, Roma). Il a participé de International Writing Program de l’Université de Iowa, USA, en 1979, représentant le Brésil. Il a reçu de la même Université le titre de Honorary Fellow in Writing. Il a été professeur de Création littéraire en narration au Goddard College (Vermont, USA), de 1979 à 1980, dans l’Atelier littéraire Afrânio Coutinho (Rio de Janeiro), de 1982 à 1989, dans l’Instituto Camões (Lisbonne), en 1994 et dans la Pontifícia Universidade Católica de Rio de Janeiro, en 1995. Il a été un des fondateurs du Parti Vert brésilien, en 1986, et a fait partie du groupe d’organisation des activités parallèles de la conférence mondiale de l’ONU sur le développement et environnement UNCED-92 (Rio-92). C’est un des coordonnateurs du mouvement d’écologie sociale Les Verts. Il a travaillé de 1992 à 1994 comme avocat pour le Centro Brasileiro de Defesa dos Direitos da Criança e do Adolescente, assurant la défense des “enfants de rue » de Rio de Janeiro et pressionnant la justice Brésilienne à punir exemplairement leurs assassins. Il vit actuellement en Italie, est Lecteur de Langue portugaise et enseigne Traduction littéraire à la Faculté des Lettres de l’Université de Pisa, depuis septembre 1996, et dirige des Laboratoires de Création littéraire en Narration et en Dramaturgie à Florence, Viareggio, Lucca et Pistoia. Il est Directeur de la Scuola Sagarana et de la Rivista Sagarana, qui ont siège à Lucca et filiale à Pistoia, et le coordonnateur des séminaires sur la « Letteratura Migrante Italiana », promus annuellement par la Région Toscane, depuis 2000. En 2011, a été publié par Libertà Editrice un volume critique dédié à son oeuvre, Un Mare così ampio – I Racconti in romanzo di Julio Monteiro Martins, de Rosanna Morace. En 2013, a été publiée son antologie de poèmes La Grazia di casa Mia, par Edition Rediviva, de Milan.

    – Fais gaffe aux tropiques, Gérard. Fais gaffe ! – Mais non. Vous autres, vous fantasmez bien trop. J’adore ces fruits colorés, ces arbres

    immenses, ces forêts si vertes, avec toutes ces plantes différentes... C’est si beau, si sensuel...

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    J’aime sentir le soleil brûlant sur ma peau et la nuit, cette brise tiède... J’aime jouer avec les singes. Ils sont amusants... Il parait qu’ils sont tout partout en train de nous regarder... J’aime passer la main dans la fourrure des petits animaux de la forêt... des pacas1, des paresseux...

    – Les singes et les autres bestioles amènent des maladies que personne ne saura soigner... Vois la réalité en face, Gérard. Les tropiques te détruisent. Regarde donc, tu transpires tout le temps, ta chemise est toujours trempée, ta peau est blafarde, ton visage bouffi...

    – Je ne ressens vraiment rien de ce que tu dis. Tu t’en fais pour rien... – La passion des tropiques est une vieille connaissance à moi. Je connais ses effets. Elle

    te rend aveugle. Comme un drogué qui, dans l’angoisse de la prochaine dose, nie dans sa tête les dommages physiques dont il souffre. Les tropiques sont une drogue, Gérard.

    – Je ne suis pas un drogué... C’est juste que je me sens plus heureux ici... – Alors, dis-moi : quand quelqu’un que tu n’as pas vu depuis quelque temps, un ou

    deux ans, vient te voir ici aux tropiques, quand il te voit, est-ce qu’il ne recule pas d’un pas, est-ce qu’il ne lève pas les mains à son visage et crie terrifié : Gérard !? C’est pas vrai ?

    – Oui, c’est tout à fait ça... C’est drôle… – Et tu crois que c’est quoi effraie tant les gens ? – Je sais déjà ce que tu vas dire. Ma déchéance physique... ou ma dégradation morale... – Les tropiques sont une lèpre. La Malédiction de Moctezuma existe. Mais l’Eldorado des

    sens que vous cherchez tous, il n’existe pas. Il n’y a qu’une grande araignée velue qui t’attend dans sa toile. Entre les arbres. Tu n’es qu’une proie de plus, tu ne comprends donc pas ? Tu déclines rapidement, tu es en train de te décomposer. D’ici peu, tu ne seras plus humain. La transformation a déjà commencé...

    – Arrête ! Je ne veux plus entendre tes histoires... quelle chaleur aujourd’hui, non ? – Il fait chaud, oui, et très humide. Il devrait y avoir un orage d’ici peu. – Je pensais faire une promenade jusqu’à la cascade. Mais j’ai laissé mes bottes à la

    maison... – Alors c’est mieux de remettre à un autre jour... – Non, je crois que je vais y aller quand même. Va par le chemin de terre, dans la

    bananeraie... C’est moins dangereux... – Non. La terre est encore très boueuse par là-bas. Il y a des passages où on s’enfonce

    jusqu’au genou. Je ne vais pas y aller par là. J’irai par la forêt. – Tu ne préférerais pas qu’on rentre ? Tu dois réparer le toit de ta véranda qui s’est

    écroulé. Avant que l’orage éclate. – Ça ne marchera pas. La charpente est toute pourrie. Le plafond s’écroule aussi à

    l’intérieur de la maison. Il faut que je répare tout. Demain j’y penserai. Maintenant je vais à la cascade.

    – Je sais que tu n’aimes pas ce que je dis... mais attention, Gérard. Prends un peu soin de toi...

    – Allo, Gérard? – Allo, qui c’est? – Gérard, c’est Ivan. Tu te rappelles de moi ? Le P’tit Ivan, Directeur des Facultés

    Réunies Geremário Couto... – Il est très tôt... Quelle heure est-il ? – Il est déjà une heure de l’après-midi. Réveille-toi, j’ai quelque chose à te dire...

    1 Rongeur de la famille des agoutis, chassé pour sa chair savoureuse

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    – Je suis déjà réveillé. Parle plus fort, la liaison est merdique. – Bon, écoute, voilà, nous fermons temporairement la filiale de Vassouras et celle de

    Pedra negra. Tu n’auras plus de cours à donner. Tu as entendu ? – J’ai entendu. C’est bon... Écoute ! Je suis passé hier près de l’immeuble d’Itacuçu. Ce

    bâtiment est en ruine. Le mur extérieur s’est écroulé. Comment tu penses encore réunir les gens là-bas ? On ne peut même pas y accéder. C’est une fichue jungle…

    – Itacuçú aussi a été fermé. Je vais chercher un autre endroit pour réunir tout le monde… Écoute, j’ai ton chèque. Mais tu ne pourras l’encaisser qu’au début du mois prochain, c’est bon pour toi ?

    – C’est bon... P’tit Ivan, viens faire un tour ici. On boira quelques coups de gnôle et on parlera. Amène les deux filles, tu sais ? Amène la petite brune pour moi…

    – La petite ?... – Oui, celle du Pará, qui m’a appris à danser la lambada… Ça, c’est une poulette qui

    donne du bon bouillon…

    – Mais le truc, c’est que tous les bus sont en grève et je n’ai pas de voiture. C’est mieux d’attendre la fin de la grève…

    – Non, prends un taxi, je paye. Secoue la petite et dis-lui que… Allo ! Allo ! Ça a coupé… merde ! C’est foutu… tant pis…

    – Ah, comme j’aime rester ici sur la véranda après le déjeuner, je prends l’air, j’écoute

    les oiseaux. Ça fait du bien de rien faire… Ces plantes sont énormes… Cette grimpeuse2, là, je l’ai plantée la semaine dernière. Elle a déjà poussé, elle s’est enroulée sur la corde à linge et déjà elle s’accroche aux poutrelles de la maison. Répare seulement quand elle aura grandi plus, quand ses feuilles seront plus grandes.

    – Sûr, c’est beau à voir... mais ces grimpeuses sont une plaie. Elles poussent vite et après c’est difficile à couper. D’ici quelques jours, elle va s’enrouler autour de la maison et la lumière n’entrera plus. La plante étouffe tout, elle prend l’air de la maison…

    – Mais elle est si belle... si forte… – Tu vas voir... ces grimpeuses font tout exploser. Regarde là, elle entre déjà par le

    plafond. Je vais soulever les tuiles et les arracher. Les pousses sont vigoureuses et poussent de deux, parfois de trois largeurs de main par nuit. Si j’étais toi, j’aurais tout de suite pris un grand couteau et j’aurais coupé cette plante…

    – Quand elle aura poussé plus. Maintenant, non…. – Quand elle aura poussé plus, tu ne pourras plus la couper. Mais c’est ton problème… – Quatre heures... regarde mes mains... cette saloperie de tremblement commence déjà.

    Maintenant c’est comme ça tous les après-midi. Vers quatre heures, quatre heures et demie, la crise commence, tout mon corps tremble, des sueurs froides, je claque des dents… et puis vers cinq heures et demie, ça s’arrête…

    – Il faut que tu te soignes de toute urgence, Gérard... Tu ne peux pas rester comme ça. – Non, c’est normal. Le corps s’habitue. Avec le temps, il se soigne tout seul. D’ici peu,

    quand le tremblement commencera, je prendrai un verre de gnôle et je lui botte le cul... La nuit sera de toute beauté…

    – De la gnôle, ouais ? Tu vas donner un cours avec le P’tit Ivan le semestre qui vient ? – Rien du tout. Tout a été annulé. Le P’tit Ivan a téléphoné hier. Je m’en doutais. Çà

    tombe en morceaux là-bas. Tu sais, j’ai décidé que je ne donnerai plus jamais de cours. Je suis

    2 Plante grimpante Pothos – Scindapsus aureus

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    61

    trop fatigué maintenant pour rester debout deux heures de suite, à parler, dans cette chaleur… on dirait que le ventilateur de la salle de classe, en plus de faire un boucan énervant, disperse la chaleur, nous jette l’air chaud à la figure, nous dessèche la bouche, les yeux… non, je ne vais plus donner de cours dans ce taudis, non. J’en ai assez...

    – Qu’est-ce que tu vas faire alors ? – Je ne sais pas encore. Un ami à moi, de Suisse, m’a demandé de lui acheter quelques

    pierres semi-précieuses. Des aigues-marines, des tourmalines, et même des saphirs ou des émeraudes, si j’en trouvais par ici. Je crois que c’est ce que je vais faire… Tu me passes une de ces cigarettes. Cette fièvre me rend nerveux…

    – À Lavras dans l’Espírito Santo, tu achètes ces pierres pour quasiment rien, par poignées…

    – Mais c’est très difficile d’aller par là pour le moment. La route est horrible, presque impraticable. J’ai appris qu’une barrière était tombée près de Lombardina et ça a provoqué un embouteillage de plus de deux cents camions. Ça fait déjà deux semaines qu’ils sont coincés là-bas…

    – Bon, j’ai quelques pierres chez moi. Si tu veux essayer d’en vendre à ton ami… – Ah super ! Tu en apportes quelques unes demain que je voie. Je vais lui passer un

    télégramme, vu que le téléphone est bloqué pour le moment… tu sais quand ils vont le réparer ?

    – C’est difficile à dire... Le personnel de l’entreprise est en grève, il exige une revalorisation salariale de 12%, ce qui a augmenté les niveaux de l’inflation et provoquer la démission de toute la direction. L’entreprise dit qu’elle n’a pas les moyens de répondre aux exigences des grévistes puisque la majorité des abonnés est en retard de plus de trois mois pour payer leur facture. La grève va durer…

    – C’est tout le monde qui est sans argent pour payer les factures, aussi... et pourquoi payer si, en plus le téléphone ne marche pas ?

    – Ouais... Pas la peine de se prendre la tête avec ça… Les bus sont toujours arrêtés… Personne ne peut aller au boulot et les patrons ne peuvent rien faire, même pas décompter les jours chômés… j’ai appris que chez Bayer, ils envoient des voitures d’entreprise pour chercher les employés chez eux… Mais, Gérard, si tu veux envoyer ton télégramme demain, je peux louer un taxi…

    – Non pas demain, j’ai bien le temps… La semaine prochaine, je passerai à la poste et je l’enverrai… tu amènes les pierres demain... Je veux voir les pierres d’abord… Non, pas demain, dimanche… Dimanche, c’est mieux… Demain, il y a quelqu’un qui vient ici… Tu vois ce que c’est…

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    Apatrides

    À ma mère et mes sœurs, et à Manuela. Luciano Penelu

    Luciano Penelu a un diplôme en Lettres – Anglais et est inscrit au Master en Littérature et

    Diversité Culturelle à l’UEFS. Parmi ses prédilections se trouvent la littérature, la musique,

    le football et les jeux de toutes sortes.

    «La récolte est commune, mais le labourage est solitaire».

    João Guimarães Rosa

    Crue

    1.

    Dans toutes les directions, je ne vois que la mer sombre. Parfois je pense que la crue a

    consommé le monde entier.

    La maison résiste grâce à l’office ingrat que j’ai pris en charge : avec une bassine, je

    retire l’eau qui coule par les fissures de la porte et je la jette à nouveau à la mer par la fenêtre.

    Mon repos n’est jamais supérieur à quelques minutes car aussitôt la crue arrive à mes

    chevilles, ce qui me fait travailler encore plus exhaustivement pour amoindrir ses effets.

    Je crois que je ne me suis jamais dédié à une autre activité. Je ne sais même plus quand

    tout cela a commencé. Je ne sais rien non plus sur les autres maisons, personnes, voitures. Je

    me surprends de connaître l’existence de telles choses car il me semble que je ne les ai jamais

    vues. Mémoire. Comment est-ce que je peux ne pas en avoir ? Cette maison m’est très

    familière, pourtant je n’arrive pas à avoir de souvenir lié à elle. Des meubles, il n’y en a pas.

    Le seul meuble est cette armoire-là, inaccessible, verrouillée avec douze cadenas et entourée

    de grosses chaînes.

    Tout cela me semble irrémédiable. Je jette un coup d’œil autour et je cherche une sortie,

    mais je suis aussitôt pris par une angoisse croissante. Je dois me remettre au travail, éviter la

    crue. Mais je suis fatigué. Une fatigue soudaine que je n’ai jamais ressenti. Je dois m’asseoir

    même si ce n’est qu’un peu.

    2.

    J’ai dormi. Je ne sais pas si je rends grâce ou si je me maudis d’avoir dormi assis. En

    me réveillant, je me rends compte que l’eau est arrivée à ma poitrine. Je me mets debout et

    je cours pour attraper la bassine qui flotte librement par la pièce. Un trousseau de clés. Un

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    trousseau de clés dans la bassine. Douze clés. Douze clés ? J’oublie les eaux et je me dirige

    vers l’autre pièce.

    Malgré les mains tremblantes, je ne prends que quelques minutes pour ouvrir les

    cadenas. Dans l’armoire, des papiers. Des cahiers, des journaux intimes, des photos. Celui-ci

    ne peut être que moi. Le reflet de l’eau sombre ne me permet pas d’avoir une notion exacte

    de mon visage, mais ce que j’ai vu ressemble beaucoup à ce type dans les photos.

    J’en ai pris beaucoup de temps, distrait avec les papiers. J’ai dû lire beaucoup de pages,

    mais rien dont je me souvienne. Ni les photographies, les enfants, les animaux, j’ignore tout.

    À rien ne m’a servi cette paperasse. Quelque chose bloque mon esprit.

    Je ne me suis pas rendu compte que les eaux ont reculé. Ce sera la fin de la crue ? Je

    reviens à la pièce, plein d’espoir. Cependant, la crue, encore une fois, commence déjà à forcer

    son passage par la porte. J’ai besoin de la bassine. Tout va monter à nouveau. Non, je n’ai

    besoin de rien. Si la maison devait subir une inondation, elle serait déjà sous les eaux et,

    d’ailleurs, peu m’importe, au diable tout cela.

    Je m’assieds en attendant une clôture. La pièce est en train de submerger. Je suis lié à

    un destin incompréhensible. Peu m’importe vivre ou mourir, que tout finisse alors une fois

    pour toutes. Néanmoins, l’eau n’a pas dépassé mes épaules. La force qui la faisait monter

    s’est évanouie, et elle coule par la porte sans aucune hâte. Mais qu’est-ce que cela signifiera ?

    La mort n’est pas venue, mais je me sens bien. Pleurer me ranime un peu. À la fenêtre,

    je laisse couler les larmes, pendant que l’inondation envahit la maison et recule à nouveau

    aussitôt après. Plus calme, je peux raisonner mieux. Je réfléchis sur tout ce qui m’arrive, et

    quelque chose me dit que les réponses que je cherche ne sont pas ici. J’ai besoin d’une

    résolution. Décidé, je me lance à la mer.

    3.

    Je suis toujours en train de nager depuis le saut. Cela fait un bon moment que la maison

    est disparue dans l’horizon. Je n’arrive pas à savoir combien de temps, car il n’y a pas de jour

    ou de nuit ici. Le ciel reste toujours orangé comme dans un crépuscule.

    Je ne vois pas le soleil, je ne vois que les eaux sombres de cet océan.

    Pèlerinage

    1.

    La vérité est que nous n’étions pas en train d’arriver à nulle part. Depuis que nous

    sommes partis – il n’est pas possible d’en affirmer quand – le désert est tout ce que nous

    avons. Des dunes et des terres basses, une plaine de temps en temps. Nous marchons avec

    difficulté, car le sable engloutit facilement.

    Quand nous sommes entrés dans le désert nous étions cinq, et nous étions pleins

    d’espoirs, vu que le destin était prometteur. C’était l’ancien de notre vallée qui nous a montré

    le chemin. Il disait que nous étions des types spéciaux et que la vallée, où l’on menait une vie

    paisible, n’avait plus rien à nous offrir. Allez, il a exhorté, allez, car la soif que vous avez ne

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    peut pas se rassasier ici, il y a tout un autre monde au-delà du désert, où des jeunes comme

    vous dévoilent les mystères de la vie.

    Et nous nous sommes allés, sous des protestations exacerbées de nos pères.

    2.

    Aussitôt après nous nous sommes désespérés. Déjà dans les premiers moments du

    périple, nous avons ressenti que le cours naturel des choses était ébranlé. Nous avons marché

    sans cesse et le soleil est resté parqué dans le firmament, comme il l’était quand nous avons

    quitté le village, dans une position que nous avons calculée comme étant proche du milieu

    de l’après-midi. À ce point-là, tout semblait trop exténuant, et nous avons vite consumé

    toutes nos provisions. À la fin de ce que nous avons supposé être le quatrième ou le

    cinquième jour, il n’y avait plus d’eau, et la nourriture diminuait jusqu’à ce que rien ne restât.

    Ismaël, l’un des plus jeunes, pris de frayeur, s’est même mis à pleurer. Assis autour de lui,

    nous avons essayé de lui convaincre que nous avions besoin de continuer car, à ce moment-

    là, si nous avions essayé de retourner, nous allions crever à cause de la faiblesse qui s’installait

    dans nos corps bien avant d’arriver à la maison. Nous avons réussi à lui faire changer d’avis

    et il s’est mis d’accord pour poursuivre le voyage. Craignant le pire, nous avons décidé

    d’imprimer un rythme plus accéléré à la marche, qui s’est poursuivie sans intervalle pendant

    un long tronçon.

    3.

    C’est moi qui a interrompu la course, si je ne me trompe pas. Nous tenions le même

    rythme, il y avait déjà longtemps, sans eau ni nourriture, et néanmoins nous poursuivions.

    J’ai sondé les compagnons et tous avaient la même impression : nous marchions pour des

    jours, depuis notre dernière halte et l’incident avec Ismaël, et nous restions fermes. Qu’est-

    ce que cela voulait dire ? Pourquoi nous n’étions pas morts ? Tous ont haussé les épaules.

    Élisée a été le seul à présenter une suggestion, peut-être que nous n’avions besoin de plus

    rien, peut-être que nous étions maintenant comme le temps ou le ciel, immuables.

    Personne ne voulait croire à cela, ni essayer de comprendre. Nous n’avons pas fait de

    commentaires, nous avons juste repris les bagages sur le dos et nous sommes repartis. Il

    semble que nous avons fini par accepter cette condition-là. Nous avons voyagé sans cesse et

    personne ne se plaignait de faim ou de soif. Je ne me souvenais plus comment étaient telles

    sensations. Avec le temps, nous avons fini par laisser derrière nous nos attirails. Des

    couvertures pour un froid qui n’arrivait pas, des couverts pour la nourriture qu’il n’y avait

    pas, tout a été laissé, même les sacs. Nous nous sommes mis à voyager sans rien du tout.

    Des mois ou des ans après (je m’efforçais encore pour calculer le temps – inutilement),

    nous ne nous sommes pas surpris quand Ismaël s’est soudain laissé tomber sur le sable. Nous

    nous sommes arrêtés et nous l’avons observé un peu. La tête basse, il prenait du sable dans

    ses mains, les mettait devant ses yeux et laissait les filets de grains couler entre ses doigts.

    Nous avons compris son geste. Il n’allait pas poursuivre. Comme il n’y avait plus de

    sentimentalisme, nous l’avons laissé derrière nous.

    4.

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    Nous étions quatre. Je crois qu’aucun d’entre nous n’avait plus d’espoir d’arriver à un

    endroit quelconque. Nous n’avons pas arrêté la marche, mais nous avons commencé à nous

    éloigner les uns des autres. Je crois que, comme moi, ils marchent sans but. Il n’a pas pris

    longtemps pour que je ne puisse plus discerner mes compagnons.

    Parfois je voulais crier, pleurer, maudire le ciel et l’enfer, ou même abandonner. Mais

    je pense à Ismaël, resté sur le chemin et qui certainement est encore au même endroit, en

    faisant la même chose. Je pense aussi à l’ancien de notre village, qui maintenant ne doit être

    qu’un tas d’os dans une fosse immonde, lui et sa sagesse. Alors je décide de poursuivre. Il se

    peut que les autres se soient aussi désistés, ou que quelqu’un soit finalement arrivé à quelque

    part, mais je ne peux pas le savoir, et je ne conçois pas une autre sortie. Il faut continuer.

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    L’esthétique, le sucre de canne et le

    sucre d’érable Patrick Imbert

    Informações sobre o Patrick Imbert, Ph.D., (1974). Professeur éminent de l’Université d’Ottawa et Directeur de la chaire: «Canada: enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir». Il a été Président de l’Académie des Arts et Sciences humaines de la Société royale du Canada et est Vice-Président de la Cité des cultures de la paix. Il a publié 300 articles et 43 livres sur le transculturalisme, l’exclusion/inclusion et la littérature québécoise ainsi que de 5 fictions. Il est le directeur d’un projet financé par le CRSH intitulé «Les histoires qui nous sont racontées: des narrativités causales à l’instant transculturel dans les littératures contemporaines: échapper à l’exclusion»

    La cafétéria de Camp Fortune, la station de ski familiale proche d’Ottawa, lui offrait

    derrière les baies vitrées, dans la chaleur humide ouverte au paysage enneigé, un confort

    douillet qui complémentait l’atmosphère d’une vie matérielle agréable et de l’amour d’Édith

    et de ses bons amis d’ici et de diverses parties du monde.

    C’est dans cette chaleur molle qu’il attendait Marina, sa merveille, le rêve de son cœur,

    sa petite fille résistante et souple, son bonheur incarné. Une Marina choyée, pleine de joie

    dans une vie familiale intense et chaleureuse. Marina, sa skieuse au grand cœur, la fille chérie

    de son amour immense pour Édith, la femme de sa vie, devrait bientôt arriver après avoir

    descendu la longue pente couverte de neige crissante.

    Comblé, il rêvassait, fort de ses 45 ans, à son arrivée comme immigrant de France au

    Canada lorsqu’il avait 20 ans. Il avait débarqué de l’avion d’Air Canada en 1970. Bientôt

    c’étaient les événements d’octobre, la vague du nationalisme québécois et le meurtre de Pierre

    Laporte par les terroristes du Front de libération du Québec. Après quelques mois où tout

    l’enchantait, il avait commencé à ressentir un malaise face à certains étudiants qu’il verrait,

    pleins de haine, rejeter tous ceux qui étaient différents, l’Anglais, le Juif, le Noir. Et les

    francophones avaient leur contrepartie anglophone qui rejetait automatiquement les gens

    différents, les francophones, les Chinois, les Noirs. Alors, il pensait aux murs gris des classes

    qu’il avait connues lors de son enfance parisienne et à la vacherie de certains professeurs,

    marxo quelque chose, gaullo autre chose, à la rosserie fondamentale de beaucoup d’entre

    eux, réduits à une idéologie primaire et à leurs frustrations vindicatives dans leurs petits

    costumes gris anthracite ou bleu marine. À cette époque déjà, il avait hâte de partir au Canada

    pour se perdre dans la poudrerie et le silence des futaies.

    Il y était maintenant dans ce Canada qui lui avait apporté un sentiment de relaxation

    immédiate face à des défis dont il savait qu’il pourrait les surmonter. Dès son arrivée, il s’était

    inscrit à l’Université d’Ottawa, une université calme et bien équipée avec des centaines de

    milliers de livres accessibles dans ses bibliothèques. Quelques années plus tard, diplôme en

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    67

    poche, il avait trouvé un emploi et avait décidé d’acheter un bungalow situé dans un demi-

    cercle calme et propre en vendant les pièces d’or, des pesos mexicains en or, que lui avait

    données sa tante Marguerite avant de mourir. De plus, il avait épargné ferme pour acheter

    un immeuble de trois appartements qui lui assurerait un revenu supplémentaire. Il était

    conscient que ce désir provenait du traumatisme du taudis qu’il avait rencontré chez tant de

    ses camarades d’école. Il se consacra ainsi à louer des appartements en parfait état dans un

    marché qui n’avait rien à voir avec la situation de pénurie parisienne. La concurrence était

    vive mais l’édifice était situé tout près du centre-ville, dans un endroit où il y avait toujours

    un locataire potentiel. Il vivait ainsi de mieux en mieux et satisfaisait les désirs de bien-être

    des gens dont la situation temporaire ne les inclinait pas à devenir propriétaires. C’était de la

    sociologie appliquée à l’organisation de l’espace. L’espace était un monde de jouissances

    possibles qui allait du bien-être intime à la capacité de favoriser des rencontres stimulantes.

    En cela, il surmontait les frustrations de son enfance dominées par les rues grises et

    pluvieuses de la capitale française peu propices à l’épanouissement des enfants. Il se souvenait

    aussi du papier peint à grosses fleurs passées qui couvraient un des murs «classé» de

    l’appartement du septième arrondissement où il vivait de concert avec les souris qui couraient

    sur les planchers de bois.

    Déjà, à l’époque, il préférait l’art postmoderne beaucoup plus ludique. Il épinglait sur

    les murs séculaires de l’appartement toutes les étiquettes publicitaires de Camembert,

    Coulommiers et autres produits du terroir enfermés dans leurs boîtes en bois. Elles lui

    permettaient de transformer ce mur en patchwork d’art vif. C’était très réussi. La

    consommation fermière d’une nature bovidée raffinée par les savoirs séculaires lui avait

    donné son premier musée imaginaire. Plus tard, il vivrait une expérience similaire, lorsque,

    professeur de sociologie reconnu, il irait donner des conférences dans les universités au Brésil

    et qu’un collègue lui ferait rencontrer des instituteurs et des enfants des favelas. Ce qu’il

    manquait aux enfants, en plus des carences alimentaires ou vestimentaires et du matériel

    pédagogique, était l’esthétique. Il avait remarqué qu’aucun contestataire, qu’aucune bonne

    âme charitable n’abordait ce thème. Et pourtant, de la publicité au musée, de la décoration

    intérieure au parc, l’esthétique est partout chez les gens aisés. Mais elle est refusée aux exclus

    alors que la lumière et la couleur sont les bases des activités intellectuelles comme des

    originalités créatrices et émotionnelles.

    Par la pauvreté, la grisaille, la crasse, les murs et le bric-à-brac du dépotoir, les sociétés

    plongeaient les enfants dans une nuit sans étoile, dans une brume sans lune. Tous, dans ces

    favelas, étaient heureux des livres aux couleurs vives et des images qu’il apportait et qui,

    bientôt, se trouvaient collées sur les murs en planche des baraques. À chaque fois, ce geste

    lui rappelait le sien décorant le mur de sa chambre, dans l’univers des vieux appartements

    parisiens exigus. Alors, il redoublait d’effort pour communiquer des arcs-en-ciel à ces jeunes

    afin qu’ils conservent leur capacité de rêver à d’autres mondes qui ne seraient pas uniquement

    pris dans les clichés d’un état de fait ou d’une contestation limitée par le désolant d’un

    quotidien carcéral. Il voulait les aider à conserver l’espoir en un espace d’expansion, corollaire

    de la confiance en soi.

    Grâce aux affiches splendides qu’on lui avait données, des vues de Brasilia ou des

    abords de l’Amazonie, plus les affiches de Patrimoine Canada montrant un ours traversant

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    la transcanadienne dans les Rocheuses, le centre ville de Toronto et une maison sous la neige

    dans les Laurentides, il avait captivé les enfants de Rio de Janeiro. Il avait eu la chance de

    passer deux heures, trois jours de suite avec eux. Certains ne parvenaient pas à apprendre à

    écrire. Alors, il avait eu une idée géniale. Il avait acheté un sac de vingt kilos de sucre de

    canne. Vers dix heures quand il arriva, les enfants commençaient à avoir faim. Il couvrit les

    tables de sucre et montra aux petits doigts à se promener dans le sucre en traçant des formes

    qui, petit-à-petit devinrent des lettres cursives à imiter. Pas des lettres capitales car elles

    arrêtaient le parcours du doigt. Les lettres cursives permettaient de folâtrer, de tracer son

    propre chemin dans le savoir. Les enfants avaient le droit de se lécher les doigts aussi souvent

    qu’ils le voulaient au début. Après une demi-heure, seulement après avoir tracé une lettre

    bien formée, ils purent se lécher les doigts. Maria lui demanda soudain s’il était très riche

    quand elle vit tout ce sucre répandu sur les tables; Petra lui demanda si c’était ça un pays du

    Premier monde et si on enseignait à lire à tous les enfants comme ça au Canada. Sans attendre

    la réponse, elle affirma qu’elle voulait un jour enseigner au Canada dans la neige avec du

    sucre. De la neige toute blanche avec du sucre tout blanc aussi comme chez les riches. Au

    bout des trois jours, les doigts étaient collants, les joues barbouillées, les dents peut-être un

    peu plus cariées, mais les papilles gustatives étaient heureuses, les estomacs ronronnaient et

    toutes et tous savaient écrire quelques lettres sans problème.

    Cette expérience brésilienne l’avait ramené, ému, à son enfance. Comme pour ces

    jeunes dont les bidonvilles étaient périodiquement menacés par les bulldozers de la légitimité

    étatique dont les plans urbains profitables étaient bouleversés par ces abris, il avait fini par

    être chassé avec ses parents de son musée imaginaire. Le propriétaire était avide de gagner

    plus dans le monde parisien de la pénurie locative bien entretenue par la politique et les

    politiciens. Il avait alors saisi que l’horreur du système social est de forcer les gens à tenter

    de s’accrocher à des espaces désolants parce qu’il n’y a rien d’autre. Le comble de l’horreur

    est de contraindre les gens à défendre avec énergie et argent des lieux qui nient la vie, l’humain

    et le bien-être. Cette expérience, il l’avait diffusée largement afin que les jeunes puissent

    reconnaître des situations comparables au-delà des stéréotypes diffusés par les télévisions et

    les magazines. Surtout, pour qu’ils pensent à conserver, dans des environnements de boue

    et de pollutions délétères, une aspiration à l’aérien et au léger qui resterait la source de leur

    efficacité et de leur joies futures. Qu’ils rêvent à une nature belle et fraîche afin qu’ils

    continuent à fabuler pour échapper aux poids conjugués de l’écrasement bureaucratique,

    politique, social et économique.

    C’est à ce moment crucial que Marina apparut. Il ouvrit la bouteille thermos et Marina

    but le chocolat chaud au lait de soja sucré au sirop d’érable. Cela lui fit des moustaches givrées

    autour des lèvres. Il les lui essuya avec un carré de soie Hermès d’Édith, celui qui représentait

    Jacques Cartier découvrant le Canada. La douceur de la soie redonna des couleurs aux

    commissures des lèvres de Marina qui reprit le chemin du remonte-pente. Une skieuse dans

    la quarantaine l’avait regardé faire. Elle retira ses lunettes protectrices et lui demanda ce que

    penserait son épouse d’utiliser ce foulard comme une serviette. Il lui répliqua que la beauté

    est attirée par la beauté et qu’il était entouré de beauté dans sa famille. Voilà qui maintint à

    distance la séductrice à temps partiel.

  • REVISTA CADERNOS

    DO SERTÃO

    Revista Digital do Blog Cadernos do Sertão

    Universidade Estadual de Feira de Santana - Feira de Santana, v. 1, p. 66-69, 2018

    69

    Marina repartie vers le télésiège, il songea à sa vie avec Édith, son intense québécoise.

    Lui et Édith avaient été très bons ensemble tout de suite. La passion avec la compassion. Ils

    avaient su créer une vie intime qui protège du monde. Voilà qui avait évité à Marina les

    tendances qu’affiche parfois une situation à tendre vers le concentrationnaire. Et il pensait

    au film La vie est belle où le père protège son fils des horreurs du camp de co