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TERMINOLOGIE DES SCIENCES DES RELIGIONS ET VOCABULAIRE ANTHROPOLOGIQUE Retour sur l'abstrait et l'empirique dans le répertoire conceptuel Lionel Obadia Editions Karthala | Histoire, monde et cultures religieuses 2013/2 - n° 26 pages 41 à 57 ISSN 1957-5246 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2013-2-page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Obadia Lionel, « Terminologie des sciences des religions et vocabulaire anthropologique » Retour sur l'abstrait et l'empirique dans le répertoire conceptuel, Histoire, monde et cultures religieuses, 2013/2 n° 26, p. 41-57. DOI : 10.3917/hmc.026.0041 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Karthala. © Editions Karthala. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 18h41. © Editions Karthala Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 18h41. © Editions Karthala

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TERMINOLOGIE DES SCIENCES DES RELIGIONS ET VOCABULAIREANTHROPOLOGIQUERetour sur l'abstrait et l'empirique dans le répertoire conceptuelLionel Obadia Editions Karthala | Histoire, monde et cultures religieuses 2013/2 - n° 26pages 41 à 57

ISSN 1957-5246

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2013-2-page-41.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Obadia Lionel, « Terminologie des sciences des religions et vocabulaire anthropologique » Retour sur l'abstrait et

l'empirique dans le répertoire conceptuel,

Histoire, monde et cultures religieuses, 2013/2 n° 26, p. 41-57. DOI : 10.3917/hmc.026.0041

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DoSSierHistoire, Monde & Cultures religieuses n°26 Juin 2013

Terminologiedes sciences des religionset vocabulaire anthropologique

Retour sur l’abstrait et l’empirique dansle répertoire conceptuel

lionel obadia

Professeur en anthropologieUniversité Lyon 2

L ’anthropologie des religions, comme c’est d’ailleurs le cas pourbien d’autres sciences religieuses, est affectée d’un curieuxsyndrome : à en lire les productions, on croit discerner une

certaine unité terminologique dans sa désignation et son analyse de cequi relève du religieux. Mais à s’y pencher de plus près, elle est affectée,comme beaucoup d’autres champs de la connaissance en SciencesHumaines et Sociales, par une certaine dispersion sémantique : religion,croyance, rite… entre autres termes, possèdent certes un même noyauconceptuel, sans jamais toutefois revêtir très exactement les mêmessignifications, ni faire l’objet des mêmes usages, ni avoir la mêmeportée heuristique selon le contexte d’emploi et les faits ou les plansde la réalité auxquels il réfèrent – et c’est heureux. Car c’est toutl’intérêt des sciences humaines que de s’engager précisément dans unincessant processus d’affinement de son appareillage conceptuel auregard des réalités sociales et historiques sans cesse mouvantes de lareligion – sans parler de ses variations géographiques et culturelles quisupposent d’infléchir le sens d’un terme en fonction de réalités biencirconscrites : la croyance, la religion, le rite, la coutume, n’admettant pas

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exactement les mêmes significations selon leur domaine d’applicationempirique et théorique selon qu’on parle de croyance chrétienne etdonc religieuse, de rite juif et donc lié à une certaine praxéologieconfessionnelle, aux traditions musulmanes qui illustrent une certainefidélité à des ensemble de prescriptions culturelles et proscriptionscultuelles…

Reprendre le dossier relativement classique, et surtout trèsabondamment renseigné, de la terminologie des sciences des religionspeut apparaître comme une reconduction de cette tendance trèscommune et pour le moins rébarbative des sciences humaines et socialesqui consiste à passer en revue les significations associées aux termesafin de leur conférer un sens pertinent et opératoire pour l’analyse – àcirconscrire un espace de définition et d’usage. Mais la définition n’estjamais une chose aisée, ni chose nécessaire. Plus intéressante est laquestion de savoir si, par-delà la définition elle-même, ne se dissimulentpas d’autres logiques qui participent de l’usage, de l’abandon ou dela redécouverte de certains termes pour décrire et analyser lescomportements religieux. C’est précisément l’objectif de cet articleque d’en tracer quelques aspects, mais dans le champ particulier del’anthropologie. Après avoir souligné quelques modalités de sélectionet de définition des concepts en anthropologie des religions, et quelquesenjeux sous-jacents à leurs usages, on proposera ici des éléments deréflexion sur la difficulté – ou pas – de conférer un sens théoriqueou une utilité descriptive aux termes conceptuels, en fonction deleur opérationnalité factuelle. En d’autres termes, on ramènera ici leproblème du choix et de la définition des concepts au rapport que les« mots » entretiennent avec les « choses » pour paraphraser la célèbreformule de Michel Foucault.

Le sens des termes : définition et usage

L’impératif de définition, dit-on, est un préalable ou une conditionindispensable à la réalisation d’une recherche. Pourtant, la question de ladéfinitionfinit par épuiser le sens des termes dans une sorte de tautologiepermanente : car pour énoncer clairement les modalités par lesquelleson va «définir » un terme conceptuel, encore faut-il s’entendre sur ce que«définir » veut dire et donc donner une… définition de la définition1.La définition fait également encourir un risque d’essentialisation duconcept en l’enfermant dans l’encyclopédisme : dire ce qu’est la religion,le rite ou la croyance en référence à un répertoire de sens légitimeparce que consigné dans une tradition intellectuelle, dans la fixationdu texte «officiel », tend à suspendre la dynamique du changement de

1. Gérard Lenclud, «L’illusion essentialiste : pourquoi il n’est pas possible de définir lesconcepts anthropologiques », L’ethnographie, 91(1), 1995, p. 147-166.

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signification dans un empilement d’exposés lexicaux. L’encyclopédismeconcentre les usages en une série de sédiments heuristiques : ce quesignifiait et désignait la « religion » à la naissance du christianisme (unculte alternatif au judaïsme), lors de la conversion de l’Europe (unethéologie et une liturgie exclusiviste et expansionniste), au Moyen-Âgeet lors des guerres confessionnelles (un registre de croyance distinctifd’autres et mobilisé pour des enjeux politiques), pour enfin revêtir uneacception plus individuelle à partir du xvIIIe siècle – laquelle se centrerasur l’idée de foi.

La notion de religion selon Émile Durkheim et Max Weber

La démarche est complexe mais n’est pas impossible à mettre enœuvre – tout dépend de la manière dont la définition s’inscrit dansle processus de connaissance. Pour ne prendre qu’un exemple, maisnon des moindres, deux grandes figures de la sociologie des religions,mais dont l’œuvre a eu un impact sur toutes les sciences du religieux,incluant l’anthropologie, nommément Émile Durkheim et MaxWeber, n’ont pas réservé le même sort à la notion de « religion ». Ilest notoire que l’ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)contient, dans les premiers chapitres, une tentative de définition de lareligion qui présentera la désormais classique formule « Une religionest un système solidaire de croyances et de Pratiques relatives à deschoses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiquesqui unissent en une même communauté morale, appelée Église,tous ceux qui y adhèrent »2. À l’opposé, et bien qu’il ait tout autantmarqué de son empreinte théorique les sciences du religieux, la partiede l’ouvrage Économie et Société de Max Weber (1972) qui traite de lareligion s’achève sur un effort très limité de circonscrire la religiondans un cadre définitionnel – le sociologue allemand se limite toutau plus à souligner quelques lignes de définition contemporaines deson œuvre3. La différence de traitement d’un même vocable s’expliqueaisément : les deux auteurs n’avaient pas le même projet intellectuel, et,partant, leur rapport aux concepts était différent. Chez Durkheim, ily a la volonté de trouver, derrière l’analyse sociologique et historique,la nature même de la religion (qui sera définie comme « sociale »), d’oùl’absolue nécessité pour lui de donner une définition de la religionavant que d’en examiner les formes sociales. À l’inverse, chez Weber,l’idée est de se servir de la religion comme moyen d’accéder auxvariations du social (individu, communauté, société) d’où un accentplus fortement placé sur l’exploration sémantique des sociabilités quesur celle de la religion. Pour résumer très grossièrement, on peut mêmedire que pour Durkheim, la sociologie cherche la religion derrière lasociété, pour Weber, elle cherche la société derrière la religion, et l’un a

2. Émile DurKheIm, Les formes élémentaires de la religion, Paris, puF, 1985 (1912), p. 65.3. Ses «définitions sociologiques de la religion», Économie et Société, Paris, Plon, 1971.

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livré une sociologie donnant lieu à une définition de la religion, l’autreà une sociologie donnant lieu à une définition de la sociologie via lareligion. On comprend dès lors pourquoi l’un s’est évertué à définirla religion selon des critères précis, l’autre s’est contenté d’en dégagerune définition nominale sans critères précis. En réalité, évidemment,il y a dans l’œuvre de Durkheim une définition toute aussi rigoureusedes concepts du social que le sont les aspects théoriques de la religiondéveloppés par Weber dans l’ensemble de ses écrits.

Enjeux d’une définition de la religion

Les logiques et modalités de définition procèdent en outre d’uncertain nombre de contraintes en ce qu’elles ouvrent à des champsdes possibles qui ne sont pas infinis. À propos du concept de religion,l’anthropologue Melford Spiro4 avait rappelé qu’une distinction qui vautpour la philosophie s’applique aussi aux autres savoirs et notammentà ceux de l’anthropologie, celle qui distingue entre définition nominale(lorsque le terme est utilisé dans la communication ordinaire, faitl’objet d’un minimum de consensus et n’a pas besoin d’explicationsupplémentaire) et définition réelle (lorsque le terme est au cœurd’un dispositif de connaissance et quand son usage en appelle à uneexplicitation précise des critères de définition). Si souvent les sciencesreligieuses réfèrent à des nominalismes, quand le terme est suffisammentexplicite pour ses utilisateurs, c’est en revanche dès qu’on s’affronteà une définition réelle que les choses deviennent compliquées. Dansun article aux développements très importants mais au rayonnementmalheureusement trop confidentiel, Gérard Lenclud avait soulignéle caractère processuel de la définition et l’ensemble des opérations(de condensation théorique, de synthétisation méthodologique,d’opérationalisation heuristique…) qui entourent la formulation desconcepts5, ces opérateurs dynamiques de la pensée scientifique.

Yves Lambert, en sociologue, a quant à lui bien noté le péril demise en abyme dans une quête inachevée de définition des termesdes sciences religieuses, et au premier rang, la notion de religionelle-même : la très mentionnée « tour de Babel » des définitions ne cessede voir ses fondations sapées par la variété des approches et des critèresretenus6 tant et si bien qu’on finit par faire perdre le fil, déjà ténu, duprocessus de définition. Le terme de religion est, évidemment, un casd’école en la matière. En dresser une carte sémantique devient unexercice pour le moins facile et attendu, à l’image de celui qui consisteà souligner les variations de sens attachées aux usages d’un concept

4. Melford SpIro, «Religion. Problems of Definition and Explanation », M. Banton (dir.)Anthropological Approaches to the Study of Religion, London, Tavistock, 1966, p. 85-126.

5. G. Lenclud, op. cit.6. Yves Lambert, «La “Tour de Babel” des définitions de la religion », Social Compass, 38 (1),

1991, p. 73-85.

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dont la transposition hors du contexte du monothéisme occidentaldemeure des plus hasardeux : c’est précisément ce qu’affirme DanielDubuisson, faisant suite aux remarques d’Émile Benveniste à propos del’intraductibilité de la notion de religion, lorsqu’il évoque la « vocationanthropologique incertaine » du concept de religion7, qui, en l’état,ne rend entièrement pas compte de la manière dont des formes decroyances et de pratiques cultuelles non-occidentales s’organisent horsdu domaine très balisé des monothéismes d’Occident. Au premierécueil de la plasticité de la notion de « religion », s’ajoute alors le piègerelativiste qui peut amener à en abandonner l’usage. Si la « religion »est ici doublement indéfinissable (sur le plan théorique commeidiomatique), alors par extension, le reste du répertoire des sciencesreligieuses doit l’être aussi, par solidarité sémantique entre la catégoriegénérale (religion) et les catégories dérivées (croyance, rite, coutume,sacrifice, etc.).

Retour sur les concepts : nouvelles pistes

Si le retour sur concepts peut apparaître comme un débat éculédans les sciences religieuses, de la religion ou des religions, ressassantéternellement la circularité des logiques et modalités de définition destermes érigés au rang de concepts, il reste encore, fort heureusement,quelques nouvelles pistes à ouvrir ou du moins à creuser en rapportsaux nouvelles orientations épistémologiques des sciences sociales desreligions, qui se livre toujours plus à une historiographie politique desconcepts, visant à non seulement à dégager les conditions et modalitésde fabrication des catégories conceptuelles de l’étude du religieux(« religion », « rite », etc.), mais aussi et surtout les enjeux de pouvoirsous-jacents à leur formulation en tant que concepts (impérialismeintellectuel, « provincialisme» colonial, conflits de paradigmes...)8. Ainsiles discussions sur le vocabulaire en sciences religieuses nécessitentsurtout un retour sur les conditions idéologiques et sociales designification, plus que sur une simple mise à plat (décontextualisée)du concept et de ses critères. En clair, il y a finalement peu d’intérêtdans la définition et un peu plus dans la restitution des modalitésd’usages dans un contexte donné, dans le sens où, Dietrich Korsch l’abien montré en estimant que les concepts sont dotés d’une « féconditéhistoriographique et idéelle » dans le sens où ils possèdent généralement« une composante historico-politique et une composante philosophico-théologique »9.

7. Daniel DubuIsson, L’Occident et la Religion, Bruxelles, Complexe, 1998.8. Talal Asad, Genealogies of Religion. Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam,

Baltimore, Johns Hopkins University Press, 19939. Dietrich Korsch, «La crise du concept de religion aux alentours de 1890 », Revue de

l’histoire des religions, 214-2, 1997, p. 183-224.

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Il n’est en rien obligatoire d’emprunter cette voie, certes féconde,mais qui peut, si elle se réduit à l’examen historiographique du conceptrisque fort de faire oublier la réalité à laquelle le premier réfère. À forcede discuter des concepts comme abstractions et d’explorer les logiquesdes milieux universitaires, on encourt le risque d’enfermer la réflexiondans un circuit fermé sur lui-même. Et il y a sans doute là à la foisun espace fécond et un piège pour la pensée – le risque de produiredes discours contraints à se situer sur un plan de méta-scientificité quine produit pas de nouvelles connaissances mais révise simplementles outils des études sur le religieux. Fort de la connaissance de cesdéveloppements, on peut aussi songer à un retour sur la pertinenceempirique des concepts – et c’est ce à quoi s’attèlera en partie cet article.

Les progrès, marquants ou plus discrets, qu’ont connus les sciencesdu religieux sont toujours peu ou prou liés à des débats qui ont étélancés ou poursuivi à l’occasion de discussions autour de la définitionde concepts : l’émergence d’une nouvelle catégorie d’analyse ou lerenouvellement de son champ sémantique. Le terme de « religion »n’a cessé de se voir accorder des significations différentes, de mêmeles termes qui lui sont associés. Mis au défi de sa pertinence dans uncontexte « post » (postmoderne, postindustriel, postséculier et doncpostreligieux), la religion s’est trouvée diluée dans une terminologiealternative « sagesse », « éthique » et surtout « spiritualité » dontl’inattendu succès, qui le situe au rang de concept clef des théoriesde la posmodernité religieuse10, amènent même certains à conjecturerune véritable révolution intellectuelle et religieuse, le « tournantspirituel »11. Ou comment un changement terminologique, dans cecas, engendre ou accompagne un changement paradigmatique : parceque le monde « post » n’est plus religieux comme il l’était auparavant(institutionnellement, idéologiquement, politiquement...), mais l’estquand même sous des formes différentes (individualisées, partiellementsécularisées, dé-théologisées, dé-dogmatisées...), il fallait bien trouverun substitut à la religion qui s’applique à des régimes de croyance oud’adhésion qui participent de la religion sans en revêtir les atours lesplus « traditionnels » (formes dogmatiques et institutionnalisées) : etdans ce sens, c’est le terme de spiritualité qui est censé le mieux incarnerce substitut empirique et conceptuel12.

10. Cf. Kieran FlanaGan, Peter C. Jupp (dir.), A Sociology of Spirituality, Aldershot (UK),Ashgate Publishing, 2007.

11. Dick houtman, Stef aupers, « The Spiritual Turn and the Decline of Tradition: TheSpread of Post-Christian Spirituality in 14 Western Countries, 1981-2000 », Journal for theScientific Study of Religion, 46(3), 2007, p. 305–320.

12. Cheryl DelGado, « A Discussion of the Concept of Spirituality », Nursing ScienceQuarterly, 18 (2), 2005, p. 157-162.

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Du destin incertain des concepts

Pour autant, tous les termes des sciences religieuses ne connaissentpas un même destin et, pour nombre d’entre eux, la fortune théoriqueaura dépendu d’autres paramètres, liés aux inclinations et aux choixdes milieux savants. Il est ainsi des termes qui n’ont pas su trouverleur usage et sont restés limités à un emploi discret : c’est par exemplele cas du concept de « participation » dégagé par Lucien Lévy-Bruhl,qui rend compte d’un certain état d’être dans la relation au sacré (plusque relevant uniquement d’un engagement pratique dans la ritualité13),et dont la postérité aura fait long feu – il est le seul à l’avoir théoriséet même utilisé – et depuis, le terme est rangé dans la catégorie unpeu honteuse des termes relégués au rang de concepts « historiques »qui n’ont plus d’intérêt que généalogique… D’autres, plus nombreux,ont connu des fortunes aléatoires, en étant d’une période à l’autrealternativement délaissés ou exhumés et réutilisés pour peu qu’onestime que leur capacité heuristique n’est pas totalement épuisée. Leterme de « surnaturel », qui fut un temps en vogue dans les sciencesreligieuses, est actuellement nettement moins couru mais il connaîtpour un notable regain d’intérêt. Émile Durkheim en avait fait un termeclef de sa théorie, en montrant sa relative modernité14, Lévy-Bruhl,encore, lui avait assigné comme fonction inverse de rendre la naturemême de l’univers mental et social des « primitifs »15. Mais ce n’est pasen vertu de cette localisation sur l’échelle de l’histoire des idées que leterme est redevenu à la mode : c’est parce que, malgré son caractèrequelque peu équivoque (sur le plan idéologique) et nébuleux (sur celuide la théorie), le « surnaturel » continue de se voir gratifié d’une capacitédescriptive en matière et de mécanismes mentaux (ce qui explique sarésurgence dans le champ des sciences cognitives16) et de représentationssymboliques (ce qui permet de comprendre pourquoi le terme connaitun regain d’usage en ethnographie17 mais aussi en sciences littéraires)18.D’autres encore, se maintiennent sans rencontrer de problèmethéorique majeur, et admettent au gré des usages des variations desens et d’objet, comme c’est le cas du concept de « rite », dont lesoccurrences lexicales sont nombreuses de la psychologie à l’histoire,en passant par la science politique et l’anthropologie, et s’étendent ducomportement pathologique et compulsif (en psychologie) jusqu’à la

13. Frédéric KecK, « Causalité mentale et perception de l’invisible. Le concept departicipation chez Lucien Lévy-Bruhl », Revue philosophique, n° 3, p. 303-322.

14. Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit.15. Lucien lévy-bruhl, La mentalité primitive, Paris, Alcan, 1922.16. Cf. les travaux de Scott Atran, In Gods we Trust. The Evolutionary. Landscape of Religion,

New York, Oxford University Press, 2002.17.Comme le montrent le numéro spécial de la revue Anthropological Forum, consacré à cette

thématique (13/2, 2003) ou celui plus récent des Archives de sciences sociales des religions, toujourssur le même concept (n° 145, 2009).

18. Christian ChelebourG, Le Surnaturel – Poétique et écriture, Paris, Armand Colin, 2006.

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performance collective culturellement codifiée (pour la sociologie etl’anthropologie)19. Dans tous les cas, la notion de « rite » semble bienmoins sujette à des disqualifications théoriques, pour des raisons tenantsans doute à sa plus grande « factualité » que celle de religion, certes, àfondement empirique, mais sous bien des aspects (tenant notammentaux objets de croyances) nettement plus abstraite.

On le voit donc, les concepts de l’anthropologie des religions peuventtour à tour se maintenir à l’usage ou être relégués de manière temporaireou durable (on n’ose dire «définitive »). La dynamique des concepts,qui relève d’un côté d’options tout à fait rationnelles (fondées sur lapertinence ou l’opérationnalité des termes) peut se révéler d’un autrecôté tout aussi dépendante de dimensions bien moins objectives et plusrelatives, en fonction de choix particuliers opérés par les communautéssavantes dans leurs préférences théoriques et méthodologiques. Leretour du « rite » au premier rang des analyses et préoccupations ensciences sociales et historiques, qu’elles confinent d’ailleurs ou pasau religieux, a été bien signalé comme lié au mouvement parallèle desécularisation des sociétés modernes occidentales : plus la religion etses formes, notamment praxéologiques, semblaient se retirer de lascène sociale et du paysage culturel des sociétés occidentales engagéesdans une modernité sécularisante, plus elles suscitaient de l’intérêt pourles sciences humaines20.

Le plurilinguisme théorique de l’anthropologie des religions

Nombreux sont les termes des sciences religieuses qui trouvent leurorigine dans la matrice latine du christianisme primitif, ce qui les rendtributaires de débats sur le caractère ethnocentré, voire monothéocentrédu vocabulaire descriptif et conceptuel de ces champs de connaissance.Le point a déjà été largement exploré et discuté, il n’est sans doute pastrès utile d’y revenir en détail – c’est un invariant de l’anthropologie etmême de l’histoire des religions, lorsqu’elle se fait comparative, que dele souligner. Simplement, il n’est sans doute pas superflu de rappelerqu’à ce titre, il a été plusieurs fois souligné, et avec des conclusionsdifférentes, que le concept de « religion » et par extension un grandnombre de termes associés échouent à rendre compte de la singularitéde formes non-occidentales de cultes et des croyances21.L’histoire (des historiens) a de son côté pointé du doigt un autre

problème majeur : derrière la permanence du terme (ses usageslexicaux), les variations sémantiques du terme de religion et le répertoire

19. Cf. Martine SeGalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, coll. 128, 2005.20. Catherine Bell, Ritual : Perspectives and Dimensions, New York, Oxford University Press,

1997.21. Cf. Les travaux de Daniel dubuIsson (1998) et ceux de Talal asad (1993) déjà tous

deux mentionnés ici.

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associé («croyance », etc.) sont également tributaires de l’histoire etdes transformations qui ont affecté, dans un même creuset culturel,celui de l’Occident monothéiste, le sens et l’usage de la « religion ». Ledébat autour de la notion de « religion » est ainsi éclairant : il montrequ’historiquement, dans le monde chrétien, la « religion » connaît unglissement significatif, de l’identité d’une tradition (le monothéismenaissant cherchant à se distinguer des autres cultes sémitiques ou desanimismes rencontrés lors de son expansion européenne)22, vers unculte organisé sous la forme d’une Église, puis à partir de la Réforme etdes guerres confessionnelles du xvIIe siècle, de l’exercice du culte versune conception nettement plus internaliste, comme foi intériorisée,une signification qui se maintiendra jusqu’à récemment23, de la mêmemanière que la notion de « croyance » a changé de statut, de nature etde localisation au fil des siècles, elle qui était un simple opérateur defiguration du sacré (représentationnelle, donc) dans l’espace public, elleest devenue constitution privée de la foi et l’utiliser pour décrire desconvictions actuelles procède à l’évidence d’une méthode rétrospectivequi ne rend à l’évidence pas justice des développements très particuliersde croyances, désormais plus fluctuantes et moins assurées de cesocle de certitude qu’est la foi24. Le modèle internaliste de la croyanceréférant quant à lui à ce modèle chrétien de la religion, l’application del’un comme de l’autre au domaine de la comparaison des variationsde ce qu’on appelle la religion ou le religieux est fondamentalementenfermé dans un monothéocentrisme que d’aucuns considèrent commepréjudiciables à l’analyse25.

Les choix conceptuels de la sociologie

Dans ce sens, il y a une double critique historique et anthropologiquedu concept de religion, comme de celui qui lui est le plus régulièrementassocié, celui de croyance. Pour contourner l’impasse des déterminismesthéoriques liés à ces configurations linguistiques, les sociologues ontopté pour une dés-essentialisation des concepts : le « religieux » a succédéà la « religion » et le « croire » à la « croyance » afin de rendre comptede la plasticité de la catégorie dans le cadre de ses usages sociaux etacadémiques26. C’est aussi dans le cadre d’une critique de l’épistémologiede la sociologie que Jean-Claude Passeron avait souligné, il y a de cela

22. Selon l’interprétation historique la plus couramment utilisée en matière d’étymologie,cf. L. ObadIa, La religion, Paris, Le Cavalier Bleu, 2004.

23. D. Korsch, op. cit. , p. 186, après Ninian Smart, Religions of the West, New Jersey, PrenticeHall, 1993.

24. Wilfred Cantwell SmIth, Faith and Belief, Princeton, Princeton University Press, 1979.25. C’est la critique que Talal Asad (op. cit.) adresse à la définition de la religion de Clifford

Geertz, dans son célèbre texte « Religion as a cultural system », The Interpretation of Cultures :Selected Essays, New York, Basic Books, 1973, p. 87-125.

26. Danièle HervIeu-LéGer, La religion pour mémoire, Paris, le Cerf, 1993.

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trente ans maintenant, que la dispersion du vocabulaire scientifiquecorrespondait à l’éclatement théorique des disciplines qui les utilisent27.Un manque d’unité, estimait-il, qui éloignait d’autant plus les sciencessociales du statut de « sciences » qu’elles contribuent bien plus que lessciences naturelles, à fabriquer qu’à rendre avec objectivité les réalitésqu’elles sont supposées éclairer. Mais le langage qui n’arrive pas, selonPasseron, à faire accéder les termes au rang de concepts théoriques,n’est pas que contraint par son caractère « naturel » et le fait qu’ilcharge préalablement d’une sédimentation historique de significationstous les termes utilisés par les sciences sociales, les rendant « lourds »de leur héritage28. Ce langage les inscrit surtout dans les idiomesindo-européens, ceux-là même qui fondent l’héritage du christianisme àpartir duquel sont nés l’idée de religion et ses dérivés lexicaux29.

Les difficultés propres à l’anthropologie

Pour l’anthropologie, les problèmes ne se posent pas exactement dela même manière qu’en sociologie ou qu’en histoire, deux disciplinesfoncièrement plus familières des monothéismes d’Occident que d’autressystèmes religieux – même si les travaux comparatifs de Max Weberet d’Émile Durkheim montrent le contraire pour la sociologie, et quel’histoire des religions s’est souvent fondée, avec Vernant, Dumézil ouEliade, sur des traditions pré-monothéistes. Parce que l’anthropologies’est (d’abord) déployée sur les terres « exotiques » des mondesnon-occidentaux évidemment, qui étaient, il y a encore quelquesdécennies, peu traversés par les monothéismes (ce qui est désormaisun temps révolu tant les « religions mondiales » ou universelles ontcolonisé les terres polythéistes, comme l’a souligné André Mary30), ilétait donc attendu que les réalités cultuelles – à défaut de les qualifiera priori de « religieuses » – que l’anthropologie allait explorer étaientd’une nature différente : cultes locaux, polythéismes, avec un statut etune localisation du divin ou du sacré parfois radicalement différentsde ce que l’Occident en connaît via les traditions judéo-chrétiennes,ce sont des mondes spirituels, géographiques, culturels et linguistiquesdifférents que la discipline comparatiste a ouvert, suscitant ses propresproblématiques.

Il serait alors quelque peu réducteur de dire que tout le vocabulairedes sciences religieuses est entièrement enchâssé dans la matrice

27. Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnementnaturel, Paris, Nathan, 1991.

28. Cf. parmi d’autres contributions, celle de Philippe Boutry, «Tradition et écriture : uneconstruction théologique », Enquête, 2, second semestre 1995, p. 39-58.

29. Émile BenvenIste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. II : pouvoir, droit, religion,Paris, Éditions de Minuit, 1969.

30. André Mary, « L’anthropologie au risque des religions mondiales », Anthropologie &sociétés, «Terrains d’avenir », 24 (1), 2000, p. 117-135.

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lexicale du latin et l’anthropologie, à l’évidence plus que d’autreschamps disciplinaires, a laissé s’installer des termes empruntés àd’autres langues : la baraka arabe, le nirvana sanscrit, le tabou polynésien,le mana mélanésien, le hau maori, le shaman toungouse, pour ne citer quequelques exemples, sont des termes d’usage courant. Or précisément,c’est là qu’intervient la démarche épistémologique de l’anthropologie,au plan des concepts (et donc du projet de connaissance que la disciplines’est assigné) : il s’agit de traduire ces termes, selon une double attente.En premier lieu, la traduction doit être de nature sémantique : il s’agitde faire passer un terme d’une langue à une autre, en lui conservantsa signification, c’est-à-dire, des éléments de son contexte de sens.D’où de vastes discussions sur la nature magique du mana31, mais aussiquelques réductions de sens significatives à propos du nirvana – perçucomme une « béatitude » alors qu’il est « extinction ». En second lieu, ils’agit d’ériger ces termes au rang de concept, et donc, de leur conférerun certain nombre de traits distinctifs qui permet de les appliquer àl’interprétation d’autres contextes que ceux d’usages initiaux : c’estainsi que le tabou est devenu « interdit », le mana la « magie contagieuse »,le shaman tout « médium pratiquant la transe », etc. Un processus de« déculturation », donc, par lequel les concepts s’universalisent (aumoins potentiellement) tout en se simplifiant pour ne conserver que desaspects formels par lequel ils se voient dotés d’un pouvoir descriptif etexplicatif ou heuristique. Ce sont ces mêmes termes vernaculaires quisont érigés au statut de systèmes sur la base d’un construit néologiquefondé sur la racine idiomatique des mots : totem devient totémisme,chamane fait chamanisme, Bouddha constitue la base du bouddhisme, etc.dans cette frénésie qu’avaient les sciences sociales naissantes au xIxe

siècle et en particulier l’anthropologie, d’esprit de système et de volontéde tout inclure dans des catégories générales32.

On le voit donc, il y a en anthropologie des religions des questionssimilaires à celles qui se sont posées aux autres sciences du religieux(la dispersion du sens de ses concepts hérités de la matrice latine etchrétienne des sciences de l’Homme occidentales), mais également desproblématiques bien particulières, qui contribuent à faire de la sciencedu comparatisme culturel un domaine à part, avec des segments largesde son répertoire conceptuel emprunté aux langues locales (et nonplus latines) une particularité qui n’est d’ailleurs pas une chasse gardéetant ces même mots se sont rapidement déployés hors des frontièresdes sciences. Une dynamique « nomade » qui participe toujours plus del’éparpillement (géographique et sémantique) des termes des sciencesreligieuses…

31. Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, puF, 1950.32. Stanley J. TambIah, Magic, Science, Religion, and the Scope of Rationality, Cambridge,

Cambridge University, Press, 1990.

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Quand les termes sortent de leur contexte académique :de la «vie sociale des concepts»

L’une des particularités du vocabulaire des sciences religieuses, quiest de plus en plus souvent notée mais encore peu analysée, et quipermet d’approcher de manière plus concrètes les modalités et enjeuxde fixation du sens des concepts, est en effet leur capacité à la circulation,ou au « nomadisme » pour reprendre l’expression, très utilisée maisforgée dans un autre contexte, par Isabelle Stengers33. Les mots dessciences religieuses circulent en effet, avec des effets paradoxaux : leurextension lexicale entraîne des effets de mode, mais aussi d’importantesvariations de sens. D’un registre disciplinaire et d’usage à l’autre, lesmots n’ont pas exactement le même sens et c’est ce sens de l’exactitudequi révèle que des « emprunts » confinent au barbarisme. J’en veuxcomme exemple un terme défini une première fois par Claude Lévi-Strauss dans le cadre de son analyse anthropologique des mythes etqui a migré vers la sociologie des religions : je veux parler du vocablede « bricolage ». Exemple-type de ces transitions de sens parallèles detransferts de terminologie, le «bricolage » concerne, sous la plume deLévi-Strauss, les modalités par lesquelles la pensée mythique des sociétéstraditionnelles va associer des éléments apparemment disparates maisnéanmoins contraints du point de vue linguistique (des « morceaux »de mythe comme autant de pièces de puzzle) en les agglomérant pourforger un nouveau récit ou pour enrichir un corpus existant34. Le mêmeterme a trouvé, bien des années après, une toute autre significationdans l’argumentaire des sociologues des religions, à propos des attitudes« modernes » des individus face aux croyances et pratiques religieuses :chez Danièle Hervieu-Léger, qui n’est pas la seule à avoir employé ceconcept, mais qui a largement contribué à le populariser en sociologie,le bricolage est devenu cette manière très subjective qu’ont les acteurssociaux des sociétés occidentales de choisir et de disposer de lareligion35, en la constituant « à sa propre sauce » où chacun est maître deses choix et compose un « menu »36. Entre les logiques prédéterminéeset traditionnelles de la pensée mythique, et les instrumentalisationsmoderne et en mode individualiste des techniques spirituelles, l’écartest grand et pourtant c’est non seulement le même terme, mais en outrela sociologie réfère explicitement à la source anthropologique pourjustifier l’emploi de ce terme. On se trouve ici dans un cas particulierde glissement et de coagulation de sens – qui en arrive à faire oublierque sous le terme «bricolage », on trouve finalement deux logiques

33. Cf. Isabelle StenGers (dir.), D’une science à l’autre. Des concepts nomades, Paris, Seuil, 1987.34. Claude LévI-strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.35. D. hervIeu-LéGer, op. cit.36. Jean-Louis SchleGel, Religions à la carte, Paris, Hachette, 1995.

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différentes à l’endroit de la religion, l’une sur le plan des mécanismesgénéraux de la pensée, l’autre sur celui des pratiques d’acteurs.

Fluctuations dans les usages

C’est la raison pour laquelle j’en avais finalement appelé, dans lecontexte de l’ethnologie, à une prise en compte de ce que j’avais appeléla « vie sociale des concepts », c’est-à-dire, des manières dont les termesdes sciences de la culture et des religions sont non seulement empruntésà des champs de connaissance parfois très contrastés, mais sontégalement soumis à des fluctuations d’usage : ils peuvent purement etsimplement disparaître du vocabulaire d’une discipline ou être reléguéà un plan secondaire au gré des engouements ou des répulsions d’unecommunauté savante, sous les coups de boutoir d’assauts théoriques ouplus paisiblement par diminution de l’intérêt pour un concept37. C’estle cas par exemple des concepts de « totémisme » et d’« animisme »qui ont, un temps, disparu de l’horizon lexical de l’anthropologie desreligions, mais pas pour les mêmes raisons. Le totémisme, conceptclef de l’anthropologie de la fin du xIxe siècle, désignant une relationgénéalogique avec un animal mythique (le totem) et des proscriptions(endogamie et interdit alimentaire) subi dans la première moitié uneattaque en règle de la part de l’ensemble de la communauté savante,pour finalement se trouver définitivement révoqué par Claude Lévi-Strauss au milieu du xxe siècle38. C’est son absence de correspondanceformelle avec la réalité empirique qui a sonné le glas du totémisme, quis’est rapidement vu qualifié d’invention d’ethnologue.

Cette même « vie sociale » renvoie ainsi les concepts del’anthropologie à des logiques de qualification/disqualification/requalification qui ne réduisent pas la pertinence à des élémentsd’expertise strictement opératoires – comme c’est par exemple lecas du shamanisme, une notion dont le champ sémantique sembles’élargir ou se réduire au gré du degré de précision conceptuelle queles chercheurs veulent lui assigner, et en particulier sa différenciationd’avec la « possession spirituelle », auquel il s’apparente mais aveclaquelle il ne se confond pas39. Il y dans les préférences conceptuellesde l’anthropologie des paramètres déterminant les ondulations dans unsens (disqualification) ou dans l’autre (requalification). L’« animisme»,cette création théorique particulière de la plume du fondateur de

37. L. ObadIa, « La diffusion occidentale du bouddhisme. À propos de “vieux vins”et de “nouvelles bouteilles” : la diffusion “transnationale” du bouddhisme et l’amnésieethnologique », O. LeservoIsIer, L. VIdal (dir.), L’anthropologie face à ses objets, Paris, ÉditionsArchives Contemporaines, 2007, p. 41-56.

38. L. ObadIa, « Le totémisme “aujourd’hui” ? » Anthropologie et sociétés, 36 (1-2), p. 279-295.39. Comme l’a montré à de multiples reprises Roberte Hamayon, notamment dans son

ouvrage majeur : La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Sociétéd’ethnologie, 1990.

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l’anthropologie, Edward Tylor, en 1871, était à l’origine un termedescriptif pour désigner ce culte primitif des forces surnaturelles, etn’était lui pas beaucoup plus armé que celui de « totémisme » poursatisfaire ce critère de pertinence par empiricité, et pourtant c’est d’unemanière plus paisible que le terme a fini, dans un laps de temps encoreplus court, par perdre son potentiel descriptif et explicatif et tombergraduellement aux oubliettes de l’anthropologie en même temps quele cadre théorique par lequel il prenait sens, l’évolutionnisme – mêmesi, bon an, mal an, il demeurait quelques utilisateurs convaincus quiréféraient encore et toujours à l’animisme comme nominalisme. Il afallu que les thématiques écologiques (de l’écologie politique comme del’écologie scientifique) s’invitent au premier plan de l’agenda des sciencessociales contemporaines pour que le « vieux » concept d’animismeressurgisse en force40. Mais entre le sens que lui conférait Tylor auxIxe siècle, et la frénétique référence à un « animisme écologique »d’Harvey, incarnation d’une spiritualité postmoderne nourrie auxdiscours et aux représentations d’une vaste crise environnementale41,parle-t-on encore de la même chose ? Le concept n’a-t-il pas alors glissévers quelque chose d’autre, qui s’assimile plus à un raisonnementanalogique qu’à une fonction descriptive et explicative ?

L’anthropologie des religions – ou le vocabulaire de l’anthropologiedes religions – est prise, comme en sociologie et dans d’autresdisciplines, par ce qu’il a été dénommé depuis quelques années et aprèsJacques Bouveresse, les « vertiges de l’analogie ». Sous cette expressionse regroupent un certain nombre de questions cruciales à propos de lapertinence de termes religieux lorsque ceux-sont utilisés pour désignerdes pratiques, attitudes, ou croyances qui ne sont pas à première vueet à proprement parler « religieux » (ce qui suppose de convoquer unépineux débat sur ce qu’on entend par « religieux », ce que le manque deplace interdit néanmoins d’aborder).

Le sport est-il un rituel religieux ?

Cette tendance a surtout marqué les années 1980 et 1990 (même sielle ressurgit occasionnellement ici ou là) et a en particulier concernéles notions de rite, et par extension, de religion. Si le langage naturela installé, en Occident monothéiste, l’idée qu’il n’est de rituel quereligieux, depuis le xIxe siècle, d’abord, mais au xxe siècle, surtout, enraison d’une double sécularisation – sociale et scientifique – le rites’est autonomisé du sacré42 avant qu’il ne lui soit de nouveau associé,après avoir été sécularisé. Le débat autour du sport en général et dufootball en particulier, qui a d’ailleurs été principalement nourri par

40. Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture, Paris, Gallimard, 2005.41. Graham Harvey, Animism: Respecting the Living World, New York, Columbia University

Press, 2006.42. Claude rIvIère, Les rites profanes, Paris, puF, 1995.

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l’anthropologie à l’occasion, dans les années 1980 et 1990, illustre sansdoute le mieux cette question : le match de foot est-il ou non, dans laperspective du comparatisme, une sorte de rituel religieux des tempsmodernes ? Le match de foot présente en effet des traits similaires àceux d’un rite religieux, et par une extension que d’aucuns ont trouvéféconde, d’autres trop rapide, le football apparaît même comme unevéritable religion du xxIe siècle43. L’anthropologue Marc Augé a, enFrance, lancé la réflexion dans le sens d’une confusion des ontologies,en pronostiquant un avenir résolument spirituel à une festivité collectivepourtant née du mouvement sportif, donc foncièrement séculière44.La sociologue britannique Grace Davie avait évoqué l’effervescencedes stades – côté supporteurs – pour estimer qu’il s’agissait là d’une« surrogate religion » (religion de substitution)45. Il n’en a pas fallu pluspour que l’idée que la référence elliptique au religieux ne se transformeen argument sérieux dans le sens d’une approche « métaphorique » de lareligion qui signifierait bien plus que de référer métaphoriquement aureligieux : elle supposerait qu’en toile de fond c’est le religieux lui-mêmequi, perdant de sa consistance sociale et idéologique, serait engagé dansune véritable « métaphorisation » de lui-même46. Mais pour fécondequ’elle soit, cette approche risque fort de faire toujours plus glisser ladispersion des concepts vers le verbiage abstrait et académique queClifford Geertz considérait comme une impasse pour la pensée47. Et lamoindre des prudences doit néanmoins prévaloir en ce qui concerne leslogiques d’usages et les degrés de factualité des concepts – ce n’est pasparce que Gramsci parle de la science comme d’une « sorcellerie » qu’ily a équivalence formelle entre les deux et que la pratique des sciences(ici « dures ») génère chez les « blouses blanches » des tentatives d’actionsur le social en convoquant le surnaturel via des sorts et des rituelsincantatoires. Chez Gramsci, l’idée de « sorcellerie supérieure » qu’ilévoque à propos de la science, réfère essentiellement à la nature desattentes (en matière d’efficacité) qu’elle suscite : comme la sorcellerie,on attend beaucoup d’elle, même si elle échoue souvent…

43. Pour les avis prudents par rapport à ce rapprochement, voir : C. BromberGer, Le matchde football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille. Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maisondes sciences de l’homme, 1995.

44. Marc AuGé, « Football : de l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat,n° 19, février 1982, p. 59-67.

45. Voir la présentation qu’en fait D. HervIeu-LéGer, op. cit.46. Jean SéGuy, « Modernité religieuse, religion métaphorique et rationalité », Archives des

sciences sociales des religions, 67 (2), 1989, p. 191-210.47. Clifford Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, trad. D. Paulme, Paris, puF,

1986.

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lionel obaDia

En guise de conclusion :revenir aux concepts «proches de l’expérience»

Cet article n’avait pas seulement vocation à ressasser les habituelsproblèmes qui se posent à la définition des concepts en anthropologiereligieuse : cela a déjà été maintes fois fait par ailleurs et la rengaines’inscrit au final dans une sorte de « ronronnement académique » qui n’apas énormément d’intérêt, sauf à baliser les possibles et les impassesen matière de précision terminologique. En anthropologie, pas plusqu’ailleurs, la définition des concepts n’est chose aisée. Gérard Lencludaffirmait dans un article au titre évocateur « l’illusion essentialiste »sous-titré d’une sentence lapidaire «pourquoi il est impossible de définirles concepts anthropologiques »48. Lenclud montrait que les conceptssont des outils conceptuels vers lesquels on tend plutôt que des énoncésdéfinitivement fixés : il pointait du doigt le risque de l’essentialismeet y apportait une réponse intellectuelle stimulante, celle du caractèreperpétuellement processuel des concepts. On pourra certes objecter quetous les termes à vocation conceptuelle n’ont pas le même statut dansune démonstration et que l’écriture des sciences sociales et religieusesse satisfait très bien du recours aux (nombreux) nominalismes et aux(bien plus rares) concepts « réels » – tous les concepts n’ayant pas besoind’être définis en totalité en permanence, et le lecteur comprend parlui-même ce qu’est le «bouddhisme », le « christianisme » ou l’ « islam »dans un texte scientifique, sans que l’auteur s’épanche longuement surle sens de ces mots. Il en va toutefois différemment pour les conceptsproblématiques (comme « rite » ou «croyance ») qui en appellent àun approfondissement de sens et un éclaircissement des élémentscaractéristiques et heuristiques. Parmi ces éléments, je retiendrai ici celuide la congruence des concepts avec l’empirique, qui ne se réduit pas àune « factualité » (le fait qu’ils soient « au ras de l’empirique » commeles concepts d’ « acte » ou d’ « attitude » religieux, là où « religion » ou« pensée religieuse » apparaissent plus abstraits).

Dans les pas de Clifford Geertz

C’est du côté de ce que l’anthropologue nord-américain CliffordGeertz appelle des « concepts proches de l’expérience »49 que l’onpeut s’aventurer pour tenter de poser quelques balises à la réflexion,à défaut de suggérer des réponses (sans doute pas programmatiques)pour une anthropologie des religions en quête d’unité terminologique.Je dégagerai trois catégories : concepts « descriptifs et proches del’expérience », concepts « à moyenne portée heuristique » et concepts« abstraits et problématiques » en fonction du degré de proximité ou

48. G. Lenclud, op. cit.49. C. Geertz, op. cit., p. 71 et suiv.

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de distance de l’appareillage concept avec les réalités ont il est supposérendre compte. En prenant par exemple les termes de « rituel », « culte »,« croyances », « prêtre », « Église », « foi » « sacerdoce » sont régulièrementutilisés dans les travaux anthropologiques même si ces derniers netraitent pas directement de phénomènes relatifs au christianisme, dontils sont pourtant issus. Pour autant, ces mêmes termes s’appliquent àd’autres réalités, non chrétiennes : mana, hau, potlatch, baraka, etc. sontdes vocables issus de l’ethnographie (indigènes) et qui servent à incluredes phénomènes empiriques observés dans des sociétés animistes oupolythéistes au même titre que le répertoire judéo-chrétien. Ce n’estpourtant pas leur subordination à des matrices linguistiques qu’il fauts’attaquer, mais à leur opérationnalité, c’est-à-dire, à leur heuristique etleur empiricité.

L’idée de « proche de l’expérience » en appelle au degréd’opérationnalité ce qui permet de mettre en lumière une typologiede concepts et une évaluation de leur pertinence. Rentrent dans cettecatégorie des termes comme «prêtrise » ou « culte » qui bénéficientd’un indéniable ancrage empirique (voire même des incarnationspersonnifiées), même si les termes demanderaient, en un secondtemps, une réflexion de fond sur leur signification. Dans les concepts« à moyenne portée heuristique », qui bénéficient encore d’une baseempirique directe, mais qui déjà, possèdent un caractère plus abstrait,comme « Église » ou « rituel », concepts désignant des réalités collectivesreconstituées à partir de manifestations diverses, qui se constituentdéjà comme des modèles de la réalité mais plus la réalité elle-même.Au troisième et ultime niveau se trouvent les concepts « abstraits etproblématiques », comme « croyance » ou « religion », éloignés de toutemanifestation concrète directe, même s’ils sont élaborés initialementsur la base d’une théorisation graduelle des deux premières catégories(les « prêtres » font des « cultes » et les « cultes » participent d’un « rituel »,et illustrent l’existence de « croyances » lesquelles s’inscrivent dans la« religion ») qui sont essentiellement des modèles supra-empiriques.Cette très succincte contribution à ce qu’Albert Piette appelle la« phénoménographie » (outil de mise en écriture des phénomènesreligieux…) ou l’«ontographie » (… contribuant à leur conférer unrégime d’existence)50 n’aura ici qu’une seule finalité : montrer quederrière l’apparente dispersion du vocabulaire des sciences religieuseet en particulier de l’anthropologie religieuse, les termes conceptuelsdemeurent, paradoxalement, les principaux voire les seuls opérateursd’une mise en ordre conceptuelle, et donc d’agglomération des faits etdes interprétations. En d’autres termes, dès lors qu’il s’agit de termesque l’on érige au rang de concept, à la dispersion lexicale et sémantiquedu répertoire dans son ensemble répond encore et toujours la capacité dereprise et de condensation elle aussi sémantique des vocables eux-mêmes.

50. A. PIette, « Ontographies comparées : divinités et êtres collectifs », Ethnologie française,40/2, 2010, p. 357-363.

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