témoignage d'un éducateur de korczak : j. arnon

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Association Française Janusz KORCZAK (AFJK) [email protected] - http://korczak.fr Association Française Janusz Korczak (AFJK) Centre de documentation La passion de Janusz KORCZAK par Joseph ARNON, éducateur de Janusz Korczak à la Maison des Orphelins (Dom Sierot) de 1929 à 1932 Suivi de la conférence de Joseph Arnon donnée à Paris en 1977 au tout premier colloque international sur Janusz Korczak organisé à l’UNESCO à l'initiative de l’Association Française Janusz Korczak Textes traduit de l’anglais par l’Association Française Janusz Korczak Inédits en français © AFJK 1977-2012 Publié en ligne sur le site de l’AFJK : http://korczak.fr/m1korczak/temoins/joseph-arnon_educateur-de-korczak.html Le texte original du récit de Arnon, Wo was Janusz Korczak ? est tiré d’une brochure en anglais en deux parties, composée de l’article de l’auteur, pp. 3-24, et de la reproduction de ses lettres reçues de Janusz Korczak entre le 8 octobre 1932 et le 2 août 1939, pp. 24-34, illustrées de 4 photographies d’archives, traduite de l’hébreu en anglais par Hillel Halkin, suivie d’une courte postface d’Anshel Reiss, publiée par la Fédération mondiale des Juifs- Polonais, par I. L. Peretz Publishing House, Tel-Aviv, Israël, 1977. Il existe une édition antérieure, Éd. Midstream N.Y., mai 1973.

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La passion de Janusz KORCZAK, par Joseph ARNON, éducateur de Janusz Korczak à la Maison des Orphelins (Dom Sierot) de 1929 à 1932.Suivi de la conférence de Joseph Arnon donnée à Paris en 1977 au tout premier colloque international sur Janusz Korczak organisé à l’UNESCO à l'initiativede l’Association Française Janusz Korczak (AFJK).Textes traduits de l’anglais par l’AFJK, inédits en français © AFJK 1977-2012, publiés en ligne sur le site de l’AFJK :http://korczak.fr/m1korczak/temoins/joseph-arnon_educateur-de-korczak.html

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Page 1: Témoignage d'un éducateur de Korczak : J. Arnon

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Association Française Janusz Korczak (AFJK) Centre de documentation

La passion de Janusz KORCZAK par Joseph ARNON, éducateur de Janusz Korczak

à la Maison des Orphelins (Dom Sierot) de 1929 à 1932

Suivi de la conférence de Joseph Arnon donnée à Paris en 1977 au tout premier colloque international sur

Janusz Korczak organisé à l’UNESCO à l'initiative de l’Association Française Janusz Korczak

Textes traduit de l’anglais par l’Association Française Janusz Korczak Inédits en français © AFJK 1977-2012 Publié en ligne sur le site de l’AFJK :

http://korczak.fr/m1korczak/temoins/joseph-arnon_educateur-de-korczak.html

Le texte original du récit de Arnon, Wo was Janusz Korczak ? est tiré d’une brochure en anglais en deux parties, composée de l’article de l’auteur, pp. 3-24, et de la reproduction de ses lettres reçues de Janusz Korczak entre le 8 octobre 1932 et le 2 août 1939, pp. 24-34, illustrées de 4 photographies d’archives, traduite de l’hébreu en anglais par Hillel Halkin, suivie d’une courte postface d’Anshel Reiss, publiée par la Fédération mondiale des Juifs-Polonais, par I. L. Peretz Publishing House, Tel-Aviv, Israël, 1977. Il existe une édition antérieure, Éd. Midstream N.Y., mai 1973.

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Au milieu de la seconde guerre mondiale, le mercredi 5 août 1942, un

incident tragique, qui devait devenir légendaire, survint à Varsovie occupée par les nazis.

Guidés par un vieil homme épuisé portant un enfant dans ses bras, deux cents enfants marchaient calmement, en rangs bien ordonnés, à travers les rues qui serpentaient du ghetto juif à « l’Umschlagplatz », point de rassemblement à partir duquel les Juifs étaient embarqués vers le camp de la mort : Treblinka. À l’arrière du « cortège », une femme trapue aux yeux noirs avançait à grands pas. La colonne passait dans les rues remplies d’habitants, qui fixaient le vieux médecin, écrivain illustre et pédagogue renommé, conduisant ses enfants sans foyer vers les chambres à gaz. Un profond silence régnait, pas une prière ne montait vers les cieux.

Depuis ce jour, en raison de l’absence de témoins fiables, différents récits et autres versions sont nées à propos de la dernière marche de Janusz Korczak, et de sa collaboratrice Stefania Wilczynska, qui avait travaillé fidèlement à ses côtés pendant quarante ans à l’orphelinat.

De toutes les nombreuses personnes à avoir connu Korczak de son vivant, à avoir travaillé avec lui ou été à sa charge, seulement quelques personnes âgées sont encore avec nous aujourd’hui.

Il incombe ainsi à nous tous qui l’avons connu, ainsi qu’à tous ceux qui souhaitent perpétuer la mémoire des remarquables éducateurs de notre temps pour les générations futures, d’étudier la légende qui existe autour de cet homme exceptionnel, pendant que nous le pouvons encore. Il est évident que ce n’est pas une tâche facile. L’œuvre de Korczak n’était pas seulement, tant dans son contenu que dans sa forme, imprégnée d’une atmosphère surréaliste mêlée des considérations les plus réalistes pour l’exactitude et le détail avec les états les plus rêveurs, imaginatifs et suggestifs, mais sa vie entière fut également unique et sans comparaison. Toute description de son monde hautement spirituel et visionnaire ne peut que paraître unidimensionnelle. Pourtant, malgré ces difficultés nous devons essayer de transmettre ses legs.

Dans une histoire intitulée « Le récit d’Hershele », écrite peu avant le début de la guerre, Korczak présente un rabbin un peu fou, qui raconte à un jeune Juif l’histoire de la destruction du Temple.

« Puis un grand feu éclata et tous les rouleaux de parchemins de la Torah brûlèrent. Oui, ils brûlèrent. Mais non, mais non, ils ne brûlèrent pas. Seul le papier brûla ; les lettres s’envolèrent vers les cieux et furent ainsi sauvées. Oui, elles furent sauvées. Dieu était en colère contre les Juifs. Il voulait les faire périr. Il prit plume et papier et s’assit pour inscrire leur condamnation. Oui, il s’assit, et il écrivit que les Juifs devaient périr. »

— Tous ? demande le garçon effrayé.

« Oui. Il voulait les exterminer jusqu’au dernier d’entre eux. Oui, il le voulait. Il n’avait pas l’intention d’épargner une seule âme. Mais les lettres ne le lui permirent pas. Elles s’envolèrent au loin et se cachèrent pour qu’il ne puisse pas écrire. »

Les lettres n’ont pas laissé Dieu commettre ce crime. Nous aussi, nous devons les utiliser afin de perpétuer la mémoire de Korczak, l’homme et le remarquable pédagogue, pour les générations futures.

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Son pseudonyme « Janusz Korczak » lui-même date de 1899. Un jeune

Henryk Goldszmit, né le 22 juillet 1877, occupait son temps à recopier un essai littéraire en vue d’un concours. Par hasard, il eut l’occasion de feuilleter un roman de Kraszewski, un auteur polonais, dont le personnage principal se nommait « Janasz » Korczak. Le jeune écrivain décida alors d’utiliser ce nom pour le concours, et à cause d’une erreur de retranscription, Janasz devint « Janusz ». Ainsi, l’étudiant Henryk Goldszmit, fils de Joseph Goldszmit, avocat à Varsovie, Juif assimilé, prit un nouveau nom qu’il garda sa vie entière.

Peu de chose sont connues sur la famille de sa mère, excepté que son grand-père était vitrier. Ce détail nous fut apporté par Korczak lui-même, qui en fit mention dans une de ses histoires pour enfants, écrite en 1920 : « Je ne possède aucune photo de mon arrière-grand-père et je ne sais pratiquement rien de lui. Mon grand-père m’a dit qu’il mourut avant ma naissance. Je sais peu de chose sur son père… Je sais qu’il était vitrier. En son temps les pauvres gens n’avaient pas de fenêtres à leur maison. Mon arrière-grand-père se rendait souvent chez les notables de la ville, pour poser des vitres. »

Par ailleurs, il faisait commerce de peaux de lapins. Le grand-père de Korczak, Hirsh Goldszmit, de qui lui vient son prénom (« Hirsh » devint « Henryk » en polonais), était un médecin juif qui exerçait dans une petite ville près de Lublin. Malgré son patriotisme polonais et sa culture occidentale, il s’appliquait à élever ses enfants en leur inculquant un sentiment de loyauté envers le peuple juif et un attachement à ses traditions. Le père de Korczak, Joseph Goldszmit (1846-1896) obtint sa licence en droit à l’université de Varsovie, où il s’installa avec succès. Il consacrait ses loisirs à préparer une série de monographies sur « Les Juifs célèbres du XIXe siècle ». La première de ces monographies fut consacrée à Sir Moses Montefiore.

L’enfance d’Henryk se déroula dans une atmosphère de culture, de raffinement et d’aisance. Garçon timide, il préférait la solitude dans son monde de rêves à la compagnie de camarades. Seule, sa confidente favorite, sa grand-mère, pressentait qu’il deviendrait un jour « philosophe », et croyait à son avenir. Vers la fin de sa vie, à l’âge de 64 ans, Korczak écrivit dans son journal intime du Ghetto : « J’ai eu un esprit plus curieux qu’inventif. J’ai toujours essayé de découvrir quelle était la nature des enfants, des adultes, de mes jeux de construction. Je n’ai jamais cassé mes jouets ou pris ma poupée dans un coin afin de voir pourquoi ses yeux se fermaient quand on l’allongeait. Ce n’était pas le mécanisme qui m’intéressait, mais la nature, la chose en elle-même. »

Son environnement polonais le distinguait des enfants juifs de Varsovie. Il écrivit dans son journal intime : « Lorsque j’avais cinq ans environ, j’étais tourmenté en pensant à ce que je pourrais bien faire pour qu’il n’y ait plus d’enfants sales, affamés et en haillons, comme ceux avec qui l’on me défendait de jouer dans la cour, ou sous les châtaigniers. Le premier corps auquel je fis attention et que j’aimais, était allongé dans une vieille boîte de bonbons, minuscule, garnie de coton : mon canari. Ce fut sa mort qui me fit poser le mystérieux problème de la religion. Je voulus poser une croix sur sa tombe, mais notre bonne m’en empêcha en me disant que mon canari était seulement un oiseau, une créature de bien moindre importance qu’un homme. Même pleurer sur lui, d’après la bonne, était un péché. Pire encore fut ce que me dit le fils du concierge : le canari était juif. J’étais aussi Juif alors qu’il était Polonais catholique, et que lui seul irait au Paradis. J’étais

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donc destiné à l’enfer. À moins que je ne lui apporte chaque jour du sucre candi. Cette bonne action me permettrait d’éviter mon destin naturel et d’habiter une chambre terriblement noire. »

« Depuis ce jour j’eus peur des pièces sombres. La mort, les Juifs, l’enfer, le paradis, l’obscurité : que de sujets de méditation. »

À cette époque, la Pologne était occupée par les Russes, mais ne se résignait pas à cette colonisation. La langue officielle était le russe, mais les premiers essais littéraires du jeune Henryk furent écrits en polonais. Bien qu’il fût conscient de sa judéité, il se sentait tout à fait Polonais et faisait partie des esprits rebelles de la jeune Pologne.

À l’âge de 11 ans, l’âme sensible du jeune garçon fut marquée par un drame familial : son père fut atteint de troubles mentaux et dut être hospitalisé.

À ce propos, Korczak écrivit dans son journal : « Lorsque j’eus 17 ans, j’écrivis une ébauche de roman intitulé : “Suicide”, dans lequel le héros ne pouvait continuer à vivre car il avait peur de devenir fou. J’avais été fortement frappé par l’asile où mon père était interné ? Je devais prendre conscience du fait que j’étais le fils d’un fou et pendant des dizaines d’années, et même jusqu’à ce jour, cette pensée n’a jamais cessé de me tourmenter. »

Son père mourut alors que le jeune homme avait 18 ans. Maintenant, il

fallait qu’il aide financièrement sa famille. Il donna des leçons particulières tout en continuant ses études et ses essais littéraires. Le jour, il étudiait et travaillait, la nuit, il écrivait des histoires, des satires et des poèmes. Pendant sa dernière année de lycéen Henryk prit courage, rendit visite à l’éditeur d’un hebdomadaire littéraire et politique, et lui lut ses poèmes. Mais lorsqu’il déclama les dernières lignes d’une voix pathétique :

« Laissez-moi sentir, laissez-moi vivre, laissez-moi aller vers l’enfer, vers la sombre tombe… », l’éditeur lui dit sèchement : — Vous pouvez vous retirer ? « Depuis ce jour, dit Korczak quelques années plus tard, je n’ai plus jamais écrit de poèmes. »

En 1898, lorsqu’il eut 20 ans, on lui décerna le 1er prix du concours littéraire Paderewsky. Grâce à son nouveau nom, Korczak entra rapidement dans le monde littéraire. Son premier livre : L’enfant de la rue, qui parut en 1901 était une description authentique des enfants vivant dans les taudis. La dégradation de la société, prise par notes au dos de paquets de cigarettes, marque des étapes dans le développement de l’esprit spirituel de Korczak, et dans son habileté à identifier les gens psychologiquement.

Ayant terminé ses études de médecine en 1903, il commença à exercer à « l’hôpital des enfants », rue Sliska, à Varsovie. Ses activités médicales ne l’empêchèrent pas de publier un autre livre en 1904 : L’Enfant du Salon, qui assura sa réputation en tant qu’écrivain polonais et fut commenté très favorablement. Stanislas Brozowski, critique du journal « La jeune Pologne », écrivit : « L’expérience personnelle tentée par Korczak dans son livre : “Dziecko salonu” résume en grande partie notre jeunesse passée à Varsovie durant ces quinze

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dernières années. Ce livre raconte nos vies, dévastées et parfaitement conscientes de leur insignifiance. C’est assurément à ce moment que Korczak commença à rêver de compassion ; toutes les cicatrices se referment un jour en apportant le baume nécessaire aux affligés et aux déprimés. Korczak est aussi un humoriste… Ses analyses psychologiques rappellent celles de Kierkegaard et d’Oscar Wilde. »

Après la parution de ce nouveau livre, ses lecteurs s’attendaient à un nouveau travail de Korczak, aussi sa disparition les surprit. En 1904, il entre à l’armée en tant que médecin, pendant la guerre russo-japonaise. Ses déplacements l’amènent derrière l’Oural, près de la frontière chinoise et du lac Baïkal. Malgré les nombreuses vagues de grèves et de rébellions qu’il rencontra pendant son service et qui atteignirent leur point culminant dans la révolution de 1905, les pensées de Korczak restaient consacrées au problème des enfants. Une fois, au front, il fit une conférence aux soldats sur l’enfance, dans laquelle il expliquait : « On doit d’abord penser aux enfants avant de faire la révolution. »

Après être retourné à l’hôpital juif de Varsovie, Korczak vécut en

étudiant libre et parti à l’Ouest pour se mettre au courant des progrès de la médecine. Il passa une année dans les cliniques de Berlin, (« Ici j’ai appris à considérer le travail déjà accompli par les hommes et de quelle manière avancer prudemment et systématiquement. »), six mois à Paris, (« Là, on m’a donné à réfléchir sur la quantité de choses que nous ne savons pas, sur ce que nous voulons savoir et sur ce que nous saurons peut-être un jour »), et un mois à Londres, (« J’ai découvert ce que le véritable travail social était : une grande réalisation »). Le docteur Henryk Goldszmit, le célèbre médecin des enfants, semblait avoir pris le dessus sur l’auteur Janusz Korczak.

Entre 1901 et 1909, Korczak se proposa pour diriger deux camps d’été pour les enfants de Varsovie. L’un pour les enfants juifs et l’autre pour les catholiques. Ces années marquèrent un tournant décisif dans sa vie, car à partir de ce moment elle fut entièrement consacrée aux enfants. Son expérience dans les camps d’été l’amena à publier trois livres :

- Moski, Joski, Srule, (1910), se rapportant aux aventures des enfants du camp juif,

- Jozki, Jaski, Franki, (1911), se rapportant à l’observation des enfants au camp catholique,

- Slawa, (1912), raconte la vie des enfants des taudis de Varsovie, avec humour et optimisme.

En 1912, le pédagogue sortit victorieux de l’écrivain et du médecin. Cette année, il devint directeur d’un orphelinat juif, 92 rue Krochmalna, dont il avait personnellement dessiné les plans. Il engagea Stefania Wilczynska comme assistante en chef et comme « mère » de cette maison. Cette nouvelle existence fut régie par une série de règles morales intransigeantes. Il avait la ferme croyance que la plus réaliste des conceptions de la vie était sans valeur si l’on n’y participait pas activement. Depuis ce jour, il se dévoua corps et âme aux enfants à sa charge.

Quelques années après, il fut amené à expliquer la raison de cette décision.

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Cela ne le satisfait pas, disait-il, de s’occuper uniquement des enfants malades. Il souhaitait prendre soin aussi du monde physique et intellectuel des enfants en bonne santé, sous tous ses aspects (environnement et relations compris). Il sentait profondément combien la médecine était impuissante à s’occuper des facteurs sociaux : « Une cuillère d’huile de ricin, écrivait-il, n’a aucune efficacité sur la pauvreté et sur le fait d’être orphelin. » Tout semblait se compléter : la solitude créatrice et intellectuelle de l’homme Korczak. Ainsi commença la 30e année du « roman-fleuve » de la vie de Korczak, « le père » dans la maison de ses enfants.

Les enfants de l’orphelinat venaient de taudis, de mères prostituées, du

climat le plus rude et le plus humiliant. De tels enfants apportaient avec eux d’immenses craintes, des anxiétés, une méfiance systématique et une conception de la vie basée sur le mensonge (sans parler du bluff). C’est un fait accepté depuis longtemps qu’être orphelin peut facilement devenir la cause de la délinquance juvénile. Les orphelins ressentent le manque d’affection d’un père ou d’une mère et éprouvent de nombreuses difficultés à accepter toutes les règles de la vie. En réponse, ils revendiquent leurs droits sur la base de normes antisociales.

L’éducation donnée par Korczak fut conçue pour éviter ce développement avec ses conséquences morales. Derrière ces méthodes, il y avait la détermination de reclasser socialement les enfants qui étaient entrés dans sa maison. Ces enfants étaient tous déjà des cas douloureux. Korczak cherchait à empêcher que de tels exemples, en organisant un mode de vie et des règles de discipline originales qui pourraient apprendre à l’enfant de nouvelles valeurs et lui insérer un sens positif de self-control. On doit rappeler qu’à cette époque, en Pologne (et particulièrement à la fin de la première guerre mondiale), les orphelinats étaient remplis de jeunes socialement « perdus », vivant dans un état de constante frustration tout en acceptant les règles primordiales de la société dans laquelle ils vivaient. Ces enfants, en principe, abhorraient l’abus inconscient de l’autorité parentale et de toute autorité.

Les enfants n’avaient aucune confiance dans le monde des adultes. Les orphelins ne connaissaient pas de vie de famille, pas de routines ni de traditions liées avec un jour de travail ou un jour férié, n’avaient jamais su ce qu’était l’influence parentale à propos des menus détails de la vie de tous les jours, à table, dans les études ou dans le travail.

Korczak en faisait son but pédagogique ; il voulait redonner à ses enfants tout ce que la société adulte leur avait refusé. Sa prémisse fondamentale était « l’amour pédagogique », qui est totalement différent de cet amour romantique et sentimental de l’enfant qui est, généralement, issu d’un cycle attractif ou rejeté. Sa dernière étude sur les enfants était vouée d’avance à l’échec (Korczak en était très conscient), spécialement avec les orphelins.

Les enfants, et particulièrement les orphelins, pensait Korczak, ont besoin d’un adulte objectif envers lui-même et envers les autres. Ils ont besoin de dépendre des adultes, et de compter sur eux intellectuellement, physiquement et

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du point de vue de l’organisation. L’amour pouvait être un accessoire aux activités de l’éducateur, mais il doit toujours être exprimé concrètement et à travers des exemples personnels.

« Le niveau le plus bas d’un psychologue est de faire preuve d’autorité morale. » Le bon pédagogue doit toujours chercher à s’améliorer dans son travail, et c’est grâce à ce moyen qu’il est capable de conserver et de renouveler ses rapports avec l’enfant. « Avant de demander à un enfant de laver le plancher, le professeur doit d’abord le faire lui-même plusieurs fois et observer de quelle manière les enfants exécutent ce travail et ce qu’ils en pensent. Il est plus important de leur apprendre à tordre une lavette ou bien de quelle manière est fait un matelas de paille, plutôt que de faire leurs lits d’une manière irréprochable, comme s’ils étaient à l’armée. »

« L’amour pédagogique », affirmait Korczak, était atteint lorsque l’adulte

était respecté et accepté par l’enfant, parce qu’il savait créer une atmosphère de joie et utiliser son autorité à bon escient (autorité jamais acceptée par les enfants). Korczak attendait, de lui-même autant que des autres, un sens des responsabilités et des valeurs morales.

« L’amour pédagogique », expliquait-il, rejette toute autorité qui est tout simplement imposée par quelqu’un. La relation professeur-élève ne doit pas être exprimée par un ordre mais par le produit d’une compréhension mutuelle. En opposition aux tenants de « l’éducation libre » du début du siècle, Korczak était entièrement d’accord pour s’occuper de la psychologie des enfants délaissés, dont la mauvaise conduite sociale et morale était le résultat prévu de leur abandon. Afin de créer les conditions nécessaires pour une « enfance heureuse », Korczak luttait contre les éducateurs qui feignent leur dévouement aux enfants.

« Faites attention : un nouveau tyran approche… Voici l’homme rapace avec ses devoirs obligatoires, ses concessions envers le faible, son respect au plus âgé, ses discours à propos de l’égalité des droits de l’homme et de la femme, sa gentillesse feinte pour les enfants ; tout ceci n’est que simulacre. »

Ce fut, en fait, son propre « amour pédagogique » qui força Korczak à fermer les portes de son institut à des centaines d’enfants. Il prenait totalement conscience de l’énorme effort qu’il attendait de lui-même. « Je n’ai simplement pas la force de m’occuper convenablement de la poignée d’enfants qui sont déjà ici. »

Il était parfaitement avisé de ses propres limites. Comme d’autres éducateurs de « l’éducation dans la liberté », Korczak était opposé à toute contrainte, à tout embrigadement. Il allait à l’encontre de la tendance spontanée de la pédagogie, qui soutenait que tout enfant bien équilibré était automatiquement bien éduqué. Différent des « théoriciens » tels que Rousseau et Tolstoï, il n’a jamais cru que les pouvoirs de l’éducation étaient limités. À cause de son enthousiasme pour tout ce qui pouvait être accompli dans le domaine de l’éducation, il insista à plusieurs reprises sur le fait qu’il y a autant de mauvais adultes que de mauvais enfants. Les enfants imitent instinctivement le langage, les ambitions et même les passions des adultes. C’est dans ce but que nous devons interpréter le cri d’un de ses personnages, dans une pièce qu’il écrivit en 1930, alors que l’ombre bestiale des nazis avait déjà recouvert toute l’Europe.

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« J’insiste, chacun de nous peut donner la vie quand bon lui semble ; aucune importance n’est donnée à la malveillance ou à l’indifférence possibles des parents ; nous laissons l’homme élever ses enfants à sa guise et les oublier de la même manière. Il est temps de nous demander à qui revient le droit d’élever des enfants et de les oublier ? Chaque stand de rafraîchissements nécessite un permis, des papiers, des placements de capitaux, une inspection périodique, etc. ; mais existe-t-il un seul homme, même le plus douteux, qui ne puisse devenir père de famille, et s’assurer ainsi un avenir. »

« Au lieu de suspendre des phrases sans aucun sens, au-dessus de nos écoles, comme : “Liberté, égalité, fraternité”, nous devrions mettre quelque chose de plus réel, tel que : « Soyez bon envers vos enfants ! « car combien de pères méritent de se faire appeler ainsi ? ».

Dans son étude des enfants, Korczak rejette « l’homme statistique ». Son point de départ n’étant pas purement philosophique, mais essentiellement médical. Il tient compte de quatre facteurs : l’hérédité, l’environnement de l’enfant, sa personnalité et le processus de son éducation. Sa méthode d’éducation cherche à créer une vie propre aux enfants, où l’instruction serait à même de s’occuper des problèmes personnels, ainsi l’on obtiendrait la formation désirée.

Korczak était de plus en plus conscient du poids porté par le professeur-éducateur. « Quiconque souhaite éduquer de pauvres enfants doit toujours se rappeler que les enfants-créateurs ne sont pas vantards et que de bons enfants ne parlent pas constamment vulgairement. Il doit toujours faire attention à l’origine de ses enfants. »

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DOM SIEROT 2e partie

Ce fut avec cette foi pédagogique que Korczak construisit son royaume pour

enfants au 92 de la rue Krochmalna, à Varsovie. Au début de la première guerre mondiale, en 1914 ? Korczak fut rappelé au corps médical de l’armée russe. La maison des enfants resta sous la direction de Stefania Wilczynska. Ce qui suit parle de Janusz Korczak, et rend hommage à son exceptionnel génie, mais il serait injuste de passer sous silence le rôle de sa première assistante.

Pendant 30 ans, Stefania Wilczynska travailla avec Korczak dans sa maison des enfants juifs ; durant des centaines de mois, elle lutta rudement contre l’antisémitisme de la Pologne, au non des sans-défenses et des faibles. Pendant 11 000 jours et 11 000 nuits, elle fut constamment près des enfants. Née à Varsovie, en 1886, d’une famille juive aisée et assimilée, elle était âgée de 25 ans lorsqu’elle vint habiter au 92 de la rue Krochmalna. Après avoir terminé ses études secondaires sous l’occupation russe, elle avait préparé à l’Université de Liège, un diplôme de Sciences Naturelles. Si Korczak représentait pour les enfants l’image d’un père venant et repartant toujours, Stefa, comme ils l’appelaient, apportait quotidiennement une présence rassurante.

Tous deux formaient une équipe parfaite, car l’imagination créative de Korczak trouvait son complément dans les capacités pratiques de Stefania Wilczynska. Korczak réfléchissait, donnait des appréciations, des instructions, tandis qu’elle était toujours prête à les écouter et à les faire passer en réalisations effectives. Les réponses de Korczak étaient rapides et immédiates, tandis que Stefa voyait les choses dans une perspective à long terme. Il n’avait aucune mémoire des gens et se souvenait rarement de leur visage, alors que Stefa était capable de reconnaître jusqu’au plus petit détail, et quelqu’un qu’elle avait connu même des années plus tard.

Les relations de Korczak avec les professeurs qui travaillaient sous ses ordres étaient généralement intellectuelles et impersonnelles ; c’était Stefa qui restait en contact permanent avec eux. C’était elle qui organisait et mettait en pratique les idées que formulait Janusz Korczak, tâche qui demandait une grande dextérité, de l’intégrité, du tact pédagogique et une foi inébranlable dans le droit qu’ont les enfants d’être respectés.

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Pendant la guerre, Stefa devait se lever tous les matins à 6 heures, pour commencer son travail à l’infirmerie, et restait debout tard dans la nuit pour faire des rondes pendant que les enfants dormaient. Les sacrifices qu’elle fit pendant les années de guerre renforcèrent les liens affectifs qui existaient entre et les enfants.

Korczak passa les quatre années de la guerre au front, trouvant d’une manière ou d’une autre le temps d’écrire son ouvrage le plus important sur la question : « Comment doit-on aimer un enfant ? ». Si le médecin-major était tombé sur le champ de bataille de Prusse Orientale, on aurait trouvé sur lui, parmi quelques objets… un long manuscrit sur l’éducation des enfants. Korczak écrivit ces pages, qui contiennent une synthèse de ses expériences de pédiatre et de pédagogue, dans l’isolement intellectuel le plus complet et sous de continuels bombardements, dans les hôpitaux de campagne où il travaillait. On y trouve à l’œuvre toute sa sagesse accumulée et la rigueur de sa discipline intellectuelle.

Korczak fut souvent comparé au pédagogue réformateur suisse Johann Pestalozzi, et en effet Korczak a toujours considéré son livre Comment Gertrude éduque ses enfants ? Comme un grand travail pédagogique. Il est indispensable d’ajouter que si ce livre est l’un des classiques de la littérature pédagogique du XIXe siècle, de même Comment doit-on aimer un enfant de Korczak, est un des chefs-d’œuvre de la littérature du XXe siècle sur l’éducation.

En fin de compte, la guerre amena Korczak jusqu’en Mandchourie. Ce fut sa seconde expérience de défaite militaire, et il écrivit : « La guerre n’est pas un crime, c’est la grande parade victorieuse d’homme fous rentrant complètement ivres de la nuit de Walpurgis. »

Il retourna à Varsovie en 1918. La ville avait changé. Varsovie était maintenant la capitale d’une Pologne indépendante, et la création du nouvel État avait apporté comme un rajeunissement social et moral.

Une des nombreuses activités auxquelles se consacra Korczak fut le « Nasz dom »,

la nouvelle institution pour les enfants issus du milieu ouvrier, mise en place par l’assistante sociale polonaise Maryna Falska. Il passait alors deux jours par semaine avec ces enfants catholiques polonais, tout en continuant de s’occuper, le reste du temps, de ses enfants juifs de la rue Krochmalna. Il utilisait les mêmes méthodes dans les deux orphelinats, où il appréciait l’aide d’assistants dévoués.

Le « Nasz Dom » et la rue Krochmalna étaient des îlots de bonheur pour les enfants, comparés à toutes les autres institutions municipales, religieuses ou philanthropiques qui existaient alors à Varsovie. Nulle part ailleurs en Pologne on ne mettait en pratique des théories et des méthodes éducatives aussi avancées.

Si l’on jette un coup d’œil rapide sur le courant d’éducation humaniste et progressiste qui se propagea en Europe et aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle, on doit mentionner des noms tels que celui de Hugo Gaudig (1861-1923) en Allemagne qui insista sur le fait que les écoles ne sont pas faites dans l’intérêt du

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professeur, mais pour le développement de la personnalité de l’élève ; d’Ovide Jean Decroly (1871-1932), en Belgique, avec son école « Vers la vie, grâce à la vie » ; de Maria Montessori (1870-1952), en Italie, qui développa un système d’éducation basé sur l’activité libre, et qui visait la formation d’un enfant s’orientant lui-même, autonome, par l’action et le travail ; de Célestin Freinet (1896-1966), en France, qui croyait au développement de la personnalité de l’enfant par l’apport d’un environnement favorisant sa puissance créatrice ; et aux États-Unis, de C. D. Washburnex, fondateur de l’école Winnetka et d’Helen Parkhurst (1887-1957), créatrice de l’école Dalton.

Ce fut Korczak qui introduisit ce nouvel esprit pédagogique en Pologne et qui l’adapta spécialement aux besoins des enfants abandonnés.

La courte guerre qui éclata en 1919, entre la Pologne et la Russie bolchevique, força une fois de plus Korczak à endosser l’uniforme, mais cette fois en tant que patriote polonais. Il resta cependant à Varsovie, où il était chargé de lutter contre les maladies contagieuses dans les hôpitaux. Au cours de son travail, il contracta la typhoïde, et pour ne pas contaminer les enfants, il alla habiter chez mère. Finalement, il guérit, mais sa mère tomba malade et mourut. Le profond chagrin que lui causa cette mort se traduisit dans une œuvre religieuse : Seul avec Dieu, qui était pour lui comme « la prière de ceux qui ne prieront jamais ».

Enfin Korczak retourna près de ses enfants.

Quels étaient exactement les buts et les techniques de la méthode pédagogique de

Korczak ? Il croyait que l’espoir futur de la société ne repose pas sur l’amélioration des gouvernements, mais sur celle des êtres. Il n’espérait pas atteindre ce but ni par la pression, ni en imposant ses idées de pédagogue, ni en brisant l’individualité de l’enfant. Il soutenait que ce dont chaque enfant a besoin c’est d’une armature morale propre — minimum d’humanité sans lequel la vie est invivable.

La méthode Korczak peut être considérée sous deux aspects : l’un prophylactique et l’autre thérapeutique, bien qu’il ne soit pas toujours très facile de les différencier.

Parmi les méthodes prophylactiques ou préventives qu’il utilisait, il y en avait une qu’on pourrait nommer :

« Le droit de se bagarrer ». Les enfants de sa maison avaient l’autorisation de régler certaines querelles et des conflits mineurs selon certaines procédures. Il y avait un registre de combattants, sur lequel devait figurer le nom de la personne avec laquelle ils désiraient se battre et pour quel motif. Ceci devait être fait avant le combat, mais au cas où des bagarres imprévues éclataient, on le faisait lorsqu’elles étaient terminées. La loyauté était toujours de règle : les combattants devaient être à égalité, les armes et les coups dangereux étaient interdits, etc.

Ce droit au combat éliminait pratiquement toute vendetta incontrôlée. Cette suppression presque totale de la violence par l’acceptation d’un « contrat social » rendait les choses plus faciles, pour les professeurs comme pour les enfants, et, par-dessus tout, améliorait leurs rapports. C’était une solution qui renforçait, chez l’enfant, les défenses contre la violence, tout en conservant en même temps une « issu » pour les pulsions agressives accumulées.

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Une autre habitude, dans cette maison, était :

Les lettres de remerciement. Si un enfant rendait un service à un autre, ou à un professeur, et vice versa, le bénéficiaire de cette action devait donner publiquement son appréciation. On ne le faisait pas pour de petites choses, mais quand un service exceptionnel avait été rendu, par exemple quand un enfant en avait aidé un autre dans son travail, ou qu’un professeur avait raconté une histoire particulièrement intéressante, ou que le jardinier avait protégé des enfants contre une bande voyous. Les « remerciements » étaient faits tous les samedis, lorsque le journal des enfants était lu à haute voix en assemblée générale.

La boîte aux objets perdus était encore une autre institution. Dans la mesure où toute chose avait un propriétaire de plein droit, on insistait pour que tout objet perdu lui soit rendu. Dans ce but, on avait placé une boîte en verre qui était conçue de telle façon que les objets pouvaient aisément y être mis, mais difficilement retirés. Un jour donné, les objets trouvés étaient soit partagés, soit rendus. Korczak reconnaissait qu’il existe un désir naturel d’acquérir des objets chez l’enfant — comme d’ailleurs chez tout homme. Il évaluait la propriété privée des enfants non pas en fonction de sa valeur objective, mais en considérant le sentiment subjectif qu’ils en avaient.

Korczak a écrit : « L’éducateur doit veiller à ce que chaque enfant possède quelque chose que ne soit pas la propriété de l’institution, mais qui lui appartienne en propre et exclusivement… L’éducateur le moins sensible, qui fait preuve d’incompréhension ou est impulsif, peut être amené à s’énerver à la vue de poches bourrées, de tiroirs qui ne ferment pas, de dispute à propos d’objets perdus ou volés. Dans un accès d’exaspération, il peut rassembler tous ces “trésors” et les jeter aux ordures ou au feu. Ceci est un acte de vandalisme barbare. Comment peut-on, par ignorance, détruire la propriété d’autrui ? Et comment peut-on attendre dès lors de l’enfant qu’il puisse aimer à nouveau quoi que ce soit ? Ce ne sont pas des papiers que l’on brûle, mais les traditions les plus précieuses et les aspirations les plus élevées de la vie. »

Dans la description de l’aspect thérapeutique de son œuvre, nous devons

limiter à quelques exemples. Tout d’abord et principalement, son attitude à l’égard du travail.

Tous les enfants de l’institution effectuaient des corvées selon un système de rotation qui était revu tous les trois mois. Pour chaque demi-heure de travail, chaque enfant recevait un « point-travail ». Chacun tenait une comptabilité des « points-travail » qu’il avait à son crédit. 500 points lui donnaient droit à une « carte de mérite ». Celui qui réussissait, en deux ou trois années, à gagner 12 de ces cartes, recevait le titre honorifique de « travailleur », qui conférait à son titulaire un certain nombre de privilèges. Une des fonctions du travail était d’inculquer à chaque enfant la foi en ses propres capacités. De meilleures attitudes à l’égard du travail permettaient progressivement de donner à l’enfant le choix des corvées qu’il souhaitait effectuer.

Korczak portait une attention particulière aux capacités des enfants malades, ou aux

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faibles, à ceux qui ne réussissaient pas. « Peut-être, disait-il, des enfants comme ceux-là ont-ils besoins de plus de temps pour s’habituer à ce genre de choses ; peut-être aussi devraient-ils être dispensés purement et simplement de travail. » Et il ajoutait : « L’enfant réellement doué ne craint pas d’avoir à affronter les difficultés, ne se vante pas de chaque petit succès, et ne dépense pas inutilement ses talents. L’enfant orgueilleux, au contraire, considère que tout lui est dû, se moque des efforts opiniâtres et modestes des autres pour atteindre graduellement un but ; il a la plus haute opinion de ses propres capacités, mais jamais de celles d’autrui ».

On attendait des enfants de Korczak qu’ils accomplissent leurs tâches honnêtement, et montrent du respect pour le travail des autres, en contrepartie de quoi ils étaient encouragés à améliorer leurs propres résultats. Le travail en équipe leur apprenait l’entraide et la solidarité. Et pourtant Korczak était loin de faire du travail en soi un idéal. Il considérait simplement que c’était un catalyseur social, dont l’importance ne devait pas être surestimée.

Un autre exemple des techniques thérapeutiques de Korczak est celui du :

Pari » ou du « contrat privé ». De tels « paris » servaient à convaincre l’enfant qu’il était capable de changer ses habitudes et d’exercer son pouvoir de volonté afin de s’empêcher d’agir ou de se conduire d’une manière dont il avait honte. Il n’était pas fait mention publiquement ou par écrit des « paris ». Ils étaient uniquement conclus entre Korczak et l’enfant, seul à seul. Un enfant pouvait demander, ou invité à faire le pari qu’il vaincrait une difficulté particulière dans un délai déterminé. S’il gagnait son pari, Korczak lui devait un bonbon. S’il manquait de persévérance et le perdait, c’est lui qui devait cette friandise à Korczak. Souvent Korczak devait dissuader les plus ambitieux de se fixer un but impossible, pour leur éviter de se sentir frustrés quand ils perdaient leurs paris.

Parfois, il se pouvait qu’un enfant demande à Korczak de faire un pari secret, sans lui dire de quoi il s’agissait. Si après l’enfant criait victoire, il recevait son bonbon sans explication, de même qu’il devait payer s’il avait le sentiment d’avoir perdu. C’était là un gentleman’s agreement.

Il convient aussi de mentionner des techniques telles que le :

« Plébiscite », par lequel il demandait aux enfants de voter sur des questions d’intérêt commun,

Le « défi », où on leur demandait d’accomplir une certaine tâche afin d’améliorer leur statut social ;

Le journal hebdomadaire, qui servait à la fois pour l’information et l’autoévaluation,

u « tutorat », par laquelle un « ancien » avait la responsabilité d’un nouvel arrivant ayant besoin d’aide. Et cette liste n’est pas exhaustive.

Korczak se sentait personnellement concerné par les efforts que faisait chaque enfant pour façonner et accomplir son caractère. Contrairement à certains autres théoriciens et réformateurs de l’éducation, il était fermement persuadé que toute initiative positive des enfants était sans aucune valeur s’il n’y avait pas, de sa part, une volonté réelle de partager les responsabilités.

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Sa méthode pédagogique reposait pour une grande part, sur le succès du

système judiciaire qu’il avait élaboré avec les enfants, et qui conduisait à prendre des décisions de justice pouvant compter des centaines de clauses. Korczak s’en est expliqué une fois : « Si j’attache tant d’importance au tribunal des enfants, c’est parce que je crois qu’il peut-être un réel moyen d’émancipation pour l’enfant et qu’il peut lui apprendre à respecter la loi et les libertés individuelles. Tout enfant a droit à la considération et à la juste prise en compte de ses griefs. Dans le passé, cela a toujours dépendu de la disposition et du bon vouloir du professeur. L’enfant n’avait pas le droit de protester. Il est temps de mettre fin à une telle tyrannie. »

Les articles introductifs du code insistent sur l’importance de s’en tenir à des sentences verbales, à condition qu’elles soient compréhensibles par l’enfant et correspondent aux règles de la société des enfants.

Korczak écrivait dans le préambule : « Quand quelqu’un fait quelque chose de mal, il vaut mieux lui pardonner et attendre qu’il change de conduite. Mais le tribunal doit en même temps protéger les enfants tranquilles et veiller à ce qu’ils ne soient pas importunés par les perturbateurs ; le tribunal doit protéger ceux qui sont honnêtes et qui travaillent sérieusement et s’assurer que ceux qui s’en moquent ou qui sont paresseux n’en profitent pas ; le tribunal doit maintenir l‘ordre, parce que le désordre nuit le plus aux enfants qui sont bons, honnêtes et paisibles. Le tribunal n’est pas en lui-même la justice, mais il doit toujours rechercher la vérité. Il est permis aux juges de se tromper, mais il est déshonorant qu’ils le fassent délibérément. »

Les maîtres et les enfants étaient égaux devant la loi. Korczak lui-même fut une fois convaincu d’avoir violé l’article 100 pour avoir mis un petit garçon en haut d’une armoire et l’y avoir laissé pour lui faire une farce. Ce fut avec une satisfaction visible que le tribunal laissa tomber son verdict : « La Cour déclare l’accusé coupable, et la sanction sans appel. » Depuis ce jour, les enfants taquinèrent Korczak en l’appelant « Setka » (« cent » en polonais).

La méthode de Korczak était fondée sur le besoin de contrats sociaux de ce type, entre le faible et le fort, entre l’enfant et l’adulte, car il était persuadé qu’il ne pouvait y avoir deux codes moraux à la fois dans l’éducation. En effet, il soutenait qu’il ne suffit pas de rendre la justice, ou bien de maintenir la paix, car la première sert les faibles, et la seconde, les forts ; ce qui fait que les deux parties ne peuvent jamais trouver un terrain d’entente sans le secours de la règle de droit.

Le 92 de la rue Krochmalna était devenu, grâce aux méthodes pédagogiques qui y étaient appliquées, un laboratoire d’expérimentation qui attirait pédagogues, parents et travailleurs sociaux de toute la Pologne. Quand, pour le trentième anniversaire de sa mort, j’organisai une réunion avec plusieurs de ses anciens pensionnaires du 92 de la rue Krochmalna, qui ont eux-mêmes maintenant des enfants en Israël, l’un d’eux fit ce commentaire : « Korczak m’a rendu la vie difficile, parce qu’il m’a enseigné — avec succès — à croire en la justice, alors même que nous vivons dans un monde dominé par la force brutale… ».

Un autre dit : « Si je suis une personne comme il faut aujourd’hui, c’est grâce à Korczak. En fait, je ne me suis pas hissé à un haut niveau de puissance ou de richesse, mais au moins, je peux regarder mes enfants dans les yeux avec une conscience nette… ». Un

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troisième ajouta : « Tout ce à quoi j’ai pu arriver peut être considéré comme une victoire personnelle de Korczak. Dieu seul sait ce que je serais devenu sans lui… »

Korczak n’aurait pas été surpris de ces commentaires.

En faisant ses adieux aux enfants quand ils quittaient l’institution, généralement à l’âge de 14 ans, il avait l’habitude de dire :

« Nous ne vous donnons qu’une chose à emporter : l’espoir d’une vie meilleure, une vie qui n’existe pas dans le monde d’aujourd’hui, mais qui existera un jour : une vie de justice et de vérité. »

Et il ajoutait :

« Et ce n’est pas négligeable. La vérité et la justice sont des choses dont chacun doit se pénétrer autant qu’il le peut. Personne ne peut le faire pour lui ; c’est son affaire personnelle. »

En 1932, Korczak publia une étude sur ce qu’il était advenu des enfants qui étaient sortis de son institution les vingt premières années (1912-1932). Après avoir fait la liste de leurs professions, il écrivait : « J’hésite à ajouter que, sur 455 enfants, 2 sont devenus mendiants, 2 prostituées, et 3 ont été condamnés pour vol. Seuls ceux qui ont vécu avec eux comprendront ce que cela signifie. »

Parallèlement à son activité pédagogique, Korczak continua d’écrire. Il publia en

1922 son célèbre livre pour enfant, Le Roi Macius Ier (Krol Macius Pierwszy), qui raconte l’histoire d’un royaume d’enfants imaginaire dirigé par un roi réformateur dont la façon de gouverner et la philosophie seraient assez proches de celles de l’auteur. L’expérience faite par Korczak dans son institution était reprise sur un mode lyrique dans ce livre qui n’a cessé de passionner des milliers de lecteurs jusqu’aujourd’hui.

En 1925, il publia un ouvrage de psychologie, à la fois théorique et lyrique, dont le titre était Si je redevenais enfant. Le héros de l’histoire est un adulte qui redevient un petit garçon.

En 1926, il publia un livre pour enfant : La faillite du petit Jacques, l’histoire d’un enfant doué d’extraordinaires capacités d’organisation, qui crée une coopérative dans son école, en se basant sur l’expérience des adultes. La même année, il publia plusieurs petits essais de satire sociale critiquant la vie polonaise, sous le titre de : Honteusement court (Bezwstydnie krotkie).

Un autre projet mis en route en 1926 fut la création d’un hebdomadaire d’enfants, « Des enfants pour des enfants », publié en supplément dans le quotidien juif polonais « Nasz Przeglad ». Tous, rédacteurs, journalistes et collaborateurs, étaient payés pour leur travail. Korczak lui-même n’y écrivit que fort rarement, mais tous les mardis il présidait une réunion des correspondants du journal, ce qui fut pour eux une expérience inoubliable. Petit à petit, ce journal développa un réseau de correspondants à travers toute la Pologne, y compris des garçons et des filles catholiques polonais, malgré l’antisémitisme de l’époque.

En 1929, il publia un résumé de ses idées psychologiques et pédagogiques : « Le droit de l’enfant au respect » (Prawo Dzieck Do Szacunku), dans lequel il règle fermement le problème de l’enfant victime de frustration et de négligence de la part de l’adulte. Cet

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ouvrage fut suivi d’un second en 1930, Les règles de la vie (Prawidla), sorte d’art de vivre pour enfants comme pour adultes, dont le ton direct et intransigeant porte la marque de sa propre souffrance. En voici un passage assez typique : « J’ai vécu trois guerres. J’ai vu des blessés aux mains arrachées, au ventre ouvert, aux viscères répandues. J’ai vu des visages de soldats — adultes et enfants — défigurés pour la vie. Mais je veux que vous sachiez que la chose la plus horrible que j’ai pu voir, c’est un ivrogne battant son enfant sans défense, ou un enfant s’accrochant à son père ivre, et suppliant : — Papa, papa, rentre à la maison ! ».

Le ton de ce livre est souvent personnel, presque confidentiel, par exemple quand il écrit : « J’ai été un petit garçon riche, mais par la suite je suis devenu pauvre, et comme j’ai connu les deux conditions, je tiens pour une chose absolument certaine qu’il est possible d’être quelqu’un de bien et de convenable dans les deux cas. Il est tout aussi possible d’être à la fois riche et misérable. On peut être très savant et bien se connaître, cela n’empêche pas de se tromper souvent et d’avoir tort. »

Sa pièce : Le Sénat des Fous, destinée aux adultes, qu’il présentait comme une « farce tragique », fut montée à Varsovie en 1931. L’action de cette pièce, qui se déroule dans un hôpital psychiatrique, dans un monde d’aliénés, semble prophétiser le massacre qui commencera quelques années plus tard, mais qui, déjà, menaçait l’Europe. Mais, malgré cette effrayante vision, la pièce garde un ton plutôt lyrique et optimiste. Ce qui exprime peut-être le mieux l’attitude de Korczak envers la vie, c’est l’histoire qu’un vieil homme raconte à un petit garçon : « Quand Dieu abandonne les hommes, et retourne dans les cieux, Il le fait dans une pluie de perles qui tombe droit dans le cœur des enfants. »

L’enfant : espoir de l’humanité !

C’est pendant sa période de fécondité littéraire (1929-1932) que, jeune instituteur

dans son institution pour enfants, je rencontrai pour la première fois Janusz Korczak. J’aimerais donc dire quelques mots sur l’homme tel que je le connus à cette époque.

Il est difficile d’être objectif quand on parle de Korczak. Quand je pense à lui aujourd’hui, quand j’essaye de le décrire une fois encore au milieu de ses enfants, il m’apparaît comme un personnage imposant, créatif, mais en fin de compte solitaire.

Sa spiritualité était grande, et il avait un sens de l’humour extraordinaire ; il était excessivement consciencieux ; il avait une imagination presque aussi originale et fertile que celle d’un enfant. Il était fréquemment en proie à d’intenses émotions, et passait souvent de la joie à la tristesse. Ces états d’âme se retrouvent communément dans ses écrits et ses lettres, à ses amis, et même dans son travail quotidien au milieu de ses enfants et de son équipe. Je me souviens toujours de lui comme d’un être équilibré, calme, pensif, et extrêmement maître de lui. Jamais, durant la longue période où j’ai travaillé avec lui, je ne me rappelle l’avoir vu perdre le contrôle de lui-même.

Sa conscience pédagogique lui interdisait d’exiger de quiconque un travail avant de l’avoir lui-même expérimenté. C’est pourquoi on le trouva très souvent occupé à des activités surprenantes : cirer des chaussures, par exemple (afin que les enfants puissent voir comment s’y prendre), nettoyer les tables au réfectoire (pour voir quelle difficulté cela

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représentait, combien de temps cela prenait, et à combien de dégâts on pouvait s’attendre), cirer les meubles (était-ce une corvée que l’on pouvait donner aux plus petits, et jusqu’à quel point pouvait-on l’exiger de leur part ?), nettoyer les salles de bains (il est aussi important de passer le balai que d’étudier). Partout, il donnait l’impression d’une grande méticulosité, lui qui, par nature, en était totalement dépourvu.

« La vérité sur l’enfance, avait-il l’habitude de dire, n’est pas seulement tirée des livres, mais aussi et encore davantage, de la vie même. Et la vie est terriblement courte. »

C’était dans cet esprit qu’il dirigeait son équipe. Laissez-moi vous en donner quelques exemples.

Une fois, dans la cour, une fille s’approcha d’une jeune éducatrice qui, à ce moment-là, était occupée à surveiller des enfants en train de jouer. Lorsque l’enfant la toucha dans le dos, elle lui tapota la tête, l’esprit ailleurs, sans même se retourner. Quelques instants plus tard, j’entendis Korczak lui dire d’une voix calme et nonchalante : « Mademoiselle, soyez gentille de vous retourner et de la regarder. C’est un enfant que vous caressez, et non un chien… »

Le droit de l’enfant à être respecté n’était pas seulement théorique.

La nuit Korczak avait l’habitude de faire le tour du dortoir avec ses jeunes collaborateurs, et de leur parler de la « symphonie que fait la respiration d’un enfant endormi ». À voix basse, il nous montrait la différence qu’il y a entre une toux nerveuse et une toux bronchitique, il attirait notre attention sur un enfant énurétique. Une fois, je l’entendis faire tout haut cette réflexion : « Comme il est important pour nous de comprendre les positions d’un enfant quand il rêve… »

Une autre fois, dans la grande salle de l’institution, un petit garçon vint trouver une éducatrice et lui demanda de l’aider à défaire son lacet de chaussure car il n’y arrivait pas tout seul. L’éducatrice, nouvellement arrivée, se pencha, défit le lacet et reçut les remerciements de l’enfant qui poursuivit son chemin. À ce moment-là seulement le docteur (c’est ainsi que nous appelions Korczak) s’approcha d’elle et lui demanda vertement : « Dites-moi, Mademoiselle, avez-vous l’intention de faire carrière dans la pédagogie, ou considérez-vous cela comme un simple passe-temps ? » Quand la jeune institutrice, éberluée, le regarda, il s’arrêta et lui fit une démonstration pratique sur la façon de délacer une chaussure.

« C’est en tant qu’assistante de Korczak, dit Ida Merzan, une enseignante chevronnée installée en Pologne, que j’appris à réfléchir et à écrire. C’est là que je pris conscience pour la première fois des possibilités de travail avec les enfants abandonnés, et que j’appris à croire en mes propres talents et en ma propre force. Tout ceci, je le dois à Korczak, dont l’exemple personnel et les techniques concrètes de travail me laissèrent une impression inoubliable. »

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3e PARTIE

Dans ses relations personnelles, il était réservé, et il ne montrait jamais d’émotion

au malheur des autres. Le chagrin qu’il éprouvait s’exprimait uniquement, sous une forme lyrique, dans ses écrits. Pour cette raison, il était amusant de le voir jouer le rôle d’un vieux cynique.

Et, bien sûr, il y avait toujours son merveilleux humour qui semblait écarter tout abattement, atténuer toute tension, et faire du travail lui-même une sorte de jeu dont les joyeux rebondissements étaient le sujet de conversation de nombre de ses amis varsoviens.

Récemment, je suis tombé sur deux articles, parus dans le journal des enfants de la rue Krochmalna au début des années trente. Tous deux critiquent sa tiédeur envers les idées pro-communistes de bon nombre de ses élèves les plus âgés. La teneur de ces articles me rappela l’atmosphère de ces années. Korczak était au fait de l’existence de ces idées chez les enfants, et demandait souvent : « À quel lampadaire avez-vous l’intention de me pendre après la Révolution ? » Parfois, lorsqu’il était d’humeur enjouée, il parodiait son futur procès. Ida Merzan décrit trois de ces scènes :

1) Le personnage : un fonctionnaire modèle. Il entre dans son bureau, enlève lentement son manteau, et prend un dossier portant l’inscription : « Dr Goldszmit ». « Seigneur ! Que veulent-ils faire de ce vieillard ? Ils auraient pu au moins le laisser finir ses jours en paix ! Mais que vais-je dire à mon patron ? Il se pourrait même qu’il sache déjà que j’ai été un des pensionnaires de l’institution de Goldszmit. C’est sans espoir ! » Lentement, et avec application, il écrit : « Coupable » sur le dossier.

2) Le personnage : un fonctionnaire peu consciencieux. Il entre en courant dans son bureau : « Qu’est-ce que c’est ? Encore une autre condamnation à signer ? Qui est-ce, cette fois-ci ? Korczak ? Buvons d’abord un verre. » Il en boit plusieurs coup sur coup et, d’un coup de crayon, écrit : « Coupable » sur le dossier.

3) Le personnage : un ancien étudiant modèle, l’un chef de file des enfants, qui autrefois un des favoris de Korczak et de Stefa, et se trouve être maintenant un haut fonctionnaire du Parti. Il entre dans son bureau : « Voyons, quel réactionnaire allons-nous condamner aujourd’hui ? Qui ? Korczak ? Mais je suis révolutionnaire, et Korczak, contre-révolutionnaire : coupable ».

Pendant le déroulement de ces représentations, Korczak imitait les voix et les mimiques de ses accusateurs de 16 ou 18 ans.

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Korczak était sûr de lui-même, et totalement engagé dans la conception introspective de la vie qu’il avait faite sienne. Il accordait un rôle prépondérant à l’auto-éducation. « On ne peut apprendre aux autres », disait-il « si l’on ne peut s’enseigner soi-même ». Je trouvais un jour, sur la table de sa mansarde, un calendrier qui était marque d’un certain nombre de croix rouges. Il m’expliqua que ces croix marquaient chaque jour où il avait pris la décision de cesser de fumer.

Pourtant, malgré sa grande maîtrise de soi, on avait l’impression dans certaines situations que Korczak, auteur et poète, prenait l’ascendant sur Korczak pédagogue. Ces moments-là n’étaient pas toujours compatibles avec la routine du travail quotidien, ce à quoi Stefania Wilczynska était particulièrement sensible. Souvent, Korczak paraissait être la proie de pensées et d’idées qui ne lui laissaient pas de répits. Il s’arrangeait pour n’en noter que quelques-unes. Alors même, la rapidité avec laquelle elles lui venaient, et sa propre facilité d’association, le contraignait à les noter fréquemment sous une forme fragmentaire, aphoristique.

Korczak essayait autant que possible de se réserver quelques moments pour méditer. Malgré sa curiosité intellectuelle continuellement alimentée par tout ce qui se passait autour de lui, il était essentiellement un homme solitaire ; cependant il était de ces rares hommes pour lesquels la solitude n’est pas un ennemi, mais une amie, une aide féconde, un refuge et non une fuite. Korczak plaignait ses contemporains de leur incapacité à rester seuls. Cette solitude spirituelle enrichissait même ceux qui travaillaient à ses côtés. À l’instar des stoïciens, il pensait que le meilleur de la vie était de maîtriser librement son esprit et son âme. Tout le reste n’était que vanité.

Nous aimions Korczak, à la fois pour sa grandeur d’esprit et pour la profondeur et la chaleur de ses sentiments.

Le 24 juillet 1934, Korczak arriva à Haïfa. Il était venu en Palestine pour trois

semaines seulement, mais son programme était ambitieux : se plonger dans le passé, stimuler sa réflexion sur le présent et peut-être avoir un aperçu de ce que pourrait être l’avenir. Il prit soin au cours de sa visite de ne pas gaspiller son temps et d’essayer de « tout » voir.

Il voulait plutôt connaître à fond au moins un domaine, qu’il pourrait comparer avec ce qu’il connaissait déjà. Finalement il décida d’aller dans un Kibboutz, car une ville, pensait-il, manquait d’intérêt : il avait toujours vécu dans une ville, et elles se ressemblent toutes plus ou moins. Même au kibboutz, il évita les discussions futiles ou les thés, et passa la plus grande partie de son temps à observer les enfants nés en Palestine.

C’est à peu près à cette époque, semble-t-il, que Korczak comprit qu’il arrivait à un tournant de sa vie. C’était à l’époque du traité d’amitié germano-polonais et de la mort du président Pilsudski (1935), que Korczak avait considéré comme un grand homme d’État et un grand patriote polonais. On constatait la montée de la droite pro-fasciste et le pays était submergé par une vague d’antisémitisme. Partout, les Juifs étaient rejetés de la vie économique, sociale et culturelle. Des milices antijuives s’étaient déjà formées et menaient des actions violentes contre les juifs. Korczak se rendit compte que les Juifs de Pologne étaient assis sur un baril de poudre, et commença à s’intéresser à la Palestine.

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Il avait été précédé en ce domaine par Stefania Wilczynska, qui était allée rendre visite en Palestine en 1932 à son amie Feige Lifshitz, et avait travaillé quelque temps à l’école du kibboutz Ein Harod. Pleine d’admiration pour le système d’éducation communautaire, elle avait pressé Korczak d’aller le voir par lui-même.

En octobre 1932, presque deux ans avant sa visite, il m’avait écrit de Pologne : « Sil existe un pays au monde où l’on reconnaisse pleinement à l’enfant ses rêves, ses inquiétudes, ses aspirations et ses conflits, c’est peut-être la Palestine. C’est là que l’on devrait ériger un monument à l’orphelin inconnu. Quand vous voyez l’un de ces enfants au travail dans les champs, sous le ciel bleu, essayez de l’imaginer un moment quelque part à Varsovie ou à Lwov. Cet enfant pourrait vivre au 17 rue Pawia ou au 30 rue Francizkanska. Il pourrait aller à l’école rue Grzybowska dans une classe exiguë de 50 enfants, et qui sent mauvais. Je n’ai toujours pas abandonné l’espoir de pouvoir aller passe mes dernières années en Palestine, d’où je pourrai toujours me languir de la Pologne. »

En mai 1933, après l’accession au pouvoir d’Hitler, il m’écrivait : « Il m’a suffi d’avoir rencontré une dizaine ou une quinzaine d’émigrants pour la Palestine, ici, en Pologne, pour comprendre comment les gens sont là-bas : les mêmes que partout ailleurs. Peut-être, au dedans comme au dehors, sont-ils un peu plus amers, un peu plus impatients ; On peut classer les hommes en deux catégories : ceux qui se révoltent contre la vie, et ceux qui l’acceptent comme elle est. Si un jour je devais aller en Palestine, je n’irais pas pour les hommes, mais pour les idées. Que signifient pour moi le Mont Sinaï, le Jourdain, le Saint-Sépulcre, l’Université hébraïque, les tombes de Macchabées, la Mer de Galilée, et même Pourim à Tel-Aviv et les plantations d’oranger ? Mon expérience à moi, après tout, est celle de deux mille ans d’histoire de Diaspora en Europe et en Pologne. À plus forte raison maintenant que tant de Juifs allemands vont en Palestine… Ce n’est pas de travaux manuels et de plantations d’oranges dont le monde a besoin, mais d’une nouvelle foi, une foi dans l’avenir et dans l’enfant, source de tout espoir. »

En décembre 1933, il écrivait encore : « Si j’en avais les moyens, j’aimerais passer six mois en Palestine pour contempler le passé, et six mois en Pologne pour continuer mon travail. Pendant des années, j’ai pu voir d’un côté l’impuissance et la tristesse muette d’enfants sensibles, et de l’autre, la bouffonnerie impudente des adultes. J’ai bien peur que nous soyons simplement les spectateurs de la destruction insensée de tout ce qui est honnête et bon., du massacre des moutons par les loups. Je ne me fais pas d’illusions, en Palestine ce sera la même chose. Peut-être, étant donné les conditions particulières là-bas, étant donné mon manque de contacts, mon ignorance de la langue et mon isolement, je pourrais me construire une petite cellule de moine, mais m’engager pour faire tel ou tel travail — ça, jamais. J’en suis incapable. »

Pendant ce temps-là, les choses s’aggravaient en Pologne. Les enfants polonais de

la rue Krochmalna avaient commencé à harceler les enfants juifs de l’école, leur criant : « Sales Juifs ! » et « Les Juifs en Palestine ! ». Les slogans « Les Juifs au ghetto » commençaient à apparaître sur les murs. Un jour, deux ivrognes effrayèrent les enfants en leur criant : « Hitler arrive ! ». La situation des Juifs polonais était devenue précaire. Korczak commença à s’intéresser aux mouvements de jeunesse sionistes et accepta de devenir membre de la délégation non sioniste au bureau de l’Agence Juive. Il m’écrivait en mars 1937 : « Si je ne me trompe pas, la Palestine pourrait être une deuxième Société des Nations. Que la Société, à Genève, continue d’être un parlement où l’on débat des problèmes

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de la guerre, de l’extermination, du travail, de la santé et de l’éducation, et que Jérusalem devienne le centre mondial pour la vie de l’individu. Que son avenir et sa raison d’être soient l’Esprit. »

Korczak envisageait parfois le retour en Palestine de façon presque mystique et messianique. Tout en admirant l’expérience sioniste et en espérant beaucoup des nouveaux horizons et des possibilités nouvelles qu’elle promettait, il se demandait si cela ne serait pas une désertion pure et simple que de laisser les enfants à Varsovie, pour commencer, là-bas, une nouvelle vie.

Quand, dans une lettre, je lui fis remarquer son scepticisme, il me répondit : « Non, je suis un optimiste ; c’est vrai ; tout a de l’importance dans ce monde, tout est grandiose et sublime… N’étaient-ce pas les enfants qui vous ont amené en Palestine ? Et le kibboutz est aussi un enfant, comme tout jeune arbre, comme toute maison, toute route nouvelle. Ni le feu, ni les sauterelles, ni les tremblements de terre ne peuvent détruire votre effort collectif, qui restera éternellement — mais peut-être aurons-nous l’occasion d’en discuter en Palestine même. » Ceci était écrit en juillet 1938, mais il y avait encore d’autres obstacles à sa venue en Palestine. En novembre 1938, il m’écrivit : « Le voyage me coûtera dans les mille zlotys, et je ne les ai pas… »

En 1939, il m’envoya un exemplaire de son nouveau livre : « La Pédagogie amusante » (Pedagogika Zartobliwa), recueil d’entretiens qu’il avait faits à la Radio polonaise ; et quelques récits sur l’éducation, à l’intention des enfants et des adultes ; je reçus une dernière lettre, écrite un mois avant le début de la deuxième guerre mondiale, et dans laquelle Korczak envisageait avec joie la perspective de passer l’été dans une colonie de vacances avec ses enfants. Il ajoutait : « j’ai passé ce mois à écrire une histoire palestinienne. Palestinienne en ce seul sens qu’elle consiste en une conversation entre un père et son fils en Palestine : une conversation sur les enfants. Seule, la dernière partie mérite vraiment le nom de Palestinienne. » Il concluait : « Je vous envoie une bonne poignée de main, ainsi que mes amitiés à tous nos amis. » Korczak.

Le 1er septembre 1939, les Allemands envahissaient la Pologne. À 61 ans, Korczak remit encore une fois son uniforme. C’était sa quatrième guerre.

L’immense folie qu’il avait prophétisée il y avait déjà huit ans dans sa pièce « Le

Sénat des fous », avait commencé. À la suite de la défaite foudroyante de l’armée polonaise, Korczak retourna précipitamment rue Krochmalna, pour être avec ses enfants. Au lieu d’en trouver 100 comme il s’y attendait — c’était au début de 1940 — il en trouva 150. Toute la charge de l’établissement reposait maintenant sur lui et sur Stefania Wilczynska. Korczak refusa d’accepter le nouvel état de fait. Il s’abstint de se soumettre à la décision allemande de faire porter à tous les Juifs un ruban blanc avec une étoile de David ; en outre, il ne quitta pas son uniforme de l’armée polonaise, qu’il portait sans insigne. Autre protestation, il créa un nouveau « drapeau » pour l’institution. Sur l’un des côtés, il avait fait broder un arbre en fleur dans une prairie verte — comme symbole de la Pologne — et sur l’autre, l’étoile de David.

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Dans son journal intime, tenu dans le Ghetto de Varsovie, Adam Czerniakow mentionne plusieurs fois Korczak. À la date du 24 décembre 1939, nous lisons : « Tous les services municipaux sont fermés le 24 et le 25… Seuls, les cimetières et les perceptions sont ouverts comme à l’habitude… J’ai passé la journée à l’hôpital de la rue Czysta, au pavillon des convalescents et des nouveaux arrivants… J’ai dû demander que la plus grande rigueur soit observée lors de la campagne d’épouillage. Les malades sous surveillance à cause du typhus jouaient aux dés… Korczak est venu déjeuner… »

Si je n’avais pas connu les liens qui unissaient les deux hommes, j’aurais à peine prêté attention à cette notation, comme à beaucoup d’autres du même genre dans ce journal. Ce passage fut écrit trois mois après début de la guerre. Sous l’occupation nazie, l’existence de l’orphelinat devint infiniment plus difficile. L’aide philanthropique disparut, et Korczak fut d’abord obligé de faire du porte-à-porte pour mendier de l’argent pour les enfants. Ses techniques pour trouver des fonds sont décrites dans le journal de Czerniakow, à la date du 5 décembre 1940 : « Il fait 9 degrés aujourd’hui. Je suis allé au service d’entraide du Ghetto. Le Joint n’a plus un sou… Les employés s’agitent parce qu’ils n’ont pas été payés… Korczak me raconte que lorsqu’il achète de la kasha dans une épicerie, il dit à la vendeuse : vous ne pouvez pas vous imaginer comme vous ressemblez à l’aînée de mes petites filles ; elle rougit et me sert très généreusement… Lorsqu’il demanda à Wedel (le propriétaire d’une chocolaterie) de lui vendre 50 kg de haricots, celui-ci s’excusa de ne pouvoir le faire car il n’avait pas le droit de vendre aux Juifs, Korczak répondit : — “Dans ce cas, faites-m’en cadeau”. »

Depuis le début de la guerre, Korczak n’avait qu’une obsession : garder ses enfants en vie, et bien nourris.

Korczak vécut les années du Ghetto de Varsovie au jour le jour, uniquement préoccupé du combat quotidien pour la survie, écartant toute référence au passé comme à l’avenir. La seule chose importante, c’était de survivre à chaque heure, à chaque minute, et avec 150, puis 200 enfants… Comme la surface du Ghetto était continuellement diminuée, Korczak fut d’abord obligé de se déplacer avec les enfants de la rue Krochmalna au 33 de la rue Chlodna, puis au 48 rue Sienna, et enfin au 9, rue Sliska.

Mais à chaque fois la vie parmi les enfants continuait d’être basée sur le même respect mutuel, la même tolérance de chaque instant, la même politesse, au moment même où, dehors, dans les rues du Ghetto, la lutte pour la vie poussait des hommes à se dresser impitoyablement les uns contre les autres, à se voler entre eux, pendant que la mort précipitait hommes, femmes et enfants à la chambre à gaz. Les enfants écoutaient leurs professeurs, jouaient à leurs jeux habituels, et continuaient à réunir leur tribunal — tout cela avec sérieux et la concentration nécessaires. Korczak était là à côté d’eux, et cette présence ne semblait pesante ni pour les enfants ni pour lui-même. Il veillait à ce que les enfants puissent continuer à apprendre à lire, à écrire et faire du calcul, et il inventa même un nouveau système de fiches pour le travail personnel.

De temps en temps, il invitait des universitaires juifs — qui étaient maintenant pris au piège dans le ghetto — à faire des cours d’histoires, de littérature, ou à traiter de questions sociales. L’éducation artistique était aussi maintenue.

La chanteuse Romana Lilian-Lilienstein, qui avait été invitée à participer à un « concert » dans l’établissement un peu avant Pâques 1941 nous rapporte ses impressions : « L’immeuble était bien briqué, bien que je me rappelle encore l’aspect délabré de l’auditorium et des salles. Les enfants avaient mis leurs plus beaux vêtements — comme

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nous, d’ailleurs — et ils attendaient patiemment que le programme commence. Stefania Wilczynska avait tout préparé jusqu’au plus petit détail. Le docteur Korczak présenta le concert en quelques mots, qui suffirent à créer une atmosphère à la fois joyeuse et tranquille. Les enfants étaient toutes ouïes. Et nous, les musiciens, étions littéralement affamés, et j’imagine que notre auditoire l’était tout autant que nous. Pourtant, je n’oublierai jamais l’excitation et l’émotion qu’exprimaient tous ces regards tournés vers nous. Il est difficile d’expliquer ce qui signifiait ce concert pour nous tous, à cette époque. »

Le 15 juillet 1942, les enfants assistèrent à une pièce Rabindranath Tagore : La

Poste, que Korczak avait fait jouer dans l’établissement. Ce fut la dernière manifestation artistique donnée dans l’orphelinat ; le récit nous en a été fait par un témoin oculaire, le docteur Zofia Szymanska-Rosenblum : « La pièce met en scène un petit garçon malade, auquel les médecins interdisent de quitter le lit. Sa seule distraction est de regarder à la fenêtre ce qui se passe à l’extérieur. Et même ainsi, la vie lui apparaît dans toute sa diversité. Devant la fenêtre, il voit passer le facteur, la fleuriste, le porteur d’eau, des enfants qui jouent. Le parfum des fleurs l’enivre. Il entend une chanson, le bruit d’un gong. Il fait sien tout ce petit monde pour lequel il éprouve une profonde affection. Son amour de la vie, des hommes et de la beauté est si grand qu’il touche le cœur de tous ceux qui le connaissent ».

« Le petit Amal rêve de liberté, de longues escapades dans la montagne, ou le long fleuve. Il aimerait voir une vache, s’étendre au soleil, écouter le chant des oiseaux. Mais le médecin, rigoureux et inflexible, insiste pour qu’il reste cloué à son lit dans sa maisonnette sombre, les volets fermés pour repousser le soleil, le brouillard automnal et toute manifestation de vie possible. Un jour, le petit Amal se précipite hors de sa chambre étouffante pour explorer les mondes inconnus, et il n’est rassuré que lorsque le gardien lui dit qu’un jour le médecin lui-même viendra le prendre et l’emmènera loin de chez lui. Car, lui dit-il : “il y a tout le temps quelqu’un de plus grand et de plus sage que nous qui viendra nous sauver à la fin.”

« Les enfants de l’orphelinat étaient tous yeux, toutes oreilles pour Amal et tout ce qu’il disait, il était pour eux comme un rayon de lumière dans un ciel sombre. Eux-mêmes étouffaient dans le ghetto, pressant désespérément leur nez à chaque fissure du mur d’enceinte pour voir ce qu’il y avait “de l’autre côté”. Le cœur battant, ils étaient avec Amal en train d’attendre la lettre du roi qui devait apporter la bonne nouvelle. Amal ne perdit jamais confiance, et lorsque le rideau se baissa, il s’endormait, encore tout plein d’espoir… Le vieux docteur Korczak était assis dans un coin sombre de la pièce, la tête penchée, une indicible tristesse dans le regard. »

Dans les derniers jours qui lui restaient à vivre dans le ghetto — le 18 juillet 1942 — Korczak, âgé alors de 64 ans, écrivait dans son journal, qui quitta plus tard clandestinement le ghetto pour porter témoignage sur le sort tragique des enfants juifs de Pologne : « Hier, nous avons assisté à une représentation : La Poste, de Tagore. Et après, remerciements à l’auditoire, poignée de mains, sourires, essais de conversation amicale peut-être tout cela me servira-t-il vendredi prochain pour mon cours : “L’illusion — son rôle dans la vie humaine…" ».

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Une autre fois, Korczak parle dans son journal du spectre de la mort qui cohabitait avec la vie dans les rues du ghetto. « Un garçon gisait sur le trottoir, mourant ou peut-être déjà mort. Trois autres garçons jouaient à côté de lui. La corde avec laquelle ils jouaient se prit dans le corps du mourant. Mécontents qu’il ait interrompu leur jeu, ils lui donnèrent des coups de pied. Finalement l’un d’eux dit : “Fichons le camp, il nous gêne.” Et ils s’en allèrent tout en essayant de démêler leur corde. »

Dans un autre passage, il écrit : « Je reviens épuisé de ma “tournée”. Sept visites, des conversations, des escaliers, des demandes. Le résultat : 5 zlotys et une promesse de cinq autres chaque mois. Et avec cela, il faudrait, que je fasse vivre 200 enfants ! »

« Je suis étendu tout habillé sur mon lit. C’est le premier jour de vraie grosse chaleur. Je ne peux pas m’endormir. Mon lit est au milieu de la pièce, en dessous, une bouteille de vodka, et sur la table, un pichet d’au et un pain de seigle. »

« Se lever, pour moi, signifie m’asseoir dans le lit, atteindre mes sous-vêtements, fermer au moins un bouton, passer ma chemise. Puis il faut que je me penche pour mettre mes chaussettes, mes fixe-chaussettes… J’ai recommencé à tousser. Quel travail, de se baisser et de se relever ! »

Il souffrait maintenant d’une maladie cardiaque, d’œdème des jambes et d’une infection oculaire chronique.

Korczak pensait beaucoup, à cette époque-là, à l’euthanasie ; mais l’éthique de sa profession, telle qu’elle est définie par le serment d’Hippocrate, finit par l’emporter et il écrivit : « Même quand les choses allèrent très mal et que je pensai sérieusement soulager les petits enfants et les vieillards du ghetto, qui étaient condamnés, je ne pus m’empêcher de considérer cela comme un meurtre d’âmes innocentes ». Et ailleurs il écrivit : « La vie est si dure, et la mort si facile ! »

Du côté « aryen », ce ne sont pas les tentatives qui manquèrent pour lui faire

accepter de sortir du ghetto et d’avoir la vie sauve. Il les repoussa dédaigneusement. Il n’abandonnerait pas les enfants, il n’était pas un déserteur…

Vint le 5 août 1942.

Un témoin oculaire qui travaillait à l’infirmerie de l’Umschlagplatz nous raconte :

« Il faisait une chaleur supportable. J’avais mis les enfants de l’institution à l’autre bout de la place, près du mur. Je pensais que de cette façon je pourrais m’arranger pour les sauver — au moins pour aujourd’hui, et peut-être même demain. Je suggérai à Korczak de venir avec moi voir les responsables du ghetto et de leur demander d’intervenir. Il refusa parce qu’il ne voulait pas abandonner les enfants, ne serait-ce qu’une minute. On commença à faire monter les gens dans le train. »

« Je me tenais près des policiers du ghetto qui les poussaient dans le fourgon, et,

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regardais la scène le cœur, battant, dans l’espoir que mon stratagème réussirait. Mais ils continuaient de les entasser, et il y avait encore de la place. Poussée à coups de fouet, une foule de plus en plus nombreuse s’entassait dans les wagons. Soudain, Smerling, l’officier sadique de la police du ghetto que les Allemands avaient chargé de l’Umschlagplatz, ordonna qu’on amenât les enfants aux fourgons. Korczak s’avança à leur tête. Je n’oublierai jamais cette scène ».

« Ce n’était pas une simple montée dans le fourgon, c’était une protestation silencieuse et organisée contre les assassins, un défilé comme aucun homme n’en avait jamais vu. Les enfants avançaient quatre par quatre. Korczak monta le premier, la tête haute, un enfant à chaque main. Le second groupe était conduit par Stefa Wilczynska. Ils allèrent à la mort, le regard plein de mépris pour leurs assassins. Quand les policiers du ghetto virent Korczak, ils claquèrent des talons et saluèrent. “Qui est cet homme ?” demandèrent les Allemands. Je ne pus plus me contrôler, et cachai mon visage ruisselant de larme dans mes mains. Je sanglotai, sanglotai devant notre impuissance en face d’un tel assassinat. »

En 1965, je fis un voyage en Pologne, à la recherche des ombres du passé, dans ces mêmes rues de Varsovie où j’avais rencontré pour la première fois mon professeur. Je revis l’institution où j’avais travaillé à ses côtés des années auparavant.

Par les rues en ruines du quartier juif, j’arrivai à l’Umschlagplatz. Je me recueillis devant une plaque commémorative qui disait en trois langues que des milliers de nos frères martyrs étaient partis de cet endroit, pour Treblinka. Il me sembla alors revoir Korczak, un peu comme si son sourire généreux et bienveillant, demeurait au-dessus de sa tombe inconnue, et par-delà les vapeurs empoisonnées de la mort.

Et je me dis : c’était un grand médecin. C’était un grand philosophe. C’était un grand pédagogue. C’était un grand écrivain. C’était un grand poète. C’était un grand homme.

Joseph Arnon

Traduit de l’hébreu en anglais par Hillel Halkin In : Wo was Janusz Korczak ?, Joseph Arnon, Éd. Midstream N.Y., 1973, pp. 3-24.

Traduction française © AFJK

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CONFÉRENCE de Joseph ARNON (Premier) Colloque international sur Janusz Korczak à l’Unesco

@ Texte inédit, AFJK, Paris, 1977

En préambule, j’aimerais raconter une scène vue ce matin dans le métro en me rendant à cette réunion : des enfants, vêtus de bleu et de rouge, avec des drapeaux, des trompettes et qui faisaient un bruit assourdissant. Et je n’ai pas pu m’empêcher. de m’interroger : Que faisons-nous ? Nous parlons de beauté, de culture, d’humanisme ; nous évoquons la figure de Korczak. Mais comment pouvons-nous faire pénétrer et appliquer ces idées partout, en France, en Pologne, en Israël ?

Avant de présenter les lignes directrices de la méthode pédagogique élaborée par Janusz Korczak, je voudrais d’abord porter l’accent sur quelques vérités premières :

1) Toute méthode pédagogique, si bonne soit-elle, doit être mise en pratique par un homme vivant. Aucune technique éducative ne peut remplacer l’esprit d’un créateur, d’un homme qui ne ménage son temps. Faire un travail éducatif, c’est avant tout ne pas craindre de donner son temps.

2) Une méthode pédagogique appliquée par un indifférent ou par quelqu’un qui n’aime pas son travail ne pourra en aucun cas réussir.

3) Une méthode pédagogique pourra trouver échos dans le cœur et dans l’esprit des éducateurs dans la mesure où son promoteur est capable d’en vivre l’esprit et les principes.

4) Seul celui qui comprend en profondeur les fondements moraux de la méthode pédagogique qui l’entend appliquer a une chance de le faire avec persévérance et d’éviter de s’engager dans une routine totalement dénouée de vie. Ainsi sera-t-il de capable de faire subir à la méthode les modifications exigées par le temps et par le lieu.

Janusz Korczak, mon maître et mon père spirituel, avec qui j’ai travaillé entre 1929 et 1932 (depuis, je suis éducateur dans un kibboutz israélien) s’est mis au service des enfants de son orphelinat pendant plus de trente ans. Durant tout ce temps, il n’a cessé d’apprendre les besoins physiques et moraux de l’enfant, travaillant avec dévouement et amour. Ainsi il fut un exemple incarné du fait que le bonheur, en éducation, est aussi fonction du travail investi.

Il n’est pratiquement pas d’éducateur, dans l’histoire de la pédagogie, qui puisse lui être comparé pour la persévérance dans l’accomplissement personnel d’une méthode pédagogique dont il était aussi le créateur et le promoteur ; plus encore si l’on parle de ces enfants victimes du sort : les orphelins. C’est cela qu’a fait Korczak. Plus que le Suisse Pestalozzi, plus que l’Allemand Wieniken, plus que l’Autrichien Bernfeld ou Steiner le Suisse Allemand, ou Shatski, le Russe… Et ce ne sont là que quelques noms d’éminents pédagogues.

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Voilà ce que fut Korczak pendant trente ans, dès 1912, (année où fut fondé l’orphelinat du 92 rue Krochmalna, Dom Sierot) et jusqu’à son dernier chemin, vers les chambres à gaz de Treblinka en 1942.

Sur quels documents vais-je fonder mes propos ? En plus des admirables écrits que nous a laissés Korczak, en plus de l’expérience personnelle que j’ai acquise de façon intensive et authentique durant mon séjour à l’orphelinat, j’ai pu utiliser un document authentique découvert il y a quelques mois, œuvre d’une jeune éducatrice employée à l’orphelinat. Nous tenions tous un journal de bord de ce type, et Pani (Madame) Stefania Wilczynska, (appelée Stefa) collaboratrice de Korczak et directrice pédagogique de l’orphelinat pendant toutes ces années, y portait ses propres observations. Ces onze cahiers représentent un trésor pédagogique et permettent de comprendre de façon immanente les processus éducatifs que devaient subir les éducateurs eux-mêmes dans le système de Korczak.

Peut-être un mot encore sur la façon dont ces documents ont été préservés. Les journaux de travail de Rushka Sternkatz n’ont pas été brûlés avec toutes les archives de l’orphelinat pendant la guerre. En effet, Rushka, étudiante en philosophie et en psychologie est morte en 1935 et les cahiers ont été envoyés en Palestine avec toutes ses affaires personnelles immédiatement après sa mort.

Voici un exemple du contenu de ces cahiers :

« L’orphelinat me surprend par la simplicité, la franchise et la clarté qui y règne. Quelqu’un a volé ; il a été jugé selon la loi par le tribunal des enfants. Et puis plus rien. Un ami, un camarade, un enfant qui n’est pas marqué du sceau de l’infamie. Ou encore : hier, pendant le petit-déjeuner, Shayush est aussi à côté de moi. Bronek s’approche et dit : « Ce Shayush ! Je dois toujours lui nouer ses lacets et cirer ses chaussures. » Shayush sourit (je ne savais pas qu’il était incapable de plier la jambe). Je demande : « Pourquoi ne le fait-il pas lui-même ? » Et Bronek de me répondre : « Il est infirme ». C’est ainsi que l’on parle, franchement et clairement, sans sérieux exagéré et sans faux-semblant et, bien entendu sans méchanceté. Et pourtant, dans le monde du dehors, il en va tout autrement », souligne la jeune éducatrice.

Et Stefa W… lui répond : « Ce sont les aspects les plus beaux et les plus positifs de notre vie. Ce sont eux aussi que méconnaissent les adversaires de notre méthode pédagogique. »

D’où une première constatation : la plus importante des caractéristiques du système de Korczak était l’atmosphère particulière et policée que l’on était parvenu à créer. Et cela en raison de l’exemple personnel donné par tous les éducateurs, Korczak en tête. L’exemple personnel donné par Korczak pourrait se caractériser par les traits suivants : optimisme pédagogique, sympathie et amour pour les enfants, tact pédagogique, intelligence et connaissance de l’homme.

Dans l’internat de Korczak, on ne cherchait pas à uniformiser les attitudes des pensionnaires, ce qui les aurait amenés à perdre leurs caractères individuels. Bien au contraire : tout le système visait à encourager la différenciation et à donner à chaque enfant les soins spécifiques qu’il exigeait. Korczak pensait que l’on pouvait y parvenir par une interaction de tous les enfants (ils avaient entre six et quatorze ans), et avec l’aide de jeunes

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éducateurs imprégnés d’ethos pédagogique. Ces éducateurs étaient des étudiants qui vivaient dans l’orphelinat, mêlés aux enfants.

Grâce à ce système dans lequel enfants et éducateurs se trouvaient à égalité de droit, il était possible de formuler des exigences morales et de parvenir à les obtenir par des voies morales connues et respectées par tous. Mais Janusz Korczak tenait à ce que les enfants restent toujours capables, quels que soient leurs sentiments et les circonstances, de respecter l’adulte.

Plus encore, le système pédagogique de Korczak reconnaissait des différences de hiérarchie sociales entre les enfants. Il y avait des enfants plus ou moins privilégiés. Mais ces privilèges étaient fonction des contributions des enfants au travail de l’orphelinat, de leur dévouement pour les autres et découlaient de l’exemple personnel donné. Ce n’était pas une « élite » fondée sur la force, ainsi qu’il en est souvent dans les orphelinats, mais une société communautaire dans laquelle les enfants plus âgés étaient des modèles pour les plus jeunes. Les anciens de l’institution enseignaient aux nouveaux les principes moraux qui régissaient la société. Korczak voyait dans l’orphelinat une institution évolutive et il n’avait pas fixé de finalité politique à laquelle il voulait amener les enfants. Il voulait seulement rendre aux orphelins ce que le destin leur avait ravi : une enfance heureuse.

L’autogestion assumée par les enfants n’impliquait une tyrannie de la force mais était au contraire, un moyen d’éducation. Pas d’obéissance aveugle à des lois incomprises des enfants mais au contraire un apprentissage du respect mutuel.

Cette méthode pédagogique prouve que quand on pose des buts concrets qui correspondent aux besoins de l’individu et de la société, que quand les enfants ont leur mot à dire pour la réalisation, on assiste à la formation d’un corps collectif cohérent.

Le grand problème de Korczak était de recruter les jeunes éducateurs qui travailleraient avec lui et de leur faire saisir la signification profonde de l’autogestion des enfants, d’apprendre aussi à ces éducateurs à coopérer entre eux.

C’est pourquoi son effort et celui de Stefa furent surtout centrés sur l’équipe permanente des éducateurs et des jeunes pédagogues de « Bursa ».

Korczak ne pensait pas que l’éducation en internat soit meilleure que l’éducation dans le cadre de la famille, mais il y voyait une nécessité pour ses orphelins.

Si je puis me le permettre, après tant d’années de travail avec des enfants, je ferai une comparaison entre les internats que j’ai connus : Public-schools britanniques ou institutions « kibboutziques », et l’orphelinat de Korczak. Partout, j’ai retrouvé un élément commun d’importance : la volonté de libérer l’enfant de la lutte pour sa survie économique, afin de créer une république des jeunes, où l’enfant pourra grandir de façon évolutive et heureuse.

Dans la société du 92 Krochmalna, étaient appliqués les critères d’une société d’adultes, mais d’une société en constante évolution. Critères moraux défendus par une Constitution élaborée par tous, enfants et adultes. S. W. était responsable du respect de cette constitution et quand elle se heurtait à des problèmes non prévus dans celle-ci, elle poussait les pensionnaires à faire des propositions écrites au Conseil des enfants pour que celui-ci modifie de façon concertée ce qu’il fallait modifier : afin d’éviter que ne s’installe une situation anarchique.

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Cette conception constituait une réponse pratique à la pensée philosophique qui lie la satisfaction des besoins de l’individu à ceux de la société. En effet, si quelque chose gêne un individu, toute la collectivité peut s’en ressentir. C’est pourquoi, il est si important d’apporter les modifications nécessaires et de supprimer l’écueil. La modification ne doit pas venir du caprice de l’éducateur détenteur du pouvoir mais doit résulter d’un dialogue et être inscrite dans la Constitution.

L’intérêt de la méthode de Korczak ne tient pas réellement à ses institutions : Tribunal des enfants, Parlement des enfants, roulement et répartition du travail, système de tutelle, etc. Car ces institutions, privées de l’homme qui les avaient créées, peuvent rapidement devenir un squelette sans chair.

Le système de Korczak implique surtout la formation d’un éducateur humaniste capable de diriger avec honnêteté et respect de l’avis des enfants. Il exige passion et amour du métier, sans romantisme artificiel mais avec respect pour l’enfant. Il demande une entière liberté d’esprit pour coopérer avec les autres éducateurs.

Il exige enfin une compréhension profonde de tous les éléments du système et la foi en l’aptitude de celui-ci à satisfaire les besoins de l’enfant comme ceux de la société.

C’est seulement à ces conditions que l’on pourra mettre en pratique l’esprit et la méthode du système de Janusz Korczak. Korczak fut le poète de la vie enfantine. Sans la pratique de l’éducation, son système ne peut réussir. Sans acceptation d’aimer et de perdre, l’esprit de son système est trahi.

Et je conclurai sur quelques vers du poète polonais Léopold Staff :

« Aimer et perdre, désirer, et regretter, Tomber sous les coups et se relever,

Chasser sa nostalgie et la supplier de revenir, Telle est la vie : rien et cependant beaucoup. »

Joseph Arnon, Paris, 1977 AFJK © 1977-2011

Remerciements à Danielle Dodiuk, Zineb Lamihi et Frédérique Beuzon pour leur contributions à ces traductions