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HAL Id: tel-00909529 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00909529 Submitted on 26 Nov 2013 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Sur la transformation spinoziste de l’idée de transcendantal dans la première philosophie de G. Deleuze Jing An To cite this version: Jing An. Sur la transformation spinoziste de l’idée de transcendantal dans la première philosophie de G. Deleuze. Philosophie. Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2013. Français. NNT : 2013TOU20025. tel-00909529

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Page 1: Sur la transformation spinoziste de l'id©e de transcendantal dans la premi¨re philosophie de G

HAL Id: tel-00909529https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00909529

Submitted on 26 Nov 2013

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L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Sur la transformation spinoziste de l’idée detranscendantal dans la première philosophie de G.

DeleuzeJing An

To cite this version:Jing An. Sur la transformation spinoziste de l’idée de transcendantal dans la première philosophiede G. Deleuze. Philosophie. Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2013. Français. �NNT :2013TOU20025�. �tel-00909529�

Page 2: Sur la transformation spinoziste de l'id©e de transcendantal dans la premi¨re philosophie de G

TTHHÈÈSSEE

En vue de l'obtention du

DDOOCCTTOORRAATT DDEE LL’’UUNNIIVVEERRSSIITTÉÉ DDEE TTOOUULLOOUUSSEE

Délivré par Université Toulouse II Le Mirail Discipline ou spécialité : Philosophie

JURY

Pierre Montebello Chantal Jaquet

David Lapoujade Guillaume Sibertin-Blanc

Ecole doctorale : ALLPH@

Unité de recherche : ERRAPHIS Directeur de Thèse : Pierre Montebello

Université Toulouse-Le Mirail

Présentée et soutenue par Jing An Le 07/06/2013

Titre : Sur la transformation de l’idée de transcendantal chez Deleuze

Page 3: Sur la transformation spinoziste de l'id©e de transcendantal dans la premi¨re philosophie de G

Laboratoire ERRAPHIS

THÈSE

Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ

Sur la transformation spinoziste de l’idée de transcendantal

dans la première philosophie de G. Deleuze

AN, Jing

Présentée et soutenue publiquement

Le 07 Juin 2013

Directeur DE RECHERCHE Professeur Pierre Montebello

JURY

Pierre Montebello Chantal Jaquet

David Lapoujade Guillaume Sibertin-Blanc

Page 4: Sur la transformation spinoziste de l'id©e de transcendantal dans la premi¨re philosophie de G

3 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Remerciements

Je doit tout d’abord tenir à remercier très profondément mon directeur

de thèse, Pierre Montebello qui m’a dirigé avec une bienveillance et une atten-tion.

Je remercie également mes parents sans le soutien inconditionnel des-quels cette thèse n’aurait probablement jamais pu voir le jour.

Enfin vient mon amie Yi Zeng, dont les conseils et le soutien ont été extrêment précieux.

Page 5: Sur la transformation spinoziste de l'id©e de transcendantal dans la premi¨re philosophie de G

Résumé en français

L’idée de transcendantal, selon son inventeur E. Kant, doit être conçue comme la

condition pure et préalable de toute expérience possible. Mais, pour G. Deleuze, une telle idée de transcendantal implique deux défauts fondamentaux : d’une part, elle n’est pas sus-ceptible de rendre compte de la singularité de l’expérience réelle et sensible ; d’autre part, elle présuppose illégitimement qu’il existe un rapport de ressemblance entre le transcendan-tal qui est la condition et l’empirique qui est le conditionné. Ayant l’ambition de renouveler l’idée de transcendantal en dépassant ces deux limites foncières du transcendantalisme kan-tien, Deleuze élabore sa propre empirisme transcendantal qui détermine le principe généra-teur du sensible singulier comme la différence d’intensité et définit la condition transcen-dantale non-semblable comme la différence de virtualité. La différence d’intensité et la différence de virtualité sont respectivement les objets des deux parties de l’empirisme transcendantal qui sont l’esthétique impliquante et la dialectique problématique. De plus, la différence d’intensité et la différence de virtuel, toutes les deux sont les multiplicités qui s’opposent à la simplicité de l’essence de la métaphysique traditionnelle. Et la théorie deleu-zienne de la multiplicité complètement différentiée et absolument infinie trouve son origine de la philosophie de Spinoza qui se déploie à travers les trois moments qui sont la subs-tance en tant que Multiplicité suprême, l’attribut en tant que multiplicité intensive, et le mode existant en tant que multiplicité extensive.

Abstract

The idea of transcendental, according to its inventor I. Kant, should be conceived

as the pure and priori condition of any possible experience. However, for G. Deleuze, such an idea of transcendental involves two fundamental flaws: on the one hand, it cannot ex-plain the singularity of the real and sensible experience; on the other hand, it presupposes illegitimately that there exists a relation of resemblance between the transcendental qua condition and the empirical qua conditioned. Having the ambition of renewing the idea of transcendental by surpassing these two limits of the Kantian transcendentalism, Deleuze elaborates his own transcendental empiricism which determines the generic principal of singular sensible as the difference of intensity and defines the non-ressemblable transcen-dental condition as the difference of virtuality. The difference of intensity and the differ-ence of virtuality are respectively the objects of the two parts of the transcendental empiric-ism that are the implicating aesthetics and the problematic dialectics. Furthermore, both the difference of intensity and the difference of virtuality are the multiplicities which oppose to the simplicity of the essence of the traditional metaphysics. And the Deleuzian theory of the completely differentiated and absolutely infinite multiplicity finds its origin in Spinoza’s philosophy which extends itself through three moments that are the substance qua su-preme Multiplicity, the attribute qua intensive multiplicity, and the existing mode qua ex-tensive multiplicity.

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5 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Sommaire

INTRODUCTION .......................................................................................... 7

1. SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE DIFFÉRENTIELLE ................................................................................................. 27

1.1. L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE 31

1.1.1. L’absolument infini plein de différences : contre l’Un d’indifférence ou l’Universel abstrait .................................................................................................. 31

1.1.2. Les attributs en tant que différences pures affirmatives ............................... 37

1.2. LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE .............................................................................................. 46

1.2.1. L’expression ontologique de la doxa chez Aristote ....................................... 46

1.2.2. Note sur la doxa théologique chez Thomas d’Aquin ...................................... 58

1.2.3. Vers l’expression ontologique du paradoxe : de l’indifférence de l’Essence chez Avicenne à la neutralité de l’Être chez Duns Scot ...................................... 60

1.2.4. La théorie spinoziste de l’être s’opposant à la fois à la doxa ontologique aristotélicienne et à la doxa théologique thomiste .............................................. 72

1.3. D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX CÔTÉS ........................................................................................................................................... 77

1.3.1. Le renouvellement spinoziste du concept de la puissance ........................... 78

1.3.2. Le rapport entre les deux faces et les deux puissances ................................ 80

1.3.3. La démonstration du parallélisme .................................................................... 82

1.3.4. La corrélativité de la théorie spinoziste du parallélisme avec la philosophie deleuzienne .............................................................................................................. 89

1.4. LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES ...................................... 94

1.4.1. L’essence intensive du mode ........................................................................... 94

1.4.2. L’existence extensive du mode ........................................................................ 99

1.5. L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ .................................................................................................................... 107

1.5.1. L’existence passive et le premier genre de connaissance .......................... 107

1.5.2. Le second genre de connaissance et le moment du « devenir-actif » ........ 110

1.5.3. « Nosce te ipsum » : le troisième genre de connaissance et la vie de béatitude ................................................................................................................................ 115

1.5.4. Le temps et l’éternité ....................................................................................... 119

2. L’IDÉEL ET L’INTENSIF ...................................................................... 123

2.1. LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL 125

2.1.1. Moment kantien des Idées différentielles : problématique .......................... 126

2.1.2. Théorie deleuzienne de l’Idée et la théorie rationaliste de l’infini ............... 127

2.1.3. Singularité et la distinction propre de l’Idée ................................................. 133

2.1.4. Le problématique, le questionnant, et l’origine de l’Idée du point de vue du jeu ontologique ............................................................................................................ 135

2.2. L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU SENSIBLE ....................................................................................................................... 140

2.2.1. Dépassement de la théorie kantienne des anticipations de la perception . 140

2.2.2. L’implication et l’explication de l’intensité .................................................... 146

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2.2.3. Deux sortes de multiplicités et une philosophie de la multiplicité s’opposant à la philosophie de la simplicité ............................................................................. 152

2.3. L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE ........................................................................................... 154

2.3.1. La virtualité idéelle s’opposant à la possibilité ............................................. 154

2.3.2. L’individuation intensif comme le principe dirigeant de l’actualisation ..... 157

2.3.3. L’individu et l’individuation ............................................................................ 160

2.3.4. Le penseur comme l’individu même .............................................................. 168

2.3.5. L’affirmation et la négation au niveau de l’actuel ......................................... 170

2.3.6. L’actuel, l’illusion, et la représentation .......................................................... 174

3. LE TEMPS ET LA PENSÉE ................................................................. 179

3.1. UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES PASSVIES DU TEMPS ............................................................................ 190

3.1.1. La signification du mot « synthèse » chez Deleuze ...................................... 190

3.1.2. La première synthèse du présent vivant ....................................................... 191

3.1.3. Durée vécue et temps reconnu : synthèse passive de l’imagination et synthèse active de la mémoire et de l’entendement .......................................................... 195

3.1.4. La seconde synthèse du passé pur en général ............................................ 199

3.1.5. La fondation et le fondement .......................................................................... 205

3.1.6. La troisième synthèse du futur comme effondement ................................... 210

3.1.7. Les trois synthèse comme caractérisant les trois dimensions du système218

3.1.8. L’influence du spinozisme sur la théorie deleuzienne de la synthèse ....... 225

3.2. LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA PENSÉE ........................................................................................................................... 229

3.2.1. L’exercice transcendant des facultés comme la manière de pénétrer dans le transcendantal ....................................................................................................... 229

3.2.2. L’importance fondamentale de la distinction entre le Transcendantal dans son état pur et le Transcendantal dans son rapport avec l’empirique au niveau de la théorie différentielle des facultés ........................................................................ 238

3.2.3. Triple définition de la forme du temps et l’expérience de la pensée ........... 243

3.2.4. La confrontation avec la « philosophie différentielle » de S. Maïmon ........ 248

CONCLUSION .......................................................................................... 257

BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................... 271

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7 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

INTRODUCTION

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9 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

« Les philosophes n’ont fait qu’en établir le constat, en référant toute pensée et toute vérité à la conscience, au Moi, au Sujet. Dans le grondement qui nous ébranle aujourd’hui, il faut peut-être reconnaître la naissance d’un monde où l’on saura que le sujet n’est pas un, mais scindé, non pas souverain, mais dépen-dant, non pas origine absolue, mais fonction sans cesse modi-fiable. »

Michel Foucault, La naissance d’un monde Dans l’introduction de son opus magnum Différence et répétition, Gilles

Deleuze cite un passage de Dantons Tod, drame fameux de Georg Büchner, où Danton, le protagoniste, exprime son souci de la vie banale humaine : « C’est bien fastidieux d’enfiler d’abord sa chemise, puis sa culotte, et le soir de se traîner au lit et le matin de se traîner hors du lit, et de mettre toujours un pied devant l’autre. Il n’y a guère d’espoir que cela ne change jamais. Il est fort triste que des millions de gens aient fait ainsi et que d’autres millions le fassent encore après nous, et que par-dessus le marché nous soyons constitués de deux moitiés qui font toutes deux la même chose, de sorte que tout se produit deux fois. » Danton de Büchner semble croire que la vie de l’homme n’est plus qu’un lieu de l’éternel retour du même et que tout changement authen-tique ou radical est au fond impossible. Bien sûr, ce Danton veut annoncer vraiment que la destruction de l’ancien régime et l’établissement du nouveau apporté par la révolution sont, au fond, insignifiants à l’égard du changement de l’« esprit » de l’homme, et que la politique moderne ne nous donne aucune solution aux problèmes fondamentaux concernant la signification de l’existence humaine – nous subissons toutes sortes de peines comme tou-jours1. Néanmoins, l’on peut dire que le souci de Danton, mis en dehors de son contexte concret, est aussi celui du philosophe qui éprouve toujours le mécontentement de notre banalité quotidienne. Mais, se distinguant de Dan-ton qui n’exprime qu’un sentiment implicite, le philosophe se pose explicite-ment les questions fondamentales comme les suivantes : Dans une telle situa-tion, quelle est la signification de l’existence ? Pour quelle raison l’actualité de

1 Cf. X. Liu, « Dan Dong Yu Ji Nü (Danton et la prostituée) », in Chen Zhong De Rou

Shen (Le corps lourd), Pékin, Huaxia Publishing Co., Ltd., 2004, p. 14-39.

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Introduction

notre monde s’est-elle ainsi formée ? Quelle est l’origine de ce monde, ou comment un monde naît-il ?

En ce sens, l’on peut discerner la ressemblance entre le philosophe et Robinson de Defoe : tous deux essaient de trouver l’origine radicale à partir de laquelle le monde devient ce qu’il est actuellement et font naître un nouveau monde en fonction de cette origine. Bien sûr, cette origine n’est pas simple-ment une cause physique dans la série chronologique du temps, mais une rai-son métaphysique, à savoir le principe fondamental qui rend possible cette naissance du monde 1 . De ce point de vue, la philosophie elle-même est l’incarnation parfaite de cette double activité : rechercher l’origine par la pen-sée et produire un monde dans la pensée. L’histoire de la philosophie nous en offre déjà des exemples excellents : Novalis, pour qui « c’est par le même mouvement que la nature produit des herbes et des fleurs et que ‘‘j’imagine’’ »2, croit que l’imagination transcendantale est susceptible de péné-trer le profond de la nature naturante et, correspondant au mouvement même par lequel la production du monde réel s’effectue, de produire un monde dans la pensée. Schelling, dans ses Conférences de Stuttgart, annonce que la tâche véri-table de la philosophie consiste à trouver le système du monde « déjà subsistant en soi, à savoir dans l’entendement divin »3. Pour cette raison, la philosophie, ou plus précisément le système philosophique, est précisément l’expression du système du monde dans la pensée.

Néanmoins, il existe un problème double bien grave pour Robinson de Defoe comme pour le philosophe : d’une part, « l’origine présuppose ce qu’elle prétend engendrer » ; d’autre part, « le monde re-produit à partir de cette origine est l’équivalent du monde réel ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que la double activité de la philosophie n’est que le doublement de l’actuel. Elle veut découvrir l’origine radicale du monde actuel, mais elle sup-pose préalablement qu’il existe un rapport de ressemblance entre l’origine et ce dont elle est l’origine, et, de plus, ce rapport de ressemblance lui-même est conçu d’après une image stabilisée de l’actuel. Selon un tel schème, il semble que le but fondamental de l’origine n’est que d’aboutir au monde actuel et qu’il n’y a pas de possibilité d’un changement radical du monde actuel. En

1 Cf. A. Gualandi, « À la recherche de la « Nature » perdue : Deleuze critique de

Kant », in Les philosophies françaises et la science : dialogue avec Kant, textes réunis par Laurent Fedi et Jean-Michel Salanskis, Lyon, ENS Éditions, 2001, p. 175-176.

2 Cf. Le cours hypokhâgne donné par Deleuze à la Lycée Louis le Grand (1956-1957) sous le titre Qu’est-ce que fonder ?. Disponible sur le site d’internet : http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=218&groupe=Conf%E9rences&langue=1.

3 F.W.J. Schelling, « Conférence de Stuttgart », in Œuvres métaphysiques (1805-1821), trad. J.-F. Courtine et E. Martineau, Paris, Gallimard, 1980, p. 203.

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11 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

d’autres termes, le Robinson-philosophe, partant du mécontentement de l’actualité banale, voulant en rechercher l’origine et produisant un monde plus singulier, ne fait pas autre chose qu’élever l’actualité banale au niveau de la pensée philosophique. Au contraire de la bonne intention du philosophe, la philosophie, loin de faire naître un nouveau monde, affirme la légitimité de l’actuel.

Quand l’homme ayant l’habitude de valoriser ce qui lui est familier comme le montrait Hume fait de la philosophie, il cherche toujours à prouver l’immobilité de l’actuel. Concernant la dimension du passé, l’origine radicale des êtres vise déjà notre présent actuel, l’actualité est le but final de l’origine. Quant à la dimension du futur, l’avenir ne peut plus faire autre chose que res-sembler continûment à notre présent actuel, celui-ci étant plus ou moins un « aboutissement » ou une « fin » (dont Francis Fukuyama nous offrait la ver-sion politique dans La fin de l’histoire et le dernier homme). Le présent éternel semble être le sommet de la philosophie « humaine, trop humaine ». En face de cette aporie philosophique, Deleuze annonce explicitement que la décou-verte de l’origine radicale en tant que principe métaphysique qui détermine au niveau transcendantal toute naissance du monde doit se fonder sur une lo-gique de la différence pure qui fonde l’« empirisme transcendantal ».

Notre travail porte sur la transformation de l’idée du transcendantal dans la première philosophie de Gilles Deleuze telle qu’elle se cristallise dans Différence et répétition. À propos de ce livre, Deleuze lui-même écrit qu’« [a]près avoir étudié Hume, Spinoza, Nietzsche, Proust, qui me frappaient d’enthousiasme, Différence et répétition était le premier livre où j’essayais de « faire de la philosophie ». Tout ce que j’ai fait ensuite s’enchaînait avec ce livre, même ce que nous avons écrit avec Guattari »1. Nous pouvons donc dire que Différence et répétition est l’axe de tous ses œuvres : d’une part, tous les es-sentielles de ses études de l’histoire de la philosophie sont y répétés et intégrés dans un système global ; d’autre part, ce livre prépare tout ce qui deviendra les thèmes fondamentaux de la forme ultime de la philosophie deleuzienne, et c’est pour cette que nous sommes d’accord avec É. Alliez, ancien élève de De-

1 « Préface à l’édition américaine de Différence et répétition », in RF, p. 280. – Nous

citons les œuvres de Deleuze d’après des initiales. Empirisme et subjectivité, 1953 : ES. Nietzsche et la philosophie, 1962 : NP. La philosophie critique de Kant, 1963 : PK. Proust et les signes, 1964 : PS. Le bergsonisme, 1966, BE. Présentation de Sacher-Masoch, 1967 : SM. Spinoza et le problème de l’expression, 1968 : SPE. Différence et répétition, 1968 : DR. Logique du sens, 1969 : LS. L’anti-Œdipe, 1972 : AO. Mille plateaux, 1980 : MP. Spinoza. Philosophie pratique, 1981 : SPP. Le pli. Leibniz et le baroque, 1988 : LP. Pourparlers, 1990 : PP. Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991 : QP. L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, 2002 : IS. Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, 2002 : RF.

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Introduction

leuze, que Différence et répétition est le « livre qu’il faut concevoir comme l’ouvrage souche du deleuzisme »1.

Dans la première philosophie de Deleuze de Différence et répétition, l’idée du transcendantal joue un rôle central. Et dans l’histoire de la philosophie, Kant est le fondateur de la philosophie transcendantale comme l’« idéalisme transcendantal ». L’idéalisme transcendantal, reposant sur la distinction entre la chose en soi et son apparition dans le monde phénoménal, se contente de mettre en lumière la condition transcendantale de l’expérience possible. Celle-ci est déterminée par Kant comme les formes de l’objet quelconque en géné-ral, c’est-à-dire les douze catégories de l’entendement. Ainsi, toute chose que nous rencontrons dans le monde empirique actuel est un résultat de l’information et de la structuration, effectuées par les formes intellectuelles du sujet de la récognition, de la donnée sensible entrant dans l’intérieur du sujet à travers les formes de la sensibilité que sont l’espace et le temps. Donc, pour tout objet empirique concrèt, sa singularité vient évidemment de son aspect sensible et matériel, tandis que son aspect intellectuel et formel, fondé par le fait d’être déterminé du dehors par les catégories de l’entendement, est l’expression de sa communauté avec tous les autres objets empirique, c’est-à-dire l’expression de sa généralité. Admettant le sensible qui joue le rôle du porteur de la singularité de l’objet particulier comme un fait simplement don-né, Kant a exclu la recherche de la singularité de la philosophie transcendan-tale dès le début. Néanmoins, une telle idée du transcendantal est transformée radicalement par Deleuze dans son empirisme transcendantal qui s’écarte de l’idéalisme transcendantal de Kant concernant spécialement la condition transcendantale de l’expérience possible et porte sur la condition transcendan-tale de l’expérience réelle2. En fait, la question fondamentale de l’empirisme transcendantal vise à mettre en lumière la genèse du singulier est : comment les choses sont-elles produites réellement ? Et la proposition directrice de cette philosophie transcendantale proprement deleuzienne est de ne pas dé-calquer le transcendantal sur les figures de l’empirique.

Sans aucun doute, le rapport entre la philosophie transcendantale kan-tienne et la philosophie transcendantale deleuzienne est bien complexe. Il est clair que Deleuze, en employant le terme « transcendantal » pour décrire sa propre philosophie, ne veut pas accentuer simplement un fait de l’héritage.

1 É. Alliez, « Sur la philosophie de Gilles Deleuze : une entrée en matière », in Gilles

Deleuze. Immanence et vie, Paris, PUF, 2006, p. 49. 2 Il faut noter que l’expérience réelle, chez Deleuze, désigne encore les objets

empiriques. Néanmoins, ces objets ne sont plus les composés constitués par le sujet transcendantal, mais, dans quelque mesure, les choses en elles-mêmes.

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13 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Mais, Deleuze admet bien sûr la grandeur de Kant. L’on sait que la nouveauté est toujours pour lui le critère principal pour juger l’importance d’une philo-sophie. En conséquence, un grand philosophe est exactement celui dont les œuvres peuvent apporter par eux-mêmes une réponse profonde à la ques-tion : qu’est-ce qui se passe de nouveau en philosophie ?. Si nous faisons de la philoso-phie de Kant l’objet visé de cette question, nous pouvons sans doute donner la réponse suivante : la philosophie de Kant marque l’invention du transcen-dantalisme philosophique et « la phase de la philosophie comme philosophie critique, comme philosophie moderne [...] sous la forme d’une philosophie critique »1. En outre, son annonce suivante sur son propre livre consacré à La philosophie critique de Kant est bien fameuse : « Mon livre sur Kant, c’est diffé-rent, je l’aime bien, je l’ai fait comme un livre sur un ennemi dont j’essaie de montrer comment il fonctionne, quels sont ses rouages – tribunal de la Rai-son, usage mesuré des facultés, soumission d’autant plus hypocrite qu’on nous confère le titre de législateurs »2. Cette annonce est naturellement juste, parce que Deleuze, « plutôt que de chercher à élaborer les règles rationnelles de la représentation consistante de la réalité » comme l’a fait Kant, « considère la tâche fondamentale de la philosophie comme conditionnée exclusivement par notre participation immédiate dans la réalité »3. C’est précisément pour cette raison que nous partageons l’idée de P. Hallward que « c’est effectivement Kant qui figure comme l’antagoniste véritable de la philosophie de Deleuze ; Hegel en est mieux conçu comme le rival le plus dangereux »4. Néanmoins cette idée négative ne peut être considérée que comme partielle par rapport à l’évaluation totale donnée par Deleuze du kantisme. Dans un entretien de 1968 par exemple, Deleuze annonçait très clairement que :

Kant est l’incarnation parfaite de la fausse critique : pour cette raison, il me fascine. Seulement, quand on se trouve devant une œuvre d’un tel génie, il ne peut pas être question de dire qu’on n’est pas d’accord. Il faut d’abord savoir admirer ; il faut retrouver les problèmes qu’il pose, sa machinerie à lui. C’est à force d’admiration qu’on retrouve la vraie critique. La maladie des gens au-jourd’hui, c’est qu’ils ne savent plus rien admirer : ou bien ils sont « contre », ils situent tout à leur taille, et bavardent, et scrutent. Il ne faut pas procéder ainsi : il faut remonter jusqu’aux problèmes que pose un auteur de génie, jus-qu’à ce qu’il ne dit pas dans ce qu’il dit, pour en tirer quelque chose qu’on lui 1 Cours consacré à Kant, le 21 mars 1978. Disponible sur le site Internet :

http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=59&groupe=Kant&langue=1. 2 PO, p. 14-15. 3 P. Hallward, Out of This World. Deleuze and the Philosophy of Creation, Londres, Verso,

2006, p. 6. 4 Ibid.

Page 15: Sur la transformation spinoziste de l'id©e de transcendantal dans la premi¨re philosophie de G

Introduction

doit toujours, quitte à se retourner contre lui en même temps. Il faut être ins-piré, visité par les génies qu’on dénonce1.

Donc, nous pouvons dire que le problème est bien plus compliqué. Oui, l’entreprise du transcendantalisme initiée par Kant est toujours critiquée par Deleuze comme conservatrice et inachevée dans sa nature, mais elle constitue aussi le point de départ ou la quasi-fondation de la radicalisation de la philo-sophie transcendantale poursuivie par Deleuze lui-même2.

En comparant la première philosophie de Deleuze et le transcendanta-lisme de Kant, il est possible de dégager cinq thèmes essentiels exprimant les plus clairement la radicalisation deleuzienne du transcendantalisme par rap-port à la philosophie de Kant :

- La définition de la tâche de la philosophie en tant qu’empirisme trans-

cendantal par référence à la distinction faite par Kant entre le phéno-mène et la chose en soi et au couple conjonctif de l’apparition et des conditions sous lesquelles l’apparition peut nous apparaître.

- La découverte de la Pensée surhumaine par référence à la théorie kan-tienne du Cogito et du temps comme auto-affection, affection de soi par soi.

- La découverte du mécanisme de genèse de la pensée à travers l’exercice transcendant des facultés par référence à la théorie kantienne des facul-tés (et du sublime).

- La découverte du champ problématique idéel par référence à la théorie kantienne de l’Idée telle qu’elle se développe dans la Dialectique trans-cendantale.

- La théorie de la dramatisation et du dynamisme spatio-temporel par ré- 1 « Sur Nietzsche et l’image de la pensée », in ID, p. 192. 2 À propos d’une telle radicalisation du kantisme, la philosophie bergsonienne

exercice une influence profonde comme l’ont montré beaucoup de commentateurs. R. Brassier, par exemple, asserte très juste que « Différence et répétition peut être utilement (bien que partiellement) résumé comme une réécriture particulièrement audacieuse de la première Critique de Kant à la lumière de Matière et mémoire de Bergson. Mais Deleuze utilise le scalpel d’un bergsonisme raffiné pour réorganiser le corps du kantisme. La représentation est soumise à une critique qui annule la fonction médiatrice de l’entendement conceptuel vis-à-vis de la raison et de la sensibilité. Ainsi, dans Différence et répétition, la structure tripartie de la première Critique subit en apparence une involution qui plie directement la Dialectique transcendantale sur l’Esthétique transcendantale. Le rôle médiateur de l’Analytique transcendantale est supplanté par une exposition de l’individuation spatio-temporelle qui fournit la raison suffisante d’une synthèse non-conceptuelle de la raison et de la sensibilité » (Nihil Unbound. Enlightenment and Extinction, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 163).

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15 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

férence à la théorie kantienne du schématisme. Alors, comment Deleuze conçoit-il la tâche essentielle de sa propre phi-

losophie transcendantale ? Il nous semble que la réponse à cette question doit prendre pour point de départ le premier thème précisé plus haut. Suivant l’assertion faite par Deleuze dans une de ses conférences sur la philosophie de Kant, « toute la philosophie classique à partir de Platon semblait se développer dans le cadre d’une dualité entre les apparences sensibles et les essences intel-ligibles »1, et la nouveauté apportée par Kant consiste justement à dénoncer l’insignifiance de la distinction faite par la philosophie classique entre les appa-rences et les essences et à faire se développer la philosophie sous la direction d’un problème tout à fait nouveau. Précisons d’abord la raison pour laquelle Kant veut abandonner la dualité de l’apparence et de l’essence.

En vertu de la détermination fondamentale de la philosophie classique telle qu’elle est originairement conçue par le platonisme, le monde des phé-nomènes sensibles, en tant qu’objet visé par les sens de l’homme, est composé effectivement par les illusions engendrées par la sensibilité qui est elle-même une faculté finie. Si l’on ne se contente pas de vivre parmi les étants illusoires et a l’intention de connaître les vérités ou de la chose telle qu’elle est en elle-même, à savoir les essences, il faut mettre en œuvre l’intelligence ou l’entendement humain et s’efforcer de penser les Idées éternelles en tant que pensées pures ou essences immatérielles. Selon ce schème philosophique, les sens et l’intelligence, la sensibilité et l’entendement, visent les objets diffé-rents : la sensibilité vise le monde illusoire des sensibles, tandis que l’entendement vise le monde vrai des Idées. Et la distinction entre les appa-rences et les essences est, dans quelque mesure, aussi la distinction entre la sensibilité et l’entendement. Ici, intervient l’objection de Kant : on ne peut jamais prouver que les essences intelligibles ou les choses en elles-mêmes tel que l’intelligence les décrit ne sont pas simplement de Schwärmerei métaphy-sique en tant que fantasme spéculatif – les opinions différentes même oppo-sées concernant l’essence authentique des existants qui se trouvent dans l’histoire de la philosophie en sont précisément la preuve. Pour Kant, la re-cherche classique d’une connaissance de la chose en soi et la distinction entre l’apparence et l’essence l’accompagnant sont dans leur nature dogmatiques et dénuées de signification vraiment philosophique.

Quelle est alors la contribution positive de Kant ? La réponse est que Kant introduit dans la philosophie le couple conjonctif de ce qui apparaît et des conditions de l'apparition. Selon Deleuze, cet acte philosophique, « comme un

1 Cours consacré à Kant, le 14 mars 1978. Disponible sur le site Internet :

http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=58&groupe=Kant&langue=1.

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Introduction

coup de tonnerre », fait que « la philosophie entre[r] dans un nouvel élé-ment »1, à savoir l’élément du transcendantal. Dans le cadre de la philosophie transcendantale telle qu’elle est conçue par Kant, nous ne nous occupons plus des spéculations métaphysiques de l’essence idéelle, mais nous efforçons de discerner le mécanisme a priori à travers duquel un objet peut être un objet que nous rencontrons dans l’expérience. En d’autres termes, il nous faut mettre en lumière les conditions sous lesquelles un objet peut nous apparaître en tant qu’apparition. Et ces conditions, comme nous l’indiquons déjà, sont les caté-gories comme condition représentative d’une part et l’espace-temps comme condition présentative d’autre part.

Dans quelque mesure, Kant conserve encore la distinction classique entre les apparences et les essences et la redéfinit comme celle entre le phé-nomène et la chose en soi. Mais une telle distinction n’implique pas comme chez Platon que le phénomène est l’objet visé par la sensibilité, tandis que la chose en soi est l’objet visé par l’entendement. En revanche, la sensibilité en tant que faculté de l’intuition réceptive et l’intelligence en tant qu’entendement fini « visent » le même monde de l’expérience phénoménale, aucune d’entre elles n’est susceptible de connaître l’en-soi des choses. Il est donc raisonnable de d’asserte que la philosophie transcendantale de Kant marque l’introduction du thème de la finitude dans la philosophie.

Il est temps de préciser l’initiation de la philosophie deleuzienne par rapport au transcendantalisme kantien. D’une part, Deleuze hérite de l’exigence fondamentale de la philosophie transcendantale de Kant que le sujet de la connaissance représentative, en fonction de la distinction légitime entre le phénomène et la chose en soi, ne fait pas autre chose que connaître les ob-jets qui nous apparaissent, mais il ne peut pas avoir accès au domaine des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes qui ne peuvent qu’être pensées2 ; d’autre part, il change néanmoins d’orientation de la philosophie transcendan-tale et obéit fidèlement à l’impératif philosophique : « zurück zu den Sachen selbst !». L’on sait que Deleuze reprend toujours le thème nietzschéen du ren-versement du platonisme et critique parfois la distinction classique ou plato-nique des apparences et des essences, des Idées et des copies, mais il faut prê-

1 Ibid. 2 À cet égard, la position de Deleuze est similaire à celle de Schopenhauer selon

laquelle l’intelligence représentative, l’effet de la genèse physiologique sous l’impératif de la vie et de la genèse métaphysique se basant sur l’objectivation de la volonté cosmique, n’est pas du dout destinée à saisir l’en-soi de la réalité et vise toujours ce qui est utile à la vie. Pour pénétrer dans l’en-soi de volonté, il faut mettre en œuvre une tout autre faculté que l’intelligence. Cf. P. Montebello, « Une théorie génétique de l’intelligence », in L’autre métaphysique. Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 54-67.

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ter attention au fait que ce que critique Deleuze, ce n’est jamais de distinction entre, par exemple chez Platon, l’Idée et la copie, mais le rapport de ressemblance entre ces deux instances hétérogènes. C’est-à-dire, le monde vrai tel que Platon le conçoit ne peut absolument pas être considéré pour Deleuze comme le domaine authen-tique de l’être en tant qu’être, parce que les essences et les vérités n’y sont que les abstractions des apparences étant considérées comme illusoires 1 . En d’autres termes, Deleuze reconnaît l’orientation philosophique dernière la dis-tinction platonique qui consiste à penser l’être en tant qu’être, et cette renverse évidemment l’affirmation kantienne que la philosophie, au moins au plan de la philosophie théorique, doit rester dans le domaine des apparitions. Nous pou-vons donc dégager les conclusions suivantes :

1° Deleuze adopte la distinction kantienne de l’apparition et de la chose

en soi et confirme que ni la sensibilité ni l’entendement dans leur exercice or-dinaire ne peuvent connaître ou saisir l’en-soi ou le réel des choses ;

2° Deleuze adopte l’ambition de la philosophie classique consistant à saisir l’en-soi de la réalite, et, donc, opère une certaine sorte de renversement « platonique » du kantisme2.

1 Ce défaut dévoilé par Deleuze du platonisme est appelé par L. R. Bryant comme

« illusion empiriste (empiricist fallacy) » : « Nous pourrions nous attendre à Deleuze de critiquer Kant pour traiter les concepts de l'entendement comme possèdant une sorte de statut quasi-transcendant qui pénètre illégalement dans la diversité de l'expérience sans être affecté par celle-ci. De même, nous pourrions nous attendre à Deleuze de critiquer les philosophies transcendantales et métaphysiques inspirées par le platonisme pour attribuer aux formes ou aux essences un statut similaire. Ce sont exactement des sortes de critiques auxquelles nous pourrions nous attendre en terme de la position anti-essentialiste attribuée généralement à Deleuze. Pourtant, étrangement, ce n'est pas le cas. Au contraire, Deleuze critique Kant pour laisser les concepts et les intuitions extérieures les unes aux autres, tout comme il critique Platon et les essentialisme pour laisser les copies et les simulacres extérieurs les uns aux autres. En d'autres termes, l'illusion où tombent églament Kant, Platon, et l'essentialisme est, pour Deleuze, une illusion empiriste. Paradoxalement, pour Deleuze, ces philosophies ne sont pas assez transcendantales » (Difference and Givenness. Deleuze’s Transcendental Empiricism and the Ontology of Immanence, Evanston, Northwestern University Press, 2008, p. 22).

2 C’est justement sur ce point précis qu’A. Badiou a raison de dire que la philosophie de Deleuze est d’un classicisme « qui ne soumet pas aux injonctions critiques de Kant, qui fait comme si le procès intenté par Kant à la métaphysique était nul et non avenu » (Deleuze. « La clameur de l’Être », Paris, Hachette, 1997, p. 69). En outre, J.-C. Goddard, dans la même veine que Badiou, affirme aussi que « l’antiplatonisme de Deleuze est encore un platonisme », c’est-à-dire, la philosophie telle qu’elle est conçue par Deleuze est encore « un effort de la pensée vers la raison des phénomènes (vers la raison de ce qui apparaît), et le moyen de cet effort demeure la division, c’est-à-dire la dichotomie platonicienne » (Fichte (1801-1813). L’émancipation philosophique, Paris, PUF, 2003, p. 9).

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Introduction

Néanmoins, Deleuze est après tout un philosophe post-kantien : quand

il annonce que la tâche de la philosophie est de saisir la chose en soi ou l’en-soi de la chose, à savoir la chose « à l’état libre et sauvage » 1 ou « la Différence ultime et absolue » 2, il ne dit absolument pas que le sujet fini étant promu par l’idéalisme transcendantal possède la capacité de connaître par l’intelligence la chose en soi. En revanche, le sujet ne peut connaître que l’objet empirique ou actuel comme correspondant aux exigences de l’appareil subjectif. L’en-soi de la réalité n’est assurément pas pour Deleuze un objet connu, il ne peut pas être identifié ou reconnu, il est absolument inconnu ou inconnaissable, c’est-à-dire elle n’est pas pensable du point de vue des facultés pensantes dans leur exercice ordinaire ou empirique et dépasse donc le règne de la représentation. Si la ré-volution kantienne consiste à faire de la sensibilité percevant le monde phé-noménal et de l’intelligence ou l’entendement connaissant le monde essentiel deux facultés concordantes en face du même monde des appartitions, la révo-lution deleuzienne consiste à mettre en question l’actualité toute faite de la sensibilité en tant que faculté réceptive et de l’entendement en tant que faculté spontanée et en rechercher la raison génétique d’une part, et à pénétrer le monde de l’apparition représentative afin d’explorer en profondeur l’en-soi de la réali-té, à savoir la Différence ultime et absolue dont « les deux figures correspon-dantes » sont les intensités esthétiques et les Idées dialectiques3. Ceci constitue la tâche fondamentale de ce qui est nommé par Deleuze comme empirisme transcendan-tal.

Pourquoi Deleuze adopte-il alors la dénomination d’empirisme ? D’abord il nous faut préciser un fait assez simple : l’empirisme de Deleuze n’est pas du tout une sorte d’empirisme naïf reposant sur le donné sensible. La raison capitable pour laquelle Deleuze adopte la nomination d’empirisme est qu’il ne veut pas négliger la singularité du concret comme le fait l’idéalisme transcendantal kantien. Comme il le dit concernant le moment empiriste du rationalisme absolu de Spinoza : « Un des paradoxes de Spinoza … est d’avoir retrouvé les forces concrètes de l’empirisme pour les mettre au service d’un

1 DR, p. 3. 2 PS, p. 53 : « Le monde des différences n’existant pas à la surface de la Terre, parmi

tous les pays que notre perception uniformise, à plus forte raison n’existe-t-il pas dans le monde ».

3 DR, p. 315. P. Montebello indique clairement le détournement double effectué par Deleuze par rapport à la philosophie kantienne : « à la théorie des Idées, qui est déjà un détournement de Kant, Deleuze superpose une esthétique des intensités, autre détournement puisque l’intensité devenant « raison du sensible » détrône les conditions sensibles de Kant » (Deleuze. La passion de la pensée, Paris, Vrin, 2008, p. 151).

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19 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

nouveau rationalisme, un des plus rigoureux qu’on ait jamais conçus »1. Cette même charactérisation peut bien s’appliquer à l’empirisme transcendantal con-çu par Deleuze. Pour mieux saisir l’implication de cet empirisme, rappelons qu’une des premières fois où Deleuze mentionne le terme d’empirisme dans ses publications, c’est dans un texte consacré à Bergson recueilli dans Les philo-sophes célèbres édité par Merleau-Ponty, où il cite un paragraphe de L’introduction à la métaphysique : « Un empirisme digne de ce nom... taille pour l’objet un con-cept approprié à l’objet seul, concept dont on peut à peine dire que ce soit encore un concept, puisqu’il ne s’applique qu’à cette seule chose»2. Ensuite, en 1956, dans son article traitant de La conception de la différence chez Bergson, il ap-porte une exposition plus détaillée de la signification de l’empirisme authenti-quement philosophique en rapport avec une définition du but de la philoso-phie :

On ne doit donc pas s’élever aux conditions comme aux conditions de toute expérience possible, mais comme aux conditions de l’expérience réelle : Schelling se proposait déjà ce but et définissait sa philosophie comme un empirisme supérieur. La formule convient aussi bien au bergsonisme. Si ces conditions peuvent et doivent être saisies dans une intuition, c’est justement parce qu’elles sont les conditions de l’expérience réelle, parce qu’elles ne sont pas plus larges que le conditionné, parce que le concept qu’elles forment est identique à son objet3.

Sans aucun doute, on peut discerner dans cet « empirisme supérieur », l’autre nom de l’empirisme transcendantal4, s’inspirant de l’Empirism in höherer Bedeu-tung de Schelling une critique sérieuse de la philosophie kantienne qui se con-tente d’assembler les conditions de toute expérience possible5. De plus, on

1 SE, 134. 2 Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », in La pensée et le mouvant, Paris,

PUF, 1934, p. 196-197. 3 « La conception de la différence chez Bergson », in LD, p. 49. 4 DR, p. 80. 5 F.W.J. Schelling, System der Weltalter. Münchener Vorlesung 1827/28 in einer Nachschrift

von Ernst von Lasaulx, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1998, p. 74. Sur cet empirisme schellingien, cf. F. Fischbach, Du commencement en philosophie. Étude sur Hegel et Schelling, Paris, Vrin, 1999, p. 338-341. Bien sûr, Deleuze a conçu son propre empirisme sous l’inspiration de l’empirisme humien qui pose la question fondamentale suivante : « comment, dans le donné, peut-il se constituer un sujet tel qu’il dépasse le donné ? » (ES, p. 91-92). L’empirisme de Hume dénonce l’insuffisance foncière de toute philosophie subjective et permet à Deleuze de chercher le mécanisme générateur du sujet n’étant lui-même qu’un effet. Néanmoins, un autre fait mérite notre attention : rappelons que J. Wahl dont l’œuvre est considéré par Deleuze comme étant « une profonde méditation sur la

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Introduction

peut aussi discerner que l’empirisme philosophique qui veut saisir les condi-tions de l’expérience réelle prend pour tâche essentielle la recherche des con-cepts étant identiques aux objets, tâche impossible pour toute philosophie de représentation. Et c’est justement pour cette raison que Deleuze annonce dans l’avant-propos de Différence et répétition « qu’il n’y a que l’empiriste qui puisse dire : les concepts sont les choses mêmes »1. Donc, nous pouvons exprimer la proposition fondamentale de l’empirisme transcendantal comme la suivante : le concept et la chose sont identiques, c’est-à-dire le concept est lui-même une di-mension propre de la chose ou de l’expérience réelle. Et ce concept singulier immanent à la chose empirique ou expérience réelle, loin d’être une représentation intel-ligible, est foncièrement sensible. Néanmoins, il n’est pas du tout un être sen-sible, mais l’être du sensible ou raison du sensible « par quoi le donné est donné comme divers »2. Ce concept à la fois singulier, immanent, et sensible est précisément l’intensité esthétique, ou, plus précisément, la différence d’intensité comme premier figure de la Différence ou du Transcendantal.

En fait, l’impuissance de donner raison à la singularité du sensible au niveau transcendantal n’est qu’une des deux critiques fundamentales de l’idéalisme transcendantal de Kant faites par Deleuze. L’autre est que Kant, même ayant défini le transcendantal comme condition a priori qui détermine l’expérience, le conçoit en prenant pour point de départ l’empirique, en d’autres termes, il présuppose qu’il existe un rapport de ressemblance entre le transcen-dantal et l’empirique. Cette manière de la conception du transcendantal se base en fait sur le double conceptuel de « possible-réel » : le possible, c’est ce qui reste en soustrayant l’existence actuelle de l’être réel ; le transcendantal, corré-lativement, c’est ce qui reste en soustrayant la partie sensible ou matérielle de l’expérience actuelle. C’est-à-dire, juste comme le possible ainsi conçu est ef-

différence ; sur les possibilités de l’empirisme d’en exprimer la nature poétique, libre et sauvage » (DR, 81) déclarait explicitement que la philosophie de Schelling était un « empirisme transcendantal » : « Le philosophe qui a été le plus profondément vers l’essence de l’empirisme, c’est cet idéaliste que fut Schelling, en nous montrant le fait du monde comme quelque chose d’irréductible, qui s’impose à nous, et en inventant une sorte d’empirisme transcendantal qui peut être aussi légitime, et plus légitime, que l’idéalisme transcendantal » (L’expérience métaphysique, Paris, Flammarion, 1965, p. 164). Et cet empirisme schellingien qui se différencie de l’empirisme traditionnel s’en tenant aux données qui tombent sous les sens « cherche les conditions, ne disons pas de la possibilité, mais de la réalité de l’expérience » (Traité de métaphysique, Paris, Payot, 1953, p. 324. Nous soulignons). Sans doute peut-on dire que Deleuze avait à l’esprit ces affirmations de Wahl en approchant l’empirisme supérieur de Schelling du bergsonisme et, en quelque mesure, de sa propre philosophie de la différence.

1 DR, p. 3. 2 DR, p. 286.

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fectivement le possible conditionné par le réel, le transcendantal tel que Kant le conçoit n’est qu’un transcendantal conditionné par l’empirique, en d’autres termes, le transcendantal kantien est conçu seulement comme l’abstrait simple de l’expérience actuelle.S’écartant du transcendantal kantien reposant sur la logique de la ressemblance, le transcendantal tel qu’il est conçu par Deleuze est la différence de virtualité ou le virtuel en tant que multiplicité pure. Se différenciant du possible qui est réalisé dans la réalité à travers le processus de la réalisation, le virtuel est lui-même une dimension de la réalité ou objectivité, et, en tant que transcendantal, produit l’empirique à travers le processus de l’actualisation ou différenciation. En bref, la différence de virtualité procédant en vertu de la logique de la non-ressemblance qu’est l’Idée dialectique est la deuxième figure de la Différence ou du Transcendantal.

Du point de vue de la philosophie deleuzienne, les conditions transcen-dantales que sont les catégories de l’entendement chez Kant présupposent dogmatiquement la ressemblance entre le transcendantal qui conditionne et l’empirique qui est conditionné : l’on déduit le transcendantal à partir de l’empirique, l’on dégage quelques propriétés de l’empirique et les élève au ni-veau du transcendantal et les considère comme le vrai transcendantal. Un tel transcendantalisme se fonde effectivement sur la doxa dont les deux parties constitutives sont le sens commun et le bon sens. En revanche, le transcen-dantalisme deleuzien ne suppose pas du tout la ressemblance entre le trans-cendantal et l’empirique et se manifeste comme une philosophie authentique du paradoxe ou du para-sens qui s’oppose au doxa, ennemi de toute philosophie authentique1. Une telle philosophie, strictement transcendantale et singulière-ment paradoxale, est aussi une philosophie de la différence. Cette philosophie s’oppose à toute philosophie de la doxa se basant sur les quatre principes de la représentation qui sont l’identité, la ressemblance, l’opposition, et l’analogie. Il est remarquable de noter que Deleuze, dans Spinoza et le problème de l’expression, sa thèse secondaire de doctorat d'État, parallèlement à la thèse principale Diffé-rence et répétition, a découvert le modèle de sa propre philosophie différentielle et paradoxale dans le spinozisme. En d’autres termes, les quatre principes de la philosophie de la différence pure, s’opposant radicalement aux quatre prin-

1 C’est sous l’influence de P. Montebello, dont Deleuze. La passion de la pensée

manifeste très profondement que l’entreprise philosophique de Deleuze dans son ensemble peut être interprétée comme une série des paradoxes, que nous prenons conscience du rôle central joué par l’idée de paradoxe dans la philosophie deleuzienne. Et c’est aussi sous cette influence que nous exposerons dans la première partie de notre travail le débat entre l’univocité et l’analogie dans l’histoire de la philosophique comme celui entre la doxa et le paradoxe.

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Introduction

cipes de la représentation, se trouvent déjà chez Spinoza : l’idée de la multipli-cité infinie s’opposant à celle de l’identité ; l’idée de l’intensité interne s’opposant à celle de la ressemblance externe ; l’idée de l’hétérogénéité s’opposant à celle de l’opposition ; l’idée de l’univocité s’opposant à celle de l’analogie. Ainsi, l’on peut dire que Deleuze, dans quelque mesure, développe toute sa philosophie en partant de l’entreprise philosophique de Spinoza. Pour cette raison, il nous semble légitime de dire que la transformation de l’idée de transcendantal effectuée par Deleuze par son empirisme transcendantal en tant que philoso-phie de la différence pure est au fond spinoziste ; et c’est aussi pour cette raison que la première partie de notre travail est consacrée à l’interprétation deleuzienne de la philosophie de Spinoza.

Dans le premier chapitre, l’objet central de notre étude est la concep-tion spinoziste de la Substance. Contre la tradition de l’idéalisme allemand qui considère la Substance spinoziste comme un Être entièrement indifférent et immobile, Deleuze voit dans cette théorie de la Substance-Dieu-Nature une pensée très profonde de la Multiplicité qui dépasse à la fois l’Un transcendant et le multiple mondain établis par la tradition de la métaphysique. Cette théo-rie spinoziste de la Multiplicité est inséparable de celle des attributs : c’est la double infinité des attributs, à savoir l’infinité « quantitative » (il y a une infini-té d’attributs) et l’infinité « qualitative » (chaque attribut, exprimant une es-sence éternelle et infinie, est infini dans son genre), qui détermine cette Multi-plicité comme une Multiplicité absolument infinie et purement positive. De plus, la distinction entre les attributs est la distinction réelle, cette distinction absolument non-numérique est la Différence qui est susceptible d’être portée dans l’absolu, dans l’Être lui-même, c’est elle qui fournit le fondement de la double infinité des attributs et l’absolument infini de la Multiplicité substan-tielle en tant que Nature.

Les attributs, en tant que parties constitutives de la Multiplicité substan-tielle, sont les différentiels, les parties intensives, et les affirmations pures. De plus, ils sont aussi les formes d’être univoques qui se disent en un seul et même sens de Dieu et des choses finies. Dans le deuxième chapitre, nous examinerons le problème important de l’univocité de l’être. L’ennemi principal de la thèse de l’être univoque est l’analogie de l’être qui a son origine dans la métaphysique d’Aristote. En fait, se basant sur la structure double de la doxa que sont le sens commun et le bon sens, l’ontologie aristotélicienne se mani-feste comme la doxa ontologique par excellence qui domine toute la tradition de l’analogie de l’être. Contre une telle tradition dominante, Spinoza propose une ontologie de l’univocité en établissant sa théorie des attributs, qui marque l’accomplissement de l’entreprise d’une ontologie pure.

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La Multiplicité substantielle absolument infinie, elle-même consistant dans une infinité de qualités infinies déterminées, a deux côtés ou deux moi-tiés : il y a deux moitiés de l’Absolu. Ces deux moitiés sont respectivement la puissance absolument infinie d’exister et d’agir et la puissance absolument in-finie de penser et de connaître. Pourquoi les puissances ? Le concept de la puissance chez Spinoza n’implique aucune idée de potentialité ou de possibili-té logique qui est à être effectuée de quelque manière. La puissance spinoziste, comme le virtuel bergsonien-deleuzien, est pleinement réelle, elle manifeste la nature agissante de la Substance : son être foncièrement dynamique et actif consiste à agir et à produire. De plus, la Substance à la fois divine et naturelle de Spinoza, étant naturellement « en-soi », est aussi « pour-soi », c’est-à-dire elle est consciente d’elle-même, de toutes les productions découlant d’elle : elle produisant ou agissant en se pensant et pensant. Elle possède donc aussi une puissance divine de penser et de connaître. Et ces deux puissances constituent l’objet du troisième chapitre de cette partie. En fait, le thème de deux puis-sances divines comme deux moitiés de l’Absolu est l’une des nouveautés les plus importantes et les plus remarquables de l’interprétation de Deleuze : il fait intervenir ici dans le spinozisme un thème bien élaboré par Bergson, juste-ment comme il fait intervenir dans l’ontologie spinoziste la doctrine scotiste de l’univocité de l’être, et nous donne ainsi une explication très originaire de la théorie spinoziste du parallélisme.

Le quatrième chapitre consiste en une analyse de ce qui appartient au domaine du fini chez Spinoza tel qu’il est interprété par Deleuze. Chez Spino-za, toutes les choses finies, à savoir les étants qui sont en autre chose et sont conçus par autre chose, sont les modes de la substance, c’est-à-dire les expres-sions multiples des modifications substantielles. Étant actuellement dans l’Être substantiel, les modes possèdent deux sortes d’infinité respectivement à l’égard de leurs essences et à l’égard de leurs existences : l’essence modale est une partie de la série intensive infinie de l’attribut ; l’existence modale consiste dans une infinité de parties extensives qui s’affectent extérieurement l’une à l’autre à l’infini.

L’homme, parmi tous les modes différents, est aussi un mode : il con-siste dans deux modes que sont l’âme en tant que mode de l’attribut de la Pensée et le corps en tant que mode de l’attribut de l’Étendue. Ce qui est le plus important pour l’homme, dans l’entreprise philosophique de Spinoza qui est nommée « éthique », est l’éternité de l’âme qui ne peut être atteinte qu’à travers le troisième genre de la connaissance. Dans le dernier chapitre de cette partie, nous examinerons le problème des différents genres de connaissance, qui est aussi celui de la genèse de la pensée authentique, justement comme chez Deleuze la libération ultime de l’homme consiste à pénétrer dans le

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Introduction

Transcendantal, la béatitude spinoziste est aussi une saute dans l’éternité qui consiste à connaître que notre essence est dans Dieu, nous ne sommes pas, au fond, séparé(e)s de Dieu.

S’opposant aux deux formes du doxa philosophique qui sont le doxa on-tologique aristotélicien et le doxa épistémologique kantien, l’empirisme trans-cendantal de Deleuze se manifeste comme une philosophie du paradoxe con-sistant en deux parties principales : d’une part, une ontologique univoque de la Nature, du Noumène, du Problème, de l’Infini, du Transcendantal (à savoir l’en-soi de la Différence) qui s’écarte radicalement de toute démarche qui pro-cède par une abstraction régressive de ce qui est « naturé », du phénomène, de la solution, du fini, de l’empirique ; d’autre part, une théorie différentielle des facultés concerne spécialement le problème de notre participation dans la puissance infinie de la Différence, une « saute dans l’ontologie » (à savoir le pour-nous de la Différence). Sous l’influence très forte de l’entreprise philoso-phique de Spinoza, cette théorie différentielle des facultés n’est pas simple-ment une épistémologie. Portant sur le problème de la pensée, elle est vrai-ment une éthique dans laquelle il s’agit de notre manière d’exister, de notre manière de vivre, de notre manière d’être : la pensée authentique est une expé-rience intensive du Transcendantal. De plus, l’empirisme transcendantal de Deleuze, comme nous l’avons vu en citant l’œuvre de Brassier, est aussi struc-turé sous l’influence de la philosophie transcendantale kantienne comme composé par une dialectique d’une part et une esthétique d’autre part. La dia-lectique deleuzienne tourne autour d’une théorie de l’Idée. Chez Deleuze, l’idéel est une moitié de l’Être comme Différence. Les Idées deleuziennes ne sont pas les possibilités logiques, elles sont au contraire complètement réelles, c’est-à-dire elles sont une partie de la réalité. Néanmoins, elles ne sont pas du tout l’aspect empirique de la réalité qu’est l’actuel, elles sont proprement le trans-cendantal qui détermine ce qui est actuel, en d’autres termes, elles sont vir-tuelles. Dans leur pleine virtualité, les Idées coexistent dans un état de perplica-tion et chaque Idée, loin d’être indéterminable et indifférent, possède une structure interne bien déterminée. L’esthétique de Deleuze tourne autour de l’idée de l’intensité ou de la différence d’intensité. L’intensité est en fait une autre sorte de la multiplicité, multiplicité implexe qui implique les actes réci-proques des séries hétérogènes qui sont elles-mêmes constituées des diffé-rences d’intensités plus fondamentales. Suivant cette structure doctrinale, le premier et le deuxième chapitres de la seconde partie de notre travail porte respectivement sur la dialectique et l’esthétique deleuziennes.

Dans le troisième chapitre de cette partie, nous étudierons le rapport entre les Idées et les intensités. Les Idées, coexistant dans la perplication infi-

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nie, sont la matière virtuelle possédant leur propre structure interne détermi-née progressivement par les éléments génétiques subsumés par les rapports différentiels et les singularités pré-individuelles qui correspondent à ces rap-ports. Elles sont la matière dans la mesure où elles, étant complètement dis-tinctes, ne sont pas claires, c’est-à-dire elles ne sont pas différenciées dans les formes individuelles des choses empiriques. Mais les Idées elles-mêmes ne peuvent pas s’actualiser spontanément dans la réalité actuelle, il faut une autre instance transcendantale qui a l’affinité avec elles à remplir ce rôle d’intermédiaire entre le virtuel et l’actuel : les intensités. Les intensités sont les éléments individuants qui précèdent toute qualification et partition, toute spé-cification et organisation, lesquelles ne sont que les effets des intensités comme leurs causes intensives. Les intensités font les rapports différentiels entre les éléments génétiques s’actualisent dans les qualités et les singularités pré-individuelles dans l’étendue et constituent ainsi les actualités ou l’aspect actuel des choses réelles.

Si la deuxième partie de notre travail peut être considérée comme éla-borant l’aspect ontologique de l’empirisme transcendantal, la troisième partie est pour son compte une exposition de son aspect gnoséologique. Bien sûr, une telle gnoséologie comme nous l’avons remarqué plus haut n’est pas du tout intellectualiste, elle concerne plutôt une expérience de la pensée qui dépasse complètement la recognition et la reconnaissance. Pour Deleuze, cette expé-rience singulière est née quand le temps est introduit dans la pensée. Donc, le premier chapitre de cette partie consiste en une élaboration soigneuse de la théorie deleuzienne des synthèses temporelles. En outre, nous pourrons voir que les trois synthèses ont une signification philosophique beaucoup plus gé-nérale qu’une théorie philosophique du temps. Elles caractérisent aussi les trois dimensions de tout système intensif. Le premier moment de la synthèse intensive est la mise en organisation des différences d’intensités libres, en d’autres termes, une liaison des intensités pures. Les différences d’intensité ou intensités pures se distinguent doublement de la qualité et l’étendue qui est remplie par la qualité, elles sont effectivement leur origine interne, leur noyau essentiel, leur essence intensive qui les produisent. S’écartant de la qualité qui dure dans la succession empirique du temps et de l’étendue qui est divisible selon la loi de partes extra partes, les différences d’intensités pures coexistent ensemble dans l’implication éternelle : chaque intensité implique toutes les autres intensités qui l’impliquent aussi. De plus, les séries intensives qui sont organisées de différences d’intensités s’impliquent aussi à l’infini : chaque série intensive est une différence de différence, elle répète toutes les autres séries de différence pure ; toutes les séries intensives se répètent, parce que les diffé-rences ne répètent que les différences. Ce monde de la répétition infinie des

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Introduction

différences, de l’éternel retour des différentielles intensives, est celui de la ré-sonance interne qui marque le second moment de la synthèse intensive. Mais il existe encore un troisième moment de la synthèse intensive, le moment ul-time de la complication : le chaosmos qui complique toutes les séries d’intensités, qui renouvelle sans cesse toutes les différences de différences, qui distribue et redistribue toutes les différences d’intensité, qui les donne la na-ture foncière. La troisième synthèse trouve son expression remarquable dans la complication du chaosmos qui éclaire pour son compte toutes les autres figures de cette synthèse ultime, la synthèse ultime du temps comme le futur par exemple.

Le but du second chapitre est alors de clarifier le mécanisme de l’introduction du temps dans la pensée. Et une telle clarification est, selon De-leuze, la théorie différentielle des facultés ? Cette théorie affirme que, pour chaque faculté (la sensibilité, l’imagination, la mémoire, la pensée, etc.) il y a deux sortes d’exercices : l’une empirique, l’autre transcendant. Une faculté dans son exercice empirique se manifeste comme une faculté empirique et ne saisit qu’un objet empirique et identique ; une faculté dans son exercice trans-cendant se manifeste comme une faculté transcendantale et saisit le transcen-dantal ou le différentiel qui détermine tout empirique. Mais une faculté ne fonctionne pas spontanément ou volontairement : elle a besoin d’une ren-contre violente et contingente avec le Dehors, le Réel, le Transcendantal, l’Être, l’Idée, et le Temps ultime du Futur.

Nous compléterons le travail présent avec un petit examen du rapport entre la Differenzphilosophie de S. Maïmon et la philosophie différentielle de De-leuze qui tourne autour du problème de la théorie génétique des facultés. Nous sommes d’accord avec beaucoup de commentateurs qui affirment qu’il existe une similarité remarquable entre ces deux philosophes qui veulent effec-tuer une purification de la philosophie transcendantale kantienne en mettant en jeu les éléments des philosophies de Spinoza et de Leibniz. Néanmoins, nous mettrons en lumière aussi leur différence fondamentale : le transcendan-talisme génétique de Maïmon accentue spécialement la continuité différentielle entre les facultés différentes, tandis que celui de Deleuze se base sur l’idée que chaque faculté, jouant son autonomie pleine, doit atteindre sa propre vérité différentielle.

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1. SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE

DIFFÉRENTIELLE

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SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE

DIFFÉRENTIELLE

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Une des tâches fondamentales de l’empirisme transcendantal tel que

Deleuze le conçoit est de dévoiler la nature et le mécanisme générateur de l’illusion transcendantale dont le lieu est la représentation. L’illusion transcen-dantale de la représentation a plusieurs formes, « quatre formes interpénétrées, qui correspondent particulièrement à la pensée, au sensible, à l’Idée et à l’être »1. Elles sont respectivement l’identité à l’égard de la pensée, la ressemblance à l’égard du sensible, le négatif à l’égard de l’Idée, et l’analogie à l’égard de l’être. Donc, afin d’instaurer une philosophie authentiquement transcendantale de la Diffé-rence pure qui se débarrasse de toute opinion morale ou religieuse, il faut dé-truire ces quatre illusions et restaurer la Différence dans tous ces quatre do-maines :

- « Restaurer la différence dans la pensée, c’est défaire ce premier nœud

qui consiste à représenter la différence sous l’identité du concept et du sujet pensant » ;

- « Restaurer la différence dans l’intensité, comme être du sensible, c’est défaire le second nœud, qui subordonnait la différence au semblable dans la perception et ne la faisait sentir que sous la condition d’une as-similation du divers pris comme matière du concept identique » ;

- « Restaurer le différentiel dans l’Idée, et la différence dans l’affirmation qui en découle, c’est rompre ce lien injuste qui subordonne la différence au négatif » ;

- Restaurer la différence dans l’être, c’est combattre l’analogie qui assigne la différence deux limites, à savoir le Grand et le Petit dans la représen-tation2.

Nous obtenons ainsi les quatre éléments fondamentaux d’une philosophie de la Différence : une conception de la pensée dépassant le modèle de la recogni-tion ; une conception de l’intensité qui s’oppose à la logique du fonctionne-ment du monde développé de la qualité et de l’étendue ; une conception de la Multiplicité comme affirmation pure différentielle qui n’a rien à voir avec tout négativisme ; une conception de l’être univoque s’écartant radicalement de l’analogie. Dans la partie présente qui est la première de notre travail, nous

1 DR, p. 341. 2 DR, p. 342, p. 345, p. 346.

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SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE

DIFFÉRENTIELLE

monterons que tous ces quatre principes d’une philosophie réellement diffé-rentielle qu’est l’empirisme transcendantal se trouve déjà dans la philosophie de Spinoza, au moins telle qu’elle est interprétée par Deleuze : 1° la substance absolument infinie est une Multiplicité purement positive consiste dans une infinité d’attributs ; 2° les attributs sont des formes d’êtres univoques qui se disent en un seul et même sens de la substance et des modes ; 3° chaque attri-but est une série intensive et hétérogène infinie dont chaque degré d’intensité est une essence singulière modale ; 4° l’expérience de la pensée, à savoir le troisième genre de connaissance qui diffère en nature de l’imagination, est une participation dans l’éternité de l’être univoque.

Il faut prêter attention au fait que le but d’une telle étude n’est pas sim-plement de montrer la similitude entre deux systèmes philosophiques. En fait, il est susceptible d’être compris de deux manières différentes, l’une métaphy-sique, l’autre stratégique. Du point de vue métaphysique, l’on peut dire que la similitude entre la philosophie de Spinoza et celle de Deleuze est une manifes-tation de ce qui est appelé par Deleuze dans Proust et les signes comme « la cou-rant d’une hérédité transcendantale »1. Comme « l’expérience amoureuse est celle de l’humanité tout entière »2, « notre amour d’enfant pour la mère répète d’autres amours d’adultes à l’égard d’autres femmes, un peu comme le héros de la Recherche rejoue avec sa mère la passion de Swann pour Odette »3. Pa-reillement, la Différence est précisément la courant de l’hérédité transcendan-tale partagée par Spinoza et Deleuze, et l’empirisme transcendantal du dernier répète justement la philosophie différentielle et immanente du premier. Du point de vue stratégique, l’on peut dire que c’est dans le spinozisme que De-leuze trouve les outils pour, employons une expression de P. Montebello, « purifier » le transcendantal kantien et effectuer une transformation radicale de l’idée de transcendantal. Si, pour les philosophes post-kantiens, la philoso-phie de Spinoza, selon les études de J.-M. Vaysse, indique « une exigence ma-jeure de la pensée après Kant »4 et la tâche qui consiste à dépasser Kant « ne peut que passer par Spinoza »5, elle, pour Deleuze, permet à la philosophie transcendantale de penser positivement l’Infini ou l’Absolu sans aucune réfé-rence à l’Un, à la Transcendance, ou à l’Éminence.

1 PS, p. 89. 2 Ibid. 3 DR, p. 28. 4 J.-M. Vaysse, Totalité et subjectivité. Spinoza dans l’idéalisme allemand, Paris, Vrin, 1994,

p. 10. 5 Ibid., p. 11.

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1.1. L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

1.1.1. L’absolument infini plein de différences : contre l’Un d’indifférence ou l’Universel abstrait

Pour Deleuze, comme pour Merleau-Ponty avant lui, la philosophie de Spinoza marque la perfection du grand rationalisme du XVIIe siècle qui jouit d’« une manière innocente de penser à partir de l’infini », ou, en d’autres termes, elle est LA philosophie de l’absolu réellement positif1. De plus, la phi-losophie spinoziste de l’infini tourne autour de « certaines distinctions qui cor-respondent à ces trois termes : substance, attributs, essence »2. Pour cette rai-son, les questions suivantes deviennent selon Deleuze cruciales : « Quel est le type de distinction dans l’infini ? Quel type de distinction peut-on porter dans l’absolu, dans la nature de Dieu ? »3,en d’autres termes, quel type de distinction est « capable d’exprimer la différence dans l’être »4 ?

Pourquoi la théorie de la distinction gagne-t-elle une telle importance pour l’interprétation deleuzienne du spinozisme ? Pour le moment, nous ne pouvons apporter qu’une réponse préliminaire à cette question : elle permet à Spinoza de concevoir l’Être comme à la fois déterminé (différentié) et non-fixé (différencié). Rappelons qu’au début du premier chapitre de Différence et répétition où Deleuze parle de deux aspects de l’indifférence :

[L]’abîme indifférencié, le néant noir, l’animal indéterminé dans lequel tout est dissout – mais aussi le néant blanc, la surface redevenue calme où flottent des déterminations non liées, comme des membres épars, tête sans cou, bras sans épaule, yeux sans front. L’indéterminé est tout à fait indifférent, mais des déterminations flottantes ne le sont pas moins les unes par rapport aux autres5.

L’on peut donc dire que la théorie de la distinction chez Spinoza est suscep-tible de fonder une conception différentielle et déterminée de l’Être qui sur-monte à la fois le néant noir qu’est l’Un immobile et le néant blanc qu’est le

1 SPE, p. 22. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 SPE, p. 32. Nous soulignons. 5 DR, p. 43.

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L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

multiple discret. Dans le suivant, nous verrons comment Spinoza parvient à une telle conception de l’Être selon l’interprétation de Deleuze.

Tout commence avec le problème de la distinction entre les choses, et la considération spinoziste de ce problème procède dans un cadre conceptuel cartésien. Ce dont il s’agit dans ce contexte précis concerne les trois concepts fondamentaux que sont la substance, le mode et l’attribut : 1°) la substance est en soi ; 2°) le mode est en autre chose et dépend de la substance ; 3°) l’attribut constitue l’essence de la substance. Ainsi, selon cette clarification conceptuelle, deux choses en général peuvent se distinguer l’une de l’autre ou bien par les at-tributs des substances ou bien par les modes des substances. Mais comment distinguer précisément une substance d’une autre ? Cet acte de distinguer ne peut être effectué qu’en fonction des attributs, parce que les substances sont naturellement antérieures aux modes et ne peuvent pas être distinguées par ce qui sont postérieurs à elles. Pour cette raison, il n’y a qu’une substance de même attribut. S’il y a plusieurs substances de même attribut, elles ne peuvent pas du tout se distinguer l’une de l’autre en raison qu’elles sont strictement le même à l’égard de leur seul critère de distinction. En d’autres termes, si l’on dire qu’il y a plusieurs substances de même attribut, l’on confond alors les substances avec les modes.

Étant donné qu’il y a une seule substance de même attribut, quelle est la nature de la distinction entre les substances d’attributs différents ? Pour Spi-noza, comme pour Descartes, la distinction entre elles est la distinction réelle qui implique que la représentation d’une substance ne fait intervenir d’aucune dé-termination d’une autre substance à cause de leur hétérogénéité fondamentale. Comme la discussion sur les distinctions a lieu dans le cadre conceptuel de « substance-attribut-mode », quelles sont alors les distinctions entre la subs-tance et le mode, la substance et l’attribut, l’attribut et le mode, et celle entre les modes eux-mêmes ? 1°) La distinction entre la substance et le mode est la distinction modale qui implique que la représentation du mode dépend de la re-présentation de la substance, mais la représentation de la substance est totale-ment indépendante de la représentation du mode. 2°) La distinction entre la substance et l’attribut est la distinction de raison qui implique l’in-distinction de ces deux termes au niveau ontologique. 3°) Pour cette raison, l’on peut dire que la distinction entre l’attribut, indifférent à la substance au niveau ontolo-gique, et les modes est aussi modale. 4°) La distinction entre les modes eux-mêmes est aussi modale. Il y a plusieurs modes d’un même attribut, c’est-à-dire ces modes partagent une même essence ou qualité. Pour cette raison, la distinction entre eux est aussi numérique. La distinction modale est donc numérique. Dans quelque mesure, la philosophie cartésienne est structurée par ces distinc-tions, comme le dit Deleuze, la détermination et l’application de ces types de

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33 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

distinctions « jouent un rôle essentiel dans le cartésianisme »1. Néanmoins, « l’usage qu’il fait lui-même des trois distinctions semble, par sa richesse, com-porter encore de nombreuses équivoques »2, parce qu’il « mélange étroitement l’ontologique, le formel et le numérique »3.

Si Descartes respecte la définition rigoureuse des trois termes fonda-mentaux que sont la substance, l’attribut et le mode et des trois sortes de dis-tinctions comme le fait Spinoza, il obtiendra aussi la proposition qu’« il y a une seule substance de même attribut ». Malheureusement ce n’est pas le cas, l’attribut et le mode, selon Descartes, se confondent constamment : « mais lorsque je considère que la substance est autrement disposée ou diversifiée, je me sers particulièrement du nom de mode ou façon ; et lorsque, de cette dis-position ou changement, elle peut être appelée telle, je nomme qualité les di-verses façons qui font qu’elle est ainsi nommé ; enfin, lorsque je pense plus généra-lement que ces modes ou qualités sont en la substance, sans les considérer autrement que comme les dépendances de cette substance, je les nomme attributs »4. En d’autres termes, les modes comme les attributs sont l’instance diversifiante de la substance. Comme nous l’avons précisé plus haut, la distinction entre les modes est la distinction numérique et la distinction entre les attributs est la distinction réelle. Les modes et les attributs sont fondamentalement identiques, la distinc-tion entre les modes et celle entre les attributs sont de cette façon aussi iden-tiques, c’est-à-dire, la distinction modale et numérique égale à la distinction réelle. Donc, la distinction numérique est réelle. « La distinction numérique est

1 SPE, p. 23. 2 Ibid. 3 DR, p. 58. 4 À l’égard de ce problème concernant la confusion cartésienne entre l’attribut et le

mode et son dépassement spinoziste, Ch. Ramond écrit que « [p]our Descartes, la qualité est d’abord ce qui se dit d’un sujet : ainsi, selon l’occasion, les termes « qualité », « attribut », « façon », « mode », et « propriété » pourront être tenus pour équivalents. La rupture spinozienne apparît alors nettement, dès que l’on aperçoit que le travail conceptuel de l’Éthique tend au contraire à disjoindre absolument les notions de « mode » et « d’attribut ».Tout l’effort et toute l’originalité de Spinoza se manifestent en effet, nous semble-t-il, dans la construction d’un système de relations conceptuelles devant permettre de penser l’inhérence sans avoir recours, ni à la qualité, ni au sujet. Spinoza, dans ce but, redéfinit les notions de « substance », d’« attribut » et de « mode », en complète opposition avec Descartes. La « substance », chez lui, n’est plus sujet, pas plus que tel ou tel sujet humain n’est substance ; les « attributs » ne sont plus des « qualités », mais des êtres, des constituants de la substance et non pas des aspects de la substance ; les « modes » enfin n’affectent plus la substance, ne la modifient pas, ne la qualifient pas » (« Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza, du Court Traité à l’Éthique », in Spinoza et la pensée moderne. Constitution de l’Objectivité, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 55).

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L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

réelle » est ainsi la première conséquence de la théorie cartésienne de la distinc-tion.

En fait, à propos de la distinction réelle, Descartes connaît bien qu’elle est seulement au niveau de la représentation, non pas du tout au niveau onto-logique ou substantiel, à savoir « réellement distingué » est différent de « réel-lement distinct ». Néanmoins, le passage de celui-ci à celui-là est tout à fait légitime et naturel dans la perspective cartésienne. La distinction réelle est entre deux représentations ou idées claires et distinctes, et Dieu « manquerait singulièrement de véracité s’il créait les choses autrement qu’il ne nous en donne l’idée claire et distincte »1. Pour cette raison, la distinction réelle entre les représentations de deux choses implique nécessairement que ces deux choses se distinguent réellement. Ainsi, l’on a la deuxième conséquence de la théorie cartésienne de la distinction : « La distinction réelle est numérique ».

Pourquoi tenir compte de ce que dit Descartes des distinctions ? Parce que, selon Deleuze, Spinoza organise le début de l’Éthique en fonction de ces deux conséquences de la théorie de la distinction de Descartes. Et les huit premières propositions de la première partie consistent précisément à réfuter l’idée que la distinction numérique est réelle. Alors, comment démontrer la thèse que la distinction numérique n’est jamais réelle ? Pour Deleuze, la dé-monstration positive de cette thèse se trouve dans un scolie de la huitième proposition de la première partie et consiste à montrer que « les caractères de la distinction numérique excluent la possibilité d’en faire une distinction réelle ou substantielle »2. Quels sont ces caractères de la distinction numérique ? La réponse est que les choses, entre lesquelles s’établit la distinction numérique, doivent avoir le même concept ou la même définition ; mais pour être dis-tinctes, elles réclament une cause extérieure de leur définition simple « par la-quelle elles existent en tel nombre »3. Mais la substance qualifiée par son attri-but, étant en soi et ne dépendant d’aucune chose autre que soi-même, n’a pas du tout de cause extérieure. Seul le mode qui est en autre chose et est limité par autre chose a besoin d’une causalité extérieure. Pour cette raison, la dis-tinction numérique n’est pas la distinction réelle entre les substances qualifiées par les attributs hétérogènes, c’est-à-dire la distinction numérique n’est pas réelle.

Comment réfuter l’autre thèse cartésienne : la distinction réelle est nu-mérique ? La réponse à cette question semble faire intervenir un changement de la démarche poursuivie par Spinoza. Selon Deleuze, Spinoza change d’objet à partir de la neuvième proposition, « [i]l s’agit de démontrer, non plus

1 SPE, p. 24. 2 SPE, p. 25. 3 Ibid.

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35 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

qu’il y a seulement une substance par attribut, mais qu’il y a seulement une substance pour tous les attributs »1. Pour effectuer ce changement qui permet aussi de saisir la portée des huit premières propositions sous une nouvelle perspective, il faut « opérer ce qu’on appelle en logique la conversion d’une universelle négative » : « [l]a distinction numérique n’est jamais réelle ; récipro-quement, la distinction réelle n’est jamais numérique »2. Tenant compte des définitions affirmées par Spinoza, l’on sait que la distinction réelle, au sens le plus précis comme le souligne Deleuze, se dit des hétérogénéités absolues. En revanche, la distinction numérique ne peut s’établir qu’entre les choses dont les concepts sont le même et qui, pour cette raison, sont pas du tout diffé-rentes ou hétérogènes. En fonction de ce fait seul, il est tout à fait légitime de dire qu’il est impossible pour une distinction d’être à la fois réelle et numé-rique.

C’est à partir de cette thèse que Deleuze reprend ce que dit Spinoza dans la scolie de la dixième proposition :

L’on conçoive deux attributs réellement distincts, c’est-à-dire l’un sans l’aide de l’autre, nous ne pouvons pas en conclure qu’ils constituent deux étants, autrement dit deux substances différentes ; car il est de la nature de la subs-tance que chacun de ses attributs se conçoive par soi ; puisque tous les attri-buts qu’elle a se sont toujours trouvés ensemble en elle, et que l’un n’a pu être produit par l’autre ; mais chacun exprime la réalité ou être de la substance3.

Et quand nous trouvons l’affirmation spinoziste que tous les attributs de la substance « se sont toujours trouvés ensemble en elle », nous avons rencontré le point essentiel de la démonstration de l’« unité » de la substance. Selon De-leuze,

Quand on demande à Spinoza comment il arrive à l’idée d’une seule subs-tance pour tous les attributs, il rappelle qu’il a proposé deux arguments : plus un être a de réalité, plus il faut lui reconnaître d’attributs ; plus on reconnaît d’attributs à un être, plus il faut lui accorder l’existence. Or, aucun de ces ar-guments ne serait suffisant s’il n’était garanti par l’analyse de la distinction réelle4.

1 SPE, p. 27. 2 Ibid. 3 Spinoza, Éthique, présenté, traduit et commenté par B. Pautrat, Paris, Éditions du

Seuil, 1999, I, 8, sc., p. 29. Nous soulignons. 4 SPE, p. 28.

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L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

Alors, pourquoi alors l’analyse de la distinction réelle a-t-elle une telle impor-tance ?

Plus un être a de réalité, plus il faut lui reconnaître d’attribut. À pre-mière vue, le cas suivant est possible : un être réel a un attribut spécifique, un autre être a deux attributs spécifiques et est donc plus réel que le premier, un troisième être a trois attributs et est plus réel que les deux premiers êtres, etc. Mais ce cas est impossible. La distinction entre les attributs est réelle et non pas numérique, il est pour cette raison illégitime de parler d’« un », d’« deux », d’« trois » à l’égard des attributs, c’est-à-dire, les attributs ne sont pas discrets, mais co-existent ensemble et en même temps sans aucune exception. Une fois un attribut est reconnu à un être, tous les attributs appartiennent à cet être. De plus, comme le dit Deleuze, l’analyse de la distinction réelle est aussi capable de montrer que les attributs sont effectivement une infinité, parce que « nous ne pour-rions pas passer par l’intermédiaire de trois ou quatre attributs sans réintro-duire dans l’absolu cette même distinction numérique que nous venons d’exclure de l’infini »1. En d’autres termes, l’infinité appartenant aux attributs, se distinguant dans sa nature de l’indéfini ou infini virtuel, est rigoureusement actuelle et positive. Les attributs sont une infinité, non pas parce qu’ils sont indéfinis au niveau de la quantité numérique, mais parce qu’ils dépassent abso-lument le domaine du quantique ou numérique. Pour les raisons précisées plus haut, une fois l’on reconnaît à la substance un attribut qui est infini dans son genre, tous les attributs appartiennent à la substance. Les attributs sont une infinité, à savoir coexistent toujours ensemble. La nature de cet ensemble est hétérogène à tout ce qui appartient au domaine de la quantité ou du numé-rique. La constitution de la substance n’a rien de numérique : les attributs qui constituent l’être ou la nature de la substance ne sont pas du tout les « par-ties » discrets, c’est-à-dire la constitution n’est pas d’addition successive des parties comme le fait Kant dans la première synthèse du temps. En revanche, la constitution de la substance est effectivement une intégration simultanée de l’ensemble des attributs. Si l’on considère la constitution substantielle comme une synthèse des parties successives, l’on confond en fait ce qui appartient au temps et ce qui est d’éternité. Dans quelque mesure, nous pouvons, en em-ployant les termes venant de la philosophie proprement deleuzienne, dire que la constitution de la substance se trouve au niveau du virtuel qui se distinguant naturellement de l’actuel. La Substance est donc doublement infinie : vertica-lement, chacun de ses attributs est infini dans son genre : horizontalement, son être est une infinité.

1 SPE, p. 29.

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37 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

1.1.2. Les attributs en tant que différences pures affirm a-tives

Dans la section précédente, nous mettons l’accent spécialement sur la nature rigoureusement non-numérique de la distinction réelle afin de montrer que la substance selon Spinoza, n’étant ni une ni multiple, est complètement en dehors du domaine du numérique, et est, pour cette raison, absolument illimitée. Dans la section présente, ce qui est accentué par nous est que les termes entre lesquels s’établit la distinction réelle sont absolument hétéro-gènes, en d’autres termes, les attributs réellement distincts sont des différences en soi pures qui ne se subordonnent pas à l’opposition. L’exposition de cette thèse consiste en deux étapes : 1°) montrer que les attributs sont des affirmations ; 2°) mon-trer que ces affirmations sont des différences comme hétérogénéités pures n’ayant rien à voir avec l’identité.

Selon la proposition 11 de la première partie de l’Éthique, un attribut est ce qui exprime une essence éternelle et infinie. Pris dans leur ensemble, les attributs constituent l’Essence absolue ou la Nature de la substance, en d’autres termes, les attributs, comme les formalités scotistes, sont, au fond, les réalités mêmes de la substance. Comme nous le précisons déjà, entre la subs-tance et les attributs, il n’y a qu’une distinction de raison ; l’« unité » de la subs-tance et la « pluralité » des attributs sont réellement une seule et même chose : l’unité de la substance ne résulte pas d’une addition des parties elles-mêmes finies, non plus que la pluralité des attributs n’est menée à une identité supé-rieure. Cette thèse paradoxale qui est incompréhensible du point de vue de l’imagination ou de la représentation manifeste justement la nature propre de la Multiplicité. Pour cette raison, la philosophie de Spinoza peut être résumée par la « formule magique » suivante : PLURALISME = MONISME1. En fait, nous croyons que, de ce pluralisme-monisme, il est légitime de dégager la thèse suivante : l’« indétermination » de la substance et la « détermination » des attributs sont une seule et même chose (le réel de la substance et les réalités des attributs sont une seule et même chose), ou, omnis determinatio est affirmatio. La formule omnis determinatio est affirmatio s’oppose évidemment à la formule rendue fameuse par Hegel : omnis determinatio est negatio. Si, comme le dit Deleuze, omnis determinatio est negatio est « ce que la philosophie de la différence refuse »2, omnis determinatio est affirmatio est précisément comme le principe de la philosophie de la différence. Pour comprendre mieux cette opposition à propos des principes, précisons d’abord la signification d’omnis determinatio est negatio.

1 MP, p. 31. 2 DR, p. 74.

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L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

L’on sait que l’énoncé « omnis determinatio est negatio » est employé par Hegel pour caractériser la philosophie de Spinoza. Celle-ci, pour lui, commence par la substance, Être immédiatement donné comme positivité pure, vide et abstraite, c’est-à-dire Être indéterminé, indifférent, et indifféren-cié. Du point de vue du mouvement historique de la philosophie telle qu’elle est formulée par Hegel, cette substance est conçue comme dépassant le dua-lisme cartésien à l’égard de l’homme comme union de l’âme dont l’attribut principal est la pensée et du corps dont l’attribut principal est l’étendue :

La philosophie de Spinoza est l’objectivation de celle de Descartes, dans la forme de la vérité absolue. La pensée élémentaire de l’idéalisme spinoziste, c’est : ce qui est vrai, c’est tout simplement la substance une, dont les attri-buts sont la pensée et l’étendue (nature) ; et seule cette unité est réelle, est le réel, seule elle est Dieu. C’est, comme chez Descartes, l’unité de la pensée et de l’être, ou ce qui constitue en soi le principe de son existence. Chez Des-cartes, la substance, l’Idée, a bien l’être même dans son concept ; mais c’est seulement l’être comme l’être abstrait, non l’être comme l’être réel, ou comme étendue, mais des corporéités, quelque chose d’autre que la subs-tance, pas un de ses modes. De la même façon, le Je, ce qui pense, est pour soi aussi un être autonome. Cette autonomie des deux extrêmes est dépassée dans le spinozisme et ils deviennent des moments de l’être absolument un. Nous voyons que, ce qui s’exprime ainsi, c’est la saisie de l’Être comme Unité des opposés1.

Selon ce texte, il est bien évident que Hegel, en considérant la substance comme l’ « être absolument un » d’une part et les attributs, Pensée et Étendue, comme « deux extrêmes » et « opposés » d’autre part, imagine le rapport entre la substance et les attributs comme celui entre le genre et les espèces (le mou-vement de la substance aux attributs est ainsi pareil à celui de la spécification) et réduit ainsi la théorie spinoziste de l’être à la doxa ontologique d’Aristote que nous exposerons dans le chapitre suivant. Une telle compréhension du spino-zisme présuppose qu’il y a une « distinction modale » entre la substance et les attributs, c’est-à-dire la substance est supérieure aux attributs. En outre, une telle supériorité est seulement abstraite et temporaire : d’une part, la substance, étant la positivité pleine, est complètement vide et indéterminée ; d’autre part, elle, l’étant ainsi, se dissout nécessairement dans les deux attributs opposés qu’elle n’unit qu’abstraitement au début et, pour cette raison, est déterminée à travers un tel processus. Comme la substance elle-même est la positivité indé-terminée, les deux attributs que sont la Pensée et l’Étendue sont les détermina-

1 Cité par P. Macherey in Hegel ou Spinoza, Paris, La Découverte, 1990, p. 103.

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39 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

tions négatives qui abîment la positivité originaire : les attributs sont les détermi-nations, les déterminations sont les négations, omnis determination est negatio. Étant les déterminations, les attributs possèdent eux-mêmes une certaine sorte de positivité, c’est-à-dire qu’en détruisant l’identité pure et immédiatement donnée de la substance, ils lui attribuent deux qualités essentielles et font d’elle l’être ayant le contenu propre et différencié. Néanmoins, comme ils représen-tent les déterminations s’opposant à l’indétermination représentée par la subs-tance, les attributs, dans leur nature, sont les négations s’opposant à la positivi-té originaire.

Une telle néo-platonisation du spinozisme imaginée par Hegel est pu-rement et simplement une fabrication illégitime. Comme le remarque Deleuze, la philosophie de Spinoza cristallisée dans l’Éthique ne commence pas du tout avec la substance immédiatement donnée comme une indifférence indétermi-née, mais avec une auto-constitution de la substance. L’idée qu’« il y a d’abord une substance indéterminée, et puis les attributs qui la déterminent en en niant la positivité originaire » est complètement fausse et repose sur le sens commun qui ne conçoit qu’une « énorme opposition de l’un et du multiple ». Au contraire, ce dont il s’agit est une Multiplicité auto-constitutive consistant réellement en une infinité d’attributs. Bien sûr, il ne faut pas entendre l’auto-constitution de la substance comme un processus de l’addition successive des parties discrètes que sont les attributs, comme la distinction réelle entre les attributs affirme que ceux-ci n’existent qu’ensemble comme la substance. Dans quelque me-sure, l’auto-constitution de la substance peut être considérée comme une syn-thèse a-temporelle dont l’objet est une multiplicité auto-organisée et infini-ment déterminée. La substance-multiplicité n’est pas vide et immobile, mais plein et dynamique. Et cette plénitude substantielle est inséparable des attri-buts positivement infinis. Chaque attribut exprime une essence infinie, la subs-tance elle-même est l’ensemble infini des essences elles-mêmes infinies. Chaque attribut est pour cette raison une affirmation déterminative qui se dit positivement de la nature de la substance, et la substance elle-même est une affirmation parce qu’elle est cet attribut en tant qu’affirmation. Tout attribut est positivement infini en lui-même et dans son genre, tous les attributs cons-tituent la substance absolument infinie ; tout attribut est une affirmation, tous les attributs constituent la substance comme affirmation des affirmations : omnis determinatio est affirmatio1.

1 Cf. DR, p. 74 : « Ce que la philosophie de la différence refuse : omnis determinatio

negatio… On refuse l’alternative générale de la représentation infinie : ou bien l’indéterminé, l’indifférent, l’indifférencié, ou bien une différence déjà déterminée comme négation, impliquant et enveloppant le négatif (par là même on refuse aussi l’alternative particulière :

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L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

Dans quelque mesure, l’on peut dire que la distinction réelle en tant que

noyau d’une théorie de la multiplicité est une grande contribution de Des-cartes. Comme le dit Deleuze dans le texte suivant :

En effet, la distinction réelle telle que Descartes l’utilisait nous mettait sur la voie d’une découverte profonde : les termes distingués conservaient toute leur positivité respective, au lieu de se définir par opposition l’un avec l’autre. Non opposita sed diversa, telle était la formule de la nouvelle logique1.

Si l’énoncé ominis determinatio est affirmatio représente le fait que tout attribut est une affirmation qui, comme une partie intensive de la substance, dit réellement ce qu’est la substance, l’énoncé non opposita sed diversa représente le fait que les attributs, étant eux-mêmes des affirmations, sont les différences comme hété-rogénéités pures se distinguant fondamentalement des oppositions.

Non opposita sed diversa, selon P. Macherey, met l’accent sur la position très particulière qu’occupe Spinoza dans la philosophie qui « s’exprime en par-ticulier dans la mise à l’écart, ou la corruption, des formes traditionnelles de la ‘‘logique’’ »2. Mais pourquoi une telle assertion ? Qu’en est la raison ? Afin de donner une réponse satisfaisante, il nous faut retourner encore une fois à la problématique cartésienne du dualisme de l’âme et du corps. D’une part, l’on a l’âme en tant que substance in-extensive dont l’attribut essentiel est la pensée ; d’autre part, l’on a le corps en tant que substance proprement extensive dont l’attribut essentiel est l’étendue. Dans quelque mesure, les substances chez Descartes, suivant la tradition aristotélicienne, peuvent bien être considérées comme les sujets des propositions, et, corrélativement, leurs attributs, eux, peuvent être considérés comme les prédicats qui se disent des substances-sujets. Pour cette raison, il est impossible pour les prédicats opposés de se dire d’un seul et même sujet, à savoir une substance, en fonction de l’exigence du principe de l’opposition. Corrélativement, dans le contexte de la pensée carté-sienne, il est impossible pour une substance d’être à la fois in-extensive et ex-tensive. Ainsi, l’âme in-extensive et le corps extensif ne peuvent être que comme deux substances réellement distinguées et l’origine de leur union ne peut se trouver que dans la volonté divine de Dieu qui est complètement in-compréhensible pour nous.

négatif de limitation ou négatif d’opposition). Dans son essence, la différence est objet d’affirmation, affirmation elle-même. Dans son essence, l’affirmation est elle-même différence » (Nous soulignons).

1 SPE, p. 51. 2 P. Macherey, Hegel ou Spinoza, op. cit., p. 199.

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41 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Néanmoins, il y a un point très important dans le cartésianisme. Les règles de la logique, le principe de l’opposition par exemple, ne s’appliquent qu’à ce que notre entendement fini est susceptible de comprendre, c’est-à-dire qu’aux choses finies dans ce monde-ci. Mais, dans le domaine de l’absolu de Dieu, tout est possible, même ce qui semble absurde ou incompréhensible pour l’esprit de l’homme :

Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre clairement ; et s’il y a d’autres choses qu’on dit que Dieu ne peut faire, c’est qu’elles impliquent contradiction dans leurs idées, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas intelligibles. Or nous pouvons comprendre clairement une substance qui pense et qui ne soit pas étendue, et une substance étendue qui ne pense pas […] cela étant, que Dieu lie et unisse ces substances autant qu’il le peut, il ne pourra pas pour cela se priver de sa toute-puissance, ni s’ôter le pouvoir de les séparer, par conséquence elles demeurent distinctes1.

Pour nous, l’âme et le corps sont deux substances réellement séparées et hété-rogènes. Mais, pour Dieu, ces deux substances sont bien unies. En d’autres termes, ce qui est sous la domination du principe de l’opposition dans le relatif devient ce qui procède selon le principe de non opposita sed diversa dans l’absolu. Et c’est justement ce point qu’il est adopté par Spinoza dans son élaboration de la multiplicité affirmative des attributs.

L’opposition ne peut être conçue qu’en présupposant quelque sorte d’identité préalable, c’est-à-dire les termes opposés sont toujours identiques d’une manière ou d’autre. Mais la substance est une multiplicité qui n’a rien à voir avec toute identité – elle est elle-même ses attributs absolument hétéro-gènes et inséparables l’un avec l’autre. La substance-multiplicité comme la dif-férence des différences n’enveloppe aucune opposition, celle-ci n’apparaît que dans le monde des modes finis que la substance produit. Pour cette raison, il est légitime de dire que la différence ou hétérogénéité pure chez Spinoza est antérieure ontologiquement à l’opposition. Comme nous le pourrons voir dans le chapitre suivant, la différence chez Aristote, même étant essentielle, synthétique et productrice, n’est qu’une des figures de l’opposition, à savoir la contrariété, parce qu’elle présuppose déjà l’identité suprême préalable qui la subordonne. Chez Spinoza, en revanche, chaque attribut, entièrement infini dans son genre, est une différence pure qui est comme la condition préalable de toute opposition ou contradiction parmi les modes finis qui naissent de l’acte de production en les attributs. Nous obtenons donc la première proposi-

1 Descartes à Regius, 6 octobre 1642, in Œuvres philosophiques, Garnier, t. II, p. 934.

Cité in P. Macherey, Hegel ou Spinoza, op. cit., p. 201.

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L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

tion à propos de l’attribut comme différence pure affirmative : la différence, loin d’être une figure dérivée de l’opposition, en est la condition préalable et nécessaire.

Dans son compte-rendu du premier tome du commentaire de l’Éthique de M. Gueroult, Deleuze élabore aussi le problème de la constitution de la substance. Sous l’influence de Gueroult, il y affirme l’existence d’une généalo-gie de la substance elle-même. Cette généalogie concerne spécifiquement la genèse de la substance, et les huit premières propositions sont justement les moments de cette genèse proprement substantielle. De plus, l’analyse de la distinction, étant le noyau de la généalogie, dirige toute la genèse de la subs-tance :

La logique de la distinction réelle est une logique de la différence purement affirmative et sans négation. Les attributs forment bien une multiplicité irréductible, mais toute la question est de savoir quel est le type de cette multiplicité. On supprime le problème quand on transforme le substantif « multiplicité » en deux adjectifs opposés (attributs multiples et substance une)1.

Nous trouvons effectivement ici un point d’une importance fondamentale : la substance absolument infinie de Spinoza est une Multiplicité au-delà de l’opposition ordinaire de l’un et du multiple – La Multiplicité est la vraie Subs-tance. Le texte cité plus haut fait écho remarquablement au paragraphe suivant dans le quatrième chapitre de Différence et répétition :

Le vrai substantif, la substance même, c’est « multiplicité », qui rend inutile l’un, et non moins le multiple … Partout les différences de multiplicités, et la différence dans la multiplicité, remplacent les oppositions schématiques et grossières. Il n’y a que la variété de multiplicité, c’est-à-dire la différence, au lieu de l’énorme opposition de l’un et du multiple2.

Dans sa propre construction ontologique se développant dans Différence et répé-tition, Deleuze définira la Multiplicité comme Idée virtuelle qui est déterminée progressivement par les rapports différentiels entre les éléments génétiques et les singularités pré-individuelles qui leur correspondent. Dans son interpréta-tion de la théorie spinoziste de la substance, Deleuze, même en identifiant les

1 « Spinoza et la méthode générale de M. Gueroult », in ID, p. 208-209. Nous

soulignons. 2 DR, p. 236.

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43 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

attributs aux éléments différentiels1, n’identifie pas la théorie de Substance-Multiplicité à sa théorie de Idée-Multiplicité, mais considère celle-là comme une autre manière, à savoir la manière proprement spinoziste, de montrer la structure réellement positive et infinie de la Multiplicité. Et si nous allons plus loin, nous pouvons voir que, dans Mille plateaux, la Multiplicité, qui est d’une nature paradoxale, étant à la fois une et multiple, et, n’étant ni une ni multiple, se pose comme le rhizome :

Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. Il n’est pas un multiple qui dérive de l’Un, ni auquel l’Un s’ajouterait (n + 1). Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mou-vantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimen-sions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance, ce dont l’Un est toujours soustrait (n – 1). Une telle multiplicité ne varie pas ses dimen-sions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser2.

Nous pouvons donc dire que tous ces développements philosophiques de De-leuze peuvent trouver leur source de la pensée dans la théorie spinoziste de la substance absolument infinie en tant que Multiplicité-Nature3.

1 Cf. « Spinoza et la méthode générale de M. Gueroult » : « éléments différentiels pour

une substance qui ne les juxtapose ni ne les fond, mais les intègre » (ID, p. 209). Nous sou-lignons.

2 MP, p. 31. 3 En outre, l’interprétation deleuzienne de la substance comme Multiplicité

purement positive et infinie est très clairement influencée par le bergsonisme. Des commentateurs ont vu ce point important : A. Sauvagnargues, par exemple, annonce que « [c]omme Deleuze lit Spinoza à travers le prisme nietzschéen ou bergsonien du devenir, l’univocité de la substance ne le conduit pas à une pensée de l’identité, mais au pluralisme, à l’affirmation de la multiplicité substantive » (Deleuze. L’empirisme transcendantal, op. cit., p. 151).M. Hardt, pour son compte, trouve le soutien textuel de cette affinité (Gilles Deleuze. An Apprenticeship in Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993, p. 61). Dans le texte où il étudie « La conception de la différence chez Bergson », Deleuze annonce que : « Penser la différence interne comme elle, comme pure différence interne, arriver jusqu’au pur concept de la différence, élever la différence à l’absolu, tel est le sens de l’effort de Bergson » (ID, p. 53). Un paragraphe très similaire se trouve dans Spinoza et le problème de l’expression où Deleuze met l’accent sur la distinction réelle qui est susceptible d’élever la différence dans l’être : « Dissociée de toute distinction numérique, la distinction réelle est portée dans l’absolu. Elle devient capable d’exprimer la différence dans l’être, elle entraîne en conséquence le remaniement dans autres distinctions » (SPE, p. 32). De plus, la similarité entre la Multiplicité-durée de Bergson et la Multiplicité-substance de Spinoza est plus remarquable quand nous sommes conscients du fait que la Multiplicité-durée elle-

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L’AUTO-CONSTITUTION DE LA MULTIPLICITÉ ABSOLUMENT INFINIE

Ce qui mérite notre attention est en effet la compréhension précise de l’assertion déjà mentionnée que chaque attribut, en tant que différence pure, est un différentiel. Cette conception du différentiel joue un rôle essentiel dans l’interprétation deleuzienne du spinozisme et dans toute la philosophie de De-leuze lui-même. Pour l’instant, l’on va faire une première exposition de cette conception fondamentale. En fait, nous avons touché le caractère du différen-tiel dans l’élaboration plus haute de la distinction réelle non-numérique. Les attributs sont en dehors du domaine du numérique, ils ne peuvent pas être considérés comme les entités discrètes extensives. Corrélativement, la subs-tance auto-constituée de tous les attributs ne résulte pas de la sommation des parties numériques extrinsèques. Un attribut, étant un différentiel qui coexiste toujours avec tous les autres attributs, est donc une intensité ou partie intensive. À propos du différentiel et de l’intensité, J.L. Bell, historien et philosophe des mathématiques, écrit que un différentiel, ou une grandeur infinitésimale, « a été conçue vaguement comme un continuum vu dans le petit, une partie ultime d’un continuum. Du même qu’une entité discrète est constituée par ses unités individuelles, à savoir par ses « indivisibles », un continuum, comme l’on le dit, est « composé » de grandeurs infinitésimales comme ses parties ultimes »1 . « Les grandeurs sont normalement prises comme étant des quantités extensives, comme masse ou volume, qui sont définies sur les régions étendues de l’espace. Au contraire, les grandeurs infinitésimaux ont été construites comme les grandeurs intensives ressemblant aux quantités intensives localement définies telles que température ou densité »2. Donc, s’écartant d’une partie extensive comme les éléments constitutifs d’une entité discrète appartenant lui-même au domaine du numérique, l’attribut, comme différentiel, est une partie intensive indivisible d’une multiplicité continue qui est elle-même indivisible.

S’opposant aux déterminations qui déterminent l’Un suprême indiffé-rencié en en négligeant la simplicité originelle, les attributs sont les détermina-tions affirmatives qui sont lui-même les formes essentielles d’un Être lui-même bien différentié et multiplié. S’opposant aux prédicats ontologiques qui ne se disent que des sujets-substances suivant la logique aristotélicienne, les attributs sont les pures hétérogénéités ou diversités parmi lesquelles ne s’établissent jamais les rapports d’opposition. S’opposant aux parties numé-riques et identiques qui constituent les entités discrètes, les attributs sont les différences ou intensités pures en dehors du domaine des numériques, des

même est considérée chez Bergson comme Substance, étant simple et indivisible, se différencie constamment (ID, p. 52)3.

1 J.L. Bell, The Continuous and the Infinitesimal in Mathematics and Philosophy, Monza, Polimetrica, 2005, p. 16.

2 Ibid.

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45 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

identiques, des discrètes. Possédant ces trois caractéristiques essentielles, les attributs constituent la Nature comme une Multiplicité absolument infinie. De plus, les attributs sont aussi les formes d’Être absolument univoques. Dans le chapitre suivant, nous examinerons la thèse de l’univocité, son histoire, ses ennemis, et son accomplissement chez Spinoza.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

1.2. LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

Comme le remarque très justement P. Montebello, « [l]a philosophie de Deleuze se présente tout d’abord comme une philosophie du paradoxe »1. Dans ses études historiques, Deleuze a en effet tendance à réinterpréter l’histoire de la philosophie comme les combats continus entre la doxa d’une part et le paradoxe d’autre part. À l’égard de la doxa, cette histoire a deux moments fondamentaux et représentatifs : l’ontologie ou métaphysique d’Aristote et la philosophie transcendantale de Kant. Nous pouvons dire que Deleuze lui-même commence sa construction philosophique à travers une critique radicale de ces deux moments avec l’aide des philosophies para-doxales dans l’histoire de la philosophie et établit sa propre philosophie trans-cendantale comme une philosophie proprement paradoxale. Comment nous le mentionnons déjà à la fin du chapitre précédent, la théorie des attributs de Spinoza se manifeste comme celle de l’univocité de l’être. Celle-ci est enten-due du point de vue de la philosophie deleuzienne comme la thèse ontologique paradoxale par excellence, thèse qui surmonte la doxa ontologique, à savoir la théorie de l’analogie de l’être, établie par la métaphysique aristotélicienne. Dans le chapitre présent, notre tâche consiste à clarifier 1° la thèse aristotéli-cienne de l’analogie de l’être et son successeur théologique chez Saint Tho-mas ; 2° les deux précurseurs de la théorie spinoziste de l’univocité, à savoir la théorie de l’indifférence de l’essence d’Avicenne et celle de la neutralité de l’être de Duns Scot ; 3° la théorie spinoziste des attributs comme formes d’être univoques qui marque l’accomplissement de l’ontologie pure.

1.2.1. L’expression ontologique de la doxa chez Aristote

L’ontologie d’Aristote qui est connue dans l’histoire de la philosophie comme métaphysique, ou plus précisément metaphysica generalis, est une en-quête sur l’être en tant qu’être. Compte tenu du fait que tous les êtres sont, l’on peut dire que l’Être, sujet de cette enquête, est un universel qui se dit de tous les êtres singuliers, à savoir l’ens commune2. Nous avons vu plus haut que la doxa a deux aspects complémentaires que sont le sens commun et le bon sens, comment ce double doxal se manifeste-il alors dans l’ontologie aristotéli-

1 P. Montebello, Deleuze. La passion de la pensée, Paris, Vrin, 2008, p. 9. 2 M. Heidegger, Kant et le problem de la métaphysique, trad. fr. A. de Waelhens et W.

Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 69.

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47 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

cienne ? Pour Deleuze, le clé de ce problème se trouve dans l’élaboration de la différence apportée par Aristote.

Comment comprendre la différence selon Aristote ? Aristote précise la nature de la différence en distinguant d’abord la différence de la « diversité » et de l’« altérité », parce que la différence ne caractérise pas ce qui est purement et simplement « autre » et qu’elle réclame une identité préalable pour les choses qui sont dites « différentes ». Comme l’a résumé Deleuze dans le texte suivant :

La différence en général se distingue de la diversité ou de l’altérité ; car deux termes diffèrent quand ils sont autres, non pas par eux-mêmes, mais par quelque chose, donc quand ils conviennent aussi en autre chose, en genre pour des différences d’espèce, ou même en espèce pour les différences de nombre, ou encore « en être selon l’analogie » pour des différences de genre1.

Étant donné un tel critère, la différence par excellence est déterminée par Aristote comme « opposition » 2 . Néanmoins, il existe plusieurs sortes d’oppositions : le « relatif », la « contradiction », la « privation », et la « contra-riété ». Alors, quelle est l’opposition la plus parfaite et la plus complète ? La réponse à cette question est que l’opposition la plus parfaite et la plus complète est la contrariété. Pourquoi ? Parce que « [s]eule la contrariété représente la puissance d’un sujet de recevoir des opposés tout en restant substantiellement le même »3. Mais, même au niveau de la contrariété, il existe encore la contrariété concernant la matière du sujet et la contrariété concernant la forme du sujet. Entre les deux, c’est la contrariété concernant la forme du sujet qui est la plus parfaite et la plus complète. La contrariété concernant la matière du sujet, « noir » et « blanc » par rapport à « homme » par exemple, sera toujours accidentelle à cause du fait qu’elle ne nous dit jamais le « ce que c’est » du sujet et ne nous donnera qu’un concept empirique d’une différence simplement extrinsèque (extra quidditatem), tandis que la contrariété concernant la forme du sujet, « pé-destre » et « ailé » par rapport à « animal » par exemple, nous donne précisé-ment un concept de la différence intrinsèque qui vise le « ce que c’est » du su-jet. Ainsi, cette différence intrinsèque qui concerne l’essence est elle-même une différence essentielle (differentia essentialis aut propriissima).

Selon Deleuze, la contrariété concernant la forme du sujet, ou plus pré-cisément, les contraires de cette contrariété, « sont […] des modifications qui affectent un sujet considéré dans son genre » :

1 DR, p. 45-46. 2 DR, p. 46. 3 Ibid.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

Dans l’essence en effet, c’est le propre du genre d’être divisé par des diffé-rences, telles « prédestre » et « ailé », qui se coordonnent comme des con-traires. Bref, la différence parfaite et maxima, c’est la contrariété dans le genre, et la contrariété dans le genre, c’est la différence spécifique. Au-delà et en deçà, la différence tend à rejoindre la simple altérité, et se dérobe presque à l’identité du concept : la différence générique est trop grande, s’installe entre des incombinables qui n’entrent pas dans des rapports de contrariété ; la différence individuelle est trop petite, entre des indivisibles qui n’ont pas de contrariété non plus1.

La différence spécifique en tant que contrariété concernant la forme ou l’essence du sujet est la différence la plus parfaite et la plus grande dans le cadre de la métaphysique aristotélicienne. Alors, quels sont les caractères prin-cipaux de cette différence intrinsèque et essentielle ? Dans quelque mesure, l’on peut dire que le caractère essentiel de la différence spécifique est qu’elle est le « véritable règle de production »2. Comment entendre une telle affirma-tion ? Comme nous l’avons vu plus haut, la différence spécifique fonctionne à partir du genre en tant que concept d’essence. Le genre est un concept indé-terminé et la différence spécifique est justement l’instance qui détermine le genre en les espèces déterminées. Le genre est divisé par les différences spéci-fiques, mais non pas en les différences spécifiques : dans la détermination du genre par les différences spécifiques, ce qui n’est contenu dans le genre qu’en puissance est ajouté actuellement au genre et, pour cette raison, les espèces sont produites comme étant composées ou synthétisées. En fait, la différence spécifique, étant le règle ou le principe de la production, met en jeu le proces-sus de la production qu’est la spécification, à savoir celui d’une production pro-cédant par le mécanisme de « genre + différence », qui est lui-même décrit par Deleuze comme « transport de la différence », « diaphora de la diaphora » :

[L]a spécification enchaîne la différence avec la différence aux niveaux suc-cessifs de la division, jusqu’à ce qu’une dernière différence, celle de la species infima, condense dans la direction choisie l’ensemble de l’essence et de sa qua-lité continuée, réunisse cet ensemble dans un concept intuitif et le fonde avec le terme à définir, devenant elle-même chose unique indivisible3.

1 Ibid. 2 DR, p. 47. 3 Ibid. La nature de la différence spécifique comme le principe de la production est

accentue et élaborée soigneusement par Porphyre dans la partie consacré à l’élaboration de la différence dans son Isagoge : « [P]armi celles [les différences] qui sont par soi, les unes sont celles selon lesquelles nous divisons les genres en espèces, les autres celles qui

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49 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Néanmoins, comme nous l’avons déjà vu à l’égard de la distinction

entre la différence d’une part et la diversité ou l’altérité d’autre part, la diffé-rence spécifique, contrariété qui concerne la forme essentielle du sujet et qui est une des formes de l’opposition, n’est la plus parfaite et la plus grande qu’en présupposant une identité préalable. Pour l’instant, nous pouvons préciser que cette identité est celle du concept indéterminé qu’est le genre. Donc, la diffé-rence spécifique se subordonne à l’identité préalable du genre : elle n’est pas, à proprement parler et en dehors de la cadre de la philosophie aristotélicienne, une différence en soi ou différence pure, elle marque plutôt, comme le dit Deleuze, le moment où « on confond l’assignation d’un concept propre de la différence avec l’inscription de la différence dans le concept en général – on confond la détermination du concept de différence avec l’inscription de la différence dans l’identité du concept indéterminé »1.

Mais, même dans le cadre de la philosophie aristotélicienne, nous avons une sorte de différence qui est plus grande que la différence spécifique : la dif-férence générique. En fait, quand Deleuze parle de la différence générique, ce dont il s’agit est la différence générique en sens strict comme celle entre les genres ultimes que sont les catégories. Comment entendre alors les catégories ? Selon Deleuze, « les catégories chez Aristote se présentent comme les différents sens du mot être, exactement comme chez Kant les catégories sont définies comme les

constituent en espèces les choses ainsi divisées : par exemple, puisque toutes les différences par soi qui concernent l’animal sont : animé et doté de sensation, doté de raison et dépourvu de raison, mortel et immortel, les différences « animé » et « doté de sensation » font exister l’essence de l’animal (l’animal est, en effet, une essence animée dotée de sensation), tandis que celle de « mortel et immortel » et celle de « doté de raison et dépourvu de raison » sont les différences qui divisent l’animal : c’est en effet par le moyen [de ces différences] que nous divisons les genres en espèces. Néanmoins, les différences diviseuses elles-mêmes des genres sont constitutives des espèces et les font exister : en effet, animal est divisé par la différence du doté de raison et du dépourvu de raison, et encore par celle de immortel et de mortel. Mais la première différence (celle de doté de raison et de mortel) fait exister l’homme, tandis que celle de doté de raison et d’immortel fait exister le dieu, et celle de dépourvu de raison et de mortel, les animaux dépourvus de raison. De la même façon dans le cas des différences qui divisent l’essence la plus élevée, à savoir celle d’animé et d’inanimé, celle de doté de sensation et de privé de sensation, la différence d’animé et celle de pourvu de sensation, prises ensemble dans une substance, ont produit [le genre] animal, tandis que celle d’animé et celle de privé de sensation ont produit [le genre] de la plante. Ainsi donc les mêmes différences, prises d’une certaine façon, sont productives, prises d’une autre façon, diviseuses, et elles sont toutes appelées [différences] spécifiques » (Porphyre, Isagoge, texte grec et latin, trad. fr. A. de Libera et A.-Ph. Segonds, Paris, Vrin, 1998, p. 12).

1 DR, p. 48.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

concepts qui se disent de tout objet de l’expérience possible »1. Les catégories sont les « ultimes concepts déterminables »2 ; elles sont aussi les sens distincts de l’être, c’est-à-dire l’être se dit en plusieurs sens de ce dont il se dit (et il y a dix sens, à savoir dix catégories, dans la métaphysique aristotélicienne : subs-tance, qualité, quantité, relation, action, passion, où, quand, situation, posses-sion). Ainsi, la différence générique ultime est celle entre les sens différents de l’être. Pourquoi disons-nous que la différence générique est plus grande que la différence spécifique ? La réponse est que, se distinguant radicalement de la différence spécifique qui se subordonne à l’identité générique, la différence géné-rique entre les genres d’être en tant que catégories ne présuppose pas du tout une identité préalable qui est celle de l’Être. Le triple « être-différence générique-genre d’être » dépasse le cadre défini par le triple « genre-différence spécifique-espèce », la différence générique ne soutient pas avec l’être un rapport qui est même que celui entre la différence spécifique et le genre. La différence générique diffère de la différence spécifique qui présuppose une identité préalable. Si elle est comme une différence spécifique, l’être, conçu comme un genre dans ce con-texte, se dise à la fois de l’espèce (genre ultime dans ce cas) et de la différence spécifique (différence générique dans ce cas), justement comme l’« animal » se dit à la fois de l’« homme » et du « raisonnable », ce qui est évidemment ab-surde. Pour cette raison la différence générique n’est pas une figure de la diffé-rence spécifique, et l’être n’est pas le genre des genres ultimes, « [c]’est donc un argument emprunté à la nature de la différence spécifique qui permet de conclure à une autre nature des différences génériques »3. De plus, comme nous l’avons vu plus haut, le genre est divisé par les différences spécifiques, mais non pas en les différences spécifiques. Si l’être était un genre, il serrait divisé en les êtres par les différences qui sont aussi les êtres. Ce fait simple empêche la possibilité que l’être est un genre.

Deleuze résume donc les caractères de la conception aristotélicienne de l’être comme les suivants :

Ce concept d’Être n’est pas collectif, comme un genre par rapport à ses es-pèces, mais seulement distributif et hiérarchique : il n’a pas de contenu en soi, mais seulement un contenu proportionné aux termes formellement différents dont on le prédique. Ces termes (catégories) n’ont pas besoin d’avoir un rap-port égal avec l’être ; il suffit que le rapport de chacun avec l’être soit inté-

1 Cours du 14/01/1974. Disponible sur le site Internet: http://www.webdeleuze.

com/php/texte.php?cle=175&groupe=Anti%20Oedipe%20et%20Mille%20Plateaux&langue=1.

2 DR, p. 48. 3 DR, p. 49.

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51 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

rieur à chacun. Les deux caractères du concept d’Être – n’avoir un sens commun que distributivement, avoir un sens premier hiérarchiquement – montrent bien qu’il n’a pas, par rapport aux catégories, le rôle d’un genre par rapport à des espèces univoques1.

Nous rencontrons dans le texte cité les deux moitiés constitutives de la doxa, cette fois la doxa « métaphysique » ou « ontologique » à l’égard de l’être, à sa-voir le sens commun « distributif » et le sens premier « hiérarchique ». Ces deux caractères du concept d’être d’Aristote s’opposent aux deux caractères d’un genre : « collectif » et « égalitaire ». Comment entendre ces deux carac-tères du genre ? « Collectif » signifie qu’il se dit en un seul et même sens de ce dont il se dit (il faut remarquer que la nature collective du genre ne se réduit pas à sa nature identique qui est présupposée par les différences spécifiques. Bien sûr, l’être n’est pas un genre collectif chez Aristote. Mais, en dehors de la métaphysique aris-totélicienne, il peut y avoir bel et bien un concept d’être, n’étant jamais un genre aris-totélicien, qui est collectif et égalitaire. La nature collective se lie, non pas à l’identité supérieure à la différence, mais à l’univocité. C’est justement pour cette raison que Deleuze annonce que ce dont il s’agit dans une ontologique d’univocité est « le sens collectif de l’être ». Nous exposerons ce point plus tard), par exemple : « animal » se dit en un seul et même sens de « homme » et de « cheval » ; « égalitaire » signifie que l’homme n’est pas « animal » en un sens plus haut que le cheval. Alors, comment entendre le sens commun distributif et le sens premier hiérarchique de l’être aristotélicien ?

L’être se dit en plusieurs sens, et ces sens sont les genres d’être ultimes en tant que catégories. Cette thèse apparaît plusieurs fois dans la Métaphysique d’Aristote :

L’être se dit en plusieurs sens, mais relativement à une unité et à une seule nature, sans homonymie, mais de la manière dont tout ce qui est sain se dit relativement à la santé (parce qu’il la conserve, ou parce qu’il la produit, ou parce qu’il est le signe de la santé, ou parce qu’il peut la recevoir) et de la ma-nière dont ce qui est médical se dit relativement à la médecine (car on parle de « médical » soit parce qu’il y a possession de l’art médical, soit parce qu’il y a un don naturel pour lui, soit parce qu’il y a œuvre de l’art médical et nous trouverons aussi d’autres manières de dire semblables à celles-là), de la même manière aussi l’être se dit en plusieurs sens, mais à chaque fois relativement à un sel principe. En effet, certaines choses sont dites des êtres parce qu’elles sont des substances, d’autres parce qu’elles sont des affections d’une subs-tance, d’autres parce qu’elles sont une route vers une substance, ou des cor-ruptions, ou des privations, ou des qualités, ou sont productrices ou généra- 1 Ibid. Nous soulignons.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

trices d’une substance ou de ce qui se dit relativement à la substance, ou des négations de l’une de ces choses ou d’une substance1. Les êtres par soi se disent en autant de sens que les figures de la prédication, car d’autant de façons qu’elles se disent, autant l’être a de sens. Donc, puisque les prédicats signifient soit le ce que c’est, soit la qualité, soit la quan-tité, soit la relation, soit le faire ou le subir, soit le lieu, soit le temps, être prend la même signification que chacun de ces prédicats2. [L]’être se dit en plusieurs sens (car il signifie soit la substance, soit la qualité, soit la quantité et, en outre, les autres prédications)3.

Nous avons précisé plus haut que l’être chez Aristote est l’ens commune, univer-sel qui se dit de toutes les choses. Tous les sens de l’être sont universaux, ils partagent donc le même Sens d’Être. Néanmoins, ces sens de l’être ne sont pas du tout égaux, le sens spécifique de l’être qu’est la substance est plus haut que le sens de l’être qu’est la quantité, c’est-à-dire l’être se distribue inégalement dans ses sens différents. En outre, ces sens de l’être ou catégories ne sont pas simplement inégaux, il existe une hiérarchie entre eux. La substance est con-çue comme le sens premier ou bon sens de l’être, elle est « ce que c’est » et « être en soi », tous les autres sens de l’être, étant simplement accidentels, en dépendent et sont complètement dérivés par rapport à elle (pour avoir une « qualité », il faut d’abord une « substance » qui existe en soi)4. En un mot, « ce

1 Aristote, Métaphysique, trad. fr. M.-P. Duminil et A. Jaulin, Paris, Flammarion,

2008, p. 146. 2 Aristote, Métaphysique, op. cit., p. 194. 3 Aristote, Métaphysique, op. cit., p. 491. 4 F. Ravaisson a fait un résumé excellent de l’ontologie aristotélicienne à l’égard des

problèmes concernant le sens commun et le bon sens de l’être et la nature de la différence spécifique dans son Essai sur la « Métaphysique » d’Aristote, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007 : « Il y a dix genres entre lesquels se partagent, en définitive, tous les attributs que l’entendement peut affirmer d’un sujet ; en un mot, dix catégories qui ne se résolvent pas les unes dans les autres, qui ne se ramènent pas à un genre plus élevé, et qui expriment tout ce que peut être l’être en soi. Ce sont : l’être proprement dit, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, la possession, l’action, la passion. De ces dix catégories, il y en a neuf qui n’ont d’existence réelle que dans un sujet différent d’elles-mêmes. Une seule existe par elle-même, celle que nous avons nommée la première, et c’est celle-là qui sert de sujet à toutes les autres. La catégorie de l’Être renferme donc les substances, dont toutes les qualités, quantités, relations, etc., ne sont que les accidents. C’est l’être en soi par excellence » (p. 263-264). « Ce n’est donc pas dans un genre supérieur que s’unissent les catégories, ni dans une commune participation à un seul et même principe ou à une seule et même idée ; elles s’unissent, comme les quatre causes, dans une relation commune avec un seul et même terme » (p. 264). « Sous le terme négatif de l’opposition du

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53 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

qui de toutes les choses » est comme le sens commun distributif de l’être, la « substance » est comme le bon sens ou sens premier de l’être, et ces deux moitiés ensemble constituent la doxa au niveau de l’être ou la doxa ontolo-gique et métaphysique. Et la structure double du sens commun et du bon sens de la doxa de l’être est définie dans l’histoire de la philosophie comme analogie de l’être.

Avant montrer la signification de l’analogie de l’être, revenons d’abord au problème de la différence. Le point de départ de notre exposition de la doxa ontologique est le fait que la différence générique est plus grande que la différence spécifique, considérée par Aristote comme la différence par excel-lence. La différence spécifique se subordonne à l’identité préalable du genre, tandis que la différence générique ne présuppose par une telle identité concep-tuelle en raison que l’être n’est pas un genre dont les caractères fondamentaux sont l’univocité et l’égalité. Néanmoins, la différence générique, selon Deleuze, « reste une différence, au sens aristotélicien, et ne tombe pas dans la simple diversité ou altérité »1. Comme nous l’avons vu plus haut, la différence géné-rique, ne se subordonnant pas à l’identité d’un « genre du genres », présuppose la quasi-identité déterminée doublement par les deux moitiés de la doxa ontolo-gique qui sont le sens commun et le bon sens : « la différence générique (dis-tributive et hiérarchique) se contente à son tour d’inscrire la différence dans la quasi-identité des concepts déterminables les plus généraux »2. Ainsi, même au niveau de la différence générique, Aristote ne nous donne pas encore un con-cept de la différence en soi, de la différence en elle-même.

L’ontologie ou métaphysique d’Aristote est structurée par la doxa de

l’être qui rend possible le mécanisme de la production procédant par les diffé-rence spécifiques. Pour cette raison, nous pouvons, suivant Deleuze, dire qu’elle est aussi déterminé par deux limites :

[L]a limite supérieure est représentée par des concepts ultimes déterminables (les genres d’être ou catégories) tandis que la limite inférieure est représentée par les plus petits concepts déterminés (espèces). […] [L]a différence géné-rique et la différence spécifique diffèrent en nature et en procédé, mais sont strictement complémentaires : l’équivocité de l’une a pour corrélat l’univocité

même et de l’autre, se placent la différence et la contrariété. La différence ne suppose plus seulement deux choses, dont l’une n’est pas l’autre, mais une troisième chose par laquelle elles diffèrent : le genre ou l’espèce, ou tout au moins l’accident. Enfin la contrariété est la différence de deux espèces qui forment les extrêmes d’un genre ; c’est la seule différence définie et la forme la plus parfaite de l’opposition » (p. 266).

1 DR, p. 49. 2 DR, p. 50.

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AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

de l’autre. Ce qui est univoque en effet, c’est le genre par rapport à ses es-pèces, mais ce qui est équivoque, c’est l’Être par rapport aux genres eux-mêmes ou catégories. L’analogie de l’être implique à la fois ces deux aspects : l’un par lequel l’être se distribue dans des formes déterminables qui en distin-guent et en varient nécessairement le sens, mais l’autre par lequel, ainsi distri-bué, il est nécessairement réparti à des étants bien déterminés, chacun pourvu d’un sens unique1.

Mais quels sont les défauts d’une telle ontologie ?

Ce qui est manqué, aux deux extrémités, c’est le sens collectif de l’être, et c’est le jeu de la différence individuante dans l’étant. Tout se passe entre la différence générique et la différence spécifique. Le véritable universel est manqué, non moins que le vrai sin-gulier : l’être n’a de sens commun que distributif, et l’individu n’a de diffé-rence que générale2.

À l’égard du texte cité plus haut, notre première tâche est d’élaborer la signifi-cation de l’expression « le sens collectif de l’être ». Nous avons précisé que le sens collectif ou la nature collective de l’être ne signifie pas que l’être est un concept identique comme le genre. « Collectif », ne pouvant pas être réduit à « identique », s’oppose fondamentalement à « distributif » et ne s’oppose pas à « différent ». En fait, une ontologie pure doit précisément être fondée sur une conception de l’être à la fois collective et différentielle. C’est pour cette raison que Deleuze croit que le sens collectif de l’être est totalement manqué dans l’ontologie doxale d’Aristote.

Exposons ce point en détail. Bien sûr, Deleuze dit clairement que « ce concept d’Être n’est pas collectif, comme un genre par rapport à ses es-pèces »3. Néanmoins, si nous lisons soigneusement le suivant de ce texte, le terme « collectif » est employé par Deleuze dans un tout autre élément : ce concept aristotélicien d’Être est « seulement distributif et hiérarchique : il n’a pas de contenu en soi, mais seulement un contenu proportionné aux termes formellement différents dont on le prédique. Ces termes (catégories) n’ont pas besoin d’avoir un rapport égal avec l’être ; il suffit que le rapport de chacun avec l’être soit intérieur à chacun. Les deux caractères du concept d’être – n’avoir un sens commun que distributivement, avoir un sens premier hiérarchiquement – montrent bien qu’il n’a pas, par rapport aux catégories, le rôle d’un genre par rapport à des espèces uni-voques. Mais ils montrent aussi que l’équivocité de l’être est tout à fait particulière : il s’agit

1 DR, p. 387. 2 Ibid. Nous soulignons. 3 DR, p. 49.

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55 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

d’une analogie »1. Voilà, il est bien évident que le terme « collectif » est mis en œuvre ici en rapport avec l’univocité : il faut un concept d’Être collectif dans une ontologie univoque.

Bien sûr, l’être univoque n’est pas un genre qui est collectif par rapport à ses espèces, parce qu’il dépasse entièrement le cadre déterminé par le sys-tème de genre-espèce soutenu par la conception analogique de l’être. Mais ce fait n’empêche pas du tout qu’il possède lui-même une nature « collective » étant le marque de l’univocité : le fait que le concept aristotélicien d’Être n’est pas collectif n’empêche pas du tout qu’un concept non-aristotélicien d’Être peut être collectif. C’est justement pour cette raison que Deleuze annonce clairement que « [n]ous n’avons pas de peine à comprendre que l’Être, s’il est absolument commun, n’est pas pour cela un genre »2 . Ici, « absolument commun », s’écartant du sens commun distributif de l’être analogique chez Aristote, signifie précisément la nature absolument collective de l’être univoque, à savoir le « sens collectif de l’être » qui est manqué dans l’analogie3.

Notre deuxième tâche est de mettre en lumière pourquoi l’ontologie aristotélicienne n’est pas susceptible d’expliquer philosophiquement le plus universel, à savoir l’Être, et le plus singulier, à savoir l’individu. Nous savons que la métaphysique aristotélicienne prend pour objet de recherche l’être en tant qu’être qui est l’universel se dit de toutes les choses. En présupposant que cet universel est de quelque manière l’élément foncier des choses bien consti-tuées, Aristote croit qu’il faut, pour saisir cet être universel, partir des êtres singuliers déjà-là – nous, « réalistes naïfs natifs » comme le dit T. Metzinger4, percevons les êtres déjà individués dans le moment de notre expérience ordi-naire. De plus en plus, nous constatons aussi la ressemblance entre ces êtres, et cette ressemblance de la perception joue un rôle capital dans la formation de la species infima qui subsume les êtres singuliers. et qui marque aussi la première étape de la généralisation. Et puis, nous faisons des comparaisons entre les espèces par l’abstraction de l’entendement et trouvons le concept d’unité, à

1 DR, p. 51. Nous soulignons. 2 DR, p. 52. Nous soulignons. 3 DR, p. 387. Nous soulignons. V. Bergen a aussi noté ce point en annonçant qu’« à

cet être distributif et hiérarchique, cerné par l’analogie, Deleuze oppose un être univoque, collectif et égalitaire » (L’ontologie de Gilles Deleuze, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 23).

4 T. Metzinger, The Ego Tunnel. The Science of the Mind and the Myth of the Self, New York, Basic Books, 2009, p. 51 et seqq. ; voir aussi le commentaire critique fait par Bergson dans L’évolution créatrice de la philosophie grecque telle qu’elle se manifeste chez Aristote comme « la philosophie innée à notre entendement » (p. 319) : « aujourd’hui encore nous philosopherons à la manière des Grecs, nous retrouverons, sans avoir besoin de les connaître, telles et telles de leurs conclusions générales, dans l’exact mesure où nous nous fierons à l’instinct cinématographique de notre pensée » (p. 315).

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AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

savoir le genre qui peut subsumer ces espèces différentes en excluant les diffé-rences caractéristiques entre eux en fonction du principium homogeneitatis et du principium heterogeneitatis. Avec la progression de la généralisation, nous obte-nons les concepts indéterminés de plus en plus généraux et atteignons finale-ment les concepts déterminables les plus généraux que sont les genres d’être ou catégories, c’est-à-dire les éléments fondamentaux de l’analogie de l’être.

En effet, l’on peut dire que la doxa ontologique ou métaphysique d’Aristote implique la thèse traditionnelle que l’être en tant qu’être est au fond l’étantité des étants tout faits dans le champ de l’expérience humaine. Cette thèse, déjà critiquée par Heidegger dans un autre contexte, présuppose en fait qu’il existe quelque rapport de ressemblance entre l’Être et les étants, mais ce rapport lui-même n’a aucun fondement réel que dans l’intellect de l’homme qui fait l’abstraction en « imaginant ». Cette tendance est critiquée justement dans la section 92 du Traité de l’amendement de l’intellect de Spinoza : « J’entends : si la chose est en soi, ou bien, comme on dit ordinairement, cause de soi, alors elle devra être comprise par le moyen de sa seule essence ; et si la chose n’est pas en soi mais requiert une cause pour exister, alors elle doit être comprise par le moyen de sa cause prochaine. Car en vérité la connaissance de l’effet n’est rien d’autre qu’à acquérir une connaissance plus parfaite de la cause. D’où vient qu’il ne nous sera jamais permis, aussi longtemps qu’il s’agit pour nous d’enquêter sur les choses, de conclure quelque chose à partir d’abstraits, et nous aurons grand soin de ne pas mélanger ce qui n’est que dans l’intellect, avec ce qui est dans la chose »1. Le concept d’être tel qu’il est conçu par Aristote est précisément abstrait de l’intellect et n’est pas du tout le concept authentique de l’être ou de ce qui est le plus uni-versel. Ne concernant que l’étantité de l’étant, il est conçu totalement à l’image et aux exigences des étants qui sont supposés être produits par lui – le cercle vicieux de toute doxa philosophique.

La nature de l’individu ou être singulier est aussi manqué dans la doxa ontologique d’Aristote. Pourquoi ? La réponse à cette question exige une con-sidération du rôle joué par la différence spécifique. En fait, la raison pour la-quelle Deleuze critique la différence chez Aristote n’est pas très claire à pre-mier abord. Bien sûr, pour ce qui connaît la conception deleuzienne de la différence, la différence spécifique d’Aristote n’est pas une différence absolue

1 B. Spinoza, Traité de l’amendement de l’intellect, trad. fr. B. Pautrat, Paris, Éditions

Allia, 1999, p. 141. Nous souligons. Dans les Pensée métaphysiques, Spinoza a déjà remarqué que « genre » et « espèce » ne sont que les « modes de penser » et ne sont pas de formes d’être réelles (Œuvres de Spinoza I, présentation, traduction et notes par Ch. Appuhn, Paris, Flammarion, 2010, p. 338). Dans l’Éthique, il reprend et approfondit cette critique en les déterminant comme les abstractions produises à travers les « images des choses » (Éthique, trad. fr. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1999, II, 40, sc. 1, p. 167).

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et ultime. Néanmoins, il existe une objection possible : Deleuze commet ici un contresens sur le projet proprement aristotélicien, en s’imaginant qu’Aristote cherchait à résoudre le même problème que lui, en d’autres termes, la diffé-rence peut-elle être elle-même un homonyme ou terme équivoque ? Mais cette objection ne semble pas légitime. Pour Aristote comme pour Deleuze, la dif-férence est comme la « véritable règle de production ». Pour les deux philo-sophes, c’est précisément la différence qui met en jeu la production des êtres singuliers.

Dans quelque mesure, l’ontologie peut être considérée comme concer-nant spécialement la production des êtres par l’Être. Chez Aristote, ce proces-sus de la production des êtres singuliers ou des individus est justement la spé-cification qu’est le mouvement inverse de la généralisation dont nous avons examinée la nature propre. La spécification, elle, est animée par la différence spécifique en tant que « véritable règle de production ». Par exemple, partant de la substance comme le genre suprême, la spécification la divise par la diffé-rence « corporelle » et produit ainsi « corps » ; et puis elle, par la différence « animé », divise « corps » et produit « vivant » qui se fait lui-même « animal » par la différence « sensitif ». Et avec la différence « raisonnable » atteint la spé-cification son point final qu’est « homme », spécies infinima. Dans ce processus de la production, « la différence transporte avec soi le genre et toutes les diffé-rences intermédiaires. Transport de la différence, diaphora de la diaphora, la spé-cification enchaîne la différence avec la différence aux niveau successifs de la division, jusqu’à ce qu’une dernière différence, celle de la species infima, con-dense dans la direction choisie l’ensemble de l’essence et de sa qualité conti-nuée »1.

Mais il est remarquable de noter que le produit final de la spécification n’est pas un être singulier, mais encore une espèce. « [L]’espèce d’Aristote, nous dit Deleuze, même indivisible, même infime, est encore une grosse es-pèce »2. Pour atteindre les êtres singuliers ou étants individuels, il s’agit d’une autre règle connue dans l’histoire de la philosophie comme le principe de l’individuation. À vrai dire, même ce principe de l’individuation ne nous dit rien de l’essence singulière d’un individu, parce qu’il présuppose qu’un individu n’est qu’un porteur des propriétés encore généraux de notre perception gros-sière. Pour cette raison, l’on peut dire que, dans le cadre de la philosophie aris-totélicienne, « l’individuel, qui en principe est tout, s’y réduit en fait à n’être plus que le sujet porteur de l’universel, comme s’il n’avait lui-même d’autre fonction ontologique que de lui permettre d’exister. Car il est bien vrai que l’individu seul existe, mais de l’universel seul on peut dire, il est ; et comme

1 DR, p. 47. 2 DR, p. 84.

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AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

l’universel inclus dans l’individuel en constitue finalement l’être même, toute cette philosophie, qui ne s’intéresse en principe qu’à ce qui existe, l’aborde pourtant toujours de telle manière que le problème de son existence n’ait pas à se poser »1.

Comment expliquer cette aporie aristotélicienne concernant la produc-tion de l’individu ? Rappelons que la spécification n’est effectivement que l’inverse de la généralisation qui consiste à trouver l’être en tant qu’être uni-versel de tous les êtres singuliers. Son point de départ est précisément la négli-gence de la singularité propres des individus, et son mouvement inverse n’est pas naturellement susceptible de l’atteindre. L’ontologie aristotélicienne « par-court et couvre tout le domaine qui va des plus hauts genres aux plus petites espèces »2, mais ce qui est au-dessus des catégories, à savoir l’Être, et ce qui est au-dessous des species infima, à savoir les individus, lui échappent complète-ment.

1.2.2. Note sur la doxa théologique chez Thomas d’Aquin

Nous parlons déjà de l’analogie de l’être à l’égard de l’ontologie aristotéli-cienne. Selon Deleuze, l’on peut dire que l’analogie de l’être est un autre nom de la doxa ontologique, parce que celle-là consiste justement dans la structure double du sens commun et du bon sens ou sens premier : d’une part, l’être se distribue inégalement aux genres d’être que sont les catégories, d’autre part, le bon sens ontologique, à savoir la substance, est conçu comme l’être en soi ou l’être essentiel, tandis que tous les autres sens de l’être sont conçus comme les êtres dérivés et accidentels qui dépendent de la substance. Néanmoins, comme l’a remarqué Deleuze, « Aristote ne parle pas lui-même d’analogie à propos de l’être »3, c’est-à-dire Aristote n’emploie jamais le mot « analogie » pour dési-gner le rapport des catégories à l’être en tant qu’être.

Selon P. Aubenque, l’analogie de l’être était en fait une fabrication de la tradition scolastique, dont Thomas d’Aquin est sans aucun doute le plus grand représentant, qui a « voulu donner un nom à ce qui restait innommé […] chez Aristote ». Et « en empruntant ce nom au vocabulaire mathématique, même si ce n’était plus en son sens technique, on suggérait l’idée (erronée, en ce qui concerne Aristote) que la multiplicité des sens de l’être pouvait se laisser ra-mener à la clarté d’un rapport rationnel »4. En fait, l’« analogie » chez Aristote

1 É. Gilson, L’être et l’essence, Paris, Vrin, 1994, p. 61. 2 LS, p. 299. 3 DR, p. 50, note 1. 4 P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 242-243, note 4.

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59 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

« est quelque chose de quantitatif, qui renvoie à la proportion mathématique telle qu’elle peut s’établir entre quatre termes, de sorte que son essence con-siste en une égalité de rapports »1. Par exemple, ce que le corps est à la subs-tance est égal à ce que la couleur est à la qualité (corps/substance = cou-leur/qualité). Néanmoins, pour Deleuze, la doxa ontologique d’Aristote nous donne déjà la structure formelle de la « doxa théologique » de Thomas d’Aquin, c’est-à-dire la structure double du sens commun et du bon sens. D’un tel point de vue, il n’est pas illégitime de dire que la théorie de l’analogie de l’être telle qu’elle est conçue par Thomas d’Aquin existe déjà implicitement dans la métaphysique aristotélicienne. Bien sûr, comme le dit Aubenque, « sous prétexte de clarifier et d’expliciter, mais en réalité parce que le christia-nisme avait apporté une tout autre perspective métaphysique, qui substituait au problème de l’un et du multiple celui des rapports entre un Dieu créateur et un monde crée, le commentarisme médiéval introduit ici un infléchissement qui, pour avoir été décisif dans le destin de la métaphysique occidentale, n’en est pas moins infidèle à ce qu’il y a d’essentiellement problématique et ambigu dans la démarche d’Aristote »2. Mais dans la perspective de la philosophie de-leuzienne, nous pouvons bien dire que cet infléchissement n’est qu’un dépla-cement de la doxa du niveau ontologique au niveau théologique : le sens commun distributif de l’être et le bon sens ou sens premier de la substance représentent respectivement chez Thomas d’Aquin l’analogie de proportion-nalité et l’analogie de proportion3.

1 J.-F. Courtine, Inventio analogiae. Métaphysique et ontothéologie, Paris, Vrin, 2005, p.

26. 2 P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 199. 3 DR, p. 50, note 1. À propos de la distinction thomiste entre l’analogie de propor-

tionnalité et l’analogie de proportion, voir Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, édition Léonine, t. 22, q.2, a. 11, 135-165 : « Or la convenance selon la proportion peut être double et l’on attend aussi, en conséquence, que la communauté d’analogie soit double. En effet il y a une convenance entre les termes mêmes desquels il y a proportion mutuelle, du fait qu’ils ont une distance déterminée ou un autre « habitus » l’un par rapport à l’autre, comme le deux avec l’unité, du fait qu’il en est le double ; on attend aussi parfois la conve-nance mutuelle non de deux termes entre lesquels il y a proportion, mais plutôt une conve-nance des deux proportions l’une par rapport à l’autre, comme six convient avec quatre de ce que six est double de trois comme quatre est double de deux. La première convenance est donc de proportion (proportionis) ; au contraire, la seconde est de proportionnalité (pro-portionalitatis). C’est pourquoi nous trouvons analogiquement de deux termes dont l’un a un « habitus » par rapport à l’autre ; comme l’on dit l’étant (ens) de la substance et de l’accident à partir de l’« habitus » que l’accident a par rapport à la substance ; de même, le sain est dit de l’urine et de l’animal, du fait que l’urine a quelque « habitus » à la santé de l’animal. Mais parfois quelque chose est dit analogiquement selon le second mode de la convenance ; comme le nom du regard est dit du regard corporel et de l’intellect, du fait que, comme le

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

Comment entendre alors la doxa théologique de Thomas d’Aquin ? Comme la doxa ontologique d’Aristote, la doxa théologique est aussi consti-tuée par deux moitiés que sont le sens commun et le bon sens. Mais, le sens commun et le bon sens chez Thomas d’Aquin ne concernent plus principale-ment le rapport entre les sens de l’être que sont les catégories, entre l’être en soi de la substance et les êtres accidentels des autres catégories, mais le rapport entre l’être infini de Dieu créateur et l’être fini des choses crées. Dans quelque mesure, l’on peut dire que dans la doxa théologique Dieu prend la place de la substance aristotélicienne et les choses crées mondaines prennent la place des catégories accidentelles. En fait, un tel déplacement du système des concepts implique le fait qu’avec la philosophie thomiste, l’ontologie aristotélicienne est combinée avec la théorie platonicienne de la participation : l’être ne se distri-bue pas simplement en Créateur et en créatures, le Créateur possède l’Être premiè-rement et éminemment, c’est-à-dire l’être de Dieu est infiniment parfait et tous les êtres finis crées n’en ont que des formes dérivées. L’on peut dire que Dieu et les créatures se trouvent dans une série décroissante de la perfection de l’être dont Dieu est le point extrême. Selon ce schème de l’analogie de l’être, Dieu, étant le centre supérieur de tous les êtres qui sont les produits de sa création, est en même temps le fondement ontologique de tous les êtres, c’est-à-dire, dans le cadre de la métaphysique thomiste, l’être fini des choses singulières est compris en fonction d’un Être au niveau supérieur qu’est Dieu.

1.2.3. Vers l’expression ontologique du paradoxe : de l’indifférence de l’Essence chez Avicenne à la neu-tralité de l’Être chez Duns Scot

L’analogie de l’être n’est pas susceptible de nous apporter ni un concept authentique de l’Être ni un concept de l’essence singulière des individus. Pour comprendre philosophiquement la nature propre de l’Être et des individus, il s’agit d’une ontologie se fondant sur une conception univoque de l’être qui s’oppose à la fois au sens commun distributif (en raison qu’il possède un sens collectif) et au bon sens hiérarchique (en raison qu’il est strictement égalitaire) de l’analogie de l’être. S’opposant à la doxa ontologique aristotélicienne, la conception univoque de l’être rend possible une ontologie paradoxale ou l’expression ontologique du paradoxe. Dans le cadre d’une telle ontologie para-doxale, « l’être univoque se rapporte essentiellement et immédiatement à des facteurs individuants », ces facteurs ne sont certes pas « ceux-ci des individus

regard est dans l’œil, l’intellect est dans l’esprit » (Traduction française de J. Vuillemin dans De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Louvain, Peeters, 2008, p. 14).

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61 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

constitués dans l’expérience, mais ce qui agit en eux comme principe trans-cendantal, comme principe plastique, anarchique et nomade, contemporain du processus d’individuation, et qui n’est pas moins capable de dissoudre et de détruire les individus que de les constituer temporairement : modalités intrin-sèques de l’être, passant d’un ‘‘individu’’ à un autre, circulant et communicant sous les formes et les matières »1. Et la première forme de l’ontologie para-doxale se fondant sur la conception univoque de l’être se trouve chez Duns Scot.

L’affirmation deleuzienne que l’« histoire de la philosophie détermine trois moments principaux dans l’élaboration de l’univocité de l’être » et que le premier moment de cette histoire « est représenté par Duns Scot » est bien connue parmi les commentateurs de Deleuze2. Néanmoins, Deleuze, dans la dernière séance de ses cours consacrés à Spinoza de l’année 1981, précisa qu’il existe un autre moment dans l’histoire de la philosophie qui prépare la théorie scotiste de l’être et que ce moment supplémentaire est représenté par « un très très grand philosophe » : Avicenne3. Selon Deleuze, Avicenne propose une thèse « très très insolite » à propos du problème de l’Essence. La thèse de l’univocité de l’être de Scot, « c’est exactement le même coup au niveau de l’Être que le coup d’Avicenne au niveau de l’Essence »4. Alors, quelle est cette « thèse insolite » d’Avicenne qui attire l’attention d’un Deleuze dont la pensée était devenue mature que celle développée dans Différence et répétition ? Cette thèse est connue dans l’histoire de la philosophie comme l’indifférence de l’Essence. Ainsi, avant commencer l’exposition de la théorie scotiste de l’être et pour en obtenir une compréhension plus profonde, il nous semble nécessaire de scruter d’abord la théorie avicennienne de l’indifférence de l’Essence5.

1 DR, p. 56. 2 DR, p. 57. 3 Cours du 24/03/1981. Disponible sur le site Internet : http://www2.univ-

paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=13. 4 É. Gilson a déjà précisé l’inspiration avicennienne de la pensée de Scot dans L’être

et l’essence. Selon lui, « la notion avicennienne de l’essence, ou nature commune » est ce que « Duns Scot n’a cessé de professer, et sans aucune restriction » (p. 131). Dans SPE, Deleuze, sous l’influence de Gilson, a déjà remarqué le rapport intime entre Avicenne et Duns Scot à l’égard de la distinction entre l’essence et l’existence qui présuppose effectivement la neutralité et l’indifférence de l’Essence : « On reconnaît ici le principe d’une thèse célèbre de Duns Scot et, plus lointainement, d’Avicenne : l’existence accompagne nécessairement l’essence, mais en vertu de la cause de celle-ci ; elle n’est donc pas incluse ou enveloppée dans l’essence ; elle s’y ajoute. Elle ne s’y ajoute pas comme un acte réellement distinct, mais seulement comme une sorte de détermination ultime qui résulte de la cause de l’essence » (p. 176).

5 La source essentielle de nos analyses de la théorie avicennienne de l’Essence est comme la suivante : Étienne Gilson, L’être et l’essence, op. cit. et « Avicenne et le point de

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

Comment Avicenne entend-il une Essence ? Nous savons que l’essence, « ὐ ία », dans le cadre de la philosophie aristotélicienne, désigne le « ce que c’est » ou l’être en soi. Se différenciant de ce schème aristotélicien, l’essence avicennienne est conçue à travers une remise en cause de la vue grecque de l’ ὐ ία, se manifestant dans « la différence entre essence et existence » 1 : l’Essence telle qu’elle est l’Essence est absolument indifférente à l’existence uni-verselle et à l’existence singulière, à savoir il y a une indifférence de l’Essence. Alors, à qui l’existence universelle appartient-elle ? Et à qui l’existence singulière ap-partient-elle ? La réponse est que : l’existence universelle appartient aux êtres intra-mentaux, à savoir les concepts en tant qu’objets de la logique comme « genre », « espèce », et « différence », tandis que l’existence singulière appar-tient aux être extra-mentaux, à savoir les choses actuelles dans le monde réel que sont les objets de la science naturelle, un animal singulier comme un chien par exemple. Ainsi, l’indifférence de l’Essence signifie que l’Essence n’est ni universelle comme un concept étant dans l’âme, ni singulière comme une chose étant dans le monde : elle possède une nature paradoxale.

Comment entendre la nature paradoxale de cette Essence indifférente telle qu’elle est conçue par Avicenne ? Pour clarifier ce point, Avicenne lui-même nous donne trois manières à considérer l’essence dans sa Logique du Shifā comme les suivantes :

Les essences (māhīyāt) des choses particuliers concrets des choses pourraient être dans les particuliers concrets des choses et dans la conceptualisation (at-tasawwur), elles peuvent être considérées donc de trois manières. [La pre-mière] est la considération de l'essence dans la mesure où elle est l’essence sans être rapportée à une des deux [manières] d'existence [i.e., soi celle con-cernant les particuliers concrets, soit celle concernant la conceptualisation] et à tout ce qui s’en suit. [Selon la deuxième] elle peut être considérée comme concernant les particuliers concrets, dans le cas où certains accidents particu-larisent son exister comme ce qui s’en suit. [Selon la troisième] elle peut être considérée comme concernant la conceptualisation, dans le cas où certains accidents particularisent son exister comme ce qui s’en suit, comme, par

départ de Duns Scot », in Pourquoi Saint Thomas a critiqué Saint Augustin. Suivi de Avicenne et le point de départ de Duns Scot, Paris, Vrin, 1986, p. 129-189; A. de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1996 et L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999 ; J. McGinnis, « Logic and Science : The Role of Genus and Difference in Avicenna’s Logic, Science and Natural Philosophy », Documenti e Studi 18 (2007), pp. 165-187.

1 A. de Libera, La querelle des universaux, op. cit., p. 185.

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63 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

exemple, « position » et « prédication », et « universalité » et « particularité », ainsi qu’« essentiel » et « accidentel » dans la prédication1.

Selon ce texte, l’Essence en elle-même, n’étant dans sa nature ni universelle ni singulière, peut être dans les êtres intra-mentaux dont l’existence est univer-selle et dans les êtres extra-mentaux dont l’existence est singulière. Quand elle est rapportée aux premiers, elle est particularisée par les accidents propres à l’universalité et devient pour cette raison l’essence de l’universel ; quand elle est rapportée aux seconds, elle est particularisée par les accidents propres à la singularité et devient pour cette raison l’essence du singulier.

Mais pourquoi une telle conception indifférente de l’Essence est-elle nécessaire pour la philosophie ? Nous pouvons répondre à cette question en suivant les arguments donnés par Avicenne à l’égard d’une essence comme « animal » :

En effet, s’il [animal] était de soi universel, de sorte que l’animalité fût univer-selle en tant même qu’animalité, il ne pourrait y avoir aucun animal particu-lier, mais tout animal serait un universel. Si au contraire animal était singulier du seul fait qu’il est animal, il ne pourrait pas y en avoir plus d’un seul singu-lier, savoir, le singulier même à qui l’animalité appartient, et aucun autre sin-gulier ne pourrait être un animal2.

Selon ce texte, si l’on attribue illégitimement l’universalité ou la singularité à l’Essence, l’on va tomber nécessairement dans une aporie logique : d’une part, si l’animalité est un universel qui est commun à tous les animaux, l’ « animal » ne peut être qu’une appellation commune. Si c’était le cas, l’on ne sait pas comment traiter un animal singulier ; d’autre part, si l’animalité est singulière, il ne peut y avoir qu’un seul animal dont l’essence est l’animalité, justement comme le nom « Socrate » ne peut désigner qu’un seul homme qu’est Socrate. Si c’était le cas, l’on ne peut pas expliquer la multiplicité des animaux existant réellement dans le monde extra-mental.

Ainsi, l’Essence indifférente d’Avicenne n’est ni une, ni multiple ; ni universelle, ni singulière. S’opposant à l’essence une et simple du sens commun aristotélicien, elle se manifeste comme une essence paradoxale. Quand elle est rapportée à l’existence universelle, elle est dans cet universel comme une es-

1 Avicenne, ash-Shifā, al-Mantiq, tome I, Madkhal, I. 12, p. 65.11-12. Traduit en

français en fonction de la traduction anglaise proposée par McGinnis dans son article mentionné plus haut.

2 Avicenne, Madkhal, ed. cit., I. 12, p. 65. 12-16. Traduction proposée par Gilson dans L’être et l’essence, op. cit., p. 125.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

sence de l’universel ; quand elle est rapportée à l’existence singulière, elle est dans ce singulier comme une essence du singulier. Néanmoins, prise en elle-même, l’Essence avicennienne est purement et simplement neutre et indiffé-rente à l’universel et au singulier1.

Tournons maintenant notre regard vers la théorie scotiste de la neutrali-

té de l’Être. Nous avons vu plus haut que Thomas d’Aquin déplace la doxa métaphysique d’Aristote, déterminée doublement par le sens commun distributif (l’être se distribue inégalement dans tous ses sens que sont les catégories ou genres d’être) et le bon sens ou sens premier (la substance est effectivement l’« être en soi », tandis que toutes les autres catégories ne sont que les être dérivés dé-pendant de la substance), dans un contexte théologique et établit définitive-ment la doxa théologique se basant sur l’analogie de l’être. Cette doxa théolo-gique, même ne concernant pas directement le rapport entre la catégorie suprême qu’est la substance et les catégories dérivées, est aussi déterminée doublement par le sens commun et le bon sens : le sens commun théologique à l’égard de l’être est que l’être infini de Créateur et l’être fini des créatures ont quelque chose de commun qui est le fait d’être, tandis que le bon sens théolo-gique à l’égard de l’être est que l’être infini de Créateur est infiniment éminent que l’être fini des créatures, et l’être fini des créatures dépendent de l’être infi-ni de Créateur. L’on peut donc dire que la distribution et la hiérarchie fonc-tionnent dans cette doxa théologique de Thomas d’Aquin. Ainsi, nous pou-vons dire que l’ontologie univoque de Duns Scot, reposant sur l’Être collectif2, consiste justement à briser la structure double du sens commun et

1 A. de Libera met l’accent sur le fait que l’Essence avicennienne dépasse en fait le

schème déterminé par l’opposition d’universel-singulier. Ce qui peut être caractérisé comme universel ou singulier, c’est seulement l’Essence dans son état particularisé dans l’existence accidentelle. Et la distinction entre l’Essence particularisée dans l’universel et le singulier et l’Essence en soi peut être considérée comme la distinction entre le « langage objet » et le « langage métalogique » : « Une distinction qui passe entre le niveau du langage objet, celui des énoncés comme « x en tant que x est A » ou « x en tant que x n’est pas A », et le niveau métalogique, celui des énoncés comme « ~{ x en tant que x est A } » ou « ~{ x en tant que x est ~A } » (La querelle des universaux, op. cit., p. 188).

2 Comme nous l’avons exposé plus haut, la nature collective de l’être univoque n’implique pas que celui-ci est un genre doué d’une identité stable, elle signifie plutôt que l’être univoque, s’opposant à l’être distributif, dépasse le cadre se fondant sur le système des catégories et se lie immédiatement aux êtres singuliers. Comme le dit Gilson à propos de l’univocité de l’être chez Scot : « Il est clair que l’être n’est pas un genre, c’est un transcendantal. On ne peut donc pas lui accorder une essence qui se retrouverait dans tout ce qui vient se ranger sous ce genre. On ne le peut pas plus pour l’être que pour aucun des genres suprêmes. Or chacune des choses qui existent se range sous un de ces genres, et chaque chose a une essence, bien que son genre n’en ait pas. Le fait que l’être ne soit pas un

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65 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

bon sens de cette doxa théologique thomiste se fondant sur l’analogie de l’être.

Selon Deleuze, Duns Scot produit « le plus grand livre de l’ontologie pure », c’est-à-dire l’Opus Oxoniense, dans lequel « l’être est pensé comme uni-voque, mais l’être univoque est pensé comme neutre, neuter, indifférent à l’infini et au fini, au singulier et à l’universel, au crée et à l’incrée. Scot mérite donc le nom de « docteur subtil », parce que son regard discerne l’être en deçà de l’entrecroisement de l’universel et du singulier »1. L’affirmation deleuzienne à propos de la neutralité de l’être scotiste repose évidemment sur le texte sui-vant de Scot :

Pour confirmer le « neutre », je dis que [ce] concept, même commun aux deux, n’est formellement ni l’un ni l’autre, et ainsi je concède cette conclu-sion : le concept d’étant n’est formellement ni le concept de crée ni le con-cept d’incrée2.

Ayant lu ce texte, nous savons plus clairement la raison pour laquelle Deleuze affirme que la théorie scotiste de l’être univoque est « exactement le même coup au niveau de l’Être que le coup d’Avicenne au niveau de l’Essence ». Ce paragraphe est bien susceptible de caractériser la théorie avicennienne de l’Essence : l’Essence avicennienne est pensée comme univoque, mais l’Essence univoque est pensée comme neutre, neuter, indifférente à l’infini et au fini, au singulier et à l’universel, au crée et à l’incrée. Le regard d’Avicenne discerne l’Essence en deçà de l’entrecroisement de l’universel et du singulier.

Comme l’Essence indifférente d’Avicenne, l’Être neutre de Duns Scot, pris en lui-même, n’est ni infini ni fini, il dépasse le cadre philosophique dé-terminé par l’opposition de l’infini-fini. En soi-même, l’Être se dit en un seul et même sens. Pour Deleuze, la thèse scotiste de l’univocité de l’Être, au fond, con-siste à affirmer que « l’être ne change pas de nature en changeant de modalité,

genre commun aux êtres n’empêche donc pas qu’il y ait un sens où l’on peut l’affirmer de tous les êtres [à savoir, un sens collectif. – Nous notons], et c’est précisément en ce sens qu’il est l’objet de la métaphysique. Ainsi, une certaine doctrine de l’univocité de l’être est présupposée par la solution […] du premier problème que la métaphysique puisse se poser » (Pourquoi Saint Thomas a critiqué Saint Augustin, suivi de Avicenne et le point de départ de Duns Scot, op. cit., p. 136. Nous soulignons). Dans quelque mesure, l’on peut aussi dire que Deleuze, en concevant son empirisme « transcendantal » comme une ontologie univoque, a la conception scotiste de l’être en tant que transcendantal dans sa tête.

1 DR, p. 57. 2 J. Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, trad. fr. O. Boulnois,

Paris, PUF, 1988, p. 230.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

c’est-à-dire quand son concept est prédiqué de l’être infini et des êtres finis »1. Une telle affirmation est aussi valable dans le contexte de la philosophie avi-cennienne. Prise en elle-même, l’Essence indifférente est absolument neutre et n’implique aucune division reposant sur l’opposition existentielle de l’universel et du singulier. Quand elle est rapportée aux êtres intra-mentaux et particulari-sée par les accidents universaux, sa modalité est de l’universel ; quand elle est rapportée aux êtres extra-mentaux et particularisée par les accidents singuliers, sa modalité est du singulier. De même, pris en lui-même, l’Être univoque est absolument neutre et n’implique aucune division reposant sur l’opposition existentielle de l’infini et du fini. Quand il est rapporté physiquement à Dieu créateur, sa modalité individuante est de l’infini ; quand il est rapporté physi-quement aux créatures, sa modalité individuante est du fini. Néanmoins, l’Être dans sa nature en tant qu’Être est toujours neutre et indifférent à l’infini et au fini2. Ainsi, chez Avicenne, il s’agit de la modalité de l’universel et du singulier, du mode d’existence universelle et du mode d’existence singulière ; chez Scot, il s’agit de la modalité de l’infini et du fini, du mode d’être infini et du mode d’être fini. Et le thème de la neutralité est partagé par ces deux philosophes.

Alors, comment entendre au niveau de sa constitution interne de cet Être neutre ? Ou, comment le dit Aristote dans sa Métaphysique, quels sont les attributs essentiels de cet Être ? La réponse à cette question fait donc interve-nir la considération des éléments constitutifs de l’Être que sont les attributs. Tout d’abord, il faut préciser que les attributs de Duns Scot, en tant que formes d’Être univoques, se distinguent fondamentalement et radicalement des catégories aristotéliciennes en tant que genres d’être. Comme nous l’avons montré plus haut dans notre discussion de la métaphysique aristotélicienne, les formes d’être que sont les catégories, fondation théorique de la conception analogique de l’être, sont purement et simplement abstraites des êtres finis actuels dans le monde de l’expérience humaine, en d’autres termes, elles ne sont que des généralisations des éléments d’un individu fini déjà constitué. Et c’est justement pour cette raison qu’O. Boulnois précise que les catégories ne nous disent pas la nature de Dieu : « lorsqu’on connaît ce qui est commun aux dix catégories (le fini), on connaît ce que Dieu n’est pas, puisqu’il transcende les

1 SPE, p. 54. 2 Cf. J. Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, op. cit., p. 216 :

« Dieu est formellement un étant, or l’étant indique un concept dit de Dieu « dans le quoi » - et ce concept n’est pas propre à Dieu, mais commun à lui et à la créature… Donc il fau, pour qu’il devienne propre, qu’il soit déterminé par quelque concept déterminant ; - et ce déterminant se rapporte au concept d’étant comme un concept qualitatif à un concept quidditatif, et par conséquent comme le concept de la différence au concept du genre ».

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67 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

genres »1. Ce qui est commun aux dix catégories, c’est l’être analogique qui pré-pare la source de la doxa théologique de Thomas d’Aquin selon laquelle l’être ne se dit qu’analogiquement. Une théorie des attributs en tant que formes d’être univoques doit donc dépasser complètement le cadre philosophique défini par les catégories et l’abstraction à partir de l’empirique. C’est pour cette raison que Deleuze précise que Scot « ne se contentait pas […] d’analyser les éléments d’un individu constitué, mais s’élevait jusqu’à la conception d’une individuation comme « ultime actualité de la forme » »2. Et la « forme » men-tionnée ici est justement la forme d’Être qu’est l’attribut.

En fait, Deleuze, dans Différence et répétition et Spinoza et le problème de l’expression, ne s’intéresse pas vraiment à la question « Quels sont les attributs chez Scot ? », parce qu’il croit que Scot ne fait pas encore une distinction ri-goureuse entre l’attribut et le propre et, pour cette raison, ne nous donne pas les attributs authentiques comme le fait Spinoza (Bien sûr, Deleuze bien ad-met que Scot voit clairement la distinction entre les catégories reposant sur l’analogie de l’être et les attributs reposant sur l’univocité de l’être)3. Pour De-leuze, la contribution essentielle de Scot est plutôt sa conception de la distinc-tion formelle qui s’établit entre les attributs. La distinction formelle telle qu’elle est conçue par Duns Scot concerne spécialement le problème du rapport entre l’Un et le multiple et son aporie est explicitée par Deleuze comme la suivante : « se disant formellement et positivement de Dieu, comment les attributs infi-nis ou les noms divins n’introduiraient-ils pas en Dieu une pluralité corres-pondante à leurs raisons formelles, à leurs quiddités distinctes »4 ?

Alors, qu’est-ce que ça veut dire, une distinction formelle ? Scot lui-même ne donne pas une définition explicite d’une telle distinction. Faisant une étude consacrée spécialement à la théorie scotiste de la distinction formelle, M. Grajewski, qui se renvoie aux arguments corrélatifs de Scot, définit la dis-tinction formelle comme « une distinction entre deux ou plus de deux formali-tés identiques, dont une, avant toute opération de l’intellect, est concevable sans les autres malgré qu’elle en est inséparable même par la puissance di-

1 O. Boulnois, « La destruction de l’analogie et l’instauration de la métaphysique »,

introduction à sa traduction de D. Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, op. cit., p. 57. Nous soulignons.

2 DR, p. 56. 3 Cf. SPE, p. 57-58 : « Qu’est-ce que Duns Scot, en effet, appelait « attribut » ?

Justice, bonté, sagesse, etc., bref des propres. Sans doute reconnaissait-il que l’essence divine peut être conçue sans ces attributs ; mais il définissait l’essence de Dieu par des perfections intrinsèques, entendement et volonté. Scot était « théologien » et, à ce titre, restait aux prises avec des propres et des êtres de raison ».

4 SPE, p. 54.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

vine »1. Selon cette définition, la distinction formelle s’établit entre les formali-tés qui sont réellement dans la chose et qui se distinguent pour cette raison de la projection de l’intellect. Mais quelle est la signification de cette « formalitas » conçue par Scot ? Elle signifie précisément les attributs essentiels de l’être, les formes d’être qui n’ont rien à voir avec les formes d’être réellement distin-guées d’Aristote. La distinction formelle est entre les formalités réelles ou formes d’être, mais elle est d’une nature paradoxale : elle se trouve entre les formalités différentes, mais elle n’introduit pas pour cette raison la division numérique entre elles. Comment comprendre la nature paradoxale de la dis-tinction formelle ?

Se différenciant de la démonstration de la substance spinoziste comme une Multiplicité positive et absolue qui met en jeu la conception de l’infini im-pliquée dans le calcul différentiel, la démonstration de la nature de la distinc-tion formelle de Duns Scot qui assure en même temps l’unité de Dieu et la pluralité d’attributs met en jeu pour son compte une logique de l’expression qui est « le résultat d’une longue tradition, stoïcienne et médiévale »2. Le con-tenu de cette logique de l’expression est assez clair : l’expression (une proposi-tion par exemple) est une entité complexe dans laquelle l’on peut distinguer le sens comme l’exprimé d’une part et le désigné comme ce qui s’exprime d’autre part. Dans le contexte concret de la philosophie scotiste, le sens est l’attribut, la quiddité, et, dans le langage de la philosophie médiévale, le nom divin, tandis que le désigné est Dieu. Dieu est susceptible de posséder une pluralité de for-malités, d’attributs ou de quiddités, mais une telle pluralité au niveau des formes d’être que sont les attributs ne détruit pas du tout l’unité de Dieu au niveau de l’être propre. Comme le dit Deleuze, « [o]n conçoit que des noms ou des propositions n’aient pas le même sens tout en désignant strictement la même chose (suivant des exemples célèbres, étoile du soir-étoile du matin, Israël-Jacob, plan-blanc) »3. Et dans le contexte proprement scotiste, « Deux attributs de Dieu, par exemple Justice et Bonté, sont donc des noms divins qui désignent un Dieu absolument un, tout en signifiant des quiddités distinctes. Il y a là comme deux ordres, l’ordre de la raison formelle et l’ordre de l’être, la pluralité de l’un se conciliant parfaitement avec la simplicité de l’autre »4.

La distinction formelle s’établissant entre les attributs en tant que formes d’être n’est donc jamais numérique comme l’est la distinction entre les

1 M. Grajewski, The Formal Distinction of John Duns Scotus, thèse soutenue à

l’Université catholique de l’Amérique, 1944, p. 122. Cité par R.M.P.-T. Mayorga dans From Realism to « Realicism ». The Metaphysics of Charles Sanders Peirce, p. 63.

2 SPE, p. 53. 3 DR, p. 52. 4 SPE, p. 55.

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69 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

catégories de l’être chez Aristote. Dans l’exposition plus haute, il semble que nous n’avons pas parlé directement de l’Être univoque mais seulement de Dieu. En fait, l’être infini de Dieu est un cas spécifique et certaine (« une mo-dalité individuante ») de l’Être : l’être infini de Dieu est constitué par les attri-buts infinis, à savoir les noms divins entre lesquels s’établit la distinction for-melle, tandis que l’Être univoque et neutre est constitué par les attributs comme ses éléments univoques qui n’influencent pas son unité intrinsèque. Ainsi, nous pouvons discerner chez Scot un concept d’être qui est pleinement « collectif » et s’oppose pour cette raison au concept d’être d’Aristote qui est seulement « distributif ». Chez Scot, l’Être ne se distribue pas inégalement dans les genres d’être différents qui le divisent dans les formes distinguées numériquement, en revanche, il est une unité collective de tous ses éléments distinct formellement et totalement égaux.

L’être univoque tel qu’il est en lui-même se dit en un seul et même sens de Créateur et des créatures, c’est-à-dire, à l’égard de l’être en tant qu’être, Dieu n’est pas éminemment par rapport aux êtres finis. Mais cette thèse ne signifie pas que Dieu et les choses finies sont mêmes. Quelle est alors la dis-tinction entre Dieu et les choses finies ? La réponse à cette question est la dis-tinction modale. En fait, nous l’avons déjà mis en œuvre la distinction modale implicitement, il faut en expliciter la nature maintenant. Différente de la dis-tinction formelle s’établissant entre les formalités ou réalités formelles diffé-rentes, la distinction modale se trouve entre la formalité et ses propres modes qui sont appelés par Scot comme les « modes intrinsèques », modus intrinsecus.1 La raison pour laquelle Scot caractérise ces modes comme intrinsèques est

1 Duns Scot met en lumière la différence entre la distinction formelle et la

distinction modale et explique celle-ci avec son exemple fameux de l’intensité de la blancheur dans le texte suivant : « Quand on entend une certaine réalité avec son mode intrinsèque, ce concept n’est pas à ce point absolument simple que cette réalité ne puisse pas être conçue sans ce mode, mais dans ce cas il est un concept imparfait de cette chose ; il peut aussi être conçu sous ce mode, et dans ce cas il est un concept parfait de cette chose. Exemple : si la blancheur était au dixième degré d’intensité, quelque simple qu’elle fût sous ses modes dans la chose, elle pourrait cependant être conçue sous la raison de tant de blancheur, et dans ce cas elle serait conçue parfaitement, par un concept adéquat à la chose même, - ou bien elle pourrait être conçue exclusivement sous la raison de blancheur et dans ce cas elle serait conçue par un concept imparfait et manquant à la perfection de la chose ; un concept imparfait pourrait être commun à cette blancheur et à une autre, tandis qu’un concept parfait lui serait propre. Une distinction est ainsi requise, entre ce d’où est reçue le concept commun et ce d’où est reçu le concept propre, non comme une distinction de réalité à réalité, mais comme la distinction d’une réalité et de ses modes propres et intrinsèques ; - et cette distinction suffit pour avoir un concept parfait ou imparfait de la même chose, puisque l’imparfait est commun et le parfait propre » (Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, op. cit., p. 254. Nous soulignons).

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

qu’il veut met l’accent sur la thèse que l’être n’est pas un genre, et, par consé-quent, les modes de l’être ne sont pas les espèces en tant que divisés extrin-sèques du genre. La couleur est une espèce du genre « qualité », mais les blan-cheur aux degrés différents ne sont pas du tout subsumés sous « blanc » comme sous un genre. Donc, l’infini et le fini sont deux modalités intrin-sèques de l’être qui ne changent pas de nature de l’être, c’est-à-dire l’être en tant qu’être lui-même est absolument indifférent, tandis que l’être infini de Dieu comme la mode d’être propre à Dieu et l’être fini des choses finies comme la mode d’être propre aux choses finies sont totalement différents. Ainsi, Deleuze résume l’essentiel du scotisme comme le suivant :

En effet, l’essentiel de l’univocité n’est pas que l’Être se dise en un seul et même sens. C’est qu’il se dise, en un seul et même sens, de toutes ses diffé-rences individuantes ou modalités intrinsèques. L’Être est le même pour toutes ces modalités, mais ces modalités ne sont pas les mêmes. Il est « égal » pour toutes, mais elles-mêmes ne sont pas égales. Il se dit en un seul sens de toutes, mais elles-mêmes n’ont pas le même sens. Il est l’essence de l’être univoque de se rapporter à des différences individuantes, mais ces différences n’ont pas la même essence, et ne varient pas l’essence de l’être – comme le blanc se rapporte à des intensités diverses, mais reste essentiellement le même blanc1.

En fait, dans ce paragraphe, Deleuze rend plus claire la différence entre Duns Scot et Aristote : chez Aristote, l’analogie établit une structure proprement intermédiaire entre l’Être et les êtres singuliers qui repose sur le schème du genre-différence-espèce ; chez Scot, en revanche, l’Être se lie immédiatement aux différences individuantes qui sont ses propres modes intrinsèques.

Néanmoins, la conception univoque de l’être de Duns Scot ne fonc-tionne qu’au niveau de la métaphysique ou logique. Au niveau de la métaphy-sique ou logique, l’être infini de Dieu et l’être fini des choses crées sont deux modalités intrinsèques de l’être univoque et indifférent ; mais, au niveau phy-sique, l’analogie reprend sa puissance, l’être infini est infiniment éminent par rapport à l’être fini. Au fond, Scot ne fait que « neutraliser les forces d’analogie » et neutraliser « l’être dans un concept abstrait » 2 . En d’autres termes, Scot fait une distinction entre le niveau de la logique ou métaphysique et le niveau de la physique, et la thèse de l’être univoque concerne seulement le premier, à savoir le niveau de la logique. À ce niveau, l’Être est strictement univoque et neutre. Mais au niveau de la physique, l’Être n’est plus purement

1 DR, p. 53. 2 Ibid.

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71 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

et simplement neutre : quand il est rapporté à Dieu, l’Être devient l’être pro-prement infini ; quand il est rapporté aux créatures mondaines, l’Être devient l’être proprement fini. Dans le monde réel et physique, l’univocité de l’Être perd sa puissance neutre au niveau de la logique et se subordonne dans quelque mesure à l’analogie de l’être. L’Être paradoxal de l’univocité qui n’est ni infini ni fini se subordonne dans la réalité à l’être analogique du sens com-mun. C’est justement pour cette raison que Deleuze précise que Scot « a seu-lement pensé l’être univoque »1.

Pourquoi Duns Scot ne nous donne-t-il qu’une pensée abstraite de l’être univoque ? Parce que, selon Deleuze, « il s’efforce de fuir, conformé-ment aux exigences du christianisme, le panthéisme, dans lequel il tomberait si l’être commun n’était pas neutre »2. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire : si l’on affirme que, non seulement au niveau métaphysique ou logique mais aussi au niveau physique ou réel, l’être est simplement univoque mais non pas neutre, l’être infini et l’être sont l’un dans l’autre : l’Être infini est dans les êtres finis en même temps que les êtres finis sont dans l’Être infini, à savoir « εν

ν α » comme le déclarait Héraclite. Bien sûr, comme le dit Deleuze, « Duns Scot sans doute est celui qui mena le plus loin l’entreprise d’une théologie po-sitive »3. Avec sa théorie de la neutralité de l’être, il brise la paradoxe théolo-gique de Thomas d’Aquin qui se fonde sur l’analogie de l’être. Néanmoins, « Scot était « théologien » »4, il n’était pas susceptible de dépasser sa concep-tion abstraite de l’être univoque et ne nous donnait qu’une théologie paradoxale, non pas du tout une ontologie paradoxale, à savoir une ontologie purement affirmative5 . L’entreprise d’une ontologie absolument positive appartient à Spinoza dont la tâche est précisément « d’arracher l’Être univoque à son état d’indifférence ou de neutralité, pour en faire l’objet d’une affirmation pure, effectivement réalisée dans le panthéisme ou l’immanence expressive »6.

1 Ibid. 2 DR, p. 57. 3 SPE, p. 54. 4 SPE, p. 58. 5 Ce point se manifeste aussi à propos des statuts respectifs de la métaphysique et

de la théologie chez Duns Scot. Selon J.-F. Courtine, « pour Duns Scot, la métaphysique comme science de l’être et de ses propriétés, dont le sujet propre est l’ens commune, se définit à la mesure de sa « transcendantalité » ; la métaphysique est en effet scientia transcendens, eu égard à la physique par exemple, tout en étant inférieure en transcendance à la théologie, qui la dépasse à son tour (Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, p. 354).

6 SPE, p. 309-310. Nous soulignons.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

1.2.4. La théorie spinoziste de l’être s’opposant à la fois à la doxa ontologique aristotélicienne et à la doxa théologique thomiste

La doxa ontologique d’Aristote consiste en deux aspects fondamen-taux : le sens commun distributif et le bon sens ou sens premier. D’une part, l’être se distribue inégalement dans ses sens différents ; d’autre part, il y a un sens suprême parmi ses sens, et tous les autres sens dépendent de ce sens su-prême. Ainsi, le principe du paradoxe ontologique doit s’opposer à ces deux exigences de la doxa ontologique : il doit affirmer en même temps la nature collective de l’être qui assure l’égalité de ses sens et la nature différentielle de l’être qui assure l’hétérogénéité de ses sens.

Le paradoxe ontologique se fondant sur l’univocité de l’être n’adopte pas la conception d’un être simple et vide, c’est-à-dire l’univocité de l’être ne veut pas dire que l’être est « un-simple » (il peut bien être « un-multiple », à savoir une Multiplicité). Donc, l’être se dit en plusieurs sens ne contredit pas le principe de l’univocité de l’être. Mais ce dont il s’agit vraiment dans l’univocité de l’être, c’est que la pluralité de sens n’implique pas la pluralité des êtres, en d’autres termes les sens multiples de l’être ne divise pas l’être en genres d’être discrets (la division de l’être implique la finitude des essences de l’être, ce qui est absurde). Pour cette raison, une ontologie pure se basant sur l’univocité de l’être doit d’abord montrer l’unité fondamentale dans l’être des sens différents de l’être.

Nous avons rencontré le problème de la démonstration de l’unité fon-damentale à propos des formalités différentes en exposant le paradoxe théolo-gique de Duns Scot. Dans ce contexte-là, la démonstration procède en fonc-tion de la logique concernant le sens et le désigné : les sens multiples sont les expressions d’un seul et même désigné (étoile du soir-étoile du matin). Cette même démarche est employée aussi par Spinoza quand le philosophe dé-montre l’unité des attributs hétérogènes (les sens de l’être) dans la substance (l’être). Il écrit par exemple dans sa lettre à Simon de Vries que « [j]’entends par Israël le troisième patriarche, et par Jacob le même personnage auquel le nom de Jacob a été donné parce qu’il avait saisi le talon de son frère. J’entends par plan ce qui réfléchit tous les rayons lumineux sans altération ; j’entends par blanc la même chose à cela près que l’objet est dit blanc par un homme qui regarde le plan »1.

1 Lettre 9 à Simon de Vries, in Œuvres de Spinoza IV : Traité politique. Lettres,

traduction et notes par Ch. Appuhn, Paris, Flammarion, 1966, p. 151.

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73 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Néanmoins, comme nous l’avons vu plus haut, pour montrer l’unité dans l’être des sens multiples de l’être d’une manière beaucoup plus profonde et subtile, Spinoza met en jeu la théorie de l’infinitésimal impliquée dans le calcul différentiel du XVIIème siècle qui fonde sa conception de la distinction réelle non-numérique. Les attributs en tant que sens de l’être sont comme les parties intensives, à savoir les infinitésimaux ou différentiels, de la substance qu’est l’être, ils n’existent qu’ensemble sous les rapports réciproques. Les at-tributs sont tout à fait hétérogènes l’un à l’autre, leur distinction est bien réelle. Mais l’hétérogénéité des attributs réellement distincts ne signifie pas qu’ils sont les entités discrètes qui s’opposent et se limitent l’une à l’autre, ils sont une Multiplicité purement positive et infinie dont le principe intrinsèque n’a rien à voir avec la règle numérique de l’addition.

Deuxièmement, il faut montrer que les attributs réellement distincts sont rigoureusement égaux, que nul n’est supérieur aux autres. En d’autres termes, il faut montrer que l’être est collectif par rapport à ses sens. La nature collective implique l’univocité et l’égalité, et l’exemple le plus simple des ins-tances jouissant de la nature collective est le genre aristotélicien : un genre se dit en un seul et même sens de toutes ses espèces. Néanmoins, la démonstra-tion spinoziste de la nature collective de la substance procède d’une manière totalement différente. Pour lui comme pour Aristote, l’être n’est pas un genre (la structure conceptuelle totale reposant sur les genres et les espèces est née de l’imagination et pour cette raison simplement fictive), le rapport de la subs-tance avec ses attributs n’est donc pas celui du genre avec ses espèces. En fait, comme le montre les deux textes suivants, la substance est l’attribut sont le même :

J’entend par attribut tout ce qui se conçoit par soi et en soi, de sorte que le concept d’un tel attribut n’enveloppe pas le concept d’une autre chose1. J’entend par substance ce qui se conçoit par soi et en soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’implique le concept d’aucune autre chose2.

Bien sûr, il y a une différence entre la substance, absolument infinie, et les at-tributs, infinis dans leurs genres. Mais il nous semble qu’il est mieux de dire que la substance et l’attribut sont deux façons de percevoir la même Nature infi-nie : la substance est la Nature vue du point de vue de l’absolument infini,

1 Lettre 2 à Oldenburg, in Œuvres de Spinoza IV : Traité politique. Lettres, op. cit., p. 123.

2 Lettre 4 à Oldenburg, in Œuvres de Spinoza IV : Traité politique. Lettres, op. cit., p. 129.

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

tandis que l’attribut est la Nature vue du point de vue de l’infini dans un genre spécifique. Ainsi, la substance, dans une perspective déterminée, est un attri-but. Chaque attribut est la substance elle-même, non pas dans la perspective de l’absolument infini, mais dans la perspective de l’infini dans un genre spéci-fique. Pour cette raison, tous les attributs sont égaux, parce que tout attribut est la substance « vue » dans une perspective déterminée et que la substance est égale à soi-même. S’opposant au sens commun distributif, l’être spinoziste est réellement collectif parce qu’il est également tous les attributs ; s’opposant au bon sens ou sens premier, les attributs spinozistes, complètement infinis dans leurs genres respectifs, sont égaux l’un à l’autre. L’ontologie spinoziste dépasse ainsi l’ontologie aristotélicienne en tant que doxa ontologique ou mé-taphysique par excellence.

La doxa théologique de Saint Thomas consiste en deux aspects aussi : le

sens commun entre l’être infini et l’être fini et le bon sens ou sens premier comme l’être infini de Dieu. Duns Scot, avec sa doctrine de la neutralité de l’être, dépasse cette doxa théologique thomiste en proposant que l’être en soi, étant absolument neutre, se dit en un seul et même sens de Dieu au niveau logique et métaphysique. L’infinité de l’être de Dieu et la finitude de l’être des choses mondaines ne sont que deux modes de l’être en soi qui n’est ni infini ni fini. Donc, la différence ontologique à l’égard de Dieu et des choses mon-daines est seulement de modalité : l’être de Dieu et l’être des choses mon-daines représentent seulement deux modes différents d’un seul et même être. Néanmoins, pour éviter le panthéisme, Duns Scot annonce que la thèse de la neutralité de l’être ne vaut qu’au niveau logique ou métaphysique, la thèse de l’analogie déploie pleinement sa puissance au niveau physique ou réel. Dans la réalité, l’être infini de Dieu est infiniment éminent par rapport aux êtres finis. La tâche de l’ontologie pure de Spinoza consiste précisément à affirmer la thèse que l’être se dit en un seul et même sens de Dieu et des choses finies dans le réel.

La doxa théologique affirme que l’être infini de Dieu, infiniment émi-nent par rapport aux êtres finis, est absolument transcendant. Au contraire, le panthéisme spinoziste affirme que Dieu est dans les choses finies en même temps que les choses finies sont dans Dieu : il n’y a pas de place pour la trans-cendance, l’immanence est le tout, εν ν α. Selon Deleuze, le spinozisme, pour démontrer ce panthéisme univoque, met en œuvre le concept de la dis-tinction formelle de Duns Scot, « un des ses concepts les plus originaux » : Dans la conception spinoziste d’une distinction réelle non numérique, « on n’aura pas de peine à retrouver la distinction formelle de Scot. Bien plus, la distinction formelle cesse avec Spinoza d’être un minimum de distinction

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75 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

réelle, elle devient toute la distinction réelle, donnant à celle-ci un statut exclu-sif »1. L’on sait que la distinction formelle telle qu’elle est conçue par Scot s’établit entre les formalités ultimes constituant la nature d’une chose. Selon le commentaire de Deleuze, il est tout à fait légitime de faire une synthèse con-ceptuelle entre la distinction formelle de Duns Scot et la distinction réelle de Spinoza : chez Spinoza, la distinction réelle est bien formelle. Pourquoi ajouter une telle caractérisation à la distinction réelle ? Pourquoi la distinction for-melle donne-t-elle un « statut exclusif » à elle ? Notre réponse est la suivante : la distinction, considérée seulement comme réelle, accentue l’hétérogénéité et l’unité des attributs ; considérée comme formelle, elle accentue le fait que les attributs, étant réellement distincts, sont les formes univoques (formalis) qui se disent en un seul et même sens de l’infini et des finis. Les formes univoques que sont les attributs constituent l’essence de la substance d’une part et contiennent les essences des modes singulières d’autre part :

Chez Spinoza […], l’Être univoque est parfaitement déterminé dans son con-cept comme ce qui se dit en un seul et même sens de la substance qui est en soi, et des modes qui sont en autre chose. Avec Spinoza, l’univocité devient l’objet d’affirmation pure. La même chose, formaliter, constitue l’essence de la substance et contient les essences de mode2. Comme nous le verrons, l’attribut, c’est-à-dire la substance vue dans un

genre spécifique, est une série intensive de la qualité infinie dont les degrés sont les essences singulières en tant qu’individus. En d’autres termes, un mode est un degré de la série intensive d’attribut qui est elle-même une partie inten-sive de l’absolument infini3.

1 SPP, p. 56. Voir aussi p. 55 : « La distinction formelle est bien une distinction

réelle, parce qu’elle exprime les différentes couches de réalités qui forment ou constituent un être. En ce sens elle est dite formalis a parte rei ou actualis ex naturarei ».

2 SPP, p. 58. 3 Note sur la controverse sur la distinction formelle – Pour Ch. Ramond, auteur de Qualité et

quantité dans la philosophie de Spinoza (Paris, PUF, 1995), la réélaboration deleuzienne de la doctrine spinoziste des distinctions marque une tentative remarquable « pour unifier conceptuellement la multiplicité des attributs chez Spinoza » (p. 121). Néanmoins, une telle démarche est illégitime pour lui parce qu’elle dénature le rapport entre la substance et les attributs en introduisant une hiérarchie entre les deux instances. En effet, Ramond jette la théorie de la distinction réelle et formelle dans le domaine du problème traditionnel du rapport entre l’Un et le multiple. Selon lui, l’idée centrale de Deleuze pour résoudre le problème concernant l’unité de la substance et la pluralité des attributs est le principe de distinction, parce que celui-ci « possède à la fois les caractéristiques de la distinction réelle (diversité des objets considérés) et celles de la distinction modale (unité de leur tout) » (ibid.). Et ce principe spécifique de distinction tel que le conçoit Deleuze concerne

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LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE

AU NIVEAU DE L’ONTOLOGIE

« l’hypothèse d’une « distinction formelle » entre la Substance et les Attributs » (ibid.). Néanmoins, une telle caractérisation est complètement fausse. Deleuze ne dit jamais lui-même que la distinction formelle s’établit entre la Substance et les attributs. En fait, entre la Substance et les attributs, il n’y a qu’une distinction de raison. La raison pour laquelle Ramond veut faire de la distinction formelle telle qu’elle est interprétée par Deleuze une distinction entre la Substance comme « une » et les attributs comme « multiple » est qu’il a l’intention de prouver que Deleuze, admettant une supériorité de la Substance par rapport aux attributs, ramène le spinozisme à une variante du néoplatonisme. En exposant la nature de la distinction formelle, Deleuze dit très clairement que « parmi les nombreux sens du mot « formel », nous devons tenir compte de celui par lequel il s’oppose à « éminent » ou à « analogue » » (SPP, p. 50). La distinction formelle chez Spinoza, selon Deleuze, manifeste effectivement l’univocité des attributs en tant que formes d’être infinies qui se disent en un seul et même sens de la Substance et des modes.

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77 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

1.3. D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX CÔTÉS

En élaborant sa théorie du plan d’immanence, Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, fait, avec F. Guattari, l’assertion suivante :

Ce n’est pas l’immanence qui se rapporte à la substance et aux modes spino-zistes, c’est le contraire, ce sont les concepts spinozistes de substance et de modes qui se rapportent au plan d’immanence comme à leur présupposé. Ce plan nous tend ses deux faces, l’étendue et la pensée, ou plus exactement ses deux puissances, puissance d’être et puissance de penser. Spinoza, c’est le vertige de l’immanence auquel tant de philosophes tentent en vain d’échapper. Serons-nous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste1 ?

Deux points de ce texte méritent notre attention : 1° Le noyau véritable du spinozisme, en fait, n’est pas la Substance absolument infinie, mais les attri-buts en tant que faces du plan d’immanence. Ce premier point est déjà impli-cite dans Différence et répétition quand Deleuze, mettant en lumière le second moment de l’histoire de l’élaboration de l’univocité de l’être, affirme que ce dont il s’agit vraiment, ce sont les formes d’être, à savoir les attributs, qui se disent en un seul et même sens de l’être infini et des êtres finis, non pas la Substance comme ce dont les attributs se disent. La Substance ne constitue pas le point de départ de notre compréhension des attributs, c’est les attributs, en revanche, nous offrent la condition sous laquelle la Substance est suscep-tible d’avoir son propre concept. 2° De plus des deux faces du plan d’immanence, c’est-à-dire les deux attributs que sont la pensée et l’étendue, il y a aussi deux puissances du pan d’immanence. Dans les chapitres précédents, nous avons scruté les deux faces déjà mentionnées. Dans le chapitre présent, nous examinerons les deux puissances que sont la puissance d’être et la puis-sance de penser et le rapport entre ces deux puissances et les deux faces du plan d’immanence et sa corrélativité avec la première philosophie de Deleuze. Mais, tout d’abord, il faut comprendre ce que signifie le concept spinoziste de la puissance qui, à notre avis, peut être considéré, avec le concept bergsonien du virtuel, comme une inspiration du concept deleuzien du virtuel2.

1 QP, p. 50. 2 Mais, selon S. Zac, le rapprochement du spinozisme et du bergsonisme à l’égard

de la critique du concept du possible n’est pas bien fondé : « Il est symptomatique que si Spinoza et Bergson nient tous les deux la réalité du possible, c’est pour des raisons absolument opposées. Spinoza rejette l’idée de possible, parce qu’elle est liée à l’idée de contingence, sans fondement dans l’être, fruit de notre ignorance […]. Bergson rejette lui

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D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX

CÔTÉS

1.3.1. Le renouvellement spinoziste du concept de la puissance

Traditionnellement, le concept de la puissance est entendu comme « ca-ractère de ce qui peut se produire ou être produit, mais qui n’est pas actuelle-ment réalisé »1, c’est-à-dire, historiquement, il se lie toujours intimement au concept du possible. Le mot « possible », chez Leibniz par exemple, désigne ce qui pré-existe ou existe en puissance dans l’entendement divin. Les choses réelles sont alors ce qui naissent de l’actualisation des possibles dans l’espace-temps de ce monde-ci. Mais il ne faut pas considérer l’entendement divin comme simplement un réservoir des possibilités qui correspondent « exacte-ment » aux choses réelles qui les actualisent. Comme un homme qui a nom-breux plans dans sa tête à réaliser, l’entendement divin contient les possibles étant susceptibles de s’actualiser dans une pluralité de mondes possibles. Quelle est alors la raison pour laquelle Dieu ne fait qu’actualiser dans ce monde-ci que certains des possibles ? La raison en est que Dieu a sa propre volonté divine qui se combine avec le libre arbitre. Ainsi, la chose réelle est seulement un produit essentiellement contingent d’un acte divin aléatoire et qui n’a aucune nécessité intrinsèque. C’est pour cette raison que Deleuze, dans Différence et répétition, a résumé l’aporie de la conception du possible comme la suivante :

Chaque fois que nous posons le problème en termes de possible et de réel, nous sommes forcés de concevoir l’existence comme un surgissement brut,

aussi l’idée du possible, mais parce que, selon lui, admettre que la possibilité des choses précède leur existence, c’est nier la nouveauté radicale des choses, l’unicité et l’imprévisibilité des événements. En expliquant l’idée du possible comme l’effet d’une « illusion rétrospective », il prétend ouvrir les portes de l’avenir toutes grandes et offrir à la liberté un champ illimité » (« Sur une idée directrice de la philosophie de Spinoza », in Essais spinozsites, Paris, Vrin, 1985, p. 12). Néanmoins, du point de vue de Deleuze, l’on ne peut pas dire qu’il y a une telle opposition entre Spinoza et Bergson. En fait, il faut dire que les deux philosophes élaborent de deux manières différentes une même thèse : le vrai absolu ne peut pas être saisi à travers une logique de l’abstraction régressive (chez Spinoza, l’abstraction se base sur l’idée de l’éminence, tandis que, chez Bergson, elle se base sur l’idée de pré-existence comme nous le pourrons voir). De plus, la liberté infinie chez Bergson ne peut pas être entendue comme identique au libre arbitre. Elle exprime plutôt la puissance infinie de créer de l’absolu. La liberté infinie ne signifie pas que l’homme a une infinité de choix, mais que la liberté infinie est justement l’expression de la créativité infinie non-humaine. Et c’est pour cette raison que « le destin, nous dit Deleuze, se concilie si mal avec le déterminisme, mais si bien avec la liberté » (DR, p. 113).

1 Cf. l’article « Puissance », in Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’A. Lalande, Paris, PUF, 2006, p. 860.

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79 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

acte pur, saut qui s’opère toujours derrière notre dos, soumis à la loi du tout ou rien. Quelle différence peut-t-il y avoir entre l’existant et le non-existant, si le non-existant est déjà possible, recueilli dans le concept, ayant tous les ca-ractères que le concept lui confère comme possibilité ? L’existence est la même que le concept, mais hors du concept. On pose donc l’existence dans l’espace et dans le temps, mais comme milieux indifférents, sans que la pro-duction de l’existence se fasse elle-même dans un espace et un temps caracté-ristiques1.

Visant à critiquer la structure double de l’idée du possible que sont la

pré-existence et l’arbitraire, Spinoza propose sa propre théorie de la puissance. Pour lui, le concept du possible à l’égard de l’entendement divin et de la vo-lonté divine implique l’idée suivante : Dieu peut concevoir dans son entende-ment une infinité de possibles – ce fait même exprime son omniscience – mais il ne peut pas faire s’actualiser tous les possibles. D’où vient l’absurdité que la toute-puissance de Dieu repose sur sa propre impuissance à effectuer une ac-tualisation globale sans aucun réserve. Dieu peut bien effectuer l’actualisation d’un possible par volonté, mais il peut aussi effectuer l’actualisation d’un autre possible à travers une autre volition. Une telle idée présuppose en fait que « deux ou plusieurs dieux pourraient être donnés »2. Partant effectivement de la logique de l’analogie et de l’éminence, la théorie du possible qui se base sur l’idée de l’entendement divin et de la volonté divine conçoit Dieu au modèle d’un tyran. Et, selon Deleuze, c’est justement en s’opposant à cette théorie que se développe la théorie spinoziste de la puissance :

Un des points fondamentaux de l’Éthique consiste à nier de Dieu tout pou-voir (potestas) analogue à celui d’un tyran, ou même d’un prince éclairé. C’est que Dieu n’est pas volonté, cette volonté fût-elle éclairée par un entendement législateur. Dieu ne conçoit pas des possibles dans son entendement, qu’il réaliserait par sa volonté. L’entendement divin n’est qu’un mode par lequel Dieu ne comprend pas autre chose que sa propre essence et ce qui s’ensuit, sa volonté n’est qu’un mode sous lequel toutes les conséquences découlent de son essence ou de ce qu’il comprend. Aussi n’a-t-il pas de pouvoir (potes-tas) mais seulement une puissance (potentia) identique à son essence3.

Pour cette raison, l’on peut dire dans quelque mesure que la puissance spinoziste est le pouvoir nécessairement et entièrement actualisé tout le temps. En outre, nous avons vu plus haut que les attributs dans leur infinité constituent l’essence ou nature

1 DR, p. 273. 2 SPE, p. 91. 3 SPP, p. 134.

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D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX

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de Dieu. S’écartant des propres qui sont en effet des adjectifs caractérisant les états fixes, ils sont plutôt des verbes, c’est-à-dire des éléments foncièrement dy-namiques. Donc, Dieu, n’étant pas d’Être immobile, est un Acte absolument infini1.

1.3.2. Le rapport entre les deux faces et les deux puis-sances

« Dire que l’essence de Dieu est puissance, c’est dire que Dieu produit une infinité de choses, en vertu de cette même puissance par laquelle il existe »2. L’essence de Dieu est constituée par tous les attributs. La puissance identique à cette essence se manifeste en produisant dans tous les attributs. Quelles sont les puissances de Dieu ? Il y en a deux : la puissance d’être, ou la puissance d’exister et d’agir, et la puissance de penser, ou la puissance de con-naître. L’on peut dire que cette division des puissances se base sur celle de l’essence formelle et l’essence objective. Comment entendre alors l’essence for-melle et l’essence objective ? Il nous semble que la réponse à cette question prend pour point de départ la compréhension de l’essence même de Dieu. Dieu complique dans son être propre une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. Pris ensemble, les attributs expriment l’essence absolue de Dieu. L’essence formelle est alors l’essence absolue exprimée par un certain attribut qui est lui-même une forme d’être. En d’autres termes, elle est « l’essence de Dieu telle qu’elle existe dans chaque attribut »3. L’on sait que la puissance de Dieu est dans quelque mesure identique à son essence. La puis-sance de Dieu peut être dite pour cette raison identique à l’essence absolue de Dieu. Compte tenu du fait que l’essence absolue de Dieu est exprimée par tous les attributs dans lesquels Dieu est en agissant ou produisant, la puissance de Dieu est de ce point de vue la puissance absolument infinie d’exister et d’agir. Donc, « si nous affirmons cette première puissance comme identique à l’essence de Dieu, nous dit Deleuze, c’est sous la condition d’une infinité d’attributs formellement ou réellement distincts », et, « [l]a puissance d’exister et d’agir est […] l’essence formelle-absolue »4. En revanche, l’essence absolue de Dieu est « objective dans l’idée qui représente nécessairement cette na-ture »5. Nous voyons déjà que Dieu, en existant, c’est-à-dire en agissant ou

1 SPE, p. 92 : « Dieu ne produit pas parce qu’il veut, mais parce qu’il est ». 2 SPE, p. 83. 3 SPE, p. 105. 4 Ibid. Souligné par l’auteur. 5 Ibid.

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produisant, se comprend lui-même et comprend toutes les choses qui décou-lent nécessairement de sa nature. En d’autres termes, il forme de lui-même une idée et de toutes les choses découlant de sa nature les idées correspon-dantes. L’idée de Dieu est une Multiplicité infinie consistant dans une infinité de parties intensives dont chacune représente un attribut réellement distinct. Ces parties intensives, ou éléments différentiels, sont les idées des attributs. Comme les attributs, elles ne sont jamais numériquement distinguées l’une de l’autre ; elle s sont dis-tinctes objectivement dans l’unité de l’Idée de Dieu. L’essence absolue est formelle dans les attributs, elle est objective dans les idées représentant les attributs. Corrélativement, une puissance absolue de penser et de connaître est iden-tique à cette essence objective. Comme Dieu agit et produit dans tous les at-tributs, les attributs dans leur ensemble deviennent la condition sous laquelle l’on lui attribue une puissance infinie d’exister et d’agir. Mais Dieu ne pense que dans l’attribut de la pensée, celui-ci seul devient alors la condition sous laquelle l’on attribut à Dieu une puissance infinie de penser et de connaître.

Ici, la différence entre les deux sortes de principes d’égalité devient la plus remarquable : au niveau des attributs, tous les attributs, étant infinis dans leurs genres respectifs, sont strictement égaux, nul n’est supérieur ou inférieur à un autre ; au niveau des puissances, les deux puissances absolument infinies sont strictement égales, elles sont les deux moitiés de l’absolument infini. La puissance absolument d’exister et d’agir a pour condition tous les attributs, tandis que la puissance absolument de penser et de connaître a pour condition l’attribut seul de la pensée qui semble jouir pour cette raison d’une supériorité. En fait, l’égalité au niveau des attributs se base sur le fait que chaque attribut exprime également une essence éternelle et infinie de la substance. L’inégalité impliquée au niveau des puissances, ne signifiant pas du tout il y a quelque sorte d’inégalité entre la puissance d’être et la puissance de penser, se base pour son compte sur le fait que tous les attributs, y compris l’attribut de la pensée, sont la condition de la puissance d’être, tandis que l’attribut de la pen-sée seul est la condition de la puissance de penser.

Néanmoins, nous n’avons pas répondu à la question importante sui-vante : pourquoi la pensée peut-elle être une puissance absolue égale à la puis-sance d’être ? Premièrement, l’on sait que Dieu produit dans une infinité de choses dans une infinité d’attributs. Un aspect de cette proposition veut dire que quand une production, à savoir une modification, est effectuée par Dieu, il y en a une infinité d’expressions dans tous les attributs. Chaque expression de cette modification est un mode, c’est-à-dire une chose. Ainsi, la puissance ab-solument infinie d’être, sous la condition d’une infinité d’attributs, consiste en cette production infinie. À proprement parler, chaque attribut n’est qu’un

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D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX

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élément de la condition de la puissance - étant réellement distinct, il ne con-cerne que soi-même.

Deuxièmement, selon le principe de non opposita sed diversa, chaque attri-but est une différence pure, une hétérogénéité affirmative. Quelle est alors la singularité de l’attribut de la pensée ? La réponse est que l’attribut de la pensée rend possible le fait qu’à chaque chose correspond une idée particulière. Pour cette raison, dès qu’une modification substantielle est effectuée, à savoir qu’une infinité de modes sont produites simultanément, il y a, dans l’attribut de la pensée, une infinité d’idées dont chacune correspond ou représente un mode d’un certain attribut. Une idée est un mode de l’attribut de la pensée. Rappelons que l’absolument infini de la puissance d’être se manifeste dans la production d’une infinité de modes sous tous les attributs en tant que formes d’être. Corrélativement, l’absolument infini de la puissance de penser se mani-feste dans la production d’une infinité d’idées qui sont des modes spécifiques de l’attribut seul de la pensée. Dans quelque mesure, l’on peut dire que l’infinité de la puissance, comme celle de la substance, est conçue du point de vue de la quantité. L’absolument infini au niveau de la substance consiste en le fait que celle-ci est constituée par une infinité d’attributs, tandis que l’absolument infini au niveau des puissances consiste en le fait que chacune des deux puissances est susceptible d’effectuer la production d’une infinité de choses. Du point de vue de la puissance d’être, un attribut offre un seul mode ; du point de vue de la puissance de penser, l’attribut de la pensée offre une infinité de modes. L’on peut donc dire que l’égalité entre les deux puis-sances se base sur le fait que chaque puissance peut produire une infinité de choses.

1.3.3. La démonstration du parallélisme

La démonstration du parallélisme prend pour point de départ un exa-men du mécanisme de la production de Dieu. Comme nous l’avons mention-né plus haut, Dieu produit simultanément dans tous les attributs qui en consti-tuent la nature et cet acte de production s’effectue suivant un ordre nécessaire. Alors, quel est cet ordre ?

Cet ordre est celui de l’expression des attributs. D’abord chaque attribut s’exprime dans sa nature absolue : un mode infini immédiat est donc la pre-mière expression de l’attribut. Puis l’attribut modifié s’exprime, dans un mode infini médiat. Enfin l’attribut s’exprime « d’une façon certaine et dé-

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83 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

terminée », ou plutôt d’une infinité de façons qui constituent les modes exis-tants finis1.

Selon ce paragraphe, l’on sait que l’ordre de la production naturelle est « Attri-but→Mode infini immédiat→Mode infini médiat→Modes finis ». Deleuze évite en élaborant cet ordre d’être entraîné dans le problème traditionnel con-cernant la nature des modes infinis et la problématique de savoir si un tel ordre présuppose une hiérarchie, et se contente de montrer que les modes infinis contiennent en eux-mêmes les lois d’après lesquelles les modes finis sont ordonnés et déterminés2.

Selon l’analyse de la distinction réelle, les attributs différents appartien-nent à la fois à la substance comme éléments constitutifs avec une structure interne égale, et, pour cette raison, si une production substantielle a lieu dans un attribut, cette production doit avoir lieu dans tous les attributs. De plus, comme l’ordre de la production va, dans l’attribut substantiel, des modes infi-nis aux modes finis, toutes les productions dans les attributs partagent ce même ordre. Cela est considéré par Deleuze comme l’« identité d’ordre » qui est la première identité à l’égard de la production substantielle dans les attri-buts3. Cette identité d’ordre accentue le fait qu’il n’y a pas une relation de cau-salité entre les productions d’attributs différents : justement comme les attri-buts sont les affirmations substantielles autonomes et hétérogènes n’étant pas du tout relatives l’une à l’autre, les productions dans ces attributs sont aussi autonomes et hétérogènes, et le seul point de commun entre elles est l’ordre de production qui obéit sa causalité interne propre.

Néanmoins, l’identité d’ordre elle-même a besoin d’autres identités. L’une de ces identités est celle de connexion. Pour Deleuze, la nécessité de cette deuxième identité est annoncée par Spinoza dans le texte suivant : « Un seul et même ordre, c’est-à-dire une seule et même connexion de causes, au-trement dit les mêmes choses se suivant les unes les autres »4. Les termes d’une série de la production d’un attribut et les termes d’une autre série de la production d’un autre attribut sont fondamentalement égaux. Une série n’est pas supérieure ou inférieure à l’autre série, un terme d’une série n’est pas supé-rieur ou inférieur à un terme se trouvant dans le même place que lui dans sa propre série. Cette double égalité dérivant de l’identité de connexion s’oppose à toute considération éminente ou analogique à l’égard du rapport entre les séries de la production d’attribut, justement comme l’identité d’ordre permet

1 SPE, p. 93. 2 SPE, p. 93. 3 Ibid. 4 Voir le scolie de la septième proposition de la seconde partie de l’Éthique.

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D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX

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d’éviter toute sorte de relation causale externe en élaborant le rapport entre elles.

La troisième sorte d’identité, à savoir l’identité ultérieure, est celle de l’être. La démonstration de cette identité d’être se fonde encore une fois sur l’analyse de la distinction réelle. Nous savons que Deleuze, pour mettre en lumière l’identité d’être au niveau de la théorie de l’attribut, renvoie à une lo-gique du sens qui distingue rigoureusement le sens et le désigné : les attributs en tant qu’expressions hétérogènes entre lesquelles s’établit la distinction réelle expriment les sens différents d’un même désigne qu’est la substance, la multi-plicité au niveau de la forme des attributs se transforme à l’identité ou l’unité au niveau de l’être de la substance. Maintenant, à l’égard de la production substantielle dans les attributs, Deleuze veut montrer que, chez Spinoza, les modes, en tant que produits de la production substantielle dans les attributs, et qui sont entièrement hétérogènes l’un à l’autre, expriment une seule et même modification ou affection de la substance. Selon la logique de la distinction réelle, les attributs expriment une seule et même substance. Ainsi, une modifi-cation de la substance cause nécessairement les modifications correspondantes dans tous les attributs, et ces modifications sont dans les attributs réellement distincts comme les modes réellement distincts. Maintenant, les expressions hétérogènes ne sont plus d’attributs mais les modes en tant que parties des attributs, et leur désigné commun n’est plus la substance mais une modifica-tion ou affection de la substance. L’identité d’ordre et l’identité de connexion des modes trouvent leur fin dans l’identité d’être, et, ces trois identités, dans leur ensemble, constituent le parallélisme de la philosophie spinoziste qui exclut toute sorte de causalité externe qui présuppose l’action réciproque entre les séries, analogie qui présuppose l’éminence d’une série par rapport à une autre, transcendance qui présuppose une instance suprême garantissant du dehors l’harmonie entre les séries. Si la théorie de l’identité de la puissance et l’essence de Dieu montre la nature de la puissance divine de la substance, la théorie du parallélisme, au moins au niveau des trois identités qui en constituent le fon-dement, montre le mécanisme de l’action de cette même puissance : la puis-sance de la substance est pleinement active et nécessairement en acte en fonc-tion de la nature de l’absolument infini, et cette puissance effectue la production simultanée dans tous les attributs et actualise les séries hétérogènes qui obéissent néanmoins le même principe des lois de la causalité interne.

Mais Deleuze fait attention aussi au fait que la démonstration faite par Spinoza du parallélisme procède autrement dans l’Éthique. Cette démonstra-tion se trouve dans l’ensemble de la proposition 7 du livre II qui procède comme il suit : la proposition elle-même affirme qu’il existe l’identité d’ordre et l’identité de connexion entre les idées que sont les expressions des modifi-

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cations substantielles dans l’attribut de la pensée et les choses, représentées par les idées, étant les expressions des modifications substantielles dans les attributs autres que la pensée. La démonstration et le corollaire affirment aussi une telle thèse qui peut être entendue comme impliquant un parallélisme épisté-mologique. Ce parallélisme spécifique, ne menant pas à l’identité d’être, à savoir le parallélisme ontologique, réclamée par le scolie, nous donne selon Deleuze une théorie de l’« individu » : un individu, c’est ce qui est constitué par un mode de certain attribut et l’idée qui le représente1. Dans quelque mesure, l’on peut dire que le parallélisme épistémologique est une forme spécifique du parallélisme ontologique et qu’une extension de celui-là nous conduit naturellement à ce-lui-ci comme le croient beaucoup de commentateurs. Mais, pour Deleuze, ce détour par le parallélisme épistémologique dans le processus de la démonstra-tion du parallélisme ontologique est d’une importance cruciale.

Chaque modification substantielle est une production de Dieu, et Dieu produit nécessairement dans tous les attributs, la production de Dieu, en tant que modification substantielle, s’exprime à la fois dans tous les attributs comme les modes hétérogènes qui se différencient l’un de l’autre par l’attribut. Une modification substantielle a donc une infinité de modes appartenant à une infinité d’attributs, et à chaque mode d’un attribut spécifique correspond une idée qui représente spécifiquement ce mode dans l’attribut de la pensée. En d’autres termes, quand une modification substantielle est produite et s’exprime dans tous les attributs, ce que l’idée correspondante représente n’est pas tous les modes de tous les attributs autres que l’attribut de la pensée dans leur en-semble, mais chacun de ces modes. C’est-à-dire, quand une modification subs-tantielle est produite, elle s’exprime une seule fois dans les attributs autres que la pensée, mais s’exprime une infinité de fois dans l’attribut-pensée en raison du fait que, dans cet attribut spécifique, il faut une infinité d’idées qui repré-sentent ces modes dans les autres attributs.

L’on sait que la distinction entre les termes ayant le même concept et ayant besoin d’une causalité extérieure est numérique et modale, et, pour cette raison, la distinction s’établit entre les modes d’un même attribut est bien mo-dale. Mais le cas de l’attribut de la pensée est remarquablement singulier : par exemple, la modification A est produite, elle s’exprime dans l’attribut-étendue comme Ae, dans l’attribut-1 comme A1, dans l’attribut-2 comme A2, dans l’attribut-3 comme A3, etc. Chacun de ces modes est complètement indépen-dant par rapport aux autres et peut être conçu sans aucune interférence des autres. De plus, comme ils sont les expressions différentes au niveau du for-

1 Éthique : « [L]’idée du Corps et le Corps, c’est-à-dire l’Esprit et le Corps, c’est un

seul et même Individu, que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue » (p. 143).

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mel d’une seule et même modification au niveau de l’ontologique, la distinc-tion entre ces modes, justement comme la distinction entre les attributs dont ils dépendent, est réelle. En somme, pour les modes différents par l’attribut et expriment une seule et même modification substantielle, la distinction entre eux est réelle ; pour les modes différents appartenant à un seul et même attri-but mais expriment les modifications différentes, la distinction entre eux est modale. Mais pour l’attribut de la pensée, la situation est relativement com-plexe. Reprenons l’exemple employé plus haut : l’on peut bien dire que la mo-dification A dans l’attribut-pensée s’exprime comme Ap, mais cet Ap n’est pas un seul mode, à savoir une idée, mais un ensemble infini des modes, à savoir un ensemble d’idées dont chacune représente un mode spécifique appartenant à un certain attribut. Et pour les modes appartenant à cet ensemble de l’attribut-pensée, la distinction entre elles n’est pas modale mais formelle, parce qu’elles n’expriment pas les modifications différentes, mais se renvoient à une seule et même modification. Pour Deleuze, la distinction entre les idées dans ce cas spécifique est la distinction objective, et, compte tenu du fait que cette même distinction remplit bien toutes les exigences de la distinction réelle, elle est, plus précisément, la distinction objective-formelle :

Il y aura donc une distinction objective entre idées, équivalente à la distinc-tion réelle-formelle entre attributs ou modes d’attributs différents. […]La dis-tinction objective-formelle est dans l’idée de Dieu le corrélat nécessaire de la distinction réelle-formelle, telle qu’elle est dans la nature de Dieu ; elle désigne l’acte de l’entendement infini quand il saisit des attributs divers ou des modes corres-pondants d’attributs divers1. Néanmoins, il faut faire attention au fait que les arguments plus hauts

donnés par Deleuze repose sur une mélange de deux points de vues que sont le point de vue de l’essence formelle et celui de l’essence objective. Quand nous nous concentrons sur les expressions de la modification dans les attri-buts différents que sont les formes d’être, ce dont il s’agit est le point de vue de l’essence formelle ; quand nous nous concentrons sur la fonction de « re-présenter » des idées que sont les modes de l’attribut-pensée, ce dont il s’agit est le point de vue de l’essence objective. En fait, quand une modification s’exprime dans tous les attributs dans la perspective de l’essence formelle, un mode de la pensée est produit dans l’attribut-pensée comme les autres modes sont produits dans les autres attributs ; mais, dans la perspective de l’essence objective, une infinité d’idées dans l’attribut-pensée représentent ces modes, y compris la mode de la pensée. En d’autres termes, quand une modification substan-

1SPE, p. 110. Souligné par Deleuze.

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tielle est produite, elle s’exprime dans tous les attributs, y compris l’attribut-pensée, qui, pris ensemble, constituent la condition préalable de la puissance infinie d’exister et de produire. Comme Dieu agit ou produit en se pensant et pensant, quand il produit sous la condition de tous les attributs une infinité de modes en mettant en jeu sa puissance infinie de produire, il comprend sous la condition de l’attribut-pensée une infinité d’idées qui représentent les modes produits en mettant en jeu sa puissance infinie de penser. Les idées sont les produits nécessaires de la puissance absolument infinie de penser et de com-prendre de Dieu, mais elles ont leur être formel dans l’attribut-pensée qui rend possible la nécessité de la production de Dieu. Donc, du point de vue de l’essence formelle, quand une modification substantielle est produite, un mode de la pensée est produit dans l’attribut-pensée comme un autre mode est pro-duit dans un autre attribut ; du point de vue de l’essence objective, quand une modification substantielle est produite, une idée en tant qu’ensemble infini des idées est produite comme correspondant à la modification substantielle dans son ensemble comme compliquant formellement tous les modes sous la puis-sance de produire. L’on peut voir que tous les arguments complexes plus hauts suivent le principe d’égalité des puissances.

Du point de vue de l’essence formelle, une idée dans l’attribut-pensée est seulement une expression spécifique de la modification comme tous les autres modes ; du point de vue de l’essence objective, cette idée est en fait un ensemble infini des idées dont chacune représente un mode, y compris cette idée elle-même vue du point de vue de l’essence formelle. Pour cette raison, nous pouvons dire qu’une idée a la capacité de se réfléchir1. Mais quelle est la distinction entre l’idée dans la perspective de l’essence formelle et l’idée de cette idée, idée de l’idée, dans la perspective de l’essence objective ? Norma-lement, la distinction entre un mode d’un certain attribut et une idée est réelle comme les deux appartiennent aux deux attributs différents. Mais, compte tenu du fait que l’idée et l’idée de l’idée appartiennent à un seul et même attri-but, la distinction entre elles ne peut pas être réelle. En outre, cette distinction ne peut pas être modale, parce que les deux sont en fait un seul et même mode vu dans les perspectives différentes. Elle ne peut donc qu’être de rai-son : l’idée et l’idée de l’idée ne peut se distinguer que par l’entendement.

1SPE, p. 111 : « On s’en étonne, dans la mesure où l’idée et son objet sont une

même chose conçue sous deux attributs, tandis que l’idée de l’idée et l’idée sont une même chose sous un seul attribut. Mais l’objet de l’idée ne renvoie pas seulement à deux attributs, ils renvoient aussi à deux puissances, puissance d’exister et d’agir, puissance de penser et de connaître. De même l’idée et l’idée de l’idée : sans doute renvoient-elles à un seul attribut, mais aussi à deux puissances, puisque l’attribut pensée est d’une part une forme d’existence, d’autre part la condition de la puissance de penser ».

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D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX

CÔTÉS

Ayant précisé l’implication de la théorie spinoziste de la puissance et la nature de l’idée, nous pouvons rendre raison du choix de Deleuze de démon-trer le parallélisme ontologique à travers le détour du parallélisme épistémolo-gique. Rappelons la conception deleuzienne de l’« individu » spinoziste dans le contexte du parallélisme : un individu est un composé d’un mode et d’une idée qui représente ce mode, par exemple, l’homme en tant qu’individu est compo-sé par le corps qu’est le mode de l’attribut-étendue et l’âme qu’est l’idée qui représente ce corps. Alors, dans le grand schème de la production de l’absolument infini, quand une modification substantielle est produite, elle s’exprime dans une infinité d’attributs, et, sous l’attribut-pensée qui est aussi la condition de la puissance absolument infinie de penser et de connaître, s’exprime une infinité de fois comme une infinité d’idées dont chacune cor-respond à un mode d’un certain attribut. Pour cette raison, une infinité d’individus sont l’effet réel de cette production divine. Un individu est com-posé de deux modes que sont l’idée et le mode auquel cette idée correspond, mais, parce que ces deux modes, réellement distincts, sont une seule et même chose ontologiquement (« A1=B », « A2=C », « A3=D », « A4=E », etc.). Dans l’attribut-pensée, une modification s’exprime une infinité de fois, en d’autres termes, Dieu forme une idée de cette modification dans l’attribut-pensée comme un ensemble infini des idées dont chacune correspond à un mode d’un certain attribut, et cette infinité d’idées sont les expressions de cette mo-difications, elles sont donc réellement objectives-distinctes et sont « une » on-tologiquement (« A1=A2=A3=A4, etc.). Donc, en fonction du principe de l’équivalence, tous les modes, comme identiques formellement à toutes les idées qui sont elles-mêmes identiques, sont identiques eux-mêmes (« B=C=D=E…»), à savoir tous les modes sont une seule et même chose qui est la modification substantielle. Le parallélisme ontologique est ainsi démon-tré légitimement.

Mais quelle est la nécessité d’une telle démonstration ? En fait, une telle démonstration est une manifestation de la perspicacité et de la créativité de Deleuze comme un commentateur de l’histoire de la philosophie. En fait, la démonstration du parallélisme ontologique par le détour du parallélisme épis-témologique est négligée par beaucoup de commentateurs1. En revanche, pour Deleuze, ce détail nous donne la clé de la compréhension de la théorie spino-ziste de la puissance. En fonction de l’analyse de la distinction réelle, les attri-buts, en tant que éléments constitutifs, « s’intègrent » dans la substance abso-lument infinie où ils sont ontologiquement « un ». Mais, au niveau de la production modale, l’on ne peut pas dire avec une certitude absolue que les

1 Voir par exemple P. Macherey, Hegel ou Spinoza, op. cit., p. 130-131.

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89 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

expressions de la modification substantielle que sont les modes sont aussi le même. Si l’on se contente de rester dans le domaine de l’égalité des attributs, « [à] la limite, on pourrait concevoir autant de mondes qu’il y a d’attributs. La Nature serait une dans sa substance, mais multiple dans ses modifications, ce qui est produit dans un attribut restant absolument différent de ce qui est pro-duit dans un autre »1.Alors, dans la perspective de la théorie de la puissance, Dieu produit sous la condition de tous les attributs une infinité de choses ; comme Dieu produit en pensant, il pense sous la condition de l’attribut-pensée une infinité d’idées dont chacune représente une chose. Même « ce qui est produit dans un attribut restant absolument différent de ce qui est produit dans un autre », cela n’affecte pas du tout les idées produites par la puissance absolument infinie, parce qu’elles se trouvent dans un seul et même attribut qui est la pensée. Les idées dans leur ensemble représentent la modification elle-même selon le principe de l’égalité de la puissance de produire et de pen-ser de Dieu : toutes les idées expriment une seule et même modification et se trouvent dans un même attribut, elles sont donc ontologiquement « une » et « même ». De même, chaque production dans le domaine de la puissance d’exister est identique à une conception dans le domaine de la puissance de penser, donc chaque chose est identique à une idée. Comme toutes les idées sont le même, toutes les choses qui leur correspondent sont le même – le principe d’égalité des puissances dépasse et complète le principe d’égalité des formes d’être.

1.3.4. La corrélativité de la théorie spinoziste du parall é-lisme avec la philosophie deleuzienne

Comme nous pourrons le voir plus tard, une des théories les plus im-portantes dans Différence et répétition est celle du système. Il nous semble que le parallélisme spinoziste élaboré plus haut est une inspiration très importante de cette théorie fondamentale. La partie essentielle de la théorie du système est la description des trois dimensions du système intensif qui met en jeu la trinité complication-implication-explication. Cette même trinité conceptuelle est aussi éla-borée dans Spinoza et le problème de l’expression. Concernant l’expression au ni-veau de la substance en soi, Deleuze écrit que :

La substance s’exprime d’abord en soi-même. Cette première expression est formelle ou qualitative. La substance s’exprime dans les attributs formelle-ment distincts, qualitativement distincts, réellement distincts ; chaque attribut 1 SPE, p ; 113.

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D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX

CÔTÉS

exprime l’essence de la substance. On retrouve ici le double mouvement de la complication et de l’explication : la substance « complique » les attributs, chaque attribut explique l’essence de la substance, la substance s’explique par tous les attributs. Cette première expression, avant toute production, est comme la constitution de la substance elle-même. Apparaît ici la première application d’un principe d’égalité : non seulement la substance est égale à tous les attributs, mais tout attribut est égal aux autres, aucun n’est supérieur ou inférieur1.

L’on remarque que Deleuze ne mentionne pas le moment de l’implication dans ce paragraphe. Mais si nous retenons le principe selon lequel « [l]es choses restent inhérentes au Dieu qui les complique, comme Dieu reste impli-qué par les choses qui l’explique »2, nous pouvons dire que les attributs impli-quent la substance, en d’autres termes, les attributs impliquent la substance qui s’exprime en eux et expliquent l’essence de la substance. En fait, l’on peut dire que ce niveau de l’expression n’implique pas directement le parallélisme, mais c’est avec l’introduction de la conception de l’attribut comme la série de la production subs-tantielle, partie intégrante de la théorie du parallélisme, que la résonance entre la philosophie spinoziste et la philosophie deleuzienne devient remarquablement claire. Dans quelque mesure, nous pouvons dire que le paragraphe cité plus haut fait écho au paragraphe suivant de Différence et répétition :

Chaque série forme une histoire : non pas des points de vue différents sur une même histoire, comme les points de vue sur la ville selon Leibniz, mais des histoires tout à fait distinctes qui se développent simultanément. Les sé-ries de base sont divergentes. Non pas relativement, au sens où il suffirait de rebrousser chemin pour trouver un point de convergence, l’horizon de con-vergence est dans un chaos, toujours déplacé dans ce chaos. Ce chaos lui-même est le plus positif, en même temps que la divergence est objet d’affirmation. Il se confond avec le grand œuvre, qui tient toutes les séries compliquées, qui affirme et complique toutes les séries simultanées … La trinité complication-implication-explication rend compte de l’ensemble du système, c’est-à-dire du chaos qui tient tout, des séries divergentes qui en sortent et y rentrent, et du différenciant qui les rapporte les unes aux autres. Chaque série s’explique ou se développe, mais dans sa différence avec les autres séries qu’elle implique et qui l’impliquent, qu’elle enveloppe et qui l’enveloppent, dans ce chaos qui complique tout3.

1 SPE, p. 168. 2 SPE, p. 159. 3 DR, p. 161-162. Souligné par Deleuze.

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91 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Ce paragraphe ne mentionne pas le nom de Spinoza mais prend pour point de départ une critique de Leibniz. L’on sait que le mot de « parallélisme » est créé par Leibniz pour décrire sa propre philosophie qui, d’un point de vue spino-ziste, contient encore le reste de l’éminence et de l’analogie en raison de sa thèse de l’inégalité entre les séries différentes. Mais ce point n’est pas le plus important dans le paragraphe cité plus haut de DR. Ce qui est accentué par Deleuze, c’est que les séries doivent être « tout à fait distinctes » et se déve-lopper simultanément. Et, comme nous l’avons vu plus haut, ces deux carac-tères caractérisent très bien la philosophie de Spinoza : les séries d’attributs sont tout à fait distinctes, parce qu’ils sont réellement distincts ; ils se déve-loppent simultanément, parce que Dieu produit à la fois dans tous les attributs hétérogènes. De plus, il n’y a pas de point de convergence pour ces séries, parce que les séries de la production dans les attributs procèdent en fonction d’un parallélisme rigoureux ; l’horizon de convergence n’est que dans le chaos qu’est la substance en tant que Multiplicité absolument infinie, parce que les attributs, absolument et réellement distincts au niveau de la forme, sont onto-logiquement un dans le Chaos-Substance-Multiplicité ; « [c]e chaos lui-même est le plus positif », parce qu’il contient une infinité d’attributs et, pour cette raison même, qu’il contient infiniment la réalité ; « la divergence est objet d’affirmation », parce qu’elle se dit des attributs qui sont eux-mêmes les affir-mations, c’est-à-dire infinis dans leurs genres et n’impliquent aucune négation ou limitation ; « [l]a trinité complication-implication-explication rend compte de l’ensemble du système », comme la substance complique tous les attributs comme ses éléments constitutifs, tous les attributs impliquent la substance en eux et expliquent l’essence infinie de la substance ; un différenciant est suscep-tible de rapporter une série d’attribut à une autre, parce qu’il est lui-même dans la substance qui manifeste la co-existence des attributs ; « [c]haque série s’explique ou se développe, mais dans sa différence avec les autres séries qu’elle implique et qui l’impliquent », parce que tous les attributs expriment la nature de Dieu, que chaque attribut exprime la substance que tous les autres attributs expriment aussi et en même temps. En somme, la substance en tant que Multiplicité infiniment positive est LE système intensif comme chaos, et dont la description donnée plus haut prépare ce qui sera le champ transcen-dantal et le plan d’immanence1.

1 En commentant la théorie deleuzienne de l’Idée, A. Gualandi annonce que « [l]a

doctrine du parallélisme épistémologico-ontologique de Spinoza fournit […] la première référence à la théorie deleuzienne de l’Idée » (Deleuze, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 50). Pour lui, l’« Idée n’est pas une entité abstraite extérieure aux choses. En leur étant complètement immanente, elle est l’être même des choses : l’Idée-Être. « Chaque chose exprime une Idée et à chaque Idée correspond une chose », selon des degrés différents de généralité

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D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX

CÔTÉS

Néanmoins, ce qui est explicité plus haut ne concerne que le parallé-lisme au niveau des attributs. Il s’agit pour le moment de clarifier la corrélativi-té entre le parallélisme à l’égard des puissances et la philosophie deleuzienne même. Comme nous le verrons plus tard dans la partie suivante, l’absolu, ou le Transcendantal, a deux figures spécifiques : l’Idéel et l’Intensif. Chacune de ces deux figures est une Multiplicité à la nième puissance, qui, en elle-même, com-plique une infinité de multiplicités. Ces deux figures du Transcendantal sont justement les deux côtés de l’absolu chez Deleuze. Si le parallélisme au niveau des attributs nous présente le rapport d’implication infinie à l’intérieur de l’Intensif, le parallélisme au niveau des puissances nous présente le rapport de correspondance entre l’Idéel et l’Intensif. Néanmoins, l’on peut dire, dans quelque mesure, qu’il y a une tendance chez Deleuze de faire confondre les formes et les puissances : chez Spinoza, il existe une infinité de formes qui, prises ensemble, sont comme la condition préalable de la puissance d’être, et l’attribut de la pensée seul est comme la condition préalable de la puissance de penser ; chez Deleuze, il y a deux formes, ou deux figures du Transcendantal, et, ces deux figures du Transcendantal sont aussi les deux côtés de l’absolu. Employant les termes empruntés au spinozisme, l’on peut dire que, chez De-leuze, l’absolu est constitué de deux attributs en tant que formes essentielles naturelles, et, ces deux attributs, en sont justement les deux puissances. Mais, il faut remarquer que Deleuze, dans Différence et répétition, n’a pas encore poussé

représentés par les différents ordres de l’Idée » (Ibid. Souligné par l’auteur). Mais un tel résumé de la théorie spinoziste du parallélisme telle qu’elle est interprété par Deleuze et d’en l’appropriation dans le cadre de la théorie de l’Idée de Deleuze lu-même nous semble tout à fait illégitime. Comme nous l’avons vu plus haut, il est légitime de dire que le parallélisme épistémologique est un cas spécifique du parallélisme ontologique et qu’il concerne spécialement l’individu en tant que composé d’une idée et d’un mode représenté par cette idée. Il est légitime aussi de dire que ces deux sont une seule et même chose vue sous deux attributs différents. Mais il est complètement illégitime de dire qu’un mode de l’attribut de la pensée est l’être même d’un mode d’un autre attribut comme le fait Gualandi. Tous les deux modes sont en fait les expressions d’une seule et même modification substantielle ou ontologique, et tous les deux modes ont leur propre être formel respectif. De plus, comme nous le pourrons voir dans la partie suivante, quand Deleuze annonce dans Différence et répétition qu’il existe un rapport de correspondance entre l’Idée différentiée et la chose différenciée, il veut dire en fait que chaque chose singulière dans son être actuelle a sa propre condition transcendantale dans une Idée différentielle de l’être virtuel. Une telle correspondance n’a rien à voir avec le parallélisme spinoziste, parce que celui-ci, se basant sur l’identité triple d’ordre, de connexion, et d’être, n’implique aucune inégalité entre les séries parallélistes. L’Idée et la chose chez Deleuze, en revanche, n’appartiennent pas du tout à un même ordre de l’être. Dire comme Gualandi qu’il existe un parallélisme entre l’Idée et la chose est comme dire qu’il existe un parallélisme entre la substance ou l’attribut d’une part et le mode d’autre part, cela est naturellement absurde.

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93 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

ce geste spinoziste assez loin parce qu’il est encore sous l’influence du kan-tisme qui se base sur l’idée qu’il faut un intermédiaire entre les deux instances hétérogènes, le schème entre le concept de l’entendement et l’intuition de la sensibilité par exemple. Nous reprendrons ce problème dans notre conclu-sion.

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LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

1.4. LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

Dans le chapitre présent, nous examinerons au niveau du mode fini existant l’Intensif s’opposant à ce qui appartient à l’ordre de la ressemblance extensive. Nous avons vu que l’intensivité est en fait la caractéristique fon-damentale de toute multiplicité. Pour cette raison, nous pouvons dire que notre tâche dans ce chapitre est aussi d’exposer la multiplicité modale finie. La substance est absolument infinie : toutes les choses sont dans la substance et en sont les parties ; la substance absolument infinie a aussi deux puissances absolument infinies. Parmi les choses contenues dans la substance, il y a des attributs infinis dont nous avons déjà expliqués la nature ; mais il y a aussi des choses finies qui peuplent l’espace d’univocité de la substance. Ces choses fi-nies sont justement les modes, expressions hétérogènes des modifications substantielles, étant et étant conçus par la substance. Alors, quelle est la constitu-tion d’un mode ? Quelle est la structure interne proprement modale ? La ré-ponse est que chaque mode possède sa propre essence et que chaque mode actuellement existant est composé d’une essence qui lui est propre et d’une exis-tence extensive qui suit une toute autre loi d’existence que celle de l’essence. Comme tous les modes, existants ou non-existants, possèdent leurs essences singulières, voyons d’abord la nature et la structure des essences modales.

1.4.1. L’essence intensive du mode

Dieu, existant en agissant, produit nécessairement dans tous ses attri-buts ; ce qui est produit ontologiquement est une modification ; cette modifi-cation s’exprime dans tous les attributs et y sont formellement les modes hété-rogènes. Il nous faut pour le moment préciser la constitution interne des modes. En élaborant la théorie spinoziste du parallélisme, nous avons vu que l’attribut, comme qualité infinie qui exprime par elle-même une essence éter-nelle et infinie, est susceptible d’être considéré comme une série intensive et hétérogène. Une telle série suit un ordre interne spécifique qui va du mode infini immédiat aux modes finis en passant par le mode infini médiat. Il faut remarquer que cette série n’implique jamais une sorte d’hiérarchie dont la rai-son sera éclairée plus tard. Néanmoins, elle peut être divisée d’une certaine manière : « Un attribut se divise […] modalement, non pas réellement. Il a des parties qui se distinguent modalement : des parties modales, non pas réelles ou

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95 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

substantielles »1. Il est bien évident que ces parties modales se lient intime-ment aux modes des attributs, et dans l’Éthique, elles doivent être entendues comme les parties intensives que sont les « parties de puissance », c’est-à-dire les « parties intrinsèques ou intensives, véritables degrés, degrés de puissance ou d’intensité »2. Ce qui est déterminé comme degré de puissance, c’est préci-sément l’essence du mode.

Dans le cadre du spinozisme, l’essence intensive est aussi l’essence sin-gulière ou particulière. Mais il faut faire attention au fait que l’essence telle qu’elle est conçue par Spinoza n’est pas de possibilité logique tendant à se réa-liser dans l’actualité empirique de ce monde-ci comme c’était le cas chez Leib-niz, et, dans quelque mesure, dans la philosophie transcendantale kantienne, parce que la philosophie de Spinoza est effectivement un « réalisme complet » selon lequel il n’y a pas du tout d’espace virtuel comme lieu des possibilités logiques. Comme le dit Deleuze très clairement à propos des essences singu-lières, elles sont les réalité physiques et possèdent leur propre existence3. Cette existence pleinement réelle ou actuelle de l’essence intensive doit se distinguer de l’existence du mode correspondant dont l’essence est l’essence. Nous ver-rons que l’existence du mode suit sa propre loi qui est fondamentalement dif-férente de celle de l’essence. Pour le moment, il suffit de préciser que l’essence singulière elle-même existe quand le mode correspondant n’existe pas ou n’existe plus. D’où vient la thèse spinoziste concernant le mode non-existant : « [I]l manque de rien et n’exige rien, mais est conçu dans l’entendement de Dieu comme le corrélat de l’essence réelle »4. Pour cette raison, l’on peut dire dans quelque mesure que l’existence actuelle et empirique d’un mode n’a pas d’importance fondamentale.

Le dualisme de l’essence et de l’existence du mode manifeste la diffé-rence de nature entre la substance et le mode : l’existence découle nécessaire-ment de l’essence absolue et infinie de la substance, tandis que l’essence d’un mode, n’étant pas la cause de l’existence du mode, n’enveloppe pas l’existence de ce mode. De plus, même l’essence singulière du mode, s’écartant de l’essence absolue substantielle, n’est pas de cause de soi et a encore besoin de sa propre causalité interne. Étant donnée que le mode est le résultat de la pro-duction de Dieu, il est bien naturel pour nous d’affirmer que la cause est la cause interne ou la raison d’être de l’essence de son produit. Causée par l’absolument infinie et jouissant de sa propre existence entièrement réelle et strictement non-possible, l’essence singulière comme degré de puissance ou

1 SPE, p. 173. Nous soulignons. 2 Ibid. 3 SPE, p. 174. 4 SPE, p. 175.

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LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

partie intensive est comme le « noyau transcendantal » du mode dont elle est l’essence.

Après avoir examiné la nature de l’essence singulière comme « partie » de l’attribut qu’est la qualité substantielle, il est nécessaire de scruter pour le moment le rapport entre ces parties intensives. Selon Deleuze, toutes les es-sences conviennent :

[…] parce qu’elles ne sont pas causes les unes des autres, mais, toutes ont Dieu pour cause. Quand nous les considérons concrètement, les rapportant à la cause dont elles dépendent, nous les posons toutes ensemble, coexistantes et convenantes. Toutes les essences conviennent par l’existence ou réalité qui résulte de leur cause. Une essence ne peut être séparée des autres qu’abstraitement, quand on la considère indé-pendamment du principe de production qui les comprend toutes. C’est pourquoi les essences forment un système total, un ensemble actuellement infini. De cet ensemble on dira, comme dans la Lettre à Meyer, qu’il est infini par sa cause1.

Nous voyons dans le texte cité plus haut une ressemblance remarquable entre la caractérisation de la convenance des essences singulières qui forment un ensemble actuellement infini et celle de l’unité ontologique dans la substance des attributs qui forment un ensemble absolument infini. La coexistence dans l’éternité est le point commun entre l’actuellement infini de l’intensif et l’absolument infini des formes d’être dans leur ensemble. Dans les deux en-sembles infinis, nul terme n’est cause de l’autre. De plus, il n’y a pas de succes-sion dans ces deux infinis : une essence ne vient pas après un autre mais coexistent simultanément dans l’éternité. Posant une infinité positive s’écartant de l’indéfini, la philosophie spinoziste, à l’égard des essences singu-lières, telle qu’elle est interprétée par Deleuze trouvera son écho dans la théo-rie bergsonienne de la durée et la théorie proprement deleuzienne du virtuel. Bien sûr, la différence entre les termes de ces deux ensembles infinis est aussi fondamentale : les essences singulières sont des parties d’une même série de l’attribut, elles ont la nature commune et se distinguent modalement ; les attri-buts, dont chacun est infini dans son genre, étant complètement hétérogènes l’un à l’autre, sont les éléments constitutifs de l’absolument infini entre les-quels s’établit la distinction réelle-formelle.

Ayant examiné le rapport entre les essences singulières et intensives, la question cruciale devient alors la suivante : comment une essence obtient-elle la singularité si toutes les essences coexistent ensemble ? Nous avons vu plus haut à propos du mode non-existant que le noyau essentiel du mode est en

1 SPE, p. 177. Nous soulignons.

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97 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

fait son essence singulière, contenue elle-même dans l’attribut qu’elle dépend avec toutes les autres essences, et, concernant l’aspect objectif, son idée est comprise dans l’idée de Dieu. Dans l’éternité de l’infiniment parfait, l’essence singulière n’existe qu’ensemble et en parfaite convenance avec les autres. Pour résoudre le problème concernant la distinction des essences, Deleuze introduit dans son commentaire la conception de la quantité intensive. Comme nous le verrons, le concept de la quantité intensive joue un rôle capitale dans la pensée de Deleuze qui le considère comme origine productrice transcendantale et de la qualité et de l’étendue que remplit la qualité. En fait, nous avons mis en jeu l’idée de l’intensité dans les chapitres précédents. Mais ce que nous y accen-tuons est la nature strictement non-numérique de l’intensif, tandis que ce qui est cruciale ici est la distinction parmi les intensités. L’inspiration d’une telle théorie se trouve chez Duns Scot qui donne un exemple assez clair pour nous de comprendre la nature de la distinction intensive :

[…] la blancheur, dit-il, a des intensités variables ; celles-ci ne s’ajoutent pas à la blancheur comme une chose à une autre chose, comme une figure s’ajoute à la muraille sur laquelle on la trace ; les degrés d’intensités sont des détermi-nations intrinsèques, des modes intrinsèques de la blancheur, qui reste uni-voquement la même sous quelque modalité qu’on la considère1.

En fait, nous rencontrons déjà cette théorie de la distinction en élaborant la théorie scotiste de la neutralité de l’être. La distinction entre les degrés de puissance ou les parties intensives est une distinction proprement modale, à savoir la distinction entre les modalités d’un seul et même attribut ou d’une seule et même qualité essentielle. L’attribut spinoziste, comme la blancheur dans l’exemple de Duns Scot, est une telle qualité. Différente de ce qui appar-tient à l’ordre de l’extension, consistant en des parties extensives, la partie in-tensive d’une qualité, n’ayant rien à voir avec l’extensif, est essentiellement une détermination intrinsèque. Pour Deleuze, la quantité intensive est comme le principe d’individuation chez Spinoza, lequel nous rappelle une assertion faite dans Différence et répétition :

[…] quand nous disons que l’être univoque se rapporte essentiellement et immédiatement à des facteurs individuants, nous n’entendons certes pas par ceux-ci des individus constitués dans l’expérience, mais ce qui agit en eux comme principe transcendantal, comme principe plastique, anarchique et nomade2.

1 SPE, p. 179. 2 DR, p. 56.

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LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

Nous sommes susceptibles de dire que les « facteurs individuants » mention-nés dans le texte cité plus haut sont justement les essences singulières dans le contexte de la philosophie spinoziste. Pour éclairer ce point important, voyons un autre texte de Kant où il met l’accent sur la différence radicale entre la quantité intensive et la quantité extensive :

Mais si l’on dit d’une vitesse double qu’elle est un mouvement grâce auquel, dans un même temps, serait parcouru un espace d’une grandeur double, on admet ici quelque chose qui ne va pas de soi, à savoir que deux vitesses égales pourraient être additionnées comme deux espaces égaux ; et il n’est pas en soi évident qu’une vitesse donnée soit constituée de vitesses moindres ni qu’une rapidité soit faite de plusieurs lenteurs, comme un espace se compose d’espaces plus petits ; en effet, les parties d’une vitesse ne sont pas extérieures les unes aux autres comme celles d’un espace, et si la vitesse doit être considérée comme une grandeur, il est nécessaire que le concept de sa grandeur, puis-qu’elle est intensive, soit construit autrement que le concept de la grandeur exten-sive de l’espace1.

Qu’est-ce que signifie la proposition que « le concept de la grandeur ou quan-tité intensive est construit autrement que la grandeur ou quantité extensive » ? La réponse est que la constitution de l’extensif consiste en une addition suc-cessive des parties identifiables, tandis que la constitution de l’intensif consiste en une intégration des différences pures non-identifiables. Une vitesse est un ensemble qui est le résultat d’une intégration des différences pures ou diffé-rences d’intensités : elle est indivisible extensivement, mais elle a ses détermi-nations intrinsèques différentes. De même, en tant que série de qualité infinie, un attribut est strictement « un » qui se distingue d’une sommation simple des unités extrinsèques l’une à l’autre, mais il a sa propre quantité, à savoir la quantité intensive ayant une infinité de degrés qui coexistent ensemble. Chaque essence singulière est précisément un degré de cette série de la qualité infinie, elle procède sa propre distinction lui permet de se distinguer d’autres essences dont chacune est un degré spécifique :

L’individuation chez Spinoza n’est ni qualitative ni extrinsèque, elle est quan-titative-intrinsèque, intensive. En ce sens, il y a bien une distinction des es-sences de modes, à la fois par rapport aux attributs qui les contiennent et les unes par rapport aux autres. Les essences de modes ne se distinguent pas de manière extrinsèque, étant contenues dans l’attribut ; elles n’en ont pas moins

1 E. Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, t. II, p. 396 sq. Nous souligons.

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99 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

un type de distinction ou de singularité qui leur est propre, dans l’attribut qui les contient1. Nous avons jusqu’à maintenant examiné le spinozisme au niveau du

domaine de l’éternité :

- Premièrement, la substance consiste dans une infinité d’attributs ; chaque attribut est une détermination substantielle hétérogène qu’est la qualité infinie ; les attributs, distincts réellement et non-numériquement, coexistent ensemble comme une Multiplicité infinie.

- Deuxièmement, un attribut, étant qualité parfaitement infinie, est une série infinie à laquelle s’applique la quantité intensive. Quantitativement, la série de l’attribut se divise en une infinité de degrés intensifs dont chacun est une essence singulière du mode.

- Donc, troisièmement, la substance absolument infinie consiste en une infinité d’attributs dont chacun consiste en une infinité de parties inten-sives que sont les essences singulières.

Le schème plus haut peut être considéré comme la matrice de la théorie de-leuzienne du système intensif en général. Nous avons vu plus haut deux mo-ments du système par rapport à la philosophie de Spinoza : 1° Chaos-Multiplicité compliquant tous les séries intensives d’attributs qui en impliquent l’essence absolue et qui l’expliquent aussi ; 2° Dans le cadre du parallélisme, les séries intensives sont mises en résonance, parce qu’étant complètement hété-rogènes l’une à l’autre, elles partagent la même structure interne ontologique. Après avoir précisé la distinction intrinsèque à l’égard des essences singulières, nous pouvons pour l’instant préciser le troisième moment : chaque série in-tensive de l’attribut est constituée par une infinité de degrés d’intensités que sont les essences singulières.

1.4.2. L’existence extensive du mode

L’essence singulière, en tant que degré d’intensité ou partie intensive de l’attribut qu’est l’unité qualitative, ne tend pas à réaliser comme un possible dans l’existence actuelle et n’est pas de cause de l’existence du mode corres-pondant. La formation de l’existence du mode est déterminée par son propre mécanisme complexe. L’enjeu de l’existence chez Spinoza selon Deleuze

1 SPE, p. 180.

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LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

tourne autour d’une autre sorte de quantité et met en œuvre une autre sorte d’infinité modale : la quantité concernée ici est la quantité extensive, et l’infinité mise en jeu ici est celle des parties extensives.

L’on sait que chaque attribut est à la fois une unité qualitative indivisible et une série infinie d’intensités dont chaque degré correspond à une essence singulière du mode. Mais la quantité intensive est seulement une des quantités étant susceptibles de s’appliquer à l’attribut. De plus,

Nous devons penser qu’un attribut n’a pas seulement une quantité extensive, mais une quantité extensive infinie. C’est cette quantité extensive qui est ac-tuellement divisée en une infinité de parties extensives. Ces parties sont des parties extrinsèques, agissant du dehors les une sur les autres et se distinguant du dehors1.

Il faut remarquer que chaque attribut possède sa quantité extensive, non seu-lement l’attribut spécifique qu’est l’étendue. Même l’attribut de la pensée a ainsi une quantité extensive. Soit un mode de l’attribut de l’étendue qui est un corps déterminé, son essence ne se trouve pas dans l’attribut de la pensée qui semble n’avoir rien à voir avec le spatial ou l’extensif, mais dans son attribut propre qu’est l’étendue. L’attribut de l’étendue comme série infinie de parties intensives sous la quantité intensive contient l’essence singulière de ce corps, et, sous la quantité extensive, il se divise en une infinité de parties extensives, et l’existence de ce corps est constituée par un très grand nombre de parties extensives. Soit un mode de l’attribut de la pensée qui est une idée déterminée, son existence extensive ne se trouve jamais dans l’attribut de l’étendue qui est à première vue comme le « lieu de l’extension », mais dans son propre attribut qu’est justement la pensée. L’attribut de la pensée, sous la quantité extensive, se divise en une infinité de parties extensives que sont les idées composantes2. Rappelons que, en élaborant l’ordre de la production substantielle, Deleuze mentionne l’enchaînement du mode infini immédiat, du mode infini médiat, et des modes finis. Il précise suivant Spinoza que, à l’égard de l’attribut de l’étendue, le mode infini immédiat est le mouvement et le repos, le mode infi-ni médiat est facies totius universi, à savoir la « Figure de l’Univers entier », et, finalement, les modes finis sont les corps déterminés de certaines manières.

1 SPE, p. 187. 2 SPE, p. 183-184 : « Nous croyons que, chez Spinoza, il n’y a pas de mode existant

qui ne soit actuellement composé d’un très grand nombre de parties extensives. Il n’y a pas de corps existant, dans l’étendue, qui ne soit composé d’un très grand nombre de corps simples. Et l’âme, en tant qu’elle est l’idée d’un corps existant, est elle-même composée d’un grand nombre d’idées qui correspondent aux parties composantes du corps, et qui se distinguent extrinsèquement ».

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101 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Et, à l’égard de l’attribut de la pensée, le mode infini immédiat est l’entendement de Dieu, tandis que les modes finis sont les idées déterminées de certaines manières. Mais le mode infini médiat n’est pas précisé explicite-ment. Pour le moment, étant donné que chaque attribut a sa propre quantité extensive qui se divise en une infinité de parties extensives, l’on peut dire que cet ensemble de l’infinité de parties extensives à l’égard de l’attribut de l’étendue est précisément la figure de l’univers entier :

À la limite, il y a une infinité d’ensembles infinis, un ensemble de tous les en-sembles, qui est comme l’ensemble de toutes les choses existantes, simulta-nées et successives. Bref, les caractères que Spinoza, dans la Lettre à Meyer, as-signe au deuxième infini modale, ne trouvent leur application que dans la théorie du mode existant telle qu’elle apparaît dans l’Éthique ; et là, ils trou-vent leur pleine application. C’est le mode existant qui a une infinité de par-ties (un très grand nombre) ; c’est son essence ou degré de puissance qui forme toujours une limite (un maximum et un minimum) ; c’est ensemble des modes existants, non seulement simultanés mais successifs, qui constitue le plus grand infini, lui-même divisible en infinis plus ou moins grands1.

Corrélativement, l’on est susceptible de résoudre le problème touché plus haut de l’absence du mode infini médiat de l’attribut de la pensée. La pensée, bien comme l’étendue, possède sa propre quantité extensive qui la divise en une infinité de parties extensives. Ces parties extensives dans la Pensée sont les idées simples ou, décrites en employant les termes utilisés par Deleuze dans Différence et répétition, les éléments différentiels ou inconscients de la pensée. À la limite, une infinité de parties extensives de l’étendue dans leur ensemble forment l’univers entier comme le plus grand infini, tandis qu’une infinité de parties extensives de la pensée dans leur ensemble forment la totalité d’un univers proprement mental comme le plus grand infini. Il est donc tout à fait légitime de dire avec Macherey que « [r]ien n’interdit non plus de penser que la formule facies totius universi vaut aussi pour la pensée, et désigne une espèce d’univers mental, tel qu’il se forme à l’intérieur de l’espace de pensée consti-tuée par l’idée de Dieu, en analogie avec l’espace physique soumis aux lois du mouvement et du repos, qui doivent aussi avoir leur équivalent dans l’ordre intellectuel des idées en tant que lois générales de la pensée »2.

1 SPE, p. 186. Nous soulignons. 2 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza : la première partie – La nature des

choses, Paris, PUF, 1998, p. 171. P. Sévérac, pour son compte, croît en suivant J.-M. Beyssade que le mode infini médiat de l’attribut de la pensée est « l’amour que Dieu se porte à lui-même ». Cf. Spinoza. Union et désunion, op. cit., p. 67-68.

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LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

Comment comprendre alors la nature de l’existence particulière exten-sive d’un mode déterminé à laquelle correspond l’essence singulière intensive ? Comment fonctionne la composition d’un mode fini particulier, étant donné que l’univers entier, physique ou mental, est composé d’une infinité de parties extensives ? Nous avons vu en fait la différence entre la manière de la compo-sition du mode infini médiat et celle des modes finis déterminés dans le texte cité plus haut : le mode infini médiat est composé d’une infinité de parties exten-sives (« le plus grand infini »), tandis que les modes finis déterminés sont composés d’un grand nombre de parties extensives (« infini plus ou moins grand »). Qu’est-ce que signifie l’expression « infini plus ou moins grand » ? Cette expression implique deux points : 1° cet infini modal se dit des modes finis ; 2° chaque mode fini a sa propre infinité, laquelle est selon Deleuze en-tièrement actuelle. L’actuellement infini s’écarte à la fois du fini et de l’indéfini. L’idée du fini signifie qu’il y a un terme ultime de la série, un atome par exemple, tandis que l’idée de l’indéfini signifie qu’il y a pas de terme ultime et la série peut être divisée indéfiniment. En revanche, l’idée de l’infini consiste en l’assertion qu’il y a un terme ultime et que la série peut être divisée infini-ment. Une telle idée, évidemment incompréhensible du point de vue du dua-lisme du fini et de l’indéfini, est paradoxale, elle est à proprement dit le perplexe du fini et de l’indéfini qui est, dans quelque mesure, à la fois fini et indéfini, et, qui n’est ni fini ni indéfini. Il faut noter que le terme ultime de l’infini actuel, étant l’infiniment petit ou différentiel qui n’a ni figure ni fonction, ne peut être saisi que par la raison. « En vérité, les ultimes parties extensives, nous dit De-leuze, sont les parties infiniment petites actuelles d’un infini lui-même ac-tuel »1. Ainsi, il n’existe pas du tout un différentiel solitaire. En d’autres termes, les différentiels existent toujours dans un ensemble, lequel est lui-même actuelle-ment infini2. Justement comme les attributs dans la substance et les essences singulières dans les séries des qualités infinies, les parties extensives, dans le plus grand infini et dans un infini du fini, coexistent toujours ensemble3. En fait, nous constatons ici, après l’auto-constitution de la Multiplicité absolu-ment infinie à partir des attributs et la constitution sérielle de la Multiplicité infinie dans son genre à partir des intensités singulières, la constitution de la

1 SPE, p. 187. 2 SPE, p. 185 : « Si l’on considère le second infini, l’infini extensif, sans doute est-il

divisible en parties extrinsèques qui composent les existences. Mais ces parties extrinsèques vont toujours par ensembles infinis ; leur somme dépasse toujours tout nombre assignable. Quand nous les expliquons par le nombre, nous laissons échapper l’être réel des modes existants, nous ne saisissons que des fictions ».

3 Néanmoins, il faut faire attention au fait que les parties extensives coexistent ensemble ne signifie pas que les modes eux-mêmes coexistent nécessairement – ils existent bien successivement.

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103 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Multiplicité dans le domaine de l’extensif. Chaque mode fini existant, en tant qu’ensemble actuellement infini consistant en un grand nombre de parties, est une multiplicité extensive, tandis que l’univers entier, en tant qu’ensemble ul-time de tous les ensembles actuellement infinis que sont les modes finis, est la Multiplicité des multiplicités, Multiplicité extensive la plus grande.

L’existence du mode est composée d’une infinité de parties extensives. Mais quelle est la cause qui effectue cette composition modale ? Ou, en d’autres termes, quelle est la condition préalable sous laquelle un mode est susceptible d’entrer en existence ? Deleuze se pose aussi ces questions dans son commentaire et en donne la réponse comme la suivante :

Depuis le Court Traité, la réponse de Spinoza est constante : sous un certain rapport de mouvement et de repos. Tel mode « vient à exister », il passe à l’existence, quand une infinité de parties extensives entrent sous tel rapport ; il continue d’exister tant que ce rapport est effectué. C’est donc sous des rap-ports gradués, que les parties extensives se groupent en ensembles variés, correspondant à différents degrés de puissances1.

La composition de l’existence extensive est donc effectuée dès qu’un très grand nombre de parties extensives entrent sous un rapport de mouvement et de repos. Il est clair que les modes concernés ici appartiennent à l’attribut de l’étendue, parce que l’on rencontre ici son mode infini immédiat qu’est le mouvement et le repos. Le rapport subsume les parties extensives est selon le principe universel du mouvement et du repos. Quel rôle joue alors ce principe dans le mécanisme de la composition modale ? Deleuze donne la réponse à cette question dans un autre texte :

Ces corps simples sont des parties extrinsèques qui ne se distinguent les unes des autres, et ne se rapportent les unes aux autres, que par le mouvement et le repos. Mouvement et repos sont précisément la forme de la distinction ex-trinsèque et des rapports extérieurs entre les corps simples. Les corps simples sont déterminés du dehors au mouvement et au repos, à l’infini, et se distin-guent par le mouvement ou le repos auxquels ils sont déterminés2.

Le mouvement et le repos sont effectivement le principe de la nature dyna-mique des parties extensives et expriment leur manière d’être. Bien sûr, les parties extensives sont déterminées du dehors au mouvement et au repos.

1 SPE, p. 190. Souligné par l’auteur. 2 SPE, p. 188.

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LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

Mais elles, à proprement dit, ne peuvent pas être sans le mouvement et le re-pos. En d’autres termes, il est tout à fait nécessaire de faire une distinction entre « le rapport du mouvement et du repos » et « le mouvement et le re-pos » : le rapport du mouvement et du repos subsume un grand nombre de corps simples que sont les parties extensives différentielles, mais il n’est pas susceptible de déterminer ces corps à entrer sous lui1 ; c’est le mouvement et le repos constants des parties extensives qui rendent actuel un étant d’organisation qui correspond précisément au rapport du mouvement et du repos qui subsume ces parties et effectue la composition de l’existence. Pour cette raison, l’on peut dire qu’il existe quelque sorte d’auto-organisation des par-ties extensives qui sont en mouvement et en repos2.

Quelle est donc la nature de ces rapports du mouvement et du repos ? Selon Deleuze, il faut reconnaître qu’« une essence de mode (degré de puis-sance) s’exprime éternellement dans un rapport gradué »3. C’est donc à travers le rapport du mouvement et du repos que l’essence singulière et l’existence particulière sont mises en relation : l’essence singulière s’exprime dans le rap-port du mouvement et du repos ; le rapport du mouvement et du repos sub-sume les parties extensives qui entrent dans ce rapport et fait subsister De-leuze n’explicite pas l’équivalence entre le rapport gradué du mouvement et du repos et le rapport différentiel dans Spinoza et le problème de l’expression. Néan-moins, dans ses cours du 1981 consacré spécialement à Spinoza, il y faisait une identification claire entre ces deux rapports4. Dans quelle mesure une telle identification est-elle légitime ? La réponse à cette question est double : d’une part, elle met en lumière la raison pour laquelle les corps simples ou les parties extensives doivent toujours coexister ensemble ; d’autre part, elle met l’accent sur le fait que le rapport du mouvement et du repos peut exister sans les termes entre lesquels le rapport s’établit.

L’existence particulière du mode est composée d’une infinité de parties extensives, et, en cause de la nature différentielle de ces parties, tous les modes existants selon Spinoza sont des multiplicités comme composés actuellement infinis à l’égard de ses composants différentiels. N’ayant ni figure sensible ni existence autonome, les parties extensives sont réellement les éléments para-

1 Néanmoins, ce rapport possède dans quelque mesure la capacité de soutenir son

état de subsumer actuellement les corps les plus simples qui constituent l’existence extensive modale.

2 SPE, p. 191 : « Un mode passe à l’existence, non pas en vertu de son essence, mais en vertu de lois purement mécaniques qui déterminent une infinité de parties extensives quelconques à entrer sous tel rapport précis, dans lequel son essence s’exprime ».

3 SPE, p. 191. 4 Voir par exemple son cours du 10/03/1981. Disponible sur l’internet :

http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3 ?id_article=37.

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105 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

doxales. Nulle essence ne correspond à une partie extensive, elle ne corres-pond qu’à une multiplicité extensive composée :

Une essence est un degré d’intensité. Or les parties extensives et les degrés d’intensité (parties intensives) ne se correspondent nullement terme à terme. À tout degré d’intensité, si petit soit-il, correspondent une infinité de parties extensives, ayant entre elles et devant avoir des rapports uniquement extrin-sèques. Les parties extensives vont par infinités plus ou moins grandes, mais toujours par infinité ; il n’est pas question que chacune ait une essence, puis-qu’une infinité de parties correspondent à la plus petite essence1.

Nous sommes donc susceptibles de voir plus clairement la différence fonda-mentale entre le rapport de mouvement et de repos et le mouvement et le repos : les par-ties extensives sont en mouvement et en repos, mais nul rapport de mouve-ment et de repos ne leur correspondent singulièrement. C’est-à-dire il n’existe jamais de rapport de mouvement et de repos pour une seule partie extensive, un rapport du mouvement et du repos caractérise en tant que rapport caracté-ristique seulement un ensemble qui consiste dans une infinité de parties exten-sives, à savoir un mode. Les parties extensives sont les corps, mais une sorte très spécifique de corps, corpora simplicissima, « corps les plus simples » ou les éléments différentiels d’un corps à proprement dit. Corrélativement, quand Deleuze dit qu’une idée, étant elle-même un mode qui représente un autre mode qu’est un corps spécifique, est composée d’une infinité d’idées, il faut faire attention que ces idées composant une idée ne sont pas du tout d’idées en tant que modes de l’attribut de la pensée, mais les éléments différentiels d’une idée, ou, les idées les plus simples. Bien sûr, une idée ordinaire peut bien être une partie d’une autre idée, mais cette partie qu’est un mode le peut singu-lièrement sans aller avec autres idées qui sont elles-mêmes les modes.

Alors, comment un mode peut-il être une partie d’un autre mode ? Cette question concerne en fait la composition des rapports caractéristiques. Un mode devient une partie d’un autre mode dès qu’il se combine avec un troisième mode. Une telle combinaison, au fond, est la combinaison des rap-ports respectifs de ces deux modes. Par exemple, il y a deux modes a et b. Quand ces deux modes se convenant l’un avec l’autre se rencontrent, leurs rapports respectifs Ra et Rb se combinent ou se composent et forment ainsi un nouveau rapport Rc qui subsume les parties extensives du mode a et du mode b et rend effectif le mode c. En ce sens, le mode a et le mode b sont les parties du mode c. Bien sûr, le rapport c qui naît de la composition du Ra et du Rb ne supprime pas ces deux rapports : ces deux rapports « fonctionnent » norma-

1 SPE, p. 189.

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LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

lement pour leurs modes en même temps qu’ils rendent actuel un troisième rapport qui est d’une puissance supérieure selon le principe que chaque es-sence singulière correspond à un degré de puissance. La composition des rap-ports ne peut pas être entendue en fonction du modèle de l’addition simple, mais doit être conçue comme élévation de puissance. Pour cette raison, l’on peut dire que, poussés à l’infini, tous les modes sont les parties du mode infini médiat qu’est l’univers entier. Et le rapport caractéristique de ce mode infini est le composé, selon le modèle de l’élévation de puissance, de tous les rap-ports caractéristiques modaux.

Faisons pour le moment une récapitulation des points élaborés dans la section présente :

- Chaque attribut a une quantité extensive qui se divise en une infinité de

parties extensives ; - Les parties extensives sont les éléments différentiels qui n’existent

qu’ensemble. Un très grand nombre de parties extensives composent un ensemble actuellement infini qu’est un mode fini, tandis que une in-finité de parties extensives composent la figure de l’univers entier ;

- Chaque mode possède un très grand nombre de parties extensives, et ce qui détermine ce mode est son rapport caractéristique qui subsume ces parties extensives ;

- L’essence singulière s’exprime dans ce rapport caractéristique ; - La constitution d’un mode existant concerne ainsi l’essence singulière

qui s’exprime dans le rapport caractéristique, le rapport caractéristique comme forme individuelle déterminant le mode au niveau de l’existence, une infinité de parties extensives qui sont subsumées sous la forme in-dividuelle forment matériellement l’existence du mode.

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107 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

1.5. L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

Dans le cadre de la philosophie spinoziste de la multiplicité, chaque in-dividu à proprement dit, à savoir un individu fini existant, possède trois di-mensions : 1° l’intensive à l’égard de l’essence ; 2° la différentielle à l’égard du rapport caractéristique ; 3° l’extensive à l’égard de l’existence. À chacune d’entre elles correspond un certain genre de connaissance : à l’extensive cor-respond le premier genre de connaissance ; à la différentielle correspond le second genre de connaissance ; à l’intensive correspond le troisième genre de connaissance1. Dans le chapitre présent, nous ferons une esquisse de ces trois genres de connaissance chez Spinoza. La raison d’une telle esquisse consiste à mettre en lumière le modèle spinoziste d’une conception de la pensée propre à la philosophie de la différence : la pensée, n’ayant rien à voir avec la connais-sance des traits extrinsèques des choses mondaines identiques, est effective-ment une expérience singulière de l’éternel, ou, en d’autres termes, une parti-cipation expérimentale dans le Transcendantal.

1.5.1. L’existence passive et le premier genre de connais-sance

L’homme est constitué de deux modes que sont l’âme étant un mode de la pensée et le corps étant un mode de l’étendue. L’âme a son essence sin-gulière dans la puissance infinie de Dieu en tant que chose pensante comme une partie intensive de son attribut et son existence composée d’un très grand nombre des idées inconscientes ; le corps a son essence singulière dans la puissance infinie de Dieu en tant que chose étendue comme une partie inten-sive de son attribut et son existence composée d’un très grand nombre des corps les plus simples. Et, d’après le parallélisme psycho-physique, une modi-fication dans le corps s’accompagne nécessairement d’une modification dans l’âme. Dans la vie quotidienne de l’homme, toute sorte de rencontre a lieu. Quand mon corps rencontre par hasard un autre corps, une affection est pro-duite ainsi par ce corps sur mon propre corps et remplit mon pouvoir d’être affecté ; corrélativement, une modification correspondante est produite dans mon âme et en remplit le pouvoir d’être affecté. La rencontre affective de ces deux corps est d’abord une affection mutuelle des ses parties extensives, cor-

1 Voir le cours consacré à Spinoza au 17/03/1981. Disponible sur le site d’internet :

http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=151.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

rélativement, il existe aussi une affection mutuelle des idées inconscientes dans l’âme. Dans l’ordre du corps, un état spécifique de sa constitution est détermi-né ; dans l’ordre de l’âme, une idée qui indique cet état spécifique est détermi-née, comme idée inadéquate ou imagination. De plus, quand la rencontre pro-duit en mon corps une affection qui est bonne à moi, un affect ou sentiment de joie découle de l’idée inadéquate qui indique l’état du corps ; quand la ren-contre produit en mon corps une affection qui est mauvaise à moi, un affect ou sentiment de tristesse découle de l’idée inadéquate qui indique l’état du corps. Quand nous sommes joyeux, notre pouvoir d’être affecté est rempli par les affections joyeuses ; quand nous sommes tristes, mon pouvoir d’être affec-té est rempli par les affections tristes. Compte tenu du fait que toutes ces af-fections sont produites passivement dans la rencontre de notre corps avec un corps extérieur, ces affections sont toutes passives et sont pour cette raison des passions. Bien sûr, la passion est seulement une sorte spécifique d’affection, l’autre sorte d’affection est l’action, par exemple, toute affection de Dieu est en Dieu et est causée par Dieu, les affections de Dieu sont donc entièrement actions. Donc, l’on peut dire que quand nous sommes joyeux, notre pouvoir d’être affecté est rempli par les affections passives joyeuses, à savoir les pas-sions joyeuses ; que quand nous sommes tristes, notre pouvoir d’être affecté est rempli par les affections passives tristes, à savoir les passions tristes.

Il semble que le pouvoir d’être affecté, où s’exprime l’essence singulière comme le rapport caractéristique du mouvement et du repos, est quelque chose neutre : rempli par les passions que sont les affections passives, il se manifeste comme le pouvoir passif ; rempli par les actions que sont les affec-tions actives, il se manifeste comme le pouvoir actif. Mais, selon Deleuze, une telle thèse est la théorie de l’affection sous l’inspiration physique, il existe bien une autre inspiration qui est l’inspiration éthique selon laquelle

[L]e pouvoir d’être affecté n’est constant que dans des limites extrêmes. Tant qu’il est rempli par des affections passives, il est réduit à son minimum ; nous restons alors imparfaits et impuissants, nous sommes en quelque sorte sépa-rés de ce que nous pouvons. Il est bien vrai que le mode existant est toujours aussi parfait qu’il peut l’être : mais seulement en fonction des affections qui appartiennent actuellement à son essence1.

En d’autres termes, seul le pouvoir d’être affecté rempli par les actions est son statut authentique. Les passions nous séparent de ce que nous pouvons, c’est-à-dire elles nous empêchent d’agir effectivement et de devenir la cause de nos propres affections.

1 SPE, p. 205.

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109 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Les idées qui indiquent l’état actuel de la constitution de notre corps af-fecté sont les idées inadéquates ou imaginations. Elles constituent ce que Spi-noza appelle le premier genre de connaissance. Elles sont inadéquates, parce qu’elles n’expriment pas la cause ou la nature des corps qui se rencontrent, mais indiquent seulement les effets d’une telle rencontre. Néanmoins, nous croyons qu’il n’est pas nécessaire d’entendre les idées inadéquates comme fic-tions pures, elles sont les modes existants de la pensée et il appartient à leur nature de ne pas exprimer la nature des corps qui s’affectent, mais d’indiquer l’effet de leur affection. Elles, en tant qu’idées d’affections, ne sont inadé-quates que par rapport aux idées adéquates qui expriment la nature des corps.

En outre, tout mode existant a trois dimensions que sont l’essence sin-gulière, le rapport caractéristique où s’exprime l’essence singulière, les parties extensives qui se subsument sous le rapport caractéristique. L’idée inadéquate, comme un mode, doit nécessairement avoir ses trois dimensions. Elle a sa réa-lité formelle dans l’attribut-pensée, elle a sa réalité objective dans la puissance absolument infinie de penser et de connaître quand elle représente effet des affections mutuelles des corps. Mais quelle est l’essence singulière d’une idée inadéquate dans le cadre déterminé par l’interprétation du spinozisme donnée par Deleuze ? Dieu produit réellement dans les attributs où se trouvent les essences singulières comme parties intensives, il n’y a pas donc de choses ina-déquates dans le domaine de l’intensif. C’est pour cette raison que l’essence particulière de l’idée inadéquate est aussi de l’authentique et que Spinoza af-firme qu’il y a quelque chose de positif dans l’idée inadéquate. Encore, en fonction du parallélisme psycho-physique, l’idée inadéquate et la modification du mode sont identiques ontologiquement. Si l’idée indique la constitution actuelle du corps à l’égard de ses parties composantes, peut-on dire que le rapport caractéristique de cette idée exprime la nature du rapport caractéris-tique du corps affecté et l’essence de cette idée exprime la nature de l’essence du corps affecté ? La réponse nous semble être positive. Rappelons que l’idée adéquate, selon Spinoza, doit exprime quelque chose éternelle et fixe. L’idée inadéquate est inadéquate, c’est précisément parce qu’elle indique seulement ce qui appartient à l’ordre des parties extensives qui sont fondamentalement temporelles et en permanent mouvement. Compte tenu que toute idée du mode existant, adéquate ou inadéquate, possède un très grand nombre de par-ties, elles ont toujours leur dimension propre temporelle. Donc, même dans les idées adéquates, il y a toujours quelque chose d’inadéquate qui semble s’opposer à la définition des idées adéquates. Pour cette raison, il nous semble qu’il est légitime, dans le spinozisme deleuzien, une idée adéquate et une idée inadéquate ne sont pas deux modes séparés, mais, en revanche, les dimensions différentes d’un seul et même mode qui correspond dans le monde modal

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

étendu les dimensions différentes du corps. Dieu est en agissant ou produi-sant, et il se conçoit en produisant, il est en soi et par soi, il existe et il se pense absolument en même temps. Même dans son mode infini médiat qu’est l’univers entier, l’idée de Dieu est adéquate en raison que toutes les parties ex-tensives, le plus grand infini, appartiennent à Dieu dans tout le temps : le rap-port caractéristique de l’entier univers subsume toujours toutes les parties ex-tensives sans aucune exception. L’homme, comme une modification substantielle de Dieu, pense et existe en même temps, mais, en raison de leur existence dans la durée, il a quelque chose « inadéquate » dans sa pensée et l’expérience vague dans son existence corporelle. Nous avons donc le premier genre de connaissance et l’existence passive dans notre vie quotidienne dans le monde empirique des rencontres hasardeuses.

1.5.2. Le second genre de connaissance et le moment du « devenir-actif »

Les rencontres dans l’expérience actuelle sont hasardeuses. À un mo-ment, notre corps rencontre un corps, ce corps m’affect et j’éprouve des sen-timents joyeux, mon pouvoir d’être affecté est rempli par les passions joyeuses. À un autre moment, notre corps rencontre un autre corps, ce corps m’affect et j’éprouve les sentiments tristes, mon pouvoir d’être affecté est rempli par les passions tristes. Chaque corps a tendance de persévérer dans son existence, chaque corps a son propre conatus qui est aussi son propre es-sence. L’on sait que l’essence singulière chez Spinoza, n’étant pas du tout de possible logique et possédant sa propre existence physique réelle, ne tend pas à s’actualiser dans la réalité empirique. L’individuation chez Spinoza n’est donc pas une réalisation du possible au réel ou du général au spécifique. Mais, une fois que les parties extensives, se mouvant et s’affectant suivant leurs propres lois physiques, entrent dans le rapport caractéristique où s’exprime une essence singulière, l’existence du mode dont cette essence est l’essence est effectuée. Étant effectué distinctement dans le monde empirique sous la do-mination de la durée, le mode a tendance à persévérer indéfiniment, parce que son essence, s’exprime dans le rapport caractéristique subsumant les parties extensives, est comme conatus qui a tendance de maintenir son existence ac-tuelle à travers la forme individuelle déterminante du rapport de mouvement et de repos. Les sentiments de joie sont justement un marque explicite de ce conatus.

Pour persévérer dans notre existence, nous avons toujours tendance à éprouver plus de joies. Ne sachant pas encore la nature du fonctionnement du

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111 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

conatus, nous agissons réellement sous la direction de cette puissance et vou-lons éprouver beaucoup plus de joies. Mais les rencontres hasardeuses de l’expérience ne garantissent pas du tout que les corps que nous rencontrons sont bons, et, pour augmenter la possibilité des bonnes rencontres, nous commençons à organiser les bonnes rencontres. Pour Deleuze, cet acte d’organisation des rencontres marque chez Spinoza le moment de la genèse de la raison en tant que propre puissance de penser de l’homme :

Que faire pour être affecté d’un maximum de passions joyeuses ? La Nature ne nous favorise pas à cet égard. Mais nous devons compter sur l’effort de la raison, effort empirique et très lent qui trouve dans la cité les conditions qui le rendent possible : la raison, dans le principe de sa genèse ou sous son pre-mier aspect, est l’effort d’organiser les rencontres de telle manière que nous soyons affectés d’un maximum de passions joyeuses1. En éprouvant un maximum de passions joyeuses, nous avons toujours

des sentiments joyeux qui augmentent notre puissance d’agir et nous sommes, dans quelque mesure, « forcés » à chercher le principe transcendantal qui dé-termine ces variations existentielles de la vie empirique. Nous sommes forcés à poser la question suivante : quel est le fil directeur d’une telle organisation ? Il faut trouver parmi tous les corps qui nous sont bonnes, et, d’où viennent, ainsi, deux autres questions : Quelle sont les propriétés communes des corps qui nous sont bons ? Quel est le point commun entre ces propriétés et mon propre être ? Compte tenu du fait que mon corps chez Spinoza est seulement un corps parmi tous les corps, ces deux question deviennent une : quelle est le point commun entre les corps qui sont bonnes l’un à l’autre. Rappelons que dans la première philosophie de Deleuze, spécialement sa théorie différentielle de la faculté et sa théorie de la pensée, la genèse de la pensée ou de l’acte de penser prend pour point de départ une rencontre violente de la sensibilité avec le Dehors. Chez Deleuze comme chez Spinoza, la pensée n’est pas simple-ment innée, préexistant dans un espace mental qu’est l’esprit, la possibilité ou la capacité de la pensée ne signifie pas que nous avons réellement les pensées authentiques, il s’agit d’une genèse de la pensée. C’est précisément à propos de ce point essentiel que Deleuze annonce trouver chez Spinoza une inspiration empiriste « qui conçoit la liberté et la vérité comme des produits ultimes sur-gissant à la fin » : « Un des paradoxes de Spinoza … est d’avoir retrouvé les forces concrètes de l’empirisme pour les mettre au service d’un nouveau ra-tionalisme, un des plus rigoureux qu’on ait jamais conçus »2. Et cette même

1 SPE, p. 252. 2 SPE, p. 134.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

affirmation peut être se dire aussi de la philosophie de Deleuze lui-même. Chez Deleuze, la genèse de la pensée signifie la sortie de l’état de notre stu-peur naturelle ; chez Spinoza, la genèse de la pensée signifie le dépassement de l’imagination qu’est l’idée inadéquate vers l’idée adéquate qu’est la vraie pensée qui exprime la nature des choses. La différence entre les deux est que : pour Deleuze, la genèse de la pensée commence avec, si nous employons les termes kantiens, une violence du Réel sublime faite à la sensibilité ; pour Spinoza, la genèse de la pensée commence avec l’effort de notre âme pour organiser les bonnes rencontres.

L’on sait que quand deux corps se rencontrent l’un avec l’autre, ce qui s’affecte de proche en proche, ce sont leurs parties extensives respectives ; mais, ce qui se compose ou se décompose au niveau de la détermination for-melle, ce sont leurs rapports caractéristiques respectifs :

Supposons deux corps qui conviennent entièrement, c’est-à-dire qui compo-sent tous leurs rapports : ils sont comme les parties d’un tout, le tout exerce une fonction générale par rapport à ces parties, ces parties ont une propriété com-mune par rapport au tout. Deux corps qui conviennent entièrement ont donc une identité de structure. Parce qu’ils composent tous leurs rapports, ils sont une analogie, similitude ou communauté de composition1. Dans une rencontre hasardeuse, un corps extérieur m’affecte et produit

en nous les sentiments joyeux, ce signifie que ce corps et mon corps convien-nent, en d’autres termes, les rapports respectifs de ces deux corps se compo-sent. La propriété commune des corps qui nous sont bons est qu’ils convien-nent avec notre corps, et le point commun entre ces corps qui nous sont bons et mon propre corps est qu’ils ont une propriété commune, une identité par rapport à leur structure interne. Avec une telle découverte, nous possédons pour la première fois notre propre puissance d’agir et sommes susceptibles de produire les affections affectives que sont nos propres créations ou produc-tions. Quand nous rencontrons les corps qui nous sont bons, nous recevons passivement les passions joyeuses qui remplissent notre pouvoir d’être affecté et éprouvent les joies dont l’origine est passive. Mais seule accumulation des passions joyeuses ne nous mènent pas du tout à l’acquis de notre propre puis-sance active de produire et nous en sépare. Néanmoins, elle est aussi l’occasion de la genèse de la raison et de la pensée propre : l’accumulation d’un maximum de passions joyeuses nous inspire de recherche la cause de notre sentiment de joie. Et ce que nous trouvons, en tenant compte sur le point commun entre notre corps et le corps extérieur qui nous est bon, l’idée

1 SPE, p. 254.

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113 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

qui exprime la convenance des rapports caractéristiques, et une telle idée est l’idée adéquate qu’est la notion commune. Bien sûr, la convenance des rap-ports respectifs des deux corps est variée et est de degrés différents. Quand les rapports d’un corps ne conviennent qu’avec certains de mes propres rapports caractéristiques, nous pouvons encore trouver la notion commune de ces deux corps, mais seulement à un niveau plus général. Quand les rapports d’un corps ne conviennent pas du tout avec les rapports de mon corps, il y a encore les notions communes qui expriment l’attribut-étendue, le mouvement et le repos et l’entier univers, mais c’est au niveau le plus général :

Comme tous les rapports se composent dans la Nature entière, la Nature présente du point de vue le plus général une similitude de composition va-lable pour tous les corps. On passera d’un corps à un autre, si différent soit-il, par simple variation du rapport entre les parties ultimes de l’un. Car seuls varient les rapports, dans l’ensemble de l’univers où les parties restent iden-tiques1.

Pour cette raison, l’on peut dire qu’il existe une échelle des notions communes à l’égard de leur généralité : de la notion commune la moins générale qui s’applique à quelques corps à la plus générale qui s’applique à tous les corps. Mais il faut remarquer qu’une telle échelle de notions communes n’implique pas d’hiérarchie entre elles : toutes les notions communes sont égales, parce que chacune entre elles exprime l’idée de Dieu ou la nature essentielle de Dieu.

Nous avons vu plus haut que le « commencement » de la philosophie de Spinoza n’est pas Dieu comme absolument infini, parce qu’il s’agit d’abord une auto-constitution de Dieu comme consistant en une infinité d’attributs dont chacun est infini dans son genre et exprime une essence éternelle et infi-nie. En d’autres termes, l’on peut dire que la philosophie de Spinoza ne com-mence pas avec Dieu, mais doit s’élever aussi vite que possible à Dieu. Corré-lativement, dans le chemin de la recherche de l’idée adéquate, de la pensée vraie, l’on ne commence pas directement avec l’idée de Dieu, mais s’élève aus-si vite que possible à l’idée de Dieu. Premièrement, partant de notre condition existentielle déjà donnée, nous sommes jetés dans le monde des rencontres hasardeuses, nous rencontrons toujours les corps qui nous sont bons et qui nous sont mauvais, notre pouvoir d’être affecté est toujours rempli par les af-fections passives joyeuses ou tristes. Ignorant encore la raison profonde pour laquelle nous cherchons à éprouver les affections passives joyeuses, afin d’éprouver un maximum de passions joyeuses, nous commençons à organiser

1 Ibid.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

les bonnes rencontres et éprouvons ainsi beaucoup plus de sentiments joyeux et notre puissance d’agir est constamment augmentée pendant une telle orga-nisation. Ce moment marque la genèse de la pensée réelle qui ne reste plus une simple possibilité innée et virtuelle : nous commençons à réfléchir sur les propriétés communes des corps qui nous sont bons. Cette recherche de la communauté de propriété nous mène à la découverte des notions communes qui est des propriétés communes de plusieurs corps et exprime la nature ou l’idée de Dieu. Dans le monde de l’existence actuelle, les rencontres des corps sont fondamentalement la composition et la décomposition des rapports ca-ractéristiques des corps qui se rencontrent. Les notions communes, pour cette raison, concernent essentiellement les rapports caractéristiques et leurs com-positions et décompositions infiniment variées. Néanmoins, avec la recherche continue des notions communes, nous obtenons les notions de plus en plus générales, et, finalement, nous avons les notions communes les plus générales comme celle d’attribut, de mode infini immédiat et de mode infini médiat qui sont communes à tous les corps dans ce monde physique. Les notions com-munes « constituent le système de la raison »,

[M]ais chaque notion commune, à son propre niveau, exprime Dieu et nous conduit à la connaissance de Dieu. Chaque notion commune exprime Dieu comme la source des rapports qui se composent dans les corps auxquels la notion s’applique. On ne dira donc pas que les notions plus universelles ex-priment Dieu mieux que les notions universelles1. Rappelons que, dans la série de la qualité infinie qu’est l’attribut, les es-

sences singulières dont chacune est une partie intensive ou un degré de puis-sance de la série ne sont pas égales l’une à l’autre, mais, comme chacune est causée directement par Dieu et non pas du tout par une autre essence dans la série, Dieu est la cause prochaine de toutes les essences. Semblablement, dans l’échelle des notions communes, elles ne sont pas égales l’une à l’autre en fonction de leurs généralités respectives, mais, comme chacune est causée di-rectement par l’idée de Dieu, l’idée de Dieu est également la cause prochaine de toutes les notions communes. Et, renversement, chacune des notions communes qui constituent ensemble le système de la raison est susceptible de nous conduire à la connaissance authentique de Dieu : « en vérité, chaque no-tion nous y conduit, chaque notion l’exprime, les moins universelles comme les plus universelles. Dans le système de l’expression, jamais Dieu n’est une cause éloignée »2.

1 SPE, p. 278. 2 Ibid.

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115 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

L’acquis des notions communes étant les idées adéquates marque selon Deleuze la genèse de la pensée dans le spinozisme. Par elles, nous possédons formellement, enfin, notre puissance d’agir active, nous pouvons activer et mettre en acte notre puissance de produire. Ce que nous produisons, et aussi ce que Dieu produit en nous et à travers nous, ce sont les notions communes. Les notions communes constituent le deuxième genre de connaissance, con-naissance adéquate de Dieu, s’écartant radicalement du premier genre de con-naissance, connaissance inadéquate de la passion et fabriquant en imaginant l’état de la constitution des corps qui se rencontrent. Et, comme nous l’avons vu plus haut, selon le parallélisme psycho-physique, l’idée inadéquate peut être considérée comme dimension d’une idée existante qui correspond aux parties extensives du corps étant comme une expression d’une modification dont elle est aussi une expression dans l’attribut-pensée, nous pouvons dire que le deu-xième genre de connaissance est la deuxième dimension de cette idée, corres-pondant au rapport caractéristique.

1.5.3. « Nosce te ipsum » : le troisième genre de connai s-sance et la vie de béatitude

Néanmoins, il s’agit encore d’un dépassement du deuxième genre de connaissance vers le troisième, connaissance adéquate comme vérité ultime. Alors, il faut d’abord préciser le défaut du deuxième genre de connaissance par rapport au troisième genre de connaissance. L’on sait que, pour nous, homme existant dans un monde comme étant de finitude devant l’incertitude, l’obtention des idées adéquates que sont les notions communes a besoin d’une occasion spéciale qu’est l’accumulation d’un maximum des affections passives joyeuses qui augmentent notre puissance d’agir. En d’autres termes, il est en-core en rapport avec les parties extensives qui s’affectent l’une et l’autre et le premier genre de connaissance qui imagine l’état de ces parties. En outre, les notions communes, comme les idées adéquates générales, ne concernent que la composition et la décomposition des rapports et ce qui est commun entre les rapports différents. Mais il n’est pas susceptible de nous donner la connais-sance d’un individu singulier, de son essence singulière irréductible. Et, fina-lement, les joies, étant pleinement actives, découlent des notions communes, même différentes de celles découlant des idées d’affection, ont pour condition préalable, sous l’aspect de la « formation » de l’homme, de ces passions joyeuses. En somme, le second genre de connaissance, étant bien adéquat et exprimant la nature de Dieu, est encore relatif au premier genre de connais-

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

sance : étant éternel en lui-même, il est encore en rapport avec ce qui appar-tient à la durée et se mesure par le temps.

Nous trouvons ici une autre théorie spinoziste qui a sa répétition diffé-rentielle dans la première philosophie de Deleuze. Rappelons la fameuse théo-rie deleuzienne des trois synthèses temporelles qui suscite beaucoup de con-troverses à l’égard de l’interprétation. Selon notre propre interprétation, la première synthèse du temps, constituant le présent dans le temps, sert de fon-dation du temps comme succession et est comme l’actuel pouvant être saisi par la représentation ; la deuxième synthèse du temps, comme passé pur en général et ontologique, sert du fondement du temps comme coexistence infi-nie et est comme le virtuel qui fonde l’actuel en s’actualisant en lui. Beaucoup de commentateurs s’arrêtent ici et ne mettent pas en lumière la nécessité d’une troisième synthèse. Alberto Toscano est conscient de ce problème mais en donne, à notre avis, une fausse résolution qui se fonde sur une identification illégitime des trois synthèses et de l’indi-différent/ciation1. En fait, Deleuze lui-même dit très clairement que le défaut de la deuxième synthèse est « d’être relatif à ce qu’il fonde, d’emprunter les caractères de ce qu’il fonde, et de se prouver par eux »2. C’est-à-dire, après la Différence virtuel qui, étant sub-représentatif, fonde l’identique actuel, il s’agit encore d’une autre instance qui est à la fois sub-représentative, à savoir transcendantale, et non-relative à l’actuel, en d’autre termes, d’un Transcendantal purement et positivement dif-férentiel qui est l’objet de la troisième synthèse qu’est la synthèse ultime. Cor-rélativement, dans le domaine de trois genres de connaissance, nous devons avoir successivement, dans la perspective de l’acquis de la connaissance véri-dique de Dieu, le premier genre de connaissance qui imagine l’état des parties extensives appartenant à l’ordre de la durée ; le deuxième genre de connais-sance qui connaît adéquatement Dieu et concerne spécialement les rapports où s’expriment les essences singulières et qui se composent à l’infini, apparte-nant à l’ordre de l’éternité, mais ayant pour condition préalable l’accumulation des passions joyeuses découlant des idées d’affection qui visent les extensivi-tés ; et, donc, finalement, le troisième genre de connaissance qui connaît la vérité des essences et n’a rien à voir avec l’ordre de l’extensivité, étant pleine-ment dans l’éternité de l’infini.

Étant purement et simplement dans l’éternité, le troisième genre de connaissance, ne concernant plus ce qui est commun entre les rapports carac-téristiques des corps, exprime adéquatement les essences singulières irréduc-tibles comme appartenant également à l’essence absolument infinie de Dieu.

1 A. Toscano, Theatre of Production: Philosophy and Individuation between Kant and Deleuze,

Londres, Palgrave Macmillan, p. 187-197. 2 DR, p. 119.

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117 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Nous avons vu que tous les notions communes du second genre, quoique le degré de leur généralité, nous mènent à la connaissance de Dieu, idée de Dieu. Néanmoins, l’idée de Dieu elle-même n’est pas une notion commune, et, pour cette raison, n’appartient pas au second genre de connaissance. Quelle en est la raison ? Selon Deleuze, un point fondamental est que l’idée de Dieu ne peut pas du tout être imaginée. L’imagination est l’idée d’affection de l’état actuelle de la constitution du corps existant, mais ce corps peut être aussi l’objet de la notion commune en raison que celle-ci est des rapports caractéristiques du corps. Un aspect du second genre de connaissance, étant encore relatif aux affections passives, est aussi en rapport au premier genre de connaissance. En revanche, Dieu, étant absolument non-relatif aux passions, ne peut pas être l’objet de l’imagination1.

Mais, comme l’accumulation des affections passives joyeuses offre l’« occasion » de l’acquis du second genre de connaissance, le second genre de connaissance offre à son tour le moment d’entrer dans le troisième genre de connaissance qui est l’idée de Dieu. L’idée de Dieu, n’appartenant elle-même au second genre de connaissance, en est comme le point extrême et le « fon-dement » :

[L]e second genre [est] comme … la cause motrice du troisième : c’est le se-cond qui nous détermine à entrer dans le troisième, à « former » le troisième … Nous ne pouvons pas atteindre à l’idée de Dieu que par le second genre ; mais nous ne pouvons pas y atteindre sans être déterminés à sortir de ce se-cond genre pour entrer dans un nouvel état. Dans le second genre, c’est l’idée de Dieu qui sert de fondement au troisième ; par « fondement », il faut en-tendre la vraie cause motrice, la causa fiendi. Cette idée de Dieu elle-même changera donc de contenu, prendra un autre contenu, dans le troisième genre auquel elle nous détermine2.

En fait, avec les notions communes les plus générales comme celle de l’attribut lui-même, du mode infini immédiat et du mode infini médiat, l’on peut déjà, dans quelque mesure, constater le fait même de convenance univer-selle. Dans le monde de l’existence extensive, les corps se rencontrent par ha-sard, le rapport caractéristique d’un corps peut se combiner avec celui d’un autre corps et peut détruire le rapport d’un troisième corps. Mais, si l’on est dans la perspective la plus générale de la figure de l’univers entier, le fait ul-

1 SPE, p. 277 : « Dieu lui-même est exempt de passions : il n’éprouve aucune joie

passive, ni même aucune joie active du genre de celles qui supposent une joie passive ». 2 SPE, p. 278, p. 279.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

time que tous les rapports se composent, à savoir conviennent dans quelque mesure, à l’infini devient bien remarquable :

À l’infini : si bien que l’univers tout entier est un seul individu existant, défini par la proportion totale du mouvement et du repos, comprenant tous les rapports qui se composent à l’infini, subsumant l’ensemble de tous les en-sembles sous tous les rapports. Cet individu, d’après sa forme, est le « facies to-tiusuniversi, qui demeure toujours le même bien qu’il change en une infinité de manières »1.

Le fait ultime de la convenance universelle nous mène à la recherche de sa raison profonde qu’il n’est rien d’autre que la convenance nécessaire des es-sences singulières.

L’essence d’un mode, quoique existant ou non-existant, possède sa propre réalité physique et est une partie intensive ou un degré de puissance de la qualité infinie qu’est l’attribut. L’attribut, dans cette perspective, est effecti-vement une série infinie consistant un une infinité de parties intensives sous sa quantité intensive. Étant singulière est hétérogène et irréductible à une autre, une essence singulière n’existe pas singulièrement, mais toujours avec toutes les autres essences dans un ensemble infini qu’est la série d’attribut. De plus, cette série elle-même est une expression formelle de Dieu, et, Dieu, étant lui-même absolument infini, consiste dans une infinité de séries qualitatives for-melles qui en expriment l’essence, en d’autres termes, Dieu est un ensemble infini des séries formelles donc chacune est constituée d’une infinité d’intensités. Ici, nous voyons un enchaînement conceptuel. L’idée d’essence, acquise après l’idée du rapport qu’est la notion commune, est l’idée adéquate. La première idée adéquate pour nous est la notion commune, et la première idée d’essence pour nous est de notre propre essence singulière. Mais, en rai-son du fait que notre essence n’existe qu’avec toutes les autres essences, es-sences singulières de toutes choses autres que moi, dans la série intensive de l’attribut, nous avons ensuite l’idée d’essence d’un très grand nombre de choses ou d’un maximum de choses particulières dans un attribut. « Les idées du troisième genre se définissent par leur nature singulière, elles représentent l’essence de Dieu, elles nous font connaître les essences particulières telles qu’elles sont contenues en Dieu lui-même »2. Et, finalement, nous avons l’idée d’essence de Dieu, comme compliquant toutes les séries intensives que sont les attributs :

1 SPE, p. 215. 2 SPE, p. 280.

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119 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

[C]haque essence convient avec toutes les autres. C’est que toutes les es-sences sont comprises dans la production de chacune. Il ne s’agit plus de convenances relatives, plus ou moins générales, entre mode existants, mais d’une convenance à la fois singulière et absolue de chaque essence avec toutes les autres. Dès lors, l’esprit ne connaît pas une essence, c’est-à-dire une chose sous l’espèce de l’éternité, sans être déterminé à connaître encore plus de choses et à désirer en connaître de plus en plus. Enfin, les essences sont expressives : non seulement chaque essence exprime toutes les autres dans le principe de sa production, mais elle exprime Dieu comme ce principe lui-même qui contient toutes les essences et dont chacune dépend en particulier. Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu, donc est conçue par l’essence même de Dieu, mais en tant que l’essence de Dieu s’explique par cette essence1. Les idées d’essence, comme le troisième genre de connaissance, sont les

vérités ultimes de l’être. Après le premier genre de connaissance qui corres-pond à la dimension des parties extensives et le second genre qui correspond à la dimension des rapports caractéristiques, le troisième genre de connaissance correspond à la dimension des essences singulières et intensives qui appar-tiennent entièrement au domaine de l’éternité.

1.5.4. Le temps et l’éternité

Le problème du temps est devenu central dans la philosophie moderne depuis la philosophie transcendantale kantienne reposant sur le thème de la finitude. Chez Heidegger, aussi dans la perspective de la finitude, le problème du temps se lie intimement à celui de la mort. Alors, quel est le statut du temps et de la mort chez Spinoza, dont la philosophie est une philosophie ri-goureuse de l’infini absolue ? Premièrement, le temps chez Spinoza est seule-ment l’auxiliaire de l’imagination dont la fonction consiste à mesurer adéqua-tement la durée de l’existence d’un mode. En d’autres termes, le temps est une version dénaturée de la durée qui accompagne la variation existentielle du mode. L’on sait que l’essence chez Spinoza ne tend pas à se réaliser dans l’existence actuelle, elle jouit de sa propre existence réelle. L’existence actuelle modale est effectuée quand une infinité de parties extensives, s’affectant l’une et l’autre extérieurement et selon les lois mécaniques nécessaires, entrent dans le rapport caractéristique exprimant l’essence modale. Mais, une fois possé-dant une existence extensive, l’essence modale est comme le conatus avec le-

1 SPE, p. 282-283. Souligné par Deleuze.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

quel le mode se persévère dans son être et dure indéfiniment. La durée d’un mode est indéfinie, parce que seule une cause extérieure peut le détruire. Et la mort marque précisément la fin de la durée d’un mode : sous la violence exté-rieure, une infinité de parties subsumées sous les rapports caractéristiques d’un mode, quittant ces rapports, entrent totalement dans les nouveaux rapports en tant que forme individuelle d’un autre mode.

Mais, pour Spinoza, il n’est pas nécessaire de craindre la mort, parce que nous, étant choses finies, avons une partie foncièrement éternelle et pou-vons expérimenter que nous sommes éternels. Néanmoins, il faut faire atten-tion au fait que le thème de l’éternité chez Spinoza ne peut pas être réduit au problème traditionnel de l’immortalité de l’âme. Il y a à cela deux raisons : premièrement, pour la thèse traditionnelle de l’immortalité de l’âme, ce dont il s’agit est le moment de l’incarnation. L’âme est dans l’état de l’omnitemporel, il existe bien avant le corps dans lequel il s’incarnera. Avec le moment de l’incarnation, l’âme s’incarne dans le corps comme une entité indivisible s’opposant à la divisibilité du corps. Après la destruction du corps, l’âme se libère encore une fois et revient à l’état de l’omnitemporel entendu comme l’éternité. En revanche, l’âme, dans la philosophie spinoziste, possède bien ses propres parties extensives, c’est-à-dire elle a sa partie divisible dans son être entier ; deuxièmement, la thèse spinoziste de l’éternité ne signifie pas du tout l’éternité de l’âme et la durée du corps, parce que le corps lui-même a sa partie éternelle, à savoir son essence singulière, dans son être entier, comme nous l’avons vu plus haut, l’âme n’est pas l’essence intensive du corps et le corps n’est pas l’existence extensive de l’âme. Obéissant au principe du parallélisme, l’âme et le corps, tous ces deux modes sommes les parties intensives et ont les parties extensives. Étant les parties intensives comme degrés de puissance di-vines, tous ces deux modes sont éternels.

C’est justement pour cette raison que le souci de la mort, à proprement parler, n’est pas du tout nécessaire. Nous sommes une partie de l’éternité di-vine et, à travers le troisième genre de connaissance, idées d’essence, pouvons expérimenter comme nous sommes éternels. Pour cette raison, nous pouvons dire que les idées d’essence du troisième genre de connaissance, au sens le plus précis, sont une sorte singulière de l’expérimentation ou expérience, expérimen-tation ou expérience du Transcendantal qu’est les intensités infinies de la Nature éternelle1. Dans cette expérimentation ou expérience intensive et transcendantale, l’on

1 Cf. J.-C. Goddard, Violence et subjectivité. Derrida,. Deleuze, Maldiney, op. cit., 2008p.

84 : « Expérimenter, c’est-à-dire vivre le transcendantal – qui ne peut qu’être expérimenté ou vécu – tel qu’il l’est effectivement dans l’expérience schizophrénique de la communication des inconscients, revient donc à faire l’expérience de cette collaboration du schizophrénique et du paranoïaque dans le procès même de la production du réel ».

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121 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

vit ce qui ne peut pas être saisi dans la durée et ne peut qu’être saisi dans l’éternité à travers l’exercice transcendant de l’âme :

En tant qu’elle exprime l’existence actuelle du corps dans la durée, l’âme a la puissance de concevoir les autres corps dans la durée ; en tant qu’elle exprime l’essence du corps, l’âme a la puissance de concevoir les autres corps sous l’espèce de l’éternité1. Le corps existant, en tant qu’expression de la modification substantielle

dans l’attribut-étendue, consiste en l’essence singulière qu’est une partie inten-sive de la série infinie de la qualité-étendue, le rapport caractéristique du mou-vement et du repos dans lequel s’exprime l’essence intensive, les parties exten-sives que sont les corps les plus simples, subsumées sous le rapport caractéristique. L’âme existant, idée du corps correspondant, en tant qu’expression de la modification substantielle dans l’attribut-pensée, consiste en l’essence singulière qu’est une partie intensive de la série infinie de la quali-té-pensée, le rapport caractéristique dans lequel s’exprime l’essence intensive, les parties extensives que sont les infinitésimaux inconscients. Le corps exis-tant a les parties relativement supérieures comme les membres, et, l’âme, cor-rélativement, a ses propres parties relativement supérieures comme les facultés différentes. Bien sûr, il n’existe pas de rapport de la correspondance stricte entre les membres du corps et les facultés de l’âme. Néanmoins, au niveau de la connaissance, le rapport de la correspondance entre ces deux sortes de par-ties est bien clair : les parties du corps et les corps de ce monde s’affectent, les facultés de l’âme que sont l’imagination et la mémoire fabriquent les idées de ces affections, mais idées nécessairement inadéquates. En revanche, au niveau de la connaissance véridique, du troisième genre de la connaissance, corres-pondante à l’essence intensive du corps, l’âme, ayant la seule « faculté » dans son noyau essentiel intensif qu’est la pensée, expérimente d’abord sa propre es-sence, et puis, une infinité infinie d’autres essences qui coexistent ensemble avec elle, et finalement, le chaosmos des intensités qu’est Dieu-Nature. Ici, nous trouvons la dernière correspondance de la philosophie de Spinoza-Deleuze et la première philosophie de Deleuze : la pensée authentique comme expérience du Transcendantal ou de la Nature.

Dans la première philosophie de Deleuze, la pensée naît à partir d’une rencontre violente de la sensibilité avec le Dehors. La sensibilité transmet cette violence de Différence à la faculté de la pensée en passant par l’imagination et la mémoire. Cette violence tire la faculté de la pensée hors de sa stupeur natu-relle où elle se contente de produire les représentations des identités et la force

1 SPE, p. 292.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉTERNITÉ

dans son exercice transcendant de penser ce qui ne peut être que pensé dans une telle situation extrême : le Transcendantal, le Différent, la Nature. Une telle pensée est effectivement l’expérience surhumaine de participer au champ sub-représentatif des différentielles et des intensités : trouver son noyau essen-tielle dans la Nature et vivre son unité différentielle et multipliée avec les autres et le Tout. Une telle expérience de la pensée fait écho au troisième genre de connaissance de Spinoza : expérimenter la puissance de la Nature sous l’espèce de l’éternité. La différence entre les deux est que : pour Deleuze, il n’y a pas d’inégalité entre les facultés différentes comme la sensibilité, l’imagination, la mémoire et la pensée, toute faculté a deux usages différentes qui leur permettent de saisir les différents couches de l’être ; pour Spinoza, l’âme elle-même a deux sortes de facultés, les facultés qui consiste à connaître inadéquatement que sont l’imagination et la mémoire et la faculté qui nous permet de connaître adéquatement et expérimenter le monde des pures inten-sités qu’est la pensée.

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123 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

2. L’IDÉEL ET L’INTENSIF

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125 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

2.1. LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

La philosophie transcendantale de Deleuze est une philosophie du pa-radoxe. Le paradoxal appartient à la nature du Transcendantal qui implique en soi-même la coexistence des opposés, étant totalement incompréhensible et impensable du point de vue de la doxa du représentation. Suivant Spinoza, Deleuze propose une ontologie de l’univocité qui brise le sens commun méta-physique ou ontologique d’Aristote, à savoir la distribution inégale de l’être dans les catégories différentes et l’hiérarchie de ces catégories dont la subs-tance est le sens premier. De plus, afin d’établir une philosophie vraiment transcendantale, il s’efforce de briser aussi le sens commun « transcendantal » de Kant, à savoir l’unité subjective du Je et l’identité de l’objet formel général. Rappelons que la critique deleuzienne de la philosophie kantienne consiste à mettre en lumière la condition de l’expérience possible. L’expérience possible est ce qui reste après avoir soustrait le divers sensible de l’expérience réelle, c’est-à-dire un objet formel, objet quelconque en général. Et la condition de l’expérience possible, ce sont précisément les éléments constitutifs ou structu-raux, ou catégories de l’entendement. En ce sens, l’on peut dire que l’objet quelconque général, l’objet transcendantal = X est la version égologique de l’être aristotélicienne. Kant lui-même sait très bien que cette recherche des catégories doit être rigoureusement transcendantale, mais il suppose dès le début qu’il existe un rapport de ressemblance entre le transcendantal et l’empirique, il prend pour présupposition l’idée que la condition transcendan-tale d’un objet empirique doit être elle-même quelque chose d’objectivité en quelque sorte. Pour cette raison, la conception d’une expérience possible est elle-même une fiction anthropologique et doit être dépassée dans une enquête vraiment transcendantale. C’est justement ce qu’effectuera la philosophie de-leuzienne. Pour Deleuze, la philosophie transcendantale doit mettre en lu-mière la condition de l’expérience réelle elle-même, sans aucune intervention d’une expérience possible fictive. Il n’est plus nécessaire de supposer un rap-port de ressemblance entre le transcendantal et l’empirique. Et il ne s’agit plus d’une condition extérieure qui constitue un objet, mais d’une genèse interne qui le produire. Alors quelle est cette instance productrice de l’expérience réelle ? La réponse de Deleuze est l’Idée. Alors, qu’est-ce qu’une Idée ? Quelle est sa nature foncière ? Quelle est sa constitution intrinsèque ?

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LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

2.1.1. Moment kantien des Idées différentielles : problém a-tique

Selon Deleuze, la première détermination des Idées est qu’elles sont « essentiellement problématique » : les Idées sont les problèmes ; les pro-blèmes sont les Idées1. L’affirmation que les Idées sont dans leur nature pro-blématiques et sont comme les problèmes, n’étant pas du tout une proposition arbitraire, a sa racine dans l’histoire de la philosophie. Plus concrètement, l’emploi deleuzien des termes comme « problème » et « problématique » est bien influencé par Kant et G. Simondon. Comme nous le dit P. Montebello, c’est sous l’inspiration de Simondon qui parle de la « problématique d’un sys-tème » que Deleuze, « qui n’aime rien tant que les agencements libres, c’est-à-dire les machines à extraire du sens par couplage », (re)trouve la probléma-tique des Idées kantiennes et croise « la terminologie de Simondon avec celle de Kant »2. Dans le cadre de notre étude, nous nous contentons ici de nous concentrer sur l’inspiration kantienne de cette théorie de la problématique. Alors, comment Kant défini-t-il « problématique » ? Voyons le paragraphe suivant :

J’appelle problématique un concept qui ne contient nulle contradiction, et qui en outre s’enchaîne à d’autres connaissance pour constituer la limite de con-cepts donnés, mais dont en aucune manière la réalité objective ne peut être connue. Le concept d’un noumène, c’est-à-dire d’une chose qui doit être pen-sée, non pas du tout comme objet des sens, mais comme une chose en soi (uniquement par un entendement pur), n’est nullement contradictoire ; car on ne peut en tout état de cause affirmer de la sensibilité qu’elle soit le seul mode d’intuition possible. En outre, ce concept est nécessaire pour éviter d’étendre l’intuition sensible jusqu’aux choses en soi elles-mêmes, et donc pour limiter la validité objective de la connaissance sensible (car le reste, à quoi cette dernière n’a pas accès, s’appelle précisément noumènes pour indi-quer ainsi que ces connaissances ne peuvent étendre leur objet à tout ce que pense l’entendement). Reste qu’en fin de compte la possibilité de tels nou-mènes ne se peut nullement apercevoir, et que l’étendue qui déborde la sphère des phénomènes est (pour nous) vide – ce qui signifie que nous pos-sédons un entendement qui s’étend problématiquement au-delà de cette sphère, mais que nous n’avons aucune intuition, ni même le concept d’une intuition possible, par quoi des objets pourraient nous être donnés en dehors du champ de la sensibilité, et grâce à laquelle l’entendement pourrait être utilisé assertoriquement au-delà de la sensibilité, et est donc uniquement d’usage néga-

1 DR, p. 218. 2 P. Montebello, Deleuze. La passion de la pensée, op. cit., p. 146.

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127 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

tif. Néanmoins, il n’est pas une fiction arbitrairement inventée, mais s’articule à la limitation de la sensibilité sans toutefois pouvoir poser quoi que ce soit de positif hors de son champ1.

Selon ce paragraphe, nous pouvons résumer les caractéristiques du probléma-tique kantien : 1) Il caractérise le concept du noumène, la chose telle qu’elle est en soi-même ; 2) Il est au-dessus du règne de la représentation composée de l’intuition sensible et du concept de l’entendement ; 3) Mais il règle ou di-rige le fonctionnement de ces deux instances ; 4) Il est pleinement positif et réel, non pas un négatif ou une fiction. Nous pouvons voir que toutes ces ca-ractéristiques de la problématique ou de l’Idée régulatrice sont adoptées par Deleuze pour décrire ses Idées différentielles. Néanmoins, ces caractéristiques ne nous disent pas encore le mécanisme de la constitution ou formation interne des Idées.

2.1.2. Théorie deleuzienne de l’Idée et la théorie rationa-liste de l’infini

En quoi consiste une Idée ? Pour Deleuze, la constitution ou formation d’une Idée consiste à trois moments : 1) le moment des éléments génétiques comme indéterminés ; 2) le moment des rapports différentiels entre les élé-ments génétiques comme déterminables ; 3) le moment des singularités cor-respondant aux rapports différentiels comme détermination. Le processus de la constitution ou formation des Idées est donc aussi celui d’une détermina-tion progressive2.

1 I. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., B 310-311, p. 306. 2 En fait, les expressions que sont l’« indéterminé », le « déterminable », et la

« détermination » sont emprunté par Deleuze à Salomon Maïmon. Ces trois notions sont capitales pour la théorie maïmonienne du principe de la détermianbilité. Selon cette théorie, un concept, ou plus précisément un concept absolu, est une synthèse réelle d’un sujet qui est un universel et d’un prédicat qui est un particulier. Pour cette raison, l’on peut dire que un concept est identique à un jugement (En fait, le concept et le jugement, selon Maïmon, sont deux manières de exprimer une seule et même chose, à savoir une manière synthétique et une manière analytique). Le sujet est le déterminable, tandis que le prédicat est le déterminant qui détermine le déterminable ; le déterminable est un être qui ne dépend pas du prédicat, tandis que le déterminant est un être qui dépend du sujet (En d’autres termes, il y a une distinction modale entre le sujet et le prédicat). Le déterminant qu’est le prédicat, en déterminant le déterminable qu’est le sujet, faire naître (läßt entstehen) quelque chose de nouveau qu’est le déterminé. Donc, la vraie synthèse telle qu’elle est conçue par Maïmon est une production transcendantale (enveloppant seulement les éléments conceptuels) qui

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LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

Premièrement, comment entendons-nous les éléments génétiques ? Ils n’ont « ni forme sensible ni signification conceptuelle, ni dès lors fonction as-signable. Ils n’ont même pas d’existence actuelle, et sont inséparables d’un potentiel ou d’une virtualité »1. Ici, l’on peut dire que Deleuze reprend ici la caractérisation faite par Kant de l’Idée régulatrice problématique : elle n’est ni l’objet de l’intuition sensible, ni semblable aux catégories de l’entendement qui organisent les matériaux sensibles en objets de la conscience. En d’autres termes, elle dépasse totalement le règne de la représentation qui ne vise que les objets actuels dans notre l’expérience perceptive. L’avantage de la théorie de-leuzienne de l’Idée est qu’elle combine la conception kantienne de l’Idée pro-blématique avec la conception remarquable de l’infini actuel chez Leibniz et Spinoza.

On sait que Kant lui-même, par exemple dans sa lettre fameuse à M. Herz, accusant la tendance des philosophies post-kantiennes à combiner sa philosophie critique avec les philosophies spéculatives du XVIIèm siècle, exclut du discours de la philosophie transcendantale toute conception de l’infini ac-tuel, parce que celle-ci renvoie évidemment à un entendement infini qui est transcendant à l’espace-temps. Le seul possible pour l’homme, c’est la concep-tion de l’indéfini qui repose sur les synthèses effectuées dans le temps. Par contre, dans la perspective d’une sorte de spinozisme, il n’est pas du tout né-cessaire d’établir un lien obligatoire de l’infini actuel et de l’entendement infini de Dieu. Un concept rigoureux de l’infini actuel se trouve déjà dans la con-naissance rationnelle comme la mathématique ou la géométrie. Pour clarifier mieux ce point, concentrons sur un exemple géométrique dans la lettre de Spinoza sur l’infini2.

s’écarte de la synthèse kantienne qui applique les conditions a priori déjà faites à la matière a postériori donnée par la sensibilité.

1 DR, p. 237. 2 Nous suivons ici l’interprétation donnée par M. Gueroult dans son « Explication

de la Lettre sur l’Infini », in Spinoza I. Dieu, Paris, Aubier, 1968, p. 519-526.

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129 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Dans ce diagramme, nous avons deux cercles non concentriques O et O’. EF est la distance entre ces deux cercles ; AB est le maximum de la distance entre ces deux cercles qui est plus large que tous les EF ; CD est le minimum entre ces deux cercles qui est plus petit que tous les EF.

Nous savons que l’espace entre ces deux cercles est infiniment divisible, c’est-à-dire, entre EF et E’F’ il existe toujours une autre distance qui est E’’F’’. Pour cette raison, il y a une infinité d’EF dans cet espace dont « on ne peut en dé-terminer ou représenter les parties par aucun nombre » ; « elles ne peuvent être égalées à aucun nombre, mais dépassent tout nombre assignable »1.

Néanmoins, cette sorte d’interprétation suscite un problème important : pourquoi l’exemple donné par Spinoza concerne spécialement deux cercles non-concentriques ? Si nous ne considérons que deux cercles concentriques, nous pouvons accéder à la même conclusion obtenue plus haut. Ce dont il s’agit ici, ce n’est pas la somme des distances comprises entre deux cercles (EF + E’F’ + E’’F’’ + E’’’F’’’ + ...), mais la somme des inégalités de distance comprises entre

1 Lettre 12, à Meyer. Voir SE, p. 184.

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LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

deux cercles ([AB – EF] + [EF – E’F’] + [E’F’ – E’’F’’] + [E’’F’’ – E’’’F’’’] + ...). Et quelle est la somme de ces inégalités de distance ou de ces variations ? Elle est précisément la différence entre le maximum AB et le minimum CD, c’est-à-dire, la différence entre le maximum AB et le minimum CD est l’intégration des différentielles des EF. Donc cet exemple de Spinoza veut montrer que un être défini et limité par un maximum et un minimum est une intégration d’une infinité des différentielles qui dépassent tout nombre. Il faut faire attention au fait qu’il n’ya pas UNE différentielle comme une partie ho-mogène identifiable ou nombrable, les différentielles sont toujours en en-semble infini. Nous pouvons donc dire que les Idées telles qu’elles sont con-çue par Deleuze ne sont ni sensibles, ni reconnaissables, c’est-à-dire elles dépassent le champ de la représentation et étant chacune un ensemble d’une infinité des différentielles que sont les éléments génétiques.

Mais seuls ces éléments génétiques ou différentiels ne sont pas suscep-tibles de former ou constituer les Idées, ils sont complètement indéterminés. Il faut les rapports caractéristiques sous lesquels entre les éléments génétiques pour former ou constituer une Idée déterminée. Quels sont ces rapports ca-ractéristiques qui donnent aux éléments génétiques une « forme » ? La réponse de Deleuze : les rapports différentiels. En fait, nous avons déjà entré dans le domaine du calcul différentiel en renvoyant à la lettre de Spinoza à Meyer sur Spinoza. Étant le fondateur du calcul différentiel, Leibniz qui « avait eu con-naissance de la plus grande partie de la Lettre à Meyer » et qui « fait des critiques de détail »1, félicite Spinoza de sa conception de l’infini2. Au début, dans Spino-za et le problème de l’expression, Deleuze, en commentant la philosophie de Spi-noza, ne dit pas explicitement que les rapports caractéristiques de mouvement et de repos entre les éléments différentiels en tant que corps les plus simples sont les rapports différentiels au sens strict. C’est dans les cours consacrés à Spinoza du 1981 que Deleuze affirme définitivement que les rapports caracté-ristiques chez Spinoza et les rapports différentiels sont le même. En fait, les rapports entre les éléments génétiques infiniment petits ne sont pas autres choses que les rapports différentiels.

L’exposition faite par Deleuze lui-même sur les rapports différentiels se trouve dans le chapitre consacré à la « Synthèse idéelle de la différence » de Différence et répétition et elle commence avec un commentaire sur la continuité idéelle3. En fait, ce commentaire peut être considéré aussi comme une exposi-tion de la différence parmi trois ordres hétérogènes : le singulier, le général, et le particulier. Pour donner une présentation plus simple et claire, nous déci-

1 SE, p. 186. 2 PL, p. 63. 3 DR, p. 222-228.

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131 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

dons de déterminer : « dx » et « dy » comme exemplaires de l’ordre du singulier (non pas de l’ordre de singularité qui a une signification bien spécifique), « x » et « y », de l’ordre du général, « 3 » et « 5 », de l’ordre du particulier.

Premièrement, nous avons à préciser le rapport entre ces trois ordres. 3 et 5 sont des particuliers actuels bien déterminés, et ils peuvent être subsumés sous des catégories générales comme x ou y. Et x et y, tous deux peuvent re-présenter tout particulier possible mais ne peuvent absolument pas être réduits à celui-ci. Concernant dx et dy, d’une part, ils diffèrent en nature avec les parti-culiers comme 3 ou 5 parce qu’ils ne peuvent pas être déterminés comme étant actuels, et, d’autre part, ils se distinguent des généraux comme x ou y parce qu’ils ne représentent aucune possibilité et ne sont effectivement riens par rapport à eux1. D’où vient notre première conséquence : dx et dy étant des singuliers ne sont rien par rapports aux généraux et dépassent définitivement les particuliers, ils sont les éléments différentiels surmontant les éléments iden-tifiés et identifiables.

Deuxièmement, nous avons à préciser les rapports différents entre ces différentes sortes d’éléments. Le rapport entre les particuliers et celui entre les généraux sont relativement faciles à déterminer. Deleuze dit clairement que :

Des quanta comme objets de l’intuition ont toujours des valeurs particu-lières ; et même unis dans un rapport fractionnaire, chacun garde une valeur indépendante de son rapport. La quantitas comme concept de l’entendement a une valeur générale, la généralité désignait ici une infinité de valeurs particu-lières possibles, autant que la variable peut en recevoir. Mais il faut toujours une valeur particulière, chargée de représenter les autres et de valoir pour elles : ainsi l’équation algébrique du cercle x2 + y2 - R2 = 02.

Le rapport entre 3 et 5 (3/5) et le rapport entre x et y (x/y) sont respective-ment le rapport fractionnaire et le rapport algébrique3. Le caractère commun de ces deux sortes de rapports est que leurs valeurs sont spécifiées et ils sont dépendants de leurs termes, à savoir des particuliers ou des généralités. Mais, pour Deleuze, il nous faut dépasser à la fois les rapports fractionnaires entre les particuliers et les rapports algébriques entre les généralités, il nous faut at-teindre une sorte de rapport proprement logique ou métaphysique. Alors,

1 Ibid., p. 222 : La différentielle comme élément pur de la quantitabilité « ne se

confond ni avec les quantités fixes de l’intuition (quantum) ni avec les quantités variables comme concepts de l’entendement (quantitas). Aussi le symbole qui l’exprime est-il tout à fait indéterminé : dx n’est strictement rien par rapport à x, dy, par rapport à y. »

2 Ibid., p. 222. 3 Cours consacré à Spinoza, le 10 mars 1981. Disponible sur le site Internet :

http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=40&groupe=Spinoza&langue=1.

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LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

comment définir tel rapport ? Quels sont les caractères fonciers d’une logique des rapports appartenant spécialement à la philosophie se fondant sur la con-ception de la différence ? Deleuze dit que « tout le point de départ d’une lo-gique des rapports c’est évidemment : en quel sens y a-t-il une consistance du rapport indépendamment de ces termes ? » Et les rapports qui sont indépen-dants de ses termes sont les rapports entre les singuliers ou les éléments diffé-rentiels, à savoir les rapports différentiels.

Nous savons que les rapports différentiels tels qu’ils sont élaborés dans le calcul différentiel sont la grande contribution de Leibniz. Pour exposer cette théorie d’une manière la plus claire possible, Leibniz écrivit un court article dont le titre est Justification du calcul des infinitésimales par celui de l’algèbre ordinaire et dont Deleuze lui-même reprendra l’essentiel dans son livre sur Le pli. Leib-niz et le baroque1. Nous suivrons les arguments de Leibniz et préciserons les caractères des rapports différentiels en se référant à la figure suivante :

Il y a deux triangles rectangles ACE et BCD dont les sommets sont le même C. Les bases de ces deux triangles rectangles BD et AE sont parallèles. Et ACE et BCD sont deux triangles semblables. La longueur de BD est X, la longueur de AE est x, la longueur de AC est y, la longueur de BC est Y - y. Donc, BC/BD = AC/AE = Y-y/X = y/x. Maintenant, déplaçons ED con-sistant en EC et CD vers le point A. Nous savons que cela n’exerce pas d’influence sur le rapport de similarité de ces deux triangles rectangles et sur la valeur de y/x. Mais quand le point C se superpose au point A, c’est-à-dire, quand x = 0 et y = 0, quelque chose a lieu : les termes du rapport y/x sont anéantis, mais le rapport lui-même reste intact. Rigoureusement dit x et y ne disparaissent pas, ils n’ont perdu que leur caractère d’identifiabilité et devenu des différentielles, à savoir dx et dy. D’ou vient notre deuxième conséquence : le rapport entre les éléments différentiels signifie que les éléments différen-tiels, coexistant avec le rapport différentiel, n’ont pas d’existence indépen-

1 PL, p. 25.

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133 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

dante. Les éléments différentiels et leurs rapports sont un ensemble infini qui varie infiniment1.

2.1.3. Singularité et la distinction propre de l’Idée

Nous avons vu les deux premiers moments de l’auto-constitution de l’Idée que sont le rapport différentiel et les éléments génétiques subsumés sous ce rapport. Il s’agit pour le moment de préciser la nature du troisième moment qui est celui de la singularité. Selon Deleuze, la singularité est ce qui correspond au rapport différentiel et marque la détermination complète d’une Idée. Mais comment entendre une telle caractérisation ? Pourquoi l’existence de la singularité marque-t-elle une détermination complète ? Pour répondre à cette question, voyons d’abord le passage suivant :

Les Idées sont des complexes de coexistence, toutes les Idées coexistent d’une certaine manière. Mais par points, sur des bords, sous des lueurs qui n’ont jamais l’uniformité d’une lumière naturelle. À chaque fois des zones d’ombre, des obscurités correspondent à leur distinction. Les Idées se distin-guent, mais non pas du tout de la même manière que se distinguent les formes et les termes où elles s’incarnent2.

Toutes les Idées coexistent, et cet état de coexistence idéelle est nommé par Deleuze comme la « perplication » : « [n]ous proposons le nom de perplication pour désigner cet état distinctif et coexistant de l’Idée », il s’agit de « la façon dont les problèmes sont objectivement déterminés par leurs conditions à par-ticiper les uns des autres d’après les exigences circonstancielles de la synthèse

1 J. Hughes accepte sans aucune critique l’affirmation de Badiou qu’« en

mathématiques, dont je reconnaissais qu’il se souciait vivement, son goût allait au calcul différentiel, aux espaces de Riemann. Il y puisait de fortes métaphores (oui, des métaphores, je le maintiens) » et n’explique jamais pourquoi l’emploi deleuzien du calcul différentiel et des sciences naturelles ne sont que des métaphores (Deleuze’s Difference and Repetition. A Reader’s Guide, Londres, Continuum, 2009, p. 130). Il ne tient aucun compte de l’affirmation suivante de Deleuze : « dans toutes ces expressions, « points singuliers et remarquables », « corps d’adjonction », « condensation de singularités », nous ne devons pas voir des métaphores mathématiques ; ni des métaphores physiques dans « point de fusion, de congélation ... » ; ni des métaphores lyriques ou mystiques dans « amour et colère ». Ce sont les catégories de l’Idée dialectique, les extensions du calcul différentiel (la mathesis universalis, mais aussi la physique universelle, la psychologie, la sociologie universelle) qui répondent à l’Idée dans tous ses domaines de multiplicité » (DR, p. 246. Nous soulignons).

2 DR, p. 242.

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LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

des Idées »1. Toutes les Idées dans la perplication sont comme un continuum ou un ensemble infini, chaque Idée est comme une partie de ce continuum ou de cet ensemble. Mais par quoi pouvons-nous distinguer une Idée de l’autre dans un tel état de la perplication ? En d’autres termes, quelle est l’individualité d’une Idée certaine ? La singularité est précisément l’instance cruciale qui remplit ce rôle.

La singularité est le noyau individuel d’une Idée et établit le lien entre l’ensemble ou la totalité infiniment variante des Idées et une Idée spécifique et certaine. Une part, la singularité correspond bien à un rapport différentiel, mais, en même temps, elle s’exprime aussi dans ce rapport. La raison pour laquelle le rapport différentiel peut donner la forme à ses éléments génétiques est qu’il exprime la singularité : il est lui-même l’expression de la singularité qui est l’essence singulière de l’Idée. En d’autres termes, c’est avec la singularité qu’une Idée peut être comme une Idée irréductible aux autres et possède sa détermination finale comme détermination complète. D’autre part, la singula-rité marque aussi sa place particulière dans l’ensemble continu infini des Idées : c’est à travers elle qu’une Idée peut être considérée comme une partie particu-lière de la série infinie idéelle. Bien sûr, cette partie qu’est l’Idée n’est pas du tout une partie extensive qui est dominée par la loi de partes extra partes. Juste-ment comme les éléments génétiques subsumés par le rapport différentiel, les Idée n’existent qu’ensemble comme les « parties intensives ». Chaque Idée, étant complètement singulière, ne peut pas exister seule, elle est en coexistant avec toutes les autres : la distinction entre les Idées n’est jamais une distinction numérique qui s’établit toujours entres les formes ou les termes où s’incarnent les Idées.

Une Idée est donc doublement infinie : d’une part, elle, douée de sa propre singularité, est une partie intensive et non-numérique de l’ensemble perplicatif des Idées qui est foncièrement continu et infini, c’est-à-dire elle est infinie par la cause en un sens très précis ; d’autre part, elle est elle-même un ensemble infini par le rapport différentiel qui, exprimant la singularité, sub-sume une infinité d’éléments génétiques. En fait, elle jouit encore d’une troi-sième infinité : elle est le principe générateur transcendantal de la chose empi-rique et finie, comme la condition transcendantale de la chose finie, elle est elle-même infinie. Ce troisième infini de l’Idée marque l’introduction du thème de l’actualisation de l’Idée. Mais avant l’élaboration de ce thème, De-leuze nous invite d’examiner l’origine et la nature des Idées d’un autre point de vue, à savoir celui du jeu ontologique.

1 Ibid. Souligné par l’auteur.

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135 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

2.1.4. Le problématique, le questionnant, et l’origine de l’Idée du point de vue du jeu ontologique

La thèse de l’univocité de l’être est d’une importance fondamentale dans la philosophie de Deleuze. L’on sait bien que Deleuze dresse une histoire du développement de l’élaboration de l’être univoque dans le premier chapitre de Différence et répétition. Mais, il ne montre pas explicitement le rôle joué par l’univocité dans sa théorie de l’Idée virtuelle. Néanmoins, il nous semble que sa théorie du jeu ontologique tournant autour du complexe question-problème offre la clé d’une exposition du rapport entre l’univocité et la virtualité. Tout d’abord, il est inévitable pour nous d’affronter la question suivante : Pourquoi la conception nouvelle de la question et du problème jouit-elle une impor-tance fondamentale ? La réponse à cette question se trouve, selon Deleuze, dans le fait que « le complexe question-problème est un acquis de la pensée moderne, à la base de la renaissance de l’ontologie » :

[C]’est que ce complexe a cessé d’être considéré comme exprimant un état provisoire et subjectif dans la représentation du savoir, pour devenir l’intentionnalité de l’Être par excellence, ou la seule instance à laquelle l’Être à pro-prement parlé répond, sans que la question soit par là supprimée ni dépassée, puisqu’elle seule au contraire a une ouverture coextensive à ce qui doit lui ré-pondre, et à ce qui ne peut lui répondre qu’en la maintenant, la ressassant, la répétant1.

Sans doute, la « renaissance de l’ontologie » mentionnée ici se renvoie à Hei-degger, mais, nous n’avons pas d’intention d’insérer ici une discussion de l’ontologie heideggerienne. Ce qui nous semble important est d’éclairer plutôt la signification de l’expression « intentionnalité de l’Être ».

L’intentionnalité est l’un des concepts les plus importants chez Husserl et celui-ci en précise la signification dans sa Deuxième méditation cartésienne comme la suivante :

[…] le mot « intentionnalité » ne signifie rien d’autre que cette propriété fon-damentale et générale de la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter en elle-même, en tant que cogito, son cogitatum2.

L’on sait bien sûr que l’intentionnalité husserlienne appartient essentiellement au champ de la conscience, mais l’on est susceptible encore de saisir la signifi-

1 DR, p. 252. Nous soulignons. 2 E. Husserl, Deuxième Méditation cartésienne, §14, trad. fr., p. 65.

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LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

cation de l’intentionnalité de l’Être en retenant les éléments de la conception husserlienne comme la suivante : l’intentionnalité chez Deleuze est une propriété de l’Être, à savoir celle de se rapporter, par essence, à un problème et à une question ; en d’autres termes, tout être est un être problématique et questionnant. Nous avons déter-miné précédemment la nature problématique de l’Idée comme échappant à la fois de la saisie de l’intuition sensible et de la conception intellectuelle, à savoir comme étant strictement inconsciente. Et l’Être problématique, à son tour, est à proprement parler la question de l’être ou l’être-question qui provoque la réponse de l’étant ou l’étant-réponse. De ce point de vue, la différence onto-logique de Heidegger entre l’être et l’étant devient chez Deleuze la Différence en tant qu’être problématique et questionnant qui provoque les étants. En d’autres termes, ce dont il s’agit n’est plus une différence entre deux instances, même la différence ontologique entre l’être et l’étant, mais, la Différence qui est l’Être lui-même. Mis dans le domaine proprement ontologique, le pro-blème et la question ne sont plus ce qui est destiné à disparaître une fois que la résolution et la réponse sont obtenues, c’est-à-dire ils ne sont plus de provoca-tions temporaires de la résolution et de la réponse : « Les questions et les pro-blèmes ne sont pas des actes spéculatifs qui resteraient à ce titre tout à fait provisoire et marqueraient l’ignorance momentanée d’un sujet empirique. Ce sont des actes vivants, investissant les objectivités spéciales de l’inconscient, destinés à survivre à l’état provisoire et partiel qui affecte au contraire les ré-ponses et les solutions »1. Contrairement à l’idée du rapport entre question-problème d’une part et réponse-résolution d’autre part se base sur le sens commun, l’Être problématique et questionnant chez Deleuze est le Transcen-dantal qui est le principe producteur de toute réponse et de toute résolution qu’est l’étant déterminé et qui subsiste dans ce qu’il a produit. Les réponses et les solutions que sont les étants actuels sont bien déterminées et définies, mais leurs détermination et définition ne reposent que sur la clarté simple de la re-présentation ; les questions et les problèmes de l’être possèdent aussi leurs propres déterminations et définitions, mais celles-ci reposent en revanche sur la distinction complexe de l’inconscient. Les vraies questions et les vrais pro-blèmes ne disparaissent pas, et la raison pour laquelle ces deux instances dis-paraissent du point de vue de la représentation est qu’elles, dans leur nature inconsciente et non-représentable, sont imperceptibles, insensible, invisible pour la représentation.

Mais quelle est la différence entre la question et le problème ? En ré-pondant à cette question, Deleuze introduit le thème du jeu ontologique. Et ce jeu ontologique est conçu comme le coup de dés :

1 DR, p. 141.

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137 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Il s’agit […] d’un coup de dés, et de tout le ciel comme espace ouvert, et du lancer comme unique règle. Les points singuliers sont sur le dé ; les questions sont les dés eux-mêmes ; l’impératif est le lancer. Les Idées sont les combi-naisons problématiques qui résultent des coups. C’est le coup de dés ne se propose nullement d’abolir le hasard (le ciel-hasard)1.

Selon ce texte, il semble que la question est pour elle-même le porteur des sin-gularités condensées et le problème est ce qui, étant justement le résultat du « lancer » de dés-questions, avec les singularités distribuées d’une certaine ma-nière. Pour cette raison, l’on peut dire que l’origine des Idées en tant que pro-blèmes se trouve dans les questions, « chaque chose commence dans une question, mais on ne peut pas dire que la question elle-même commence »2. Si notre considération précédente des Idées met l’accent sur ses éléments infini-tésimaux génétiques et ses rapports différentiels caractéristiques s’établissent entre les éléments, la théorie du jeu ontologique, pour son compte, accentue plutôt les singularités qui sont comme la distinction propre des Idées. Mais, ayant constaté la différence entre la question et le problème, l’on n’a pas en-core vu clairement comment ce point se lie au problème de l’être. La clarifica-tion de ce point se trouve dans le texte suivant : « Les impératifs sont de l’être, toute question est ontologique, et distribue « ce qui est » dans les problèmes. L’ontologie, c’est le coup de dés – chaosmos d’où le cosmos sort »3. Nous pouvons donc dire que les questions et les problèmes sont les deux moments de l’ontologie telle qu’elle est conçue par Deleuze : les questions sont le chaosmos des singularités condensées, tandis que les problèmes sont le cos-mos des singularités distribuées. L’Être n’est pas un universel abstrait, il est plutôt le champs des mouvements continus de condensation-distribution des singularités – chaque condensation des singularités prépare le renouvellement de la distribution des singularités. Mais il faut noter que la condensation des singularités ne désigne pas un retour à l’état d’origine des singularités, parce qu’il n’y a pas d’origine pour les singularités. Cette condensation désigne plu-tôt le mouvement ou déplacement d’un point aléatoire qui dirige toute distri-bution spécifique des singularités.

Ainsi, nous avons examiné deux aspects de la théorie deleuzienne du jeu ontologique : 1° l’Être enveloppe la question et du problème, il est ques-tionnant et problématique, provoquant les réponses et les solutions qui le dif-férencient d’une manière spécifique ; s’écartant de la question et du problème,

1 DR, p. 255. 2 DR, p. 259. 3 DR, p. 257.

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LA DIALECTIQUE DE L’IDÉE COMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE VIRTUEL

dans le domaine de l’acquis de la savoir, qui sont seulement des instances temporaires, la question et le problème de l’Être subsistent dans ce qu’il pro-duit ou provoque. 2° La question et le problème représentent deux moments de l’Être : d’une part, la question manifeste l’indétermination universelle ; d’autre part, le problème manifeste la détermination spécifique de l’indétermination questionnante. Le troisième aspect manifeste alors la relation entre le jeu ontologique et l’ontologie spinoziste. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, un des principes fondamentaux de l’ontologie spi-noziste est que l’Être, à savoir la substance absolument infinie, est une Multi-plicité consistant en une infinité de « parties différentielles » que sont les attri-buts, et, entre ces parties différentielles s’établit la distinction formelle et réelle non-numérique. Cette thèse est reprise par Deleuze dans son élaboration du jeu ontologique :

Les lancers se distinguent formellement, mais pour un coup ontologiquement un, les retombées impliquant, déplaçant et ramenant leurs combinaisons les unes dans les autres à travers l’espace, unique et ouvert, de l’univoque1.

Il est bien évident que les lancers se distinguant formellement sont comme les attributs, tandis que le coup ontologiquement un est comme la substance : le mouvement de condensation-distribution est l’Un-Différent, mais chaque forme de ce mouvement est une différence de cet Un-Différent. Justement comme tous les attributs partagent le même ordre, la même connexion, et le même être, tous les lancers partagent le même principe différentiel et la même structure différentielle. Chaque distribution des singularité en répète différen-tiellement une autre, chaque formation idéelle en répète différentiellement une autre, le mouvement infini de condensation-distribution caractérise le monde de la perplication de toutes les Idées et la répétition réciproque à l’infini des Idées :

[…] la reprise des singularités les unes dans les autres, la condensation des singularités les unes dans les autres, tant dans un même problème ou une même Idée que d’un problème à l’autre, d’une Idée à l’autre, définit la puis-sance extraordinaire de la répétition […] La répétition, c’est ce lancer des sin-gularités, toujours dans un écho, dans une résonance qui fait de chacune le double de l’autre, de chaque constellation la redistribution de l’autre2.

1 DR, p. 388. Voir aussi DR, p. 362-363 : « [L]es variations de rapports et les

distributions de singularités telles qu’elles sont dans l’Idée n’ont pas d’autre origine que ces règles formellement distinctes pour ce lancer ontologiquement un ».

2 DR, p. 259-260.

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139 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Dans ce chapitre, nous avons examiné la théorie deleuzienne de l’Idée.

Cette théorie est aussi nommée par Deleuze comme « dialectique » car De-leuze entend la dialectique comme l’art des problèmes et les Idées, et les Idées sont justement les problèmes. Les Idées, loin d’être des universaux abstraits, sont différentiées, à savoir complètement déterminées à travers la détermina-tion progressive qui consiste dans trois moments que sont l’indétermination à propos des éléments infinitésimaux génétiques, le déterminable à propos des rapports différentiels caractéristiques, et la détermination à propos des singu-larités qui correspondent aux rapports différentiels. Ce processus de la déter-mination progressive des Idées est effectuée par Deleuze d’une autre manière dans sa théorie du jeu ontologique : la formation d’une Idée est le résultat d’un coup de dés ontologique, la détermination idéelle correspond à la distribution des singularités qui se trouvent condensées dans les questions en tant qu’origines des Idées. Dans le chapitre suivant, nous examinerons l’autre moi-tié du Transcendantal chez Deleuze, à savoir les différences d’intensités, qui sont précisément le principe transcendantal de la production de la qualité et de l’étendue.

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L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU

SENSIBLE

2.2. L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU SENSIBLE

Nous rencontrions déjà le problème de l’intensité dans notre première partie en élaborant la théorie scotiste de la distinction et, plus systématique-ment, la théorie spinoziste de l’attribut infini et de l’essence singulière modale. Dans Différence et répétition, les intensités ou différences d’intensité, à côté des Idées virtuelles, sont comme une figure spécifique de la Différence ou même la « différence en elle-même ». Le chapitre présent, consacré à une élaboration de cette différence en elle-même, se divise en deux sections : dans la première section, nous, partant de la théorie kantienne des anticipations de la percep-tion, monterons la nature absolument hétérogène de l’intensité ou quantité intensive en accentuant sa distinction fondamentale avec la quantité exten-sive ; dans la deuxième section, au-delà du cadre de l’idéalisme transcendantal de Kant, nous monterons la structure interne de l’intensité, le rapport d’implication entre les intensités, et l’explication nécessaire de l’intensité dans la qualité et l’étendue.

2.2.1. Dépassement de la théorie kantienne des anticip a-tions de la perception

Pour mettre en lumière la nature propre de l’intensité, Deleuze, dans le chapitre consacré à la « Synthèse asymétrique du sensible » de Différence et répéti-tion, commence avec une confrontation intense avec les sciences physiques. Comment entendre cette stratégie philosophique ? En fait, une telle stratégie elle-même n’est pas du tout nouvelle. Comme l’a montré très bien P. Klos-sowski, Nietzsche, en concevant sa doctrine de l’éternel retour, ne cesse de chercher une explicitation scientifique1. Et ce fait est aussi noté par Deleuze qui en expliquait le motif dans ses « Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour » comme le suivant :

On s’est parfois étonné du goût de Nietzsche pour les sciences physiques et pour l’énergétique. En vérité, Nietzsche s’intéressait à la physique comme science des quantités intensives, et il visait, plus loin, la Volonté de puissance comme principe « intensif », comme principe d’intensité pure2.

1 P. Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercvre de France, 1969, pp. 139-

176. 2 ID, pp. 170-171.

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141 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Cette même explication est reprise par Deleuze avec une précision plus claire dans Différence et répétition où il annonce que

Il est vrai que Nietzsche s’intéressait à l’énergétique de son temps ; mais ce n’était pas nostalgie scientifique d’un philosophe, il faut deviner ce qu’il allait chercher dans la science des quantités intensives – le moyen de réaliser ce qu’il appelait la prophétie de Pascal : faire du chaos un objet d’affirmation1.

En fait, ce que Deleuze dit à l’égard de Nietzsche peut se dire aussi de De-leuze lui-même. Il n’a pas d’intention d’établir une sorte de philosophie de la science dont un des thèmes fondamentaux serait la quantité intensive. En re-vanche, il veut révéler le statut propre de la quantité intensive ou intensité comme un principe transcendantal englobant se distinguant des principes em-piriques qui se trouvent dans les sciences diverses et qui dominent les do-maines particuliers : « Le principe transcendantal ne régit aucun domaine, mais donne le domaine à régir au principe empirique ; il rend compte de la soumis-sion du domaine au principe »2.

Comme nous l’avons précisé plus haut, la discussion des sciences dans Différence et répétition est toujours liée à l’entreprise deleuzienne de la philoso-phie de la nature dont le principe supérieur vaut pour tous les domaines et doit être considérée comme l’exemplification. Si nous considérons la théorie deleuzienne de l’intensité du point de vue de la philosophie ou de l’histoire de la philosophie, elle naît effectivement d’une confrontation avec la théorie kan-tienne des anticipations de la perception qui joue un rôle central dans la réin-terprétation de la philosophie transcendantale de Kant donnée par H. Cohen3. Dans son cours consacré à Kant du 21 Mars 1978, Deleuze annonçait très clairement que la théorie kantienne de la quantité intensive ou intensité élabo-rée dans les Anticipations de la perception « sera très important pour toutes les théories ultérieures de l’intensité ». Nous voyons brièvement le contenu de cette théorie et comment elle est mise en jeu par Deleuze dans sa propre cons-titution théorique.

Le principe des anticipations de la perception vise à démontrer qu’il y a une connaissance a priori même à l’égard de la matière de la connaissance em-pirique. L’on sait que la connaissance empirique ou le phénomène chez Kant

1 DR, p. 313. 2 DR, p. 310. 3 À l’égard de l’interprétation de la théorie kantienne de l’intensité apportée par H.

Cohen, voir son livre très important Le principe de la méthode infinitésimale et son histoire, tr. fr. M. de Launay, Paris, Vrin, 1999.

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L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU

SENSIBLE

consiste en les trois éléments que sont la matière de la sensation, l’intuition pure et le concept. Parmi ces trois éléments constitutifs, l’intuition pure d’espace-temps et le concept appartenant à l’entendement sont a priori, mais la matière de la sensation ne peut être donnée que par le choc d’une chose réelle extérieure, à savoir a posteriori. Néanmoins, avec le principe des anticipations de la perception, Kant a l’intention de montrer que nous pouvons connaître a priori quelque chose de la matière de la sensation, et ce « quelque chose » est justement la quantité intensive comme degré, c’est-à-dire nous pouvons con-naître a priori que toute matière de la sensation a un degré spécifique. Alors, comment entendre cette quantité intensive comme degré ?

Pour répondre mieux à cette question, il faut rendre compte d’abord d’une autre sorte de quantité ou grandeur, à savoir la quantité extensive. L’explication de la quantité extensive est donnée par Kant dans son élabora-tion des « Axiomes de l’intuition ». Selon Kant, les phénomènes « ne peuvent donc être appréhendés, c’est-à-dire intégrés dans la conscience empirique, au-trement qu’à travers la synthèse du divers par laquelle sont produites les repré-sentations d’un espace ou d’un temps déterminés, c’est-à-dire à travers la composition de l’homogène et la conscience de l’unité synthétique de ce di-vers (de cette diversité homogène) »1. « J’appelle grandeur extensive où la re-présentation des parties rend possible la représentation du tout (et donc, né-cessairement, la précède). Je ne peux me représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire, à partir d’un point, toutes les parties successivement et sans commencer ainsi par tracer cette intuition. De même en est-il pour tout temps, jusqu’au plus petit. La pensée que j’en ai contient uniquement la progression successive d’un instant à l’autre, où par toutes les parties du temps et leur addition se trouve produite finalement une certaine grandeur de temps déterminée. Étant donné que la simple intuition, pour tous les phénomènes, est ou bien l’espace, ou bien le temps, tout phénomène, en tant qu’intuition, est une grandeur extensive, puisque c’est seulement par synthèse successive (de partie à partie) qu’il peut être connu dans l’appréhension »2.

1 E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 239. 2 Ibid., p. 240. Comme le dit Deleuze : « Kant définit toutes les intuitions comme

des quantités extensives, c’est-à-dire telles que la représentation des parties rende possible et précède nécessairement la représentation du tout » (DR, p. 298). Ce résumé fait par Deleuze repose sur la distinction faite par Kant entre la quantité extensive et la quantitié intensive dans la Critique de la raison pure : « J’appelle grandeur extensive celle où la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et donc nécessairement, la précède) (A163/B203) ; La « grandeur qui n’est appréhendée que comme unité et où la pluralité ne peut être représentée que si l’on s’approche de la négation = 0, je l’appelle la grandeur intensive » (A168/B210).

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143 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Afin de mieux comprendre le texte cité plus haut, rappelons la première synthèse transcendantale kantienne. En fonction de cette synthèse, il y a d’abord les infinitésimaux temporels continus qui ont à être synthétisés dans les présents propres homogènes et vides, c’est-à-dire les unités-présents. Et puis, avec le choc de l’expérience, chaque présent formel est rempli par la matière de la sensation donnée, et naît ainsi une succession perceptive et empirique. En d’autres termes, ce dont il s’agit ici, c’est le devenir-conscient ou la représen-tation actualisée des successions du présent. Bien sûr, la synthèse transcendan-tale du présent n’est pas antérieure à la synthèse empirique au sens chronolo-gique. Les deux sont effectivement contemporaines, et celle-là est la condition de possibilité de celle-ci.

Comme l’a montré Kant, la grandeur ou quantité extensive se dit des unités homogènes dont la totalité est la sommation. Une minute, par exemple, est une telle unité, premièrement, nous avons une minute, puis, deux minutes, et puis, trois minutes ... jusqu’aux soixante minutes et nous avons une totalité de la sommation qui est une heure. Et en fonction de la première synthèse kantienne, le même peut se dire aussi du contenu qui remplit ces minutes. Nous pouvons donc voir que la manière d’être de succession du phénomène est apportée par la forme du temps qui l’informe au niveau de l’intuition. En d’autres termes, la succession présentant la quantité extensive n’est pas vrai-ment la propriété intrinsèque de la matière de la sensation.

Mais y a-t-il une sorte de grandeur ou quantité propre à la matière de la sensation comme donné de l’expérience ? La réponse à cette question est bien précise : une telle sorte de quantité est la quantité intensive. En fait, l’on sait que l’exposition proprement kantienne de la quantité intensive a un but expli-cite : affirmer la connaissance a priori de la matière de la sensation et la légiti-mité de l’application de la catégorie de la qualité qui se distingue de celle de la catégorie de la quantité. Mais ce qui est important pour nous n’est pas de faire un commentaire de Kant, mais de voir comment le thème kantien de la quan-tité intensive est répété différentiellement par Deleuze. Pour cette raison, nous prenons pour point de départ deux caractères fondamentaux de la quantité intensive kantienne tirés par Deleuze dans sa conférence mentionnée plus haut :

- Premier caractère : l’appréhension d’une quantité intensive est instanta-

née, c’est-à-dire que son unité ne vient plus de la somme de ses parties successives, l’unité d’une quantité intensive quelconque est appréhendée dans l’instant ;

- Deuxième caractère : la multiplicité contenue dans une multiplicité in-tensive ne renvoie plus à une succession de parties extérieures les unes

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L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU

SENSIBLE

aux autres, mais renvoie à un rapprochement variable du degré zéro. En fait, l’on peut dire que le deuxième caractère est le prolongement

naturel du premier. Considérons d’abord le premier caractère. Nous avons vu que la quantité extensive, dans la synthèse empirique de la succession de la représentation, se dit des unités homogènes, les minutes par exemple. La tota-lité des minutes, une heure par exemple, ne peut être qu’après la sommation de toutes les minutes successives. Quant à la quantité intensive, elle se dit de la matière qui rempli le courant temporel. Par exemple, la chaleur de la matière à un instant précis ne résulte pas de la sommation de la chaleur de la matière dans les instants précédents. La chaleur se compose des différences pures et ne renvoie pas au règle de la sommation des unités : 30°C ne résulte pas de l’addition de trois 10°C. C’est pour cette raison que Deleuze affirme que l’appréhension de la quantité intensive s’effectue dans l’instant. Kant lui-même illustre bien cette différence entre la quantité extensive et la quantité intensive dans le paragraphe suivant, noté aussi par H. Cohen dans son commentaire du développement de la méthode :

Mais si l’on dit d’une vitesse double qu’elle est un mouvement grâce auquel, dans un même temps, serait parcouru un espace d’une grandeur double, on admet ici quelque chose qui ne va pas de soi, à savoir que deux vitesses égales pourraient être additionnées comme deux espaces égaux ; et il n’est pas en soi évident qu’une vitesse donnée soit constituée de vitesses moindres ni qu’une rapidité soit faite de plusieurs lenteurs, comme un espace se compose d’espaces plus petits ; en effet, les parties d’une vitesse ne sont pas extérieures les unes aux autres comme celles d’un espace, et si la vitesse doit être considérée comme une grandeur, il est nécessaire que le concept de sa grandeur, puis-qu’elle est intensive, soit construit autrement que le concept de la grandeur exten-sive de l’espace1. Le deuxième caractère tiré par Deleuze de la quantité intensive est déjà

mentionné dans ce paragraphe, c’est-à-dire la construction de la quantité ex-tensive est toute autre que celle de la quantité intensive. La multiplicité conte-nue dans une multiplicité extensive obéit au règle de la sommation, c’est-à-dire la totalité une résulte d’une addition successive des parties extérieures l’une à l’autre que sont les unités homogènes. En revanche, la multiplicité contenue dans une multiplicité intensive obéit à la règle de l’intégration qui se distingue radicalement de toute addition ou juxtaposition simple. L’unité intégrée de la multiplicité intensive ne peut pas se diviser en parties plus petites, parce

1 E. Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, t. II, p. 396 sq.

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145 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

qu’elle est produite par l’intégration des infinitésimaux comme chez calcul dif-férentiel. L’intégration n’est pas du tout une sommation ou addition des infini-tésimaux, parce qu’une telle sommation ou addition est impossible : 0 + 0 = 0.

Mais qu’est-ce que ça veut dire : la multiplicité intensive renvoie à un rapprochement variable du degré zéro ? Et tout d’abord, qu’est-ce que ce de-gré zéro ? En fait, comme le dit Vaysse, les « Anticipations de la perception per-mettent ainsi d’intégrer le calcul infinitésimal à la philosophie transcendantale pour rendre compte de la genèse de la conscience empirique »1, et degré zéro marque précisément le cas où la conscience empirique, avec l’intuition corres-pondante, est totalement absente. L’on peut donc dire que ce degré zéro signi-fie aussi la conscience supérieure en tant qu’inconscient transcendantal. Et chaque production de la conscience empirique est une production à partir de l’inconscient transcendantal = zéro. Chaque conscience empirique s’accompagne d’une perception dont la matière a un degré, et chaque cons-cience empirique naît dans un instant spécifique, à savoir sa production n’est pas successive et chaque production est une production instantanée nouvelle.

En fait, nous pouvons discerner d’abord un point commun de ces deux caractères de la quantité intensive : la manière d’être proprement intensive s’oppose radicalement à la succession. Rappelons encore une fois que la suc-cession caractérise la première synthèse temporelle et la manière d’être de la réalité actuelle dans la représentation chez Kant comme chez Deleuze. Ainsi, la nature contre-successive de la quantité intensive ou intensité implique aussi une tendance anti-actuelle. Pour le moment, nous n’avons pas d’intention d’expliciter la fonction de l’intensité dans le processus de la formation de l’actualité. Mais il nous faut faire attention au fait que la quantité intensive ou intensité s’oppose à l’actualité et qu’il faut éviter toute confusion entre ces deux instances.

Mais quelle est la limite du principe kantien des anticipations de la per-ception ? Deleuze lui-même déclare nettement comme le suivant :

[L]’intensité comme principe transcendantal n’est pas simplement l’anticipation de la perception, mais la source d’une quadruple genèse, celle des extensio comme schèmes, celle de l’étendue comme grandeur extensive, celle de la qualitas comme matière occupant l’étendue, celle du quale comme désignation d’objet2.

C’est-à-dire, pour Deleuze, la théorie de l’intensité ne doit pas se limiter dans un principe consistant à mettre en lumière la nature et la fonction du schéma-

1 J.-M. Vaysse, L’inconscient des modernes, op. cit., p. 196. 2 DR, p. 289.

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L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU

SENSIBLE

tisme d’une catégorie spécifique qu’est la qualité dans le mécanisme de la constitution de l’objet, mais expliquer la genèse de l’actualité de la représenta-tion en tant que « mélange » de la qualité et de l’étendue. Et sous cet aspect, la pensée de Deleuze est un approfondissement du néo-kantisme de H. Cohen.

Selon Deleuze, « Hermann Cohen a raison de donner une pleine valeur au principe des grandeurs intensives dans sa réinterprétation du kantisme »1. Quelle est la signification de cette affirmation ? Pour Cohen, la quantité inten-sive n’est pas simplement une autre sorte de quantité qui se trouve à côté de la quantité extensive. Elle est effectivement la condition préalable ou le fonde-ment de la quantité extensive : la « grandeur intensive apparaît tout d’abord comme la condition préalable de la grandeur extensive ; en effet, si l’unité d’une pluralité doit être pensée, il faut au préalable que l’unité elle-même soit pensée. Cette unité est celle qui n’est « appréhendée » que comme unité »2. En d’autres termes, quand nous pensons la quantité extensive comme se disant des unités homogènes qui se succèdent, cette pensée même présuppose déjà la conception de l’unité qui est 0fondée par la quantité intensive. Dans quelque mesure, le fait que la quantité intensive peut être représentée comme la quantité extensive est aussi une expression du statut fondamental de celle-là, comme le montre le fonctionnement du thermomètre. Mais, encore, Deleuze ne se con-tente pas du projet d’un idéalisme critique à la Cohen. Il veut faire de la quan-tité intensive ou intensité un transcendantal supérieur et producteur. Elle doit être le principe générateur de la qualité et de l’étendue.

2.2.2. L’implication et l’explication de l’intensité

Suivant l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, la théo-rie deleuzienne de l’intensité prend pour point de départ une critique pro-fonde du principe kantien des anticipations de la perception qui s’exprime bien nettement dans le paragraphe suivant :

Il apparaît que, dans l’expérience, l’intensio (intensité) est inséparable d’une ex-tensio (extensité) qui la rapporte à l’extensum (étendue). Et sous ces conditions, l’intensité elle-même apparaît subordonnée aux qualités qui remplissent l’étendue (qualité physique de premier ordre ou qualitas, qualité sensible de

1 Voir l’étude comparative de J. Simont, Essai sur la quantité, la qualité, la relation chez

Kant, Hegel, Deleuze. Les « fleurs noires » de la logique philosophique, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 341-367.

2 H. Cohen, La théorie kantienne de l’expérience, tr. fr. É. Dufour et J. Servois, Paris, Éd. du Cerf, 2001, pp. 434-435.

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147 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

second ordre ou quale). Bref, nous ne connaissons d’intensité que déjà déve-loppée dans une étendue, et recouverte par des qualités. De là, vient notre tendance à considérer la quantité intensive comme un concept empirique, et encore mal fondé, mixte impur d’une qualité sensible et de l’étendue, ou même d’une qualité physique et d’une quantité extensive1.

Comme nous l’avons vu plus haut, la grandeur ou quantité intensive chez Kant concerne spécialement le schématisme de la catégorie de la qualité et caractérise la matière de la sensation qui remplit la forme de l’intuition. Étant la condition préalable de la conception de l’unité, la quantité intensive est ef-fectivement le fondement de la quantité extensive. Néanmoins, pour Deleuze, un tel concept de l’intensité est encore « un concept empirique, et encore mal fondé, mixte impur d’une qualité sensible et de l’étendue, ou même d’une qua-lité physique et d’une quantité extensive »2. Donc, pour trouver une véritable conception de l’intensité, il faut effectuer en quelque sorte une purification de l’intensité, la libérant du carcan de la qualité et de l’étendue. Et cette purifica-tion appartient à l’étude transcendantale qui « peut découvrir que l’intensité reste impliquée en elle-même et continue d’envelopper la différence, au moment où elle se réfléchit dans l’étendue et la qualité qu’elle crée, et qui ne l’impliquent à leur tour que secondairement, juste ce qu’il faut pour « expliquer » »3.

Mais le premier point que Deleuze veut montrer est qu’il appartient à la nature de l’intensité de se nier dans la qualité et l’étendue. Il est bien évident que Deleuze le fait pour expliciter la raison pour laquelle la théorie tradition-nelle de l’intensité, celle de Kant par exemple, confond l’intensité avec le « mi-lieu » où elle se nie ou s’annule et reste pour cela fondamentalement empi-rique. L’on ne peut bien affirmer que la qualité et l’étendue sont la création naturelle de l’intensité. Bien sûr, Deleuze dit que la qualité et l’étendue « dé-signe bien des réalités », mais ces réalités sont « illusoires »4. Néanmoins, il faut faire attention au fait que la qualité et l’étendue ne sont illusoires que dans la mesure où elles ne sont pas elles-mêmes leur raison ou principe transcendan-tal. Pour Deleuze, au moins dans Différence et répétition, ce qui est authentique-ment réel, c’est les transcendantaux seuls y compris l’intensité. Ou, employant les termes de Spinoza, seule la cause prochaine est authentiquement réelle, tous les effets sont simplement illusoires.

Pour cette raison, il n’est pas du tout nécessaire de critiquer sévèrement les identiques comme la qualité et l’étendue : c’est la nature propre des intensi-

1 DR, pp. 287-288. 2 DR, p. 288. 3 DR, p. 309. 4 DR, p. 309-310.

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L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU

SENSIBLE

tés de les créer, et elles sont les produits naturels des intensités. Dans quelque mesure, l’on peut dire que Deleuze renverse la hiérarchie métaphysique tradi-tionnelle qui méprise la différence. Si la différence était fixée à son état de ma-lédiction dans l’histoire de la philosophie, maintenant, chez Deleuze, c’est l’identité de la qualité et de l’étendue qui subissent la malédiction. Mais un simple renversement philosophique n’a pas d’importance fondamentale. Ce qui à être dévoilé, c’est le mécanisme par lequel naissent la qualité et l’étendue ; ce qui à être critiqué, c’est la confusion de l’intensité comme cause et de ce qui est créé par l’intensité comme effet.

Alors, quelle est la constitution intrinsèque de l’intensité ? Deleuze ré-pond à cette question en nous donnant une description de la structure interne de l’intensité comme la suivante :

Toute intensité est E-E’, où E renvoie lui-même à e-e’, et e à ε-ε’, etc. : chaque intensité est déjà un couplage (où chaque élément du couple renvoie à son tour à des couples d’élément d’un autre ordre) ... Nous appelons disparité, cet état de la différence infiniment dédoublée, résonnant à l’infini1.

C’est-à-dire, il n’est pas possible de définir exactement une intensité singulière, parce que chaque intensité est déjà une parmi d’autres. Étant un des éléments hétérogènes d’un couple intensif plus haut, chaque intensité est elle-même un couplage de deux (ou plus) éléments hétérogènes qui sont à leur tour les cou-plages des autres éléments intensifs. En d’autres termes, les intensités ou diffé-rences d’intensité sont infiniment dédoublée, elles ont leur propre infinité. Mais quelle est la nature de cette infinité ou cet infini ? Deleuze ne donne pas une réponse directe à cette question. Néanmoins, compte tenu du fait que la philosophie de Deleuze reprend l’idéal de l’absolument infini de la philosophie classique, cet infini appartenant à l’intensité ne peut pas être virtuel ou poten-tiel. En d’autres termes, l’infinité des éléments hétérogènes intensifs est bien positive, à savoir il n’y a pas du point de vue de la représentation un élément ultime bien défini, mais il reste encore un infinitésimal n’étant pas identifié. Si c’était le cas, le rapport-couplage entre les éléments intensifs est aussi de na-ture différentielle, et, la relation entre la constitution idéelle et la constitution intensive devient bien délicat.

Comment décrire ce dédoublement infini des intensités ? Deleuze dit que ce dédoublement infini est implication. Nous avons rencontré aussi ce con-cept dans notre première partie en mettant en lumière la logique de l’expression chez Spinoza (chaque attribut implique en lui-même la substance). L’implication intensive a effectivement deux niveaux dont le premier est éla-

1 DR, p. 287.

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149 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

boré par Kant dans son principe des anticipations de la perception comme implication dans la qualité, à savoir chaque qualité a un degré spécifique. Mais ce niveau de l’implication est le plus bas, et l’intensité l’est que « secondaire-ment »1. L’autre niveau, ou le premier niveau, est l’implication propre :

Elle est d’abord impliquée en elle-même : impliquante et impliquée. Nous devons concevoir l’implication comme une forme parfaitement déterminée. Dans l’intensité, nous appelons différence ce qui est réellement impliquant, envelopant ; nous appelons distance ce qui est réellement impliqué ou enve-loppé2.

Pour expliquer plus clairement la signification de ce double implication-impliqué (enveloppant-enveloppé), Deleuze reprend les exemples déjà utilisés par Kant quand le dernier exposait à son tour la nature propre de l’intensité : la température et la vitesse :

Quand on remarque qu’une température n’est pas composée de tempéra-tures, une vitesse de vitesses, on veut dire que chaque température est déjà différence, et que les différences ne se composent pas de différences de même ordre, mais impliquent des séries de termes hétérogènes3.

L’idée centrale est que les intensités ne peuvent pas exister comme les unités homogènes de la quantité extensive qui sont totalement extérieures l’une à l’autre. Les intensités sont les hétérogènes purs et s’impliquent l’une dans l’autre. Les extensions sont homogènes et externes, les intensités sont hétéro-gènes et purement internes. Chaque intensité impliquent toutes les autres in-tensités et est comme l’impliquante, et elle est impliquée en même temps par toutes les autres intensités et est comme l’impliqué. Chaque intensité est sus-ceptible d’impliquer toute les autres intensités parce qu’elle est elle-même les différences pures ; elle est susceptible d’être impliquée par toutes les autres

1 Cf. DR, p. 309 : « Nous devons donc distinguer deux ordres d’implication, ou de

dégradation : une implication seconde, qui désigne l’état dans lequel des intensités sont enveloppées dans les qualités et l’étendue qui les expliquent ; et une implication primaire, désignant l’état dans lequel l’intensité est impliquée en elle-même, à la fois enveloppante et enveloppée. Une dégradation seconde où la différence d’intensité s’annule, le plus haut rejoignant le plus bas ; et une puissance de dégradation première, où le plus haut affirme le plus bas. L’illusion, c’est précisément la confusion de ces deux instances, de ces deux états, extrinsèque et intrinsèque ».

2 DR, p. 305. 3 DR, p. 306.

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L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU

SENSIBLE

intensités parce que toute intensité est différence pure. L’identité de la diffé-rence pure rend possible l’implication infinie des intensités.

Après l’implication vient ce qui est définie par Deleuze comme explica-tion. L’explication est justement ce par quoi le mécanisme de la création de la qualité et de l’étendue peut être mis en lumière, et elle a un rapport bien in-time avec l’identification :

La formule d’après laquelle « expliquer, c’est identifier » est une tautologie. On ne peut pas en conclure que la différence s’annule, du moins qu’elle s’annule en soi. Elle s’annule en tant qu’elle est mise hors de soi, dans l’étendue et dans la qualité qui remplit cette étendue. Mais cette qualité et cette étendue, la différence les crée. L’intensité s’explique, se développe dans une extension (extensio). C’est cette extension qui la rapporte à l’étendue (ex-tensum), où elle apparaît hors de soi, recouverte par la qualité1.

L’implication est « l’être de la différence » : la différence d’intensité implique d’une part toutes les autres et est impliquée d’autre part par toutes les autres – le jeu de miroir infini des différences pures, des inégalités absolues. L’explication est le processus par lequel la différence pure est rendue égale ou conjurée – ce qui est insaisissable du point de vue de l’expérience quotidienne structurée par la représentation devient clair et régulier, justement comme le processus par lequel l’intensité pure de la température « devient » la quantité extensive manifestée par le thermomètre. Et ce processus de l’explication est aussi celui de la création de la qualité et de l’étendue. Néanmoins, l’explication de la différence d’intensité ne signifie pas le changement de sa structure in-terne. En s’expliquant, la différence d’intensité pure consiste encore dans des éléments hétérogènes intensifs se trouvant dans le rapport-couplage et im-plique toutes les autres intensités, parce que l’explication signifie la mise en hors de soi de l’intensité, n’étant pas de dénaturation interne des différences. La mise en hors de soi de l’intensité fait naître l’étendue et la qualité remplis-sant cette étendue qui ne dénaturent pas la différence d’intensité elle-même, mais la recouvrent et l’obscurcissent.

Nous voyons ici un des caractères remarquables de la philosophie de-leuzienne. Chez Deleuze, toute chose solide et rigide ou ce qu’il est facile de « comprendre » n’est qu’une illusion, ce qui est bien difficile de « saisir » du point de vue de l’expérience quotidienne, ou de la récognition en tant que modèle cognitif de cette expérience, est le lieu de la vérité du réel. Il en va de même pour l’intensité. Comme nous le pourrons voire dans la partie suivante consacrée à la théorie deleuzienne des synthèses, la conception deleuzienne du

1 DR, pp. 293-294.

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151 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

temps conçoit le temps fondamental comme s’opposant à l’idée du temps du sens commun qui consiste en la succession et le détermine comme coexis-tence virtuelle. Quant à l’intensité, Deleuze la conçoit comme s’opposant spé-cialement à l’extension et étendue et la détermine comme un espace pur inex-tensif. Et cet espace pur inextensif est la profondeur, « dimension hétérogène (ultime et originelle) [qui] est la matrice de l’étendue, y compris de la troisième dimension considérée comme homogène aux deux autres »1.

Cette stratégie adoptée par Deleuze est dans la même lignée de celle de Kant qui accentue la différence radicale entre la quantité intensive et la quanti-té extensive et détermine la quantité intensive comme le fondement de la quantité extensive. Mais pour Deleuze, il ne s’agit plus du problème des deux catégories que sont la quantité et la qualité comme chez Kant. Ce qui a une importance centrale maintenant, c’est la différence d’intensité comme principe transcendantal générateur de l’étendue réelle. Et ce principe est défini par De-leuze comme dans le texte suivant :

L’étendue dont nous cherchons à établir la genèse est la grandeur extensive, l’extensum ou le terme de référence de toutes les extensio. Au contraire, la pro-fondeur originelle est bien l’espace tout entier, mais l’espace comme quantité intensive : le pur spatium2.

La profondeur ou le spatium s’explique dans l’étendue actuelle, étant à son tour remplie par la qualité qui à être perçue de quelque manière. Mais, se distin-guant de Kant qui se contente d’attribuer la quantité intensive à la qualité comme un degré, Deleuze annonce que la qualité elle-même est le produit de l’intensité naissant dans le processus de la solidification ou égalisation des dif-férences pures :

La qualité perçue suppose l’intensité, parce qu’elle exprime seulement un ca-ractère de ressemblance pour une « tranche d’intensités isolables », dans les limites de laquelle se constitue un objet permanent – l’objet qualifié qui af-firme son identité à travers les distances variables3.

Pour cette raison, le spatium, profondeur qu’est l’intensité est la raison origi-nelle ou le principe transcendantal de la qualité et de l’étendue – toues les deux sont les effets de la mise en hors de soi de la différence d’intensité purement interne :

1 DR, p. 296. 2 Ibid. 3 DR, p. 297.

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L’ÉSTHÉTIQUE DE L’INTENSITÉ COMMME L’ÉTUDE DE L’ÊTRE DU

SENSIBLE

L’intensité, qui enveloppe les distances, s’explique dans l’étendue, et l’étendue développe, extériorise ou homogénéise ces distances mêmes. En même temps, une qualité occupe cette étendue, soit comme qualitas qui définit le milieu d’un sens, soit comme quale qui caractérise tel objet par rapport à ce sens1.

2.2.3. Deux sortes de multiplicités et une philosophie de la multiplicité s’opposant à la philosophie de la simpli-cité

Dans le chapitre précédent, nous avons vu que les Idées, dans leur propre réalité virtuelle et non-actuelle, coexistent ensemble dans l’état de la perplication. Pour cette raison, l’on peut dire, suivant Deleuze, que les Idées sont des multiplicités perplexes. Comme les Idées sont les objectivités du monde des singularités pré-individuelles, la perplexité idéelle, n’ayant rien à voir avec un état provisoire de la conscience d’un sujet empirique, manifeste le fait que les virtualités idéelles sont complètement indéterminées du point de vue de la représentation. La perplication est l’état global des Idées coexis-tantes, et chaque Idée est elle-même un ensemble infini différentiel. Dans quelque mesure, l’on peut dire que le rapport entre les éléments infinitésimaux génétiques et l’Idée ressemble à celui entre les Idées et la totalité perpliquée des Idées. En d’autres termes, comme les éléments génétiques sont comme les parties différentielles d’une Idée, les Idées sont comme les parties différen-tielles de la totalité virtuelle perpliquée. Dans le chapitre présent, nous avons vu que les intensités, dans leur implication réciproque infinie, coexistent en-semble dans la profondeur intensive qui est elle-même la matrice de toute production actuelle de la qualité et de l’étendue. Pour cette raison, l’on peut dire que, suivant Deleuze aussi, que les intensités sont des multiplicités im-plexes. Dans les implications infinies réciproques, chaque intensité est une répétition de toutes les autres en même temps qu’elle est répétée par toutes les autres. Il n’y a pas d’intensité simple et isolée, étant un élément dans le cou-plage d’une série supérieure, l’intensité est déjà elle-même une série couplant les intensités inférieures. Dans quelque mesure, l’on peut dire que le rapport entre les différences d’intensités et une série intensive et hétérogène ressemble à celui entre les séries intensives s’impliquant l’une et l’autre et la profondeur

1 Ibid. Voir aussi p. 298 : « La profondeur est l’intensité de l’être, ou inversement. Et

de cette profondeur intensive, de ce spatium, sortent à la fois l’extensio et l’extensum, la qualitas et le quale ».

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153 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

qui contient en elle-même toutes les séries. En d’autres termes, comme les différences d’intensités sont comme les parties différentielles d’une série in-tensive et hétérogène, les séries intensives sont comme les parties différen-tielles de la profondeur qui est la dimension ultime du monde, « celle du trans-cendantal ou du spatium volcanique », où « l’éternel retour ne cesse de gronder »1.

Ainsi, les deux instances du Transcendantal chez Deleuze sont effecti-vement deux sortes de multiplicités : non pas les multiplicités continues et les multiplicités discrètes chez Bergson, mais deux sortes de multiplicités entiè-rement transcendantales que sont les Idées perplexes et les intensités implexes. En fait, l’on peut dire que la théorie deleuzienne du transcendantale est un spinozisme remanié, en d’autres termes, Deleuze mélange les deux théories spinozistes de l’égalité, celle de l’égalité au niveau des attributs infinis dans leurs genres et celle de l’égalité au niveau des deux puissances absolument infinie. Chez De-leuze, il n’y a que deux « attributs » qui sont respectivement l’Idéel et l’Intensif, et ces deux « attributs » sont aussi les deux moitiés de l’absolu, à sa-voir du Transcendantal. La philosophie de Deleuze est une philosophie de la Multiplicité : le Transcendantal est une Multiplicité qui s’exprime dans deux sortes de Multiplicités que sont la perplication idéelle et l’implication intensive. Chacune de ces deux Multiplicités contient en elle-même une infinité de Mul-tiplicités : la perplication virtuelle complique une infinité d’Idée, tandis que l’implication intensive enveloppe une infinité de différences d’intensités ; une Idée est une Multiplicité qui contient une infinité de parties différentielles, une intensité est une Multiplicité qui contient une infinité de parties hétérogènes. En un mot, le monde pour Deleuze est une Multiplicité qui va à l’infini. Une telle phi-losophie complexe de la multiplicité s’oppose à toute philosophie de la simpli-cité : la simplicité de l’essence, la simplicité de l’être, la simplicité du Je, la sim-plicité du moi, toutes ces simplicités se basant sur l’identité sont les illusions qui cachent la véritable nature du réel. Le monde de la simplicité est le monde reposant sur l’abstraction philosophique du monde de la banalité quotidienne, il n’est qu’une image dénaturée du monde de la profondeur où apparaîtront « des qualités plus belles, des couleurs plus brillantes, des pierres plus pré-cieuses, des extensions plus vibrantes », « des temples, des astres et des dieux comme on n’en a jamais vus, des affirmations inouïes »2.

1 DR, p. 310. 2 DR, p. 314.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

2.3. L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

Dans les deux chapitres précédents, nous avons examiné respective-ment les deux instances du Transcendantal ou les deux figures de la Diffé-rence : l’Idée différentielle et la différence d’intensité. Dans le cadre de l’empirisme transcendantal, le Transcendantal est la condition génératrice in-trinsèque de l’empirique, en d’autres termes, l’empirique est le crée ou produit du Transcendantal créatif et productif. Il nous faut dans le chapitre présent exposer la nature et le mécanisme de cette création ou production. En fait, le processus de la production, faisant intervenir à la fois ce qui appartient à l’ordre de l’Idée et ce qui appartient à l’ordre de l’intensité, consiste dans la collaboration harmonieuse des Idées et des intensités. Pour cette raison, en examinant le mécanisme de la production transcendantale, nous sommes sus-ceptibles aussi de comprendre la nature du rapport entre les deux instances du Transcendantal que sont l’Idéel d’une part et l’Intensif d’autre part.

2.3.1. La virtualité idéelle s’opposant à la possibilité

Voyons d’abord la matrice de toute production différentielle : les Idées. Selon Deleuze, les Idées, consistant dans les rapports différentiels caractéris-tiques entre les éléments infinitésimaux génétiques et les singularités pré-individuelles qui correspondent à ces rapports, sont en elles-mêmes virtuelles. Mais nous n’avons pas encore expliquer cette affirmation. Comment entendre précisément la virtualité des Idées ? Deleuze emprunte la notion de virtuel à Bergson. Pourquoi une telle notion est-elle nécessaire ? Parce que seule cette notion de virtuel est susceptible d’expliquer le fait qu’il y aura toujours quelque chose de nouveau, à savoir la différence, naissant dans le monde. Le virtuel s’oppose au concept de possible. Dans l’histoire de la philosophie, ce-lui-ci a deux figures différentes : la possibilité logique ou métaphysique comme non-contradiction et la possibilité transcendantale comme condition de l’expérience possible. Néanmoins, toutes ces deux figures du possible par-tagent les caractères communs : 1°) elles s’opposent au réel ; 2°) elles sont réa-lisées à travers le processus de la réalisation qui procède en suivant la règle de la ressemblance et de la limitation. Pourquoi la règle de la ressemblance ? Parce que le possible est toujours conçu comme le réel sans existence (« réel moins existence font possible ») : il n’y a pas de différence à l’égard de la forme essentielle entre un chien possible et un chien réel. Pourquoi la règle de

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155 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

la limitation ? Parce que seuls certains des possibles peuvent être réalisés : Cé-sar ayant franchit le Rubicon passe à la réalité, tandis que César ne franchis-sant pas le Rubicon est un possible non-réalisé dans ce monde-ci. Alors, pourquoi cette conception du possible est-elle fausse pour Bergson comme pour Deleuze ? Parce que le possible n’est pas du tout susceptible d’expliquer la nouveauté ou la différence. Selon le cadre établi par le concept de possible, ce qui est réel est simplement la réalisation de quelque chose déjà-là, d’un en-richissement de quelque chose seulement formelle mais aussi essentielle. Néanmoins, si nous restons à ce niveau, la différence entre le virtuel et le pos-sible semble être une différence entre deux préférences subjectives, il faut da-vantage dénoncer la fausseté interne de la notion du possible. Le possible, supposé se réaliser dans la réalité comme réel, se fonde effectivement sur le réel et est abstrait du réel :

[S]i l’on dit que réel ressemble au possible, n’est-ce pas en fait parce qu’on a attendu que le réel se fasse avec ses propres moyens, pour en « rétrojeter » une image fictive, et prétendre qu’il était possible de tout temps, avant de se faire ? En vérité ce n’est pas le réel qui ressemble au possible, c’est le possible qui ressemble au réel, et cela, parce qu’on l’a abstrait du réel une fois fait, ar-bitrairement extrait du réel, comme un double stérile1.

En fait, nous avons rencontré ce « double stérile » dans la doxa métaphysique d’Aristote (l’être est conçu comme l’ousia) et le rencontrerons dans la doxa transcendantale de Kant examinée au début du chapitre suivant (la condition transcendantale de l’objet empirique est elle-même un objet, malgré qu’elle est un objet quelconque général purement formel). Et nous avons vu aussi la cri-tique spinoziste du possible avec une théorie de la puissance. Ici, le concept capital qui s’oppose au possible est celui de virtuel. Le virtuel a aussi deux ca-ractères qui manifestent sa différence fondamentale avec le possible : 1°) le virtuel, ayant une pleine réalité, s’oppose à l’actuel ; 2°) le virtuel s’incarne dans l’actualité, c’est-à-dire son propre mouvement est celui de l’actualisation. Chez Deleuze, l’actualisation est aussi la différenciation.

Les Idées virtuelles elles-mêmes sont déterminées progressivement. Ce processus de la détermination progressive est nommée par Deleuze comme la différentiation. La différentiation n’a lieu qu’au niveau du virtuel, tandis que la différenciation est ce qui va du virtuel à l’actuel : il y a un changement de l’ordre d’être dans la différenciation. Se différenciant de la réalisation du pos-sible qui procède suivant la règle de la ressemblance et de limitation, la diffé-renciation procède suivant la règle de l’absolue non-ressemblance : ce qui est

1 BR, p. 101.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

produit dans la différenciation n’est pas une copie empirique d’un possible transcendant déjà-là, mais résulte d’une véritable création 1 . Le virtuel et l’actuel ne sont jamais semblables : la différenciation des virtualités différen-tiées est une genèse authentique2.

1 DR, p. 273 : « [L]’actualisation du virtuel se fait toujours par différence, divergence

ou différenciation. L’actualisation ne rompt pas moins avec la ressemblance comme processus qu’avec l’identité comme principe ».

2 Note sur le problème concernant la « genèse » de l’Idée - Selon les arguments plus hauts, l’Idée, étant définie par Deleuze comme condition de la genèse interne de l’expérience réelle, a sa propre constitution ou formation. Mais pouvons-nous dire qu’il y a une genèse de l’Idée ? Selon J. Hughes, « le deuleuzisme ne pourrait jamais être un renversement du platonisme si elle suppose que les Idées sont en dehors d’une genèse » (Deleuze and the Genesis of Representation, Londres, Continumm, 2008, p. 110). N’étant pas données, les Idées deleuziennes sont les produits d’un processus de détermination progressive qui contient trois moments successifs : la déterminabilité, la détermination réciproque, et la détermination complète. « Chacun de ces moments exprime un degré de détermination caractérisant l’Idée. Les éléments idéels sont déterminables ; les rapports différentiels déterminent réciproquement ces éléments ; et ce conduit à un état de la détermination complète dans lequel la forme stable d’une Idée s’exprime dans les singularités. Le but fondamental de cette théorie de la « détermination progressive » est de décrire la genèse des structures virtuelles » (Ibid., p. 107), c’est-à-dire, des Idées différentielles. Hughes a assurément raison d’accentuer le caractère progressif de la formation des Idées, mais a-t-il raison de considérer la formation progressive des Idées comme une genèse ? Notre réponse à cette question est négative et nous avons deux raisons.

Premièrement, en vertu de la tâche fondamentale de l’empirisme transcendantal, il ne s’agit que de préciser la condition de l’expérience réelle qui « forme une genèse intrinsèque, non pas un conditionnement extrinsèque » (DR, p. 200), et Deleuze, dans Différence et répétition par exemple, ne dit jamais que la condition génétique elle-même a besoin d’un principe générateur. Deuxièmement, et plus profond encore, la genèse n’est pas une progression qui a lieu dans un même ordre d’être. De la conception de genèse, Deleuze dit bien clairement que : « Il suffit de comprendre que la genèse ne vas pas d’un terme actuel, si petit soit-il, à un autre terme actuel dans le temps, mais du virtuel à son actualisation, c’est-à-dire de la structure à son incarnation, des conditions de problèmes aux cas de solution, des éléments différentiels et de leurs liaisons idéales aux termes actuels et aux relations réelles diverses qui constituent à chaque moment l’actualité du temps » (DR, p. 237-238). Oui, la genèse ne vas pas d’un terme actuel à un autre terme actuel dans le temps, mais cela ne signifie pas non plus qu’elle peut aller d’un terme virtuel, si petit soit-il, élément génétique par exemple, à un autre terme virtuel, Idée différentielle par exemple. À l’égard de la genèse, Deleuze veut accentuer qu’elle est un changement de l’ordre d’être, non pas simplement une progression de l’indéterminé à la détermination ou au déterminé.

Pour éclairer mieux ce point important, nous examinons l’indétermination des éléments génétiques. Quelle est la signification de l’indétermination des éléments génétiques, éléments de la multiplicité ? Elle signifie qu’ils n’ont « ni forme sensible ni signification conceptuelle » (DR, p. 237), à savoir ils ne peuvent être saisies ni par l’intuition sensible ni par le concept de l’entendement, ils sont complètement insensibles et

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157 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

2.3.2. L’individuation intensif comme le principe dirigeant de l’actualisation

Les Idées virtuelles consistent dans les rapports différentiels caractéris-tiques entre les éléments infinitésimaux génétiques d’une part et les singulari-tés qui correspondent à ces rapports d’autre part. L’actualisation ou différen-ciation des Idées virtuelles a corrélativement deux aspects : celle des rapports et celle des singularités. Généralement, l’actualisation des rapports différentiels est nommée comme la qualification, tandis que celle des singularités pré-individuelles est nommée comme la partition :

[T]out processus d’actualisation était une double différenciation, qualitative et extensive. Et sans doute les catégories de différenciation changent d’après l’ordre des différentiels constitutifs de l’Idée : la qualification et la partition sont les deux aspects d’une actualisation physique, comme la spécification et l’organisation, ceux d’une actualisation biologique1.

Mais pourquoi les Idées virtuelles sont-elles susceptibles de s’incarner dans les actualités différentes ? Dans Le bergsonisme, Deleuze se pose cette question à propos de la théorie bergsonienne du virtuel et se donne une réponse précise :

[…] on demandera comment le Simple ou l’Un, « l’identité originelle », a le pouvoir de se différencier. Précisément la réponse est déjà contenue dans Matière et Mémoire. Et l’enchaînement de l’Évolution créatrice avec Ma-

inconcevables. Mais ce même jugement peut être appliqué aussi aux Idées déterminées comme produits du processus de détermination progressive : les Idées, elles, n’ont ni forme sensible ni signification conceptuelle, parce qu’elles surmontent le règne de la représentation. Donc, les éléments indéterminés ne changent pas de nature dans le processus de détermination progressive et conservent leur caractère d’indétermination dans les Idées déterminées. Au contraire, quand les éléments génétiques s’actualisent dans les termes actuels qui sont les produits de la genèse intrinsèque, leur caractère d’indétermination n’y est plus. Maintenant, les termes actuels, les étants incarnant les éléments génétiques, peuvent être saisis par l’intuition sensible et le concept de l’entendement, et son justement les objets de la représentation. On peut donc dire que les éléments génétiques purement indéterminés persistent ou insistent dans les termes actuels qui les actualisent, mais ils existent dans les Idées différentielles déterminées complètement. – La formation progressive de l’Idée, n’impliquant aucun changement de l’ordre d’être, diffère en nature de la genèse comme processus d’actualisation. La confusion entre la détermination progressive et la genèse intrinsèque faite par Hughes nous rappelle encore une fois que, pour vraiment comprendre la philosophie deleuzienne, il faut toujours en respecter la rigueur terminologique.

1 DR, p. 316.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

tière et Mémoire est parfaitement rigoureux. Nous savons que le virtuel en tant que virtuel a une réalité ; cette réalité, étendue à tout l’univers, consiste dans tous les degrés coexistants de détente et de contraction. Gigan-tesque mémoire, cône universel, où tout coexiste avec soi, à la diffé-rence de niveau près1.

Distinguant fondamentalement du possible, le virtuel est pleinement réel, son processus dans le monde n’est plus celui d’un « surgissement brut ». « C’est en elle-même, par une force interne explosive, que la durée se différencie »2. En d’autres termes, chez Bergson, le virtuel lui-même a l’élan intérieur à s’actualiser. Néanmoins, la situation chez Deleuze est bien différente. Le vir-tuel tel qu’il est conçu par Deleuze suivant le modèle kantien dans sa propre philosophie n’a pas d’élan intérieur ou force interne explosive, il ne s’actualise ou ne se différencie pas spontanément. Il s’agit d’une autre instance transcen-dantale qui conduit le virtuel à s’actualiser ou se différencier. Cette instance transcendantale déterminant, ce sont les intensités.

Nous avons vu que la différenciation des Idées virtuelles a deux as-pects : la qualification et la partition. Mais, avant la qualification et la partition, il y a un autre processus beaucoup plus fondamental, c’est-à-dire l’individuation, processus ou mouvement propre aux intensités. L’individuation des intensités est antérieure à la qualification et à la partition et est plus profonde que la qualité et l’étendue. Mais il faut remarquer que De-leuze annonce, à propos de l’actualisation ou différenciation des Idées, que l’instance plus profonde que la qualité et l’étendue est conditionnée par les dynamismes spatio-temporels, « c’est eux qui sont actualisants, différen-ciants »3. Selon une telle caractérisation, l’on voit mal quelle est la différence entre le dynamisme spatio-temporel et la différence d’intensité. En fait, il nous semble que le statut du dynamisme spatio-temporel exprime la dépendance de la première philosophie de Deleuze par rapport à la philosophie kantienne. Dans quelque mesure, nous pouvons dire que le dynamisme spatio-temporel chez Deleuze est l’équivalent du schématisme tel qu’il est élaboré dans le sys-tème kantien, et Deleuze lui-même affirme explicitement ce point. Bien sûr, selon Deleuze, « il y a toutefois une grande différence » entre les deux, parce que le dynamisme spatio-temporel est un facteur intensif jouant un rôle dé-terminant dans le processus de la production impersonnelle de la réalité, mais le schématisme ne fonctionne que dans le champ de la constitution de la re-présentation. Comme le dit P. Montebello, « comparée au schématisme de

1 BE, p. 103. Souligné par l’auteur. 2 BE, p. 97. 3 DR, p. 276.

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159 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Kant, la détermination temporelle/spatiale est complètement désubjectivée pour être placée du côté du devenir inventif d’un système individuant »1. Mais la ressemblance structurale et formelle entre eux est aussi remarquable : le dy-namisme spatio-temporel et le schématisme, tous les deux jouent un rôle in-termédiaire entre deux ordres hétérogènes. À propos du dynamisme spatio-temporel, sa tâche est de déterminer le Réel idéel à s’incarner dans la réalité actuelle ; à propos du schématisme, sa tâche est d’effectuer une production spatio-temporelle correspondant au concept concerné. Dans le premier cas, le Réel idéel est à la fois non-actuel et contre-actuel et est totalement hétérogène à l’actualité pouvant être saisie par la représentation, il faut donc le dynamisme spatio-temporel qui rend la virtualité de l’Idée actualisable ; dans le deuxième cas, le concept venant de la puissance de l’entendement est totalement hétéro-gène à l’intuition sensible, il faut donc le schème qui rend possible la présenta-tion du concept dans le sensible en temporalisant le concept de l’entendement. En un mot, c’est en rapport au modèle kantien que le dynamisme spatio-temporel obtient sa nécessité fondamentale dans le système de la philosophie deleuzienne.

Mais une telle conclusion n’est évidemment pas notre idée ultime. Pour mettre en lumière la nature propre du dynamisme spatio-temporel, il faut re-vernir à la question fondamentale : comment entendre la différence entre le dynamisme spatio-temporel et la différence d’intensité ? Il nous semble que la réponse à cette question est relativement délicate. Dans quelque mesure, l’on peut dire que les dynamisme spatio-temporels sont une figure spécifique des différences d’intensité, c’est-à-dire la figure des différences d’intensités dès que celles-ci, suivant un mo-dèle kantien, sont dans leur fonction de déterminer les Idées à s’actualiser. Un tel point de vue peut être justifié par le texte où Deleuze énumère les propriétés des dy-namismes spatio-temporels :

1° Ils créent des espaces et des temps particuliers ; 2° ils forment une règle de spécification pour les concepts, qui resteraient sans eux incapables de se divi-ser logiquement ; 3° ils déterminent le double aspect de la différenciation, qualitatif et quantitatif (qualités et étendues, espèces et parties) ; 4° ils com-portent ou désignent un sujet, mais un sujet « larvaire », « embryonné » ; 5° ils constituent un théâtre spécial ; 6° ils expriment des Idées2.

Et c’est justement en raison de cette indistinction à l’égard de la fonction entre le dynamisme spatio-temporel et la différence d’intensité que le premier presque disparaît complètement des textes consacrés au problème de l’individuation de

1 P. Montebello, Deleuze. La passion de la pensée, op. cit., p. 149. 2 « La methode de dramatization », in ID, p. 131.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

Différence et répétition. Néanmoins, à un niveau plus profond, cette disparition du terme « dynamisme spatio-temporel » représente un changement subtil de la pensée deleuzienne : elle ne se content plus de suivre une structure théo-rique kantienne mais se dépasse vers une théorie de l’individuation sous l’inspiration si-mondonienne 1 . Mais il nous faut répondre d’abord à la question suivante : Comment comprendre l’individu et l’individuation chez Deleuze ?

2.3.3. L’individu et l’individuation

Pour répondre à cette question, il nous semble nécessaire de renvoyer à une partie importante dans Mille Plateaux concernant « Individuation et Hec-céité ». À notre point de vue, cette partie manifeste la continuité de la pensée deleuzienne en même temps que nous offre une conception deleuzienne de l’individuation plus claire et plus directe. Cette partie commence avec une sec-tion nommée « Souvenirs d’un théologien ». Selon le contenu de cette section, le « théologien » mentionné ici est sans aucun doute Duns Scot dont la théorie de la neutralité de l’être représente le premier moment de l’histoire de l’élaboration de l’univocité de l’Être. Mais ce qui est accentué ici dans Mille plateaux n’est plus la neutralité de l’être ou la distinction réelle entre les forma-lités, mais la distinction modale entre la formalité et ses modes intrinsèques ou, comme le représente dans le paragraphe suivant, entre la forme accidentelle et ses degré différents :

[L]es formes accidentelles sont susceptibles de plus et de moins : plus ou moins charitable, et aussi plus ou moins blanc, plus ou moins chaud. Un degré de chaleur est une chaleur parfaitement individuée qui ne se confond pas avec la substance ou le sujet qui la reçoit. Un degré de chaleur peut se composer avec un degré de blanc, ou avec un autre degré de chaleur, pour former une troisième individualité unique qui ne se confond pas avec celle du sujet2.

La distinction mentionné dans ce texte entre la forme essentielle et la forme accidentelle peut trouver son origine dans la distinction entre le bon sens ou sens premier de l’être qu’est la substance et les sens dérivés de l’être que sont

1 Selon P. Montebello, le dynamisme spatio-temporel de Deleuze est conçu sur le

modèle de la structure double du chronologique et du topologique de l’individuation dont la cristalisation est un exemple remarquable. À propos de l’influence de Simondon sur la philosophie deleuzienne, voir les « cinq points » résumés par Montebello dans son Deleuze, op. cit., p. 145-157.

2 MP, p. 309-310.

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161 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

les autres catégories, la qualité et la quantité par exemple, chez Aristote : « homme » en tant que forme essentielle se trouve sous la catégorie de la subs-tance n’est pas susceptible d’être plus ou moins, mais la couleur « rouge », une forme accidentelle se trouve sous la catégorie de la qualité, est bien susceptible d’être plus ou moins, c’est-à-dire elle est susceptible d’avoir des degrés diffé-rents. Mais pourquoi parler de ces degrés ? Quel est leur rapport avec l’individu ou l’individuation ? Deleuze nous donne la réponse comme la sui-vante :

Un degré, une intensité est un individu, Heccéité, qui se compose avec d’autres degré, d’autres intensités pour former un autre individu1.

En d’autres termes, se distinguant radicalement de la conception ordinaire de l’individu comme une entité dénombrable et stable douée qui est à la fois qua-lifiée et extensive (la substance première d’Aristote), l’individu en tant que de-gré réside dans sa nature in-extensive, intensive. Et cet individu entièrement intensif est nommé comme « Heccéité ».

Le concept d’heccéité vient de la tradition scotiste et n’apparaît pas fré-quemment chez Duns Scot lui-même 2 . En fait, l’« ultime actualité de la forme »3, ultima realitate formae, idée que nous avons déjà rencontrée dans notre exposition de la théologie paradoxale scotiste, est précisément l’équivalent conceptuel de l’heccéité et apparaît bien plus fréquemment que celle-ci. Comment Duns Scot entend-il l’ultime actualité de la forme qu’est l’heccéité ? Il répond à cette question en nous faisant constater la différence entre la spé-cification et l’individuation : « D’un côté la réalité individuelle est comparable à celle de l’espèce, parce qu’elle est, pour ainsi dire, un acte qui détermine la réalité de l’espèce, laquelle est, pour ainsi dire, possible ou potentielle. D’un autre côté, elle en diffère parce qu’elle ne résulte jamais de l’adjonction d’une forme, mais, à justement parler, de l’actualité ultime de la forme »4.

L’heccéité, se distinguant des formes essentielles que sont les genres et les différences spécifiques, est l’actualité ultime de la forme. Pour comprendre mieux ce point, Duns Scot nous invite à faire attention à une autre distinction, celle entre l’entité quidditative et l’entité individuelle. L’entité quidditative, étant tou-

1 MP, p. 310. 2 Sur ce point, voir S. Dumont, « The Question on Individuation in Scotus’

« Quaestiones super Metaphysicam» », in L. Sileo (éd.), Via Scoti : Methodologica ad mentem Joannis Duns Scoti. Atti del Congresso Scotistico Internazionale. Roma 9-11 Marzo 1993, tome 1, Rome, Antonianum, p. 193-227.

3 DR, p. 56. 4 J. Duns Scot, Ordinatio II, dist. 3, partie I, q. 6. La traduction française est

proposée par G. Sondag dans Le principe d’individuation, Paris, Vrin, 2005, p. 201.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

jours ce qui est « universel » d’un individu, désigne les formes d’essence des êtres (« animal », « homme », par exemple), tandis que l’entité individuelle, c’est-à-dire l’heccéité, désigne la propre singularité de cet individu :

[L]a notion de n’importe quelle entité quidditative implique qu’elle est com-mune à plusieurs individus (du moins si elle est finie) et qu’elle peut être pré-diquée de tel ou tel individu dont chacun est « ceci » ; par conséquent, l’entité de l’individu, qui est de soi autre que la quiddité ou l’entité quidditative, ne peut pas être constitutive du tout de l’individu (dont elle est partie) au plan de l’être quidditatif ; elle ne peut l’être que sur un autre plan1.

En fait, l’entité quidditative mentionnée ici est justement l’essence indifférente d’Avicenne comme nous l’avons exposé dans notre première partie. L’entité quidditative est indifférente et neutre en elle-même. En se rapportant à une idée dans l’esprit, elle devient un universel ; en se rapportant à une chose ex-tra-mentale, elle devient un singulier. Néanmoins, étant déjà devenu un singu-lier, elle ne concerne pas à proprement dit la singularité de l’individu. Par exemple, l’entité quidditative « homme » est particularisée dans l’homme sin-gulier Socrate et l’homme singulier Platon, mais elle ne représente que leur nature commune et n’explique pas les singularités respectives de ces deux hommes. Ce qui est comme la nature singulière d’une chose singulière, c’est son entité individuelle, à savoir son heccéité. Donc, chez Duns Scot, une même chose singulière (res) consiste en deux réalités (realitates) que sont l’entité quidditative représentant sa nature commune et l’entité individuelle représen-tant sa nature singulière. Entre les deux, il y a une distinction formelle2.

Néanmoins, il faut noter que l’individu, tel qu’il est conçu par Scot, est encore une substance ou un sujet. L’heccéité désigne la partie d’un individu qui est distincte formellement de la nature commune de ce même individu, mais cet individu est encore conçu comme ce qui vient après les processus préalables de la spécification. Comme l’a remarqué Deleuze : « Duns Scot crée le mot et le concept à partir de Haec, « cette chose » », qui suggère encore un mode d’individuation qui se confond avec celui d’une chose ou d’un sujet3. Comme la théorie scotiste de la neutralité de l’être univoque ne représente que le premier moment de l’histoire de l’élaboration de l’univocité de l’être, la théorie scotiste de l’heccéité représente seulement le premier moment de l’élaboration de l’heccéité comme individu purement intensif. C’est dans la philosophie spinoziste que l’univocité de l’être et l’heccéité du singulier trou-

1 Ibid. 2 Ibid. 3 MP, p. 318. Note 24.

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163 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

vent leur affirmation ultime, et c’est justement pour cette raison que nous avons, après les Souvenirs d’un théologien, les Souvenirs d’un spinoziste.

Les Souvenirs d’un spinoziste se divise en deux parties, conformément à la constitution double, à savoir intensive et extensive, de l’individu chez Spinoza. Dans les Souvenirs d’un spinoziste, I., Deleuze met en jeu la constitution exten-sive de l’individu chez Spinoza :

[A]rriver à des éléments qui n’ont plus de forme ni de fonction, qui sont donc abstraits en ce sens, bien qu’ils soient parfaitement réels. Ils se distin-guent seulement par le mouvement et le repos, la lenteur et la vitesse. Ce ne sont pas des atomes, c’est-à-dire des éléments finis encore doués de forme. Ce ne sont pas non plus des indéfiniment divisibles. Ce sont les ultimes par-ties infiniment petites d’un infini actuel, étalées sur un même plan, de consis-tance ou de composition1.

Comme nous l’avons élaboré en détail dans la partie consacré au système spi-noziste, ces éléments différentiels ou ultimes parties infiniment petites sont les corps les plus simples de Spinoza. Ces infinitésimaux sont subsumés sous les rapports différentiels et caractéristiques et s’intègrent ainsi dans les individus. Chaque individu est un ensemble infini, parce qu’il contient une infinité d’infinitésimaux sous son rapport caractéristique. Mais les individus peuvent aussi se combiner à l’infini en composant leur rapports différentiels, et le Composé infini de tous les individus sont précisément la Nature :

[C]haque individu est une multiplicité infinie, et la Nature entière une multi-plicité de multiplicités parfaitement individuée. Le plan de consistance de la Nature est comme une immense Machine abstraite, pourtant réelle et indivi-duelles, dont les pièces sont les agencements ou les individus divers qui groupent chacun une infinité de particules sous une infinité de rapports plus ou moins composés. Il y a donc unité d’un plan de nature, qui vaut aussi bien pour les inanimés que pour les animés, pour les artificiels et les naturels2.

Ce plan de la Nature se modèle sur le mode infini médiat de l’attribut-étendue chez Spinoza, à savoir l’Univers entier. Mais ici, Deleuze fait subir un chan-gement bien remarquable au spinozisme : l’extensif n’a plus un statut seule-ment secondaire, au moins à l’égard de l’existence de l’individu. Nous savons

1 MP, p. 310. 2 MP, p. 311. Bien sur, il faut noter que, comme nous l’avons déjà fait, la Nature, à

proprement parler, n’est pas du tout le résultat de l’intégration ou composition infinie des individus inférieurs, elle est plutôt le Plan où tous les individus en tant qu’ensembles infinis émergent et s'étalent.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

que, chez Spinoza, l’extensivité est le lieu de la génération et de la corruption où les idées inadéquates se forment. Les éléments différentiels, sous le rapport caractéristique, n’appartiennent que temporairement à l’individu, seul le noyau intensif est la vie éternelle et propre d’un individu. Maintenant, en revanche, les éléments différentiels sous le rapport caractéristique, n’étant plus simple-ment l’extensivité inessentielle, appartiennent à la nature fondamentale de l’individu. En fait, un tel changement a été effectué dans Différence et répétition dans la théorie de l’Idée virtuelle. Comme nous l’avons vu plus haut, une Idée virtuelle, réelle et non-actuelle, est précisément un ensemble infini constituée d’éléments génétiques et de rapport différentiel, c’est-à-dire une multiplicité.

Dans les Souvenirs d’un spinoziste, II., Deleuze met en jeu la constitution intensive de l’individu chez Spinoza :

À chaque rapport de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, qui groupe une infinité de parties, correspond un degré de puissance. Aux rap-ports qui composent un individu, qui le décompose ou le modifient, corres-pondent des intensités qui l’affectent, augmentant ou diminuant sa puissance d’agir, venant des parties extérieures ou de ses propres parties1.

Rappelons ce que dit Deleuze à propos de l’individuation chez Spinoza dans Spinoza et le problème de l’expression : « L’individuation […] chez Spinoza ne va pas du genre ou de l’espèce à l’individu, du général au particulier ; elle va de la qualité infinie à la quantité correspondante, qui se divise en parties irréduc-tibles, intrinsèques ou intensives »2. Ce point est tout simplement présupposé dans Mille plateaux, parce que le thème qui semble plus important pour De-leuze dans ce contexte est celui de l’identité entre le rapport différentiel et le pouvoir d’être affecté, tous les deux comme exprimant le degré de puissance ou l’intensité. L’essence intensive comme correspondant au pouvoir d’être affecté met l’accent sur le fait qu’elle se distingue de la conception tradition-nelle de l’essence comme ousia qui, pour son compte, repose sur l’idée de l’individu comme chose qualifiée et étendue : un individu ne se définit pas par ses formes et figures, mais par sa puissance intrinsèque.

Ces deux parties des Souvenirs d’un spinoziste nous offrent les deux moitiés de l’individu, c’est-à-dire la structure interne de l’heccéité : éléments différentiels et leur rapport caractéristique d’une part, les degrés de puissance ou intensités s’exprimant dans les pouvoirs d’être affecté d’autre part. Dans les Souvenirs d’une heccéité, Deleuze résume les caractères de ces deux moitiés comme les suivants :

1 MP, p. 314. 2 SPE, p. 182.

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165 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Sur le plan de consistance, un corps se définit seulement par une longitude et une lati-tude : c’est-à-dire l’ensemble des éléments matériels qui lui appartiennent sous tels rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur (longitude) ; l’ensemble des affects intensifs dont il est capable, sous tel pouvoir ou degré de puissance (latitude). Rien que des affects et des mouvements locaux, des vitesses différentielles. Il revient à Spinoza d’avoir dégagé ces deux dimen-sions du Corps, et d’avoir défini le plan de Nature comme longitude et lati-tude pures1.

« Longitude » et « latitude » sont les deux moitiés ou deux dimensions de la Nature, elles représentent aussi les deux moitiés ou deux dimensions des indi-vidus ou heccéités qui sont comme les parties de la Nature :

Ce sont des heccéités, en ce sens que tout y est rapport de mouvement et de repos entre molécules ou particules, pouvoir d’affecter et d’être affecté2.

Une telle conception proprement spinoziste de l’heccéité, « tout à fait diffé-rente de celle de Duns Scot »3, marque l’affirmation et la complétude d’une conception nouvelle de l’individu et de l’individuation : l’individuation d’une vie intensive, qui « n’est pas la même que l’individuation du sujet qui la mène ou la supporte »4.

Selon la conception de l’individuation élaborée dans Mille plateaux,

l’individu, n’étant ni substance ni sujet, en est effectivement l’âme intensive ou la vie intérieure. Ayant cette idée dans l’esprit, nous pouvons maintenant mon-trer plus clairement la théorie de l’individuation de Différence et répétition. La conception traditionnelle de l’individuation conçue dans le cadre de la philo-sophie aristotélicienne suppose l’individuation comme une continuation ou un prolongement de la spécification qui concerne l’existence qualifiée, étendue, et stable d’une entité, tandis que l’individu dans la conception spinozo-deleuzienne de l’individuation n’est jamais une entité actuelle, mais l’âme in-tensive ou la vie intérieure de cette entité actuelle :

L’individu n’est ni une qualité ni une extension. L’individuation n’est ni une qualification ni une organisation. L’individu n’est pas une species infima, pas plus qu’il n’est un composé de parties. Les interprétations qualitatives ou ex-

1 MP, p. 318. Souligné par Deleuze. 2 Ibid. 3 SPE, p. 179. 4 MP, p. 320.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

tensives de l’individuation restent incapable de fixer une raison pour laquelle une qualité cesserait d’être générale, ou pour laquelle une synthèse d’étendue commencerait ici et finirait là. La qualification et la spécification supposent déjà des individus à qualifier ; et les parties extensives sont relatives à un individu, non pas l’inverse1.

Dans quelque mesure, nous pouvons dire que l’individu chez Deleuze peut être considéré comme un germe qui, étant intensif lui-même, implique en puissance la source de ses qualification et spécification (rappelons aussi les exemples choisis par Deleuze dans la même veine comme l’embryon, le cristal, etc.). Mais, pouvons-nous trouver une définition de l’individu chez Deleuze ? Concernant cette question, Deleuze annonce que « [l]es individus sont des systèmes signal-signe »2. Alors, comment entendre ces système signal-signe ?

Nous appelons signal le système tel qu’il est constitué ou bordé par deux sé-ries hétérogènes au moins, deux ordres disparates capables d’entrer en com-munication ; le phénomène est un signe, c’est-à-dire ce qui fulgure dans ce système à la faveur de la communication des disparates3.

Le signal est l’aspect de la différence d’intensité qui en manifeste la structure interne différentielle et multiple ; le signe est l’aspect de la différence d’intensité qui en manifeste, comme la durée bergsonienne, la tendance fon-cière à s’expliquer. Nous pouvons ainsi dire que l’individu conçu comme sys-tème de signal-signe exprime aussi l’unité intensive de l’implication et de l’explication. De plus, cette constitution double de l’individu est aussi la clé de la compréhension du rapport entre l’Idée et l’intensité : d’une part, puisqu’que la multiplicité implexe consiste dans les séries disparates et hétérogènes, ses propres parties différentielles, l’individu est susceptible de soutenir un rapport de communication transcendantale avec l’Idée différentielle en tant que multi-plicité perplexe ; d’autre part, possédant en lui-même la tendance naturelle de s’expliquer, il produit l’étendue et la qualité qui remplit cette étendue comme le lieu de l’actualisation du virtuel.

Comment la rencontre entre l’idéel et l’intensif a-t-elle lieu ? En raison de l’affinité au niveau transcendantal entre elles, les Idées entrent dans le champ d’individuation des intensités, c’est-à-dire son propre lieu de l’actualisation. Ce champ d’individuation est plein de différences d’intensités, elles sont organisées en séries disparates dont chacune exprime une série

1 DR, p. 318. 2 DR, p. 317. 3 DR, p. 286.

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167 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

idéelle qui s’organise autour d’une singularité. Nous savons que chaque Idée est déterminée progressivement à travers les trois moments que sont l’indéterminé concernant les éléments génétiques, le déterminable concernant les rapports différentiels qui s’établissent entre les éléments génétiques, et, fi-nalement, la détermination marquée par les singularités correspondant aux rapports différentiels. Ces trois moments se divisent en deux groupes corres-pondants : d’une part, les rapports différentiels entre les éléments génétiques infinitésimaux ; d’autre part, les singularités pré-individuelles qui complètent la détermination proprement virtuelle. Concernant le premier groupe, les intensi-tés comme dynamismes spatio-temporels déterminent les rapports différen-tiels en étants temporels, ou plus précisément en qualité qui dure ; concernant le deuxième groupe, elles déterminent les singularités en étants spatiaux, ou plus précisément l’étendue appartenant à l’espace empirique. En fait, ce point réaffirme encore une fois notre avis que les différences d’intensités prennent la figure de dynamismes spatio-temporels en se rapportant à la différencia-tion : c’est en fonction de la constitution interne spécifique de l’Idée que la différence d’intensité développe son activité de détermination double concer-nant respectivement les rapports et les singularités.

Nous avons examiné ainsi les moments fondamentaux de la philoso-phie de la différence (indi-différent/ciation) élaborée dans la première philo-sophie de Deleuze :

- Tout d’abord, il y a les Idées virtuelles qui consistent en les éléments

génétiques, les rapports différentiels s’établissant entre ces éléments, et les singularités préindividuelles qui leur correspondent. Ces éléments constitutifs des Idées en expriment aussi les moments différents de la détermination progressive ;

- Il y a aussi le domaine propre des différences d’intensités. Tout com-mence avec la profondeur inextensive et non-qualifiée où se trouvent une infinité de différences d’intensités. Ces différences libres s’organisent en les séries disparates. Un précurseur sombre comme dif-férence différenciante met en communication les séries intensives et rend possible le mouvement forcé qui manifeste le renouvellement infi-ni des différences.

- En raison de l’affinité de nature entre les Idées et les intensités, celles-là entrent dans le champ propre de celles-ci. Les intensités sont dans leur nature actualisantes ou différenciantes, et, pour effectuer cette tâche fondamentale, elles prennent la figure de dynamismes spatio-temporels qui consistent à déterminer respectivement les deux aspects de l’Idée que sont les rapports différentiels et les singularités pré-individuelles à

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

s’incarner dans la réalité actuelle ; - Chaque différenciation des Idées différentiées par l’intermédiaire du

dynamisme spatio-temporel a deux aspects correspondant relativement aux deux aspects constitutifs de l’Idée virtuelle. Dans le système phy-sique par exemple, les deux aspects de la différenciation sont la qualifi-cation et la partition. Ici tout le processus de l’indi-différent/ciation se termine. Le monde étendu et qualifié des objets actuels qui peut être connu par la récognition de la représentation est ainsi établit1.

2.3.4. Le penseur comme l’individu même

Nous avons vu plus haut que les Idées n’existent qu’ensemble, à savoir elles sont dans l’état de la coexistence, et cet état de la coexistence est nommé par Deleuze comme « perplication ». Dans l’état originel, il n’y a donc pas au sens strict d’Idée isolée, il n’y a qu’« une totalité changeante des Idées ». Chaque Idée, appartenant à la totalité coexistensive virtuelle, est à la fois « dis-tincte » et « obscure » : distincte, parce qu’elle est différentiée ou déterminée complètement par la détermination progressive qui lui est propre ; obscure, parce qu’elle n’est pas encore différenciée ou déterminée entièrement, qu’elle manque de la moitié actuelle qu’est l’existence stable. Pour sortir de l’état d’obscurité, les Idées doivent être déterminées à s’actualiser par l’individuation de l’intensité qui « introduit dans ces rapports, et entre les Idées, un nouveau

1 Voyons aussi la récapitulation faite par Deleuze lui-même suivant le mouvement

continu de la perplication-complication-implication-explication-réplication : « Nous avons appelé perplication cet état des Idées-problèmes, avec leurs multiplicités et variétés coexistantes, leurs déterminations d’éléments, leurs distributions de singularités mobiles, et leurs formations de séries idéelles autour de singularités. Et le mot « perplication » désigne ici tout autre chose qu’un état de conscience. Nous appelons complication l’état du chaos retenant et comprenant toutes les séries intensives actuelles qui correspondent avec ces séries idéelles, qui les incarnent et en affirmant la divergence. Aussi, ce chaos recueille-t-il en soi l’être des problèmes, et donne-t-il à tous les systèmes et tous les champs qui se forment en lui la valeur persistante du problématique. Nous appelons implication l’état des séries intensives, en tant qu’elles communiquent par leurs différences et résonent en formant des champs d’individuation. « Impliqué », chacune l’est par les autres, qu’elle implique à son tour ; elles constituent les « enveloppantes » et les « enveloppées », les « résolvantes » et les « résolues » du système. Nous appelons enfin explication l’état des qualités et étendues qui viennent recouvrir et développer le système, entre les séries de base : là se dessinent les différenciations, les intégrations qui définissent l’ensemble de la solution finale. Mais les centres d’enveloppement temoignent encore de la persistance des problèmes, ou de la persistance des valeurs d’implication dans le mouvement qui les explique et les résout (réplication) » (DR, p. 359-360).

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169 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

type de distinction. Maintenant les Idées, les rapports, les variations de ces rapports, les points remarquables sont en quelque sorte séparés ; au lieu de coexister, ils entrent dans des états de simultanéité ou de succession »1.

Ayant entré dans le champ d’individuation intensif, les Idées sont ex-primées par les intensités. Les intensités, elles, existent dans le jeu infini de l’implication (et de l’impliqué) : chaque intensité implique ou enveloppe toutes les autres et est impliquée ou enveloppée par toutes les autres. Étant impli-quante et impliquée, chaque intensité exprime la totalité des Idées ou le monde de la réalité virtuelle, mais n’exprime clairement que certaines des Idées, et elle exprime toutes les autres confusément. L’intensité exprime clairement dans son état d’implication ou d’enveloppement, exprime confusément dans son état d’impliqué ou d’enveloppé. « Au distinct-obscur comme unité idéelle, correspond le clair-confus comme unité intensive individuante »2.

Ensuite, Deleuze fait un saut spéculatif en annonçant que l’expression intensive de l’Idée est effectivement la pensée, et c’est le penseur qui exprime les Idées, « le penseur est l’individu même »3. Rappelons que le système inten-sif qu’est l’individu joue un rôle intermédiaire entre l’ordre du virtuel et l’ordre de l’actuel sans lequel les choses telles qu’elles sont dans le monde empirique et connues par les sujets empiriques ne peuvent pas apparaître. Si l’individu s’identifie maintenant au penseur, ce dernier est sans aucun doute l’agent ren-dant possible la naissance du monde. Ainsi, nous constatons ici encore une fois la ressemblance entre la philosophie de Deleuze et celle de Kant : chez Kant, la constitution du monde déterminé du phénomène est inséparable d’un penseur qui offre tous les formes a priori dont la fonction est d’informer ou déterminer la matière indéterminée venant de l’affection de la chose en soi ; chez Deleuze, le processus de la production du monde fait intervenir à la fois la matière indéterminée, ou plus précisément indifférenciée, de l’Idée virtuelle et le penseur, avec ses dynamismes spatio-temporels, qui détermine la matière virtuelle dans le monde actuel entièrement déterminé. Mais, encore une fois, la ressemblance entre l’idéalisme transcendantal de Kant et l’empirisme trans-cendantal de Deleuze n’est que formelle, parce que le penseur chez Deleuze n’est pas spécifiquement l’homme-penseur. Selon le schème de la philosophie deleuzienne, il y a des systèmes différents dans la nature et chacun de ces sys-tèmes a son propre penseur. Par exemple, dans le système physique, le pen-seur est justement l’individu intensif s’expliquant dans la qualité et l’étendue qu’il crée et y est impliqué secondairement, et exprimant les Idées qu’il déter-mine à s’incarner dans l’actualité. Et l’implication secondaire de l’intensité,

1 DR, p. 325. 2 Ibid. 3 Ibid.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

dont la persistance est marquée par le centre d’enveloppement, est précisé-ment l’esprit ou l’« âme intensive » dans la chose étendue et qualifiée. Pour cette raison, « tout corps, toute chose pense et est une pensée, pour autant que, réduite à ses raisons intensives, elle exprime une Idée dont elle détermine l’actualisation »1. Pour cette raison, il est légitime de dire que la philosophie de Deleuze, n’étant jamais un idéalisme à la Kant, est un panpsychisme à la Leibniz (et dans quelque mesure à la Spinoza)2.

2.3.5. L’affirmation et la négation au niveau de l’actuel

Nous avons répondu à la question fondamentale de l’empirisme trans-cendantal : quelle est la condition transcendantale de l’expérience réelle ? L’expérience réelle, à savoir la réalité actuelle, résulte de l’incarnation des rap-ports différentiels et les singularités pré-individuelles déterminée par l’individuation des intensités. Les intensités, en tant qu’âmes intensives, sont les individus exprimant la réalité virtuelle et déterminent le mouvement double de la différenciation qui incarne respectivement les rapports et les singularités dans la qualité et l’étendue qui sont les produits des intensités. L’actualité est l’empirique produit par le Transcendantal. Il faut pour le moment examiner la nature propre de l’actuel et notre point de départ est la théorie deleuzienne de l’affirmation et de la négation.

Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre de cette partie, l’Être virtuel contient en lui-même deux moments représentés respectivement par les questions, appelées aussi par Deleuze comme « impératives », et les pro-blèmes. Les questions ontologiques, enveloppant les singularités dans leur sta-tut de la condensation, sont « lancées » répétitivement, chaque répétition du coup des questions effectue une combinaison certaine des singularités qui est justement l’Idée-problème. De plus, les question et les problèmes, pour Deleuze, sont aussi deux moments de l’affirmativité philosophique : les questions sont des affir-mations, tandis que les problèmes sont les positivités, « les affirmations de l’être sont des éléments génétiques, en forme de questions impératives ; elles se développent dans la positivité de problèmes ». Pourquoi Deleuze avance-t-il une telle position ? Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, un des

1 DR, p. 327. 2 Cf. Leibniz, Monadologie, §70 : « Chaque corps vivant a une Entéléchie dominante

qui est l’Âme dans l’Animal ; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d’autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a encore son Entéléchie, ou son Âme dominante ». Voir aussi l’étude excellente de R. Bouveresse, Spinoza et Leibniz. L’idée d’animisme universel, Paris, Vrin, 1992.

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171 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

thèmes fondamentaux du spinozisme de Deleuze consiste dans son assertion qu’omnis determinatio est affirmatio. L’Être, en tant que multiplicité, possède une nature paradoxale du point de vue de la conscience empirique ou de la repré-sentation : d’une part, s’écartant de l’Un transcendant qui est absolument in-différent, il est complètement différentié à travers le mouvement de condensa-tion-distribution ; d’autres part, étant progressivement déterminé, il n’est jamais quelque chose limitée comme les étants finis – « complètement déter-miné » et « absolument infini » constituent ensemble l’Être paradoxal. Chaque détermination de l’être est une différence pure qui ne soutient aucun rapport d’opposition ou de limitation avec une autre, parce que la distinction entre ces déterminations est purement réelle et formelle et n’implique pour cette raison rien de numérique ou de fini. La raison pour laquelle Deleuze critique le hégé-lisme est justement que celui-ci considère le négatif comme la vie intérieure du mouvement de l’être et fait ainsi une confusion entre le transcendantal et l’empirique.

Néanmoins, il n’est pas suffisant d’effectuer seulement une critique du négativisme philosophique, il faut une explication du mécanisme de la genèse du négatif. Dans le cadre de la philosophie deleuzienne, nous pouvons dire que l’élaboration de la genèse du négatif est comme un prolongement de la théorie de l’indi-différent/ciation et nous offre un point de vue nouveau pour considérer le rapport entre le virtuel et l’actuel, le transcendantal et l’empirique, l’Être et l’étant. Bien sûr, la théorie de l’indi-différent/ciation est reprise maintenant en employant les termes comme « affirmation » et « néga-tion ». Et nous avons déjà vu les deux premiers moments de cette théorie plus haut : les questions ontologiques impératives qu’est l’origine des Idées sont les affirmations originelles, tandis que les problèmes que sont les Idées mêmes sont les positivités proprement virtuelles. En fait, en outre des questions onto-logiques et des problèmes idéaux, les intensités sont aussi l’affirmation pure, « affirmation de la différence »1. Nous pouvons donc dire que le Transcendan-tal est le lieu propre de l’Affirmation, ou l’affirmatif est la caractéristique in-trinsèque du Transcendantal ou de l’Être. Le troisième moment après l’affirmation des questions et la positivité des problèmes est les actualités comme des « affirmations engendrées »2. Les affirmations originelles sont inté-grées dans les positivités idéelles de la virtualité, celle-ci, pour son compte, s’incarne dans les actualités et fait naître ainsi les affirmations engendrées. Ces trois moments, pris ensemble, constituent le grand schème de l’indi-différent/ciation comme l’affirmation originelle-positivité idéelle-affirmation engendrée. Le quatrième moment constitue alors le prolongement de la théo-

1 DR, p. 303. 2 DR, p. 266.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

rie de l’indi-différent/ciation que nous avons mentionné plus haut et il repré-sente justement la négation.

Comment Deleuze entend-il la négation ou le négatif ? Pour lui, le né-gatif « se tient à côté de l’affirmation, mais seulement comme l’ombre du pro-blème auquel la proposition est censée répondre », « comme l’ombre de l’instance génétique qui produit l’affirmation » :

[…] la production d’affirmations engendrées finies […] portent sur les termes actuels […], sur les relations réelles […] Les formes du négatif appa-raissent bien dans les termes actuels et relations réelles, mais seulement en tant qu’ils sont coupés de la virtualité qu’ils actualisent et du mouvement de leur actualisation. Alors, et alors seulement, les affirmations finies paraissent limitées en elles-mêmes, opposées les unes aux autres, souffrant de manque ou de privation pour elles-mêmes. Bref, le négatif est toujours dérivé et re-présenté, jamais originel ni présent1.

À première vue, la distinction entre l’affirmation et la négation se modèle sur la distinction faite par Spinoza entre l’essence modale et l’existence modale. Chez Spinoza, les essences singulières des modes finis sont des degrés inten-sifs de l’attribut infini, chaque essence est dans le rapport d’implication avec toutes les autres, c’est-à-dire chaque essence convient avec toutes les autres. Mais, dans le domaine de l’extension modale, les existences extensives des modes finis toujours s’opposent et se limitent l’une à l’autre. Si l’on reste au niveau du premier genre de connaissance, l’on croit sans doute que toutes les choses finies s’opposent l’une à l’autre, se limitent l’une à l’autre ; mais, si l’on parvient au niveau du troisième genre de connaissance, l’on devient conscient du fait que la singularité d’une chose consiste en son essence singulière inten-sive expliquant l’essence absolument infinie de Dieu. Dans le domaine de l’intensif, toutes les essences singulières conviennent l’une avec l’autre, cha-cune est une affirmation pure qui s’affirme elle-même en même temps qu’affirme toutes les autres, qui s’affirme en affirmant toutes les autres, qui affirme toutes les autres en s’affirmant elle-même. Semblablement, chez De-leuze, les « âmes » des actualités, étant virtuelles et intensives, sont dans le Transcendantal qui s’incarne en elles. Dans le domaine proprement transcen-dantal, toutes les Idées sont dans l’état de la perplication, tandis que toutes les intensités sont dans l’état de l’implication. Les Idées perpliquées comme les intensités impliquées sont les affirmations pures et originelles. Et, étant les productions des affirmations originelles, les actualités sont les affirmations engendrées. Néanmoins, si l’on ne voit que l’aspect actuel de la réalité, l’on ne

1 DR, p. 266, p. 267.

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173 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

trouve qu’un monde des choses finies s’opposent et se limitent l’une à l’autre et obtient pour cette raison une image dénaturée de la réalité : lé négatif de-vient le principe de ce monde.

L’explication du négatif donnée par Deleuze est bien subtile. Selon lui, la genèse du négatif ne vient pas après la production de l’affirmation engen-drée, « elle accompagne, elle double l’actualisation »1. Il est donc raisonnable de dire que l’incarnation des Idées virtuelles consiste en deux mouvements simultanés : l’un, explicite, est la production de l’affirmation actuelle ; l’autre, implicite, est la production de la négation ou l’opposition de cette affirmation engendrée. Mais quelle est la raison de ce mouvement double ? L’on sait que l’Idée virtuelle, en tant que multiplicité transcendantale, est dans sa nature pa-radoxale, d’une part, l’on peut dire qu’elle est à la fois une et multiple, d’autre part, l’on peut dire aussi qu’elle n’est ni une ni multiple : « C’est la notion de multiplicité qui dénonce l’Un et le multiple, la limitation de l’Un par le mul-tiple et l’opposition du multiple à l’Un. C’est la variété qui dénonce à la fois l’ordre et le désordre, c’est le (non)-être, le ?-être qui dénonce à la fois l’être et le non-être »2. Mais, une fois actualisée, la nature paradoxale de l’Idée trans-cendantale est résolue dans la nature empirique des affirmations engendrées : soit que la Multiplicité s’actualise dans l’un, soit qu’elle s’actualise dans le mul-tiple. C’est justement pour cette raison que Deleuze affirme que « [c]haque chose est une multiplicité pour autant qu’elle incarne l’Idée. Même le multiple est une multiplicité ; même l’un est une multiplicité »3 . Le Transcendantal, étant naturellement et essentiellement paradoxal, complique en lui-même deux tendances opposées à la fois ce qui est incompréhensible du point de vue de la représentation, tandis que l’empirique, conformant aux exigences de la repré-sentation, ne peut qu’actualiser l’une de ces deux tendances. L’affirmation en-gendrée est l’actualisation de l’une des deux tendances de la positivité trans-cendantale, mais l’autre tendance accompagne aussi l’affirmation engendrée comme sa négation. L’affirmation engendrée et la négation en tant que double de l’affirmation engendrée s’opposent et se limitent l’une à l’autre. C’est préci-sément ici que nous sommes susceptibles de voir l’importance de l’assertion faite par Deleuze que le négatif est « comme l’ombre de l’instance génétique qui produit l’affirmation même ». L’existence même du négatif manifeste le fait que l’affirmation engendrée, à savoir la réalité actuelle, est dans sa nature finie, limitée, et empirique, parce que celle-ci n’est qu’une incarnation de l’une des deux tendances opposées et que sa finitude et limitation implique un prin-cipe transcendantal qui la engendre. Néanmoins, le négatif lui-même n’est ja-

1 DR, p. 268. 2 DR, p. 262. 3 DR, p. 236.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

mais le vrai principe du mouvement du Transcendantal, il ne reste qu’au même niveau que l’affirmation engendrée ; il exprime la néantisation de l’affirmation engendrée finie, mais cette néantisation elle-même n’est qu’une trace empirique du renouvellement infini du Transcendantal. Le négatif, la négation, l’opposition, et la limitation, nous dit Deleuze, « forment seulement un mouvement de l’apparence et ne valent que pour les effets abstraits, sépa-rés du principe et du vrai mouvement de leur production »1.

2.3.6. L’actuel, l’illusion, et la représentation

En exposant l’idée deleuzienne du négatif et de la négation, nous ren-controns déjà le problème de l’illusion. Pourquoi le négatif est-il une illusion ? La réponse Deleuze nous propose est que le négatif, manifestant la propre finitude et la limitation de l’affirmation engendrée, à savoir la réalité empi-rique, est seulement l’ombre du problème transcendantal. Néanmoins, du point de vue de la représentation, le négatif est saisi comme le transcendantal à travers une logique de l’abstraction régressive. En raison de cette confusion entre le transcendantal et l’ombre du transcendantal, celui-ci est comme une illusion : « Sous la platitude du négatif, il y a le monde de la « disparation ». Précisément, l’origine de l’illusion qui soumet la différence à la fausse puis-sance du négatif doit être cherchée, non pas dans le monde sensible lui-même, mais dans ce qui agit en profondeur et s’incarne dans le monde sensible »2. « Un monde d’individuations impersonnelles, et de singularités préindivi-duelles, tel est le monde du ON, ou du « ils », qui ne se ramène pas à la banali-té quotidienne, monde au contraire où s’élaborent les rencontres et les réso-nances, dernier visage de Dionysos, vraie nature du profond et du sans fond qui déborde la représentation et fait advenir les simulacres »3. Le monde des affirmations engendrées et les négations qui les accompagnent est celui de la platitude et de la banalité quotidienne, il est seulement le produit du monde des différences pures ou l’effet empirique de la cause transcendantale.

Mais le négatif est seulement une des illusions. En fait, tout ce qui appar-tient à l’ordre de la représentation est illusoire :

1 DR, p. 268. 2 DR, p. 343. 3 DR, p. 355.

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175 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

La représentation est le lieu de l’illusion transcendantale. Cette illusion a plu-sieurs formes, quatre formes interpénétrées, qui correspondent particulière-ment à la pensée, au sensible, à l’Idée et à l’être1.

Ces quatre formes de l’illusion de la représentation sont respectivement l’identité, la ressemblance, le négatif, et l’analogie. Elles caractérisent aussi les quatre dimensions du monde actuel où s’incarnent les Idées différentielles. Pour cette raison, il semble raisonnable de dire que l’actualité, l’illusion, et la re-présentation sont une seule et même chose. Mais comment entendre une telle concep-tion ? Peut-on dire que les objets de l’actualité sont seulement les pensées d’un sujet empirique ? Dans son commentaire se base sur l’idée que la philosophie de Deleuze est une théorie de la genèse de la représentation, J. Hughes se pose cette même question : « Si nous avons établit que l’Idée est actualisée dans les objets, il nous faut encore établir si cette actualité est, en termes clairs, quelque chose se rapportant à la pensée humaine – les représentations – ou plutôt à quelque chose indépendante de la pensée – les choses en elles-mêmes – comme de nombreuse interprétations, et surtout les lectures scientistes, de Deleuze semblent suggérer » 2 ? La réponse donnée par Hughes est que « l’actuel est un actuel empirique et humain », et « l’objet actuel est la représen-tation d’un objet pour une conscience empirico-psychologico-humaine » 3 . Pour lui, « la théorie de l’actualisation est donc une théorie de la genèse du phénomène »4. Néanmoins, quels sont les fondements d’une telle réponse ?

Selon Hughes, il y a des soutiens textuels pour cette réponse. Premiè-rement, Deleuze, dans Le bergsonisme, écrit à propos de l’actualisation qu’elle « a toutes sortes d’aspects, d’étapes et de degrés distincts. Mais à travers ces étapes et ces degrés, c’est elle (et elle seule) qui constitue la conscience psychologique »5. Selon ce texte, l’on peut dégager la conclusion que le produit de l’actualisation est la conscience empirique humaine ou ses objets. Deuxièmement, dans La méthode de dramatisation, conférence prononcée à la Société Française de Philo-sophie, Deleuze a fait l’assertion que la différenciation ou actualisation con-siste à produire les objets de la représentation : « La différenciation exprime l’actualisation de ces rapports et singularités dans des qualités et des étendues, des espèces et des parties comme objets de la représentation »6. De plus, l’on peut dire que, dans quelque mesure, les objets de la représentation sont aussi

1 DR, p. 341. 2 J. Hughes, Deleuze and the Genesis of Representation, op. cit., p. 117. 3 Ibid., p. 117, p. 118. 4 Ibid., p. 118. 5 BE, p. 59-60. Nous soulignons. 6 « La méthode de dramatisation », in ID, p. 143.

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

la représentation des objets, parce que la différenciation et l’actualisation « constituent les conditions de la représentation des choses en général »1. Troi-sièmement et finalement, dans Différence et répétition, l’on trouve les arguments suivants :

Sans doute, d’ailleurs, la ressemblance est-elle la loi de la qualité, comme l’égalité, celle de l’étendue (ou l’invariance celle de l’extension) : par là, l’étendue et la qualité sont les deux formes de la représentation, sans lesquels la repré-sentation même ne pourrait remplir sa tâche la plus intime qui consiste à rap-porter la différence à l’identique2.

S’il est vrai que les espèces et les parties, les qualités et les étendues, ou plutôt la spécification et la partition, la qualification et l’extension, constituent les deux aspects de la différenciation, on dira que l’Idée s’actualise par différen-ciation3.

La qualité et l’étendue sont les deux formes de la représentation ; la qualité est produite par la qualification, l’étendue est produite par l’extension ; la qualifi-cation et l’extension constituent ensemble la différenciation ; l’on peut donc dire que la différenciation est productrice de la représentation. En outre, l’on peut trouver aussi les expressions comme « les qualités et les étendues déve-loppées du monde perceptif » et « le monde représenté de la perception »4 qui semblent implique l’idée que le monde de la représentation et le monde de la perception sont le même.

Néanmoins, il faut noter que ces textes ne peuvent être considérés, comme le soutien de la thèse de Hughes, que sous la condition d’une autre thèse présupposée par lui, qui asserte que la représentation, chez Deleuze, est la pensée humaine. Mais il semble que l’on ne peut pas dire que la seconde thèse présupposée est admise par Deleuze lui-même. En fait, Hughes obtient directement la conception kantienne de la représentation et croit que Deleuze conçoit de la même manière que Kant la représentation. Chez Kant, la repré-sentation « implique une reprise active de ce qui se présente, donc une activité et une unité qui se distinguent de la passivité et de la diversité propres à la sen-sibilité comme telle » « [c]’est la re-présentation elle-même qui se définit comme connaissance, c’est-à-dire comme la synthèse de ce qui se présente »5. En fonction de ces déterminations, l’on peut bien dire que les représentations

1 Ibid., p. 134. 2 DR, p. 303. 3 DR, p. 358. 4 DR, p. 360. 5 PK, p. 15.

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177 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

chez Kant sont les pensées humaines. Mais la conception deleuzienne de la représentation est bien au-delà des confins de la théorie kantienne. Justement comme l’expérience réelle chez Deleuze, n’étant plus le produit de la combi-naison de la forme de l’expérience possible de l’entendement et la matière sen-sible obtenue à travers la sensibilité, est l’actualisé objectif des Idées virtuelles en tant qu’objectivités différentiées, la représentation telle qu’elle est conçue par Deleuze est aussi les effets objectifs engendrés par les différences.

Comme nous l’avons vu plus haut, la représentation pour Deleuze con-siste dans quatre éléments constitutifs.

Ce sont les quatre racines du principe de raison : l’identité du concept qui se réfléchit dans une ratio cognoscendi ; l’opposition du prédicat, développée dans une ratio fiendi ; l’analogie du jugement, distribuée dans une ratio essendi ; la res-semblance de la perception, qui détermine une ratio agendi1.

Tous les éléments de la représentation sont bien illusoires, mais il faut noter aussi que l’illusion est toujours en rapport avec l’effet, c’est-à-dire l’illusion est l’effet créé par la cause plus profonde que sont les Idées et les intensités. Mais dans quelle mesure pouvons-nous dire que ces effets sont des illusions ? Le texte de Deleuze nous laisse toujours l’impression que l’illusion est en fait quelque chose qui cache activement, spontanément, ou même volontairement la vraie structure du Transcendantal. Mais ce n’est pas le cas vraiment : l’effet se produit ainsi. En d’autres termes, l’illusion n’est pas en elle-même illusoire, elle n’a pas de volonté spontanée à dénaturer la Différence. Au contraire, c’est la Différence qui détermine l’illusion à en cacher la véritable structure. Pour cette raison, nous pouvons dire qu’il appartient à la nature du Transcendantal de susciter ou provoquer l’illusion qui le dénature. L’on est susceptible de dire donc en ce sens que Deleuze a effectué une sorte d’ontologisation de l’illusion dialectique kantienne2. Bien sûr, les objets actualisés ou les objets de la repré-sentation correspondent à la récognition de la pensée empirique, mais cela n’implique pas que les objets actuels et les pensées empiriques sont la même chose. La raison pour laquelle il existe une sorte de correspondance entre les objets et les pensées est que les premiers offrent la fondation de toute pensée

1 DR, p. 337. 2 À propos de l’illusion, Kant écrit qu’« [i]llusion qui ne saurait être évitée, pas plus

que nous ne parvenons à éviter que la mer ne nous paraisse plus élevée au large que près du rivage, parce que nous la voyons alors grâce à des rayons plus élevés, ou encore pas plus que l’astronomie lui-même ne peut empêcher que la Lune ne lui aparaisse plus grande à son lever, bien qu’il ne soit pas abusé par cette apparence » (E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 331-332).

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L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

L’ESTHÉTIQUE INTENSIVE

empirique. Nous examinerons ce point dans notre élaboration du rapport entre la synthèse passive et la synthèse active.

Pour Deleuze, le monde se caractérise par les quatre dimensions que sont la perplication, la complication, l’implication, et l’explication. Ces quatre dimensions déterminent ensemble le mécanisme de l’indi-différent/ciation, à savoir celui de la production transcendantale de l’expérience réelle. Nous pou-vons donc dire que l’élaboration philosophique de l’indi-différent/ciation constitue l’ontologie de l’empirisme transcendantal, ou l’empirisme transcen-dantal en comme ontologie pure de la différence. Cette ontologie consiste en deux aspects : le premier vise une exposition de ce qu’est l’être en tant qu’être, le deuxième vise une élaboration du rapport entre l’être et les étants. L’être chez Deleuze est l’autre nom du Transcendantal, lequel s’exprime dans les deux instances que sont les Idées et les intensités. Les étants, pour leur compte, sont les produits de la collaboration de l’Idéel et de l’Intensif.

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179 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

3. LE TEMPS ET LA PENSÉE

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181 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Dans la partie précédente, nous avons élaboré la théorie deleuzienne de

l’indi-différent/ciation dans son ensemble : les Idées différentielles, progressi-vement déterminées dans la différentiation comme leur mouvement propre, s’incarnent dans l’actualité à travers la différenciation qui en actualise respecti-vement les rapports différentiels et les singularités pré-individuelles sous la détermination de l’individuation, mouvement propre aux différences d’intensités. La théorie de l’indi-différent/ciation est la partie essentielle de l’empirisme transcendantal qui prend pour objet d’expliquer le mécanisme de la genèse de l’expérience réelle et dont les notions phantastiques, comme « diffé-rentiel et singularité » ou « question-problème-solution », s’opposent à toute catégorie de la représentation1. Il reste néanmoins un problème fondamental : si nous ne connaissons par l’exercice bien ordonné de nos facultés que l’aspect déjà constitué de la réalité, comment est-il possible pour nous de penser le Transcendantal et son mécanisme de la production spatio-temporelle qui semblent impensables pour nous ? En d’autres termes, si la théorie de l’indi-différent/ciation telle que nous l’avons exposée constitue l’ontologie de l’empirisme transcen-dantal, il faut encore une « épistémologie » qui est susceptible de montrer pourquoi nous sommes capables de penser le Transcendantal, de saisir son mécanisme producteur interne, et de l’expérimenter. La réponse à ces questions constitue le contenu de la partie présente. Pour avoir une vue plus claire de l’objet de cette partie, voyons d’abord soigneusement ce qui sera critiqué et dépassé par Deleuze.

L’on sait que le philosophie transcendantale en tant qu’épistémologie est une des caractéristiques fondamentales du kantisme. S’écartant des pro-blèmes traditionnels de la métaphysique qui concernent la réalité foncière des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, l’épistémologie kantienne, à partir du problème concernant la possibilité de notre connaissance, consiste à mon-trer l’identité de notre connaissance et les objets de notre connaissance. Ainsi le problème épistémologique du transcendantalisme kantien est effectivement celui du mécanisme de la constitution de tout objet sous la domination de la subjectivité transcendantale suprême. Néanmoins, le mécanisme dit « trans-cendantal » de la constitution de tout objet de la connaissance est conçu en fait rétrospectivement au modèle de la manière de connaître proposée par le psychologisme empirique. Si la métaphysique d’Aristote, comme nous l’avons

1 DR, p. 364.

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LE TEMPS ET LA PENSÉE

vu dans la première partie, exprime explicitement la doxa au niveau de l’ontologie (la théorie de l’être), nous pouvons dire que la philosophie trans-cendantale de Kant exprime explicitement la doxa au niveau de l’épistémologie (la théorie de la pensée). Ce changement exprime aussi le tournant d’épistémologie marquant l’égologisation de la philosophie. Tous les deux as-pects de la doxa trouvent leur nouvelle figure. Mais premièrement nous vou-lons montrer que la philosophie transcendantale de Kant est tout d’abord une égologisation de la métaphysique aristotélicienne, ou plus précisément tho-miste qui se fonde sur la conception analogique de l’être.

Deleuze affirme, dans le contexte de l’exposé de l’ontologie analogique d’Aristote, que « toute philosophie des catégories prend pour modèle le juge-ment – comme on le voit chez Kant, et même encore chez Hegel »1. Comme nous l’avons montré plus haut, les catégories sont les concepts déterminables plus hauts – chez Aristote, elles sont les catégories de l’être qui se disent de tous les étants ; chez Kant, pour qui penser signifie juger2, elles sont les caté-gories de l’entendement qui sont constitutives de toute expérience possible – et dépendent de l’acte double de la distribution et de l’hiérarchisation effectué par le jugement. Mais il reste un autre aspect à expliquer. Nous savons qu’un aspect fondamental de l’analogie de l’être est d’introduire parmi les êtres une inégalité. Dans la métaphysique scolastique, cette inégalité se trouve dans la différence ontologique entre par exemple Dieu et l’homme : le premier est le centre supérieur des étants et en servi du fondement. Mais dans la philosophie transcendantale de Kant, c’est le sujet transcendantal maintenant qui jouit du privilège du fondement des étants.

Différant de Dieu qui crée les étants, le sujet transcendantal, étant le sommet de la recherche transcendantale, constitue les étants que sont les phé-nomènes. Dans quelque mesure, l’on peut dire que le sujet transcendantal est la version égologique de Dieu qui crée à travers son intuition infinie. Mais une révolution a eu lieu avec ce changement dans l’histoire de la philosophie : le fondement ontologique des étants n’est plus un étant spécial, à savoir un étant infiniment parfait qui est à un niveau plus haut, mais un « non-étant » qu’est le

1 DR, p. 50. 2 Kant l’affirme explicitement dans une de ses Réflexions : « La connaissance consiste

en jugements. Les jugements peuvent être immédiats ou médiats (raisonnements) ; penser, c’est juger. Les concepts eux-mêmes sont des jugements. Par conséquent des concepts pour lesquels aucun objet n’est donné, mais qui doivent cependant exprimer les façons de penser en général des objets, contiennent en eux-mêmes ce qui est pensé de la relation entre deux concepts dans les jugements » (Manuscrit de Duisbourg (1774 - 1775) / Choix de réflexions des années 1772 - 1777, trad. fr. F.-X. Chenet, Paris, Vrin, 1988, p. 96.

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sujet transcendantal1. Selon la compréhension classique de l’être de l’étant, « être » signifie toujours « être-donné » ou « être-présent-à ». Dans cette pers-pective, le sujet transcendantal, n’étant pas un être-donné ou être présent à, est bien sûr un non-étant. Mais ce non-étant a la capacité de construire les étants en mettant en jeu ses propres règles que sont les catégories de l’entendement. L’on peut donc dire que la philosophie transcendantale est une égologisation de la doxa ontologique ou l’expression de la doxa au niveau de la pensée ou du Je pense.

De plus, l’on peut dire que la philosophie transcendantale de Kant, pour Deleuze, met en lumière la racine cachée de la métaphysique d’Aristote qui instaure le monde de la représentation. En d’autres termes, Aristote, défi-nissant bien les quatre éléments ou le quadruple carcan de la représentation que sont l’identité du concept, l’analogie du jugement, l’opposition des prédi-cats, la ressemblance de la perception, n’explique pas d’où viennent ces élé-ments fondamentaux et ce qui est leur racine commune, et c’est Kant qui ac-complit cette tâche capitale et nous donne la version représentative du monde dans son état pur :

Le Je pense est le principe le plus général de la représentation, c’est-à-dire la source de ces éléments et l’unité de toutes ces facultés : je conçois, je juge, j’imagine et me souviens, je perçois – comme les quatre branches du Cogito2.

C’est-à-dire, l’identité du concept, l’analogie du jugement, l’opposition des prédicats et la ressemblance de la perception sont les effets de quatre actes du Je dont chacun correspond à une faculté spécifique du Je pense, du Cogito, du sujet transcendantal. Et c’est précisément ici que nous trouvons le sens com-mun proprement transcendantal : il n’est plus le terme unique d’être par rap-port aux catégories en tant que sens de l’être, mais l’« organe » qu’est le sujet transcendantal comme unité suprême par rapport aux facultés pensantes diffé-rentes :

On le dit commun, parce que c’est un organe, une fonction, une faculté d’identification, qui rapporte une diversité quelconque à la forme du Même. Le sens commun identifie, reconnaît, non moins que le bon sens prévoit. Subjectivement, le sens commun subsume des facultés diverses de l’âme, ou

1 Nous suivons ici l’interprétation bien limpide faite par J. Rivelaygue dans ses

Leçons de métaphysique allemande. T. 2 : Kant, Heidegger, Habermas, Paris, Grasset, 1992, p. 332-333.

2 DR, p. 180.

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LE TEMPS ET LA PENSÉE

des organes différenciés du corps, et les rapporte à une unité capable de dire Moi1.

Et pour Deleuze ce sens commun proprement transcendantal se manifeste le plus clairement dans la déduction transcendantale de la première édition de la Critique de la raison pure :

Dans la première édition de la Critique de la raison pure, il décrit en détail trois synthèses qui mesurent l’apport respectif des facultés pensantes, toutes cul-minent dans la troisième, celle de la récognition, qui s’exprime dans la forme de l’objet quelconque comme corrélat du Je pense auquel toutes les facultés se rapportent. Il est clair que Kant décalque ainsi les structures dites trans-cendantales sur les actes empiriques d’une conscience psychologique : la syn-thèse transcendantale de l’appréhension est directement induite d’une appré-hension empirique, etc2.

Nous rencontrons dans ce paragraphe la critique fameuse du transcendanta-lisme de Kant faite par Deleuze : le transcendantal kantien décalque l’empirique, c’est-à-dire Kant conçoit le transcendantal à partir de l’empirique, autre version de ce qui est critiqué par Spinoza comme concevant la cause à partir de l’effet. Mais ce dont il s’agit ici, ce n’est plus le processus de la spéci-fication d’un concept général, mais la celui de la constitution d’un objet de la perception qui met en jeu une théorie de la faculté dont le premier moment concernant la sensibilité.

Nous savons que la sensibilité est la faculté réceptive à travers laquelle les représentations nous sont données quand une chose du dehors l’affecte, et l’effet de cette affection est la sensation. Mais la sensibilité, malgré le fait qu’elle est une faculté réceptive, n’est pas purement et simplement passive, elle a sa propre forme qu’est l’espace et le temps qui a la capacité d’« ordonner », bien sûr en un sens spécifique, la sensation. Comme le montre clairement Heidegger, toute représentation, extérieure ou intérieure, se rapporte finale-ment à la forme du temps3, l’on peut donc dire que toute sensation qui nous est donnée est déjà temporalisée. Et la sensation temporalisée devient la per-ception ou le phénomène qu’est l’objet de l’intuition empirique.

Alors, comment Kant entend-il le temps ? Selon Heidegger, encore une fois, Kant ne connaît le temps qu’« au sens vulgaire », c’est-à-dire le temps pour lui est simplement « la pure post-position d’une séquence de maintenant,

1 LS, p. 96. 2 DR, p. 176-177. 3 M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 107-109.

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185 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

telle qu’elle se donne dans l’intuition pure : maintenant, et maintenant, et maintenant... »1. En d’autres termes, le temps est une séquence de maintenant vide, de maintenant quelconque, et c’est précisément lui qui temporalise la sensation et la transforme en le phénomène. Avec cette transformation, un maintenant appartenant à la séquence n’est plus simplement un maintenant vide quelconque, mais un maintenant rempli ou « marqué », à savoir le main-tenant A, le maintenant B, le maintenant C, le maintenant D, ... Suivant J. Ri-velaygue et J.-M. Vaysse, nous pouvons considérer ces maintenant comme infinitésimaux de temps, et les sensations qui les remplissent, infinitésimaux de sensa-tions2. Et c’est justement à partir de ces infinitésimaux que la première synthèse commence.

Pour Kant, « toute intuition contient en soi un divers qui ne serait pour-tant pas représenté comme tel si l’esprit ne distinguait pas le temps dans la série des impressions qui se succèdent »3. Ce que Kant appelle dans ce para-graphe « la série des impressions qui se succèdent » désigne la séquence des infinitésimaux de sensations. Cette dernière contient bien les maintenant mar-qués par les sensations qui passent l’un dans l’autre de façon continue, mais il n’existe pas encore une unité isolée du sensible, à savoir une présence propre. Et la tâche de la première synthèse de l’appréhension dans l’intuition, exercée par l’imagination, est justement de faire apparaître une telle présence en rassem-blant les infinitésimaux dans une unité qu’est le sensible propre. La synthèse de l’appréhension est donc à la fois la synthèse des infinitésimales de sensa-tions et celle des infinitésimales de temps qui en sont la condition formelle a priori. C’est pour cette raison que Deleuze affirme que cette synthèse « ne porte pas seulement sur la diversité telle qu’elle apparaît dans l’espace et dans le temps, mais sur la diversité de l’espace et du temps eux-mêmes »4, elle im-plique en même temps la constitution de la présence et le présent en tant que dimension du temps.

Mais cette première synthèse n’est pas du tout autonome – elle présup-pose déjà une autre synthèse, parce qu’au niveau de la synthèse pure du divers temporel, s’il n’y a pas un « contenant » qui est susceptible de réserver les maintenants précédents et écoulés, la synthèse de l’appréhension ne peut ja-mais fonctionner proprement parce qu’elle doit rassembler plusieurs mainte-

1 M. Heidegger, Interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure, trad. fr.

E. Martineau, Paris, Gallimard, 1982, p. 302. 2 J. Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande. T. 2 : Kant, Heidegger, Habermas, Paris,

op. cit., p. 111 ; et J.-M. Vaysse, La stratégie critique de Kant, Paris, Ellipses, 2005, p. 35. 3 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. A. Renaut, Paris, Flammarion, 2006, A

99, p. 179. 4 PK, p. 24.

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LE TEMPS ET LA PENSÉE

nant successifs comme différentielles de temps. Si les maintenant ne font que passer ou écouler, tout acte de sommation est impossible. La première syn-thèse suppose donc une deuxième, synthèse de la reproduction pure dans l’imagination qui constitue la dimension temporelle qu’est le passé. Ce passé peut être considéré comme un espace mémoriel où se conservent les sensibles précédents, à savoir le divers perçu précédent avec le présent particulier qu’il remplit, afin qu’ils puissent se rapporter à nouveau à une unité présente ou actuelle. Et en se rapportant à un sensible actuel, les sensibles précédents re-produits par l’imagination est à proprement dit l’imaginable.

Avec la première synthèse de l’appréhension et la deuxième synthèse de la reproduction, nous avons vu clairement l’exercice conjoint de la sensibilité et de l’imagination et l’apport ensemble du sensible et l’imaginable. Mais quelle est l’instance qui assure cet exercice conjoint ? En d’autres termes, qu’est-ce qui nous permet de considérer le sensible comme identique à l’imaginable ? La réponse est la troisième synthèse de la récognition dans le concept. En fait, la récognition conditionne préalablement la fonction des deux premières synthèses. Nous savons que ce que nous rencontrons dans la première synthèse n’est pas du tout une appréhension pure et simple : celle-ci, comme nous avons vu plus haut, suppose déjà l’acte de réserver de l’imagination. Mais elle prend pour présupposition une autre instance plus fondamentale. Pourquoi la représentation actuelle doit-elle être une unité iso-lée qui rassemble plusieurs éléments différentiels ? Parce que le concept en tant que règle d’unification exige qu’elle devienne quelque chose identifiable, c’est-à-dire le sensible doit devenir quelque chose étant susceptible de partici-per à la constitution de l’objet. La sensibilité n’est donc pas un simple « se-laisser-donner » comme le dit Heidegger, mais une capacité qui ne recueille que « ce qui peut être représenté dans le sensible »1. De même, la récognition structure aussi l’imaginable comme étant identifiable. Et ces deux identifiables s’identifient dans un même qui se fonde sur l’objet quelconque général qui est décrit par Kant comme le suivant :

Nous avons dit plus haut que les phénomènes eux-mêmes ne sont rien que des représentations sensibles qui, en elles-mêmes, doivent être considérées précisément comme telles, et non pas comme des objets (en dehors de la fa-culté de représentation). Qu’entend-on dès lors lorsque l’on parle d’un objet correspondant à la connaissance, et par conséquent aussi distinct de celle-ci ? Il est facile d’apercevoir que cet objet ne doit être pensé que comme quelque chose en

1 DR, p. 79.

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187 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

général = X, puisque, hors de notre connaissance, nous ne disposons de rien que nous puissions opposer à cette connaissance comme lui correspondant1.

Cet objet quelconque général est une forme d’identité qui offre au sensible et l’imaginable la possibilité de l’identification, et il, lui, au niveau de la synthèse transcendantale, offre aussi l’horizon ouvert du futur. C’est donc dans la troi-sième du temps que nous voyons le plus clairement le rapport entre le temps et la pensée. Pour Kant, la pensée réelle, se distinguant d’une pensée possible seulement formelle, à savoir la connaissance est toujours la connaissance d’un objet, et cette connaissance, dans le cadre de la philosophie transcendantale de Kant, signifie aussi la constitution d’un objet qui fait intervenir nécessairement l’objet quelconque formel. Et cet objet implique aussi le futur en tant que di-mension fondamentale du temps signifie le champ libre des identités objec-tives possibles, chaque présent est une actualisation d’une identité possible du futur et le passé signifie un réservoir de chaque répétition de ce même qu’est une identité objective. Le temps chez Kant est donc une répétition indéfinie du même et de l’identique.

Mais d’où vient cet objet formel qui se répète à travers toutes les repré-sentations ? Selon l’interprétation donnée par Deleuze, il est précisément l’objectivation de l’aperception transcendantale, le « corrélat du Je pense ». Pour cette raison, nous pouvons dire que toutes les trois synthèses, tous les fonctionnements des facultés, au fond, sont dominés par l’aperception trans-cendantale ou le sujet transcendantal kantien. Et le monde perceptif peuplé par des objets actuels, dans son ensemble, est constitué par ce sujet. Ici, nous pouvons voir clairement l’égologisation de l’analogie de l’être, expression on-tologique de la doxa, telle que nous l’avons décrit plus haut. Alors, comment se manifestent les moitiés de la doxa dans la philosophie transcendantale kan-tienne ? D’abord, le sens commun se manifeste dans la philosophie transcen-dantale kantienne comme l’unité subjective suprême assurant l’exercice con-joint des facultés qu’est l’aperception transcendantale et son expression objective, objet quelconque général. Deuxièmement, le bon sens, pour sa part, se manifeste comme le temps qui prévoit que toute représentation sera une répétition des objectivités identiques possibles se trouvant dans le champ in-déterminé du futur.

Néanmoins, la théorie kantienne du temps impliquée dans les trois syn-thèses est seulement la première version du bon sens dans la philosophie transcen-dantale. La deuxième version du bon sens concerne ce qui fonctionne sous la direction de la première version du bon sens, c’est-à-dire ce qui prend pour condition transcendantale la première version du bon sens se manifestant dans

1 E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., A 104, p. 182. Nous soulignons.

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LE TEMPS ET LA PENSÉE

les synthèses temporelles : la constitution d’un objet empirique actuel. Nous avons vu que la première version du bon sens se rapporte intimement à la forme d’identité supérieure qu’est l’objet quelconque général. Mais,

On objectera que nous ne nous trouvons jamais devant un objet formel, ob-jet quelconque universel, mais toujours devant tel ou tel objet, découpé et spécifié dans un apport déterminé des facultés. Mais c’est ici qu’il faut faire intervenir la différence précise des deux instances complémentaires, sens com-mun et bon sens1.

Nous savons que le sens commun chez Kant signifie « l’unité de toutes les facultés dans le sujet » et le reflet ou l’expression de cette unité qu’est l’objet quelconque formel et universel. « Il faut donc que le sens commun se dépasse vers une autre instance, dynamique, capable de déterminer l’objet quelconque comme tel ou tel »2, et cette instance est précisément la deuxième version du bon sens qui est l’aspect empirique des trois synthèses. Avec la première syn-thèse de l’appréhension, nous transformons le sensible intuitionné en le sen-sible propre ou ce qui est représentable dans le sensible ; avec la seconde syn-thèse de la reproduction, nous mettons le divers sensible dans un passé comme espace mémoriel et le transformons en l’imaginable propre ; avec la troisième synthèse de la récognition, nous rapportons le sensible et l’imaginable à la forme d’identité de l’objet quelconque et constituons ainsi un objet empirique qualifié. De plus, nous rencontrons ici la primauté nécessaire de l’objet quelconque en général :

Sans doute ne connaissons-nous que des objets qualifiés (qualifiés comme tel ou tel par une diversité). Mais jamais le divers ne se rapporterait à un objet, si nous ne disposions de l’objectivité comme d’une forme en général (« objet quelconque », « objet = x »)3.

Néanmoins cet objet = x n’est pas encore l’instance ultime, il est lui-même l’expression objective ou le corrélat de l’unité subjective du Je rassemblant toutes les facultés pensantes. Ces deux instances constituent ensemble le sens commun « transcendantal ». Et le bon sens dit transcendantal se manifeste à la fois dans les synthèses du temps et les synthèses spécifiant pas à pas un objet. Nous pouvons donc dire que la théorie kantienne de la faculté telle qu’elle se manifeste dans la déduction transcendantale de la première édition de la Cri-

1 DR, p. 174-175. Souligné par l’auteur. 2 Ibid., p. 291. 3 PK, p. 25.

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189 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

tique de la raison pure, exprimant la doxa au niveau transcendantal, possède les trois caractères fondamentaux suivants :

1° Chaque synthèse empirique présuppose une synthèse transcendan-

tale qui constitue a priori une dimension temporelle ; mais les synthèses trans-cendantaux ne sont pas de formes préexistantes comme étant innées, mais sont contemporaines , à un niveau déterminant, aux synthèses empiriques ;

2° Les trois synthèses expriment le processus de la constitution ou de l’individuation des objets particuliers du champ de la perception (« Les objets sont découpés par et dans des champs d’individuation... ») ;

3° Les trois synthèses expriment aussi le processus de la naissance d’une pensée réelle comme connaissance ou récognition des objets actuels. Pour cette raison, l’on peut dire que, chez Kant, les processus de la constitution du temps, de l’individuation de l’objet, et de la naissance de la pensée réelle sont identiques.

Pour Deleuze, ces trois caractères sont d’une importance fondamentale

dans la philosophie transcendantale de Kant. Dans quelque mesure, nous pouvons dire que l’enjeu de la philosophie deleuzienne consiste précisément à critiquer la doxa transcendantale qui repose sur ces trois caractères. Si la doxa transcendantale de Kant consiste en une identification des synthèses temporelles et de la genèse de la pensée avec la constitution de l’objet empirique, le para-doxe transcendantal de Deleuze consiste, en revanche, en une séparation radicale des synthèses temporelles proprement transcendantales et la genèse de la pen-sée avec la constitution de l’objet empirique : le temps n’est pas répétition in-définie de l’identité, et la pensée n’a rien à voir avec la récognition – la tâche de la philosophie transcendantale est précisément l’introduction du temps dans la pensée.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

3.1. UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES PASSVIES DU

TEMPS

3.1.1. La signification du mot « synthèse » chez Deleuze

La théorie deleuzienne du temps dans Différence et répétition se présente comme une série de synthèses. Avant l’élaboration systématique de ces syn-thèses temporelles, il faut tenir compte tout d’abord d’un problème capital : quelle est la signification de la « synthèse » ? Deleuze lui-même ne nous donne pas une définition explicite de ce terme crucial dans son texte. L’on sait que Deleuze explicite trois synthèses qui manifestent une ressemblance formelle avec les trois synthèses kantiennes dans la première édition de la Critique de la raison pure, qui constituent, comme nous l’avons vu, le contenu de la doxa égolo-gique ou « transcendantale ». Comment Kant définit-il alors la synthèse ? La réponse est comme la suivante : « J’entends […] par synthèse, dans la signifi-cation la plus générale, l’action d’ajouter différentes représentations les unes aux autres et de rassembler leur diversité dans une connaissance »1. C’est-à-dire, la synthèse kantienne est encore définie selon le cadre conceptuel de l’unité-diversité ou de l’un-multiple comme une unification, même originaire ou pure au sens kantien, de la diversité. Pour nous, la compréhension deleuzienne de la synthèse s’écarte de cette conception kantienne qui est encore bien tradition-nelle.

Rappelons d’abord les titres du quatrième et du cinquième chapitres de Différence et répétition : « Synthèse idéelle de la différence » et « Synthèse asymé-trique du sensible ». Très peu de commentateurs tiennent compte du rapport entre ces deux synthèses transcendantales avec les trois synthèses passives qui nous semble être d’une importance cruciale pour comprendre la théorie de-leuzienne de la synthèse en général. En effet, nous croyons que les deux syn-thèses transcendantales nous offrent le modèle théorique par lequel Deleuze conçoit les synthèses et que le texte capital où il les explicite commence avec la considération de l’affinité entre les « objets » des synthèses transcendantales que sont les différentielles virtuelles, à savoir les Idées, et les intensités ou quantités intensive. Leur affinité se fonde sur la confrontation de deux types de rapports : « rapports différentiels dans la synthèse réciproque de l’Idée, rapports d’intensité dans la synthèse asymétrique du sensible »2. Donc, la syn-

1 E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., A77/B103, p. 161. Nous soulignons. 2 DR, p. 315.

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191 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

thèse réciproque de l’Idée, c’est-à-dire la synthèse idéelle de la différence, est une synthèse transcendantale des éléments génétiques infinitésimaux, tandis que la synthèse asymétrique du sensible est une synthèse transcendantale des différences d’intensité libres. Mais, comme nous l’avons exposé dans le cha-pitre précédent, le mode de la synthèse, ou de l’auto-organisation ou auto-constitution, de ces deux instances transcendantales est foncièrement intensif et n’a rien à voir avec l’unification extensive des parties extérieures l’une à l’autre. En d’autres termes, le produit de la synthèse transcendantale telle qu’elle est conçue par Deleuze, loin d’être une Unité des parties diverses, est une Multiplicité : « Les Idées sont des multiplicités virtuelles, problématiques ou « perplexes », faites de rapports entre éléments différentiels. Les intensités sont des multiplicités impliquées, des « implexes », faits de rapports entre élé-ments asymétriques »1. Donc, nous pouvons dire que le terme « synthèse » désigne chez Deleuze l’acte d’auto-organisation ou d’auto-constitution d’une multiplicité qui n’a rien à voir avec l’acte de synthèse, entendu au sens courant, qui con-siste à intégrer les parties multiples extérieures l’une à l’autre dans une entité qui est susceptible d’être considérée comme « une ».

3.1.2. La première synthèse du présent vivant

S’écartant de toute sorte d’unification du multiple, les synthèses tempo-relles chez Deleuze appartiennent à la multiplicité. De plus, elles sont aussi proprement passives. Comme l’ont remarqué beaucoup de commentateurs, De-leuze emprunte le terme « synthèse passive » à E. Husserl2. La raison pour la-quelle il a choisi ce terme phénoménologique se trouve évidemment dans son motif d’apporter une nouvelle esthétique en critiquant la conception kantienne de la synthèse qui n’appartient qu’à l’activité supérieure de la subjectivité transcendantale. Selon Deleuze, les synthèses dites passives ont lieu au con-traire dans un domaine totalement sub-représentatif et inconscient, en dehors de la domination d’une subjectivité suprême. Et la première synthèse passive, telle que Deleuze l’élabore, se réfère à la conception humienne de l’habitude. Pour Deleuze, ce dont il s’agit dans la problématique de l’habitude traitée par

1 Ibid. 2 Cf. F.J. Martinez, « Échos husserliens dans l’œuvre de G. Deleuze », in Gilles

Deleuze, Paris, Vrin, 1998, p. 105-118 ; J. Lampert, Deleuze and Guattari’s Philosophy of History, Londres, Continuum, 2006, p. 16-17 ; A. Beaulieu, « Edmund Husserl », in G. Jones et J. Roffe (ed.), Deleuze’s Philosophical Lineage, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, p. 274-276.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

Hume, c’est un revenir à l’« imagination spontanée »1, c’est-à-dire à une imagi-nation constituante qui possède une capacité de contracter, comme « l’habitude dans son essence est contraction »2.

Comment fonctionne cette contraction faite par l’imagination sponta-née et constituante ? Et qu’est-ce qui est contracté par l’imagination ? La ré-ponse est que l’imagination, comme plaque sensible, « contracte les cas, les éléments, les ébranlements, les instants homogènes », « retient l’un quand l’autre apparaît », et « les fond dans une impression qualitative interne d’un certain poids »3. En fait, la première synthèse passive présuppose une succession des ins-tants élémentaires et homogènes. Néanmoins, cette « succession » est d’un mode très spécifique : celui de mens momentanea, ou de discontinuité ou d’instantanéité. En d’autres termes, les instants ne sont successifs que dans la mesure où l’un n’apparaît pas sans que l’autre ait disparu, c’est-à-dire la suc-cession des instants est seulement potentielle. La contraction de l’imagination peut donc être considérée comme actualisant la succession potentielle des ins-tants en intégrant ceux-ci en un « présent vivant » avant toute réflexion intelli-gente active. La première synthèse passive est donc celle du présent qui actua-lise la succession potentielle des instants élémentaires en les contractant :

Une succession d’instants ne fait pas le temps, elle de défait aussi bien ; elle en marque seulement le point de naissance toujours avorté. Le temps ne se constitue que dans la synthèse originaire qui porte sur la répétition des ins-tants. Cette synthèse contracte les uns dans les autres les instants successifs indépendants. Elle constitue par là le présent vécu, le présent vivant4. Dans quelque mesure, l’on peut dire que cette première synthèse pas-

sive ressemble formellement à la première synthèse transcendantale décrite par Kant dans la première édition de la Critique de la raison pure. Comme nous l’avons vu plus haut à propos de la doxa gnoséologique ou égologique, le temps chez Kant est une forme pure comme succession vide et a priori des infinitésimaux de maintenants l’un dans l’autre, et l’imagination, dans son acte de synthèse transcendantale, « contracte » plusieurs maintenants en un présent en fonction de l’exigence de l’identité conceptuelle de la subjectivité suprême. La différence entre ces deux sortes de synthèse est que la première synthèse deleuzienne vise la succession des éléments en dehors du domaine subjectif et que la première synthèse kantienne vise la succession interne d’une forme apparte-

1 DR, p. 106. 2 DR, p. 101. 3 DR, p. 96-97. 4 DR, p. 97.

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193 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

nant au sujet. À propos du temps, l’on se pose toujours la question suivante : le temps est-il subjectif ou objectif ? La réponse donnée par Deleuze est bien claire : « Le temps est subjectif, mais c’est la subjectivité d’un sujet passif », en d’autres termes, la synthèse passive de la contraction n’est pas faite par l’esprit, mais se fait dans l’esprit qui contemple les instants élémentaires et homogènes appartenant à une succession potentielle primaire. L’esprit n’est pas d’agent des synthèses, mais leur lieu. L’agent qui effectue les synthèses passives est plutôt l’imagination spontanée, constituante, et inconsciente, libérée de toute domination venant de la conscience à la fois identique et identifiante. Mais, au fond, le temps est encore relatif à l’esprit ou à un sujet, même passif, c’est-à-dire s’il n’y a pas d’esprit contemplant, il n’y a pas de temps comme présent vivant.

Nous avons parlé du fait que la synthèse du présent actualise la succes-sion potentielle des instants élémentaires comme une succession réelle du temps du présent. Comment entendre alors cette succession réelle ou actuelle du temps ? Dans la perspective de la première synthèse, l’on peut dire qu’une telle succession implique la pluralité des présents. La première synthèse « constitue le temps comme présent vivant, et le passé et le futur comme di-mensions de ce présent »1. En d’autres termes, le présent, n’étant pas du tout une dimension temporelle comme le conçoit le sens commun, est en fait l’ensemble du temps et constitue l’horizon de toute considération temporelle. Selon ce schème, le passé et le futur ne sont plus de dimensions temporelles qui se distinguent du présent, ils sont plutôt deux dimensions du présent vi-vant lui-même : le passé est les instants élémentaires « conservés », en tant que particularités, dans le présent, tandis que le futur exprime la tendance d’attendre inconsciente de ce même présent. Compte tenu du fait que le présent repose sur les éléments immédiatement contractés sans coupure, la tendance d’attendre inconsciente que « ça continue », en se formant, exprime une sorte de généralité. Néanmoins, les affirmations comme « le présent représente l’ensemble du temps » et « seul le présent existe » ne signifient pas qu’il n’y a qu’un présent qui est lui-même coextensif au temps :

On peut sans doute concevoir un perpétuel présent, un présent coextensif au temps ; il suffit de faire porter la contemplation sur l’infini de la succession d’instants. Mais il n’y a pas de possibilité physique d’un tel présent : la con-traction dans la contemplation opère toujours la qualification d’un ordre de répétition d’après des éléments ou des cas. Elle forme nécessairement un présent d’une certaine durée, un présent qui s’épuise et qui passe, variable

1 DR, p. 105.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

suivant les espèces, les individus, les organismes et les parties d’organisme considérées1.

C’est-à-dire la pluralité des présents, représentant la succession du temps, est la conséquence de la limite de la « portée naturelle de contraction » des agents des synthèses passives2 . Cette limite détermine que tout agent de la synthèse passive ne peut contracter qu’un certain nombre d’instants et que la contrac-tion d’un certain nombre d’instants ne peut faire naître qu’un présent d’une certaine durée. De plus, la pluralité des agents de la synthèse implique aussi la pluralité de durées du présent de ces agents : la portée naturelle de contraction de l’imagination humaine et celle de l’« imagination » du chien sont diffé-rentes, les durées de leur présents sont pour cette raison différentes aussi.

En outre, ce passage cité plus haut fait intervenir un autre problème : les synthèses passives dépassant le domaine des synthèses simplement tempo-relles. En fait, les synthèses passives du temps en tant que présent faites par l’imagination spontanée inconsciente ne reste qu’au niveau du sensible ou du perceptif. Pour Deleuze, les synthèses passives s’étendent effectivement jus-qu’à un niveau bien plus élémentaire, à savoir au niveau de la constitution or-ganique :

[D]ans l’ordre de la passivité constituante, les synthèses perceptives renvoient à des synthèses organiques, comme la sensibilité des sens, à une sensibilité primaire que nous sommes3.

Néanmoins, le problème fondamental au niveau des synthèses organiques élémentaires reste le même : la passivité constituante se lie à un pouvoir de contraction. Au niveau des synthèses perceptives, l’imagination sert de ce pouvoir contractant ; au niveau des synthèses organiques, ce qui contracte est une âme contemplative :

Il faut attribuer une âme au cœur, aux muscles, aux nerfs, aux cellules, mais une âme contemplative dont tout le rôle est de contracter l’habitude. Il n’y a là nulle hypothèse barbare, ou mystique : l’habitude y manifeste au contraire sa généralité, qui ne concerne pas seulement les habitudes sensori-motrices que nous avons (psychologiquement), mais d’abord les habitudes primaires que nous sommes, les milliers de synthèses passives qui nous composent or-ganiquement4. 1 Ibid. 2 Ibid. 3 DR, p. 97. Souligné par l’auteur. 4 DR, p. 101.

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195 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Au niveau des synthèses passives organiques, ce qui est à contracter n’est plus une succession potentielle des instants, mais les éléments matériaux :

Quel organisme n’est pas fait d’éléments et de cas de répétition, d’eau, d’azote, de carbone, de chlorures, de sulfates contemplés et contractés, entre-laçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose1 ?

C’est-à-dire, nous sommes composés d’une infinité de synthèses passives, et toutes les sortes différentes de synthèses passives se superposent à l’infini. L’individu actuel comme un ensemble infini actuel consistant en une infinité de synthèses passives, une telle idée manifeste une ressemblance bien forte à l’idée spinoziste de l’existence actuelle modale consistant en une infinité de corps simples (rappelons l’exemple fameux de « chyle » et « lymphe »). Nous traiterons de ce problème, mais, pour l’instant, voyons d’abord un autre pro-blème important, celui de la distinction entre la synthèse passive et la synthèse active.

3.1.3. Durée vécue et temps reconnu : synthèse passive de l’imagination et synthèse active de la mémoire et de l’entendement

Dans son élaboration de la première synthèse passive, Deleuze, partant du cadre de la philosophie de Hume, définit le temps en tant que présent vi-vant comme le produit de la contraction inconsciente et pré-réflexive de l’imagination. Si l’on détermine l’unité subjective, étant bien susceptible d’effectuer des activités de réflexion, comme la concordance harmonieuse de toutes les facultés y compris l’imagination, les synthèses passives de l’imagination sont évidemment ante-subjectives comme elles n’impliquent aucune contribution venue d’autres facultés, la mémoire et l’entendement par exemple. Néanmoins, étant complètement inconscientes, les synthèses pas-sives de l’imagination évoquent les synthèses actives de la mémoire et de l’entendement. Si les synthèses passives habituelles constituent primairement et originairement notre vie et le présent vécu de cette vie, les synthèses actives, faites par la mémoire et l’entendement dans leur exercice actif et raisonnable, constituent notre conscience réflexive et notre connaissance du temps originaire de notre propre vie en le reconnaissant comme le temps dérivé des présents successifs.

1 DR, p. 102.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

À propos de la distinction entre le temps originaire et le temps dérivé, Deleuze écrit que

[L]es cas contractés ou fondus dans l’imagination n’en restent pas moins dis-tincts dans la mémoire ou dans l’entendement. Non qu’on en revienne à l’état de la matière qui ne produit pas un cas sans que l’autre ait disparu. Mais à partir de l’impression qualitative de l’imagination, la mémoire reconstitue les cas particuliers comme distincts, les conservant dans « l’espace de temps » qui lui est propre. Le passé n’est plus alors le passé immédiat de la rétention, mais le passé réflexif de la représentation, la particularité réfléchie et repro-duite. En corrélation, le futur cesse aussi d’être le futur immédiat de l’anticipation pour devenir le futur réflexif de la prévision, la généralité réflé-chie de l’entendement (l’entendement proportionne l’attente de l’imagination au nombre de cas semblables distincts observés et rappelés). C’est dire que les synthèses actives de la mémoire et de l’entendement se superposent à la synthèse passive de l’imagination, et prennent appui sur elle1.

Dans les synthèses passives habituelles, les instants ou cas contractés et con-servés par l’imagination, qui a sa propre portée naturelle de la contraction, dans un présent vivant sont le passé immédiat comme une dimension propre de ce présent. Une fois synthétisé ou constitué, ce présent vivant d’une cer-taine durée en tant qu’« impression qualitative de l’imagination » est conservé lui-même dans l’« espace de temps », espace auxiliaire propre de la mémoire. Comment comprendre alors cette « conservation » du présent dans la mé-moire ? La mémoire reproduit les instants élémentaires contractés originaire-ment par l’imagination dans son exercice ante-subjectif et les synthétise acti-vement en un présent dérivé qui est justement le présent conscient de notre vie quotidienne. En d’autres termes, ce que nous reconnaissons comme le présent dans notre conscience est toujours le présent dérivé qui est retardataire par rapport au présent vi-vant originaire sur lequel il repose.

Cette distinction entre la synthèse passive du présent vivant et la syn-thèse active consistant en les réflexions, à savoir celle entre le présent origi-naire et le présent dérivé, peut être entendue aussi comme la distinction entre la durée et le temps. En fait, Deleuze lui-même, dans le texte suivant, décrit le pré-sent vivant originaire comme la durée :

Chaque coup, chaque ébranlement ou excitation, est logiquement indépen-dants de l’autre, mens momentanea. Mais nous les contractons en une impres-sion qualitative interne, hors de tout souvenir ou calcul distinct, dans ce présent vivant, dans cette synthèse passive qu’est la durée. Puis nous les restituons dans un 1 DR, p. 98.

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197 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

espace auxiliaire, dans un temps dérivé, où nous pouvons les reproduire, les réfléchir, les compter comme autant d’impressions-extérieures quantifiables1.

Mais cette durée pré-réflexive du présent vivant n’est pas la durée en tant que multiplicité interne de Bergson. La raison pour laquelle Deleuze choisit ce terme est qu’il veut met l’accent sur le fait que le présent vivant est strictement vécu au niveau de l’inconscient, au contraire du temps dérivé qui fait interve-nir les actes conscients de l’intellect2.

Restant dans le cadre de la conception du temps comme présent, De-leuze distingue trois instances fondamentales que sont respectivement l’en-soi, le pour-soi et le pour-nous :

La constitution de la répétition implique déjà trois instances : cet en-soi qui la laisse impensable, ou qui la défait à mesure qu’elle se fait ; le pour-soi de la syn-thèse passive ; et fondée sur celle-ci, la représentation réfléchie d’un « pour-nous » dans les synthèses actives3.

La distinction faite par Deleuze entre ces trois instances est sans doute sous l’influence de la philosophie de Hegel. L’on sait que la conception hégélienne de l’en-soi et du pour-soi, dans quelque mesure, peut être considérée comme une combinaison de la conception kantienne du phénomène et de la chose en soi et la conception aristotélicienne du potentiel et de l’actuel. L’être-en-soi est l’être implicite ou simplement potentiel, tandis que l’être-pour-soi est l’être explicite ou pleinement actualisé à l’égard de son essence intérieure. Pour éclairer ce point, voyons le texte suivant de la Logique de l’Encyclopédie :

[P]ar exemple, l’enfant est, il est vrai, en tant qu’homme en général, un être raisonnable, mais la raison de l’enfant comme tel est présente tout d’abord seulement comme quelque chose d’intérieur, c’est-à-dire comme disposition, vocation, etc., et cette réalité seulement intérieure a en même temps pour 1 Ibid. Nous soulignons. 2 Dans quelque mesure, l’on peut dire que la distinction entre la durée vécue et le

temps connu ici faite par Deleuze est aussi sous l’influence de Spinoza qui fait lui-même aussi une distinction explicite entre la durée réelle et le temps imaginatif. Comme le note S. Zac, « la durée est, selon Spinoza, de l’ordre de la qualité. Il y a dans la notion de durée non seulement l’idée de succession […] Exactement comme l’éternité d’où elle tire sa substance, elle échappe à la distinction de l’un et du multiple : elle n’a pas des parties nombrables, parce que la continuité du conatus est une continuité dynamique. […] Le temps, au contraire, comme le nombre, n’est qu’un « auxiliaire de l’imagination ». Il est artifice de la mesure de la durée, qui fait abstraction de l’ordre réel et continu des choses » (« Les thèmes spinozistes dans la philosophie de Bergson », in Essais spinozistes, op. cit., p. 137-138).

3 DR, p. 98. Nous soulignons.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

l’enfant, en tant qu’elle est la volonté de ses parents, le savoir de ses maîtres, d’une façon générale en tant qu’elle est le monde rationnel qui l’entoure, la forme d’une réalité seulement extérieure. L’éducation et la formation de l’enfant consistent alors en ce que, ce qu’il est tout d’abord seulement en soi et par là pour d’autres (les adultes), il le devient aussi pour soi. La raison, qui n’est encore présente en l’enfant que comme possibilité intérieure, est réalisée ef-fectivement grâce à l’éducation, et de même, inversement, de l’éthique, de la religion et de la science considérées tout d’abord comme autorité extérieure, il devient conscient comme de son être propre et intérieur1.

L’être essentiel de l’homme consiste dans sa rationalité. Néanmoins, cet être essentiel est seulement implicite et potentiel dans l’être-humain-en-soi de l’enfant, il ne devient explicite et actuel que dans l’être-humain-pour-soi de l’adulte à travers l’éducation de toutes sortes. Pour cette raison, l’on peut dire que l’en-soi jouit une supériorité sur le pour-soi. Mais peut-on dire que, chez Deleuze, l’en-soi est plus important que le pour-soi aussi ? Pour nous, la ré-ponse est négative.

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’embryon, du point de vue de la philosophie de la différence, est beaucoup plus important que l’adulte. L’embryon est l’individu même, comme il est bien susceptible d’éprouver le mouvement forcé des différences intensives. Au contraire, l’adulte, comme déjà spécifié et organisé, n’est susceptible d’éprouver ces sen-sations intensives ou l’être du sensible qu’à travers les expériences très excep-tionnelles et extraordinaires. Ainsi, selon Deleuze, l’embryon, à savoir un être-en-soi, jouit une supériorité sur l’adulte, à savoir un être-pour-soi. L’en-soi de la succession des instants élémentaires matériaux n’est que potentielle et re-présente la répétition instantanée et discontinue, tandis que le pour-soi du pré-sent vivant actualise la succession temporelle en conservant et contractant les instants répétés. Néanmoins, il n’est pas nécessaire d’annoncer que la répéti-tion du présent vivant est supérieure à la répétition instantanée2. Le pour-nous du temps dérivé est lui-même une réflexion consciente du présent vivant comme le pour-soi et est comme le temps que nous reconnaissons dans notre vie quotidienne. Le présent vivant est le temps de notre vie en tant que durée, le présent dérivé synthétisé par la mémoire est le temps intellectualisé qui évoque pour lui-même la conception numérique du temps.

1 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La science de la logique, texte

intégral présenté, traduit et annoté par B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 572. Nous soulignons.

2 Nous donnerons une explication plus détaillée la différence entre la répétition du pour-soi et la répétition de l’en-soi au niveau de la première synthèse plus tard.

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199 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

3.1.4. La seconde synthèse du passé pur en général

Quand nous parlons de la synthèse active de la mémoire en restant dans le cadre du temps comme présent, nous n’accentuons qu’un seul aspect de cette synthèse : la mémoire reproduit les instants élémentaires contractés dans le présent vivant pré-réflexif et les synthétise en un présent dérivé comme pré-sent conscient de notre vie quotidienne. Néanmoins, il existe encore un autre aspect important de la synthèse active : ce qui est conservé dans l’espace de temps de la mémoire n’est pas seulement les instants contractés du présent, mais les présents eux-mêmes. Dans la perspective de la mémoire active, la plu-ralité des présents se manifeste dans la distinction entre l’ancien présent et l’actuel présent. Dans le domaine de la première synthèse de l’habitude, le présent est le seul horizon de notre considération du temps. Le présent est l’ensemble du temps et il n’y a pas d’autres temps qui se distinguent du présent, le passé et le futur sont deux dimensions propres au présent : le passé désigne les instants élémentaires déjà contractés dans le présent et le futur désigne la tendance du présent à contracter sans cesse les instants élémentaires. La portée naturelle d’une âme contemplative est limitée, mais la contemplation-contraction est elle-même, dans quelque mesure, une action illimitée et continue, c’est-à-dire, chaque présent a sa propre durée, mais l’ensemble du temps ne consiste que dans les présents. Les synthèses passives habituelles sont dans leur nature en-tièrement inconscientes, leur seule tâche est la production continue des pré-sents et elles ignorent complètement le problème concernant la distinction des présents. C’est seulement du point de vue de la synthèse active que ce pro-blème devient explicite : dans l’espace de temps de la mémoire active, l’horizon de l’avant et de l’après se substitue à celui du présent vivant.

Selon la synthèse passive de l’imagination, il y a une pluralité de pré-sents ; selon la synthèse active de la mémoire, il y a une distinction entre ces présents pluriels : l’ancien présent d’une part et l’actuel présent d’autre part. La pluralité de présents implicite la succession des présents ou le passage du temps comme présent, mais elle n’est jamais consciente de cette succession ou de ce passage. La synthèse active de la mémoire, dans l’espace de temps auxi-liaire où sont conservés les instants contractés dans un présent et les présents eux-mêmes, rend explicite le problème du passage du temps. Deleuze précise la différence entre les deux points de vue représentés respectivement par la synthèse passive de l’imagination et la synthèse active de la mémoire en accen-tuant le changement du rapport entre le particule et le général dans le para-graphe suivant :

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

[C]e que nous appelions … rétention de l’habitude, c’était l’état des instants successifs contractés dans un actuel présent d’une certaine durée. Ces ins-tants formaient la particularité, c’est-à-dire un passé immédiat appartenant naturellement à l’actuel présent ; quand au présent lui-même, ouvert sur le fu-tur par l’attente, il constituait le général. Au contraire, du point de vue de la reproduction de la mémoire, c’est le passé (comme médiation des présents) qui est devenu général, et le présent (tant l’actuel que l’ancien) particulier. Dans la mesure où le passé en général est l’élément dans lequel on peut viser chaque ancien présent, qui s’y conserve, l’ancien présent se trouve « représen-té » dans l’actuel1.

Si la synthèse passive de l’imagination est la présentation immédiate du pré-sent, la synthèse active de la mémoire fait intervenir la représentation. Il faut remarquer que, dans la perspective de la première synthèse passive, il n’y a pas l’actuel présent à proprement : il n’y a que le présent comme le temps dans son ensemble. C’est seulement dans la perspective de la synthèse active que la succession des présents devient un fait reconnu. Par conséquent, un présent n’est plus simplement une contraction inconsciente des instants élémentaires immédiatement donnés, il est conscient du fait qu’il doit se concevoir dans l’horizon de l’avant et l’après déterminé par le passé général. En d’autres termes, un présent n’est jamais un présent pur et simple, il est toujours un pré-sent conçu dans l’horizon de l’avant et l’après et s’accompagnant d’une di-mension supplémentaire « où tout présent se réfléchit comme actuel en même temps qu’il représente l’ancien »2. La synthèse passive du présent, procédant dans l’inconscient, est le pour-soi, tandis que la synthèse active du passé est le pour-nous qui représente dans notre conscience le mouvement inconscient de notre présent vécu. C’est-à-dire, la synthèse passive de l’imagination est une succession temporelle inconsciente, la synthèse active de la mémoire la rend explicite en la représentant dans notre conscience. Néanmoins, celle-ci n’est pas du tout susceptible de nous dire pourquoi et comment les présents pas-sent, à savoir elle ne nous représente que l’effet empirique que les présent pas-sent effectivement, mais elle ne nous donne jamais la raison transcendantale de ce passage. Pour cette raison, il s’agit d’une autre synthèse passive dite transcendantale, se distinguant de la synthèse passive empirique habituelle : la synthèse transcendantale du passé pur en général.

L’élaboration de la seconde synthèse passive donnée par Deleuze commence avec le problème concernant le rapport entre le passé et le présent au niveau inconscient. Le passage du temps signifie toujours le passage du

1 DR, p. 109. 2 DR, p. 110.

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présent dans le passé, mais la conception deleuzienne du passé pur en général se distingue radicalement de la conception du passé conçue selon le sens commun qui le considère comme un ancien présent qui n’est plus. Au con-traire, Deleuze annonce que « [s]i le passé attendait un nouveau présent pour se constituer comme passé, jamais l’ancien présent ne passerait ni le nouveau n’arriverait ». Ce qu’il accentue est le fait que le présent (tant l’actuel que l’ancien) n’est pas susceptible de passer par lui-même et que le passé doit se constituer en même temps que tout le présent et servir de la raison du passage du présent. L’on peut dire que Deleuze reprend ici à la fois la thèse bergsonienne de la coexistence du passé et du présent et sa lecture bergsonienne de la doc-trine de l’éternel retour de Nietzsche telle qu’elle se manifeste dans le texte suivant :

Si le présent ne passait pas par lui-même, s’il fallait attendre un nouveau pré-sent pour que celui-ci devînt passé, jamais le passé en général ne se constitue-rait dans le temps, ni ce présent ne passerait : nous ne pouvons pas attendre, il faut que l’instant soit à la fois présent et passé, présent et à venir, pour qu’il passe (et passe au profit d’autres instants)1.

Dans le contexte de la deuxième synthèse temporelle, « il faut que l’instant soit à la fois présent et passé » signifie que le passé est réellement immanent au présent, c’est-à-dire qu’il est la raison immanente ou la condition transcendan-tale du passage du présent : il rend possible tout présent comme présent qui passe. Et c’est dans cette perspective que le passé est contemporain du pré-sent.

Ne s’arrêtant pas ici, Deleuze fait un saut spéculatif important : non seulement le passé a priori ou général est la condition transcendantale qui fait passer tout présent, mais chaque présent est une contraction-répétition de toute le passé : « [l]a succession des actuels présents n’est que la manifestation de quelque chose de plus profond : la manière dont chacun reprend toute la vie, mais à un niveau ou degré différent de celui du précédent »2. En d’autres termes, nous avons ici une nouvelle manière de comprendre le présent : selon la première synthèse passive, l’actuel présent est une contraction-contemplation des instants élémentaires, tandis que, selon la seconde synthèse passive, l’actuel présent est une contraction d’une totalité virtuelle qu’est le Passé pur en soi. Nous voyons le plus clairement ici la mise en jeu de la philosophie bergsonienne de Deleuze. En fait, cette mise en jeu différentielle du bergso-nisme se développe à travers les quatre paradoxes constitutifs élaborés pour la

1 NP, p. 54. 2 DR, p. 113.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

première fois par Bergson dans Matière et mémoire dont le contenu et la signifi-cation doivent être éclairés à fin de mieux comprendre la deuxième synthèse. Nous avons vu plus haut que, dans la première synthèse de l’imagination, le temps se constitue lui-même comme le présent vivant qui résulte de la con-traction des instants élémentaires. Et ce présent a une propriété spécifique qui est de passer, c’est-à-dire qu’un ancien présent passe et qu’un nouveau présent advient. Néanmoins, le présent seul est impuissant à s’expliquer et la raison de cette impuissance implique pour Deleuze qu’il manque d’un fondement qui le conditionne. Et ce fondement, du point de vue du bergsonisme tel qu’il est interprété par Deleuze, est justement le Passé pur comme nous l’avons vu plus haut. Il nous faut maintenant présenter la démonstration donnée par Deleuze de ce passé transcendantal.

En fonction de la conception du passé conçue par le sens commun, le passé est ce qui a été présent, c’est-à-dire le passé se constitue après avoir été le présent. Mais une telle conception, loin d’expliquer le passage du temps, déjà le présuppose. Le présent seul n’a aucune raison de passer, comme le dit Deleuze : « Si le passé attendait un nouveau présent pour se constituer comme passé, jamais l’ancien présent ne passerait ni le nouveau n’arriverait »1. Si le présent passe dans le passé, il faut qu’un élément du passé se trouve déjà dans le présent, c’est-à-dire le présent doit posséder en lui-même une tendance à passer rendue possible par le passé. En d’autres termes, « jamais un présent ne passerait, s’il n’était passé « en même temps » que présent ; jamais un passé ne se constituerait, s’il ne s’était constitué d’abord « en même temps » qu’il a été présent »2. D’où vient le premier paradoxe de la contemporanéité du passé avec le présent qu’il a été.

« Présent qu’il a été », ce formule nous rappelle l’aporie traditionnelle du problème du passé mentionnée par Deleuze dans sa propre exposition. Cette aporie concerne deux présents : le présent que le passé a été et le présent par rapport auquel le passé est maintenant passé. Nous avons commenté le premier présent par rapport à la problématique du passage du temps. Pour le moment, il faut mettre en lumière le deuxième présent. Si le problème du premier présent concerne le passage du temps en tant que présent, le problème du deuxième concerne à son tour l’étant du présent. Pour le premier, il s’agit de la manière d’être du présent comme passant ; pour le deuxième, il s’agit de l’être même du présent : comment le présent par rapport auquel le passé est maintenant passé naît-il ? Pour répondre à cette question, Deleuze reprend directement l’idée bergsonienne que « chaque actuel présent n’est que le passé tout entier

1 DR, p. 111. 2 Ibid.

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dans son état le plus contracté »1, c’est-à-dire chaque nouveau présent qui ad-vient est lui-même une actualisation du passé pur comme totalité virtuelle qui est. De là vient le second paradoxe de la coexistence de tout le passé avec le nouveau présent par rapport auquel il est maintenant passé. En fait, ce deu-xième paradoxe est un prolongement naturel du premier et est susceptible de nous aider approfondir notre compréhension de celui-ci. Nous avons vu que la raison du passage du présent est qu’il y a un élément de passé qui se trouve déjà dans le présent, mais cet élément n’est pas du tout une propriété actuelle du présent. Il marque plutôt le fait que chaque présent est une actualisation de la totalité du passé, un effet produit par le passé. Mais ce passé-en-soi ne pré-sente dans aucun présent, justement comme le sujet transcendantal kantien en tant qu’aperception transcendantale ne présente dans aucun phénomène empi-rique, parce que ce qui présente dans le phénomène empirique n’est qu’un re-flet temporel du sujet transcendantal, à savoir une conscience empirique. Comme le dit Deleuze, « nous parlons nécessairement d’un passé qui ne fut jamais présent, puisqu’il ne se forme pas « après » »2.

De plus, notre évocation de la différence entre l’aperception transcen-dantale et la conscience empirique chez Kant n’est pas arbitraire, parce qu’elle est reprise différentiellement par Deleuze lui-même dans sa détermination du passé pur. Nous avons obtenu la conclusion que le passé est contemporain avec le présent et coexiste avec le présent, mais il faut une détermination en-core plus profonde pour que le passé pré-existe au présent. Cette détermina-tion se présente comme le troisième paradoxe de la préexistence de l’élément pur du passé en général au présent qui passe. Mais cette préexistence ne peut pas s’entendre au sens chronologique parce qu’il risque de conduire la théorie deleuzienne du temps à une sorte d’idéalisme qui considère le présent comme un phénomène purement subjectif et contredit ainsi l’universalité du fonc-tionnement de la contraction inconsciente. En fait, la préexistence du passé au présent consiste à mettre l’accent sur la différence ontologique entre le passé transcen-dantal et le présent empirique. Le passé transcendantal, comme l’aperception transcendantale de Kant, n’existe pas dans le présent empirique, il en est la condition transcendantale qui le rend possible. Les deux coexistent réellement, mais aux niveaux ontologiques différents que sont le virtuel et l’actuel. Et, du point de cette détermination profonde, nous pouvons avoir une image plus claire du rapport entre le passé et le présent tel qu’il s’exprime dans les trois paradoxes constitutifs sous l’inspiration de Bergson : le passé pur est la condi-tion transcendantale de tout présent ; il fait naît le présent en s’actualisant ; comme élément subsistant dans le présent, il le fait passer.

1 Ibid. 2 Ibid.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

Néanmoins, les trois paradoxes décrits plus haut ne touchent pas en-core la détermination ultime du passé pur en général. Bien sûr, jusqu’à main-tenant, nous avons déjà deux manières de considérer le présent au niveau des synthèses passives : premièrement, du point de vue de la synthèse passive ha-bituelle, le présent est une contraction-contemplation des instants élémentaires d’une succession potentielle qui est l’en-soi ; deuxièmement, du point de vue de la synthèse passive du passé paradoxal, le présent est une contraction-actualisation d’un passé virtuel. Mais nous n’avons pas examiné la synthèse transcendantale propre au passé pur en lui-même qui est le point le plus im-portant. Comme nous l’avons précisé au début de ce chapitre, la conception deleuzienne de la synthèse transcendantale s’écarte radicalement de la synthèse kantienne qui consiste dans une unification originaire et formelle. La synthèse transcendantale deleuzienne n’a rien à voir avec une unification du multiple en un, elle caractérise plutôt la manière d’être d’une multiplicité. C’est-à-dire, la « grande synthèse de la Mémoire » telle qu’elle est conçue premièrement par Bergson et est reprise ensuite par Deleuze consiste à mettre en lumière la « multiplicité virtuelle », « par opposition à la multiplicité actuelle du nombre et de l’étendue »1. Le passé ontologique, le passé pur en général est une multi-plicité double : d’une part, il est une multiplicité en tant que totalité, justement comme la substance spinoziste, il est une totalité, non pas une totalité close représenté par « un » qui ne reste qu’au niveau de l’actuel et du numérique, mais une totalité ouverte qui dépasse à la fois un et multiple et est comme une multiplicité virtuelle ; d’autre part, il est une multiplicité qui est à une infinité de ni-veaux, il « coexiste d’abord avec soi, à une infinité de degrés de détente et de contraction divers, à une infinité de niveaux »2. Cette nature double est propre à la synthèse passive proprement transcendantale du passé pur en général, et se manifeste comme le quatrième paradoxe, à savoir le paradoxe ultime, du passé qui complète les trois autres : le passé pur en général, doublement mul-tiple et coexistant avec soi à une infinité de niveaux, est la condition transcen-dantale qui préexiste au présent empirique ; il coexiste avec le présent qui ac-tualise l’un des ses niveaux et est contemporaine avec le présent à fin de le faire passer. Mais comment entendre le rapport entre la première synthèse passive empirique et la seconde synthèse passive transcendantale ?

1 DR, p. 308. 2 DR, p. 112.

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205 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

3.1.5. La fondation et le fondement

En élaborant le rapport entre la première synthèse passive empirique du présent et la deuxième synthèse passive transcendantale du passé, Deleuze introduit une distinction conceptuelle importante entre la fondation et le fonde-ment :

La première synthèse, celle de l’habitude, est vraiment la fondation du temps ; mais nous devons distinguer la fondation et le fondement. La fonda-tion concerne le sol, et montre comment quelque chose s’établit sur ce sol, l’occupe et le possède ; mais le fondement vient plutôt du ciel, va du faîte aux fondations, mesure le sol et le possesseur l’un à l’autre d’après un titre de propriété. L’habitude est la fondation du temps, le sol mouvant occupé par le présent qui passe. Passer, c’est précisément la prétention du présent. Mais ce qui fait passer le présent, et qui approprie le présent et l’habitude, doit être déterminé comme fondement du temps. Le fondement du temps, c’est la Mémoire. On a vu que la mémoire, comme synthèse active dérivée, reposait sur l’habitude : en effet, tout repose sur la fondation. Mais ce qui constitue la mémoire n’est pas donné par là. Au moment où elle se fonde sur l’habitude, la mémoire doit être fondée par une autre synthèse passive, distincte de l’habitude. Et la synthèse passive de l’habitude renvoie elle-même à cette syn-thèse passive plus profonde, qui est de la mémoire1.

Selon ce texte, l’on peut dire que la fondation qu’est la synthèse passive empi-rique (symbolisée par le sol ou la terre) et le fondement qu’est la synthèse pas-sive transcendantale (symbolisé par le ciel), dans quelque mesure, se détermi-nent par rapport à la synthèse active : la synthèse active se fonde sur la synthèse passive empirique et est fondée par la synthèse passive transcendan-tale. Comment entendre alors cette affirmation ? La synthèse passive empi-rique consiste à contracter-contempler au niveau de l’inconscient les instants élémentaires successifs en un présent vivant, en d’autres termes, elle détermine le temps dans son ensemble comme présent et offre la possibilité de tout pré-sent. Se fondant sur cette synthèse, la synthèse active de la mémoire conserve les présents synthétisés par l’imagination dans son espace de temps auxiliaire et rend explicite le fait du passage du temps. Néanmoins, consistant dans l’activité double de reproduction de l’ancien présent et de réflexion de l’actuel présent, la synthèse active ne représente au niveau de la conscience ce qui se présente au niveau de l’inconscient dans la synthèse passive. En d’autres termes, la synthèse active est une représentation, une réflexion, pour notre

1 DR, p. 108. Nous soulignons.

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PASSVIES DU TEMPS

conscience, d’un mécanisme productif inconscient. La synthèse passive empi-rique constitue le temps comme le temps qui passe pour-soi, tandis que la syn-thèse active empirique reflète ce passage vécu dans notre conscience comme un passage reconnu pour-nous. La fondation est un fait pour-soi, ce qui se fonde sur cette fondation représente ce fait comme pour-nous. Mais ni la fon-dation ni ce qui se fonde sur la fondation ne sont capables de donner la raison de ce fait, seul le fondement, à savoir la synthèse passive transcendantale, pos-sède la puissance d’expliquer au niveau transcendantal (du ciel) le mécanisme intrinsèque du passage du temps. Comme nous l’avons vu plus haut, le passé pur en général, en tant que condition transcendantale, avec ses quatre para-doxes constitutifs, s’actualise dans les présents et rend possible le passage du temps comme présent.

Selon les arguments explicités dans le paragraphe précédent, nous pou-vons dire que 1° la fondation est l’empirique dans sa propre réalité actuelle ; 2° le fonde-ment est le transcendantal dans son rapport avec l’empirique comme il s’actualise dans l’empirique et rend possible le mouvement intrinsèque de l’empirique ; 3° ce qui se fonde sur l’empirique et est fondé par le transcendantal est la représentation ou la réflexion de l’empirique dans la conscience humaine. C’est-à-dire, le pour-soi de la syn-thèse passive empirique actualise la succession potentielle de l’en-soi primaire ; le pour-nous de la synthèse active empirique reflète ce mécanisme physique dans notre conscience et en fait naître une représentation intellectuelle ; l’en-soi originelle du passé pur en général détermine transcendantalement le pour-soi de l’empirique et est en dehors de la saisie du pour-nous de la conscience empirique humaine. Ainsi, l’on peut dire que le rapport entre le pour-soi de l’empirique, le pour-nous représentant l’empirique, et l’en-soi du transcendan-tal exprime au niveau de la théorie du temps le rapport entre l’actuel, la cons-cience empirique de l’actuel, et le virtuel. L’actuel est la fondation de la con-naissance de la conscience empirique dans la mesure où celle-ci est la représentation réflexive de celui-là ; le virtuel est le fondement comme il dé-termine au niveau transcendantal la fondation de la représentation, comme il « va du faîte aux fondations, mesure le sol et le possesseur l’un à l’autre d’après un titre de propriété ». Corrélativement, du point de vue de la théorie du temps, le présent vivant, le présent réellement vécu au niveau de l’inconscient, est la fondation de notre conscience explicite du temps comme la succession des présents l’un après l’autre, tandis que le passé pur en général est le fondement du temps qui rend possible la fondation de notre conscience du temps.

Néanmoins, il reste encore un autre problème qui nous semble très complexe, à savoir celui concernant les deux en-soi : l’en-soi originaire de la succession potentielle et l’en-soi originel du passé pur en général. Rappelons

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d’abord la différence entre la synthèse passive empirique et la synthèse passive transcendantale : selon Deleuze, la première synthèse passive de l’habitude est « une répétition d’éléments en extension », tandis que la seconde synthèse pas-sive de la mémoire est une répétition « verticale et intensive » ; dans la syn-thèse passive empirique, « on répète des parties », dans la synthèse passive transcendantale, ce qui se répète est « le tout dont les parties dépendent ». « Ces deux répétitions ne se font pas dans la même dimension, elles coexis-tent : l’une, des instants, l’autre, du passé ; l’une élémentaire, l’autre totali-sante ; et la plus profonde, évidemment, la « productrice » n’est pas la plus visible ou qui fait le plus « d’effet » »1. À notre avis, ce qui mérite notre atten-tion est que la première synthèse est une répétition extensive des éléments successifs et la seconde synthèse est une répétition intensive du tout et que les éléments répétés dans la première synthèse sont justement les parties du Tout répété dans la seconde synthèse. Mais une telle thèse implique en elle-même une contradiction : le Tout dans la deuxième synthèse est une Multiplicité in-tensive, tandis que les parties dans la première synthèse sont extensives – la proposition que le Tout intensif est constitué par les parties extensives est complètement contradictoire. D’où viennent alors les instants élémentaires extensifs contractés par les âmes contemplatives ?

En élaborant la première synthèse, Deleuze annonce que les synthèses passives organiques sont plus originaires que les synthèse passives perceptives. Tout organisme est constitué d’une infinité de synthèses passives organiques, en d’autres termes, l’organisation, elle, consiste en une infinité de synthèses passives organiques par les âmes contemplatives. Chaque synthèse passive est effectuée par une âme contemplative : une âme contemplative contracte les molécules en une cellule, une autres âme contemplative contracte les cellules en muscle, une troisième âme contemplative contracte les muscles en un or-gane, une quatrième âme contemplative contracte les organes en un orga-nisme. Rappelons encore que l’organisation selon Deleuze est aussi une moitié de la différenciation biologique dont l’autre aspect est représenté par la spéci-fication et que les parties organiques incarnent les singularités des Idées cor-respondantes. Comment réconcilier ces deux points de vue différents ? La réponse à cette question nous semble se trouver encore une fois dans la philo-sophie de Spinoza. Ce qui est mis en œuvre cette fois est la théorie spinoziste de l’existence extensive modale. Selon cette théorie, un mode actuellement existant a trois aspects : l’essence singulière impliquée dans la série intensive infinie de l’attribut, le rapport caractéristique différentiel où s’exprime l’essence singulière, les éléments génétiques différentiels qui, subsumés sous le

1 DR, p. 371.

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PASSVIES DU TEMPS

rapport caractéristique, constituent l’existence extensive du mode. Quand De-leuze dit que la singularité de l’Idée virtuelle s’incarne dans les parties orga-niques, il veut dire vraiment que la singularité se reflète ou s’exprime dans le domaine de l’actualité comme un principe d’organiser les matériaux qualifiés et étendus, justement comme l’essence singulière chez Spinoza s’exprime dans le rapport caractéristique différentiel qui organise les corps simples extensifs. Alors, quel est ce principe d’organisation où s’exprime ou s’incarne la singula-rité virtuelle ? C’est les âmes contemplatives intensives qui correspondent aux singularités virtuelles. Nous avons vu à propos de la philosophie de la diffé-rence de Deleuze que l’individuation est la condition préalable de la spécifica-tion et de l’organisation, et l’individu, en tant que « penseur » qui exprime l’Idée virtuelle, détermine l’Idée à s’incarner dans la qualité et l’étendue qu’il produit. L’individu, ou différence d’intensité pure, s’explique dans la qualité et l’étendue en même temps qu’il y est aussi impliqué. Les âmes contemplatives, ou les sujets larvaires, sont justement les individus intensifs, et les éléments extensifs sont justement les expliqués des intensités. La singularité dans une Idée biologique est exprimée par une âme contemplative en tant qu’individu-penseur ou sujet larvaire qui organise ou contracte les éléments de ses maté-riaux qualifiés et étendus. Donc, les synthèses passives organiques concernent les instances suivantes : les Idées différentielles, les âmes contemplatives qui expriment les singularités des Idées, les matériaux élémentaires qui sont le produit des intensités et qui contractés par les âmes contemplatives selon l’ordre et l’exigence des Idées.

Au niveau des synthèses passives perceptives du temps qui reposent sur les synthèses passives organiques, la situation est différente. Dans quelque me-sure, l’on peut dire qu’un niveau ou degré du Tout du passé est une Idée tem-porelle (comme il existe des Idées physiques, biologiques, psychiques, sociales, etc.) et ses singularités s’expriment dans les âmes contemplatives ou sujets lar-vaires de l’imagination qui donnent la forme temporelle aux matériaux déjà expliqués en les contemplant-contractant. Et ces matériaux déjà expliquées sont précisément ce que Deleuze appelle l’en-soi de la répétition instantanée, à savoir la succession potentielle des instants élémentaires (c’est pour cette rai-son que la première synthèse est une synthèse des éléments extensifs ou en extension). Il faut noter que le processus de l’actualisation du virtuel, et dans le contexte de la théorie du temps le processus de la présentation du passé, enveloppe toujours le travail de l’intensif. Un niveau ou degré du Tout ne s’actualise pas dans un instant, mais dans un présent qui est lui-même le con-tracté de nombre d’instants. Le passé pur en général est l’en-soi transcendan-tal, tandis que la succession potentielle des instants élémentaires est l’en-soi empirique ; l’en-soi transcendantal du passé pur met en œuvre les activités

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synthétisantes du pour-soi. Ainsi, nous pouvons dire que les parties extensives que sont les instants élémentaires dépendent du Tout en tant que multiplicité intensive dans la mesure où celui-ci rend possible au niveau transcendantal la contraction en présent vivant des parties1.

La fondation, à savoir le pour-soi ou la synthèse passive empirique du présent vivant qui actualise l’en-soi des instants élémentaires, constitue l’horizon temporel de toute synthèse active qui consiste à rendre explicite à notre conscience la succession des présents eux-mêmes ; le fondement, à sa-voir la synthèse passive transcendantale du passé pur qui est elle-même l’en-soi transcendantal, rend possible toutes les fonctionnements de la fondation. Les deux ensemble garantissent la production de la représentation du temps. Néanmoins, pour Deleuze, les deux premières synthèses n’épuisent pas une philosophie du temps, parce que le fondement lui-même, se détachant de sa propre principe transcendantal, est foncièrement insuffisant :

C’est l’insuffisance du fondement, d’être relatif à ce qu’il fonde, d’emprunter les caractères de ce qu’il fonde, et de se prouver par eux. C’est même en ce sens qu’il fait cercle : il introduit le mouvement dans l’âme plutôt que le temps dans la pensée. De même que le fondement est en quelque sorte « coudé », et doit nous précipiter vers un au-delà, la seconde synthèse du temps se dépasse vers une troisième qui dénonce l’illusion de l’en-soi comme étant encore un corrélat de la représentation. L’en-soi du passé et la répéti-tion dans la réminiscence seraient une sorte « d’effet », comme un effet op-tique, ou plutôt l’effet érotique de la mémoire elle-même2.

Du point de vue de la seconde synthèse, nous voyons que le transcendantal existe pour faire apparaître l’empirique qui, pour lui-même, donne la fonda-tion de la représentation qui le reflète. Mais, dans la mesure où la représenta-

1 Comment comprendre la nature de l’« instant » dans la première synthèse est un

problème délicat. Pour J. Lampert, les instants sont plutôt ce que le présent a construit rétroactivement à fin d’expliquer sa propre constitution : « Peut-être que l’argument de Deleuze doit être lu comme une reductio contre les instants, non pas comme une théorie concernant comment les instants sont assemblés. Mais l’« instant », après tout, a bien un statut authentique, même non pas un statut originaire. Même si nous ne pouvons pas avoir constitué le présent vivant des instants, le cas présent inclut temporellement les parties différentes ; il « retient » les instants passés, et « anticipe » les instants futurs » (Deleuze and Guattari’s Philosophy of History, op. cit., p. 15). En d’autres termes, la première synthèse est de quelque manière illusoire : elle n’est pas, en fait, une contraction des instants discrets, mais ce qui coupe le continuum absolu de la durée. Néanmoins, une telle interprétation a introduit un grand changement de la théorie deleuzienne du temps et ne tient compte de la structure systématique de la philosophie de Deleuze.

2 DR, p. 119.

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PASSVIES DU TEMPS

tion du temps, comme l’effet, cache sa propre origine, et, comme une con-naissance, ignore le problème qui la cause, elle est une illusion, même trans-cendantale comme une nécessité. Il faut une synthèse ultime propre au trans-cendantal en tant que transcendantal, une synthèse qui concerne la transcendantalité du transcendantal. Cette synthèse ultime est la troisième syn-thèse du futur.

3.1.6. La troisième synthèse du futur comme effondement

Dans Différence et répétition, l’exposition de la troisième synthèse du temps commence avec un rapprochement avec la théorie kantienne du temps. Mais il faut noter que la première apparition de cette synthèse ultime est dans le contexte d’une élaboration de l’éternel retour. Pour Deleuze,

Si l’éternel retour est la plus haute pensée, c’est-à-dire la plus intense, c’est parce que son extrême cohérence, au point le plus haut, exclut la cohérence d’un sujet pensant, d’un monde pensé comme d’un Dieu garant […] lorsque Kant met en cause la théologie rationnelle, il introduit du même coup une sorte de déséquilibre, de fissure ou de fêlure, une aliénation de droit, insurmon-table en droit, dans le Moi pur du Je pense : le sujet ne peut plus se représenter sa propre spontanéité que comme celle d’un Autre, et par là invoque en der-nière instance une mystérieuse cohérence qui exclut la sienne propre, celle du monde et celle de Dieu. Cogito pour un moi dissous : le Moi du « Je pense » comporte dans son essence une réceptivité d’intuition par rapport à laquelle, déjà, JE est un autre1.

Nous pouvons affirmer donc que la raison pour laquelle Deleuze fait un rap-prochement entre la théorie kantienne du temps et la doctrine nietzschéenne de l’éternel retour est que toutes les deux consistent à détruire l’identité du Je en tant que sujet. Voyons donc d’abord comment s’opère une telle destruction chez Kant comme elle est le point de départ de l’élaboration deleuzienne de la troisième synthèse.

Pour Deleuze, ce que Kant réfute, c’est le Je en tant que chose ou subs-tance réelle que présupposent les métaphysiques classiques et dont la manifes-tation exemplaire est le Cogito cartésien. Descartes crée lui-même un concept du Je qui « aura une très grande importance dans l’évolution de la philoso-phie », à savoir la subjectivité en tant qu’« assignation de la substance comme

1 DR, p. 82. Souligné par l’auteur.

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211 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

sujet » qui s’écarte de la subjectivité du moi empirique1. Ce qui intéresse vrai-ment Deleuze est la manière dont Descartes effectue une telle assignation :

Descartes opérait avec deux valeurs logiques : la détermination et l’existence indéterminée. La détermination (je pense) implique une existence indétermi-née (je suis, puisque « pour penser il faut être ») – et précisément la détermine comme l’existence d’un être pensant : je pense donc je suis, je suis une chose qui pense2.

« Je suis une chose qui pense » égale « Je suis une substance pensante ». Affir-mant une telle proposition, Descartes croit qu’il est naturellement légitime de déduire l’existence de la pensée et que cette existence est celle d’une subs-tance. Comment entendre alors « substance » ou « chose » chez Descartes ? La définition cartésienne de la substance peut être trouvée dans les « secondes réponses » aux objections de ses Méditations métaphysiques :

Toute chose dans laquelle réside immédiatement comme dans son sujet, ou par laquelle existe quelque chose que nous concevons, c’est-à-dire quelque propriété, qualité, ou attribut, dont nous avons en nous une réelle idée, s’appelle Substance3.

Cette définition est au fond aristotélicienne : la substance désigne ce qui ne peut pas être prédicat d’une autre chose. Le Je ou Cogito chez Descartes est donc une substance dans la mesure où elle est le sujet de toute chose et ne peut pas être prédicat d’une autre chose. Mais comment Descartes tire-t-il la conclusion que le Je est effectivement une substance pensante ? Descartes suit en apparence ce qui peut être nommé comme une logique de la détermina-tion : le Je pense en tant que détermination détermine le Je suis en tant qu’indéterminé comme l’existence de la substance qu’est le déterminé. Néan-moins, un tel processus de la détermination est fallacieux comme l’a montré Kant dans sa critique des paralogismes. Deleuze, en son tour, précise ce point dans son cours consacré à la philosophie kantienne en dénonçant la théorie cartésienne du cogito comme procédant effectivement à travers une logique de l’implication : Je doute implique Je pense, Je pense implique le Je suis qui implique Je suis une chose qui pense. Mais cette logique de l’implication n’est jamais naturel-lement légitime comme l’a cru Descartes. Pour Kant comme pour Deleuze, il

1 Sur Kant. Cours du 28/03/1978, Disponible sur le site Internet : http://www.web

deleuze.com/php/texte.php?cle=60&groupe=Kant&langue=1. 2 DR, p. 116. 3 R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 286. Souligné par l’auteur.

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PASSVIES DU TEMPS

s’agit en fait d’une autre instance : la forme du déterminable. Et cette forme du déterminable est précisément le temps.

Rappelons que le Je pense chez Kant, à savoir l’aperception transcendan-tale, est l’identité suprême dont les catégories sont comme ses formes ou puis-sances. En d’autres termes, les identités respectives des catégories de l’entendement dérivent de l’identité supérieure du sujet transcendantal, ou les catégories de l’entendement sont fondamentalement les expressions du sujet transcendantal. Il appartient aux catégories d’organiser la matière de la sensa-tion déjà temporalisée par la forme d’intuition pure. Néanmoins, compte tenu de l’hétérogénéité entre les catégories appartenant à l’entendement et l’intuition appartenant à la sensibilité, il faut une sensibilisation, ou plus préci-sément, une temporalisation des catégories effectuée par l’imagination trans-cendantale qui constitue le contenu central du schématisme afin de mettre en relation les deux. Les schèmes en tant que catégories temporalisées effectuent finalement l’organisation ou identification objective de l’intuition sensible et produit ainsi les objets de la représentation. Mais l’identité du sujet transcen-dantal, étant toujours originaire, ne se perd pas dans ce processus de la consti-tution objective, elle se trouve déjà dans le schème qui est une catégorie tem-poralisée et se transmet à l’objet constitué qui est un phénomène empirique. C’est dans cette mesure que l’on peut dire que l’identité suprême du sujet transcendantal se manifeste également dans tout phénomène. Mais cette mani-festation est en elle-même assez subtile : la connaissance du phénomène ou la conscience empirique ne naît qu’après le choc de la chose en soi sur la sensibi-lité. Au niveau de la connaissance de l’expérience, l’on n’a aucune connais-sance du sujet transcendantal et n’en voit dans l’expérience que les traces, à savoir l’identique qui se répète dans tous les phénomènes. C’est seulement après avoir fait les études transcendantales que l’on est susceptible de penser le sujet transcendantal, et ce que l’on est capable de connaître dans l’expérience n’est qu’un reflet de cet identique suprême dans le temps, à savoir le sujet empirique ou psychologique du Je suis saisi à travers l’abstraction. En d’autres termes, le Je du Je pense chez Kant n’est jamais le Je du Je suis : un Je unitaire et autotransparent en tant que substance est impossible. Ce dont j’ai l’expérience ou la connaissance est simplement le reflet du Je transcendantal dans le temps et le contenu qui remplit le temps, mois passif résultant de la répétition indéfinie du Je empirique dans chaque phénomène de la conscience. Le Je pense, c’est-à-dire le sujet transcendantal, est la détermination, le Je suis est l’existence indéterminée, et le Je pense ne peut déterminer le Je suis que comme une existence passive dans le temps et non pas comme une existence sponta-née qui n’appartient qu’au sujet transcendantal lui-même. Deleuze affirme donc que « d’un bout à l’autre, le JE est comme traversé d’une fêlure : il est

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213 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

fêlé par la forme pure et vide du temps »1, « la ligne droite de la forme vide du temps »2.

En fait, lorsque l’on mentionne la figure du temps comme une ligne droite chez Kant, c’est toujours en rapport avec le problème de la représenta-tion spatiale du temps dans le paragraphe suivant de la Critique de la raison pure :

[N]ous ne pouvons nous représenter le temps, qui n’est pourtant pas un ob-jet de l’intuition externe, autrement que par l’image d’une ligne droite que nous traçons – mode de présentation sans lequel nous ne pourrions nulle-ment connaître son unidimensionalité3.

Mais ce que Deleuze veut faire connaître en parlant du temps comme une ligne droite n’a rien à voir avec la représentation spatiale du temps. Il accentue avec ce « symbole », emprunté évidemment à Borges qui décrit dans ses œuvres « le labyrinthe en ligne droite qui est invisible et incessant »4, le fait que c’est en fonction de la nature du temps qu’une sorte de fêlure est introduite dans le Je5. Par l’« ajout » de la forme du déterminable qu’est le temps, Kant a effectué une désubstantialisation radicale. Mais un tel acte ne désigne pas une simple addition à une structure déjà donnée, mais un changement complet de la structure concernée, comme le dit Deleuze, « ajouter est un mauvais mot, puisqu’il s’agit plutôt de faire la différence, et de l’intérioriser dans l’être et la pensée »6. L’on sait que il s’agit chez Descartes de la différence extérieure entre les deux substances hétérogènes que sont l’âme dont l’attribut essentiel est la Pensée et le corps dont l’attribut essentiel est l’Étendue. Chez Kant, en revanche, la différence fondamentale est intériorisée radicalement : elle ne concerne plus un obstacle extérieur de la pensée, elle se trouve maintenant à l’intérieur de la pensée, elle est plutôt la limite interne de la pensée qu’est le temps. Le temps marque la dimension inconsciente dans la pensée et la disso-ciation inévitable de l’identité et l’autotransparence du Je.

1 DR, p. 117. 2 DR, p. 374. 3 E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 212. 4 DR, p. 147. 5 C’est pour cette raison que nous sommes d’accord avec J. Rivelaygue que le « XXe

siècle s’imagnie volontiers avoir détruit le sujet de la métaphysique et avoir introduit une brisure à l’intérieur de sujet, comme s’en targue Lacan, alors que, déjà chez Kant, le sujet ne peut pas se penser pleinement lui-même : derrière le sujet conscient de lui-même, il y a une structure, celle du sujet transcendantal, qui se manifeste dans ce qu’elle constitue, par ses actes, mais qui ne peut pas se réfléchir elle-même dans une autotransparence, à la manière du sujet cartésien » (Leçons de métaphysique allemande, t. II, op. cit., p. 196).

6 Sur Kant. Cours du 28/03/1978.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

En fait, l’on peut dire que la théorie kantienne du temps implique aussi un pas décisif vers ce qui est nommé par Deleuze comme sans-fond ou effonde-ment de l’éternel retour dans la mesure où elle a brisé l’identité du sujet subs-tantiel comme le fondement de la philosophie moderne initiée par Descartes. Néanmoins, il faut remarquer que la forme pure et vide du temps de Kant n’empêche pas du tout le fonctionnement parfait de la machine de la constitu-tion de l’objet de la représentation. L’on peut même dire qu’elle y est un élé-ment nécessaire et constitutif. Bien sûr, nous trouvons avec cette forme pure et vide du temps le dédoublement du Je, mais cela n’empêche pas à Kant de considérer le transcendantal sur le modèle de l’empirique. Suivant l’interprétation donnée par Vaysse, l’on peut dire que l’aperception transcen-dantale est un inconscient transcendantal qui se distingue radicalement de toute conscience empirique 1 . Mais cet inconscient lui-même est encore défini comme une unité ou identité suprême qui exclut toute différence, et l’unité ou identité, selon Deleuze, est justement le caractère fondamental de l’empirique. Toute conception du transcendantal qui le conçoit comme quelque sorte d’unité ou identité est simplement une abstraction rétrospective de l’empirique et doit se soumettre à une purification différentielle. C’est précisément pour cette raison que Deleuze annonce que « même dans le domaine spéculatif, la fêlure est vite comblée par une nouvelle forme d’identité, l’identité synthétique active »2, c’est-à-dire l’identité suprême de l’aperception transcendantale. Ce que Kant a détruit avec sa théorie du temps n’est qu’une figure spécifique du Je identique qu’est le Cogito cartésien en tant que substance pensante. Ce que Deleuze retient du transcendantalisme kantien sur ce point est la structure fondamentale dont la structure tripartie kantienne de détermination-déterminable-indéterminé est une expression concrète, même inadéquate : la structure vraiment transcendantale de fondement-effondement-fondation.

Nous avons vu plus haut que le fondement, à savoir la synthèse passive

transcendantale du passé pur en général, et la fondation, à savoir la synthèse passive empirique, se déterminent, dans la perspective de leur fonction, par rapport à la synthèse active qui se fonde sur la fondation et est fondée par le fondement. La synthèse active de la mémoire qui représente le temps en tant que présent vivant synthétisé par la fondation dans la conscience comme la succession indéfinie des présents, tandis que le fondement est le principe transcendantal qui, en s’actualisant, rend possible le présent de la synthèse empirique de la fondation, en d’autres termes, le fondement rend possible

1 J.-M. Vaysse, L’inconscient des Modernes. Essai sur l’origine métaphysique de la psychanalyse,

Paris, Gallimard, 1999, p. 196-200. 2 DR, p. 117.

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215 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

transcendantalement la fondation, la fondation rend possible empiriquement la con-naissance empirique de l’activité intellectuelle. Pour cette raison, la succession empirique des présents dans la représentation semble être le but de la fonction double du fondement et de la fondation. Et cette fonction double est nommée par Deleuze comme « l’alliance du ciel et de la terre »1. Cette alliance consiste à faire naître la représentation du temps comme la succession indéfinie des pré-sents dans la conscience.

Néanmoins, cette alliance a un défaut fondamental : elle rend possible la représentation du temps, mais celle-ci cache la vérité ultime du temps. La représentation du temps nous donne une conscience explicite de l’effet du mécanisme des synthèses passives profondes, mais elle n’est jamais susceptible de nous présenter la cause transcendantale de cet effet elle-même. Mais c’est la nature même de l’alliance de la fondation et du fondement, du présent et du passé, de faire naître la représentation temporelle. Il s’agit d’une troisième syn-thèse, synthèse ultime, s’opposant à l’alliance de la synthèse passive empirique et de la synthèse passive transcendantale, propre à un temps purement transcendan-tal non-relatif à l’empirique. Pour caractériser la synthèse ultime du temps, De-leuze emploie cette fois, non pas le symbole de l’alliance du ciel et de la terre, mais l’image d’un « jeu divin solitaire » qui implique une fêlure à la charnière du ciel et de la terre :

Les dés sont lancés contre le ciel, avec toute la force de déplacement du point aléatoire, avec leurs points impératifs comme des éclairs, formant dans le ciel d’idéales constellations-problèmes. Il rebondissent sur la Terre, de toute la force des solutions victorieuses qui ramènent le lancer. C’est un jeu à deux tables. Comment n’y aurait-il pas une fêlure à la limite, à la charnière des deux tables ? Et comment reconnaître sur la première un Je substantiel iden-tique à soi, sur la seconde un moi continu semblable à soi-même ? L’identité du joueur a disparu, comme la ressemblance de celui qui paie les consé-quences ou en profite. La fêlure, la charnière est la forme du temps vide, l’Aiôn, par où passent les coups de dés. D’un côté, rein qu’un Je fêlé par cette forme vide. De l’autre côté, rien qu’un moi passif et toujours dissout dans cette forme vide. À un ciel fêlé répond une Terre brisée2.

Dans ce texte, Deleuze parle encore d’une manière kantienne de la fêlure du ciel et de la terre comme celui entre le Je fêlé et le moi passif. Mais, comme nous l’avons explicité, si nous se plaçons dans le cadre de la pensée propre de Deleuze, nous pouvons dire que la fêlure entre le ciel et la terre est justement

1 DR, p. 109. 2 DR, p. 363. Nous soulignons.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

celui entre le fondement et la fondation. Justement comme le Je substantiel identique à soi et le moi continu semblable à soi-même garantit le monde de la représentation, le fondement en tant que synthèse transcendantale du passé et la fondation en tant que synthèse empirique du présent garantit le temps de la représentation comme succession des présents. La fêlure entre le fondement et la fondation signifie que le fonctionnement double du fondement et de la fondation qui rend possible la représentation du temps est interrompu. Le passé pur en général, ne s’actualisant plus dans le présent vivant qui joue le rôle de la fondation de la représentation du temps, renvoie lui-même au Temps ultime ; « le fondement a été dépassé vers un sans-fond, universel effondement qui tourne en lui-même et ne fait revenir que l’à-venir »1 :

Quand […] la mémoire transcendantale domine son vertige, et préserve l’irréductibilité du passé pur à tout présent qui passe dans la représentation, c’est pour voir ce passé pur se dissoudre d’une autre façon, et se défaire le cercle où il distribuait trop simplement la différence et la répétition. C’est ain-si que la seconde synthèse du temps […] se dépasse ou se renverse dans une troisième synthèse qui met en présence, sous la forme du temps vide, un ins-tinct de mort2

La synthèse ultime, en tant qu’effondement, est où se dissoudre la nature sta-tique de la seconde synthèse du passé pur. Nous savons que le passé pur en général est une multiplicité infinie double : d’une part, il est un Tout ouvert qui ne se réduit ni à l’un qui est indifférentié ni au multiple qui est limité ; d’autre pat, il consiste en une infinité de degrés ou de niveaux. Mais il faut faire attention au fait que les niveaux de la Multiplicité du passé ne sont jamais déter-minés ou fixés une fois pour toutes. Juste au contraire, ils sont renouvelés tout le temps par la troisième synthèse. Dans quelque mesure, la seconde synthèse, consistant à mettre en lumière la condition transcendantale de tout présent actuel, n’est qu’un aspect de la multiplicité temporelle transcendantale. Dans l’effondement du futur n’étant que futur, tous les niveaux du Tout du passé se dissolvent et se forment : chaque niveau de multiplicité se répète dans les autres niveaux et devient un autre, toutes les autres niveaux de multiplicités se répètent dans ce niveau et deviennent encore les autres. Le fondement du passé pur « oblique et plonge dans un sans fond, au-delà du fondement qui résiste à toutes les formes et ne se laisse pas représenter »3 . L’on peut dire que le passé pur

1 DR, p. 123. Souligné par l’auteur. 2 DR, p. 351. 3 DR, p. 352.

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217 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

s’actualise dans les présents n’est toujours qu’une figure temporaire de la répé-tition différentielle infiniment complexe du futur.

Les trois synthèses temporelles expriment au niveau de la théorie du

temps l’ensemble de la philosophie de Deleuze : la première synthèse, en tant que fondation sur laquelle repose la synthèse active de la représentation, est l’empirique dans son actualité ; la seconde synthèse, en tant que fondement qui fonde la synthèse active de la représentation, est le transcendantal dans son rapport avec l’empirique qu’il détermine ; la troisième synthèse, en tant qu’effondement qui brise l’alliance de la fondation et du fondement qui con-siste à fonder la représentation, est le transcendantal pur sans rapport avec l’empirique. Si le fondement du passé pur est le transcendantal, l’effondement du futur ou de l’avenir est le transcendantal à la nième puissance1. La fonda-

1 Note sur le staut de la troisième synthèse dans la première philosophie de Deleuze. – En vertu

de l’image courante de la philosophie deleuzienne, celle-ci est tout d’abord une ontologie pure du Virtuel qui marque une grande renaissance du bergsonisme dans la philosophie française contemporaine. Le Virtuel produit unilatéralement les étants qu’est l’actuel, en d’autres termes, le Virtuel en tant que transcendantal ontologique détermine et conditionne l’actuel en tant qu’empirique ontique. Au niveau de la théorie du temps, cette formule, conformément à l’esprit général du bergsonisme, peut être traduite comme la suivante : le passé transcendantal, représenté par la seconde synthèse passive, determine et conditionne tout présent empirique, représenté par la première synthèse passive. Ainsi, les deux premières synthèses semblent déjà épuiser la théorie du temps de cette métaphysique du Virtuel et une autre synthèse semble purement et simplement superflue et inutile. Mais, pour A. Toscano, une telle interprétation de la philosophie deleuzienne, fondée largement par A. Badiou, caractérisant le deleuzisme comme dominé par une totalité temporelle enveloppante, manifeste un « caractère ontologiquement conservateur ». Dans son The Theatre of Production. Philosophy and Individuation between Kant and Deleuze (Basingstoke, Palgrave, 2006), Toscano critique l’interprétation bergsonienne de la philosophie deleuzienne qui se fonde sur la prémisse de l’auto-suffisance du virtuel, selon laquelle l’actualité n’a aucune nature foncière, mais est purement et simplement l’ombre illusoire du Virtuel, destiné à disparaître finalement dans la Lumière pure de celui-ci. Pour lui, une telle interprétation se limite dans les deux premières synthèses et ignore totalement le statut suprême de la troisième synthèse qui joue un rôle fondamental dans la théorie deleuzienne de l’individuation anomale (La raison pour laquelle Toscano a choisi cette nomination est que la théorie deleuzienne de l’individuation, s’écartant de la tradition aristotélicienne, ne considère pas l’individuation comme prolongement de la spécification, mais comme le principe préalable de toute spécification et organisation) : « Dans la composition complexe de Différence et répétition, devons-nous lire les trois synthèses temporelles en termes des dynamismes spatio-temporels en tant que facteurs générateurs ou vice versa ? Si les synthèses offrent la ratio cognoscendi de la différence, et les dynamismes la ratio essenti, devons-nous ne pas accorder une priorité qualifiée aux derniers, si nous voulons rester fidèles à une des clés de l’ontologie de l’individuation anomale, la genèse de l’intellect ? De même, une caractérisation purement temporelle de la distinction actuel/virtuel reste encore trop

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

tion du présent correspond à la différenciation dans l’actualité, le fondement correspond à l’individuation, l’effondement, enfin, correspond à la différentia-tion où la Multiplicité est capable de « s’engendrer elle-même, indépendam-ment des exigences de la représentation, dans le parcours du multiple en tant que tel, en déterminant les éléments, les rapports et les singularités correspon-dant à l’Idée, sous la triple figure d’un principe de determinabilité, de détermi-nation réciproque et de détermination complète »1.

3.1.7. Les trois synthèse comme caractérisant les trois dimensions du système

Deleuze élabore sa première « philosophie du temps » se cristallisant dans la théorie des trois synthèses temporelles dans le chapitre consacré à « La répétition pour elle-même » dans Différence et répétition. Néanmoins, la théorie de la synthèse en général n’est pas simplement une théorie du temps. Dans quelque mesure, l’on peut dire que les trois synthèses temporelles n’appartiennent qu’à une manifestation spécifique de la théorie de la synthèse en général. Prise en elle-même, la théorie de la synthèse en général concerne à proprement parler les dimensions différentes du système. Nous avons rencontré le problème du système dans notre exposition de la théorie deleuzienne de l’individuation et vu que cette théorie est influencée profondément par la phi-losophie de G. Simondon. Pour Simondon, le système est le principe d’individuation même dans lequel s’opère la genèse de l’individu :

générale, trop « transcendantale », si nous cherchons à saisir le rôle du virtuel dans une philosophie de la production. Dépouillé de tout psychologisme de contrebande, le « Temps » comme tel – même si conçu à travers la créativité de la durée bergsonienne – est encore trop vide pour être une condition de la production. Les vraies conditions de la réalisation, plutôt que la possibilité, doivent être recherchées au niveau des dynamismes spatio-temporels » (p. 192). En d’autres termes, pour Toscano, le Virtuel, compte tenu de sa nature non-actuelle et contre-actuelle, ne joue pas de rôle suprême dans la production du réel, il faut les dynamismes spatio-temporels qui met en œuvre effectivement le processus entier de l’individuation. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, le défaut de la synthèse du Virtuel selon Deleuze n’est pas sa transcendantalité, mais qu’il n’est pas encore assez transcendantal, il reste encore relatif à ce qu’il fonde, au présent actuel. Ce dont il s’agit vraiment pour une troisième synthèse n’est pas une raison de la production réelle, mais une raison de la transcendantalité du transcendantal. Il faut nous donner la raison pour laquelle le Passé transcendantal qui est susceptible de s’actualise dans le présent possède lui-même sa nature transcendantale.

1 Ibid.

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219 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Le véritable principe d’individuation est la genèse elle-même en train de s’opérer, c’est-à-dire le système en train de devenir, pendant que l’énergie s’actualise. Le principe véritable d’individuation ne peut être cherché dans ce qui existe avant que l’individuation ne se produise, ni dans ce qui reste après que l’individuation est accomplie ; c’est le système énergétique qui est indivi-duant dans la mesure où il réalise en lui cette résonance interne de la matière en train de prendre forme, et une médiation entre ordres de grandeurs. […] Le principe d’individuation est une opération. Ce qui fait qu’un être est lui-même, différent de tous les autres, ce n’est ni sa matière ni sa forme, mais c’est l’opération par laquelle sa matière a pris forme dans un certain système de résonance interne1.

La pensée de l’individuation de Deleuze est précisément dans la même veine : le système, en tant que véritable principe d’individuation, est la condition préa-lable de toute spécification et organisation, de toute forme et matière. Le sys-tème de l’individuation est dans sa nature complètement intensif, se distin-guant de tous les actes de formation dans l’extensivité développée et est comme leur principe transcendantal. Quel est le rôle joué alors par les syn-thèses ?

Comme nous l’avons vu plus haut, la première synthèse passive du pré-sent vivant consiste à contempler-contracter les instants d’une succession po-tentielles de l’en-soi. Mais dans le cadre de la théorie de la synthèse en général, la première synthèse commence avec l’acte d’organisation dans un champ d’individuation, et ce qui y est organisé est des différences d’intensités libres. En d’autres termes, la première synthèse consiste en une organisation en série des différences d’intensités libres :

Le premier caractère [d’un système] nous semble être l’organisation en séries. Il faut qu’un système se constitue sur la base de deux ou plusieurs séries, chaque série étant définie par les différences entre les termes qui la compo-sent2.

Les termes qui composent la série intensive mentionnés dans le paragraphe sont les différences d’intensités libres ; et la série ainsi composée est une mul-tiplicité intensive qui n’a rien à voir avec une composition des entités mul-tiples. En fait, chaque différence d’intensité est elle-même déjà une série inten-sive qui est composée d’autres différences d’intensités inférieures, c’est-à-dire elle n’est jamais simple. Contre toute conception de la simplicité de l’essence,

1 G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p.

48. 2 DR, p. 154.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

la philosophie de Deleuze est l’affirmation de la multiplicité infiniment com-plexe : un réseau infini des complexités dont chacune, étant elle-même com-posée d’une infinité de complexités, se lie aux autres complexités et compose la complexité supérieure : « Toute intensité est différentielle, différence en elle-même. Toute intensité est E-E’, où E renvoie lui-même à e-e’, et e à ε-ε’, etc. : chaque intensité est déjà un couplage (où chaque élément du couple renvoie à son tour à des couples d’éléments d’un autre ordre) »1. Pour cette raison, la première synthèse intensive ne caractérise pas seulement le phénomène de l’organisation en série des différences d’intensités fondamentales, comme les différences d’intensités ne sont jamais d’atomes ultimes et chaque différence d’intensité est déjà elle-même une série. Elle décrit plutôt le fait que les différences d’intensités ou les séries intensives sont toujours en train d’être couplées ou mises en commu-nication.

Néanmoins, nous pouvons constater ici une différence remarquable entre la première synthèse vue du point de vue de la théorie du temps et la première synthèse vue du point de vue du système en général. Pour la pre-mière, ce qui est contemplé-contracté, ce sont les instants élémentaires indiffé-rents et discrets en tant qu’expliqués ou développés des intensités psychiques, tandis que, pour la deuxième, ce qui est organisé en série différentielle n’est pas du tout les éléments extensifs expliqués ou développés, mais les diffé-rences d’intensités productrices des expliqués ou développés. Pour cette rai-son, l’on peut dire qu’il existe une sorte de non-correspondance entre la syn-thèse passive empirique du temps et la synthèse en tant qu’organisation en série intensive. Une telle non-correspondance se manifeste aussi dans les idées différentes de la synthèse. Nous avons précisé que la synthèse telle qu’elle est entendue par Deleuze n’est pas une unification en un des multiples qui se modèle sur l’addition successive des éléments extensifs, mais une intégration en une multiplicité des éléments intensifs. Mais la première synthèse tempo-relle ne conforme évidemment pas à cette idée de la synthèse, parce qu’elle est encore conçue comme une contraction en un un certain nombre des instants extensifs indifférents l’un à l’autre. Ce point est affirmé aussi par Deleuze dans le contexte de l’interprétation du rapport entre les synthèse temporelles et les synthèses spatiales quand il annonce que « l’explication de l’étendue repose sur la première synthèse, de l’habitude ou du présent »2. Dans quelque mesure, l’on peut dire que la raison pour laquelle Deleuze conçoit la première synthèse temporelle encore sur le modèle de la synthèse comme addition successive des parties extensives est que celle-ci n’est à proprement parler qu’une synthèse empirique : elle offre à la synthèse active une fondation et est susceptible

1 DR, p. 287. 2 DR, p. 296.

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221 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

d’être représentée par elle. Donc, pour Deleuze, il y a deux sortes différentes de synthèses : une, empirique, horizontale, extensive, consistant dans une ad-ditions des parties extérieures l’une à l’autre ; autre, transcendantale, verticale, intensive, consistant dans une intégration des différences d’intensités.

Se différenciant de la seconde synthèse temporelle qui désigne le fon-dement du passé pur rendant possible la fondation de la première synthèse, la seconde synthèse caractérisant la deuxième dimension du système désigne l’état de résonance interne des séries intensives. Cette idée nous semble ambi-guë parce que la résonance interne, comme la communication des séries inten-sives, est, selon la raison que nous avons donnée dans la section précédente, déjà un aspect de la première synthèse. Pour nous, la seconde synthèse nous donne plutôt la condition transcendantale de toute communication entre les séries ou de tout couplage entre les différences d’intensités, justement comme la seconde synthèse temporelle nous donne la condition transcendantale de tout présent vivant qu’est le passé pur en général. Quel est alors l’agent de la communication des séries intensives ? Selon Deleuze, c’est le précurseur sombre en tant que dispars, qui est la différence au second degré et qui assure la réso-nance des séries hétérogènes :

Deux séries hétérogènes, deux séries de différences étant données, le précur-seur agit comme le différenciant de ces différences. C’est ainsi qu’il les met en rapport immédiatement, de par sa propre puissance : il est l’en-soi de la différence ou le « différemment différent », c’est-à-dire la différence au se-cond degré, la différence avec soi qui rapporte le différent au différent par soi-même1.

Pour cette raison, il est faux de confondre la différence au second degré qu’est le précurseur sombre et la série intensive comme composé différentiel des in-tensités qui sont les différences au premier degré. Le « degré » employé ici ne concerne pas le niveau de la composition des intensités, mais accentue la dif-férence entre la condition et le conditionné, entre la cause et l’effet, entre l’agent et le patient. La communication mutuelle et la résonance interne sont les manières d’être des différences au premier degré, tandis que le précurseur sombre, le dispars, est la cause conditionnante de la communication ou de la résonance, justement comme le passé pur en général est la cause condition-nante de la contemplation-contraction des instants élémentaires qui constitue le présent vivant2.

1 DR, p. 157. 2 Note sur les deux premières synthèses telles qu’elles se manifestent dans la Recherche

proustienne. - Nous avons mentionné dans l’introduction de notre recherche que ce mythe de

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

l’origine conditionne toujours la construction ordinaire du système philosophique. Pour l’instant, il s’agit d’une explication de la manière dont Deleuze dénonce le mécanisme du fonctionnement de ce mythe par rapport à la seconde synthèse de l’enveloppement infini des séries intensives. Remarquons aussi que Deleuze, comme Derrida dans L’écriture et la différence, développe sa propre pensée à travers une confrontation avec Freud. L’origine selon Freud se confond toujours avec un ancien présent, marqué par un événement infantile concernant toujours le personnage de la mère. Cet ancien présent est sûr et fixe, et tout nouveau ou actuel présent n’en est qu’une répétition. Mais l’expérience nous enseigne que les nouveaux présents ne sont jamais complètement identiques à l’ancien présent. Ils sont considérés plutôt comme déguisements ou variantes de l’ancien présent, étant lui-même comme nu. D’où vient l’affirmation de Deleuze que « l’ancien présent, c’est-à-dire l’élément répété, déguisé, et le nouveau présent, c’est-à-dire les termes actuels de la répétition travestie » (DR, p. 137).

Pour éclairer mieux ce problème, nous nous renvoyons à la Recherche de Proust suivant Deleuze. En fonction de la théorie freudienne de l’origine, tous les amours adultes du héros de la Recherche, ses amours pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, et pour Albertine, en tant que nouveaux présents, répètent ses amours pour sa mère qui sont l’ancien présent ou présent originaire, en d’autres termes, ils en sont les déguisements ou variantes. Sous la dominance de l’image de la mère, « on soumet la répétition à un principe d’identité dans l’ancien présent, et à une règle de ressemblance dans l’actuel » (Ibid.). Au contraire, Deleuze dit que « l’image de la mère n’est peut-être pas le thème le plus profond » (PS, p. 89). L’ancien présent, marqué par le thème de la mère, et l’actuel présent, conçu comme le déguisement de l’ancien présent, tous les deux, dans leur nature propre, sont les moments de la succession dans la série actuelle de la représentation. Fixer un présent dans la représentation et le considérer comme origine de tous les autres présents est effectivement un dogme philosophique reposant sur l’illusion de l’empirique. Ce dont il s’agit vraiment est en revanche « le courant d’une hérédité transcendantale » (Ibid.).

Dans son analyse de la « Série et groupe » dans Proust et les signes, Deleuze annonce que « la mère apparaît plutôt comme la transition d’une expérience à une autre, la manière dont notre expérience commune, mais déjà s’enchaîne avec d’autres expériences qui furent faites par autrui » (Ibid.). En d’autres termes, dans la série des amours du héros de la Recherche, son sentiment pour sa mère n’est plus une origine répétée ou déguisée par ses amours adultes suivants, mais, comme ses amours pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, et pour Albertine, un terme de différence de la série. Il est lui-même un moyen-terme d’une intersubjectivité, une forme « de communication et de déguisement d’une série à une autre, pour des sujets différents » (DR, p. 140), « comme le héros de la Recherche, en aimant sa mère, répète déjà l’amour de Swann pour Odette » (DR, p. 139). L’amour pour la mère exprime donc l’enchaînement de deux séries et l’ouverture « sur une réalité transsubjective » (PS, p. 93), et, pour cette raison, correspond au différenciant. C’est-à-dire, la série des amours du héros de la Recherche s’implique dans celle de Swann, et celle de Swann, en son tour, s’implique dans une autre. De plus, la série amoureuse du héros de la Recherche impliquant les autres séries plus restreintes comme ses termes et la série amoureuse de Swann peuvent être elles-mêmes deux termes d’une série plus vaste. Il s’agit ici d’un jeu infini de l’implication des séries, et qui est d’une importance fondamentale est qu’il n’y a plus une origine fixe et nue dont les autres termes ne sont que de déguisements. L’amour pour la mère et l’amour adulte ne sont plus comme deux présents dans la série actuelle de

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223 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Mais il reste alors un problème : d’où viennent les dispars en tant que différences au second degré qui conditionnent la communication ou la réso-nance des intensités en tant que différences au premier degré ? La réponse à cette question est donnée par la troisième synthèse. Cette fois, dans le con-texte de l’élaboration du système intensif en général, cette synthèse ultime concerne la troisième dimension du système, à savoir celle du mouvement forcé. Le mouvement forcé peut être entendu par rapport au couplage et à la mise en communication : le couplage et la mise en communication consistent à expliquer la composition des différences et la résonance des séries, tandis que le mouvement forcé, représenté par la troisième synthèse ultime, consiste à expliquer la répétition toujours différentiée des différences d’intensités et le renouvellement infini des séries. Et la dimension caractérisée par le mouve-ment forcé est justement le lieu d’une telle répétition différentiée et d’un tel renouvellement infini qui, dans le contexte de l’esthétique deleuzienne de

la représentation, mais coexistent, n’existent que simultanément dans un état de l’implication. Ils sont eux-mêmes des répétitions et des déguisement : rien n’est hors de la répétition.

Néanmoins, ce jeu infini de l’implication tel qu’il est décrit dans la Recherche de Proust n’est pas encore le plus profond. À travers l’enchaînement des séries amoureuses différentes de Swann et du héros de la Recherche, nous trouvons que « l’expérience amoureuse est celle de l’humanité tout entière » (PS, p. 89). Mais tous ces enchaînements, tous ces amours n’ont lieu que dans un même monde parmi les autres. Il existe aussi les séries des autres mondes dans lesquelles Swann ne rencontre pas Odette, ou le héros aime une autre femme qu’Albertine : les séries des mondes incompossibles avec le monde de la Recherche de Proust. Elles sont sacrifiées et éliminées, « comme les possibles leibniziens qui ne passent pas à l’existence, et qui auraient donné lieu à d’autres séries, dans d’autres circonstances et sous d’autres conditions » (PS, p. 93)2.

Nous voyons alors la supériorité du « récit baroque » de Leibniz et de son grand disciple Borges (LP, p. 82-83. En fait, nous savons que Leibniz ne fait que présenter la conception des mondes incompossibles qu’il n’affirma pas lui-même. C’est pour cette raison que Deleuze dit : « le seul tort de Leibniz ne serait-il pas d’avoir lié la différence au négatif de limitation, parce qu’il maintenait la domination du vieux principe, parce qu’il liait les séries à une condition de convergence, sans voir que la divergence elle-même était objet d’affirmation, ou que les incompossibilités appartenait à un même monde, et s’affirmaient, comme le plus grand crime et la plus grande vertu, d’un seul et même monde de l’éternel retour », DR, p. 72-73) ? Il s’agit non seulement de l’enchaînement des séries différentes dans un monde compossible qui est lui-même une série intensive vaste, mais de la coexistence et de la résonance des mondes incompossibles, des séries intensives hétérogènes les plus vastes. Néanmoins, si nous ne restons qu’au niveau de la seconde synthèse, nous ne trouvons que de dissociation de l’identité de la dame décrite dans le précis d’E. Bleuler qui est encore relative à la représentation, mais non pas la schizophrénie du président Schreber telle qu’elle fut rapportée par Freud. Plus profond que cette implication ou communication infinie des séries intensives, il existe encore une dimension ultime caractérisée par la troisième synthèse.

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PASSVIES DU TEMPS

l’intensif, est appelé par Deleuze comme le spatium ou la profondeur où l’on peut pressentir « la proximité et le bouillonnement de la troisième synthèse annon-çant « l’effondement » universel »1. Cette profondeur intensive est précisément le champ où les dispars sont émis ; et un dispars ainsi émis sont en un mou-vement perpétuel non-définitif, il « se déplace perpétuellement en lui-même et se déguise perpétuellement dans les séries »2. Bien sûr, il, avec sa propre puis-sance, met en communication ou établit la résonance interne entre les séries intensives hétérogènes qui s’expliqueront elles-mêmes. Mais en raison de son mouvement perpétuel, il, en rencontrant les autres différences d’intensités déjà couplées ou les autres séries déjà mises en communication, résolvent leur structure définie temporairement et les met dans le nouveau couplage ou la nouvelle organisation, et nous trouvons ici la signification du renouvellement infini du Transcendantal.

Ce renouvellement se manifeste aussi dans l’implication infinie des sé-ries. Toutes les séries intensives divergentes, dans le spatium intensif en tant que profondeur, coexistent l’une avec l’autre, chacune implique toutes les autres, à savoir elle est la répétition de toutes les autres. De plus, elle se répète elle-même infiniment, parce qu’elle est impliquée par toutes les autres qui sont absolument infinies, à savoir elle est répétée une infinité de fois par les autres séries. Chaque série est une multiplicité de différence pure, il n’y a pas d’origine identifiable dans ce spatium, parce que toutes les séries sont des ori-gines, et nulle série n’est ainsi une origine au sens commun de ce terme. Les séries sont les différences, l’être de ces différences est l’implication d’éternel retour. Mais la répétition ou éternel retour de la différence d’intensité n’est jamais de reprise de ce qu’elle était auparavant comme selon la logique de l’identité, parce que chaque répétition est une répétition différentielle d’une différence. C’est dans la mesure où chaque différence est hétérogène pur qu’elle est susceptible d’être répétée par les autres différences. D’où vient la nature paradoxale de la différence d’intensité : la répétition de la différence n’jamais pas celle d’une « même » différence qui est foncièrement impossible, la répétition de la différence n’est une répétition que dans la mesure où elle répète le Même de toute différence, c’est-à-dire l’absolument Différent de la différence. Il n’y a pas deux différences identiques, il n’y a que Différent comme le seul Identique de toutes les différences.

En bref, les trois synthèses intensives qui sont respectivement le cou-plage, la résonance interne conditionnée par le dispars, le mouvement forcé caractérisent les trois dimensions du système en général. En fait, elles, prises ensemble, manifestent aussi le mécanisme de l’auto-constitution du système. Du

1 DR, p. 296. 2 DR, p. 157.

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225 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

point de vue de cette auto-constitution, le couplage, la résonance interne et le mouvement forcé sont comme respectivement l’explication, l’implication, et la complication. Et cette thèse est conçue par Deleuze sous l’influence de la théorie spinoziste de l’auto-constitution de la substance absolument infinie.

3.1.8. L’influence du spinozisme sur la théorie dele u-zienne de la synthèse

À propos de l’auto-constitution du système, Deleuze écrit que « la trini-té complication-explication-implication rend compte de l’ensemble du sys-tème, c’est-à-dire qui tient tout, des séries divergentes qui en sortent et y ren-trent, et du différenciant qui les rapporte les unes aux autres. Chaque série s’explique ou se développe, mais dans sa différence avec les autres séries qu’elle implique et qui l’impliquent, qu’elle enveloppe et qui l’enveloppent, dans ce chaos qui complique tout »1. En d’autres termes, le système, dans sa profondeur intensive, complique toutes les séries intensives ; les séries inten-sives, absolument hétérogènes l’une à l’autre, s’impliquent ou s’enveloppent aus-si l’une et l’autre ; chaque différence d’intensité, étant elle-même une série, explique la série qui la couple.

Nous savons que cette trinité complication-explication-implication est employée aussi par Deleuze pour expliquer l’auto-constitution de la Multiplici-té qu’est la substance absolument infinie. L’absolument infini de la substance consiste dans deux aspects : d’une part, horizontalement, la substance consiste en une infinité d’attributs ; d’autre part, verticalement, chaque attribut, expri-mant lui-même une essence infinie, est infini dans son genre. Le premier as-pect manifeste le fait de la complication d’une infinité d’attributs dans la subs-tance ; le deuxième aspect manifeste le fait que chaque attribut est lui-même est une série intensive, c’est-à-dire chaque attribut implique en lui-même une infinité d’essences singulières en tant que différences d’intensités ou degrés intensifs ; enfin, les degrés intensifs que sont les essences singulières expliquent l’attribut auquel ils appartiennent.

Mais quel est le rapport entre les attributs ? Nous avons vu que les sé-ries intensives qui s’impliquent l’une l’autre sont absolument divergentes, elles, dépassant la version morale du monde de Leibniz, ne convergent que dans le chaosmos du spatium. Les attributs, dont chacun entre eux est lui-même une série intensive infinie, sont strictement parallèles quand ils sont considérés à l’égard de leurs genres, tandis qu’ils sont absolument « un » quand ils sont

1 DR, p. 162.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

considérées au niveau de la substance même. Le parallélisme au niveau des attributs affirme que les attributs, dont chacun est une différence pure selon le principe de non opposita sed diversa, partagent les mêmes ordre, connexion et être, et c’est précisément dans la perspective d’une telle identité que l’on peut dire que les attributs s’impliquent l’un et l’autre, en d’autres termes, les attributs se répètent différentiel-lement.

En outre, la théorie spinoziste de complication-implication-explication est aussi l’origine de la théorie deleuzienne de la synthèse entendue comme la constitution de la multiplicité. Au niveau de la complication propre, comme nous l’avons vu dans la première partie de notre étude, chaque attribut peut être considéré comme un élément différentiel de la substance absolument in-finie. De ce point de vue, la substance est LA Multiplicité consistant en une infinité d’attributs dont chacun peut être considéré comme sa partie différen-tielle. Au niveau de l’implication propre, chaque attribut est une série infinie intensive, c’est-à-dire une multiplicité consistant en une infinité d’essences singulières dont chacune est un degré de l’intensité. Au niveau de l’explication propre, chaque mode existant est un ensemble infini, c’est-à-dire une multipli-cité consistant en une infinité de corps simples sous la condition d’un rapport différentiel caractéristique qui correspond à l’essence singulière intensive de ce mode spécifique. Pour cette raison, il est tout à fait légitime d’affirmer que la Nature entière de Spinoza est un chaosmos des multiplicités infinies, un monde proprement impersonnel où tout s’explique et se complique à l’infini. Et un tel monde est précisément le monde de l’éternel retour en tant que système inten-sif dont les trois dimensions sont respectivement le couplage, la résonance interne et le mouvement forcé, autres noms de l’explication, de l’implication, et de la complication.

Donc, chez Spinoza, la trinité complication-implication-explication ca-ractérise le domaine proprement intensif, comme cette même trinité caracté-rise, dans la philosophie de Deleuze, les trois dimensions du système intensif. Néanmoins, deux problèmes concernant l’explication méritent notre attention. Premièrement, nous savons que l’explication chez Deleuze a encore une signi-fication spécifique : les intensités, produisant la qualité et l’étendue, s’explique dans ce qu’elles produisent, c’est-à-dire l’intensif s’explique dans l’extensif. Mais il n’y a pas une telle explication chez Spinoza. Bien sûr, il existe un do-maine propre de l’extensif qui, dans l’attribut de l’étendue, est l’univers entier, mais il ne faut pas dire que cet univers physique résulte de l’explication de l’attribut de l’étendue en tant que série intensive. Néanmoins, il existe un point commun entre l’extensif de Spinoza et celui de Deleuze : le temps proprement extensif est le temps de la succession indéfinie. Chez Spinoza, le temps propre à l’extensif est la durée en tant que vécue dans sa différence fondamentale

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227 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

avec l’éternité ; chez Deleuze, le temps propre à l’extensif est le présent vivant conditionné transcendantalement par le passé pur en général. Deuxièmement, la synthèse du couplage ou de l’organisation, dans quelque mesure, n’est qu’un des deux aspects de la première synthèse, son autre aspect est justement l’explication. Rappelons que la première synthèse du temps comme contem-plation des instants élémentaires, étant pleinement originaire, fournit la fonda-tion à la synthèse dérivée de l’activité de la représentation. La première syn-thèse elle-même, en tant que complètement passive, est hors de la saisie de la conscience, elle évoque néanmoins l’émergence de la synthèse correspondante de la représentation de la conscience. Semblablement, la première synthèse intensive consiste à caractériser la manière d’être des différences d’intensités ou des séries intensives. Mais, telles différences et telles séries ont tendance à s’expliquer, c’est-à-dire il appartient à leur nature de s’expliquer dans l’extensif qu’elles produisent. En d’autres termes, les différences et les séries, étant elles-mêmes complètement sub-représentatives et non-représentables, sont la con-dition préalable et le principe producteur de la qualité et l’étendue qui sont justement les deux constituants de tout objet de la représentation. Et c’est aussi dans une telle perspective que l’on est susceptible de comprendre pour-quoi l’individuation intensive est préalable à la spécification et à l’organisation.

Nous savons précisé à propos de la structure générale de la théorie de-

leuzienne des synthèses temporelles que les trois synthèses représentent res-pectivement les trois dimensions, ou les trois couches de la réalité, de l’univers selon la philosophie de Deleuze : 1° l’empirique sur lequel se fonde notre compréhension représentative de la réalité ; 2° le transcendantal dans son rap-port avec l’empirique dans la mesure où il conditionne l’actualité empirique et fonde la représentation empirique ; 3° le transcendantal pur sans aucun rap-port avec l’empirique, à savoir le transcendantal à nième puissance de l’éternel retour comme le lieu du renouvellement infini des transcendantaux (ces trois dimensions s’appellent aussi la fondation, le fondement, et l’effondement). Dans la partie précédente traitant spécialement de l’ontologie de l’empirisme transcendantal, nos exposés visent principalement à la chute du ciel du Trans-cendantal vers la terre de l’empirique, c’est-à-dire le processus de l’indi-différent/ciation et le mécanisme de la production de l’expérience réelle. Dans le chapitre suivant, il faut tourner notre regard vers l’ascendance de la terre de l’empirique vers le ciel du Transcendantal, et, la clé de cette ascendance est justement l’effondement. L’effondement implique deux activités que sont l’effondrement de l’empirique ou du mélange de l’empirique et le transcendantal qui est relatif à l’empirique et le fondement différentiel du transcendantal dans sa transcendantalité pure. Nous avons vu que l’effondrement est le mouvement foncier de l’univers lui-même, le pro-

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UNE PHILOSOPHIE DE LA MULTIPLICITÉ TEMPORELLE : LES SYNTHÈSES

PASSVIES DU TEMPS

blème capital est alors comment vivre ou expérimenter ce retour au Trans-cendantal. La réponse est qu’il s’agit d’introduire le temps, ou plus précisé-ment le temps purement transcendantal de l’éternel retour du futur dans la pensée, en d’autres termes, il s’agit de rendre adéquate au sens spinoziste notre pensée au Temps d’un futur éternellement renouvelant.

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229 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

3.2. LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA PENSÉE

3.2.1. L’exercice transcendant des facultés comme la ma-nière de pénétrer dans le transcendantal

Pour Deleuze, le Transcendantal, génératrice de l’expérience réelle, a deux côtés : 1° les Idées différentielles consistant en les rapports caractéris-tiques qui subsument les éléments génétiques et les singularités pré-individuelles qui correspondent à ces rapports ; 2° le système des différences d’intensités dont les trois dimensions sont respectivement la complication, l’implication, et l’explication. Mais sous la perspective du courant philoso-phique post-kantien, une telle affirmation de Deleuze semble bien dogma-tique, parce que, selon quelques principes de la philosophie transcendantale, le Transcendantal chez Deleuze est insaisissable pour l’entendement fini de l’homme. Il est intéressant de noter que Deleuze lui-même admet cette im-pensabilité du Transcendantal, mais seulement en fonction d’une conception spécifique de la pensée, c’est-à-dire la pensée dans son exercice empirique. Nous avons vu que, chez Aristote, tout se passe dans le mi-lieu entre l’être conçu comme le général et l’individu conçu comme le particulier, à savoir le champ de la généralité. Et chez Kant, tout se passe dans le mi-lieu entre la chose et soi et un inconscient plus profond, à savoir le champ de la représen-tation. L’ontologie aristotélicienne nous empêche de saisir le plus universel et le plus singulier, l’épistémologie kantienne nous empêche de comprendre le Réel et la Pensée. Ces deux philosophies de la doxa cachent une véritable pen-sée qui naît du paradoxe et qui peut bien penser l’Idéel et l’Intensif.

L’empirisme transcendantal est l’entreprise philosophique, au contraire au finitisme subjectif établit par l’idéalisme transcendantal kantien, qui consiste à penser adéquatement la réalité telle qu’elle est en elle-même sans aucun re-cours à un Être suprême conçu par le dogmatisme comme exprimant une Identité fondamentale1. Et Deleuze, en répondant à la question quid juris posée

1 DR, p. 186. P. Montebello donne aussi une réponse précise à la question posée

plus haut : « Deleuze entendait redonner crédit à la théorie des facultés, seule pièce de la philosophie qui puisse constituer un « empirisme transcendantal ». Mais parler d’un « empirisme transcendantal » ou d’un « empirisme supérieur », cela n’a-t-il pas l’allure d’un paradoxe ? Le paradoxe réside ici dans le fait que l’empirique produit le transcendantal : la genèse de la pensée perd son idéalité, elle n’est plus isolée dans l’élément subjectif, protégée dans le cocon de la représentation. Elle s’engendre dans le monde, sa « génitalité » commence avec l’effraction des choses sur elle » (Nature et subjectivité, Grenoble, Êditions

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

par A. Philonenko sur la pensabilité de cette réalité qui se confond avec le mouvement des éléments différentiels (« qu’est-ce donc qui vous permet de dire au-cune ? »), annonce très clairement que :

[I]l me semble que nous avons le moyen de pénétrer dans le sub-représentatif, d’arriver jusqu’à la racine des dynamismes spatio-temporels, jusqu’aux Idées qui s’actualisent en eux : les éléments et événements idéaux, les rapports et singularités sont parfaitement déterminables1.

Le « sub-représentatif », nous dit Deleuze, est l’immédiat ou la différence « où s’évanouit l’identité de l’objet vu comme du sujet voyant »2. Mais quel est ce moyen nous permettant de pénétrer dans cette réalité sub-représentative ? De-leuze lui-même ne nous en donne aucune explication, et c’est la tâche du commentateur de résoudre ce problème bien subtil. Nous montrerons que la clé de cette problématique se trouve dans la théorie différentielle des facultés.

Étant donné que les Idées en tant que multiplicités virtuelles sont défi-nies par Deleuze comme différentielles de l’Inconscient de la pensée pure, la théorie différentielle des facultés met l’accent sur le rapport intime entre les Idées et les facultés. Mais pour l’instant, nous laissons de côté le problème concernant ce rapport et nous tournons vers un autre problème. À côté de la théorie différentielle des facultés, il existe aussi une théorie ordinaire des facul-tés. Néanmoins, il faut faire attention au fait que ces deux théories des facultés ne sont pas deux espèces d’un même genre – celle-là est bien plutôt la vérité différentielle de celle-ci. Mais pour des raisons de commodité, notre recherche de cette vérité commence par la théorie ordinaire des facultés.

Selon Deleuze, la théorie ordinaire des facultés peut trouver son exem-plaire chez Descartes, spécialement l’exemple concernant le morceau de cire employé par Descartes dans la seconde Méditation : « c’est la même que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le commence-ment »3. C’est-à-dire, chacune de mes facultés pensantes visent le même être qui est lui-même le produit de notre constitution. À l’égard de la forme, la forme d’identité de cet être est le reflet de notre unité subjective de toutes les

Jérôme Millon, 2007, p. 41. Nous soulignons). Mais quand Montebello parle de la production du transcendantal par l’empirique, il ne veut pas dire que le transcendantal se décalque sur l’empirique vécu ou perçu par un sujet, mais que la pensée, engendrée dans son exercice transcendant sous la violence du monde et n’étant pas un acte spontané de connaître du sujet, est lui-même une expérience singulièrement passive du monde (« la passion de la pensée »).

1 « La méthode de dramatisation », in ID, p. 161. 2 DR, p. 79. 3 Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 1992, p, 87.

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231 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

facultés pensantes ; à l’égard de la matière, la forme d’identité de l’objet est remplie par le donné de chaque faculté : l’être sensible, l’être imaginable, l’être mémorable, etc. (Comme nous l’avons montré plus haut, cette conception de la constitution subjective de l’objet reconnaissable s’oppose à la conception génétique objective de l’objet reconnaissable comme le produit de la qualifica-tion et de la partition de l’Idée). Dans le cadre de la théorie ordinaire des fa-cultés, ce que nous obtenons, c’est le jeu réflexif du sujet et de l’objet, tous deux se situent dans le champ de représentation et trouvent leur signification dans le domaine de la récognition.

Mais la théorie ordinaire des facultés ne trouve sa figure la plus délicate que dans la philosophie critique de Kant comme nous l’avons montré plus haut. Néanmoins, au niveau de la théorie ordinaire des facultés, l’on ne dit pas qu’il y a une différence radicale entre Descartes et Kant. En fait, l’on peut dire que l’expression épistémologique de la doxa se trouve chez Kant comme chez Descartes1. Le mérite véritable de Kant consiste en son dépassement de la doxa égologique dont sa théorie du sublime est un exemple. Et c’est justement cette théorie qui inspire la théorie différentielle des facultés telle qu’elle est décrite par Deleuze.

À l’égard de cette théorie différentielle des facultés, la première chose méritant notre attention est qu’elle concerne, à un certain niveau, un processus de l’exercice disjoint des facultés dont la fin est la genèse de l’acte de penser dans la faculté de la pensée pure. En d’autres termes, la théorie différentielle concerne généralement le mode d’exercice supérieur de chaque faculté et par-ticulièrement la genèse radicale de la pensée dans une faculté spécifique qu’est la pensée pure n’étant plus définie par l’exercice conjoint de toutes les facultés pensantes. Et puis, deuxièmement, l’exercice disjoint met l’accent sur le rap-port entre les facultés différentes. À l’égard d’une faculté spécifique, elle jouit d’un exercice transcendant ou involontaire s’opposant à l’exercice empirique ou volontaire comme le dit Deleuze en commentant l’œuvre de Proust. Néanmoins, « volontaire et involontaire ne désignent pas des facultés diffé-rentes, mais plutôt un exercice différent des mêmes facultés »2.

Entrons maintenant dans le domaine complexe des facultés différen-tielles. Tout part avec la sensibilité. Mais, se distinguant de la théorie kan-tienne, la genèse de la pensée conçue par Deleuze comme prenant pour point de départ la sensibilité ne commence pas par une affection ordinaire, mais une rencontre singulière. L’objet de cette rencontre est l’en-soi ou transcendantal : il

1 Sur la similarité entre l’entreprise philosophique de Descartes et celle de Kant, voir

C. Bouriau, Aspects de la finitude : Descartes et Kant, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2000.

2 PS, p. 120.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

n’affecte pas légèrement la sensibilité, mais lui fait violence. Et l’effet de cette rencontre violente n’est pas du tout le divers dans l’intuition sensible qui « at-tend » d’être traité par la synthèse de l’appréhension et d’être travaillé davan-tage par les autres synthèses, mais un sentiendum qui ne peut être saisi que par la sensibilité :

L’objet de la rencontre ... fait réellement naître la sensibilité dans le sens. Ce n’est pas un αἰ όν, mais un αἰ ν. Ce n’est pas une qualité, mais un signe. Ce n’est pas un être sensible, mais l’être du sensible. Ce n’est pas le donné, mais ce par quoi le donné est donné1.

Cet être du sensible par quoi le donné est donné, comme nous l’avons montré dans la partie précédente, est l’intensité ou différence d’intensité. Pour cette raison, il est légitime de dire que la force originelle singulière du processus gé-nétique de la pensée tel que Deleuze le conçoit est l’intensité ou différence d’intensité. Et c’est justement cette différence d’intensité, faisant violence à la sensiblité, qui la force à affronter sa propre limite et rend possible son exercice supérieur ou transcendant :

La sensibilité, en présence de ce qui ne peut être que senti (l’insensible en même temps) se trouve devant une limite propre – le signe – et s’élève à un exercice trans-cendant – la nième puissance2.

La sensiblité, sous la violence du transcendantal et dans son exercice trans-cendant, doit saisir son objet différentiel « qu’elle est seule à pouvoir saisir, pourtant l’insaisissable aussi (du point de vue de l’exercice empirique) »3. Pour elle, cet objet différentiel est précisément ce qui lui fait violence, à savoir la différence d’intensité.

La prochaine faculté concernée est l’imagination. L’on peut constater ici une différence remarquable entre la doctrine kantienne et la doctrine deleu-zienne des facultés : chez Kant, la sensibilité comme une faculté réceptive est la seule faculté susceptible d’être affectée ; chez Deleuze, la violence originelle du transcendantal, ne s’arrêtant pas à la sensibilité, la traverse et fait violence à la faculté suivante, à savoir l’imagination. Néanmoins, il faut prêter attention au fait que le transcendantal, une fois dans l’imagination, se dégage de la figure de la différence d’intensité et devient la disparité dans le fantasme qui constitue l’être de l’imaginable comme ce qui ne peut être qu’imaginé par l’imagination

1 DR, p. 182. 2 Ibid. 3 DR, p. 186.

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233 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

dans son exercice transcendant. Nous voyons ici une différence entre la sensi-bilité et l’imagination à l’égard de leur exercice dit supérieur : pour la sensibili-té, ce qui lui fait violence et ce qu’elle doit saisir sous cette violence est une seule et même chose qu’est la différence dans l’intensité ; pour l’imagination, ce qui lui fait violence est la disparité dans le fantasme et ce qu’elle doit saisir sous cette violence est le φαν α ν qui est lui-même constitué par le fan-tasme. Ainsi, Deleuze asserte que « le privilège de la sensibilité comme origine apparaît en ceci, que ce qui force à sentir et ce qui ne peut être que senti sont une seule et même chose dans la rencontre, alors que les deux instances sont distinctes dans les autres cas »1.

Puis, la violence transcendantale traverse l’imagination et atteint la mé-moire. Elle devient cette fois la dissemblance dans la forme du temps et force la mémoire à saisir l’immémorial. Et finalement, elle, ayant traversé la mémoire, heurte la pensée et y fait naître l’acte de penser. En fonction de la théorie dif-férentielle des facultés, l’en-soi du transcendantal n’est plus un être extérieur et calme qui ne touche légèrement que la sensibilité et qui laisse le champ libre à autres facultés pensantes spontanées, il est en revanche une violence qui par-court toutes les facultés et est comme « une ligne abstraite agissant directe-ment sur l’âme »2. De cette façon,

[C]haque faculté découvre alors la passion qui lui est propre, c’est-à-dire sa différence radicale et son éternelle répétition, son élément différentiel et ré-pétiteur, comme l’engendrement instantané de son acte et l’éternel ressasse-ment de son objet, sa manière de naître en répétant déjà3.

C’est précisément en raison de cette passion de la pensée que la pensée peut, sous la violence énorme du Dehors, obtenir la capacité de penser l’en-soi, c’est-à-dire pénétrer ou participer dans le monde intensif du transcendantal. C’est pourquoi Deleuze croit que l’empirisme transcendantal est inséparable de la théorie différentielle des facultés4.

En fait, ce que nous avons décrit plus haut n’épuise pas le contenu de la théorie différentielle des facultés. Il est évident que notre commentaire tourne

1 DR, p. 188. 2 DR, p. 44. Une expression similaire apparaît dans le contexte suivant : « Dans le

théâtre de la répétition, on éprouve des forces pures, des tracés dynamiques dans l’espace qui agissent sur l’esprit sans intermédiaire, et qui l’unissent directement à la nature et à l’histoire, un langage qui parle avant les mots, des gestes qui s’élaborent avant les corps organisés, des masques avant les visages, des spectres et des fantômes avant les personnages » (Ibid., p. 19).

3 DR, p. 186. 4 DR, p. 187.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

autour du problème de la genèse de la pensée qui concerne spécialement la question quid juris suivante : comment notre participation dans le transcendan-tal sub-représentatif est-elle possible ? Et nous avons vu que c’est à travers l’exercice supérieur ou transcendant des facultés que nous pouvons « sauver le transcendantal pour nous ». Dans les passages suivant, nous voulons préciser d'une manière plus poussée la signification de l’empirisme transcendantal dans le contexte de la théorie différentielle des facultés.

Des premières caractérisations de l’empirisme transcendantal apportées par Deleuze se trouvent dans les deux paragraphes suivants :

Les concepts élémentaires de la représentation sont les catégories définies comme conditions de l’expérience possible. Mais celles-ci sont trop géné-rales, trop larges pour le réel. Le filet est si lâche que les plus gros poissons passent au travers. Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’esthétique se scinde en deux domaines irréductibles, celui de la théorie du sensible qui ne retient du réel que sa conformité à l’expérience possible, et celui de la théorie du beau qui recueille la réalité du réel en tant qu’elle se réfléchit d’autre part. Tout change lorsque nous déterminons des conditions de l’expérience réelle, qui ne sont pas plus larges que le conditionné, et qui diffèrent en nature des catégories : les deux sens de l’esthétique se confondent, au point que l’être du sensible se révèle dans l’œuvre d’art, en même temps que l’œuvre d’art appa-raît comme expérimentation1. Il est étrange qu’on ait pu fonder l’esthétique (comme science du sensible) sur ce qui peut être représenté dans le sensible. Ne vaut pas mieux, il est vrai, la démarche inverse qui soustrait de la représentation le pur sensible, et tente de le déterminer comme ce qui reste une fois la représentation ôtée (par exemple un flux contradictoire, une rhapsodie de sensations). En vérité l’empirisme devient transcendantal, et l’esthétique, une discipline apodictique, quand nous appréhendons directement dans le sensible ce qui ne peut être que senti, l’être même du sensible : la différence, la différence de potentiel, la différence d’intensité comme raison du divers qualitatif. C’est dans la diffé-rence que le phénomène fulgure, s’explique comme signe, et que le mouve-ment se produit comme « effet ». Le monde intense des différences, où les qualités trouvent leur raison et le sensible, son être, est précisément l’objet d’un empirisme supérieur. Cet empirisme nous apprend une étrange « rai-son », le multiple et le chaos de la différence (les distributions nomades, les anarchies couronnées)2.

1 DR, p. 93-94. 2 DR, p. 79-80.

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235 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

« Ce qui peut être représenté dans le sensible », à savoir ce qui de l’en-soi con-forme à l’expérience possible, est l’apport propre de la sensibilité pour la cons-titution d’un objet identique et identifiable de la représentation reposant sur l’exercice concordant des facultés qui définit la récognition. La tâche de l’empirisme est ainsi déterminée comme surmontant ce modèle de récognition et de saisisant directement la raison ou le noyau pré-sensible ou imperceptible du sensible qu’est la différence d’intensité à travers l’exercice transcendant de la sensibilité. Tous ces deux paragraphes cités plus haut impliquent une identi-fication de l’empirisme transcendantal et d’une esthétique raffinée, et il semble que la différence d’intensité en tant qu’être du sensible est le seul objet de l’empirisme tel que Deleuze le conçoit. Mais, avec la théorie différentielle des facultés, la signification de l’empirisme transcendantal devient plus subtile. Par exemple, Deleuze, en fai-sant un commentaire d’Artaud, poser « le principe d’un empirisme transcendantal » comme le suivant :

Penser n’est pas inné, mais doit être engendré dans la pensée. Il sait que le problème n’est pas de diriger ni d’appliquer méthodiquement une pensée préexistante en nature et en droit, mais de faire naître ce qui n’existe pas en-core (il n’y a pas d’autre œuvre, tout le reste est arbitraire, et enjolivement). Penser, c’est créer, il n’y a pas d’autre création, mais créer, c’est d’abord en-gendrer « penser » dans la pensée1.

L’on peut bien constater que l’empirisme transcendantal vise ici un tout autre domaine que celui de l’esthétique, à savoir celui de la pensée créative où s’exprime la créativité productive du Transcendantal. Alors, comment enten-dons-nous la signification précise de l’empirisme transcendantal ?

En fait, il nous semble que « l’empirisme devient transcendantal, et l’esthétique, une discipline apodictique, quand nous appréhendons directe-ment dans le sensible ce qui ne peut être que senti, l’être même du sensible » n’implique pas que l’empirisme transcendantal et l’esthétique ou la science du sensible en état pur sont strictement identiques, quoique certains textes de Deleuze provoquent une telle confusion2. Ce dont il s’agit vraiment ici, c’est d’éclaircir une structure commune, non pas un contenu identique. Dans quelque mesure, il est légitime de dire que chaque faculté a sa discipline apodictique quand elle saisit ce qui ne peut être que saisi par elle et chaque telle discipline est une mani-

1 DR, p. 192. 2 Voir par exemple DR, p. 79 : « L’œuvre d’art quitte le domaine de la

représentation pour devenir ‘‘expérience’’, empirisme transcendantal ou science du sensible ».

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

festation spécifique de l’empirisme transcendantal. Pour cette raison, l’on peut dire également que l’empirisme transcendantal est la science de l’imaginable qui consiste à saisir directement dans l’imaginable ce qui ne peut être que imaginé, l’être même de l’imaginable ; qu’elle est aussi la science du mémorable qui consiste à saisir directement dans le mémorable ce qui ne peut être que mé-morisé, l’être même du mémorable. L’empirisme transcendantal a des mani-festations bien divers, mais toutes ces manifestations partagent une structure commune qui est le Différent transcendantal : « Il y a donc un point où pen-ser, parler, imaginer, sentir, etc., sont une seule et même chose » qu’est la Dif-férence qui affirme « la divergence des facultés dans leur exercice transcen-dant »1. D’une autre manière, l’on peut dire que l’empirisme transcendantal, conçu dans le cadre de la théorie différentielle des facultés, est effectivement une épistémologie expérimentale tournant autour de l’exercice transcendant de toute faculté. Si, dans le cadre de la métaphysique de la multiplicité, l’empirisme transcendantal est description philosophique de la réalité ou l’en-soi du transcendantal, cette épistémologie expérimentale consiste à mettre en lumière la manière dont nous pénétrons dans la réalité transcendantale2.

1 DR, p. 250. 2 Note sur l’« ontologisation » de la théorie différentielle des facultés et son inspiration simondo-

nienne. – L’Idée problématique est d’une importance fondamentale dans l’ontologie de De-leuze : elle est l’Être virtuel dont les êtres sont les incarnations actuelles. Dans le chapitre sur la « Synthèse idéelle de la différence » de Différence et répétition, Deleuze élabore la théorie différentielle des facultés en accentuant spécialement les Idées. En fait, ce que Deleuze fait dans cette élaboration est d’identifier le transcendantal qui fait violence aux facultés aux Idées différentielles. Pour clarifier ce point, voyons d’abord les paragraphes suivants : « Au lieu que toutes les facultés convergent, et contribuent à l’effort commun de reconnaître un objet, on assiste à un effort divergent, chacune étant mise en présence de son ‘‘propre’’ en ce qui la concerne essentiellement. Discorde des facultés, chaîne de force et cordon de poudre où chacune affronte sa limite, et ne reçoit de l’autre (ou ne communique à l’autre) qu’une violence qui la met en face de son élément propre, comme de son disparate ou de son incomparable » (DR, p. 184). Nous savons alors que la violence est une instance qui joue un rôle central dans l’exercice disjoint des facultés, et sa tâche est de mettre la faculté en face de son élément propre. « De la sensibilité à l’imagination, de l’imagination à la mé-moire, de la mémoire à la pensée – quand chaque faculté disjointe communique à l’autre la violence qui la porte à sa limite propre – c’est chaque fois une libre figure de la différence qui éveille la faculté, et l’éveille comme le différent de cette différence » (DR, p. 189). Donc, cette violence qui met une faculté en face de son élément propre et se transmet à travers toutes les facultés est la différence. Chaque faculté « ne communique à l’autre que la violence qui la met en présence de sa différence et de sa divergence avec toutes » : « Il y a donc quelque chose qui se communique d’une faculté à une autre, mais qui se métamorphose, et ne forme pas un sens commun. On dirait aussi bien qu’il y a des Idées qui parcourent toutes les facultés, n’étant l’objet d’aucune en particulier. Peut-être en effet, nous le verrons, faut-il réserver le nom d’Idées, non pas aux purs cogitanda, mais plutôt à des instances qui

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237 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

vont de la sensibilité à la pensée, et de la pensée à la sensibilité, capables d’engendrer dans chaque cas, suivant un ordre qui leur appartient, l’objet-limite ou transcendant de chaque faculté. Les Idées sont les problèmes, mais les problèmes apportent seulement les condi-tions sous lesquelles les facultés accèdent à leur exercice supérieur (DR, p. 190). Selon ce paragraphe, nous savons que la différence en tant que violence est précisément l’Idée. Et que l’Idée « se communique d’une faculté à une autre, mais qui se métamorphose, et ne forme pas un sens commun » ne veut pas dire autre chose que la différence, chaque fois qu’elle « éveille la faculté, et l’éveille comme le différent de cette différence », apparaît sous une libre figure spécifique. D’où résulte la formule « Violence = Différence = Idée ». Tout ce que nous disons de la violence de réel ou de la différence plus haut peut donc être dit de l’Idée même, et toutes ces activités de l’Idée structure le fonctionnement des facultés. Les activités de l’Idées sont alors les suivantes : 1° L’Idée rend possible les facultés et les objets transcendants de ces facultés selon ses ordres différents ; 2° L’Idée s’incarne dans les objets empiriques qui sont à être saisis par les facultés dans leur exercice empirique ; 3° L’Idée parcourt toutes les facultés sous des figures différentes ; 4° L’Idée force chaque faculté à saisir son propre objet transcendant. Selon ce résumé, le processus de la genèse de la pen-sée peut donc être décrit à nouveau comme le suivant : Quand la différence de réel heurte la sensibilité qui est elle-même rendue possible par l’Idée d’ordre physique, elle apparaît sous la figure de différence dans l’intensité et porte la sensibilité à sa limite, l’élève à sa nième puissance pour saisir son objet différentiel, à savoir ce qui ne peut être senti que par elle, noyau nouménal de ce que sent la sensibilité dans son exercice empirique ou ordinaire, c’est-à-dire de l’être sensible qui actualise l’Idée physique. Mais la différence violente de réel ne s’arrête pas, elle se transmet à la faculté suivante qu’est l’imagination, rendue possible par l’Idée d’ordre psychique, et apparaît sous la figure de disparité dans le fantasme. Elle porte l’imagination à sa limite pour saisir son objet différentiel ou transcendant, à savoir ce qui ne peut être imaginé que par elle, noyau nouménal de ce qu’imagine l’imagination dans son exercice empirique, être imaginable qui actualise l’Idée psychique. Et puis, la différence, sous la figure de dissemblance dans la forme du temps, se transmet à la mémoire, faculté rendue possible par l’Idée d’ordre mémoriel. Elle élève la mémoire à sa nième puissance pour saisir son objet transcendant qu’est le noyau nouménal de ce dont la mémoire se sou-vient dans son exercice empirique. Enfin, la différence, sous la figure de différentielle de la pensée, atteint la faculté de la pensée pure et la force de penser ce qui ne peut être pensé que par elle, noyau nouménal de l’être intelligible constitué par la différence de la pensée pure. La théorie différentielle des facultés peut être considérée comme la partie épistémolo-gique de l’empirisme transcendantal dont le but est de justifier notre participation incons-ciente dans le domaine sub-représentatif. Notre participation inconsciente, étant l’exercice transcendant des facultés, est elle-même un processus successif allant de la sensibilité à la pensée pure en passant par l’imagination et la mémoire. Le caractère successif d’un tel pro-cessus rend impossible toute interprétation paralléliste de la théorie différentielle des facul-tés parce que celle-ci ne permet pas une communication entre les facultés. En outre, ce qui mérite notre attention, c’est que la théorie différentielle des facultés ne se limite pas à la genèse de la pensée inconsciente chez l’homme, mais a aussi une portée ontologique plus universelle. En expliquant le sens de la faculté chez Kant, Deleuze précise que « faculté désigne une source spécifique de représentations. On distinguera donc autant de facultés qu’il y a d’espèces de représenta-tions » (PK, p. 14). Semblablement, on peut dire avec L. R. Bryant de la faculté chez De-leuze qu’elle, spécialement dans son exercice transcendant, désigne une tendance spécifique

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

3.2.2. L’importance fondamentale de la distinction entre le Transcendantal dans son état pur et le Transcenda n-

rendue possible par les Idées (Difference and Givenness, op. cit., p. 97). On distinguera donc autant de facultés qu’il y a d’ordres des Idées en tant que multiplicités virtuelles : « Soit la multiplicité linguistique, comme système virtuel de liaisons réciproques entre « phonèmes », qui s’incarne dans les relations et les termes actuels des langues diverses : une telle multipli-cité rend possible la parole comme faculté, et l’objet transcendant de cette parole, ce « mé-talangage » qui ne peut pas être dit dans l’exercice empirique d’une langue donnée, mais qui doit être dit, qui ne peut être que dit dans l’exercice poétique de la parole coextensif à la virtualité. Soit la multiplicité sociale : elle détermine la sociabilité comme faculté, mais aussi l’objet transcendant de la sociabilité, qui ne peut pas être vécu dans les sociétés actuelles où la multiplicité s’incarne, mais qui doit l’être et ne peut que l’être dans l’élément du boulever-sement des sociétés (à savoir simplement la liberté, toujours recouverte par les restes d’un ancien ordre et les prémices d’un nouveau). On en dirait autant des autres Idées ou multi-plicités : les multiplicités psychiques, l’imagination et le phantasme ; les multiplicités biolo-giques, la vitalité et le « monstre » ; les multiplicités physiques, la sensibilité et le signe... » (DR, p. 250). Dans le processus de la genèse de la pensée, « il existe bien un enchaînement des facultés, et un ordre dans cet enchaînement » (DR, p. 189). On peut se demander aussi : y a-t-il un enchaînement des facultés dans l’échelle du monde ? Y a-t-il un ordre dans cet en-chaînement ? Deleuze lui-même ne nous donne pas une réponse définitive. Et les exemples des facultés mondaines choisies par lui semblent aléatoires à première vue. Néanmoins, les Idées physiques, biologiques, psychiques, sociales nous rappellent remarquablement la théorie simondonienne de l’individuation selon laquelle l’individuation est un processus continu et successif qui va du physique au collectif en passant par le biologique et le psy-chique. Ainsi, nous pouvons dire que la théorie différentielle des facultés, au niveau des facultés mondaines, est conçue sous l’influence de la philosophie simondonienne de l’individuation. Selon P. Montebello, la théorie simondonienne de l’individuation est une philosophie de la nature qui concerne spécialement la formation des strates ou des échelons de la nature. Ce processus de formation part avec l’individuation physique, et « si l’individuation physique « est la résolution d’un premier problème » pour régler les incom-patibilités du niveau préindividuel, l’individuation vitale est elle-même une nouvelle résolu-tion qui invente une manière de tirer plus de potentialité de la problématique physique. Il en va comme si, à chaque fois, l’individuation n’allait pas jusqu’au bout de ses potentialités pré-individuelles, comme si elle ne pouvait épuiser ses potentialités et résoudre totalement ses incompatibilités » (Sur Simondon, p. 16). En fonction de cette conception, l’individuation psychique et collective répétera pour son compte la résolution davantage des potentialités pré-individuelles. Nous discernons ici un processus fortement semblable à celui de la ge-nèse de la pensée décrit par Deleuze : les Idées différentielles pleines des potentialités pro-blématiques n’épuisent pas ses potentialités sous les facultés comme la sensibilité, l’imagination ou la mémoire, elles prennent pour but la genèse de la pensée. On peut dire que la genèse de la pensée « répète » au niveau de l’individuation psychique tout le méca-nisme de l’individuation physique-biologique-psychique-collective. De plus, Deleuze est un philosophe spinoziste, il ne peut pas accepter la conception de l’homme comme « l’empire dans l’empire », le principe de l’individuation mondaine est le même qui fonctionne au ni-veau de l’esprit humain, donc, corrélativement, le principe fonctionne dans l’esprit humain est aussi le même qui s’exerce dans l’échelle du monde.

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239 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

tal dans son rapport avec l’empirique au niveau de la théorie différentielle des facultés

Nous avons vu que l’objet différentiel est défini comme ce qui est saisi par une faculté dans son exercice involontaire ou transcendant. Et nous sa-vons très clairement que l’objet transcendant se distingue radicalement de l’objet empirique qui est le produit de l’actualisation de l’Idée. Alors, quel est le rapport entre l’objet transcendant ou différentiel et l’Idée différentielle vir-tuelle ? Si nous suivons littéralement le texte de Deleuze, il est bien clair que l’objet transcendant est rendu possible ou constitué par l’Idée ou la différence sous une figure spécifique1. Les termes comme « rendre possible » et « constituer » nous rappellent certes la condition transcendantale kantienne qui peut rendre possible l’expérience ou constituer l’objet de l’expérience, mais ce n’est évi-demment pas le cas pour l’Idée différentielle et l’objet transcendant. En fait, à notre avis, pour mettre en lumière la nature de l’objet transcendant, il vaut mieux scruter d’abord ce qui vise l’objet transcendant, à savoir la faculté trans-cendantale. L’on sait que toute chose est une actualisation du virtuel, et une faculté, étant elle-même une « chose », est aussi l’actualisé du virtuel. La faculté elle-même est donc composée de deux parties que sont la partie virtuelle et transcendantale et la partie actuelle et empirique. Et c’est aussi pour cette rai-son que Deleuze dit que la faculté transcendantale et la faculté empirique sont fondamentalement une même faculté dans ses exercices différents. Néan-moins, il faut éclairer plus soigneusement la signification de cette affirmation.

Selon Deleuze, une faculté, dans son exercice empirique, est une faculté empirique, et dans son exercice transcendant, une faculté transcendantale. Mais il faut remarquer qu’une chose empirique ne peut exister sans un trans-cendantal qui la détermine. Pour cette raison, la faculté empirique, susceptible de saisir l’objet empirique dans son exercice ordinaire, coexiste avec son trans-cendantal ou virtuel. Ainsi, il est plus précis de dire qu’une faculté, dans son exercice ordinaire, se manifeste explicitement comme une faculté empirique qui est, en même temps, déterminée implicitement par son propre transcen-dantal et virtuel. En revanche, dans son exercice transcendant, la faculté, sous la violence de l’en-soi du transcendantal et se détachant de sa partie empirique et actuelle, est entièrement une faculté transcendantale et virtuelle. Il nous

1 Sur « le constituer », voir DR, p. 188 : « Quand l’imagination s’élève à son tour à

l’exercice transcendant, c’est le fantasme, la disparité dans le fantasme qui constitue le φαν α ν, ce qui ne peut être qu’imaginé, l’inimaginable empirique » ; sur « le rendre possible », voir DR, pp. 249-250 : « l’Idée parcourt et concerne toutes les facultés. Elle rend possibles à la fois, d’après son ordre, et l’existence d’une faculté déterminée comme telle, et l’objet différentiel ou l’exercice transcendant de cette faculté ».

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

semble qu’il est mieux de dire que, suivant strictement la conception deleuzienne du monde, la faculté empirique et la faculté transcendantale sont effectivement les deux aspects d’une même faculté, comme l’actuel empirique et le virtuel trans-cendantal sont les deux aspects d’une même réalité. L’actuel empirique coexiste avec son propre transcendantal, pareillement, l’aspect empirique de la faculté coexiste avec l’aspect transcendantal de la faculté qui le conditionne. Dans cette perspective, l’exercice empirique de la faculté fait intervenir en même temps la faculté empirique et la faculté transcendantale qui est seule-ment latente. Il s’agit de l’exercice transcendant de la faculté qui est suscep-tible de dévoiler la vrai nature de l’aspect transcendantal de la faculté. Ainsi, l’on peut dire que l’exercice transcendant d’une faculté est aussi le mécanisme de sa purification, transcendantalisation, ou dé-actualisation.

Dans notre vie quotidienne, nous prenons pour réalité des objets empi-riques ou l’aspect actuel des choses. Leur existence actuelle dans l’espace-temps est considérée par nous comme leur « vie » et leur disparition ou des-truction, leur « mort ». De même, notre propre existence humaine dans la du-rée et l’étendue est considérée comme notre vie, notre disparition ou destruc-tion, notre mort. Donc, l’exercice transcendant est effectivement la « mort temporaire » d’une faculté : celle-ci a perdu son existence actuelle dans une telle expérience violente et n’existe que comme un « souffle transcendantal » chez P. Klossowski. Et c’est précisément pour cette raison que Deleuze croit que l’expérience de la pensée authentique, à savoir la faculté de la pensée dans son exercice transcendant, involontaire, et violent, est au fond une expérience de la mort. Bien sûr, cette expérience de la mort signifie en même temps une participation dans une Vie absolument infinie et transcendantale : toutes les facultés trans-cendantales, perdant temporairement leur existence actuelle, sautent dans le continuum infini de la perplication des Idées.

Sans entrer dans une exposition détaillée des trois synthèses deleu-ziennes, il faut préciser pour le moment que la théorie différentielle des facul-tés exprime à l’égard de l’exercice des facultés les trois synthèses : l’exercice empirique d’une faculté et la facultés comme faculté empirique correspondent à la première synthèse ; le fait que la faculté empirique est rendue possible et déterminée par son fondement transcendantal marque la deuxième synthèse ; l’exercice transcendant de la faculté, la faculté comme faculté purement trans-cendantale sans aucune intervention de la partie empirique marque le moment de la troisième synthèse. Les trois moments de l’empirique, du transcendantal dans son rapport avec l’empirique, du transcendantal pur sans aucun rapport avec l’empirique s’expriment très clairement dans cette théorie des facultés involontaires.

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241 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

Comment entendre alors l’objet transcendant et différentiel ? Selon les arguments plus hauts, nous pouvons dire que la faculté empirique, elle-même déterminée par son transcendantal, vise l’objet empirique, lui-même déterminé par son transcendantal ; que la faculté transcendantale, elle-même purifiée de tout ce qui est empirique, vise ce qui est transcendantal d’un objet qui est lui-même un mélange du transcendantal et de l’empirique. Pour cette raison, l’on peut dire que l’objet transcendant et différentiel est ce qui est transcendantal d’un objet, différentiel qui détermine transcendantalement le différencié. En fait, l’on peut déjà discerner que la théorie différentielle des facultés de De-leuze, partant d’un élément fondamental de la philosophie kantienne et étant une version supérieure de la théorie kantienne des facultés avec l’inspiration de l’idée proustienne des explications des signes, est aussi conçue sous l’influence de la méthode d’intuition de Bergson qui met en jeu le « diviser » et le « sélectionner ». Comme le dit Deleuze très clairement à propos de la mé-thode bergsonienne :

Il s’agit donc de diviser le mixte d’après des tendances qualitatives et quali-fiées, c’est-à-dire d’après la manière dont il combine la durée et l’étendue dé-finies comme mouvements, directions de mouvement (ainsi la durée-contraction et la matière-détendue). L’intuition comme méthode de division n’est pas sans ressemblance encore avec une analyse transcendantale : si le mixte représente le fait, il faut le diviser en tendances ou en pures présences qui n’existent qu’en droit. On dépasse l’expérience vers des conditions de l’expérience (mais celles-ci ne sont pas, à la manière kantienne, les conditions de toute expérience possible, ce sont les conditions de l’expérience réelle)1.

En mettant en jeu la méthode d’intuition, la philosophie de Bergson, nous dit Deleuze, permet de diviser un mélange, à savoir une chose empirique que nous rencontrons dans l’expérience, et puis sélectionner ce qui est le condi-tionner transcendantal, à savoir l’instance déterminante dans la chose empi-rique. Bien sûr, ce dont il s’agit à l’égard de cette instance transcendantale n’est pas du tout les concepts ne sont que comme les généralités, « il s’agit de l’expérience réelle dans toutes ses particularités. Et s’il faut l’élargir, et même la dépasser, c’est seulement pour trouver les articulations dont ces particularités dépendent »2.

Néanmoins, comment entendre l’affirmation suivante que nous avons citée auparavant : « l’Idée parcourt et concerne toutes les facultés. Elle rend possibles à la fois, d’après son ordre, et l’existence d’une faculté déterminée

1 BE, p. 13. Souligné par Deleuze. 2 BE, p. 19.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

comme telle, et l’objet différentiel ou l’exercice transcendant de cette facul-té » ? Pourquoi Deleuze dit-il que l’Idée, en parcourant les facultés, rend possible l’existence d’une faculté déterminée comme telle ? Le parcours des facultés de l’Idée ne suppose-t-il déjà l’existence des facultés elles-mêmes ? Il faut remar-quer que ce qui est accentué par Deleuze ici n’est pas l’existence générale des facultés, mais très spécifiquement l’existence d’une faculté déterminée comme telle. Une faculté, dans son exercice empirique et ordinaire, n’a qu’une exis-tence conjointe avec les autres facultés dans leur collaboration à reconnaître une identité objective. Mais sous la violence insurmontable de l’Idée, la faculté se détache avec toutes les autres facultés et exprime remarquablement sa propre singularité virtuelle. L’existence déterminée comme telle d’une faculté est effectivement la présentation immédiate du transcendantal de la faculté sous l’influence de la perplication de l’Idée.

À l’égard de l’objet transcendant et différentiel, nous avons déjà vu qu’il est le transcendantal ou le virtuel d’une chose. Le transcendantal-virtuel d’une chose est justement l’Idée qui s’actualise dans cette chose, l’affirmation que l’Idée rend possible l’objet différentiel semble ainsi affirmer la proposition que « l’Idée rend possible l’Idée », laquelle nous apparaît ridicule. Mais il faut re-marquer que ce dont il s’agit dans une telle affirmation est qu’il faut distinguer deux états de l’existence des Idées. Les Idées, dans leur état purement virtuel, coexistent dans leur perplication : un ensemble, un continuum, une totalité ouverte de toutes les Idées dont chacune possède sa propre singularité (la dis-tinction) en même temps que chacune n’existe qu’avec toutes les autres dans leur non-division. Il y a aussi un autre état de l’existence de l’Idée, l’Idée dans sa fonction de déterminer transcendantalement l’empirique, l’Idée virtuelle dans son rapport avec l’actuel. Pour cette raison, une Idée est rendue possible par la perplication des Idées doublement : d’une part, une Idée ne peut exister que dans l’ensemble de perplication des Idées avec toutes les autres Idées ; d’autre part, dans l’exercice transcendant des facultés, l’objet transcendant et différentiel, à savoir la partie virtuelle d’une chose qu’est l’Idée ne peut être distinguée et sélectionnée que sous la condition préalable de la violence de la perplication des Idées. La distinction entre l’Idée dans la perplication et l’Idée dans son rapport avec l’actuel, qui exprime aussi la distinction entre la seconde et la troisième synthèses, est donc d’une importance cruciale dans toute la première philosophie de Deleuze.

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243 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

3.2.3. Triple définition de la forme du temps et l’expérience de la pensée

En décrivant le temps pur et transcendantal qui se dégageant de tout empirique, Deleuze apporte la caractérisation importante suivante :

Cette forme pure, la ligne droite, se définit en effet par un ordre qui distribut un avant, un pendant et un après, par un ensemble qui les recueille tous trois dans la simultanéité de sa synthèse a priori, et par une série qui fait corres-pondre à chacun un type de répétition1.

Il est remarquable de noter que Deleuze emploie dans le texte cité les termes comme « ordre » du temps, « ensemble » du temps et « série » du temps, les-quels sont justement utilisés par Kant pour nommer les schèmes en tant que déterminations temporelles des catégories de l’entendement : série du temps en tant que schème de la quantité, ordre du temps en tant que schème de la rela-tiuon et ensemble du temps en tant que schème de la modalité2. Néanmoins, les significations attribuées par Deleuze à ces expressions sont tout à fait nou-velles comme toujours.

Pourquoi le temps est-il une forme pure ? Nous avons vu la réponse à cette question dans le chapitre plus haut sur la troisième synthèse temporelle : c’est pour distinguer le temps qui est transcendantal du contenu du temps qui est empirique. Pourquoi le temps peut-il être considéré comme une ligne droite ? Parce que le temps, tel qu’il est conçu dans la perspective de la syn-thèse ultime, est libéré de toute fonction de fonder le présent vivant empirique dans sa figure circulaire. Alors, comment entendre l’assertion qu’il est défini comme un ordre ? Afin de donner une réponse à cette dernière question, il nous semble que le texte suivant mérite notre attention :

Le temps lui-même se déroule (c’est-à-dire cesse apparement d’être un cercle), au lieu que quelque chose se déroule en lui (suivant la figure trop simple du cercle). Il cesse d’être cardinal et devient ordinal, un pur ordre du temps3.

Selon ce paragraphe, l’ordre du temps, se déroulant en lui-même à cause de sa libération de tout contenu empirique, doit être entendu en mettant l’accent sur sa différence avec le cardinal. Rappelons que cette distinction entre le cardinal

1 DR, p. 376. 2 Cf. Critique de la raison pure, op. cit., A145/B184-185. 3 DR, p. 120.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

et l’ordinal est reprise par Deleuze dans sa discussion de la première caractère de la différence d’intensité, à savoir l’inégal en soi, à l’égard de la théorie du nombre :

Même le type le plus simple du nombre confirme cette dualité [entre l’intensif et l’extensif] : le nombre naturel est d’abord ordinal, c’est-à-dire ori-ginellement intensif. Le nombre cardinal en résulte, et se présente comme l’explication de l’ordinal1.

Ainsi, l’on peut dire qu’une des raisons pour lesquelles Deleuze a choisi l’expression d’ordre du temps est d’accentuer sa nature foncièrement inten-sive. De plus, comme nous l’indiquons déjà dans notre exposition de l’esthétique deleuzienne, la manière de l’auto-organisation ou auto-constitituion des différences d’intensité est complètement étrangère à la règle de partes extra partes, l’ordre du temps n’à rien à voir avec l’ordre empirique de la succession temporelle telle qu’elle est dans la représentation.

En outre, pour mieux comprendre la nature de l’ordre du temps, il faut prêter attention à une conférence donnée par Deleuze le 12 avril 1983 sur les figures différentes du temps2. Dans cette conférence, Deleuze définit l’ordre du temps en le distinguant de la sommation ou juxtaposition des parties uni-taires temporelles extensives :

Si vous ne pouvez pas additionner les intensités, les distances qui sont indivi-sibles, qu’est-ce que vous pouvez faire ? Vous pouvez les ordonner. Ordonner et mesurer, c’est deux concepts différents : vous ordonnez des différences ou des distances, tandis que pour le mouvement extensif, vous juxtaposez des parties. Ce n’est pas pareil. L’intensité, c’est l’ensemble des différences or-données ou l’ensemble des distances ordonnées, en appelant distance ou dif-férence le rapport d’un degré intensif quelconque avec zéro3.

Donc, dans une telle perspective, l’ordre du temps est « l’ensemble des dis-tances et des différences en tant qu’ordonnées » ; et, du point de vue de l’ordre du temps, le temps est « ce qui ordonne les distances et les diffé-rences ». Mais comment entendre la dernière phrase du texte cité plus haut : l’ordre du temps, comme foncièrement non-extensif, implique une synthèse d’un degré intensif avec zéro ? Quelle est la signification de cette synthèse

1 DR, p. 300. 2 Transcription disponible sur le site d’Internet : www2.univ-paris8.fr/deleuze/

article.php3?id_article=277 3 Ibid. Nous soulignons.

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245 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

avec zéro ? En fait, le zéro ici est précisément le pendant du temps, lequel est défini aussi par Deleuze comme une césure :

Nous pouvons définir l’ordre du temps comme cette distribution purement formelle de l’inégal en fonction d’une césure. On distingue alors un passé plus ou moins long, un futur en proportion inverse, mais le futur et le passé ne sont pas ici des déterminations empiriques et dynamiques du temps : ce sont des caractères formels et fixes qui découlend de l’ordre a priori, comme une synthèse statique du temps1.

En fait, toutes ces discussions de cette « synthèse statique du temps » (la syn-thèse à partir de zéro) est un développement remarquable de la théorie kan-tienne des anticipations de la perception. La fonction de l’intervention des conceptions comme « césure » et « zéro » est encore d’accentuer la nature in-tensive ou non-extensive de l’ordre du temps : celui-ci est hétérogène à la suc-cession empirique des parties temporelles des maintenants.

Ainsi, l’avant, le pendant et l’après dans l’ordre du temps n’ont rien à voir avec le passé, le présent et le futur empiriques, étant tous trois relatifs et variables selon le contenu empirique du temps, dans la succession du temps. Ils représentent, au contraire, dans le domaine intensif et différentiel, l’ordonnance des moments du processus de la purification transcendantale : l’avant, c’est le moment marquant la descendance de l’empirique vers son point de disolution totale ; le pendant de césure, c’est le moment de la conversion en transcendantal ; l’après, c’est le moment de l’intensification infinie du transcendantal. En fait, cet ordre du temps représente de notre point de vue le mouvement du fon-dement à l’effondement : il ne concerne pas le changement relatif à l’égard du contenu du temps, à savoir les événements actuels ayant lieu dans le temps, mais l’Événement du Transcendantal se manifestant dans la forme du temps.

Comment comprendre alors l’ensemble du temps qui recueille les trois moments de l’ordre du temps ? Une caractéristique fondamentale de cet en-semble est sa nature simultanée : l’avant, le pendant et l’après sont les déter-minations transcendantales et statiques du temps pure qui surmonte le do-maine de la succession de l’empirique ou actuel. Mais il ne faut pas confondre la simultanéité dans l’ordre du temps et celle entre le passé en général et le présent particulier : la première concerne le passage du fondement à l’effondement, tandis que la seconde concerne le rapport entre le fondement et la fondation.

1 DR, p. 120.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

Dans une autre conférence donnée le 22 mars 1983, Deleuze éxpose l’idée de l’ensemble du temps en la rapportant au simultanéisme qui est originai-rement employé par les artistes :

Le simultanéisme, c’est l’éternité du temps, ça n’est pas du tout l’éternité tout court, c’est l’éternité en tant qu’éternité du temps, le temps saisi comme en-semble du temps. L’immensité, la simultanéité du passé et du futur dans l’ensemble. Et quand est-ce que et où est-ce que le passé et le futur sont-ils simultanés ? Seulement et uniquement dans l’ensemble du temps, dès que vous les sortez de l’ensemble du temps, ils ne sont plus simultanés1.

En fait, nous croyons que Deleuze, en employant le terme de simultanéisme pour caractériser la nature éternelle du temps, veut combattre la conception du temps se basant sur le présentisme qui enveloppe deux aspects différents : 1° la vue prioritaire sur le temps est de le considérer comme une partie qu’est le présent vivant ; 2° l’éternité doit être conçu comme un présent illimité, uni-taire, homogène et simple. Au contraire, dans la perspective du simultanéisme, la vue prioritaire sur le temps est de le considréer comme un ensemble im-mense qui dépasse la limite de la représentation ordianire de l’homme, et l’éternité doit être conçu comme une multiplicité ou complexité ayant sa structure interne différentielle ou intensive de l’avant, le pendant et l’après transcendan-taux. Bien sûr, ce dont il s’agit ici n’est pas du tout deux opinions différentes. Comme nous l’avons mis en lumière, la synthèse du présent vivant ne peut trouver son principe génétique que dans la synthèse transcendantal ayant lieu dans le champ de la multiplicité des multiplicités.

La série du temps consiste à mettre en rapport l’ordre du temps avec trois sortes de répétitions. Nous savons que la répétition à proprement dit, pour Deleuze, est toujours une répétition différentielle, à savoir un acte de purification transcendantale. Pour cette raison, la tâche essentielle de la série du temps est de manifester la correspondance des trois moments de l’ordre du temps d’une part et des trois étapes de la genèse différentielle de la pensée, acte de purification transcendantale par excellence. Comme l’ordre du temps implique trois moments que sont l’avant, le pendant et l’après, la série du temps implique trois moments que sont le premier temps, le second temps et la troisième temps.

Le premier temps, selon la description de Deleuze, concerne ce qui est « très grand pour moi ». Quelle est la signification de l’expression « trop grand pour moi » ? En vertu de ce que nous avons exposé à propos de la théorie

1 Transcription disponible sur le site d’Internet : www2.univ-paris8.fr/deleuze/

article.php3?id_article=234.

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247 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

différentielle des facultés, il est raisonnable pour nous d’asserter qu’elle repré-sente le moment où l’exercice concordant de toutes les facultés empiriques est brisé sous la violence du Transcendantal, et cette fois celle de l’immensité du Temps. Un tel processus peut être considéré aussi comme une chute vers l’abîme de la profondeur intensive de la subjectivité extensive définie comme unité des facultés concordantes (« Je suis réduit à zéro ! »). Cet abîme est pré-cisément la césure qui est d’une importance centrale dans le second temps.

Le second temps, qui renvoie à la césure elle-même, est donc le présent de la métamorphose, le devenir-égal à l’action, le dédoublement du moi, la projec-tion d’un moi idéal dans l’image de l’action1.

La chaîne concordante des facultés empiriques est déjà brisée et la subjectivité unitaire est déjà détruite, les facultés sont dans leur état pleinement libre. De plus, elles sont réellement prises par la force du Temps transcendantal et ten-dent vers leur limite la plus haute (« Qu’importe ma vie humaine ! »).

Quant au troisième temps, qui découvre l’avenir – il signifie que l’événement, l’action ont une cohérence secrète excluant celle du moi, se retournant contre le moi qui leur est devenu égal, le projetant en mille morceaux comme si le gestateur du nouveau monde était emporté et dissipé par l’éclat de ce qu’il fait naître au multiple : ce à quoi le moi s’est égalisé, c’est l’inégal en soi2.

Portées par la force transcendantale du Temps, les facultés atteignent leur li-mite suprême et sont dans leur exercice pleinement différentiel et transcen-dant. Elles deviennent égales au Temps tout entier et sont comme les facultés transcendantales qui constituent l’a-subjectivité différentielle et passive (« C’est la volonté de Dieu ! »).

Donc, la série du temps doit être entendue comme se rapportant à l’exercice transcendant ou différentiel des facultés, à savoir à l’action ou expé-rience de la pensée. Comme chaque moment de la série du temps correspond à une répétition spécifique, Deleuze affirme que « [l]a répétition est une condi-tion de l’action avant d’être un concept de réflexion »3. La répétition corres-pondante au premier temps de l’avant rend possible l’activité dé-extension des facultés ; la répétition correspondante au second temps du pendant marque la point où finit la descendance de l’emprique des facultés vers le zéro=césure et commence l’ascendance de ses transcendantal vers la limite suprême ; la répé-

1 DR, p. 121. 2 Ibid. 3 Ibid.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

tition correspondante au troisième temps de l’avenir manifeste les facultés à leur nième puissance qui sont rendues adéquates à l’immensité du Temps.

Deleuze, dans la mesure où il attribue l’importance centrale au temps, est sans doute le successeur des philosophes comme Kant, Bergson et Hei-degger. Le temps, donnant l’horizon de la compréhension de l’être, est le phé-nomène capital de l’existence humaine. Le présent est le temps de notre vie organique et nous apporte la fondation de notre conscience temporelle. Néanmoins, ce temps matériel, organique et corporel est seulement la mani-festation la plus superficielle du temps qui cache la vérité ultime du Temps immatériel et spirituel. Mais le « spiritualisme » de Deleuze, comme le dit J.-Ch. Goddard, n’est jamais une répétition simple d’une position philosophique traditionnelle : selon lui, le corps et l’âme sont en fait au même niveau de la représentation, il faut chercher plutôt l’incorporel intensif du corps et l’inconscient différentiel de l’âme. À cet égard, il est évidemment spinoziste. Pour cette raison, l’impératif deleuzien d’introduire le temps dans la pensée est une autre manière d’exprimer la formule spinoziste de sub specie aeternitatis : il s’agit d’une expérience de l’immensité non-représentable du Temps transcen-dantal. Sous la violence du différentiel ou de l’intensif, nos facultés naturelles ou empiriques sont mis dans un état de mort temporaire qui nous sépare de notre vie organique, corporel et représentatif et deviennent pour cela les facul-tés surnaturelles ou transcendantales qui sont susceptibles de pénétrer dans le monde intensif des singularités. Un tel processus de la genèse de la pensée authentique conforme justement à l’ordre du temps comme présentant la structure du mouvement du Transcendantal. Donc, l’expérience de la pensée reposant sur l’exercice transcendant ou supérieur des facultés est en même temps une expérience du temps immense transcendantal.

3.2.4. La confrontation avec la « philosophie différe n-tielle » de S. Maïmon

Selon Deleuze, le modèle réduit de la théorie différentielle des facultés dont le noyau est l’exercice transcendant de toutes les facultés se trouve déjà dans la doctrine du sublime de Kant1. L’on sait que la théorie kantienne des trois synthèses dans la première édition de la Critique de la raison pure est pour Deleuze la théorie dite dogmatique des facultés par excellence : elle ne fait pas autre chose que décalquer le mécanisme transcendantal des facultés du méca-nisme de la conscience psychologique empirique et présuppose comme donné

1 DR, p. 187. Note 1.

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249 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

l’harmonie des facultés différentes subjectives. Mais, dans la Critique de la faculté de juger, Kant, surmontant le dogmatisme à propos de la doctrine des facultés, propose une théorie génétique des facultés par sa théorie du sublime qui dé-voile la racine transcendantale de la concordance libre des facultés. Dans quelque mesure, ce changement effectué par Kant à propos de la théorie des facultés est une réponse aux objections des philosophes postkantiens dont S. Maïmon est le grand représentant.

Dans les commentaires récents sur la « lignée philosophique » de De-leuze, l’influence de Maïmon est de plus en plus accentuée, spécialement à l’égard de la théorie de l’Idée. Par exemple, É. Alliez précise qu’« à extraire ainsi Bergson de sa dernière attache au kantisme en investissant la critique de Maïmon pour faire sauter dans l’Idée l’extrinsécisme du concept et de l’intuition, ce qui revient à poser entre le sensible et l’intelligible une différence de degré, Deleuze élabore un bergsonisme idéel d’inspriation post-kantienne »1. B. Lord, pour sa part, même annonce l’identité de l’empirisme transcendantal et du maïmonisme2. La raison d’un tel rapprochement est que les deux philosophes partagent la même intention d’effectuer une radicalisation leibnizienne de la philosophie transcendantale kantienne. Et la notion d’Idée, comme le noyau de leur leibnizisme, repose elle-même sur la conception du calcul différentiel tel que Leibniz la conçoit : chez Maïmon, les Idées, comme concepts authen-tiques, sont elles-mêmes les noumènes, les différentiels, « par rapport à l’intuition, = 0, dx = 0, dy = 0, etc. », « servent de principes d’explication de la genèse des objets »3 ; chez Deleuze, les Idées, comme multiplicités virtuelles produisant la réalité actuelle, consistent dans les éléments génétiques, les rap-ports différentiels et les singularités pré-individuelles.

Néanmoins, la théorie de l’Idée tel que Maïmon la conçoit présuppose une théorie différentielle des facultés. C’est justement pour cette raison que nous voulons finir le présent chapitre consacré à la théorie des facultés avec une exposition de la similitude remarquable et la différence fondamentale entre la pensée de Maïmon et celle de Deleuze. L’on est susceptible de constater que l’appréciation faite par Deleuze à propos de la pensée maïmonienne a deux manifestations importantes dont la première peut être trouvée dans un article s’intitulé « L’idée de genèse dans l’esthétique de Kant ». Deleuze y résume la

1 É. Alliez, « Sur le bergsonisme de Deleuze », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique,

Le Plessis- Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, 1998, p. 253. 2 Beth Lord, Kant and Spinozism. Transcendental Idealism and Immanence from Jacobi to

Deleuze, op. cit., p. 131. 3 S. Maïmon, Essai sur la philosophie transcendantale, trad. fr. J.-B. Scherrer, Paris, Vrin,

1989, p. 50.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

position de Maïmon comme adressant à Kant « une objection fondamentale » qui est la suivante :

Kant aurait ignoré les exigences d’une méthode génétique. Cette objection a deux sens, objectif et subjectif : Kant s’appuie sur des faits, dont il cherche seulement les conditions ; mais aussi, il invoque des facultés toutes faites, dont il dé-termine tel rapport ou telle proportion, en supposant déjà qu’elles sont capables d’une har-monie quelconque1.

La deuxième manifestation se trouve dans le quatrième chapitre de Différence et répétition où Deleuze décrit le deuxième moment de la détermination progres-sive de l’Idée, à savoir la détermination réciproque des éléments génétiques par les rapports différentiels :

C’est Salomon Maïmon qui propose un remaniement fondamental de la Cri-tique, en surmontant la dualité kantienne du concept et de l’intuition. Une telle dualité nous renvoyait au critère extrinsèque de la constructibilité, et nous laissait dans un rapport extérieur entre le déterminable (l’espace kantien comme pur donné) et la détermination (le concept en tant que pensé). Que l’un s’adapte à l’autre par l’intermédiaire du schème, renforce encore le paradoxe d’une harmonie seulement extérieure dans la doctrine des facultés : d’où la réduction de l’instance transcendantale à un simple conditionnement, et le renoncement à toute exigence génétique2.

Tous ces deux paragraphes cités assertent que le dépassement maïmonien de la Critique kantienne consiste à instaurer une exigence de la genèse intrinsèque par un remaniement de la doctrine des facultés, ambition philosophique par-tagée par Deleuze aussi. Alors, quelle est la démarche poursuivie par Maïmon à propos d’une telle entreprise ?

Le point de départ du travail de Maïmon est la critique radicale de la dualité kantienne de l’intuition sensible et du concept intelligible qui suppose une différence extrinsèque entre deux sortes de représentations tout faites. Du point de la vue génétique, cette différence extrinsèque, n’étant jamais originelle ou primaire, n’est qu’un produit engendré par LA différence supérieure et in-trinsèque. En effet, non seulement la différence entre la sensibilité et l’entendement, ces deux instances sont elles-mêmes produites par la « Diffé-rence » ultime et absolue. En d’autres termes, la différence entre la sensibilité

1 « L’idée de genèse dans l’esthétique de Kant » , in ID, p. 86 (nous soulignons). 2 DR, p. 224-225 (nous soulignons).

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251 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

et l’entendement n’est que de degré et ces deux instances ne sont que deux degrés d’une « même » Différence qu’est l’entendement infini.

Comment l’entendement infini engendre-t-il alors la sensibilité et l’entendement ? A propos de cette question, Kant apporte sa propre réponse en partant d’un point de vue se basant sur le conditionnement extrinsèque : « Si nous voulons juger de l’origine de ces facultés, bien qu’une telle recherche soit tout à fait au-delà des limites de la raison humaine, nous ne pouvons indi-quer d’autre fondement que notre divin créateur »1. Maïmon, en revenant au leibnizisme, n’abandonne pas complètement une telle idée. Mais, si cette idée n’avait qu’un statut d’une hypothèse subjective auparavant, elle est transfor-mée dans la pensée maïmonienne en un principe bien réel : la source géné-tique de nos facultés pensantes sont dans l’entendement infini et il est possible de penser réellement la manière dont elles sont engendrées. Suivant l’exposé précise de J. Rivelaygue de la philosophie de Maïmon, cette manière est juste-ment la différentiation : l’entendement fini est effectivement l’entendement infini se finitisant, et la sensibilité en tant que faculté réceptive ou passive est la li-mite de l’entendement infini doué d’une spontanéité absolue, comme le repos est la limite du mouvement2.

En fait, il nous semble que cette théorie différentielle des facultés tel que Maïmon la conçoit enveloppe aussi les éléments spinozistes. Rappelons l’idée spnoziste selon laquelle la puissance finie de penser appartenant à l’homme est un « degré » ou une « partie intensive » de la puissance absolu-ment infinie de penser de Dieu. L’entendement fini est en fait dans l’entendement infini comme un produit de celui-ci. Corrélativement, la sensi-bilité est un degré inférieur de la série infinie de l’entendement infini que l’entendement fini. Ainsi, il est raisonnable de dire que la théorie kantienne des facultés est comme se basant sur la distinction réelle entre la sensibilité et l’entendement et que la théorie maïmonienne des facultés est comme se ba-sant sur la distinction modale entre l’entendement infini, l’entendement fini, et la sensibilité. Insistant sur la distinction réelle entre la sensiblité et l’entendement, Kant n’est pas susceptible de rendre compte vraiment la mise en rapport entre ces deux facultés, tandis que Maïmon, mettant l’accent sur la contituité réelle entre les facultés différentes en degré, est capable de donner une réponse plus satisfaisante à la question quid juris.

L’introduction de la conception de différentielle dans le contexte de la philosophie post-kantienne a une signification énorme, parce qu’elle rend pos-

1 Lettre à Markus Herz, 26 mai 1789. Cité par Deleuze in PK, p. 35. 2 Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande, Tome 1, Paris, Grasset, 1991, p.

138 et p. 146.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

sible de nouveau l’ambition philosophique de penser l’infini actuel après l’instauration du finitisme philosophique se fondant sur la conception de l’indéfini temporel. Mais n’est-il pas ambigu d’introduire une obscure concep-tion mathématique qu’est la différentielle dans le discours philosophique ? À ce doute, Maïmon donne sa réponse précise :

Les objections que l’on peut faire contre l’introduction en philosophie des concepts mathématiques de l’infini ne me sont pas inconnues. En particulier, puisqu’ils sont encore sujets dans les mathématiques mêmes à de nombreuses difficultés, il pourrait sembler que je cherche à expliquer quelque chose d’obscur par quelque chose d’encore plus obscur. J’ose dire cependant que ces concepts appartiennent en réalité à la philosophie, qu’ils ont été transfé-rés de là en mathématique et que le grand Leibniz a abouti par son système de la monadologie à la découverte du calcul différentiel ... ces concepts, aussi bien en mathématiques qu’en philosophie, sont de simples Idées qui repré-sentent non des objets mais leur mode de genèse1.

D’où pouvons-nous obtenir deux thèses fondamentales : 1° le concept de l’infini tel qu’il se manifeste dans la différentielle trouve son état pur dans la philosophie et s’incarne d’abord dans la philosophie, et, ensuite, il peut s’appliquer particulièrement à la mathématique. En fait, l’exemple employé par Maïmon est un peu ambigu, parce qu’il semble évoquer un ordre chronolo-gique, mais il s’agit vraiment d’un ordre logique ou métaphysique. Cette pre-mière thèse sera reprise et approfondie plus tard par A. Lautman et Deleuze2 ; 2° les concepts de l’infini sont les Idées qui représentent le mode de genèse des objets. Maïmon distingue ici les Idées différentielles des concepts de l’entendement qui représentent les objets3.

Il est remarquable de noter que Deleuze, en mentionnant le dépasse-ment du dualisme kantien effectué par Maïmon, nous dit que le but de cet ef-fort philosophique est de découvrir la différence originaire, mais il ne nous dit jamais que ce même effort consiste aussi à supprimer le Dehors ou Transcendantal (Bien

1 S. Maïmon, Essai sur la philosophie transcendantale, op. cit., p. 48. 2 Sur l’approfondissement lautmanien de cette thèse, voir le commentaire d’E.

Barot dans son Lautman, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 72-75. 3 Sur ce point, voir l’exposition de M. Gueroult : « Cette limite [le donné comme

Idée de la limite], qui échappe à toute intuition, représente non les objets, mais leur mode de production, de même qu’en mathématique ou en physique l’infiniment petit ou la différentielle représente l’élément générique d’une courbe, d’une figure, d’une vitesse. Il y a donc des différentielles de la conscience qui ne sont pas objets d’intuition ni de conscience, mais les éléments génériques (et génétiques) des intuitions de cette conscience » (La philosophie transcendantale de Salomon Maïmon, Paris, Alcan, 1929, p. 60).

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253 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

sûr, ceci n’implique pas le problème d’une lecture fausse : « mon but n’était pas d’exposer Maïmon », comme le dit Deleuze à A. Philonenko). Et c’est précisément ici se présente la différence fondamentale entre Deleuze et Maïmon.

En fait, quand Deleuze dit que Maïmon met en lumière la différence in-terne génétique en surmontant la dualité kantienne du concept et de l’intuition, ce qu’il retient de Maïmon, c’est la différence interne génétique en tant que différentielle, non pas vraiment le dépassement de la dualité kan-tienne. Rappelons que ce qui est critiqué par Deleuze par rapport à la philoso-phie kantienne, c’est principalement la scission entre les deux domaines du sensible. Pour surmonter cette scission, il découvre l’exercice transcendant des facultés suscité par la différence idéelle ou intensive. Mais chez Maïmon, les facultés n’ont pas d’autre exercice que l’empirique ou l’ordinaire. Bien sûr, se distinguant de Kant, Maïmon ne se contente pas de l’état tout fait des facultés et veut en expliquer le mécanisme de genèse. Il découvre alors la genèse diffé-rentielle des facultés et considère la sensibilité dans son exercice empirique et l’entendement dans son exercice empirique comme deux degrés différents de l’entendement infini, c’est-à-dire la sensibilité a perdu totalement sa singularité comme une faculté autonome et s’est réduite à une forme secondaire de l’entendement. Par contre, chez Deleuze, chaque faculté jouit de sa propre singularité et son propre différentiel.

En fait, il est légitime d’asserter que la différence fondamentale entre la théorie maïmonienne des facultés et la théorie deleuzienne des facultés peut être mise en lumière aussi dans un cadre spinoziste : chez Maïmon, l’exigence génétique et différentielle des facultés consiste à mettre dans une seule et même série intensive les facultés différentes et les en considérer comme les degrés ou parties intensives ; chez Deleuze, l’exigence génétique et différen-tielle des facultés consiste à considérer chaque faculté comme une série inten-sive et élever un degré inférieur qui représente la faculté dans son exercice empirique à une limite suprême qui représente la faculté dans son exercice transcendant. Tous les deux philosophes reposent leur doctrines des facultés sur les idées de différentielle et d’intensité, mais leurs démarches sont complè-tement divergentes : à partir de la continuité des facultés différentes, Maïmon a l’intention fondamentale de répondre à la question quid juris posée d’abord par Kant dans le domaine de la justification transcendantale des sciences théo-rieques ; à partir de l’idée selon laquelle chaque faculté est une série intensive, Deleuze a l’intention fondamentale de décrire la « distorsion des sens »1, et d’éclairer la manière dont nous sommes susceptibles d’expérimenter la puis-

1 DR, p. 305.

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LA THÉORIE DIFFÉRENTIELLE DES FACULTÉS ET LE PARADOXE DE LA

PENSÉE

sance transcendantale du monde intensif sub-représentatif – la philosophie différentielle de Maïmon est fondamentalement mathématique et scientifique, tan-dis que la philosophie différentielle de Deleuze est fondamentalement esthétique et artistique : par l’exercice transcendant des facultés, nous pouvons voir « des qualités plus belles, des couleurs plus brillantes, des pierres plus précieuses, des extensions plus vibrantes » …

Par la conception de l’entendement infini qui se finitise dans l’entendement fini, Maïmon dépasse le cadre de la philosophie de la cons-cience et découvre l’inconscient ou l’impensé de la pensée. Mais cet incons-cient ne se manifeste que comme un entendement infini qui est une figure raf-finée de l’entendement fini qui se renferme dans l’élément intérieur et ignore la violence nécessaire du monde ou du réel. Le but de Maïmon qu’est la sup-pression de la chose en soi ou Dehors est complètement différent de celui de Deleuze qu’est la destruction de l’Identité de Dieu et de l’unité du Moi. Comme nous l’avons montré plus haut, la tâche fondamentale de l’empirisme transcendantal consiste justement à participer dans le Dehors ou Transcen-dantal même. Du point de vue d’un historien de la philosophie comme F. Bei-ser, l’effort de supprimer la chose en soi de Maïmon exprime son insistance sur « le statut purement immanent de la philosophie transcendantale »1. Mais pour Deleuze, cette sorte d’immanence de la conscience ou de l’entendement même infini n’est pas d’autre chose qu’une fausse immanence. En revanche, il s’agit d’une Pensée du Dehors2. Ce qui est transcendant, c’est la conscience et ses visés, le sujet et les objets. La chose en soi ou le réel transcendantal est la pure immanence qui, dans la dernière philosophie de Deleuze, se manifeste comme « un pur plan d’immanence » qui « échappe à toute transcendance du sujet comme de l’objet »3. Nous pouvons discerner ici la force de l’empirisme transcendantal de Deleuze se différenciant radicalement de l’idéalisme alle-

1 F. C. Beiser, The Fate of Reason. German Philosophy from Kant to Fichte, Cambridge,

Massachusetts, et Londres, Harvard University Press, 1987, p. 318. 2 P. Montebello, L’autre métaphysique. Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson,

Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 19 : « Deleuze, on le sait, a compris cette insistance d’être comme une contrainte venue du dehors, issue des forces actives en jeu dans le monde. La pensée est pour lui « pensée du dehors », contrainte par un cas singulier. Le cas « force » à penser. En insistant de la sorte sur la nécessité qui fait irruption dans la pensée et l’engage dans un sillon, une ligne d’immanence, d’invention, Deleuze a bien sûr défendu le primat du monde sur la pensée et le sujet ». Voir aussi Keith Ansell-Pearson, Germinal Life. The Difference and Repetition of Deleuze, Londres et New York, Routledge, 1999, p. 84-85.

3 « L’immanence : une vie », in RF, p. 360. Voir aussi MP, p. 194 : « Le champ d’immanence n’est pas intérieur au moi, mais ne vient pas davantage d’un moi extérieur ou d’un non-moi. Il est plutôt comme le Dehors absolu qui ne connaît plus les Moi, parce que l’intérieur et l’extérieur font également partie de l’immanence où ils ont fondu ».

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255 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

mand. Pour les philosophes post-kantiens, le dépassement de la dualité du concept et de l’intuition signifie la réduction de l’intuition qui suppose un être extérieur pouvant affecter le sujet au Concept élevé d’un entendement infini ou du Moi souverain ; tandis que pour Deleuze, le dépassement de la dualité du concept et de l’intuition signifie que ces deux instances ne sont pas suscep-tibles de saisir « une réalité plus profonde et plus artiste » qui est la Différence, et qu’il faut une nouvelle manière de penser se dégageant du carcan du Je et du Moi. Pour les philosophes post-kantiens, ce qui est l’enjeu de la solution de l’aporie kantienne, c’est la réduction de toutes les facultés à une faculté su-prême ; tandis que pour Deleuze, ce qui est l’enjeu, c’est un exercice supérieur de toutes les facultés sous la violence de la différence du Dehors. Donc, la philosophie différentielle de Maïmon n’est pas une version ancienne de la phi-losophie deleuzienne, mais un cas spécifique du dépassement de la conception seulement extérieure de la différence et de l’instauration de la théorie philoso-phique des différentielles.

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257 SUR LA TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE TRANSCENDANTAL

CONCLUSION

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LE temps ET LA PENSÉe

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Gilles Deleuze est un philosophe classique au sens qu’il, lui, construit le système philosophique1. Pour lui, le système philosophique est effectivement une figure certaine du système en général2. Comme tous les autres systèmes, LE Système philosophique est une complication de touts les systèmes philo-sophiques spécifiques qui l’impliquent : le Système philosophique complique tous les systèmes philosophiques spécifiques et s’exprime en eux, tous les sys-tèmes philosophiques impliquent le Système philosophique et en sont les ex-pressions. Un système philosophique spécifique exprime tous les autres en même temps qu’il est aussi exprimé par eux : tous les systèmes philosophiques se trouvent dans le jeu du miroir de la répétition infinie intensive. C’est dans le cadre défini par cette répétition infinie que nous disons que la philosophie de Spinoza et la philosophie de Deleuze se répètent différentiellement.

La philosophie de Spinoza consiste en deux parties principales : 1° l’absolument infini auto-constituant et ses deux côtés que sont la puissance absolument d’exister et d’agir et la puissance absolument infinie de penser et de connaître ; 2° la physique des modes finies et l’éthique de l’homme qui est un mode spécifique. « Être », « pensée », et « liberté » sont les trois mots direc-teurs d’un tel système philosophique : tout est dans l’être ; l’être absolument infini possède foncièrement la puissance infinie de penser ; la participation dans cette puissance absolument infinie de penser signifie pour l’homme la liberté.

La philosophie de Deleuze consiste aussi en deux parties principales : 1° l’empirisme transcendantal comme l’ontologie univoque qui étudie l’en-soi de la Différence, c’est-à-dire le Transcendantal qui est le virtuel et l’intensif ; 2° l’empirisme transcendantal comme la théorie différentielle des facultés qui étudie le pour-nous de la Différence, elle nous permet de participer dans la puissance absolument infinie de la Vie cosmique du Transcendantal. « Être », « pensée », et « liberté » sont aussi les trois mots directeurs d’un tel système philosophique : tout est dans l’être, il n’y a pas une transcendance ; la liberté consiste à participer dans le courant infini de l’être ; le mode le plus remar-quable de la liberté est la pensée, exercice transcendant et involontaire de la faculté de la pensée pure.

1 « Lettre-préface à Jean-Clet Martin », in RF, p. 338. 2 DR, p. 155.

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CONCLUSION

Chez Spinoza, l’absolument infini qu’est la substance ou la Nature n’est pas un abstrait universel, n’est pas l’Un indifférent et immobile sans aucune détermination ou qualification, au contraire, il consiste en une infinité d’attributs différents. Chaque attribut est infini dans son genre, chaque attribut exprime une essence éternelle et infinie, chaque attribut est une qualité infinie. La distinction entre les attributs est strictement réelle et non-numérique : réelle, parce que les attributs entre lesquels s’établit la distinction qui leur est propre sont complètement hétérogènes l’un à l’autre, que la conception d’un n’implique aucune intervention conceptuelle d’un autre ; non-numérique, parce que la distinction numérique ne s’établit qu’entre les termes possédant un même concept (donc identique à l’égard du concept) et ont besoin d’une causalité extérieure. L’absolument infini, possédant un attribut, doit posséder tous les attributs parce que celles-ci n’existent qu’ensemble ; en raison que les attributs dépassent complètement tout ce qui est numérique, ils sont une infi-nité. Les attributs sont donc doublement infinis : d’une part, chaque attribut est infini dans son genre parce qu’il exprime une essence éternelle et infinie ; d’autre part, tous les attributs sont une infinité parce qu’ils dépassent tout nombre. Ce double infinité constituent l’absolument infini de la substance ou la Nature. Les attributs constituent l’être de l’absolument infini : il y a une in-finité d’attributs hétérogènes, ils forment donc un multiple infini ; il n’y a stric-tement aucune intervention numérique dans les attributs, ils sont donc abso-lument un. Étant à la fois multiple et un, les attributs, et l’absolument infini qui les intègre comme les éléments différentiels constitutifs, sont une Multipli-cité infinie. Chaque attribut est complètement hétérogène, les attributs ne s’opposent pas l’un à l’autre comme il n’y a rien de commun entre eux ; chaque attribut est complètement qualifié, les attributs possèdent une réalité totalement pleine et affirmative. Pour cette raison, la Multiplicité qu’est l’absolument infini est positive et affirmative ; l’absolument infini qu’est la substance ou la Nature est une Multiplicité purement positive et affirmative.

La Multiplicité-Nature absolument infinie n’est pas l’Un immobile, elle est en agissant. De plus, l’absolument infini, étant en-soi, est aussi pour-soi, il a conscience de lui-même, à savoir il se pense. Pour cette raison, il est en agis-sant, il agit en se pensant et pensant. La Multiplicité-Nature absolue a donc deux côtés : la puissance absolument d’exister et de produire et la puissance absolument de penser et de connaître. Les deux côtés de l’absolument infini ne se confondent pas avec les deux attributs que nous sommes susceptibles de connaître que sont la Pensée et l’Étendue. Mais ces puissances absolument infinies prennent pour les conditions les attributs infinis : la puissance abso-lument infinie d’exister et d’agir prend pour condition préalable tous les attri-

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buts, y compris l’attribut de la pensée, tandis que la puissance absolument in-finie prend pour condition préalable l’attribut de la pensée seul.

Chez Deleuze, le Transcendantal ou la Différence a deux figures diffé-rentes : d’une part, il s’agit des Idées virtuelles, d’autre part, il s’agit des diffé-rences d’intensités. Les Idées virtuelles sont dans un état défini comme perpli-cation indivisible, à savoir chaque Idée n’existe qu’avec les autres Idées. Une Idée est une multiplicité infinie dépassant à la fois l’un et le multiple, elle con-siste en le rapport différentiel s’établit entre les éléments génétiques et la sin-gularité qui correspond à ce rapport. Pour cette raison, une Idée est constituée par les parties et manifeste les caractères d’un multiple comme il est conçu dans le cadre de la philosophie traditionnelle. Mais ce n’est pas le cas, parce que les parties constitutives d’une Idée ne sont pas les termes extérieurs l’un à l’autre, elles, étant les éléments génétiques et différentiels, sont dans leur na-ture intensives, en d’autres termes, elles n’existent qu’ensemble, elles sont en coexistant. La nature de l’Idée est donc double : d’une part, elle n’est pas l’un au sens ordinaire, parce qu’elle est composée de parties hétérogènes ; d’autre part, elle n’est pas plus un multiple au sens traditionnel, parce qu’elle est stric-tement dite indivisible, que ses parties ne sont pas juxtaposées extrinsèque-ment, mais coexistent dans un ensemble infini. L’Idée virtuelle est donc une multiplicité.

Les différences d’intensités ou les intensités pures, dans leur état origi-naire, sont compliquée dans un « chaosmos » en tant que système intensif. Chaque intensité est effectivement une série intensive qui complique pour son compte les intensités plus fondamentales que sont les éléments asymétriques. Les intensités plus fondamentales sont mises en organisation dans les séries intensives, et toutes les séries intensives sont dans un jeu de miroir infini : chaque série implique, exprime, répète toutes les autres séries, parce que la différence pure ne répète que les autres différences pures ; chaque série est aussi impliquée, exprimée, et répétée par toutes les autres séries, parce que les différences pures ne répètent que la différence pure : seul ce qui est différent répète. Cet état de l’implication infinie au niveau des séries intensives est es-sentiellement une résonance interne initiée par la différence pure au second degré se trouvant dans la complication systématique. Dans le chaosmos du système, toutes les séries des différences d’intensités sont renouvelées éternel-lement, les séries sont forcées dans les autres séries, les différences sont diffé-renciées dans les autres différences. C’est un système d’intensité multiple s’oppose à chaque aspect à la simplicité de l’identité.

Chez Spinoza, les choses que nous rencontrons dans l’expérience sont les modes, ou plus précisément, les modes existant en tant qu’existence exten-

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CONCLUSION

sive. Ces modes constituent ce que nous entendons habituellement comme expérience réelle, il faut en trouver philosophiquement les conditions imma-nentes et transcendantales. Ces conditions immanentes et transcendantales ne doivent pas être dégagées de l’expérience réelle et extensive comme le sont les notions générales comme « genre », « espèce », « forme », « matière », elles sont autrement que les abstractions régressives faites de l’expérience extensive. Comme nous l’avons vu plus haut, les conditions immanentes et transcendan-tales de l’expérience réelle est la Multiplicité naturelle absolument infinie. Néanmoins, il s’agit d’une individuation dans cette Multiplicité, parce que ce dont il s’agit dans une Philosophie authentique est à la fois le plus universel et le plus singulier. La Multiplicité est le plus universel, il faut encore déterminer ce qui est le plus singulier, lui-même se liant directement à la Multiplicité et étant en elle. La Multiplicité consiste en une infinité d’attributs étant eux-mêmes infinis, et chacun de ces attributs, étant foncièrement indivisible, pos-sède une quantité intensive est se manifeste comme une série intensive. Chaque série intensive de l’attribut consiste en une infinité de parties inten-sives qui sont aussi les degrés de la puissance divine. Justement comme la Multiplicité indivisible complique ces séries intensives d’attributs comme « parties » intrinsèques, la série intensive de l’attribut complique les parties in-tensives qui sont elles-mêmes aussi complètement intrinsèques et n’entraînent nulle division extrinsèque. Chaque partie intensive et intrinsèque de cette série de l’attribut est une essence singulière, en d’autres termes, la partition inten-sive intérieure à la série de l’attribut est une individuation essentielle ou une singularisation essentielle. Chaque attribut est une réalité qualifiée infinie, chaque partie intensive de cette réalité infinie possède aussi sa propre réalité, une réalité physique. L’essence singulière chez Spinoza s’écarte donc de toute conception de l’essence en tant que possibilité logique à réalisée.

Chaque essence singulière est transcendantal est dans le Transcendantal, elle est le principe transcendantal par excellence, elle est dans l’éternité qui est différente de nature de la succession empirique de la durée qui est elle-même imaginée comme le temps numérique. Mais comment cette essence singulière et individuelle détermine-t-elle une chose empirique dans l’actualité. Ce prin-cipe transcendantal n’affecte pas directement l’actualité ou l’existence exten-sive, il s’exprime dans l’ordre extensif comme un rapport caractéristique. Ce rapport est d’abord potentiellement, il est effectué quand un très grand nombre de parties extensives, sous leur propre loi mécanique, entrent dans ce rapport. Une fois effectué, ce rapport, exprimant l’essence singulière comme principe transcendantal, a la tendance de maintenir ces parties extensives sub-sumées par lui. Donc, l’essence singulière comme principe transcendantal et l’existence extensive comme actualité déterminée par le principe transcendan-

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tal à travers l’intermédiaire du rapport caractéristique constituent ensemble une chose existante, à savoir le mode fini selon Spinoza.

Chez Deleuze, justement comme chez Spinoza, il s’agit de déterminer les conditions transcendantales ou les principes transcendantaux des choses singulières dans l’expérience réelle. Ces conditions ou principes ne doivent pas être les catégories en tant que conditions de l’expérience possible qui sont en fait être dégagées de l’expérience par une méthode régressive. Ces principes transcendantaux se trouvent dans les deux figures du Transcendantal que sont le virtuel et l’intensif. Les Idées virtuelles, coexistant dans la perplication infi-nie, ne peuvent pas s’incarner spontanément dans l’expérience, il faut à travers l’intermédiaire de l’autre instance transcendantale que sont les intensités pures. Les intensités pures, produisant pour leur compte l’étendue et la qualité qui remplit cette étendue en s’expliquant, actualisent les Idées virtuelles, c’est-à-dire elles déterminent les rapports différentiels entre les éléments génétiques à s’actualiser dans la qualité qui dure dans la succession du temps empirique et les singularités pré-individuelles à s’actualiser dans l’étendue comme les parties extensives. Par l’intermédiaire des intensités pures, le Virtuel et l’actuel consti-tuent ensemble une chose singulière dans l’expérience réelle, les deux sont comme les deux parties de la différence. Pourquoi une chose identifiable est-elle une différence ? Parce que ce qui détermine une chose n’est plus l’Identique conceptuel, mais la Différence transcendantale. La différence est le noyau ou l’âme d’une chose, elle définit ce qui « est ».

Chez Spinoza, comment pouvons-nous penser l’absolument infini ?

Nous sommes sous la détermination transcendantale de l’absolument infini, mais nous ne sommes pas toujours susceptibles de prendre conscience de ce fait ultime, nous existons tout en ignorant ce qui nous fait être. En cause de cette ignorance, nous sommes prisonniers dans toutes sortes de passions tristes et fabriquons ainsi toutes sortes d’idoles transcendantes philosophiques ou religieuses afin de surmonter les tristesses humaines. Mais, pour Spinoza, ces fabrications transcendantes, se fondant à la fois sur l’éminence et l’équivocité, sont purement et simplement les mensonges destinées à se duper soi-même et sont en fait les ennemis des Lumières radicales. Les Lumières radicales réclament les vraies connaissances de l’être, c’est-à-dire les idées adé-quates qui sont expressives de l’absolument infini. Le chemin nous mène à ces idées adéquates est donc le chemin des Lumières. Néanmoins, il est nécessaire de partir dans le domaine des passions. Le domaine des passions concernent spécialement notre existence extensive : quand nous rencontrons par hasard les corps dont les rapports sont composables avec les mines, mon pouvoir d’être affecté exprimant notre essence singulière est rempli par les passions

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CONCLUSION

joyeuses et je suis joyeux ; en revanche, quand nous rencontrons par hasard les corps dont les rapports ne sont pas composables avec les miens, mon pouvoir d’être affectés est rempli par les passions tristes et je suis triste. Au fur et à mesure, nous avons la tendance d’organiser les rencontres pour éprouver de plus en plus les sentiments joyeux découlent des passions joyeuses. Cette organisation marque en fait la naissance de la pensée : nous commençons à étudier la raison pour laquelle certains corps qui nous sont bons. Nous trou-vons les propriétés communes à nous et aux corps qui nous sont bons, et puis, avec plus de recherches, nous formons les idées qui sont de plus en plus générales, et finalement, nous formons les idées les plus générales des attributs eux-mêmes. Ces idées générales nous formons sont les notions communes, elles sont vraiment les idées adéquates, et, avec l’obtention de ces notions, nous possédons déjà les fruits des Lumières. Mais les notions communes ne sont pas les vérités ultimes, elles sont en fait un intermédiaire entre les pas-sions hasardeuses et les pensées authentiques et ultimes qui sont du Véridique. La recherche des notions communes nous mène finalement à l’idée de Dieu qui n’appartient pas à l’ordre des notions communes mais en est le point ex-trême. Avec l’idée de Dieu, nous accédons enfin aux idées adéquates qui ex-priment les essences singulières intensives comme les productions de Dieu, nous sommes enfin susceptibles de penser les principes transcendantaux qui nous déterminent. Avec ces idées d’essences, nous obtenons les vérités ul-times de notre existence, de l’existence des choses mondaines, et du Trans-cendantal en tant qu’instance productrice de toutes les réalités et réalisons donc notre propre libération.

Chez Deleuze, les pensées authentiques sont acquises à travers l’exercice transcendant de la faculté de la pensée. Avec la violence du Trans-cendantal, la faculté de la pensée, étant elle-même une chose dans le monde, se sépare de sa propre existence actuelle et existe comme un transcendantal pur ou un virtuel différentiel. Existant comme un transcendantal ou un virtuel, elle incarne en fait l’éternel retour en tant que principe de sélection : elle divise les choses en tant que composé du virtuel déterminant et de l’actuel déterminé et en sélectionne la partie transcendantale et virtuelle. En fait, pour la faculté de la pensée, cette division et sélection signifient l’intuition intellectuelle du principe transcendantal d’une chose ou l’ « âme » différentielle et intensive d’une chose. Penser transcendantalement, c’est participer dans le courant infi-ni de la Vie impersonnelle et inorganique du Transcendantal. Penser transcen-dantalement, c’est une expérience de la mort de l’existence actuelle de ce monde et d’une expérience de l’énergie divine qui nous fêle. Penser transcen-dantalement, c’est donc nous libérer de notre finitude existentielle et nous permettre d’expérimenter que nous sommes éternels.

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Que la philosophie de Deleuze est toujours en devenir est un fait. Mais

il ne suffit pas de assumer ce fait, il s’agit plutôt d’en expliquer la raison. Néanmoins, il faut préciser d’abord quel changement a eu lieu après Différence et répétition. Notre réponse à cette question est que Deleuze s’écarte plus défini-tivement du kantisme en affirmant plus définitivement le spinozisme : le mot « transcendantal » n’est plus le meilleur choix, il s’agit d’une philosophie pu-rement immanente. Et cette philosophie de l’immanence est inséparable de l’idée de la multiplicité. Dans la philosophie de Spinoza, nous constatons trois sortes de constitutions génétiques que sont la constitution génétique de la substance, celle de l’attribut, et celle du mode existant : la substance, étant ab-solument infinie, consiste en une infinité d’attributs ; l’attribut, étant infini dans son genre, est une série qualitative consiste en une infinité de degrés de puissance ou différences d’intensité ; le mode existant, sa propre infinité mo-dale, consiste en une infinité des corps les plus simples ou éléments infinité-simaux génétiques subsumés par les rapports différentiels caractéristiques. Toutes ces trois constitutions sont dans leur nature intensives, c’est-à-dire les attributs en tant qu’éléments constitutifs de la substance, les essences singu-lières en tant qu’éléments constitutifs de l’attribut, les corps les plus simples en tant qu’éléments constitutifs de l’existence actuelle des modes sont des diffé-rentiels en tant que quantités intensives dont le principe de l’intégration se dis-tinguant fondamentalement de celui de partes extra partes. En d’autres termes, les natures ou essences de ces trois sortes d’éléments constitutifs sont hétéro-gènes, mais la structure de leurs constitutions ou intégrations est identique. Pour cette raison, la substance, l’attribut, et le mode existant, chacun entre eux est une Multiplicité intensive.

Influencée très évidemment par la philosophie kantienne (la préférence du terme « transcendantal », le choix des idées de l’esthétique et de la dialec-tique, la structure triple de l’idéel-intermédiaire-sensible), la première philoso-phie de Deleuze est déjà conçue, avec une inspiration spinoziste, comme une philosophie de la multiplicité infinie. Toutes les deux instances du Transcen-dantal sont les multiplicités : les Idées étant des multiplicités perplexes, les in-tensités étant des multiplicités implexes. Les Idées virtuelles sont constituées ou déterminées différentiellement par trois moments : les éléments infinitési-maux génétiques, les rapports différentiels caractéristiques, et les singularités qui correspondent à ces rapports. En fait, nous pouvons voir que Deleuze conçoit la structure interne de l’Idée au modèle de celle du mode existant : les deux premiers moments sont ceux de l’existence extensive modale, le troi-sième moment qu’est la singularité est celui de l’essence intensive modale. Ainsi, la singularité, appartenant au domaine de l’intensif chez Spinoza, de-

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CONCLUSION

vient un moment essentiel du domaine du virtuel. Mais l’intensif ne manque pas dans la première philosophie de Deleuze : conçue en grande mesure au modèle du schématisme kantien, spécialement à l’égard de sa fonction, l’intensité, étant elle-même structurée comme une multiplicité, est l’instance transcendantale qui détermine la matière virtuelle des Idées à s’incarner dans l’actualité sensible. Mais, à vrai dire, l’on ne voit pas la vraie nécessité d’une telle division réelle entre le virtuel et l’intensif sauf une exigence kantienne. Dans Différence et répétition, Deleuze aime dire que Kant n’est pas susceptible d’expliquer pourquoi le schème a la capacité de temporaliser, à savoir rendre sensible, le concept venant de l’entendement. Mais Deleuze, pour son compte, ne nous donne pas non plus de raison précise pour laquelle l’intensité a la ca-pacité d’actualiser l’Idée virtuelle. Il ne cesse d’affirmer qu’il existe une sorte d’affinité entre l’Idée et l’intensité, mais ce n’est pas vraiment une réponse comme Kant lui-même peut dire qu’il existe une sorte d’affinité entre le con-cept et le schème.

Mais comment Deleuze montre-t-il l’affinité entre l’Idée et l’intensité ? La considération de cette affinité doit se fonder « sur la confrontation de deux types de rapports, rapports différentiels dans la synthèse réciproque de l’Idée, rapports d’intensité dans la synthèse asymétrique du sensible »1. Nous avons vu que la constitution de l’Idée se modèle sur celle de l’existence actuelle du mode fini de Spinoza (éléments infinitésimaux sous les rapports différentiels) et que la constitution de l’intensité se modèle sur celle de l’attribut comme série intensive et infinie de qualité. Mais la constitution de ces deux instances se fonde sur la même conception de l’infini contenue dans le calcul différentiel et manifeste pour cette raison une même structure interne : être comme mul-tiplicité. Deleuze lui-même voit très bien ce point en annonçant que

Les Idées sont des multiplicités virtuelles, problématiques ou « perplexes », faites de rapports entre éléments différentiels. Les intensités sont des multi-plicités impliquées, des « implexes », faits de rapports entre éléments asymé-triques2.

Pour cette raison, nous pouvons dire que l’Idée comme multiplicité perplexe et l’intensité comme multiplicité implexe sont deux expressions de la Multipli-cité, justement comme l’attribut-Pensée et l’attribut-Étendue sont deux ex-pressions de la Substance absolument infinie. Ce justement ce qu’adoptera Deleuze dans Mille plateaux. Mais, dans Différence et répétition, cette inspiration spinoziste est subordonnée à l’exigence kantienne, la logique de l’expression

1 DR, p. 315. 2 Ibid.

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est subordonnée à la logique de médiation. En raison de cette adoption du dualisme kantien, la première philosophie de l’indi-différent/ciation de De-leuze en hérite aussi de toute aporie. L’empirisme transcendantal, comme le premier effort systématique de Deleuze pour surmonter l’idéalisme kantien avec l’aide du spinozisme, garde encore trop de kantisme et n’est pas encore une philosophie transcendantale de la Multiplicité reposant sur l’idée de l’expression.

Dans Logique du sens, œuvre de transition, Deleuze avance sa philoso-

phie en renonçant complètement le dualisme « Virtuel-Intensif ». Ce point se manifeste le plus clairement dans la caractérisation de la structure. Dans Diffé-rence et répétition, la structure désigne l’Idée virtuelle, mais, dans Logique du sens, sa caractérisation est plutôt un mélange des détermination venant à la fois du Virtuel et de l’Intensif :

Peut-être pouvons-nous déterminer certaines conditions minima d’une struc-ture en général : 1°) Il faut au moins deux séries hétérogènes, dont l’une sera déterminée comme « signifiante » et l’autre comme « signifiée » (jamais une seule série ne suffit pas à former une structure). 2°) Chacune de ces séries est constituée de termes qui n’existent que par les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres. À ces rapports, ou plutôt aux valeurs de ces rapports, correspondent des événements très particuliers, c’est-à-dire des singularités assignables dans la structure … 3°) Les deux séries hétérogènes convergent vers un élément paradoxal, qui est comme leur « différenciant ». C’est lui, le principe d’émission des singularités1.

Si nous suivons le cadre établit par Différence et répétition, la première condition mentionnée dans ce paragraphe, décrite en employant les termes simondo-niens, appartient à l’Intensif, la deuxième appartient au Virtuel, la troisième est elle-même un mélange des deux. La singularité n’est plus ce qui appartient à l’ordre du virtuel et doit être individué par l’intensité dans les termes actuels : elle devient elle-même un élément interne d’une structure proprement intensif. Le dualisme influencé encore par le kantisme dans Différence et répétition a dispa-ru, mais nous n’avons pas encore vu une affirmation définitive du spinozisme.

Chez Spinoza, l’absolument infini peut être considéré de deux points de vue. Le premier point de vue est celui de son être propre ou être formel selon lequel l’absolument infini consiste en une infinité d’attributs qui sont infinis dans leurs genres ; la deuxième point de vue est celui de ses deux côtés selon lequel l’absolument infini a deux moitiés que sont la puissance absolument

1 LS, p. 65, p. 66.

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d’exister et d’agir et la puissance absolument de penser et de connaître. De-leuze accentue qu’il ne faut pas confondre ces deux points de vue, comme les deux puissances absolues se distinguent de deux attributs que l’homme con-naît, à savoir l’attribut de la pensée et l’attribut de l’étendue. Mais dans sa propre philosophie d’inspiration spinoziste, n’étant pas une simple répétition de la philosophie spinoziste, Deleuze a l’intention de confondre ces deux point de vue. Par exemple, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, il précise que le plan d’immanence « nous tend ses deux faces, l’étendue et la pensée, ou plus exac-tement ses deux puissances, puissance d’être et puissance de penser »1. En fait, l’emploi du spinozisme dans la conception deleuzienne de l’absolument infini ou transcendantal est encore plus subtil. De Différence et répétition à Mille pla-teaux, le modèle spinoziste adopté par Deleuze, n’étant pas d’abord celui con-cernant la substance elle-même ou ses deux faces ou deux puissances, est, sous l’influence de Bergson, l’attribut dans sa quantité intensive et l’attribut dans sa quantité extensive. Et dans Mille plateaux, ce modèle est plus remar-quablement l’attribut-Étendue et ses deux modes infinis que sont l’univers entier (mode infini médiat) et sa loi du mouvement et du repos (mode infini immédiat).

L’absolument infini dans Mille plateaux est le plan de consistance ou plan de Nature. Ce plan d’immanence a deux éléments, deux dimensions, ou deux moitiés : latitude et longitude, « [l] a latitude est faite de parties intensives sous une capacité, comme la longitude, de parties extensives sous un rapport »2. Pour cette rai-son, l’on peut définir « le plan de Nature comme longitude et latitude pures »3. Sans doute, la latitude est conçue en fonction de l’attribut comme série infinie des intensités (ici l’attribut de l’étendue), tandis que la longitude est conçue en fonction de l’existence extensive du mode (ici l’univers entier dominé par la lois du mouvement et du repos). Mais il faut faire attention au fait que les « parties extensives » mentionnées ici ne peuvent pas être entendu au sens strictement spinoziste. Comme nous l’avons montré dans la partie consacrée à l’idée de l’heccéité, la dimension de la longitude, ne concernant pas du tout existence actuelle qui est à la fois qualifiée et extensive d’une chose, est pro-

1 QP, p. 50. 2 MP, p. 314. Souligné par Deleuze. 3 MP, p. 318. Voir aussi MP, p. 326 : « Il y a seulement des rapports de mouvement

et de repos, de vitesse et de lenteur entre éléments non formés, du moins relativement non formés, molécules et particules de toutes sortes. Il y a seulement des heccéités, des affects, des individuations sans sujet, qui constituent des agencements collectifs ». « Ce plan, qui ne connaît que les longitudes et les latitudes, les vitesses et les heccéités, nous l’appelons plan ce consistance ou de composition. C’est nécessairement un plan d’immanence et d’univocité. Nous l’appelons donc plan de Nature, bien que la nature n’ait rien à voir là-dedans, puisque ce plan ne fait aucune différence entre le naturel et l’artificiel ».

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prement « intensif » et appartient à la vie intérieure ou à l’âme intensive de la chose. L’extensivité de la longitude du plan de Nature, justement comme l’attribut-Étendue de Spinoza, est complètement intensive. La distinction entre les parties intensives et les parties extensives au niveau de la Nature est mieux considérée comme celle entre deux attributs infinis chez Spinoza ou celle entre le Virtuel et l’Intensif dans la première philosophie de Deleuze. Dans sa dimension de longitude, « la Nature entière [est] une multiplicité de multiplicités parfaitement individuée », et « [l]e plan de consistance de la Na-ture est comme une immense Machine abstraite, pourtant réelle et indivi-duelle »1. « Abstraite, pourtant réelle et individuelle » est justement une autre manière de dire « virtuelle, pourtant réelle et déterminée ». Le plan de Nature, sous l’aspect de la longitude, s’exprime comme Multiplicité infinie d’éléments infinitésimaux génétiques sous les rapports différentiels. D’autre part, sous l’aspect de la latitude, le plan de Nature s’exprime comme Multiplicité infinie de différences d’intensité dont chacune s’exprime dans un pouvoir d’être af-fecté et d’affecter. Entre la latitude et la longitude, il n’y a aucun dualisme han-té par l’idéalisme kantien. Se fondant sur la logique de l’expression, elles sont deux faces, deux côtés, deux dimensions de la Nature en tant que Multiplicité. Ainsi achève le passage d’un empirisme transcendantal à une philosophie de l’immanence pure en tant que théorie de la Multiplicité.

1 MP, p. 311.

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BIBLIOGRAPHIE

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