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© Jean-Philippe Marceau, 2020 Naturalisme dualiste ou transcendantal: Chalmers a-t-il réfuté McGinn ? Mémoire Jean-Philippe Marceau Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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Page 1: Naturalisme dualiste ou transcendantal: Chalmers a-t-il ... · Naturalisme dualiste ou transcendantal : Chalmers a -t-il réfuté McGinn ? Mémoire Jean -Philippe Marceau Sous la

© Jean-Philippe Marceau, 2020

Naturalisme dualiste ou transcendantal: Chalmers a-t-il réfuté McGinn ?

Mémoire

Jean-Philippe Marceau

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Naturalisme dualiste ou transcendantal : Chalmers a-t-il réfuté McGinn ?

Mémoire

Jean-Philippe Marceau

Sous la direction de :

Renée Bilodeau, directrice de recherche

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Résumé

Disons que je me cogne l’orteil à l’instant. Selon le physicalisme, il est possible d’expliquer l’ensemble

de ce qui se produit alors de façon purement physique. Ultimement, il s’agit de certaines interactions

entre les particules de mon orteil et de celles du mur, qui mènent à des interactions dans mon système

nerveux, qui mènent à d’autres interactions dans mon appareil vocal, de façon à ce qu’on entende

« Aïe! ». Je crois qu’il manque quelque chose d’important à cette histoire, en l’occurrence l’effet que

cela fait de se cogner l’orteil : ma douleur phénoménale à l’orteil. Plus généralement, l’ontologie de la

physique n’est pas suffisante pour rendre compte de la conscience phénoménale. La question est de

savoir par quoi la remplacer.

Dans ce mémoire, j’explore la possibilité d’une ontologie qui ne serait pas physicaliste, mais qui serait

quand même naturaliste, c’est-à-dire qu’elle reposerait quand même sur les sciences naturelles. Après

tout, la science n’a pas à se limiter à l’ontologie de la physique actuelle. Pour mener à bien cette

exploration, je comparerai les deux possibilités qui me semblent les plus plausibles, c’est-à-dire le

naturalisme transcendantal de Colin McGinn et le dualisme naturaliste de David Chalmers. McGinn

affirme qu’il existe une réponse naturaliste au problème corps-esprit, mais qu’elle n’est pas

cognitivement accessible à l’humain, de la même façon que la solution au problème de la gravité n’est

pas accessible à l’écureuil par exemple. Chalmers croit au contraire qu’il est bien possible de répondre

au problème, à condition d’introduire la conscience phénoménale dans notre ontologie comme une

nouvelle entité, comme Newton l’avait fait avec la gravité.

J’expliquerai qu’un compromis est en réalité possible entre McGinn et Chalmers. La position de

Chalmers est menacée par des paradoxes et des problèmes qui ne seront ultimement réglés qu’en

concédant beaucoup de terrain à McGinn.

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Table des matières

Résumé ............................................................................................................................................................... ii

Table des matières ............................................................................................................................................. iii

Remerciements .................................................................................................................................................... v

Introduction ......................................................................................................................................................... 1

Chapitre 1 : Le naturalisme transcendantal de Colin McGinn ............................................................................. 8

1.1 – La conscience phénoménale ............................................................................................................... 10

1.2 – Le physicalisme et ses critiques .......................................................................................................... 12

1.3 – Le naturalisme transcendantal ............................................................................................................ 18

1.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 29

Chapitre 2 : Le dualisme naturaliste de David Chalmers .................................................................................. 31

2.1 – La survenance naturelle ...................................................................................................................... 31

2.2 – Le panpsychisme ................................................................................................................................. 36

2.2.1 – Le panpsychisme russellien ......................................................................................................... 37

2.2.2 – Le panpsychisme de l’information ................................................................................................ 39

2.2.3 – Les avantages du panpsychisme ................................................................................................. 41

2.3 – Éviter les problèmes de McGinn .......................................................................................................... 46

2.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 47

Chapitre 3 : Les objections à Chalmers ............................................................................................................ 49

3.1 – L’épiphénoménisme : jugements phénoménaux et évolution de la conscience .................................. 50

3.2 – Les difficultés liées au panpsychisme.................................................................................................. 56

3.3 – McGinn contre-attaque ........................................................................................................................ 59

3.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 60

Chapitre 4 : Réponse ou compromis ? ............................................................................................................. 62

4.1 – Trois options pour sauver le dualisme naturaliste de l’épiphénoménisme ........................................... 63

4.1.1 – Expliquer fonctionnellement et physiquement les jugements phénoménaux ............................... 63

4.1.2 – Les croyances phénoménales dégonflées ................................................................................... 65

4.2 – Un mot sur l’interactionnisme quantique .............................................................................................. 68

4.3 – La réponse spatiale au problème de la combinaison .......................................................................... 69

4.3.1 – Le côté mystérien de la réponse spatiale ..................................................................................... 71

4.3.2 – Le côté positif de la réponse spatiale ........................................................................................... 73

4.3.3 – Retour sur les arguments mystériens ........................................................................................... 75

4.3.4 – Le progrès accompli ..................................................................................................................... 78

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iv

4.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 81

Conclusion ........................................................................................................................................................ 83

Bibliographie ..................................................................................................................................................... 88

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Remerciements

Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Renée Bilodeau, pour ses lectures et commentaires

attentifs.

Je remercie étalement le GRIN (Groupe de Recherche Interuniversitaire sur la Normativité) ainsi que

la faculté de philosophie de l’Université Laval pour leur soutien financier pendant la rédaction de ce

mémoire.

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Introduction

En principe, selon plusieurs scientifiques et philosophes, si l’on connaissait assez précisément la

description physique du cerveau d’un individu, on pourrait prédire son comportement. Ce n’est pas une

tâche simple, comme en témoignent les nombreux scientifiques travaillant dans le domaine. Mais, au

moins, on voit comment le projet pourrait réussir : il faut expliquer des fonctions complexes comme le

comportement par des fonctions simples comme des interactions neuronales, qui seraient ultimement

explicables en termes de fonctions encore plus simples de certaines particules physiques

fondamentales. Quand je me cogne l’orteil par exemple, un signal nerveux est envoyé de mon orteil à

mon cerveau, dans lequel se déroule une cascade complexe d’évènements neuronaux, et d’où des

influx nerveux sont ensuite émis vers les muscles de mon appareil vocal, de sorte que je dis « j’ai mal

à l’orteil ». Ainsi, mon élocution est expliquée en termes de fonctions neuronales, qu’il serait possible

d’expliquer elles-mêmes en termes de fonctions de particules physiques. En général, tout

comportement humain serait ainsi explicable en termes ultimement physiques.

Or, cela pose un important malaise, car il semble, au moins à première vue, y avoir plus chez l’humain

qu’un ensemble de particules obéissant aveuglément à des lois. N’avons-nous pas quelque chose

comme un esprit ou une conscience, qui comprend des désirs, des intentions, des sensations, des

émotions et d’autres états mentaux ? Et le malaise ne préoccupe pas que les philosophes et

scientifiques cognitifs. On devine en effet dans la fascination récente au sujet des zombies et des

robots un questionnement populaire grandissant concernant ce qui nous rapproche et nous éloigne de

ces créatures. S’il est possible de décrire le comportement humain en termes purement physiques,

comme la science nous l’assure, en quoi ne sommes-nous pas de simples machines ? Ne serions-

nous pas véritablement que des robots qui, à tort, se croient conscients ? Si ce n’est pas le cas, et que

la conscience échappe à la description physique de l’humain, on arrive à un autre questionnement tout

aussi perturbant : la conscience ne serait-elle qu’un fantôme impotent, incapable d’influencer le corps

dans lequel elle est piégée ? Après tout, la description physique du comportement humain se veut

exhaustive, elle ne laisse aucune place causale à un esprit qui serait non physique. Je suis d’avis qu’il

s’agit de questions existentielles qui sont d’importance pour tous. Il faut y répondre pour comprendre

notre place et notre valeur dans un monde apparemment physique.

Je suis l’un de ceux qui croient que le physicalisme, thèse selon laquelle tout est fondamentalement

physique, fait fausse route. Je ne suis pas le seul. Il y a présentement un grand nombre de philosophes

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et de scientifiques cognitifs qui croient que le problème de la conscience mène au rejet du

physicalisme. Certains croient même que le problème corps-esprit nous pousse à abandonner le

naturalisme, thèse qui, si elle ne se limite pas à l’ontologie de la physique, vise quand même à tout

expliquer scientifiquement. Autrement dit, le problème corps-esprit nous pousserait à rejeter non

seulement l’ontologie physique habituellement invoquée en sciences naturelles, mais plus

généralement toute ontologie issue des science naturelles. Je veux dans ce mémoire explorer au

contraire la possibilité de solutions naturalistes bien que non physicalistes au problème corps-esprit.

Je crois en effet que le naturaliste peut accommoder la conscience phénoménale dans sa vision du

monde. Cependant, il deviendra clair que le prix à payer est significatif. Le naturaliste se voit forcé de

concéder que si une solution tout à fait naturelle existe, elle n’est cependant pas accessible à l’humain.

Hormis l’intérêt purement philosophique de ces questions, je crois que mon approche permettra de

bien répondre aux questionnements existentiels énoncés ci-dessus, en rendant explicites et en traitant

les problèmes philosophiques qui les sous-tendent. Crucial ici est le fait que je cherche une solution

aux problèmes aussi près de la source que possible, c’est-à-dire aussi près du physicalisme que

possible. Bien que je sois sympathique à des thèses beaucoup plus éloignées, comme le bergsonisme

ou l’aristo-thomisme par exemple, je ne crois pas qu’il soit idéal de les invoquer en premier lieu. La

distance à franchir entre le physicalisme et ces positions est trop grande. Bien peu seront désireux et

capables de la franchir. Pour ma part, ces positions me semblaient simplement archaïques, rêveuses,

et en bonne partie inintelligibles avant d’avoir justement exploré des positions intermédiaires.

Si je peux ici résoudre au moins en bonne partie les problèmes philosophiques et existentiels que pose

le physicalisme sans avoir à également abandonner le naturalisme, je crois que l’exercice en vaut la

peine. Le lecteur sera toujours libre d’utiliser ce mémoire comme tremplin pour ensuite justement

explorer des positions plus éloignées du physicalisme.

Ma stratégie consistera ainsi en une étude approfondie des deux variétés de naturalisme qui me

semblent les plus prometteuses, c’est-à-dire le mystérianisme de Colin McGinn, et le dualisme

naturaliste de David Chalmers. Le mystérianisme est une position qui soutient qu’il existe une réponse

naturaliste au problème corps-esprit, mais qu’elle n’est pas accessible à l’humain, comme le concept

de gravité n’est pas accessible à l’écureuil par exemple. Cette position pessimiste servira d’arrière-

plan à mon mémoire, où je tenterai de voir si la position plus optimiste de Chalmers peut permettre au

naturaliste de dépasser le mystérianisme complet de McGinn. Ultimement, j’arriverai à la conclusion

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que Chalmers et McGinn en viennent à un compromis. La réponse que le naturaliste peut donner n’est

pas complètement inaccessible à l’humain, mais quand même en bonne partie.

Mon mémoire débutera par une exposition de quatre arguments contre le physicalisme, c’est-à-dire la

chambre de Mary, la chauve-souris de Thomas Nagel, les zombies philosophiques, et le spectre

inversé. Ces arguments nous permettront de mettre le physicalisme derrière nous, en vue de pouvoir

explorer des variétés non physicalistes de naturalisme.

Toujours dans le premier chapitre, nous aborderons le mystérianisme de Colin McGinn, aussi appelé

naturalisme transcendantal. Selon cette thèse, le physique et la conscience ne font que nous sembler

irréconciliables, à cause de nos esprits humains limités. Autrement dit, le problème est plus

épistémique qu’ontologique. Pour expliquer cette position, je me référerai à « Can We Solve the Mind

Body Problem ? » et « Consciousness and Space ». L’argument de McGinn comporte deux parties.

Premièrement, il faut montrer qu’il existe une propriété P du cerveau qui explique naturellement la

conscience. Pour ce faire, McGinn commence par réfuter les principales réponses non naturalistes au

problème corps-esprit. Ensuite, il remarque que la conscience est un phénomène biologique qui a

évolué à partir de la matière inorganique. Comme pour la vie, il doit y avoir une explication naturelle

de ce processus évolutif. Autrement dit, il doit y avoir une explication naturelle de l’apparition de la

conscience à partir de matière. La deuxième partie de l’argument vise à montrer que cette explication

naturelle reposant sur la propriété P nous est toutefois cognitivement fermée. Non seulement nous

n’avons actuellement aucun concept de P, mais nos capacités de formation de concepts seraient

résolument incapables d’en créer un. J’exposerai donc l’idée de McGinn selon laquelle nos deux façons

d’appréhender le problème le corps-esprit, soit l’introspection et la perception, sont mutuellement

exclusives et individuellement inaptes à saisir P.

La deuxième partie de mon mémoire répondra à la première en exposant la proposition de Chalmers :

le dualisme naturaliste, décrit dans son livre The Conscious Mind. Chalmers va plus loin que McGinn

en renonçant non seulement au physicalisme épistémique, mais aussi au physicalisme ontologique.

Selon Chalmers, on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où les habitants

sont inconscients, où ils n’ont aucune expérience phénoménale. Moins spectaculairement, on peut

imaginer un monde d’individus aux qualia inversés, par exemple des individus qui ont une expérience

de vert devant des objets qui provoquent en nous une expérience de rouge. Au cœur de ces

expériences de pensée est l’idée que le concept de conscience est fondamentalement non fonctionnel

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et non physique. Comme McGinn, il soutient que nos concepts physiques et qualitatifs sont

irréconciliables, mais contrairement à celui-ci, il les considère irréconciliables métaphysiquement, non

épistémiquement. Mais Chalmers fait valoir ensuite que même si les zombies et le spectre inversé sont

des possibilités métaphysiques, ce ne sont pas des possibilités naturelles. Je présenterai ainsi les

arguments des qualia dansants et des qualia évanescents, qui visent à montrer que, dans notre monde,

les qualia sont des entités fondamentales nomologiquement liées à la matière physique. Chalmers

propose donc d’augmenter la physique de nouvelles entités, en l’occurrence d’entités phénoménales

ou protophénoménales. Postulée et régie par des lois formelles, la conscience serait alors naturalisée

et expliquée au même titre que l’a été la gravité par Newton au 17e siècle.

Toujours dans le deuxième chapitre, je consacrerai plusieurs pages à une formulation précise du

dualisme naturaliste que Chalmers a mise de l’avant, c’est-à-dire le panpsychisme. Selon cette théorie,

les entités fondamentales décrites par la physique auraient une nature consciente. L’idée est que la

physique ne fait que décrire le comportement des entités qu’elle étudie, sans jamais se pencher sur ce

qu’elles sont fondamentalement. Or, par introspection, nous savons que nous, les humains, avons une

nature consciente. Nous ne sommes pas qu’un ensemble de particules dont le comportement peut être

décrit à l’aide de certaines lois. Il y a une conscience derrière ce comportement. Il en irait de même de

nos cellules, dont une certaine conscience expliquerait le comportement, de même que de nos

molécules, atomes, et ainsi de suite jusqu’aux particules fondamentales. En établissant des lois

psycho-physiques entre la nature consciente des entités et leur comportement, le panpsychisme

pourrait permettre à Chalmers de remplir son projet dualiste naturaliste.

Dans le troisième chapitre, je commencerai par me pencher sur l’accusation la plus importante à

laquelle fait face le dualisme naturaliste, c’est-à-dire l’épiphénoménisme. C’est l’accusation que le

dualisme naturaliste ne laisse aucun rôle causal à la conscience phénoménale. Cette position mène à

deux problèmes importants que j’explorerai, en l’occurrence le paradoxe des jugements phénoménaux,

formulé par Sydney Shoemaker et renforcé par un argument récent de Michael Pauen, et le problème

de l’évolution de la conscience phénoménale. Dans sa formulation originale, le paradoxe est bien

illustré par un exemple : quand Chalmers a écrit son livre à propos de la conscience, nous assurant

que le matérialisme est faux, son zombie faisait de même sans conscience! Et il en allait de même de

la majorité de ses lecteurs zombies, se questionnant à propos de l’existence de zombies, certains de

ne pas en être eux-mêmes. Il y aurait donc beaucoup de fausses croyances dans un monde de

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zombies. Mais la situation est encore plus hostile à Chalmers si l’on considère l’observation de Pauen :

si l’on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre mais où les habitants ont leurs qualia

de couleurs isomorphiquement inversés, alors on peut aussi imaginer un monde où les habitants ont

des qualia plus problématiques systématiquement inversés, comme le plaisir et la douleur. Dans ce

monde physiquement identique au nôtre, les habitants disent avec joie participer à des activités qui les

rendent tristes, et ils disent volontairement éviter des activités qui les rendent heureux. Comme dans

un monde de désaccord préétabli, les jugements phénoménaux de plaisir et de douleur seraient

systématiquement faux! Le problème de l’évolution de la conscience phénoménale, lui, vient de

l’observation que la conscience phénoménale est trop complexe pour ne pas jouer de rôle causal.

L’évolution doit avoir sélectionné la conscience phénoménale pour une certaine fonction, sinon elle ne

serait pas aussi complexe.

Chalmers pourrait-il éviter ces problèmes avec le panpsychisme, formulation plus précise de son

dualisme naturaliste ? Après tout, le panpsychisme promettait justement d’attribuer un rôle causal à la

conscience phénoménale. Encore dans le troisième chapitre, j’expliquerai que le panpsychisme fait

également face à d’importants problèmes, et qu’il n’est donc pas clair que Chalmers veuille y recourir.

Pour commencer, le panpsychisme, en attribuant une nature consciente aux entités physiques, risque

de miner les expériences de pensée des zombies et du spectre inversé. En effet, en posant la nature

des entités physiques comme phénoménale, on ne peut plus retirer ou modifier la conscience

phénoménale du monde sans en changer le côté physique, comme ces expériences de pensée

supposent. Chalmers semblerait donc scier la branche sur laquelle il est assis en adoptant le

panpsychisme. De plus, il n’est pas clair que le panpsychisme puisse résoudre le paradoxe des

jugements phénoménaux ou le problème de l’évolution de la conscience phénoménale. À ma

connaissance, aucune réponse panpsychiste naturaliste à ces questions n’a été fournie dans la

littérature. En fait, on peut même voir le problème de l’évolution de la conscience phénoménale comme

une version renforcée d’un problème déjà bien connu pour le panpsychisme : le problème de la

combinaison. Pourquoi et comment différentes consciences peuvent-elles se combiner ? Quand je suis

dans un groupe de gens par exemple, je n’ai jamais remarqué que nos consciences se combinent en

une conscience globale supplémentaire. N’est-il pas invraisemblable de dire pourtant, comme le

panpsychiste, qu’une chose du genre se produit avec les consciences de nos cellules, qui s’assemblent

en notre conscience à nous ? Parler de la sélection naturelle ne fait que compliquer l’affaire : il faut

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expliquer pourquoi l’évolution a sélectionné certains genres de combinaisons de consciences plutôt

que d’autres.

Dans le dernier chapitre de mon mémoire, je vais explorer certaines options s’offrant à Chalmers face

à ces objections et j’argumenterai qu’un compromis est possible entre les positions de Chalmers et de

McGinn. Je commencerai par discuter les options susceptibles de sauver le dualisme naturaliste du

paradoxe des jugements phénoménaux et du problème de l’évolution de la conscience phénoménale.

La première option, que Chalmers proposait dans The Conscious Mind face à la version originale du

paradoxe, était d’accepter résolument que la conscience phénoménale ne joue aucun rôle causal dans

la formation de nos jugements phénoménaux, sans se prononcer sur le rôle (causal ou autre) qu’elle

pourrait jouer dans la formation de nos croyances phénoménales. Je rejetterai cette option puisque,

tel que Chalmers lui-même l’avoua plus tard, déjà dans la formulation initiale du paradoxe, cette option

était invraisemblable : nos qualia ont un rôle à jouer dans nos croyances. L’option ne sera que plus

invraisemblable dans la version renforcée de Pauen. La deuxième option ensuite proposée par

Chalmers, toujours face au paradoxe original, était d’encore accepter que les qualia ne jouent aucun

rôle dans nos jugements, mais de leur accorder un rôle épistémique dans la formation de nos

croyances. L’idée est que les croyances phénoménales de zombies, sans nécessairement être

fausses, seraient « dégonflées ». Contrairement aux nôtres, elles ne feraient référence qu’à la partie

fonctionnelle des qualia, pas à la partie phénoménale. Je rejetterai cette option parce que, même si

elle était cohérente dans le cas des zombies, elle ne le serait pas dans le monde de Pauen. Nos

analogues y auraient complètement et systématiquement tort, leurs croyances ne seraient pas

simplement dégonflées. Finalement, la dernière option s’offrant à Chalmers est de rejeter explicitement

l’épiphénoménisme et d’accorder un rôle causal aux qualia. J’expliquerai ensuite qu’il en va de même

pour pouvoir répondre au problème de l’évolution de la conscience phénoménale.

Je tenterai dans un dernier temps de voir si le panpsychisme, qui promet d’attribuer un rôle causal

authentique à la conscience phénoménale, peut éviter les problèmes mis de l’avant au chapitre trois.

Ultimement, j’en viendrai à dire que Chalmers et McGinn arrivent à un compromis. À ma connaissance,

le seul genre de panpsychisme actuellement capable de répondre au problème de la combinaison de

façon naturaliste est le panpsychisme spatial de Philip Goff, qui comporte un important degré de

mystérianisme. Après avoir expliqué que nous n’avons pas une saisie transparente de la relation de

combinaison de consciences, Goff l’identifie à une autre relation à laquelle nous n’avons pas un accès

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transparent, la relation spatiale. Je prendrai le temps d’examiner dans quelle mesure cette solution

peut éviter chacun des arguments mystériens de McGinn, et je terminerai en situant le progrès

accompli par Chalmers en l’adoptant.

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Chapitre 1 : Le naturalisme transcendantal de Colin

McGinn

En principe, selon plusieurs scientifiques et philosophes, si l’on connaissait assez précisément la

description physique du cerveau d’un individu, on pourrait prédire son comportement. Ce n’est pas une

tâche simple, comme en témoignent les nombreux scientifiques travaillant dans le domaine. Mais, au

moins, on voit comment le projet pourrait réussir : il faut expliquer des fonctions complexes comme le

comportement par des fonctions simples comme des interactions neuronales. Le problème difficile, le

thème de mon mémoire, est plutôt d’expliquer pourquoi la conscience, notamment la conscience

phénoménale, accompagne ces fonctions. La conscience phénoménale est, pour employer

l’expression célèbre de Nagel (1974), l’effet que cela fait d’avoir une certaine expérience. C’est un

problème d’intérêt non seulement pour les théoriciens en sciences cognitives, mais aussi pour la

population en général, comme l’illustrent les nombreux films sur le sujet. On devine en effet dans la

fascination récente au sujet des zombies et des robots un questionnement grandissant concernant ce

qui nous rapproche et nous éloigne de ces créatures. En quoi ne sommes-nous pas de simples

machines ? Répondre au problème difficile de la conscience est capital pour comprendre notre place

et notre valeur dans un monde matériel.

Je suis l’un de ceux qui croient non seulement que la science n’a pas encore résolu le problème, mais

aussi que le paradigme physicaliste actuellement dominant – l’idée que tout est ultimement physique

– est inadéquat. Il y a quatre expériences de pensée, que je discuterai plus en détail ci-dessous, qui

me poussent à cette conclusion.

Supposons premièrement qu’une scientifique appelée Mary passe sa vie dans une pièce en noir et

blanc1. Elle y consacre tout son temps à étudier scientifiquement la vision. Elle en connaît les

mécanismes physiques, chimiques, biologiques et psychologiques de fond en comble. D’un point de

vue physicaliste, on ne voit pas ce qu’elle pourrait faire de plus. Maintenant, imaginons qu’elle sorte

de sa pièce et que, pour la première fois de sa vie, elle soit exposée à la couleur rouge. Il semble que

Mary apprend alors quelque chose de nouveau, qui échappe au paradigme physicaliste.

1 Frank Jackson (1982)

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Peut-on dire quelque chose à propos de la conscience d’une chauve-souris2 ? Quel est l’effet que ça

fait de passer ses journées à dormir la tête en bas dans des grottes, et puis de s’éveiller la nuit pour

se déplacer par écholocalisation afin de manger des insectes ? Est-ce qu’étudier le système nerveux

des chauves-souris pourrait véritablement répondre à ces questions ? Pas vraiment, il semble que le

paradigme physicaliste soit simplement inadéquat.

Allons plus loin. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’imaginer un monde de zombies philosophiques, des

créatures physiquement, chimiquement, biologiquement et psychologiquement identiques à nous,

mais sans conscience phénoménale3 ? Cette conscience phénoménale semble superflue dans la

vision du monde physicaliste.

De façon moins choquante, qu’est-ce qui nous empêcherait d’imaginer un monde physiquement

identique au nôtre mais où les impressions que nous font les couleurs sont inversées4 ? Comme nous,

les habitants de ce monde disent que les tomates sont rouges et que le gazon est vert, mais en

regardant une tomate, ils voient la couleur que nous associons au vert, et en voyant le gazon, ils voient

la couleur que nous associons au rouge. Ces individus seraient psychologiquement, biologiquement,

chimiquement et physiquement indiscernables de nous. Encore une fois, la distinction semble être à

un niveau qui échappe au physicalisme.

Ceci dit, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le fait que le physicalisme se heurte à un

problème apparemment insoluble n’implique pas que la science soit à jamais aveugle à la conscience,

ou qu’il faille aujourd’hui complètement abandonner notre vision du monde et son énorme pouvoir

explicatif. En rejetant le physicalisme, il est quand même possible de conserver le naturalisme, c’est-

à-dire l’idée que toutes les entités qui existent ne sont pas particulièrement mystérieuses et qu’elles

sont régies par des lois que la science peut révéler, même si elles ne sont pas nécessairement

physiques à proprement parler. La distinction entre le physicalisme et le naturalisme est subtile et

souvent négligée. J’y reviendrai plus en détail ci-dessous. Ceci me permettra de mettre en évidence

deux variétés de naturalisme qui prennent au sérieux les expériences de pensée que je viens de

2 Thomas Nagel (1974) 3 David Chalmers (1996) est crédité pour la défense la plus sérieuse et exhaustive de cette expérience de pensée. 4 Il s’agit d’une expérience de pensée originellement introduite par John Locke (1690) et plus récemment utilisée par Ned Block (1990), Sydney Shoemaker (1999) et Chalmers (1996).

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présenter, le naturalisme transcendantal de Colin McGinn et le dualisme naturaliste de David

Chalmers, deux formes de naturalisme qui ne sont pas des physicalismes.

Le naturalisme transcendantal de McGinn servira d’arrière-plan à mon mémoire puisqu’il s’agit d’une

position qui explique très bien notre perplexité face à la conscience phénoménale, mais au prix d’un

important pessimisme. Selon McGinn, le problème difficile n’est qu’une conséquence des limites

inébranlables de la cognition humaine, il ne renvoie à aucun problème métaphysique réel. Il y aurait

ainsi une explication parfaitement naturelle, quoique non physicaliste, de la relation entre la matière et

la conscience, mais nous n’y aurions simplement pas accès, de la même manière que les écureuils

n’ont pas accès à la connaissance de l’électron. En revanche, le dualisme naturaliste de Chalmers

tente d’offrir une réponse positive au problème. Puisque la conscience échappe à l’ontologie

physicaliste, il faut étendre notre ontologie. De la même manière que Newton a naturalisé la gravité,

autrefois vue comme une mystérieuse force surnaturelle, il serait temps maintenant de naturaliser la

conscience. La tâche consisterait à trouver les bonnes lois, cette fois-ci non physiques. L’objectif de

mon mémoire est de déterminer si cette option est viable : Chalmers réussit-il à donner tort au

pessimisme de McGinn ? Ultimement, je vais tenter de montrer que les deux auteurs arrivent en réalité

à un compromis. Si Chalmers peut accomplir un progrès non trivial, il devra concéder un important

mystérianisme.

Le premier chapitre de mon mémoire a pour fonction de mettre la table pour toute cette discussion.

Dans la première section, je vais définir plus en détail la notion de conscience phénoménale, par

opposition aux autres usages du terme « conscience ». Dans la seconde section, je définirai

précisément le paradigme physicaliste pour pouvoir ensuite expliquer en quoi il est en difficulté. Pour

ce faire, j’utiliserai les expériences de pensée tout juste mentionnées. Finalement, dans la dernière

section, je définirai le paradigme naturaliste de manière à bien montrer ce qui le distingue du

physicalisme. Ceci me permettra d’introduire le naturalisme transcendantal de McGinn, qui n’est

justement pas physicaliste, et d’expliquer les arguments en sa faveur.

1.1 – La conscience phénoménale

Il est souvent noté que le terme « conscience » est un concept bâtard, qui mêle plusieurs notions

distinctes : conscience d’éveil, conscience de soi, conscience d’accès, etc. (cf. Nagel, 1974; Chalmers,

1995; Chalmers, 1996, 6; Block, 2002, 206; Rosenthal, 2002, 406) Ici, nous nous intéressons

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spécifiquement au côté phénoménal de la conscience. Quand je prends une gorgée de café, tout un

tas d’expériences phénoménales conscientes m’apparaît, incluant l’arôme du café. On pourrait

également penser à mon expérience visuelle consciente de la tasse de café, ou encore à l’odeur

dégagée. Toutes ces expériences et sensations font partie de l’effet que cela fait de prendre une

gorgée de café, il s’agit d’un exemple de conscience phénoménale. Pour prendre une autre

formulation, qu’Alva Noë (2009) aime bien employer, c’est la façon dont le monde nous apparaît,

incluant sensations, perceptions, émotions, etc. Gardons ainsi en tête notre expérience immédiate

préthéorique quand nous avons affaire à la conscience phénoménale.

Pour mieux saisir de quoi il s’agit, il est utile de comparer ce que signifie cette notion avec les autres

significations du terme « conscience », mentionnées ci-dessus. Une créature est dotée d’une

conscience d’éveil (Rosenthal, 2002, 406) si elle n’est pas morte et qu’elle ne dort pas, qu’elle peut

bouger et vraisemblablement interagir avec son environnement. C’est ce qu’on veut dire, par exemple,

quand on dit que quelqu’un a perdu conscience après avoir reçu un coup de poing, ou qu’il a repris

connaissance en se réveillant. Une créature est consciente d’elle-même (DeGrazia, 2009) si elle est,

même minimalement, consciente de son corps comme distinct du monde externe, si elle est consciente

de sa place distincte dans sa société, ou, plus substantiellement, si elle peut avoir des états conscients

portant sur ses propres états mentaux. Ainsi, je suis conscient de moi-même de plusieurs façons, je

sais que mon corps est une entité distincte du reste du monde, qu’il est lié à des sensations et

disponible à mes mouvements volontaires. Je suis conscient de ma place dans la société et des divers

rôles qu’elle implique et qui me distinguent des autres membres de ladite société. Finalement, je suis

conscient de mes états mentaux, par exemple alors que je rédige ce mémoire de philosophie de l’esprit.

Par ailleurs, une créature a une conscience d’accès (Block, 2002) à une représentation si celle-ci est

accessible rationnellement, que ce soit pour agir ou simplement pour raisonner. C’est analogue à

l’utilisation d’un outil. Par exemple, j’ai une conscience d’accès à la représentation de mon ordinateur.

J’utilise cette représentation pour écrire ces lignes. En revanche, la conscience phénoménale (Nagel,

1974; Chalmers, 1995; Block, 2002) renvoie plutôt à des états mentaux qui semblent, au moins au

premier abord, différents des sens énumérés ci-dessus. En plus d’être éveillé, conscient de soi-même

et d’avoir accès à des représentations, notre conscience semble avoir quelque chose de proprement

phénoménal. Les couleurs, les goûts, les odeurs, etc., semblent échapper à toutes les autres notions.

Par ailleurs, il existe un terme technique que j’emploierai à l’occasion pour référer à ces éléments qui

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font partie de notre conscience phénoménale : il s’agit de « quale », ou « qualia » au pluriel (Tye,

2016).

L’aspect de la conscience qui m’intéresse dans ce mémoire est spécifiquement la conscience

phénoménale ou, autrement dit, les qualia. Plus précisément, il s’agit de savoir quelle est la relation

entre la conscience phénoménale et le monde physique. Par « physique », j’aurai ici en tête les entités

de notre meilleure physique théorique, des quarks aux galaxies, ainsi que les quelques forces

fondamentales régissant les interactions entre ces entités. Ce problème a été qualifié de « problème

difficile de la conscience » (Chalmers, 1995), par opposition aux autres problèmes, « faciles », qui

réfèrent par exemple à la conscience d’éveil, de soi ou d’accès. En effet, on peut concevoir que ces

problèmes recevront éventuellement des explications physiques complètes. Il s’agit de comportements

complexes à l’échelle humaine, mais ils seront explicables en termes d’interactions plus simples à

l’échelle biologique, chimique et physique. Même des comportements très complexes, comme la

rédaction d’un mémoire de philosophie de l’esprit, faisant appel à ces trois types de conscience,

peuvent être expliqués grâce à des comportements physiques plus simples. Par exemple, on peut faire

l’hypothèse que les états physiques actuels de mon cerveau, dont les mécanismes sont strictement

régis par les lois de la physique, expliquent complètement les mouvements de mes doigts sur mon

clavier. En revanche, la conscience phénoménale semble échapper à ce genre d’analyse (cf.

Chalmers, 1995 et 1996; Kim, 2006). Mais avant de pouvoir développer cette intuition, il faut expliquer

plus précisément ce que voudrait dire donner une explication physique de la conscience. C’est le rôle

de la section suivante.

1.2 – Le physicalisme et ses critiques

Selon le physicalisme, tout ce qui existe serait en quelque sorte physique. Autrement dit, une fois le

monde physique créé, il ne restait à Dieu plus rien à ajouter. De la matière, de l’énergie, quelques lois

pour régir le tout, et le monde est complet. Cette position est aujourd’hui également connue sous le

nom de matérialisme, bien qu’il ait déjà existé une différence marquée entre les significations de ces

deux termes (Stoljar, 2017). Suivant l’usage contemporain, je les utiliserai de manière interchangeable.

Il y a plusieurs façons d’articuler plus précisément cette position physicaliste (Ibid.). Celle que je vais

ici employer repose sur la notion de survenance, définie comme suit (Chalmers, 1996, 32-33) : la

propriété A survient sur la propriété B si un changement dans A implique nécessairement – c’est-à-

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dire dans tous les mondes possibles, pas seulement dans le nôtre – la présence d’un changement

dans B. Autrement dit, dans tout monde où B est fixé, A est fixé, mais le contraire n’est pas vrai en

général. Par exemple, les propriétés biologiques surviennent sur les propriétés physiques. En effet,

dans un monde où l’ensemble des propriétés physiques d’un organisme sont fixées, alors toutes ses

propriétés biologiques sont fixées. Il n’y pas de changement biologique sans un changement physique

sous-jacent. Par exemple, imaginons un monde aussi près du nôtre que possible, mais où le volume

de sang pompé par minute par mon cœur est différent. Forcément, mon cœur dans ce monde est

physiquement différent de celui que j’ai dans notre monde. Les particules fondamentales de ce cœur

seraient différentes ou organisées différemment, par exemple. On pourrait toutefois imaginer que les

propriétés biologiques d’un organisme sont les mêmes pour deux supports physiques différents.

Imaginons par exemple un monde identique au nôtre, mais où un des atomes de carbone 14 de mon

cœur (dans notre monde) est remplacé par un atome de carbone 12. Dans ce monde, même si mon

cœur est physiquement différent de celui présent dans notre monde, il n’en diffère pas biologiquement.

Il pompe tout autant de sang, exactement de la même manière. La notion de survenance nous permet

ainsi de préciser notre intuition que les entités biologiques reposent entièrement sur les entités

physiques. Nous n’avons pas besoin d’introduire de divinité ou d’élan vital pour rendre compte de la

biologie, l’ontologie de la physique fait très bien l’affaire. D’une certaine façon, une fois que nous

connaissons le monde physique, le monde biologique n’aurait plus de secrets profonds pour nous. Il

suffirait d’expliquer comment les entités biologiques reposent sur les entités physiques.

En requérant que l’implication tienne dans tous les mondes possibles, la notion de survenance permet

d’écarter les corrélations empiriques qui ne sont vraies que dans notre monde. Chalmers (1996, 36)

donne l’exemple de la relation chimique pV = KT, qui relie la pression p et le volume V d’une mole de

gaz à sa température T, grâce à la constante K. Il est vrai que, dans notre monde, une fois que la

température et le volume sont fixés, alors la pression d’une mole de gaz est fixée. Il suffit de diviser KT

par V pour obtenir le nombre exact. Or, ce résultat n’a pas à être le même dans tous les mondes

possibles, puisqu’on peut imaginer des mondes possibles où la constante K est différente, c’est-à-dire

des mondes possibles où, pour une température et un volume donnés, une mole de gaz a une pression

différente. Même si les lois physiques du monde actuel ne prévalent pas dans ces mondes, ils n’en

sont pas moins métaphysiquement possibles. Nous pouvons donc dire que la pression d’une mole de

gaz ne survient pas sur son volume et sa température, conformément à notre intuition que la pression

d’une mole de gaz n’est pas uniquement une affaire de volume et de température. On peut ainsi

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distinguer la survenance métaphysique, c’est-à-dire la notion de survenance forte ici en jeu, qui vaut

dans tous les mondes possibles, et la survenance naturelle, une notion plus faible, qui sera utilisée

dans le prochain chapitre, et qui ne vaut que dans le monde actuel en raison des lois qui y prévalent.

La notion de survenance nous permet maintenant de définir le physicalisme en philosophie de l’esprit :

selon le physicalisme, la conscience phénoménale survient sur le physique. Dans tout monde possible

où les propriétés physiques sont identiques aux nôtres, les propriétés phénoménales sont identiques

aux nôtres. Pour mieux comprendre cette position, on peut considérer les cas plus simples des autres

types de conscience. Par exemple, la conscience d’éveil survient sur le physique. En effet, une fois

que les lois de la physique ainsi que l’organisation physique d’un organisme sont fixées, son état de

veille est fixé. Il est impossible qu’une créature s’éveille ou s’endorme sans que son support physique

ne change. Selon le physicalisme, il en irait de même de la conscience phénoménale. Une fois que les

entités physiques d’un monde sont fixées, les consciences phénoménales y sont fixées. Si quelqu’un

de physiquement identique à moi regarde une pomme rouge, alors forcément il éprouve alors une

expérience phénoménale de rouge, pas besoin de postuler de divinité ou d’autres entités

supplémentaires. L’ontologie de la physique est suffisante.

Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, il y a quatre arguments majeurs qui ont été articulés contre cette

thèse. Il y a l’argument de la connaissance de Frank Jackson (1982), celui de la chauve-souris de

Nagel (1974), celui des zombies philosophiques vigoureusement défendus par Chalmers (1996), ainsi

que celui du spectre inversé, introduit par John Locke (1690) et plus récemment utilisé par Ned Block

(1990), Sydney Shoemaker (1999) et Chalmers (1996).

Reprenons d’abord l’argument de la connaissance de Jackson. Comme je l’ai évoqué, il peut être

formulé de la façon suivante : imaginons une scientifique appelée Mary, qui passe sa vie dans une

pièce en noir et blanc, sans aucune autre couleur. Imaginons de surcroît que Mary passe son temps

dans la pièce à apprendre tout ce qu’il y a à apprendre à propos du cerveau. Elle le connaît de fond

en comble. Elle connaît même les mécanismes physiques et biologiques qui sous-tendent nos énoncés

phénoménaux. Ainsi, elle sait très bien que la vision de photons de longueur d’onde de 700 nanomètres

correspond à ce que tout le monde appelle la couleur rouge, et quelles zones cérébrales et quels

réseaux neuronaux sont impliqués dans la perception de cette couleur. Maintenant, disons que Mary

quitte sa pièce, et qu’elle se retrouve dans le monde normal contenant toutes les couleurs du spectre

visuel disponible à l’humain. Apprend-elle quelque chose ? Manifestement oui, elle apprend l’effet que

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ça fait de voir, par exemple, la couleur rouge. Le point de l’argument est que cette connaissance

dépasse ce qu’elle connaissait dans la pièce noir et blanc. Même en connaissant toutes les propriétés

physiques du monde, on ne peut pas en déduire les propriétés phénoménales. On peut tirer deux

conclusions de cet argument (Nida-Rümelin, 2015), une faible et une forte. Faiblement, on peut dire

qu’il s’agit d’un argument épistémique. Il est vrai que la connaissance des propriétés phénoménales

n’est pas accessible via une connaissance des propriétés physiques, mais c’est là que l’argument

s’arrêterait. On peut toutefois aller plus loin et dire qu’il y a ici vraiment une négation de la survenance

de la conscience sur le physique, étant donné que Mary a une connaissance complète des

mécanismes physiques impliqués. L’idée est que, comme aucun fait physique ne lui échappe, et que

la conscience phénoménale du rouge lui échappe, celle-ci n’est pas une affaire de faits physiques. Il

existerait un monde possible où les faits physiques sont fixés sans que les faits phénoménaux ne le

soient, ce qui contredit la survenance. Je ne tenterai pas ici de trancher entre ces deux possibilités.

Nous les emprunterons plutôt en temps voulu.

Le second argument que j’ai mentionné, celui de la chauve-souris, formulé par Nagel, sert à illustrer le

même point, mais de manière différente. Peu importe ce que nous apprendrons au sujet du cerveau

d’une chauve-souris, nous ne saurons jamais quelle est sa phénoménologie. Quel est l’effet que ça

fait que de se déplacer par écholocalisation, de manger des moustiques, et de se reposer la tête en

bas dans une caverne ? Il est vrai que je peux m’imaginer, moi, exécuter ces actes, mais il m’est

impossible d’imaginer exactement ce que c’est véritablement pour une chauve-souris. Aucune

connaissance du système nerveux de la chauve-souris ne parviendra à pallier ce déficit. Comme dans

l’histoire de Mary, on peut tirer une conclusion faible et une conclusion forte de cet argument.

Faiblement, il y a un fossé épistémique infranchissable entre la connaissance de la matière et la

connaissance de l’esprit. Fortement, on pourrait également parler d’un fossé métaphysique. L’idée est

qu’il serait par principe impossible de tirer quelque conclusion que ce soit à propos de la conscience

des chauves-souris sur la base des faits physiques portant sur celles-ci car la conscience phénoménale

n’est pas une affaire de faits physiques. Il est, en effet, tout à fait possible qu’il existe un monde où

tous les faits physiques sont fixés sans que les faits phénoménaux le soient. Comme avec l’histoire de

Mary, je ne tenterai pas de trancher tout de suite entre ces deux possibilités.

Le troisième argument auquel j’ai référé est celui des zombies philosophiques de Chalmers (1996, 94-

100), qui nous demande d’imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où les habitants

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sont phénoménalement inconscients. Ainsi, dans ce monde se trouve un amas de matière en tout point

identique à moi, sauf qu’il n’y a personne au poste. Mon zombie écrit ces lignes exactement de la

même façon que moi, mais il ne ressent pas les qualia que je ressens. Il ne ressent pas la couleur

bleue vive de mon bureau, la lumière éclatante de mon écran ou la saveur du café que j’ai bu entre

ces quelques mots. Du point de vue de la science physique, nous sommes régis exactement par les

mêmes lois. Que ce soit au niveau de nos particules fondamentales ou au niveau de nos circuits

neuronaux, nous sommes impossibles à distinguer. Mais alors que je suis phénoménalement

conscient, mon zombie ne l’est pas. Le point ici est que nous pouvons concevoir un tel monde. Comme

les lois de la physique ne mentionnent nulle part la présence de conscience phénoménale, nous

pourrions retirer la conscience de notre monde sans rien changer physiquement. Ceci implique que la

conscience phénoménale ne survient pas sur le physique.

Le dernier argument dont j’ai parlé est moins choquant, c’est celui des qualia inversés (Chalmers,

1996, 99-101). Nous pouvons imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où le spectre

des couleurs est inversé. Imaginez un monde où existe une créature en tout point identique à vous,

hormis le fait que, phénoménalement, son spectre de couleur est inversé, de manière à ce que ce qui

est vert pour vous soit rouge pour elle. De cette manière, lorsque vous regardez du gazon, vous dites

tous deux qu’il est vert, mais alors que vous faites l’expérience du quale de vert que nous connaissons

bien, votre clone fait l’expérience du quale que nous associons au rouge. Inversement, quand vous

regardez une tomate bien mûre, vous dites tous deux qu’elle est rouge, mais alors que vous faites

l’expérience du quale de rouge, votre clone fait l’expérience du quale de vert. En fait, c’est un peu plus

compliqué que ça (Byrne, 2016). Il s’avère que notre phénoménologie est structurée de manière à

rendre impossible en pratique une telle inversion. Heureusement pour Chalmers, ceci n’est pas critique

pour son argument. Il suffit d’imaginer un autre genre de distribution de qualia, peut-être une translation

au lieu d’une inversion, ou peut-être introduire des qualia complètement différents. Qu’importe, ce qui

compte est qu’on peut imaginer un monde où les qualia sont distribués différemment sur un même

support physique. Les lois de la physique ne préviennent en rien une telle inversion. Ceci indique,

encore une fois, que la conscience ne survient pas sur le physique.

Ces quatre arguments sont controversés et animent encore aujourd’hui de vigoureux débats. Ce qui

est clair, par contre, c’est que le physicalisme est en difficulté. L’argument de la connaissance et celui

de la chauve-souris montrent que la connaissance des propriétés physiques ne suffit pas pour

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connaître le monde dans son entièreté, bien qu’ils ne visent pas nécessairement la thèse physicaliste

telle que définie ici, c’est-à-dire la thèse de la survenance de la conscience phénoménale sur le

physique. C’est toutefois ce que font directement les arguments des zombies et du spectre inversé.

Aussi incroyables ces scénarios puissent-ils paraître, ils montrent que les entités du physicaliste ne

sont pas nécessairement accompagnées de conscience phénoménale. Telle que définie par le

physicaliste, la matière du cerveau n’implique pas la présence de conscience phénoménale. On peut

retirer ou modifier notre conscience phénoménale du monde sans avoir à modifier la vision du monde

physicaliste.

En fait, le physicalisme semble si déconnecté de la conscience phénoménale que certains proposent

une définition négative de la conscience phénoménale, comme étant ce qui échappe au physicalisme.

Chalmers (1996, chapitre 1) sépare ainsi le côté psychologique de la conscience de son côté

phénoménal. Le côté psychologique de la conscience renvoie à l’ensemble des objets d’étude ouverts

au physicaliste en ce qui concerne la conscience. Dans le cas de la conscience de la couleur, ceci

correspond aux faits connus par Mary dans sa pièce en noir et blanc, comme sa connaissance des

structures neuronales impliquées, par exemple. Dans le cas de la connaissance de la conscience des

chauves-souris, cela correspond à ce qu’un scientifique du futur tentant de répondre à Nagel pourrait

connaître, comme la structure de l’attention ou d’une éventuelle conscience de soi des chauves-souris,

par exemple. Plus généralement, la conscience psychologique correspond à tout ce qu’on peut

expliquer en termes physicalistes, ce qui est équivalent à la conscience dont les zombies

philosophiques disposent. Ceci inclut la conscience d’éveil, la conscience de soi et la conscience

d’accès. En effet, les zombies, puisqu’ils agissent de la même façon que nous, peuvent bien être dits

éveillés ou endormis. Il ne s’agit là que de se comporter d’une certaine façon, de certaines interactions

avec le monde physique. Les zombies démontrent également de la conscience de soi, étant capables

de parler d’eux-mêmes comme individus distincts des autres et même d’écrire des autobiographies

dans lesquelles ils relatent leurs actions. Il ne s’agit là encore que de fonctions, aussi complexes soient-

elles. Finalement, les zombies se représentent également le monde, de manière à déployer une

conscience d’accès. Il ne s’agit ici que d’avoir certaines représentations, jouant un certain rôle

fonctionnel, aussi riche soit-il, dans le comportement des zombies. Or, il manque clairement quelque

chose aux zombies. Ce quelque chose est défini comme étant le côté proprement phénoménal de la

conscience.

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Maintenant, si la conscience phénoménale est ce qui échappe au physicalisme, échappe-t-elle

nécessairement au naturalisme ?

1.3 – Le naturalisme transcendantal

Le naturalisme est une thèse qui englobe le physicalisme (Papineau, 2016). Il s’agit d’une position

largement acceptée, bien que plutôt vague, qui se divise en deux branches, l’une méthodologique,

l’autre ontologique. Du côté méthodologique, le naturalisme affirme que la méthode scientifique est un

moyen permettant d’arriver à comprendre l’ensemble de la réalité. Le monde obéit à des lois qui ne

sont pas miraculeuses, et l’investigation empirique peut les révéler.

Mais c’est surtout l’autre côté du naturalisme qui me concernera ici, c’est-à-dire le côté ontologique.

Le naturalisme ontologique affirme essentiellement qu’il n’y a aucune entité surnaturelle dans le

monde, comme des Dieux ou des âmes désincarnées par exemple. Présentement, les entités qui ne

sont pas considérées comme surnaturelles correspondent aux entités physiques mentionnées ci-

dessus, allant des quarks aux galaxies, mais également les forces, comme la gravité et le magnétisme.

Il y a donc aujourd’hui une large coïncidence du naturalisme ontologique avec le physicalisme. Une

telle coïncidence n’est toutefois pas nécessaire. David Papineau (2016, section 1.3) donne l’exemple

de l’état de la science au 19e siècle, suite à la découverte de la loi de conservation de l’énergie. Cette

loi devait s’appliquer à l’ensemble des entités du monde, non seulement physiques, mais aussi vitales

et mentales, dont l’existence distincte était largement acceptée à l’époque. En conséquence : « [w]e

might usefully view this as a species of ontological naturalism that falls short of full physicalism ». Je

tiens à préciser que mon but ici n’est pas de défendre cette position, mais seulement d’indiquer que le

physicalisme n’est que l’une des formes possibles de naturalisme ontologique.

Cet exemple montre également que le naturalisme a pris plusieurs formes à travers le temps. En fait,

c’est également le cas du physicalisme. Newton, par exemple, a radicalement transformé le

physicalisme (et le naturalisme) de son époque, limité à des forces mécaniques, pour y introduire la

gravité, qui était alors vue comme une mystérieuse, voire impossible, force à distance. Le physicalisme

mécaniste est alors devenu un physicalisme incluant la gravité. Aujourd’hui, on en est aux quarks, aux

galaxies, à la gravité, à la force électromagnétique, etc. mais ça pourrait changer dans le futur. Le

physicalisme mécaniste d’avant Newton était une version du physicalisme, le physicalisme après

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Newton également, le physicalisme basé sur la physique moderne aussi, et il en ira de même de tous

les physicalismes futurs.

Devinerait-on ici une façon dont le physicaliste pourrait éviter les arguments antiphysicalistes exposés

ci-dessus ? Pourrait-on espérer qu’un physicalisme futur fasse l’affaire ? Pas vraiment. Même si le

physicalisme est sujet aux changements de paradigme, il ne fait que suivre l’ontologie de la science

physique, puisqu’il est explicitement défini à partir de celle-ci. Même si les physiciens du futur

introduisaient de nouvelles entités et de nouvelles lois à leurs modèles, les arguments ci-dessus

demeureraient tout aussi percutants. Qu’on apprenne à Mary que le modèle standard de la physique

est erroné, et qu’il existe en fait un autre ensemble d’entités et de forces physiques qui décrivent

l’univers, elle ne sera pas moins surprise la première fois qu’elle verra la couleur rouge. Nulle part dans

les arguments ci-dessus nous n’avions besoin de supposer quoi que ce soit à propos de l’état de

perfectionnement de la science physique. Ils s’appliquent tout aussi bien à la physique newtonienne

qu’à la physique moderne et à la physique du futur.

En revanche, cette option est ouverte au naturaliste, qui n’est pas ainsi limité par l’ontologie de la

science physique. Comme le naturalisme du 19e siècle, qui incluait des entités non physiques, il est

possible que, dans le futur, des théories naturalistes non physicalistes soient érigées, et qu’elles

rendent compte de la conscience phénoménale. Je discuterai en détail une telle théorie dans le

prochain chapitre, le dualisme naturaliste de Chalmers.

Mais il y a une autre possibilité, qui repose sur un sens encore plus large du naturalisme, que je veux

considérer dès maintenant. Qu’est-ce qui nous garantit que l’investigation empirique, c’est-à-dire le

naturalisme méthodologique, puisse nous mener, nous, les humains, à la connaissance de la nature

des objets et du fonctionnement véritable du monde ? Le physicalisme pourrait-il n’être qu’un mirage

provoqué par les limites conceptuelles de la cognition humaine ? Existerait-il plutôt un naturalisme

ontologique qui permettrait de répondre au problème corps-esprit, mais qui échapperait à l’esprit

humain, expliquant de ce fait notre confusion à son sujet ?

McGinn répond par l’affirmative, et intitule cette position « naturalisme transcendantal ». Elle a

l’avantage de rendre justice à nos intuitions antiphysicalistes (et même antinaturalistes) tout en

préservant l’élégante vision du monde naturaliste. McGinn s’oppose au physicalisme plus pour des

raisons épistémiques que pour des raisons ontologiques. Bien qu’il accepte les arguments

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antiphysicalistes de Jackson et de Nagel, il ne les interprète que de manière épistémique. De plus, il

rejette les deux autres arguments, soit celui des zombies et celui des qualia inversés, qui visent à

établir l’échec de survenance de la conscience sur la matière. McGinn ne nie pas qu’il y a quelque

chose à propos du cerveau qui explique naturellement la survenance ici en jeu, mais il considère que

ce quelque chose échappe à l’esprit humain et à son paradigme physicaliste. Si seulement Mary avait

la capacité de connaître suffisamment le cerveau, elle pourrait connaître la conscience phénoménale

sans quitter sa pièce, et elle n’apprendrait rien en la quittant. De même, si seulement nous avions la

capacité de connaître suffisamment le cerveau des chauves-souris, nous serions capables de

connaître leur conscience phénoménale. Néanmoins, selon McGinn, il est impossible, à Mary comme

à nous, d’acquérir une telle connaissance suffisante. Nous sommes à jamais limités. C’est seulement

parce que notre compréhension de la matière est ainsi limitée, parce que le physicalisme est voué à

l’incomplétude, que nous pouvons imaginer des scénarios comme le monde de zombies et le monde

aux qualia inversés, scénarios qui sont en réalité impossibles. Plus généralement, la stratégie de

McGinn consiste à dire que l’esprit humain est fermé quant à la solution du problème corps-esprit,

pourtant naturelle. Autrement dit, le naturalisme est un cadre adéquat pour rendre compte de la

conscience phénoménale, mais aucune théorie naturaliste à laquelle peut arriver un esprit humain n’en

est capable. Comment McGinn en arrive-t-il à cette position ? Pour exposer sa thèse, je me référerai

à, « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » (1989), « Consciousness and Space » (1995) et The

Mysterious Flame (1999).

L’argument de McGinn s’articule en deux parties. Il commence par montrer qu’il existe une solution

naturelle au problème. Plus précisément, McGinn tente d’établir qu’il existe une propriété naturelle P

du cerveau qui permet de répondre au problème corps-esprit. Il appuie cette affirmation par deux

remarques. D’abord, les alternatives non naturalistes sont insoutenables, et deuxièmement, la

conscience est un phénomène biologique qui a évolué à partir de la matière inorganique. Comme pour

la vie, il doit y avoir une explication naturelle du processus. La deuxième partie de l’argument vise à

montrer que cette explication naturelle reposant sur la propriété P nous est toutefois cognitivement

fermée. Non seulement nous n’avons actuellement aucun concept de P, puisque les théories

naturalistes de l’esprit actuelles échouent, mais nos capacités de formation de concepts seraient

résolument incapables d’en créer un. J’exposerai donc l’idée de McGinn selon laquelle nos deux façons

d’appréhender le problème, soit l’introspection et la perception, sont mutuellement exclusives et

individuellement inaptes à saisir P.

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Commençons par expliquer pourquoi il doit exister une solution naturelle au problème corps-esprit.

Dans le premier et le troisième chapitre de The Mysterious Flame, McGinn considère les possibilités

non naturalistes et arrive à la conclusion qu’elles sont à éviter. En fait, c’est ce qu’indique l’histoire des

positions non naturalistes en général, et en particulier en philosophie de l’esprit. On peut penser aux

tentatives d’explications surnaturelles de l’apparition de la vie sur terre, de la création de la terre, etc.

À chaque fois, les tentatives d’explications surnaturelles se sont avérées erronées. Dans le cas

particulier de la philosophie de l’esprit, refuser le naturalisme revient à dire que la conscience est

ontologiquement distincte des entités naturelles de notre monde, et qu’aucune théorie scientifique ne

pourrait en rendre compte. Comme si, après avoir créé la matière et les lois qui la régissent, Dieu avait

dû encore ajouter la conscience de manière complètement indépendante.

Cette position est exemplifiée par le célèbre dualisme cartésien. Dans ses Méditations métaphysiques,

Descartes a séparé le monde en deux substances. D’un côté, il y a la substance étendue, c’est-à-dire

la matière, et de l’autre il y a la substance inétendue, c’est-à-dire la conscience. La matière étendue

est l’objet d’étude de la science naturelle. Elle est inconsciente et suit les lois strictes de la science

physique. En revanche, la substance inétendue, consciente, serait scientifiquement inaccessible. Cette

conception prend donc nos expériences phénoménales très au sérieux. En plus de la matière

inconsciente étudiée par la physique, la conscience existerait d’une manière ontologiquement distincte.

Par une certaine interaction qui échapperait aux sciences naturelles, la conscience et la matière

s’influenceraient mutuellement. D’un côté, les sensations du corps seraient acheminées à l’âme, et de

l’autre côté les décisions de l’âme seraient propagées au corps. Descartes imaginait que la glande

pinéale était le siège de cette interaction, mais le dualisme ne repose pas nécessairement sur cette

spécification. Il suffit d’affirmer que la matière et l’esprit sont des substances de nature irréconciliable.

Il s’agit là, encore aujourd’hui, de la position antinaturaliste paradigmatique.

McGinn (1999, 25) distingue deux problèmes majeurs pour cette position : les zombies et les fantômes.

Les zombies auxquels on fait ici référence ne sont pas les zombies d’Hollywood. Ce sont plutôt des

zombies philosophiques tels que défendus par Chalmers. Mais contrairement à ce dernier, qui tente

de démontrer la possibilité métaphysique de zombies pour pouvoir conclure que le dualisme est vrai,

McGinn tente de montrer que le dualisme, justement parce qu’il implique la possibilité métaphysique

de zombies, est erroné. Si, comme l’affirme le dualisme, la conscience est ontologiquement

indépendante de la matière, alors on peut l’effacer sans rien changer à ladite matière, comme

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Chalmers le défendait ci-dessus. On pourrait effacer ma conscience du monde sans rien changer à

mon cerveau ou au reste de mon corps, qui suivrait les lois de la physique comme si de rien n’était.

Qui plus est, je me comporterais exactement de la même façon. Nous aboutissons ainsi à

l’épiphénoménisme : la conscience n’a aucun impact sur le monde physique. Pour McGinn, c’est ici

que le bât blesse. Le problème que McGinn identifie est ce que nous appellerons plus tard le

« paradoxe des jugements phénoménaux ». J’y reviendrai plus longuement dans les prochains

chapitres. Pour l’instant, mentionnons uniquement les grandes lignes du problème. Si la conscience

n’a aucun impact sur le monde physique, alors la conscience n’a aucun impact sur nos actions, même

nos actions qui semblent faire référence à la conscience. Alors que j’écris ces lignes, discutant de la

conscience et des problèmes de zombies philosophiques, ma conscience ne serait pas impliquée. Mon

zombie philosophique, étant physiquement identique, écrirait exactement les mêmes mots. Mais selon

McGinn, ceci est absurde, notre conscience phénoménale a un impact sur le monde physique,

particulièrement quand on en parle! Mes doigts ne bougeraient pas de cette façon sur mon clavier, de

manière à écrire cette phrase sur les zombies plutôt que toute autre, si je n’avais aucune conscience

phénoménale! Il rejette donc le dualisme. La conscience n’est pas une substance séparable du

cerveau, elle lui est liée d’une façon profonde.

McGinn donne un autre argument contre le dualisme : le problème des fantômes. Le problème des

fantômes est l’envers du problème des zombies. Si la conscience est ontologiquement séparable du

corps, alors la possibilité d’âmes désincarnées, de fantômes, est à prendre au sérieux, avec tous les

problèmes qui en découlent. Le vieux problème cartésien de l’interaction entre le corps et l’esprit

revient. Comment un esprit indépendant de la matière peut-il interagir avec celle-ci ? Un autre

problème est que plusieurs données appuient clairement l’idée que notre conscience dépend de notre

cerveau. Par exemple, notre conscience est affectée par certaines drogues, et un coup à la tête peut

même nous faire perdre conscience. La conscience doit donc être beaucoup plus profondément et

naturellement liée au cerveau que ne le suggèrent les dualistes.

McGinn donne ensuite un argument directement en faveur d’une explication naturelle de la

conscience : c’est un phénomène qui a évolué naturellement. Il commence par dresser un parallèle

avec l’évolution de la vie (1989, 353). Nous ignorons encore aujourd’hui comment la vie a évolué

exactement à partir de la matière inerte, mais nous n’hésitons pas à dire qu’il y a ici une histoire de

sélection naturelle. Ainsi, il y a une explication parfaitement naturelle du processus d’apparition de la

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vie. Pas besoin d’invoquer d’entités surnaturelles, voire divines, ou de parler d’émergence. L’histoire

des sciences suggère davantage une intégration fluide entre entités régies par des lois simples, sans

miracles divins ou émergence radicale. Or, nous devrions dire la même chose de la conscience. Celle-

ci n’est pas apparue de nulle part, tout d’un coup, par émergence radicale ou intervention divine. Il est

beaucoup plus plausible d’affirmer que la conscience phénoménale fait en quelque sorte partie de la

nature, et qu’elle a évolué naturellement jusqu’à la forme qu’on lui connaît aujourd’hui.

Nous pouvons donc dire, suivant McGinn (1989, 353), qu’il existe une certaine propriété5 naturelle P

du cerveau en vertu de laquelle il est accompagné de conscience. De façon équivalente, McGinn dit

qu’il existe une théorie naturelle T, qui fait référence à P, pour expliquer la relation entre la conscience

et le cerveau. En conséquence, si nous connaissions P, nous serions capables de saisir la relation

entre le cerveau et la conscience phénoménale. De la même manière que les propriétés chimiques du

bois impliquent naturellement sa combustion, de la même manière que les propriétés gravitationnelles

des corps célestes impliquent naturellement leurs mouvements, P implique, de manière tout à fait

naturelle, que le cerveau est conscient. De la même manière que la chimie explique la combustion du

bois, de la même manière que la physique explique le mouvement des corps célestes, T explique la

relation entre le corps et l’esprit.

Or, affirmer qu’il existe une explication naturelle à la conscience n’implique pas que cette explication

nous soit accessible. Ainsi, la prochaine étape de l’argument de McGinn est de montrer que P nous

est cognitivement fermée. Voici comment McGinn définit formellement le concept de fermeture

cognitive : « A type of mind M is cognitively closed with respect to a property P (or theory T) if and only

if the concept-forming procedures at M’s disposal cannot extend to a grasp of P (or an understanding

of T) » (1989, 350). Autrement dit, un esprit est cognitivement fermé en rapport à une propriété P (ou

une théorie T) s’il lui est impossible de saisir P (ou de comprendre T) et ce, peu importe l’étendue des

réflexions ou des recherches empiriques pratiquées. McGinn donne comme exemple (1989, 351) la

propriété d’être un électron pour l’esprit d’un singe. Peu importe les efforts déployés par le singe ou

par son espèce entière, il ne parviendra jamais à développer le concept d’électron ou à ériger une

théorie qui en explique l’existence ou le comportement. Le concept d’électron est simplement fermé

au singe.

5 On pourrait se demander pourquoi McGinn se limite ainsi à une seule propriété P, au lieu d’un ensemble de telles propriétés. Néanmoins, l’argument serait identique si on supposait que P renvoie plutôt à un ensemble de propriétés.

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La prochaine étape de l’argument de McGinn est donc de montrer que P nous est cognitivement

fermée. La tâche n’est pas simple, puisque la compréhension humaine et ses limites ne sont pas

clairement définies. Les arguments inductifs faisant référence aux échecs physicalistes de résolution

du problème corps-esprit ne sont pas suffisants. C’est pourquoi McGinn propose des arguments

directs, faisant appel à certaines caractéristiques de la conscience et de la connaissance humaine pour

montrer qu’elles sont irréconciliables. Dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » McGinn tente

de montrer que nos deux façons d’approcher le problème, c’est-à-dire l’introspection et la perception,

sont inadéquates et incompatibles. Dans « Consciousness and Space », le nœud de la démonstration

est l’observation que la conscience est non spatiale, et donc fondamentalement irréconciliable avec

nos concepts, qui reposent sur des fondations perceptives spatiales. Dans The Mysterious Flame,

McGinn ajoute également que la théorisation par combinaison habituellement utilisée en sciences est

complètement inadéquate dans le cas de la conscience.

Commençons par l’argument qu’il propose dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » Ici,

McGinn se fonde sur les façons les plus générales de connaître la conscience et la matière, c’est-à-

dire, respectivement, l’introspection et la perception. Après avoir montré que ces deux facultés sont

incompatibles et individuellement incapables de conceptualiser P, McGinn pourra conclure que P nous

est cognitivement fermée, puisque qu’il n’existe aucune autre faculté susceptible de nous amener à la

connaissance de P.

Jusqu’à quel point pouvons-nous nous approcher de P grâce à l’introspection ? Par introspection,

McGinn entend « the faculty through which we catch consciousness in all its vivid nakedness » (1989,

354), « [i]t tells you what is currently in your consciousness » (1999, 49). Autrement dit, il s’agit de notre

capacité à examiner nos expériences phénoménales. Par exemple, en prenant une gorgée de café,

on peut observer par introspection les expériences phénoménales présentes, comme la saveur et la

sensation de chaleur. Selon McGinn, P est clairement cognitivement fermée à cette faculté, pour la

simple raison que celle-ci s’arrête à la conscience phénoménale, qu’elle ne peut prendre pour objet les

propriétés du cerveau. L’introspection n’est qu’une faculté de « surface » (Ibid.). Il est impossible de

parvenir à quoi que ce soit de matériel par introspection, et donc d’arriver à P, une propriété de la

matière. Ce bref argument est très convaincant. En effet, aucun travail d’introspection, si considérable

soit-il, ne permettra à lui seul d’arriver au concept de neurone, de cerveau, ou de toute autre base

physique qui instancierait la propriété P. Ainsi, l’introspection nous présente uniquement la conscience

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phénoménale, sans référence à P ou à la matière qui l’instancie. « Introspection will not do the job,

because it is confined to the surface of consciousness. It tells you what is currently in your

consciousness, not how your consciousness comes to exist in the first place » (1999, 49). Pour terminer

cet argument, McGinn explique (1989, 354-355) qu’il semble également impossible d’extraire P en

analysant et en conceptualisant notre phénoménologie. McGinn ne fournit pas ici un argument détaillé,

se contentant d’une analogie avec le concept de vie. Nous ne devrions pas nous attendre à ce que

des réflexions à propos de notre introspection nous permettent d’arriver à P plus que nous nous

attendons à ce que réfléchir au concept de vie nous permette d’expliquer la relation entre la matière et

la vie.

McGinn offre également une démonstration par l’absurde. Supposons que nous puissions saisir P par

introspection. Si nous connaissions P, alors nous pourrions saisir la relation entre la matière et la

conscience sous toutes ses formes. En particulier, nous comprendrions la relation entre le cerveau

d’une chauve-souris et sa conscience. Or, McGinn souligne ici que saisir la relation entre deux relata

implique de saisir également les relata eux-mêmes. Autrement dit, on ne peut pas comprendre le lien

entre la conscience et le cerveau d’une chauve-souris sans également savoir exactement ce qu’est la

conscience de la chauve-souris. Toutefois, suivant le célèbre article de Nagel mentionné ci-dessus,

ceci serait impossible. Cette conclusion implique que nous devons rejeter notre prémisse, c’est-à-dire

l’idée que nous puissions arriver à P par introspection.

Toujours dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » McGinn explique ensuite que nous serions

incapables de parvenir à P par perception et, plus généralement, par investigation empirique. McGinn

commence ici par dire que la perception nous présente le monde à l’aide de propriétés n’ayant rien à

voir avec la conscience. Or, P a à voir avec la conscience. En effet, pour être en mesure d’identifier

P, il nous faudrait être capables d’apercevoir qu’une certaine propriété du cerveau est accompagnée

par la conscience. Mais ceci dépasse ce que la perception peut nous permettre d’observer. De la

même manière qu’il est clairement impossible de percevoir la conscience phénoménale en regardant,

sentant ou touchant un cerveau, il est impossible par la perception d’identifier P, qui lie le cerveau au

phénoménal. McGinn ne développe toutefois pas cet argument plus profondément. Il lance plutôt le

défi au lecteur : « I hereby invite you to try to conceive of a perceptible property of the brain that might

allay the feeling of mystery that attends our contemplation of the brain-mind link : I do not think you will

be able to do it » (1989, 357), pour ensuite esquisser certains points qu’il ne développera véritablement

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que plus tard, dans « Consciousness and Space » et The Mysterious Flame, que nous examinerons

ci-dessous. Pour l’instant, il ne fait que dire que notre perception nous dévoile le monde en termes de

propriétés spatiales et de combinaisons, et que ces propriétés sont inadéquates dans le cas de la

conscience phénoménale, qui n’est clairement pas une combinaison spatiale de quoi que ce soit.

La suite de l’argument est plus subtile. En effet, il n’est pas évident, à première vue, que les concepts

générés par les sciences empiriques doivent hériter des limites de notre perception. Par exemple, les

molécules sont invisibles à l’œil nu, mais cela n’a pas empêché les chimistes d’en former le concept

et de l’utiliser avec succès. L’idée de McGinn ici est la suivante : « a certain principle of homogeneity

operates in our introduction of theoretical concepts on the basis of observation » (1989, 358).

Autrement dit, en tentant d’expliquer nos perceptions, nous n’avons jamais besoin de former de

concept qui serait radicalement différent de ce qui est perçu. Par exemple, le concept de molécule,

même si ne nous pouvons pas en percevoir directement les instances, est construit par analogie avec

les objets que nous percevons directement : ce sont de petits objets (1989, 358-359). Il y a ainsi une

analogie entre les objets que nous observons et le concept de molécule, utilisé pour expliquer diverses

propriétés de ces objets. Selon McGinn, il en irait de même pour tout concept introduit suite à des

investigations empiriques.

Ainsi, même nos théories scientifiques les plus sophistiquées ne se détachent jamais du monde

matériel donné à nos perceptions. C’est pourquoi le monde matériel semble causalement fermé : pour

expliquer les propriétés de la matière observée, nous n’avons pas besoin de faire appel à des

propriétés qui ne seraient pas également matérielles. Quel rôle causal cela laisse-t-il aux évènements

mentaux ? Par exemple, si je me lève de mon siège pour aller à la cuisine me faire un café, qu’est-ce

qui a causé mon déplacement ? Eh bien, puisque mon déplacement est un évènement physique, il

semble possible de lui attribuer une cause physique complète. En l’occurrence, nous pourrions

complètement l’expliquer en parlant de certains évènements se déroulant dans mon cerveau. À moins

de dire que mon désir de café cause également mon déplacement, ce qui serait une surdétermination

problématique, cela ne semble laisser aucun rôle causal à mon désir de boire du café. Pour éviter cet

épiphénoménisme – et le problème des zombies –, la seule issue semblerait être de réduire mon désir

à mes états cérébraux (Kim, 1989) pour qu’il hérite alors de leurs pouvoirs causaux. Or, une telle option

semble incompatible avec les arguments antiphysicalistes ci-dessus. Nous serions donc dans le pétrin.

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McGinn évite ce problème, et l’utilise même à son avantage, en expliquant que la fermeture causale

du physique n’est qu’une illusion due aux limitations de notre perception. Le dilemme auquel la

fermeture causale du physique mène montre plutôt que P nous est cognitivement fermée. Nous

sommes incapables de trouver un rôle causal à la conscience, non parce qu’elle est réellement

épiphénoménale, mais plutôt parce que nos théories scientifiques reposent fondamentalement sur

notre perception, à laquelle la conscience phénoménale échappe. Mon désir de café joue donc bien

un rôle causal dans mon déplacement vers la cuisine, et ce, même si nous ignorons comment le désir

remplit ce rôle causal, car nous ne pouvons pas percevoir la conscience dans le fonctionnement du

cerveau. Ainsi, comme la perception, l’investigation empirique n’a pas accès à la conscience

phénoménale, et donc à P.

Pour résumer, dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? », McGinn argumente que P est

inaccessible à la fois à l’introspection et à la perception, et donc que P nous est cognitivement fermée,

puisque nous n’avons aucune autre faculté qui nous permettrait potentiellement d’arriver à P.

Dans « Consciousness and Space », McGinn donne un autre argument, qui s’appuie maintenant sur

des caractéristiques précises de la conscience et de la connaissance humaine, plutôt que sur des

facultés générales. Ces caractéristiques précises sont ici la non-spatialité dans le cas de la conscience

et le présupposé de spatialité dans le cas de la connaissance humaine. McGinn argumente en faveur

du premier de ces points de manière principalement négative. Il prend pour intuitive la conclusion

cartésienne que la conscience n’est pas étendue, et il se contente de réfuter deux tentatives de

spatialisation de celle-ci. Selon McGinn, si vous n’êtes pas intuitivement convaincus de la non-spatialité

de la conscience, vous vous opposez probablement à cette idée sur la base d’un des points suivants.

Peut-être tentez-vous de localiser approximativement la conscience aux alentours du cerveau. Pour

McGinn, il ne s’agit là que d’une mini-construction ad hoc qui ne localise que de manière inauthentique

et très rudimentaire la conscience. C’est par un raisonnement qui localise le cerveau comme centre

d’activité de la conscience que celle-ci serait supposément localisée, pas parce que nous percevons

véritablement la conscience comme située spatialement autour du cerveau. Peut-être tentez-vous

plutôt de localiser certaines expériences conscientes aux endroits où celles-ci sont ressenties. McGinn

donne l’exemple d’une douleur à la main. Si j’ai mal à la main, est-ce que ma conscience de la douleur

est dans ma main ? D’après McGinn, il ne s’agit là que d’une illusion. Premièrement, cette douleur

n’existerait pas du tout sans le cerveau. De plus, nous pourrions tout aussi bien stimuler directement

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ce dernier pour obtenir la même sensation. Il existe même des amputés qui ressentent de la douleur

« dans » leur main absente. Or, nous pouvons clairement dire que la douleur n’est pas présente dans

la main si celle-ci est absente. Ainsi, pour résumer, notre conscience est intrinsèquement non spatiale,

ce n’est que par d’approximatives constructions ad hoc que nous faisons l’erreur de la spatialiser.

Toutefois, selon McGinn, nous ne pensons que de manière spatiale, ce qui rend impossible notre

compréhension de la conscience non spatiale. McGinn fait appel à Peter F. Strawson pour indiquer

que la notion même de proposition présuppose la notion d’espace. Sans entrer dans les détails de la

thèse strawsonienne, l’idée est que nous pouvons distinguer des particuliers x et y satisfaisant un

prédicat Q parce que nous pouvons concevoir x et y comme occupant des localisations spatiales

différentes. Ainsi, sans spatialité nous ne pourrions même pas formuler les propositions « x est Q » et

« y est Q », et toute notre capacité conceptuelle et cognitive s’effondrerait. Le point ici est donc que si

la conscience est fondamentalement non spatiale, il nous est impossible de la conceptualiser,

d’émettre des propositions à son sujet et de la comprendre. Dans la suite, je référerai à cet argument

par « l’argument spatial ».

Le dernier argument de McGinn auquel je veux ici faire appel nous vient de The Mysterious Flame.

Celui-ci ressemble quelque peu au précédent, mais plutôt que d’insister sur le fait que notre

connaissance présuppose la notion d’espace, il insiste sur le côté combinatoire de notre connaissance

et de notre langage. Toutes nos théories scientifiques reposeraient sur ce paradigme. Pour

comprendre une chose, nous la décomposons et puis nous expliquons comment ces composantes

s’articulent en ladite chose, de la même manière que nous décomposons spatialement des objets avec

notre perception, ou de la même manière que nous décomposons des phrases en mots. Selon McGinn,

ceci serait complètement inadéquat dans le cas de la conscience phénoménale, qui n’est clairement

pas une combinaison de neurones.

En effet, la science explique habituellement les phénomènes en les décomposant en partie et puis en

expliquant comment certaines interactions entre parties mènent au phénomène global. On peut

expliquer le comportement des atomes en termes de combinaisons de particules fondamentales, le

comportement d’un organisme par une combinaison d’organes, etc. Or, le point de McGinn est que

ceci est inadéquat dans le cas de la conscience, dont les neurones ne sont clairement pas des parties.

En combinant spatialement des neurones, on n’obtient que des réseaux de neurones, pas la

conscience phénoménale. Ceci est parfaitement adéquat dans les explications neuroscientifiques

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habituelles, par exemple dans l’explication de mouvements corporels macroscopiques en termes de

combinaisons spatiales d’activations neuronales microscopiques, mais complètement inadéquat pour

ce qui est de la conscience. Nous n’arriverons jamais à P, une propriété qui rend la matière consciente,

par notre connaissance combinatoire. Dans la suite, je référerai à cet argument par « l’argument

combinatoire ».

1.4 – Conclusion

On peut donc résumer la position de McGinn comme suit. Il soutient que nous sommes incapables de

résoudre le problème corps-esprit, et ce, même s’il existe une réponse naturelle à ce problème. Il existe

une réponse naturelle, d’une part parce que les alternatives non naturalistes sont inacceptables car

elles mènent à l’épiphénoménisme ou au problème des fantômes, et d’autre part parce que la

conscience a évolué naturellement. Néanmoins, certaines propriétés de cette explication naturaliste la

rendent inaccessible à nos lumières. Ainsi, le problème n’est pas seulement que le physicalisme, la

perspective naturaliste la plus répandue, n’est pas viable. Plus fondamentalement, la difficulté est que

l’introspection, grâce à laquelle nous accédons à la conscience phénoménale, et la perception, grâce

à laquelle nous connaissons les phénomènes physiques, sont complètement irréconciliables. Parce

que nous pensons de manière spatiale alors que la conscience est non spatiale, nos explications

combinatoires sont inadéquates dans le cas de la conscience. Une autre façon de formuler la position

de McGinn est de dire que l’investigation empirique et l’introspection peuvent toutes deux approcher

P, la propriété du cerveau en vertu de laquelle il est accompagné de conscience, mais sans jamais s’y

rendre ni s’y rencontrer. On obtient alors une forme de naturalisme transcendantal : P est accessible

scientifiquement, mais pas par l’intermédiaire de notre science (McGinn, 1989, 361-362). Certaines

créatures pourraient peut-être répondre au problème corps-esprit, mais ce n’est simplement pas le cas

des humains (1989, 361). Cette position, qui fut plus tard péjorativement surnommée

« mystérianisme » (Flanagan, 1991; 1993), servira d’arrière-plan au reste de ce mémoire. Le problème

corps-esprit est tellement difficile qu’il faut prendre au sérieux la possibilité que sa solution nous soit

inaccessible.

Avant de conclure au mystérianisme, il importe cependant d’examiner si d’autres avenues sont

ouvertes au naturaliste. Dans le prochain chapitre, je vais examiner une théorie naturaliste alternative,

qui elle aussi prend le problème corps-esprit au sérieux et tente de le résoudre dans un cadre

naturaliste. Il s’agit du dualisme naturaliste de David Chalmers. En opposition à McGinn, il nie le

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physicalisme, et ce, non seulement pour des raisons épistémiques, mais aussi pour des raisons

ontologiques. Il propose donc un dualisme, mais qui obéirait à des lois naturalistes qui nous seraient

cognitivement ouvertes.

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Chapitre 2 : Le dualisme naturaliste de David

Chalmers

Afin de sauver le naturalisme, doit-on vraiment se résigner au mystérianisme de McGinn ? La

deuxième partie de mon mémoire répondra à cette question par la négative, en introduisant la

proposition de David Chalmers : le dualisme naturaliste, décrit dans son livre The Conscious Mind.

Chalmers va plus loin que McGinn en disant que les échecs du physicalisme n’indiquent pas seulement

un problème épistémique, mais un véritable problème ontologique. Selon Chalmers, on peut imaginer

un monde de zombies philosophiques ainsi qu’un monde au spectre inversé. Au cœur de ces

expériences de pensée est l’idée que le concept de conscience est fondamentalement non fonctionnel

et non physique. Comme McGinn, Chalmers soutient que nos concepts physiques et qualitatifs sont

irréconciliables, mais contrairement à celui-ci, il les considère comme irréconciliables

métaphysiquement, non épistémiquement. Mais Chalmers argumente ensuite que même si les

zombies et le spectre inversé sont des possibilités métaphysiques, ce ne sont pas des possibilités

naturelles. Je commencerai ainsi par présenter les arguments des qualia dansants et évanescents, qui

visent à montrer que, dans notre monde, les qualia sont des entités fondamentales nomologiquement

liées à la matière physique. Chalmers propose donc d’augmenter le physique de nouvelles entités

phénoménales ou protophénoménales. Postulée et régie par des lois formelles, comme on en trouve

par exemple en physique, la conscience serait alors naturalisée et expliquée au même titre que l’a été

la gravité par Newton au 17e siècle. Cette approche est une forme de dualisme naturaliste, une

perspective actuellement en popularité croissante, dont Chalmers a proposé deux formulations

panpsychistes. Je consacrerai donc plusieurs pages de ce chapitre à énoncer ces formulations

panpsychistes, et à en expliquer la popularité. Finalement, j’expliquerai en quoi plus précisément

Chalmers évite certains problèmes qui avaient conduit McGinn au mystérianisme.

2.1 – La survenance naturelle

Selon Chalmers, la conscience ne survient pas métaphysiquement sur la matière. En effet, comme

nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Chalmers défend la possibilité de ce que décrivent les

expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé. Si un monde de zombies

est possible, c’est-à-dire un monde physiquement identique au nôtre mais complètement dépourvu de

conscience phénoménale, alors, même si le physique est fixé, la conscience phénoménale n’est pas

du tout fixée, elle peut être absente. Cela veut dire que la conscience phénoménale ne survient pas

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métaphysiquement sur le physique. De même, la possibilité métaphysique d’un monde au spectre

inversé veut dire que même si le physique est fixé, la conscience phénoménale d’un monde peut varier,

et donc qu’elle ne survient pas de manière nécessaire sur le physique. Chalmers utilise ce fait pour

conclure que le dualisme est vrai (1996, 123-124). Il existe autre chose que du physique dans le

monde, en l’occurrence de la conscience phénoménale. Il reste cependant à clarifier le genre de

dualisme auquel on a affaire. Pour ce faire, Chalmers fait crucialement appel à l’idée que même si le

monde de zombies et le monde au spectre inversé sont des possibilités métaphysiques, ce ne sont

toutefois pas des possibilités naturelles, c’est-à-dire que, dans notre monde, les zombies ainsi que les

inversions de qualia sont impossibles. Dans notre monde, à une organisation fonctionnelle donnée

correspond nécessairement une certaine conscience, mais il pourrait en être autrement dans un autre

monde.

Formellement, par « organisation fonctionnelle », Chalmers fait référence au « abstract pattern of

causal interaction between various parts of a system, and perhaps between these parts and external

inputs and outputs » (1996, 247). Autrement dit, il s’agit de la structure causale d’un système telle

qu’observée à un certain niveau. Par exemple, un ordinateur n’est pas seulement un ensemble

d’atomes régi par les lois de la physique, on peut décrire son organisation fonctionnelle au niveau

auquel travaille le technicien. Celui-ci voit les composantes électroniques comme jouant certains rôles,

peu importe la structure atomique exacte. Le disque dur joue le rôle de mémoire à long terme, la

mémoire vive, tel que son nom l’indique, joue le rôle de mémoire à court terme, le processeur joue le

rôle de centre de prises de décision, etc. On peut aussi parler du niveau de l’utilisateur. Tel bouton

joue tel rôle causal, la souris tel autre, peu importe l’implémentation électronique exacte. Évidemment,

certains niveaux de cette organisation fonctionnelle permettent de décrire plus ou moins complètement

ce qui se produit dans l’ordinateur. Étant aveugle au niveau atomique, le niveau de l’utilisateur ne

permet pas de rendre compte, par exemple, du champ électromagnétique émis par l’ordinateur. Quant

à la conscience phénoménale, l’idée de Chalmers est qu’elle est naturellement liée à un certain niveau

d’organisation fonctionnelle du cerveau. Si, dans notre monde, cette même organisation fonctionnelle

était instanciée dans un autre système, neuronal ou autre, la même conscience phénoménale serait

présente. C’est le « principe d’invariance organisationnelle » (1996, 248) de Chalmers.

Notons que c’est en spécifiant que la conscience est naturellement liée à un certain niveau

d’organisation fonctionnelle que Chalmers se distingue du fonctionnalisme classique, qui soutient que

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la conscience est métaphysiquement liée à un certain niveau d’organisation fonctionnelle. C’est ce qui

fait du fonctionnalisme classique un matérialisme alors que Chalmers demeure dualiste. Dans notre

monde, il y a une relation entre conscience et organisation fonctionnelle, mais cette relation ne vaut

pas dans tous les mondes possibles, contrairement à ce que soutiennent les fonctionnalistes

classiques. Chalmers qualifie ainsi plutôt son fonctionnalisme de « non réductionniste » (Ibid., 249).

Chalmers ne tente pas de cibler précisément le niveau fonctionnel exact du système cérébral qui est

naturellement lié à la conscience phénoménale. Dans son argument original, il parle de neurones (Ibid.,

248), mais il dit qu’il serait possible qu’un niveau plus élevé soit suffisant, ou qu’un niveau plus précis

soit nécessaire. Il n’y a toutefois aucun doute qu’un tel niveau existe, parce que l’argument fonctionne,

au minimum, avec le niveau physique. Autrement dit, si vous êtes sceptiques, commencez par

interpréter les arguments ci-dessous comme portant sur l’organisation fonctionnelle des particules

fondamentales, dont la structure est décrite par la physique, et vous pourrez ensuite tenter de les

reporter sur des niveaux plus élevés. Le niveau précis n’aura pas d’importance, Chalmers veut

simplement montrer que, dans notre monde, la conscience phénoménale survient sur une certaine

organisation fonctionnelle, peu importe son niveau. Pour justifier cette conclusion, Chalmers apporte

deux arguments : les qualia évanescents et les qualia dansants.

L’argument des qualia évanescents (Chalmers, 1996, 253-259) est une expérience de pensée qui

attaque la possibilité naturelle de zombies philosophiques. L’idée est que la possibilité naturelle de

créatures fonctionnellement identiques à nous mais sans qualia, comme un zombie philosophique ou

un robot, entrainerait la possibilité naturelle de décoloration spontanée de nos qualia, ce qui serait

impossible. Chalmers nous demande d’imaginer un robot dont le système cognitif est structuré (au

niveau voulu, que ce soit physique, chimique, neuronal, ou autre) de la même manière que le sien,

sauf que le robot serait hypothétiquement inconscient. Pour étayer l’expérience de pensée, Chalmers

suppose qu’il se trouve à une partie de basketball. Il est entouré de fans qui font du bruit, de vêtements

colorés, d’odeurs de malbouffe, etc. Il s’agit d’une expérience phénoménale très riche. En contraste,

le robot, bien qu’il se comporte exactement de la même façon, n’a pas cette expérience phénoménale.

Par exemple, tout comme Chalmers, le robot émet des énoncés à propos de la vivacité des couleurs

qui l’entourent, mais il n’a aucune conscience phénoménale de ces couleurs.

Chalmers nous demande ensuite d’imaginer qu’on remplace, morceau par morceau, les composantes

de son cerveau humain par des composantes du cerveau de l’automate. Quand le processus sera

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terminé, le résultat sera une copie du robot. Notons que deux choses se produisent lors de ce

remplacement progressif. Premièrement, rien ne change fonctionnellement. Comme nous supposons

que chaque pièce de l’architecture du robot se comporte de la même façon que la pièce équivalente

de Chalmers, le comportement global du cerveau cyborg de Chalmers sera toujours le même, peu

importe le nombre de composantes qui sont remplacées par leur équivalent chez le robot. Par exemple,

Chalmers ne cessera pas de s’exclamer au sujet de la vivacité des couleurs qui l’entourent.

Deuxièmement, la conscience de Chalmers disparaît progressivement, parce qu’à la fin du processus,

le cerveau de Chalmers est simplement celui du robot, par hypothèse inconscient. Dans l’exemple ci-

dessus, la conscience phénoménale de la vivacité des couleurs s’éteint progressivement, parce qu’à

la fin du processus Chalmers est devenu une copie du robot, complètement inconsciente.

C’est ici qu’un paradoxe se dessine. Alors que la conscience phénoménale de Chalmers disparaît

progressivement, qu’elle devient évanescente, Chalmers ne change pas fonctionnellement. Si on lui

pose la question, il dira que ses expériences phénoménales ne changent pas, qu’elles ne sont pas

évanescentes, car répondre à une question est un évènement fonctionnel, et que Chalmers est

fonctionnellement identique à lui-même à chaque étape du processus. Ainsi, Chalmers serait en

quelque sorte piégé dans son corps et dans son organisation fonctionnelle, incapable d’énoncer la

disparition de sa conscience phénoménale, dont il est conscient. Ceci montrerait donc, par l’absurde,

que la conscience est naturellement fixée à une organisation fonctionnelle donnée. En conséquence,

les zombies philosophiques sont naturellement impossibles.

L’inversion de qualia est également naturellement impossible, et c’est ce que vise à montrer l’argument

des qualia dansants (Chalmers, 1996, 266-271). L’idée est que la possibilité naturelle d’individus aux

qualia inversés impliquerait la possibilité naturelle d’inversion spontanée de nos qualia. L’argument

ressemble à celui des qualia évanescents. Imaginons un robot qu’il est impossible de distinguer

fonctionnellement (à un certain niveau) de Chalmers, mais dont le spectre visuel est inversé d’une

certaine façon. Comme dans l’expérience de pensée ci-dessus, imaginons que certaines composantes

du cerveau de Chalmers sont remplacées, pièce par pièce, par leurs équivalents fonctionnels du

cerveau du robot, dont le spectre visuel est inversé par hypothèse. L’expérience phénoménale de

Chalmers est donc condamnée à varier drastiquement, puisque ses qualia de couleur s’inversent. On

pourrait discuter de la proportion de composantes qui doivent être remplacées pour qu’un changement

qualitatif majeur se produise, mais il est certain qu’un tel changement se produira à un certain moment.

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Néanmoins, Chalmers, étant fonctionnellement isomorphe à lui-même tout au long de sa

transformation, ne dira rien de particulier, car parler est un évènement fonctionnel. Si on lui demande

ce qui se passe avec son expérience qualitative visuelle, il dira ne rien constater de spécial. Encore

une fois, tel un prisonnier de son propre corps, Chalmers est incapable de communiquer les

changements qualitatifs, cette fois très violents, dont il fait l’expérience.

Chalmers renforce même l’expérience (Ibid., 267) en imaginant un interrupteur qui lui permettrait

d’utiliser l’un ou l’autre de deux circuits fonctionnellement identiques mais qualitativement différents.

Dans l’expérience de pensée ci-dessus, on remplaçait un ensemble de composantes cérébrales de

manière à obtenir un changement qualitatif majeur. Maintenant, ce que Chalmers demande d’imaginer,

c’est que l’on conserve les composantes originales qui ont été remplacées et qu’on les installe comme

système alternatif qui peut être utilisé à tout moment. Autrement dit, il suffit d’appuyer sur un

interrupteur pour que le cerveau de Chalmers opère soit avec l’ancien système, soit avec le nouveau,

inversé. Le point crucial ici est qu’alors qu’il manipule l’interrupteur et constate des changements

qualitatifs énormes, Chalmers ne peut pas le communiquer, puisque les deux ensembles de

composantes sont fonctionnellement identiques. Chalmers trouve cette conclusion absurde. Le point

de cette expérience de pensée est donc que l’inversion de qualia est naturellement impossible. Même

si les qualia ne surviennent pas métaphysiquement sur la matière du fait que les zombies

philosophiques et le spectre inversé sont possibles, ils surviennent naturellement sur celle-ci. Il y a une

relation naturelle forte entre le physique et la conscience phénoménale, même si cette relation n’est

pas métaphysiquement nécessaire. C’est dans l’étude de cette relation naturelle étroite que Chalmers

voit le côté naturaliste de sa position. En étudiant et en systématisant cette relation, nous arriverons à

des lois psychophysiques, qui décriront la relation de survenance naturelle de la conscience sur la

matière. Pour ce faire, de nombreuses sciences contribueront, notamment la physique, les

neurosciences et la psychologie. Et nous ne pouvons pas rayer la possibilité que ces recherches nous

mènent à une nouvelle science, encore plus fondamentale, qui étudierait des entités desquelles

seraient déduites à la fois le physique et la conscience. Ceci dit, le point de départ est bien établi dans

le dualisme naturaliste (1996, 215).

Récapitulons ce qui a été dit jusqu’à présent. Une différence métaphysique a été établie entre la

conscience et le physique dans le chapitre précédent, grâce aux arguments des zombies

philosophiques et du spectre inversé. Mais, d’un autre côté, les arguments des qualia dansants et

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évanescents montrent qu’il existe une relation naturelle entre la conscience et le physique. Ainsi, même

s’il s’agit d’un dualisme ontologique, la conscience n’est pas particulièrement mystérieuse et elle est

régie par des lois naturelles, ce qui est donc un naturalisme ontologique. C’est pourquoi Chalmers

parle de dualisme naturaliste. Aux entités physiques comprises dans le monde physicaliste du

naturaliste contemporain, il faut ajouter la conscience, mais pas n’importe comment. La conscience

s’intègre nomologiquement au monde physique, comme toute entité naturelle fondamentale.

Autrement dit, il existe une théorie naturaliste et dualiste qui relie sans ambiguïté la conscience

phénoménale à des organisations de matière. Et comme cette théorie nous serait potentiellement

ouverte grâce à l’investigation empirique, on peut également parler de naturalisme méthodologique.

Il est opportun de spécifier que Chalmers s’attend à ce que l’ensemble de lois naturelles reliant

conscience et matière soit de petite taille. Comme le reste des lois naturelles fondamentales, cet

ensemble de lois psychophysiques fondamentales sera probablement petit et élégant. Faisant

référence à des formulations plus précises du dualisme naturaliste, Chalmers dira : « On none of these

positions is it true that we need “an independent swarming mass of fundamental psychophysical laws”

[…] We need fundamental psychophysical laws […], but there might be very few of them, perhaps only

one » (Chalmers, 1999, 493).

2.2 – Le panpsychisme

De plus, Chalmers n’en reste pas à émettre un vœu pieux, il formule deux propositions quant à la forme

plus particulière que pourrait prendre une théorie dualiste naturaliste de la conscience phénoménale.

Il s’agit de deux théories panpsychistes6, en l’occurrence le monisme neutre de Russell (1996, 153-

156) et le monisme de l’information, qui auraient un aspect physique et un aspect phénoménal (1996,

chapitre 8)7. Globalement, le panpsychisme est l’idée que la conscience phénoménale est

6 Il ne faudrait toutefois pas croire que le dualisme naturaliste est englobé par le panpsychisme. Toute théorie où le physique et la conscience sont ontologiquement distincts mais nomologiquement reliés est dualiste naturaliste. Par exemple, certaines variétés d’épiphénoménisme et de dualisme interactionnistes sont des dualismes naturalistes sans pour autant être panpsychistes. Dans cet ordre d’idée, mentionnons que Chalmers, un peu plus tard, s’est dit ouvert à l’interactionnisme quantique (1999, 492-493), et qu’il a proposé plus récemment, avec Kelvin McQueen, une interprétation de l’effondrement de la fonction d’onde quantique où la conscience jouerait un rôle naturel (2014). Dans l’interactionnisme quantique, l’idée est que la conscience phénoménale, ontologiquement distincte de la matière, jouerait un rôle dans une interprétation ou une autre de la mécanique quantique. Je n’en dirai pas beaucoup plus à propos de cette thèse, puisque sa formulation par Chalmers est très récente, et qu’il s’agit d’une thèse très marginale qui n’est généralement pas prise très au sérieux, tant en philosophie de l’esprit qu’en neurosciences et en physique. Remarquons seulement qu’il s’agit d’une théorie dualiste naturaliste qui n’est pas panpsychiste, et donc que le dualisme naturaliste n’est pas une branche du panpsychisme. 7 Chalmers note qu’il est possible que le dualisme naturaliste se révèle, après investigation, être un monisme, peut-être de la même façon que la matière et l’énergie ont été unifiées (1996, 129). On aurait alors plus affaire à un dualisme, et

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universellement présente dans la nature. Différents panpsychismes formulent différemment cette

présence universelle. Cette famille de positions profite présentement, en partie grâce à Chalmers,

d’une popularité en forte croissance : « a significant and growing minority of analytic philosophers have

begun seriously to explore the potential of panpsychism » (Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017).

En fait, même certains neuroscientistes éminents commencent à s’y intéresser, comme nous le verrons

ci-dessous. Comme un succès du panpsychisme donnerait raison à Chalmers aux dépens de McGinn,

il importe de s’y arrêter plus longuement.

2.2.1 – Le panpsychisme russellien

Premièrement, Chalmers (1996, 153-156) est ouvert au panpsychisme de Russell, qui repose sur

l’observation suivante :

[P]hysical theory only characterizes its basic entities relationally, in terms of their causal and other relations to other entities. Basic particles, for instance, are largely characterized in terms of their propensity to interact with other particles. Their mass and charge is specified, to be sure, but all that a specification of mass ultimately comes to is a propensity to be accelerated in certain ways by forces, and so on […] Reference to the proton is fixed as the thing that causes interactions of a certain kind, that combines in certain ways with other entities, and so on; but what is the thing that is doing the causing and combining ? As Russell (1927) notes, this is a matter about which physical theory is silent (1996, 153).

Cette observation permet d’accorder une place confortable à la conscience phénoménale dans le

monde naturel. La science physique s’en tient explicitement à n’étudier que des relations entre entités,

sans se risquer à élucider complètement leur nature. Plusieurs panpsychistes (Ibid.; Seager 2006;

Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017) résument la situation en disant que la science physique ne

nous informe qu’au sujet de la nature extrinsèque de ses entités, mais pas sur leur nature intrinsèque.

Il s’agit évidemment d’un projet scientifique valide qui a porté fruits, mais ce projet laisse également un

vide, ou au moins un manque, en ontologie. Outre les comportements que ces entités exhibent, il doit

y avoir quelque chose qui instancie ces entités, quelque chose qui cause ces comportements. Outre

la nature extrinsèque, qui se résume à l’exemplification de lois, il doit y avoir une nature intrinsèque

responsable de ces lois.

Chalmers devrait revoir sa terminologie. Cependant, il note que ce genre de monisme serait bien loin du matérialisme. Au lieu de « dualisme naturaliste », une expression plus générale serait peut-être « naturalisme non physicaliste ». Quoi qu’il en soit, le dualisme naturaliste est le premier pas à faire.

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L’intuition de Russell est que la nature intrinsèque des entités physiques est constituée, au moins en

partie, de consciences ou de protoconsciences, et que les entités physiques suivent les lois que nous

formulons car se comporter de la sorte est en accord avec leur nature intrinsèque. Ainsi, la physique

décrit l’électron comme une entité plutôt abstraite dont les mouvements satisfont certaines équations.

On ne sait ni quelle est la nature intrinsèque de l’électron ni pourquoi il obéit à ces équations. Le

panpsychisme de Russell nous permettrait alors de dire que la nature intrinsèque de cet électron est

une conscience ou une protoconscience, et que c’est en raison de cette nature qu’il se comporte

comme s’il suivait aveuglément les lois de la physique. À l’échelle du cerveau, les consciences des

particules physiques fondamentales se combineraient en la conscience humaine. Il resterait

évidemment à expliquer comment cette combinaison se produit, mais ce serait là un problème plutôt

empirique qu’un problème métaphysique profond. Une fois que la conscience fait partie des

fondements du monde matériel, on peut en principe expliquer comment elle s’organise et se

complexifie, mais si l’on ne parle que de matière, alors la tâche est impossible.

Mettons immédiatement de côté une objection commune. Il est vrai que les physiciens pourraient un

jour découvrir que les électrons sont en fait constitués d’autres particules, disons X et Y. Selon les

détracteurs de Russel, cette découverte nous révèlerait alors la nature intrinsèque de l’électron, c’est-

à-dire une combinaison de X et Y, rendant caduques les spéculations russelliennes. Cette objection

n’en est toutefois pas une car parler de X et de Y ne fait que déplacer le problème et ne révèle en rien

la nature intrinsèque de l’électron. En effet, l’argument de Russell s’appliquerait alors directement aux

particules X et Y au lieu de s’appliquer à l’électron. Ces particules X et Y ne seraient elles-mêmes

connues qu’extrinsèquement, comme des entités abstraites obéissant à certaines lois. L’électron lui-

même, combinaison de particules connues extrinsèquement, ne serait connu qu’extrinsèquement. En

fait, on voit que l’argument de Russell s’applique peu importe le niveau de résolution de la théorie

physique employée. Ce qui fait que l’argument fonctionne, c’est que la physique s’en tient explicitement

à n’étudier que des relations entre entités abstraites, sans jamais s’aventurer sur le terrain de

l’ontologie à proprement parler. Autrement dit, la physique renonce à parler de la nature intrinsèque

des entités qu’elle étudie, pour ne les étudier qu’extrinsèquement. Le panpsychisme russellien

permettrait de compléter l’ontologie de la physique en répondant du même coup au problème corps-

esprit.

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Une objection plus intéressante fait appel aux étalons de mesure. Par exemple, le bureau international

des poids et mesures, situé en France, contient un cylindre de platine irradié dont la masse est définie

comme étant d’un kilogramme. On peut le voir, le peser, etc. La masse semble ainsi dépasser

l’existence abstraite ou extrinsèque que le panpsychiste lui attribue. Elle ne réfère pas simplement à

un symbole abstrait inclus dans diverses équations, elle réfère à la propriété bien réelle d’un objet tout

aussi réel, en l’occurrence la masse d’un cylindre de platine en France. En général, les abstractions

de la physique seraient ainsi en quelque sorte ancrées ontologiquement dans des étalons tels que

celui-ci. Cependant, on constate que cette manœuvre ne fait pas l’affaire. On ne répond toujours pas

vraiment à la question « qu’est-ce que la masse ? ». Il est vrai qu’on peut dire que la masse est ce qui

est mesuré en fonction de la masse d’un cylindre de platine en France, mais à nouveau on repousse

la question. On ne sait pas ce qu’est intrinsèquement la masse de ce cylindre de platine. Une définition

brute de sa masse comme étant un kilogramme n’éclaircit pas la situation.

Bref, le panpsychisme russellien permettrait de faire d’une pierre deux coups. On complète l’ontologie

de la physique, qui ne décrit la nature qu’extrinsèquement, en répondant simultanément au problème

corps-esprit. La nature intrinsèque du physique est consciente, des particules fondamentales jusqu’à

l’être humain.

2.2.2 – Le panpsychisme de l’information

En deuxième lieu, Chalmers propose un panpsychisme différent, bien que similaire, où la conscience

est la nature intrinsèque des états informationnels du monde (1996, chapitre 8). L’idée d’état

informationnel formalise la notion d’organisation fonctionnelle utilisée plus haut. À cette fin, Chalmers

s’inspire de la notion d’information développée par Shannon :

An information space is an abstract space consisting of a number of states, which I will call information states, and a basic structure of difference relations between those states. The simplest nontrivial information space is the space consisting of two states with a primitive difference between them. We can think of these states as the two “bits”, 0 and 1. The fact that these two states are different from each other exhausts their nature. That is, this information space is fully characterized by its difference in structure (278).

Cet espace abstrait d’information peut être physiquement réalisé de diverses façons. Un interrupteur

qui est soit ouvert, soit fermé, par exemple (281). Notons qu’il y a deux façons possibles dont

l’interrupteur peut réaliser l’espace d’information. On peut dire que la lumière ouverte est 0, la lumière

fermée est 1, ou, inversement, on peut dire que la lumière ouverte est 1 et que la lumière fermée est

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0. Dans les deux cas, l’espace abstrait contient deux états, 0 et 1, et il est possible de passer de l’un

à l’autre.

Évidemment, les espaces d’information peuvent être beaucoup plus complexes. Pensons déjà à une

lumière qui est contrôlée par un gradateur plutôt qu’un simple interrupteur. Il y a maintenant une

continuité de positions du gradateur, allant de la lumière complètement allumée à la lumière

complètement éteinte. Il est possible de formaliser ceci par un espace d’information avec une continuité

d’états allant, par exemple, de 0 à 1 (on pourrait aussi dire de 0 à 2, ou de -1 à 10, etc.). Pour continuer

de complexifier les exemples, on peut penser à un ensemble de deux gradateurs, dont l’espace

d’information pourra être représenté, par exemple, par un couple (x, y) où x et y vont de 0 à 1. Des

exemples incluent (0.2, 1), (0,0), etc.

Pour revenir à la philosophie de l’esprit, il serait également possible de déterminer l’espace

d’information associé, d’un côté, à un cerveau (ou à tout autre siège physique de la conscience), et de

l’autre côté, à la conscience phénoménale :

Take a simple color experience, realizing an information state within a three-dimensional information space. We can find the same space realized in the brain processes underlying the experience: this is the three-dimensional space of neutrally coded representations in the visual cortex. Elements of this three-dimensional space correspond directly to elements of the phenomenal information space (1996, 284-285).

L’idée fondamentale est que, dans notre monde, les propriétés physiques et phénoménales sont

déterminées une fois que l’on connaît l’organisation fonctionnelle du monde. Un peu comme dans

l’argument de Russell, il faut premièrement remarquer que la physique ne nous renseigne que sur les

relations entre entités et sur leurs organisations fonctionnelles. Si l’organisation fonctionnelle d’un

monde est fixée, alors tout ce qui est physique dans ce monde l’est également. Deuxièmement, avec

son principe d’invariance organisationnelle, présenté dans la section précédente, Chalmers explique

que la conscience phénoménale survient naturellement sur l’organisation fonctionnelle du monde. Si

l’organisation fonctionnelle d’un monde est fixée, sa phénoménologie l’est également. Ainsi, ces deux

constats impliquent ensemble qu’une fois que l’organisation fonctionnelle de notre monde est fixée, à

un certain niveau, la physique et la phénoménologie de celui-ci le sont également.

Pourrait-on pour autant en conclure que notre monde est carrément fait d’information ? Non, ce serait

aller trop loin. Chalmers donne deux raisons de refuser cette conclusion (1996, 304). Premièrement,

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la conscience phénoménale semble échapper à un monde de pure information, elle n’est pas

simplement un état dans un espace informationnel. Même si Chalmers lui-même ne développe pas

plus loin cette idée, on peut la clarifier à la lumière des arguments antiphysicalistes présentés ci-

dessus, qui s’appliquent pratiquement tels quels. Par exemple, même si Mary connaissait l’espace

informationnel du monde de fond en comble, et en particulier les états informationnels impliqués dans

la vision, elle apprendrait quand même quelque chose de nouveau en voyant du rouge pour la première

fois. Deuxièmement, un monde de pure information ne semble pas cohérent, il doit être physiquement

réalisé. En fait, s’il n’y avait rien pour réaliser les états informationnels du monde, il serait même

impossible de les distinguer, de parler de différence et donc d’information. Pour le dire autrement, ce

monde serait vide (1996, 303-305). Ce problème est essentiellement le même que celui de

l’incomplétude ontologique de la physique, dont il a été question plus haut lorsque j’ai présenté le

panpsychisme russellien, et Chalmers y propose une solution analogue. Ce qui réalise les états

informationnels du monde, c’est la conscience phénoménale. La science physique décrit de façon

externe ces états informationnels et leurs relations. On peut donc dire que la nature intrinsèque de

l’information est phénoménale, et que sa nature extrinsèque est physique. Chalmers arrive ainsi à un

panpsychisme, qu’il appelle également une ontologie à deux aspects : « Experience is information from

the inside; physics is information from the outside » (Ibid., 305). Autrement dit, le monde serait fait

d’information, dont la nature intrinsèque est phénoménale, et dont la nature extrinsèque est physique.

Ceci serait vrai à l’échelle du cerveau et de la conscience humaine, mais aussi à des niveaux beaucoup

plus élémentaires. Par exemple, le spin d’un électron pourrait encoder suffisamment d’information pour

avoir un aspect physique, en l’occurrence celui du spin de l’électron, et un aspect phénoménal, c’est-

à-dire une certaine conscience ou protoconscience.

Étant donné le recoupement important de ces deux panpsychismes, qui s’accordent pour dire que le

physique est extrinsèque et la conscience intrinsèque, et ne diffèrent que sur le statut de l’information,

je parlerai souvent, ci-dessous, de panpsychisme tout court, à moins que ce soit nécessaire de faire

des distinctions.

2.2.3 – Les avantages du panpsychisme

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles des théories panpsychistes telles que celles-ci gagnent

actuellement en popularité en philosophie de l’esprit et en sciences cognitives. Un avantage des

théories panpsychistes (Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017) est la capacité de remplir le manque

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ontologique dont on vient de parler. « As philosophers we may be interested in finding out what the

intrinsic nature of matter is, or at least having our best guess as to what it might be. And if the above

line of reasoning is correct, we must look beyond physics for this. » (Ibid.) Quand on tente de voir le

monde à travers ce que la physique nous enseigne, on se rend compte qu’on a que des relations entre

entités dont on ignore la nature intrinsèque. Faire appel au panpsychisme permet de combler ce

manque, en disant que la nature intrinsèque des entités du monde est phénoménale.

La conscience phénoménale, selon le panpsychisme, pourrait également éviter l’épiphénoménisme

(Chalmers, 1996, 154). Cette position, qui a été brièvement abordée dans le chapitre précédent, affirme

que la conscience phénoménale n’a aucun impact sur le physique. Il s’agit d’une thèse très contre-

intuitive, pour ne pas dire problématique, car il semble certain que notre conscience phénoménale joue

un rôle causal. L’envie qui me vient de savourer un bon café, par exemple, semble certainement avoir

causé mon déplacement vers la cuisine.

Si Chalmers ne va pas jusqu’à endosser complètement l’épiphénoménisme, il avoue quand même

devoir l’accepter au moins à un certain degré (Ibid., 160). Notamment, en affirmant la possibilité

métaphysique de zombies philosophiques, Chalmers affirme que la structure causale physique qui

prévaut dans notre monde et dans le monde de zombies est la même. On peut ainsi certainement

expliquer tout évènement physique dans notre monde en termes uniquement physiques. On peut donc

par exemple expliquer mon déplacement vers la cuisine sans faire appel à mon goût de café, tout

comme on explique le déplacement de mon zombie vers la cuisine.

Cela n’inquiète toutefois pas significativement Chalmers, et ce, pour deux raisons (Ibid., 150-160).

Premièrement, il peut concéder qu’il est possible d’expliquer tout évènement physique en termes

physiques sans nécessairement devoir concéder que la conscience ne joue aucun rôle causal, et donc

sans nécessairement être complètement épiphénoméniste, comme il en sera question ci-dessous. Et,

deuxièmement, même si l’épiphénoménisme s’avérait vrai, Chalmers ne croit pas que ce soit une

position véritablement problématique, mais plutôt seulement contre-intuitive. Par exemple, il est contre-

intuitif que mon goût de café ne joue aucun rôle causal dans mon déplacement vers la cuisine, mais

ce n’est pas contradictoire. De même, Chalmers croit que toutes les attaques portées contre

l’épiphénoménisme ne font que soulever des éléments contre-intuitifs, pas des problèmes

métaphysiques. On y reviendra dans les prochains chapitres.

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Toujours est-il que le panpsychisme pourrait permettre à Chalmers de simplement rejeter toute

accusation d’épiphénoménisme. Cette thèse explique en quoi le monde physique ne fait que sembler

causalement fermé : « if, as the panpsychist believes, consciousness infuses the intrinsic nature of the

material world, then consciousness and its effects are part of the causally closed system » (Goff,

Seager et Allen-Hermanson, 2017). En effet, en posant la nature intrinsèque du physique comme

phénoménale, la conscience gagne l’efficacité causale habituellement attribuée au physique. Ainsi,

l’exclusion causale est évitée. Par exemple, quand je me lève de mon bureau pour aller me faire un

café, mon goût de café jouerait bel et bien un rôle causal. Cette qualité phénoménale ferait partie de

la nature intrinsèque de certains de mes états cérébraux. Il est vrai que cet évènement pourrait être

décrit de façon entièrement physique ou extrinsèque, de manière à expliquer mon déplacement vers

la cuisine sans faire référence à mon goût de café. On dirait par exemple que tel ou tel réseau de

neurones a envoyé une série d’influx nerveux en direction des muscles de mes jambes, de manière à

me faire bouger. Mais, en vérité, ce réseau neuronal a une nature intrinsèque consciente, en

l’occurrence mon goût de café. Ce goût, et plus généralement la conscience phénoménale, a donc un

réel pouvoir causal. En expliquant mes mouvements sur la base des évènements physiques qui se

déroulent dans mon cerveau, on donne une explication extrinsèque. Pour obtenir la véritable cause, il

faut s’intéresser à la nature intrinsèque du cerveau, c’est-à-dire à ma conscience phénoménale.

L’épiphénoménisme serait ainsi évité8.

De plus, le panpsychisme évite l’émergence radicale de la conscience phénoménale à partir de la

matière (Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017). Ceci est vrai synchroniquement et

diachroniquement. Par émergence synchronique, on entend l’apparition mystérieuse et soutenue de

la conscience phénoménale à partir de la matière à chaque instant. C’est essentiellement une autre

façon d’articuler le problème corps-esprit. En effet, si l’on prend les arguments antiphysicalistes de la

section précédente au sérieux, on doit expliquer comment la conscience, ontologiquement distincte du

physique, y est néanmoins étroitement reliée, comment elle en « émerge » mystérieusement à chaque

instant. Par exemple, actuellement, ma vision phénoménale est organisée en un bureau, sur lequel se

trouve mon ordinateur, dont l’écran comporte un agencement complexe de couleurs. Comment cette

riche conscience phénoménale émerge-t-elle de mon cerveau (ou de tout autre support physique de

la conscience), ontologiquement si différent ? Il s’agit d’un saut trop brusque pour qu’il soit plausible.

8 Il y a cependant plusieurs difficultés impliquées dans cette brève explication. Elles figureront au premier plan des chapitres suivants.

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Le panpsychisme, tout en entérinant la distinction entre matière et conscience, évite ce saut brusque.

La conscience humaine n’émerge pas brusquement du cerveau, elle est plutôt la combinaison des

consciences plus fondamentales de celui-ci.

Par émergence diachronique, on réfère à l’apparition de la conscience phénoménale lors de l’évolution

de la vie. On parle parfois de « l’argument génétique » (Ibid.) à propos du problème que pose ce type

d’émergence. Selon cet argument, l’évolution opère de façon graduelle, sans introduire d’entités

radicalement différentes. Cela empêche l’apparition soudaine de la conscience phénoménale, quelque

chose de radicalement différent de la matière inconsciente qui l’aurait précédée dans l’arbre

phylogénétique. Pensons à l’univers avant l’apparition de conscience phénoménale. Il n’y a là que de

la matière, dont certaines portions sont peut-être organisées sous forme d’êtres vivants ou d’animaux.

L’ensemble de l’univers est alors régi par les lois de la physique, et c’est sur cela qu’opère la sélection

naturelle. Et puis un jour, par exemple lorsqu’un animal doté d’un système nerveux d’une certaine

complexité est apparu, la conscience phénoménale serait également apparue. Étant donné la

distinction forte entre la conscience et la matière que j’ai démontrée dans le chapitre précédent, une

telle histoire est incroyable. C’est beaucoup trop brusque pour s’insérer dans le processus graduel de

sélection naturelle. Et ce, peu importe le point où l’on décide d’introduire la conscience phénoménale

dans le monde. Le panpsychisme évite ce problème. Puisque la conscience phénoménale est la nature

intrinsèque de la matière, les deux ont toujours été présentes depuis le big bang. La conscience

phénoménale a donc évolué de façon graduelle, et elle a été façonnée par la sélection naturelle au

même titre que la matière.

Un autre avantage du panpsychisme est qu’il est testable empiriquement. En fait, ceci marque un point

majeur en faveur de Chalmers, dont le dualisme est donc authentiquement naturaliste, tant

ontologiquement que méthodologiquement. Il existe même une théorie neuroscientifique ambitieuse

présentement développée qu’on peut voir comme une application des travaux de Chalmers. Il s’agit

de la théorie de l’information intégrée de Giulio Tononi (Tononi, 2004; Oizumi, Albantakis et Tononi,

2014). Sans entrer dans les détails, il suffit de mentionner qu’il s’agit d’une théorie qui cherche à

mesurer la magnitude de la conscience phénoménale associée à une organisation fonctionnelle

donnée. Une fois cette organisation donnée sous la forme d’un graphe abstrait, des calculs sont faits

afin de prédire la magnitude de la conscience du réseau en question. Par exemple, le réseau d’un

cerveau humain éveillé sera très conscient, et le réseau d’un cerveau humain en sommeil profond sera

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très peu conscient. On peut tester empiriquement la théorie avec, d’un côté, l’introspection (que ce soit

la nôtre ou celle d’autrui, en se fiant à ses rapports verbaux) et, de l’autre côté, la spécification du

réseau cérébral obtenu par imagerie cérébrale. Ceci a été vérifié empiriquement à plusieurs occasions,

par exemple lors d’expériences portant sur le sommeil profond, inconscient, par opposition à l’éveil,

conscient9. La théorie permet d’expliquer bon nombre de faits, par exemple l’observation contre-

intuitive que le cervelet, bien qu’il comporte une forte densité de neurones, n’est pas associé à la

conscience phénoménale contrairement à d’autres régions du cerveau moins riches en neurones. La

clé de l’explication se trouve dans la complexité de l’organisation fonctionnelle en jeu, telle que

formalisée par la théorie de l’information intégrée. Celle-ci est relativement faible dans le cervelet. Ainsi,

Chalmers est loin d’être mystérien comme McGinn, contrairement à ce que certains ont pu penser

initialement (Carruthers, 2000, 256). Même s’il est dualiste, il est authentiquement naturaliste, et

considère que la conscience n’a rien de mystérieux et qu’elle obéit à des lois qu’on peut étudier

empiriquement.

Je mentionne en passant que Chalmers défend son panpsychisme de l’information d’une autre façon,

peu commune, dans le dixième chapitre de The Conscious Mind. Il fait appel à l’interprétation d’Everett

de la mécanique quantique, et explique qu’un panpsychisme de l’information s’y intégrerait très

élégamment. Je ne veux toutefois pas entrer dans les détails, et risquer de donner l’impression que la

thèse de Chalmers repose sur cet argument, étant donné la nature hautement controversée des débats

à propos des interprétations de la mécanique quantique. Dans les mots de Chalmers lui-même : « it is

clear by now that all interpretations of quantum mechanics are to some extent crazy » (Chalmers, 1996,

356). Ce chapitre est plus une contribution intéressante à philosophie de la physique qu’un argument

véritablement percutant en philosophie de l’esprit. Je me contenterai de noter que l’interprétation

d’Everett est la plus élégante mathématiquement, et que le panpsychisme de l’information s’y intègre

bien.

En bref, le panpsychisme, que ce soit dans sa version russellienne ou dans sa version informationnelle,

permet de fournir une formulation précise du dualisme naturaliste de Chalmers. La popularité

croissante du panpsychisme, en partie grâce aux travaux de Chalmers, semble lui donner raison. Il

9 En plus de faire appel à des signes connus qui permettent de distinguer le sommeil profond du sommeil conscient, comme le mouvement des yeux, il est possible de réveiller les sujets et de les questionner (Massimini et al.).

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serait ainsi possible de fournir une réponse naturaliste au problème corps-esprit, contrairement à ce

qu’affirmait McGinn en raison des limites cognitives qu’il nous imputait.

2.3 – Éviter les problèmes de McGinn

Chalmers, en avançant des formulations panpsychistes de son dualisme naturaliste, semble éviter, au

moins en partie, les arguments mystériens de McGinn10. Le premier problème que le dualisme

naturaliste parviendrait ainsi à éviter est celui de l’épiphénoménisme. Comme nous venons de le dire,

une formulation panpsychiste permet d’accorder un rôle causal à la conscience phénoménale, rôle

habituellement attribué à la matière.

Le panpsychisme semble également éviter l’argument évolutionnaire de McGinn. En réalité, le fait que

la conscience phénoménale a évolué naturellement est même un argument en faveur du

panpsychisme! Le panpsychisme permet d’éviter l’apparition brusque de la conscience phénoménale

lors de l’évolution de la vie. C’est parce que la matière est elle-même consciente qu’elle peut se

combiner, via la sélection naturelle, en organismes qui, comme l’être humain, sont conscients.

Chalmers, en formulant des versions panpsychistes de son dualisme naturaliste, affirme donc que

nous pouvons parvenir à P, la propriété naturelle du cerveau en vertu de laquelle il est accompagné

de conscience, c’est-à-dire à la nature intrinsèque consciente de la matière. Ceci nous permet

d’exposer une faiblesse dans le premier argument mystérien de McGinn contre notre capacité à

identifier P. Rappelons-nous que cet argument affirmait que l’introspection et l’investigation empirique,

reposant sur la perception, sont irréconciliables et individuellement incapables de nous amener à saisir

P. Or, le panpsychisme nous permet d’arriver à P en ne procédant ni strictement par introspection ni

strictement par investigation empirique, mais plutôt par une pratique des deux à laquelle on ajoute un

argument métaphysique, qui peut alors être repris sous la forme d’une hypothèse scientifique ouverte

aux investigations empiriques futures. La perception nous informe sur les entités et les relations qui

prévalent entre elles, et l’introspection nous indique que ces entités possèdent éventuellement une

nature intrinsèque, en l’occurrence une nature phénoménale. Il suffit ensuite d’unir ces deux facultés

en développant les arguments panpsychistes esquissés ci-dessus. Ainsi, le premier argument de

10 Si Chalmers en restait à la formulation générale du dualisme naturaliste, il n’est pas clair qu’il puisse éviter les problèmes formulés par McGinn. On peut toutefois se demander si la formulation précise (panpsychiste) de sa théorie générale (le dualisme naturaliste) permet d’éviter les problèmes auxquels celle-ci fait face sans, du même coup, la répudier. Ces difficultés seront détaillées dans le prochain chapitre.

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McGinn, lorsqu’il affirme que nous ne pouvons arriver à P ni par l’introspection seule ni par la perception

seule est vrai. Mais McGinn se trompe lorsqu’il soutient que ces deux facultés sont irréconciliables. Il

ne tient pas compte du fait qu’elles peuvent être reliées par un argument métaphysique. De plus, cet

argument métaphysique est loin d’être un argument sans portée réelle. Le panpsychisme peut être

précisé et testé empiriquement, comme cherche à le faire la théorie de l’information intégrée.

L’argument de McGinn ne tient donc pas compte du fait que, même s’il est vrai que nous ne pouvons

pas directement percevoir la conscience phénoménale reliée à un cerveau à l’œil nu, cela n’implique

pas qu’il n’existe pas d’autres façons d’accéder à P. L’introspection nous donne accès à la conscience

phénoménale intrinsèque de plusieurs genres de réseaux neuronaux, et l’utilisation de rapports

verbaux nous donne même accès, bien que de façon plus superficielle, aux consciences

phénoménales d’autrui.

2.4 – Conclusion

Ceci étant dit, il reste certains problèmes pour Chalmers. Comment évite-t-il le paradoxe des jugements

phénoménaux, c’est-à-dire comment explique-t-il le fait que son zombie philosophique puisse écrire

un livre défendant l’existence irréductible de la conscience phénoménale dans son monde ? En fait, le

panpsychisme ne réfute-t-il pas la possibilité non seulement naturelle mais aussi métaphysique de

zombies philosophiques et de spectre inversé ? Si la nature intrinsèque du physique ou de l’information

est la conscience phénoménale, on ne peut pas simplement l’effacer ou la modifier comme il le

suggère. Sans conscience phénoménale, le monde de zombies ne contiendrait aucune entité

intrinsèque, il serait uniquement caractérisé par ses propriétés extrinsèques. Chalmers trouvait une

telle métaphysique problématique et s’en servait justement comme argument en faveur du

panpsychisme. De plus, la possibilité de spectre inversé est aussi en danger, puisqu’elle nous

demande de modifier la nature intrinsèque de monde sans en changer les propriétés extrinsèques,

une manœuvre bien cavalière. Les arguments de Chalmers en faveur du dualisme naturaliste seraient

donc menacés. Dans le prochain chapitre, c’est sur ces difficultés que nous devrons d’abord nous

pencher.

Les formulations panpsychistes du dualisme naturaliste sont également en difficulté. Il n’est pas clair

que Chalmers puisse contourner les arguments spatial et combinatoire de McGinn contre notre

capacité à connaître P, la nature consciente intrinsèque de la matière. Notre intelligence, spatiale et

combinatoire, nous empêcherait d’expliquer comment la conscience intrinsèque à la matière se

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combine en sujets complexes, comme des consciences humaines par exemple. Ainsi, nous ne

pourrions jamais vraiment arriver à connaître la nature intrinsèque consciente des particules

constituant le cerveau humain ni la façon dont elles se combinent pour former les consciences

humaines. En raison de nos limites cognitives insurmontables, le panpsychisme risquerait donc de

ramener Chalmers au mystérianisme. Le prochain chapitre visera à exposer ces objections.

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Chapitre 3 : Les objections à Chalmers

Le dualisme naturaliste de Chalmers aurait-il donc définitivement réfuté le naturalisme transcendantal

de McGinn ? C’est loin d’être clair. Dans ce troisième chapitre, je vais exposer certains arguments qui

ont été opposés à Chalmers afin de montrer qu’il doit encore faire face à d’importants problèmes. Je

diviserai mon exposition de ces arguments en deux parties. La première sera consacrée aux problèmes

du dualisme naturaliste en général, et la deuxième aux problèmes du panpsychisme en particulier. La

raison d’être de cette division est, comme il deviendra clair dans ce chapitre et le prochain, que les

problèmes auxquels fait face le dualisme naturaliste forcent Chalmers à opter spécifiquement pour sa

formulation panpsychiste, qui n’est toutefois pas sans ses propres problèmes.

Le premier point que je vais aborder est la charge d’épiphénoménisme qui a été portée contre le

dualisme naturaliste de Chalmers. Elle se divise en deux arguments : le paradoxe des jugements

phénoménaux et le problème de l’évolution de la conscience phénoménale.

Ce premier argument, c’est-à-dire le paradoxe des jugements phénoménaux, est l’une des plus fortes

critiques ayant été formulées contre Chalmers. Mais il peut être renforcé encore davantage en faisant

appel à un argument récent de Michael Pauen. Dans sa formulation originale, le paradoxe des

jugements phénoménaux est bien illustré par un exemple : quand Chalmers a écrit son livre à propos

de la conscience, nous assurant que le matérialisme est faux, son zombie faisait de même sans

conscience! Semblablement, la majorité de ses lecteurs, des zombies, se sont questionnés à propos

de l’existence de zombies, certains de ne pas en être eux-mêmes. Un monde où les individus se

trompent à ce point est-il vraiment possible ? De plus, pourquoi écouterions-nous Chalmers si son

zombie, inconscient, émet exactement les mêmes arguments ? Encore pire pour Chalmers,

considérons l’observation de Pauen : si l’on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre

mais où les habitants ont leurs qualia de couleur inversés, alors on peut aussi imaginer un monde où

les habitants ont des inversions de qualia plus problématiques, comme l’inversion du plaisir et de la

douleur. Dans ce monde physiquement identique au nôtre, les habitants disent avec joie participer à

des activités qui les rendent tristes, et ils disent volontairement éviter des activités qui les rendent

heureux. Comme dans un monde de désaccord préétabli, les jugements phénoménaux de plaisir et de

douleur seraient systématiquement faux!

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Je passerai ensuite à un deuxième problème en raison duquel Chalmers a été accusé

d’épiphénoménisme, c’est-à-dire le problème de l’évolution de la conscience, moins connu mais

également problématique pour Chalmers. Au-delà de l’apparition de la conscience phénoménale dans

l’arbre phylogénétique, dont Chalmers peut potentiellement rendre compte, encore faut-il expliquer la

forme complexe qu’elle a acquise. En effet, l’évolution nous a donné une conscience phénoménale

dotée d’une structure extrêmement sophistiquée. Or, en considérant l’épiphénoménisme qui découle

des expériences de pensée des zombies et du spectre inversé, qu’est-ce qui a bien pu ainsi guider la

sélection naturelle ? Comment une structure biologiquement inutile pourrait-elle devenir si complexe ?

Comme dans le cas de nos jugements phénoménaux, la conscience doit jouer un rôle dans la sélection

naturelle.

Je me tournerai par la suite vers des arguments plus précis contre le panpsychisme, qui est l’une des

formes spécifiques que peut prendre le dualisme naturaliste de Chalmers. Le plus célèbre de ces

contre-arguments est le problème de la combinaison, qu’on peut faire remonter à William James.

Fondamentalement, le panpsychiste serait incapable d’expliquer pourquoi ou comment les

consciences élémentaires se combineraient en consciences plus complexes. En fait, nous verrons que

ceci risque de faire tomber Chalmers dans un mystérianisme. Je terminerai ainsi en montrant comment

les objections de McGinn rejoignent ces critiques.

3.1 – L’épiphénoménisme : jugements phénoménaux et évolution

de la conscience

En acceptant la possibilité métaphysique de zombies philosophiques, Chalmers semble incapable

d’attribuer un rôle causal authentique à la conscience phénoménale. Si toutes nos actions, comme

celles des zombies, sont explicables en termes physiques, la conscience n’y a aucun rôle à jouer. Par

exemple, si je me lève maintenant pour aller prendre du café, il s’agit d’un évènement qui peut être

expliqué de façon entièrement physique et fonctionnelle. On parle de certaines interactions neuronales

qui causent une cascade de réactions chimiques le long des nerfs menant à mes jambes qui me

porteront alors vers la cuisine. Il n’est pas nécessaire de faire appel aux propriétés phénoménales de

mon désir d’une tasse de café. Cette remarque contre-intuitive peut carrément mener à des paradoxes

quand on prête attention à nos jugements phénoménaux, c’est-à-dire à nos jugements touchant à la

conscience phénoménale, et quand on se penche sur la sélection naturelle de la conscience. Ce

premier point, le paradoxe des jugements phénoménaux, est reconnu par Chalmers lui-même comme

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étant le plus important problème de sa position (1996, 177-181), et il est souvent exploité par ses

critiques (McGinn, 1996; Shoemaker, 1999; Kim, 2006, 169; Pauen, 2006). Ce paradoxe peut prendre

plusieurs formes, plus ou moins percutantes, qui prennent toutes racine dans l’idée de Chalmers que

la formation et l’énonciation de jugements phénoménaux sont des évènements psychologiques/fonc-

tionnels, et non pas phénoménaux : « phenomenal judgements are themselves cognitive acts, and fall

within the domain of psychology » (174).

Mais avant d’en dire plus, arrêtons-nous pour éclaircir la notion de jugement phénoménal de même

que celle de croyance phénoménale dont nous aurons besoin au prochain chapitre. Il ne sera

malheureusement pas possible d’en fournir des définitions exhaustives, puisque Chalmers ne le fait

pas lui-même. Comme il en sera question dans la première partie du prochain chapitre, cette

imprécision lui laisse une marge de manœuvre pour tenter de s’attaquer à certaines objections.

Tentons quand même d’en brosser un portrait. Les croyances en général sont des « attitudes to

propositions concerning the world » (Chalmers, 1996, 19). Par exemple, face à la proposition

« l’économie canadienne est chancelante », qui concerne l’économie canadienne, on peut avoir une

attitude de doute, de certitude, de crainte, etc. Une croyance phénoménale est une croyance dont le

contenu est phénoménal. Par exemple, la croyance que j’ai mal à l’orteil concerne mon quale de

douleur à l’orteil. Face à cette proposition qui concerne mon quale de douleur à l’orteil, je peux par

exemple avoir une attitude de certitude. Chalmers ne tente pas d’aller plus loin ici. Il n’explique pas

comment les qualia sont précisément impliqués, ou pas, dans nos croyances.

C’est avec les croyances phénoménales en arrière-plan que Chalmers définit les jugements

phénoménaux (Ibid., 173-176). Ceux-ci sont l’aspect fonctionnel des croyances phénoménales. Si l’on

retire tout ce qu’il y a de phénoménal à nos croyances phénoménales, il reste nos jugements

phénoménaux. Cela inclut par exemple la propension à bouger les lèvres de façon à dire « j’ai mal à

l’orteil ». En conséquence, même si nos croyances phénoménales et celles de nos zombies sont peut-

être bien différentes, nos jugements phénoménaux et les leurs seraient identiques.

Afin de mieux comprendre où Chalmers veut en venir, il est utile de voir des exemples. Pour reprendre

un de ceux qu’il donne (ibid., 175, 176), supposons que je vois devant moi un livre rouge. J’ai alors un

quale de rouge. Je peux former un jugement phénoménal du premier ordre, au sujet de l’objet de

l’expérience phénoménale. Il s’agit de l’état psychologique dans lequel je me trouve en disant : « le

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livre est rouge ». Je peux former un jugement phénoménal du deuxième ordre, au sujet de mon

expérience phénoménale. C’est l’état psychologique dans lequel je me trouve en disant : « j’ai un quale

de rouge ». Finalement, je peux former un jugement phénoménal du troisième ordre, au sujet de la

conscience phénoménale. C’est l’état psychologique dans lequel je me trouve en disant : « les qualia

ne sont pas fonctionnellement analysables ». Pour le bien de mon mémoire, il ne sera pas nécessaire

de définir plus en détail les différents ordres de jugements phénoménaux. Ce qui compte est de bien

comprendre que, pour Chalmers, tous ces jugements phénoménaux, aussi complexes soient-ils, n’en

restent pas moins d’ordre fonctionnel, et n’impliquent aucune conscience phénoménale. Mon zombie

peut les proférer tout autant que moi.

Bref, nos expériences phénoménales, en général, sont superflues à la formation et à l’énonciation de

nos jugements phénoménaux. Pour rendre compte de ceux-ci, il suffit de parler de matière, de fonction

ou de comportement. Ainsi, même alors que je rédige ce mémoire portant sur la conscience

phénoménale, le mouvement de mes doigts est causé uniquement de façon physique, sans aucun

apport de ma conscience phénoménale.

Cette idée est extrêmement contre-intuitive, mais elle devient proprement paradoxale quand on

s’interroge sur l’épistémologie en jeu. Du côté des zombies, leur monde devient systématiquement

rempli de faux jugements, et, de notre côté, on voit mal ce qui justifie nos jugements phénoménaux.

Commençons par nous interroger sur la valeur de vérité du jugement du zombie qui s’exclame « j’ai

mal à l’orteil! ». Sans doute, ce jugement est-il faux. Le zombie n’a aucune douleur. Pire, pensons à

mon zombie, présentement en train de rédiger un mémoire à propos du problème difficile de la

conscience, où il tente entre autres de montrer que la possibilité de zombies philosophiques est

paradoxale. Pratiquement tous les jugements écrits par ce zombie à propos de la conscience

phénoménale sont erronés, et il n’y a pourtant rien qui le convaincra qu’il se trompe, pas plus qu’on

pourrait me convaincre que je suis moi-même un zombie. Plus généralement, les habitants d’un monde

de zombies auraient sérieusement tort lors de leurs énoncés phénoménaux. Ils n’auraient pas vraiment

mal, ils n’auraient pas vraiment de qualia de couleur, etc., et ce, même s’ils rédigent des ouvrages

philosophiques affirmant le contraire! Ce réseau systématique d’erreurs rend le monde de zombies

suffisamment problématique pour qu’on en abandonne la possibilité métaphysique (Kim, 206, 169)

Mais il y a également un problème dans notre monde à nous. La séparation entre nos jugements et

notre conscience phénoménale mine les justifications de nos jugements phénoménaux, à commencer

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par les arguments de Chalmers lui-même. Si le zombie de Chalmers, inconscient, émet les mêmes

arguments que Chalmers en faveur du dualisme, nous ne semblons avoir aucune raison de croire

Chalmers plus que son zombie (Chalmers, 1996, 192-193). Les arguments de Chalmers seraient

indépendants de la présence de conscience phénoménale, et donc indépendants de ce qui peut les

rendre vrais! Il semble avoir scié la branche sur laquelle il était assis.

Jusque-là, j’ai formulé le paradoxe des jugements phénoménaux de la manière habituelle, en exploitant

l’expérience de pensée du monde de zombies. Ceci dit, Pauen (2006) a récemment avancé une

version renforcée du paradoxe. Au lieu de s’intéresser au problème des jugements phénoménaux dans

un monde de zombies, Pauen s’intéresse au problème des jugements phénoménaux dans un monde

aux qualia inversés. Si mon expérience phénoménale de faim ne joue aucun rôle dans mon énonciation

de « j’ai faim », alors on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où mes

expériences de plaisir et de déplaisir sont systématiquement inversées, de manière à ce que je dise

« j’ai faim » quand je suis phénoménalement rassasié et inversement. Nous pouvons ainsi envisager

la possibilité métaphysique d’un monde où bon nombre de qualia seraient ainsi inversés. Ceci est

particulièrement problématique pour Chalmers, parce que s’il fait appel à la possibilité métaphysique

de mondes au spectre de couleur inversé, on voit mal comment il pourrait s’opposer à la possibilité

métaphysique où d’autres qualia, comme le plaisir et la douleur, seraient inversés. Nous pouvons voir

cette version du paradoxe des jugements phénoménaux comme une version renforcée, puisque

l’erreur des habitants de ce monde est encore plus radicale que celle que commettent les habitants du

monde de zombies. On ne parle pas seulement de zombies qui ont tort en affirmant avoir des

expériences phénoménales qu’ils n’ont pas réellement, on parle de créatures qui ont tort en affirmant

avoir des expériences phénoménales diamétralement opposées à celles qu’elles ont réellement. Les

habitants de ce monde de disharmonie préétablie, lorsqu’ils ressentent de la douleur, sont incapables

de se retenir d’énoncer le contraire! Comme nous, ils sont incapables de s’empêcher de manger du

gâteau au chocolat, mais contrairement à nous, pas parce qu’ils trouvent cela délicieux, mais bien

plutôt parce qu’ils le trouvent dégoutant! Ceci montre que la position de Chalmers mène à un monde

impossible, un paradoxe.

Passons à un autre argument qui montre que la position de Chalmers a des conséquences

épiphénoménistes indéfendables : le problème de l’évolution de notre conscience phénoménale. Selon

la position de Chalmers, le cerveau a évolué selon les lois de la physique de la même manière dans

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notre monde que dans un monde de zombies. L’évolution du cerveau s’est donc faite indépendamment

des lois régissant la conscience et son lien à la matière. Cette dernière a suivi nomologiquement,

comme effet secondaire au cerveau, n’étant pas elle-même sujette aux lois ultimement physiques de

la sélection naturelle. Cette idée d’apparence plausible est en vérité hautement problématique. Afin de

le montrer, je vais faire appel aux travaux de Brian Earl (2008) ainsi qu’à ceux de Shaun Nichols et

Todd Grantham (2000). Ces derniers ont donné des arguments évolutionnaires indiquant que la

conscience joue un rôle causal, qu’elle n’est pas qu’un effet secondaire comme le dualisme naturaliste

le suppose.

Le cœur de ces arguments est la remarque que la conscience phénoménale est tellement complexe

qu’elle doit forcément être une adaptation et remplir une fonction, même si l’on ignore quelle pourrait

bien être cette fonction. On a affaire à une structure beaucoup trop complexe pour que celle-ci soit

épiphénoménale. Nichols et Grantham (2000, 656-657) indiquent que c’est ce que d’autres exemples

tirés de l’histoire de la biologie évolutionnaire montrent clairement. Ils donnent premièrement l’exemple

de la ligne latérale. Chez plusieurs espèces de poisson, on peut observer, déjà à l’œil nu, une ligne

sur les flancs. Une investigation à l’aide d’appareils spécialisés nous permet d’apprendre que ces

lignes latérales sont constituées de sous-structures complexes. Il y a de petits tuyaux qui laissent entrer

et sortir de l’eau à travers les écailles des poissons, et ces tuyaux sont connectés à des amas de

cellules nerveuses, qui sont reliées ensemble au cerveau du poisson. À la lumière de la théorie de

l’évolution de Darwin, les biologistes qui se sont intéressés à la ligne latérale ont immédiatement

supposé que cette ligne latérale remplissait une certaine fonction, même s’ils ignoraient à l’époque

quelle pouvait bien être cette fonction. La complexité anatomique de la ligne latérale était simplement

trop grande pour n’être que la somme d’effets secondaires d’autres adaptations.

Un autre exemple est l’ampoule de Lorenzini, décrite dès 1678 par Stefano Lorenzini à la suite de ses

études sur des raies électriques, et présente notamment chez les requins. À la surface de la peau des

requins se trouvent plusieurs structures tubulaires remplies de gel reliées par des cellules nerveuses

jusqu’au cerveau du requin. Comme dans le cas de la ligne latérale, les biologistes qui se sont penchés

sur les ampoules de Lorenzini ont immédiatement assumé que ces ampoules servaient à quelque

chose, et ce, sans savoir quelle pouvait bien être cette chose. Les ampoules de Lorenzini sont

simplement trop complexes pour être accidentelles. Aujourd’hui, nous savons que tous ces biologistes

avaient raison. Les lignes latérales des poissons servent à détecter les vibrations et les changements

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de pression dans l’eau, un peu comme nos oreilles. Les ampoules de Lorenzini, elles, permettent aux

requins de détecter les champs électromagnétiques, et donc de détecter des proies. Le point de

Nichols et Grantham est que nous devrions dire la même chose de la conscience.

En effet, le niveau de complexité de la conscience phénoménale est certainement analogue à celui de

la ligne latérale ou des ampoules de Lorenzini. Notre conscience phénoménale rassemble de façon

relativement unifiée un nombre énorme de qualia distincts. Prenez par exemple votre conscience

visuelle alors que vous lisez cette phrase. Cette expérience est extrêmement riche, rassemblant un

nombre incroyable de qualia noirs et blancs s’agençant en un texte stable et unifié. Autour de ce texte

se trouvent d’autres qualia dépendant de la pièce dans laquelle vous vous trouvez. De plus, si vous

bougez les yeux, votre conscience visuelle sera modifiée en une autre combinaison complexe et unifiée

de qualia dépendant des objets présents dans la pièce. On a déjà là une structure extrêmement

complexe, sans doute bien plus que la ligne latérale et les ampoules de Lorenzini. Et on ne parle même

pas ici de vos autres sens, ou de vos affects. Donc, bien que nous ignorions à quoi sert la conscience

phénoménale, elle est beaucoup trop complexe pour ne servir à rien, elle ne peut être un effet

concomitant accessoire. Ceci forcerait donc Chalmers à concéder, contrairement à ses arguments des

zombies et du spectre inversé, que la conscience phénoménale sert une fonction. Le monde de

zombies et celui où le spectre est inversé sont brisés, on ne peut pas simplement retirer ou modifier la

conscience phénoménale d’un monde en supposant que rien d’autre ne change.

En résumé, le dualisme naturaliste de Chalmers, en séparant le physique de la conscience

phénoménale, est fortement épiphénoménal, ce qui cause plusieurs graves problèmes. Il y a

premièrement la version standard du paradoxe des jugements phénoménaux. Nos zombies

philosophiques prononceraient les mêmes jugements phénoménaux que nous, ce qui voudrait dire non

seulement qu’ils auraient systématiquement tort mais que nous n’aurions aucune raison d’écouter

Chalmers, qui, après tout, énonce les mêmes arguments que son zombie, indépendamment de la

présence de conscience phénoménale, et donc indépendamment de ce qui peut les rendre vrais. La

version renforcée de ce paradoxe va encore plus loin, en remarquant que la position de Chalmers

implique la possibilité métaphysique d’un monde où des qualia comme le plaisir et la douleur sont

systématiquement inversés, et donc où les habitants ont systématiquement tort, d’une manière encore

plus aberrante que dans le monde de zombies. Finalement, parce que la position de Chalmers implique

que la conscience phénoménale s’est développée comme simple effet secondaire au cerveau, il lui est

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impossible d’expliquer l’évolution de la conscience phénoménale, qui, si l’on se fie à la biologie

évolutionnaire, est beaucoup trop complexe structurellement pour n’être qu’un effet secondaire.

3.2 – Les difficultés liées au panpsychisme

Il y a ainsi des problèmes avec les arguments de Chalmers en faveur du dualisme naturaliste en

général. Est-ce que la formulation panpsychiste s’en tire mieux ? Comme je l’ai mentionné à la fin du

chapitre précédent, le panpsychisme pourrait peut-être permettre à Chalmers d’éviter

l’épiphénoménisme, mais, même si c’était le cas, il resterait quand même de sérieuses embûches.

Pour commencer, le panpsychisme risque de miner dangereusement les arguments des zombies

philosophiques et du spectre inversé. En effet, selon le panpsychisme, la conscience est la nature

intrinsèque de la matière, on ne peut donc pas retirer ou modifier celle-là sans influencer celle-ci. Or,

c’est précisément ce que supposent respectivement ces deux expériences de pensée. En plus, il reste

à expliquer en quoi la conscience panpsychiste est impliquée dans nos jugements phénoménaux ainsi

que comment elle a évolué. Finalement, et indépendamment de ces difficultés qui menacent plus

spécifiquement le dualisme naturaliste, il existe une forte critique indépendante du panpsychisme, en

l’occurrence le problème de la combinaison, que l’on peut relier aux arguments spatial et combinatoire

de McGinn.

Pour commencer, la première chose qui remet en doute la possibilité que la formulation panpsychiste

aide Chalmers est que l’attribution d’une nature intrinsèque consciente au physique mine les

arguments des zombies et du spectre inversé. Si la nature intrinsèque du physique est phénoménale,

alors peut-on même imaginer un monde de zombies, c’est-à-dire un monde physiquement identique

au nôtre mais dépourvu de conscience ? Dans ce monde, les entités physiques n’auraient pas de

nature intrinsèque! On aurait affaire à un monde de relations vides. Ensuite, il serait également très

douteux, bien que pas clairement contradictoire, d’imaginer un monde où l’on modifie la nature

intrinsèque du physique, comme dans l’expérience de pensée du spectre inversé. Si l’on changeait

cette nature intrinsèque, qu’arriverait-il aux propriétés extrinsèques ? Qu’arriverait-il aux lois de la

physique ? On joue ici avec des entités que nous ne comprenons pas. Si le panpsychisme est vrai,

prétendre que nous pouvons distribuer les qualia différemment dans un même support physique est

analogue à réorganiser le tableau périodique sans changer la physique! En tentant de faire appel au

panpsychisme, il risque ainsi de contredire les arguments qui l’ont mené au dualisme naturaliste.

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Mais même si Chalmers se ravisait et disait que, tout compte fait, un monde de zombies philosophiques

est métaphysiquement impossible, que la possibilité du spectre inversé est douteuse et que ces

expériences de pensée sont purement conceptuelles et montrent la vérité du panpsychisme plutôt

qu’une véritable scission dualiste entre la conscience et la matière, il lui resterait à expliquer le rôle

causal que joue la conscience phénoménale dans nos jugements phénoménaux et dans la sélection

naturelle, et il n’en a rien fait. Il se contente essentiellement de dire que « the very nature of causation

itself is quite mysterious » (1996, 150), et, après un peu de « metaphysical speculation » autour du

panpsychisme, conclut que « the issue of epiphenomenalism is not cut and dried » (Ibid., 155).

Déjà, mentionnons que le panpsychisme ne répond pas vraiment au paradoxe des jugements

phénoménaux ou au problème de l’évolution de la conscience. En fait, à ma connaissance, jusqu’à

maintenant, aucune théorie panpsychiste des jugements phénoménaux n’a été clairement formulée.

Autrement dit, on ne voit pas quel rôle causal la conscience phénoménale jouerait lorsqu’elle s’exprime

sur elle-même. Prenons un exemple. Je me suis cogné l’orteil il y a quelques minutes, et il est encore

douloureux. Si je porte attention à ma conscience phénoménale, je peux m’en rendre compte. Un quale

de douleur à mon orteil y est présent. Je peux ainsi former le jugement que j’ai mal à l’orteil, et taper

ce jugement sur mon clavier. Si le panpsychisme est vrai, ma douleur phénoménale est la nature

intrinsèque de quelque chose de physique qui est impliqué d’une certaine façon dans la formation de

ce jugement. Mais de quoi s’agit-il plus précisément ? La douleur est-elle l’aspect intrinsèque du signal

nerveux ? D’un certain réseau neuronal ? Comment sa présence complémente-t-elle le réseau causal

purement physique du zombie ? Encore pire, que se passe-t-il quand j’énonce le jugement : « j’ai une

conscience phénoménale de douleur à l’orteil, conscience phénoménale qu’un zombie philosophique

n’aurait pas » ? Lors de jugements plus complexes et introspectifs, de quoi la conscience phénoménale

est-elle la nature intrinsèque exactement ?

Dans le cas de l’évolution de la conscience phénoménale, fournir une explication panpsychiste est tout

aussi difficile. Mais avant de pouvoir expliquer pourquoi, il faut parler d’un problème plus eng lobant,

soit le problème de la combinaison, reconnu par Chalmers lui-même (1997). On peut faire remonter ce

problème à James ([1890] 1981, 160, voir aussi Goff et al., 2017). Dans sa formulation originale, il

s’agit de savoir pourquoi et comment les consciences fondamentales, comme celles des particules

fondamentales de la physique ou celles de mes neurones, se combinent. James prenait comme

exemple un ensemble d’une douzaine d’hommes et nous demandait de considérer comment leurs

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consciences phénoménales pourraient bien se combiner en une conscience englobante, de la même

manière que les consciences des neurones d’un homme se combineraient en la conscience de

l’homme en question. « Take a sentence of a dozen words, and take twelve men and tell to each one

word. Then stand the men in a row or jam them in a bunch, and let each think of his word as intently

as he will; nowhere will there be a consciousness of the whole sentence. » ([1890] 1981, 160)

L’intuition, dans l’exemple de James, est que peu importe ce que nous faisons avec ces hommes, il

semblera toujours ridicule de parler d’une combinaison de leurs consciences en une conscience

globale unifiée : « [the] private minds do not agglomerate into a higher compound mind » (Ibid.). En

pratique, nous n’observons jamais un tel phénomène, nous n’en avons jamais besoin pour expliquer

quoi que ce soit, et nous ne voyons même pas comment il serait possible. Il en irait de même pour des

consciences phénoménales plus élémentaires, comme celles de mes neurones, qui devraient se

combiner en ma conscience.

Parler de l’évolution ne fait que compliquer le problème. La conscience humaine étant complexe et

unifiée, il faut en expliquer l’avantage évolutif. Ainsi, en plus d’expliquer comment et pourquoi des

consciences peuvent se combiner, le panpsychiste doit expliquer l’avantage évolutif de ce genre de

combinaisons. Quel est l’avantage biologique à ce que les consciences des neurones humaines se

combinent en une conscience humaine complexe et unifiée ? Il s’agit d’une question extrêmement

difficile. Et Chalmers, s’il veut véritablement éviter les problèmes épiphénoménistes de sa position

avec le panpsychisme, doit s’y attaquer.

Le fait est que la sélection naturelle peut vraisemblablement être décrite uniquement en termes de

mécanismes causaux ou de fonctions, sans parler de protoconsciences, de consciences

phénoménales, et encore moins de combinaisons panpsychistes. On peut s’en tenir à parler de

mutations aléatoires chez des organismes (physiques) qui mènent progressivement à des organismes

plus adaptés à leur milieu. On dira par exemple, dans le cas de l’être humain, qu’un certain assemblage

de telles ou telles structures neuronales, permettant tel ou tel comportement, s’est révélé

biologiquement utile. Dans cette explication, il n’est jamais nécessaire d’invoquer la conscience

phénoménale, ou des lois panpsychistes de combinaison. Pour le dire autrement, la sélection naturelle

est identique dans le monde de zombies et dans notre monde. Le panpsychiste peut injecter des

protoconsciences dans les particules fondamentales du cerveau, mais pourquoi se combineraient-

elles, et qu’elle est l’utilité biologique de cette combinaison, trop complexe pour être accidentelle ?

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Ainsi, non seulement le panpsychiste doit-il répondre au problème de la combinaison, c’est-à-dire

expliquer comment des consciences fondamentales peuvent se combiner en consciences complexes,

il doit également expliquer en quoi il n’est pas mystérieux que l’évolution, apparemment aveugle à ce

genre de considérations, ait mené au bon genre de combinaisons.

En résumé, même si le panpsychisme peut en théorie éviter l’épiphénoménisme, il n’est pas clair que

Chalmers puisse y faire appel. Tout d’abord, le panpsychisme mine les expériences de pensée des

zombies philosophiques et du spectre inversé, que Chalmers avait utilisées pour justifier sa position.

De plus, même si le panpsychisme accorde un rôle causal à la conscience phénoménale, il reste

encore à expliquer concrètement comment il rend compte des jugements phénoménaux et de

l’évolution de la conscience. Ces tâches, que Chalmers ne remplit pas, semblent bien difficiles à

accomplir. Finalement, le problème de l’évolution de la conscience phénoménale est relié au problème

de la combinaison, bien reconnu dans la littérature sur le panpsychisme. Afin de montrer que le

panpsychisme est une option viable, Chalmers devrait donc fournir une réponse à ce problème de la

combinaison.

3.3 – McGinn contre-attaque

Je veux maintenant m’arrêter pour souligner comment les arguments de McGinn rejoignent les

critiques ci-dessus. Pour commencer, la menace d’épiphénoménisme utilisée par McGinn contre le

dualisme est de retour. McGinn faisait justement appel au paradoxe des jugements phénoménaux pour

montrer que le dualisme et l’épiphénoménisme qui en découle sont insoutenables. Ensuite, l’idée que

la conscience a évolué naturellement, que McGinn utilisait pour mettre de côté les théories

surnaturelles (incluant, selon lui, les théories dualistes), est désormais utilisée contre la théorie dualiste

de Chalmers. C’est le problème de l’évolution de la conscience phénoménale ci-dessus.

De plus, les arguments combinatoire et spatial contre notre capacité à connaître P se manifestent

également, cette fois-ci par le biais du problème de la combinaison tel qu’il se pose pour le

panpsychisme. Rappelons-nous que McGinn affirmait que l’ensemble de la science fonde ses

explications sur le modèle des combinaisons, inspiré de notre perception spatiale ou de notre langage,

décomposable en mots. McGinn est toutefois catégorique dans son affirmation que cela ne fonctionne

pas avec la conscience phénoménale, que l’on ne peut pas décomposer, spatialement ou à la manière

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du langage, en neurones ou en propriétés neuronales. C’est là le problème de la combinaison, et c’est

une raison pour laquelle la solution au problème corps-esprit nous est cognitivement fermée.

En fait, on peut même aller plus loin et dire que parce qu’il est impossible de résoudre le problème de

la combinaison, le panpsychisme est en réalité une forme de mystérianisme. C’est ce que McGinn en

disait :

[p]anpsychism thus differs from mysterianism in that it claims that we know what property of the brain causes consciousness: the consciousness of the constituents of the brain. My brain causes me to feel pain because the neurons in my brain combine their individual mental properties to produce that sensation in me (1999, 96).

The problem with this theory should now be obvious. It is empty (1999, 99).

L’idée de McGinn est que le panpsychisme est en fait une variété de naturalisme transcendantal. Dire

que la matière est dotée de propriétés conscientes ou protoconscientes qui donnent lieu, une fois

assemblées en cerveau humain, à la conscience humaine, revient simplement à dire que la matière a

des propriétés inconnues qui expliquent la conscience humaine. C’est pratiquement ce que McGinn

soutient, à ceci près qu’il ajoute, point important, que ces propriétés inconnues nous sont cognitivement

fermées et demeureront donc à jamais inconnues, en raison des arguments dont il a été question dans

le premier chapitre. Pour dire quelque chose de substantiel, le panpsychiste devrait répondre au

problème de la combinaison, ce que McGinn croit impossible. Ainsi, Chalmers devrait concéder qu’il

n’explique pas grand-chose en introduisant le panpsychisme. Il n’explique aucunement quelles sont

les propriétés conscientes ou protoconscientes de la matière ni comment elles se combinent pour

mener à la conscience humaine.

À la limite, McGinn pourrait concéder que le panpsychisme représente un bien faible progrès par

rapport au naturalisme transcendantal. Au mieux, s’il se révèle vrai, le panpsychisme ne ferait que

raffiner très légèrement sa position.

3.4 – Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai tenté d’expliquer quelques objections qu’on peut soulever contre Chalmers.

Premièrement, l’épiphénoménisme qu’entraîne le dualisme naturaliste pose deux problèmes. Il y a le

paradoxe des jugements phénoménaux, renforcé par Pauen, qui s’appuie sur les expériences de

pensée des zombies philosophiques et des qualia inversés, et il y a aussi l’impossibilité d’expliquer

l’évolution de la conscience phénoménale. Ensuite, il y a des problèmes avec le panpsychisme lorsqu’il

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est avancé comme une formulation précise du dualisme naturaliste. Non seulement le panpsychisme

risque de rendre impossibles les expériences de pensée du monde de zombies et du spectre inversé,

mais il est lui-même vulnérable à des critiques indépendantes. On ne voit simplement pas pourquoi ni

comment des consciences pourraient se combiner. Les arguments combinatoire et spatial de McGinn

reviennent ainsi hanter Chalmers.

Dans le prochain chapitre, je vais examiner certaines options s’offrant à Chalmers pour éviter ces

objections afin de déterminer si sa théorie peut être sauvée ou s’il doit ultimement se résigner au

maigre progrès accompli par rapport à McGinn et s’avouer vaincu face à un mystérianisme inévitable.

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Chapitre 4 : Réponse ou compromis ?

Afin de déterminer si Chalmers doit s’incliner face aux objections du chapitre précédent, il faut explorer

certaines options s’offrant à lui. C’est ce que je ferai dans ce chapitre, où j’en viendrai à défendre l’idée

qu’un compromis est possible entre les positions de Chalmers et de McGinn. Je commencerai par trois

options de réponse au paradoxe des jugements phénoménaux. La première option, que Chalmers

proposait dans The Conscious Mind (172-203) face à la version originale du paradoxe, était d’accepter

résolument que la conscience phénoménale ne joue aucun rôle causal dans la formation de nos

jugements, sans se prononcer sur le rôle (causal ou autre) qu’elle pourrait jouer dans la formation de

nos croyances. Je rejetterai cette option puisque, tel que Chalmers lui-même l’avoua plus tard (1999,

493-494), déjà dans la formulation initiale, cette option était invraisemblable : nos qualia ont un rôle

important à jouer dans la formation de nos croyances. L’option ne sera que plus invraisemblable dans

la version du paradoxe renforcée de Pauen, où les qualia de plaisir et de douleur sont supposément

inversés sans conséquence physique. La deuxième option ensuite proposée par Chalmers (1996, 203-

209), toujours pour résoudre le paradoxe original, était d’accepter que la conscience phénoménale ne

joue aucun rôle causal dans la formation de nos jugements phénoménaux, mais de lui attribuer un rôle

épistémique dans la formation de nos croyances phénoménales (pas celles des zombies). L’idée est

que les croyances phénoménales des zombies, sans nécessairement être fausses, seraient

« dégonflées » en ce sens que, contrairement aux nôtres, elles ne porteraient que sur une propriété

fonctionnelle qu’ils exemplifieraient, non sur une expérience phénoménale. Je rejetterai cette option

parce que, même si elle était cohérente dans le cas des zombies, elle ne le serait pas dans le monde

aux qualia inversés de Pauen. Nos analogues y auraient complètement et systématiquement tort, leurs

croyances ne seraient pas simplement dégonflées. Finalement, la dernière option s’offrant à Chalmers

face au paradoxe des jugements phénoménaux est d’attribuer un rôle causal à la conscience

phénoménale, notamment dans la formation de nos jugements phénoménaux. J’expliquerai que cette

approche est la seule possible face au problème de l’évolution de la conscience. En effet, attribuer un

rôle causal à la conscience est la seule façon d’en expliquer la sélection naturelle, car, ainsi que je l’ai

mentionné au chapitre précédent, la conscience est un phénomène trop complexe pour n’être qu’un

effet secondaire de l’évolution.

En conséquence, Chalmers doit adopter l’une des théories qu’il a proposées pour attribuer un rôle

causal à la conscience phénoménale, soit l’interactionnisme quantique ou le panpsychisme.

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J’expliquerai que, cette première option étant pour l’heure hautement spéculative, il vaut mieux se

tourner vers le panpsychisme, dans l’une des deux versions envers lesquelles il a manifesté de l’intérêt,

soit le monisme de Russell ou le monisme de l’information. Il faudra toutefois voir si Chalmers peut

répondre aux charges portées contre le panpsychisme sans miner son dualisme naturaliste lui-même.

Je consacrerai donc plusieurs pages à examiner ce qui me semble être la seule option prometteuse

en ce qui a trait au problème de la combinaison, soit la réponse spatiale de Philip Goff. Cette réponse

permettrait à Chalmers d’arriver à une version panpsychiste viable de son dualisme naturaliste. Il s’agit

toutefois d’une réponse en bonne partie mystérienne, et c’est pourquoi je soutiendrai que nous arrivons

finalement à un compromis entre Chalmers et McGinn. Après avoir expliqué que nous n’avons pas une

saisie transparente de la relation de combinaison de consciences, Goff parvient quand même à

identifier cette relation à la relation spatiale. Après tout, nous n’avons pas non plus une saisie

transparente de la nature de la relation spatiale. Je prendrai le temps d’examiner dans quelle mesure

cette solution peut éviter chacun des arguments mystériens de McGinn, et je terminerai en situant le

progrès accompli par Chalmers en l’adoptant.

4.1 – Trois options pour sauver le dualisme naturaliste de

l’épiphénoménisme

4.1.1 – Expliquer fonctionnellement et physiquement les jugements phénoménaux

Commençons donc par examiner la première option développée par Chalmers face au paradoxe des

jugements phénoménaux, c’est-à-dire accepter que la conscience phénoménale ne joue aucun rôle

causal dans la formation de nos jugements phénoménaux et tenter d’expliquer ceux-ci sans faire appel

à celle-là. (1996, 172-203). Chalmers maintient la distinction entre les jugements phénoménaux et les

croyances phénoménales. Si nos qualia sont potentiellement impliqués (épistémiquement,

causalement, ou autrement) dans nos croyances, ils ne le sont pas dans nos jugements phénoménaux,

dont la formation et l’énonciation peuvent se faire sur une base purement physique, ce qui les rend

complètement explicables en termes uniquement physiques. Une autre façon de le dire est que les

croyances des zombies ne sont rien de plus que leurs jugements, qui, comme les nôtres, sont

purement fonctionnels et physiques11.

11 Dans notre cas, par contre, il y a peut-être plus qu’une dimension fonctionnelle et physique à nos croyances phénoménales, mais Chalmers n’exploite pas cette idée pour l’instant.

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Ce point peut être clarifié en reprenant un exemple du chapitre précédent. Supposons que je

m’exclame « j’ai mal à l’orteil ». D’un côté, il y a un jugement dont les causes et les effets peuvent être

expliqués en termes uniquement physiques. On ne parle que de fibres C, de mouvement de la bouche,

peut-être de réflexions du second ordre à propos de la douleur – un zombie pouvant même aller jusqu’à

dire qu’il a des qualia qui sont fonctionnellement irréductibles –, mais jamais de quale. Ce n’est que du

côté de la croyance où, en plus de tout cela, le quale apparaît potentiellement chez moi, mais jamais

chez mon zombie. Dans The Conscious Mind, Chalmers ne tente pas d’éviter le paradoxe en faisant

appel à la croyance. Il tente seulement de construire une histoire crédible qui explique les jugements

des zombies pour ensuite réfuter quelques objections, indépendamment du rôle que les qualia jouent

(ou ne jouent pas) dans les croyances ou plus généralement dans l’épistémologie des jugements

phénoménaux. L’espoir est que l’air de paradoxe qui plane autour des jugements phénoménaux se

dissipera en expliquant fonctionnellement les jugements du zombie, sans qu’on ait vraiment à expliquer

comment nos qualia s’intègrent à nos croyances à nous ou ce qui les rend vraies. Ainsi, une certaine

forme d’épiphénoménisme serait maintenue mais un épiphénoménisme bien détaillé cesserait déjà

d’être contre-intuitif.

Plus précisément, Chalmers explique (1996, 184-186) que tout agent cognitif bien conçu proférera des

jugements phénoménaux similaires aux nôtres, qu’il soit phénoménalement conscient ou non. Il donne

comme exemple un système cognitif qui regarderait un tricycle rouge. Si le système est bien conçu, il

pourra répondre à la question « que vois-tu ? » par « un tricycle rouge ». Mais ce qui est important ici,

c’est ce qui se produira si l’on demande au système de justifier son affirmation. Un système bien conçu

dira simplement qu’il voit le tricycle rouge, comme vous et moi. En effet, il serait superflu d’implémenter

dans un tel système une capacité explicative plus poussée. Par exemple, il serait inutile de pourvoir le

système de la capacité de dire, lorsqu’il voit un tricycle rouge, que tels ou tels capteurs précis sont

impliqués, que cette information est traitée par tel ou tel algorithme, et que c’est ce qui cause

ultimement l’affirmation « je vois un tricycle rouge ». Nous, les êtres humains, sommes dans une

position similaire. En effet, nous voyons le tricycle rouge sans savoir quels mécanismes

neurobiologiques sont en jeu. Une telle connaissance serait superflue et inutile du point de vue

évolutionniste, voire néfaste.

Mais on peut aller plus loin et tenter d’étudier les jugements phénoménaux du système. Supposons

donc que l’on questionne plus avant le système et qu’on lui demande « qu’est-ce qui te fait dire que tu

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vois du rouge ? ». Il répondrait vraisemblablement, comme nous, « mais je vois du rouge, c’est tout! ».

C’est simplement un « fait brut » (brute fact) (Ibid., 185) pour le système que de voir telle ou telle

couleur. En effet, un système bien conçu aura un accès direct à ses perceptions, mais pas aux

mécanismes physiques et fonctionnels en jeu. C’est pourquoi il parlera simplement de telle ou telle

expérience, et non pas de capteurs, de longueurs d’onde ou d’algorithme. On peut aisément imaginer

que le système en vienne alors à se questionner sur la nature de ses jugements, sur sa conscience de

soi, sur sa « conscience phénoménale ». Il formera alors des jugements phénoménaux complexes.

Selon Chalmers, le système pourrait en venir à dire « I know my processes are just electronic circuits,

but how does this explain my experience of thought and perception ? » (Ibid., 186). Maintenant, ce qui

vient d’être dit du système créé par un ingénieur intelligent pourrait également être dit de systèmes

cognitifs créés par sélection naturelle, comme nous ou les zombies philosophiques. Tous ces systèmes

émettent des jugements phénoménaux simplement parce qu’ils sont cognitifs, pas besoin de parler de

conscience phénoménale, et donc pas de « paradoxe » des jugements phénoménaux.

Toutefois, comme Chalmers le dira plus tard (1999, 493-494), cette option n’est pas pleinement

convaincante. En effet, il ne suffit pas d’expliquer de manière fonctionnelle nos jugements et ceux des

zombies, il faut aussi répondre aux problèmes épistémologiques énoncés dans le chapitre précédent.

Il faut formuler une épistémologie qui explique en quoi le monde de zombies n’est pas aux prises avec

un réseau systématique d’erreurs. Il faut expliquer ce qui justifie les jugements phénoménaux de

Chalmers sans rendre systématiquement faux ceux de son zombie. De surcroît, il faut rendre compte

du monde aux qualia inversés de Pauen. Est-ce que ses habitants ont raison ou tort ? Si nous en

restons à une explication purement fonctionnelle qui fait abstraction des qualia, nous ne pouvons

même pas soulever la question. Nous pouvons seulement dire qu’ils vont énoncer des jugements

phénoménaux, puisqu’ils sont des systèmes cognitifs complexes, mais nous ne pouvons pas expliquer

en quoi ils auraient tort ou raison.

4.1.2 – Les croyances phénoménales dégonflées

C’est ce qui amène Chalmers à passer à sa deuxième option (1996, 203-209; 1999, 493-495). Pour

répondre aux problèmes épistémologiques, il insiste sur le rôle essentiel que nos qualia jouent dans la

constitution de nos croyances phénoménales à nous, même s’il maintient qu’ils ne jouent aucun rôle

causal dans la formation de nos jugements. Cela ne rendrait cependant pas systématiquement fausses

les croyances phénoménales des zombies. Cette manœuvre repose sur l’idée suivante : en opposition

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à nos croyances phénoménales authentiques, qui ont pour objet des qualia, celles des zombies

seraient dégonflées. Elles ne consisteraient en rien de plus que les jugements fonctionnels décrits ci-

dessus. Nous nous retrouvons alors en quelque sorte avec une épistémologie à deux niveaux. Prenons

un exemple. Quand je m’exclame : « j’ai mal à l’orteil », ma croyance phénoménale est vraie si et

seulement si j’ai véritablement un quale de douleur à l’orteil. Dans le cas de mon zombie qui énonce

les mêmes paroles sans avoir de quale de douleur à l’orteil, sa croyance ne serait toutefois pas fausse.

Elle serait vraie, mais seulement dans la mesure où elle est fonctionnellement vraie, c’est-à-dire pour

autant que son jugement phénoménal est vrai. Plus précisément, si on questionne mon zombie, il dira

avoir mal à l’orteil, il pourra nous indiquer une lésion et, étudiant en philosophe, il pourra même dire

que sa douleur est fonctionnellement irréductible, etc., comme les machines cognitives décrites ci-

dessus. Ainsi, Chalmers parviendrait à expliquer pourquoi nos croyances phénoménales sont justifiées

dans le plein sens du terme, notamment pourquoi celles qui sont requises pour les arguments dualistes

de Chalmers sont vraies, tout en montrant que les zombies n’ont pas systématiquement tort, que leur

monde n’est pas paradoxal. Ils expriment simplement des croyances dégonflées, restreintes à des

jugements purement fonctionnels, alors que nos croyances phénoménales à nous portent sur des

qualia authentiques.

Malgré son intérêt, cette suggestion ne tient malheureusement pas la route quand nous considérons

la version augmentée du paradoxe de Pauen. Dans un monde de créatures aux qualia de plaisir et de

douleur inversés, Chalmers ne peut pas dire que leurs croyances sont simplement dégonflées,

restreintes au côté fonctionnel, parce que, comme dans notre monde, des qualia sont présents. Ainsi

les habitants d’un tel monde auraient authentiquement tort, tout autant que nous avons raison. Or, un

tel monde, où les habitants émettent des jugements phénoménaux systématiquement erronés, est

paradoxal. C’est une des conclusions que l’on cherchait à éviter initialement dans la version originale

du paradoxe.

Finalement, la seule option s’offrant à Chalmers face au paradoxe des jugements phénoménaux est

donc d’accorder un rôle causal authentique à nos qualia non seulement dans la constitution de nos

croyances, mais aussi dans la formation de nos jugements. Il doit trouver une place pour la conscience

phénoménale dans la chaîne causale apparemment fermée du physique. Le monde aux qualia

inversés de Pauen serait ainsi évité. Par contre, le monde de zombies philosophiques est alors

menacé. Peut-on imaginer un tel monde si nos qualia sont causalement impliqués dans la formation

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de nos jugements ? De plus, peut-on imaginer un monde au spectre de couleurs inversé ? Si les qualia,

notamment les qualia de couleur, jouent un rôle causal, peut-on vraiment les inverser à notre guise ?

Nous y reviendrons.

Il existe une autre raison, assez différente, de donner un rôle causal authentique aux qualia, en

l’occurrence le problème de l’évolution de la conscience. Il a été établi dans le chapitre précédent que

ce problème, tel que posé par Nichols et Grantham, demande une explication de la structure

extrêmement complexe de la conscience phénoménale, pas seulement de la présence de conscience

phénoménale. L’argument de Nichols et Grantham visait explicitement à réfuter l’idée que la

conscience n’est qu’un effet secondaire sans rôle causal. Si elle n’était qu’un effet secondaire, elle ne

serait pas aussi riche, complexe et unifiée. Il faut donc au contraire attribuer un rôle causal authentique

à la conscience phénoménale pour pouvoir commencer à en expliquer l’évolution. Or, de la même

façon que Chalmers tentait ci-dessus de répondre au paradoxe des jugements phénoménaux sans

attribuer de rôle causal à la conscience phénoménale, il tente également de parler de l’évolution de la

conscience phénoménale sans lui attribuer de rôle causal (1996, 171 et 2003a, 128). Il tombe ainsi

directement dans la ligne de tir de Nichols et Grantham.

Dans The Conscious Mind (171), Chalmers explique comment la conscience phénoménale a pu

apparaître dans l’univers, mais il ne tente pas d’expliquer comment elle a pu se complexifier à travers

la sélection naturelle. Son explication dépend des lois psychophysiques qui restent à découvrir. En

effet, si l’on connaissait l’histoire physique du monde ainsi que les lois psychophysiques, on pourrait

dire quelle a été la première structure physique à être apparue dans l’univers qui était accompagnée

de conscience phénoménale. L’évolution de la conscience phénoménale, au sens de l’apparition de

conscience phénoménale, est ainsi expliquée. À la lumière des arguments de Nichols et Grantham, on

voit toutefois que cette explication est insuffisante. Encore faut-il expliquer pourquoi des consciences

de plus en plus complexes ont été sélectionnées.

Plus tard, en 2003, dans « Consciousness and its Place in Nature » (128), Chalmers affirmera que

l’épiphénoménisme n’est pas un problème pour expliquer la complexification de la conscience

phénoménale par sélection naturelle.

If the [psychophysical] laws have the right form, one can even expect that as more complex physical systems are selected, more complex states of consciousness will evolve. In this way, physical evolution will carry the evolution of consciousness along with it as a sort of byproduct.

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Or je crois, à la suite de Nichols et Grantham, qu’on peut affirmer que Chalmers fait ici erreur. La

conscience phénoménale est justement trop complexe pour n’être qu’un « byproduct ».

Ainsi, de la même manière que le paradoxe des jugements phénoménaux, le problème de l’évolution

de la conscience ne peut être résolu qu’en accordant un rôle crucial aux qualia de manière à éviter

toute accusation d’épiphénoménisme. Heureusement pour Chalmers, il laisse la porte ouverte à cette

possibilité dans The Conscious Mind lorsqu’il discute le panpsychisme, dont j’ai parlé dans le deuxième

chapitre.

4.2 – Un mot sur l’interactionnisme quantique

Mais avant d’en dire plus sur le panpsychisme, je veux prendre un instant pour noter que Chalmers a

évoqué une autre possibilité pour éviter l’épiphénoménisme (1999, 492), en l’occurrence

l’interactionnisme quantique, mentionné dans le deuxième chapitre. Bien que Chalmers insiste pour

dire qu’il faut prendre au sérieux cette option (Ibid., Chalmers et McQueen, 2014), est-elle pour autant

prometteuse ? On peut en douter car la viabilité même d’une telle théorie est en danger. Non seulement

cette idée n’est-elle pas envisagée sérieusement par la grande majorité de la communauté scientifique,

mais elle est carrément mal vue : « [t]he mere mention of “quantum consciousness” makes most

physicists cringe, as the phrase seems to evoke the vague, insipid musings of a New Age guru »

(Ouellette, 2016).

Mais même en étant généreux et en supposant qu’une telle interprétation de la mécanique quantique

soit sur la table, il reste difficile de voir comment elle pourrait rendre compte des jugements

phénoménaux et de l’évolution de la conscience phénoménale. En effet, l’interprétation défendue devra

expliquer comment la conscience phénoménale, qui intervient pour faire s’effondrer la fonction d’onde

quantique de certaines particules du cerveau, cause nos énoncés phénoménaux. De plus, il faudra

expliquer pourquoi notre conscience phénoménale a la forme qu’elle a à l’heure actuelle, pourquoi elle

a évolué de cette façon. Cet aspect de la théorie de l’interactionnisme quantique est généralement

négligé (probablement parce que la théorie elle-même est toujours en attente d’une formulation

suffisamment développée pour se pencher sur de tels problèmes précis). Quelle est la relation entre

la forme de la conscience phénoménale et l’effondrement de la fonction d’onde ? Comment la

conscience phénoménale a-t-elle évolué pour causer ces effondrements ? Aucune de ces questions

n’a encore été abordée.

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De plus, si la conscience phénoménale joue un rôle si important dans la physique, alors les

expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé seraient encore une fois

sérieusement menacées. En effet, s’il y a un lien si étroit entre la conscience phénoménale et la

physique, alors on ne peut pas simplement retirer (comme dans le monde de zombies) ou modifier

(comme dans le monde au spectre inversé) la conscience phénoménale et affirmer que le reste du

physique demeurera inchangé!

Je ne veux pas mettre prématurément de côté la possibilité qu’une telle théorie se révèle vraie, étant

données les difficultés importantes d’interprétation de la mécanique quantique, présentes depuis près

d’une centaine d’années, mais les obstacles sont non négligeables. Non seulement une telle théorie

n’est pas prise au sérieux par la communauté scientifique, mais il n’est pas clair qu’elle permette

véritablement au dualisme naturaliste d’éviter ses problèmes. Il serait possible qu’un génie démontre

éventuellement que la communauté scientifique avait tort de tourner en dérision l’interactionnisme

quantique, mais il semble plus judicieux d’attendre un tel dénouement que de spéculer à son sujet.

Pour reprendre l’expression célèbre de Patricia Churchland, les théories interactionnistes sont, pour

l’instant, aussi puissantes et mystérieuses d’un point de vue explicatif que « [p]ixie dust in the

synapses » (1998, 121). Je passerai donc à l’autre option, c’est-à-dire le panpsychisme, qui est une

avenue plus développée et prometteuse.

4.3 – La réponse spatiale au problème de la combinaison

Dans une optique panpsychiste, l’idée fondamentale est qu’en posant la nature intrinsèque de la

matière comme étant la conscience phénoménale, cette dernière hériterait de son statut causal, ce qui

permettrait d’éviter l’épiphénoménisme. Cependant, le succès de cette manœuvre est mis en péril par

plusieurs problèmes. Comme il en a été question dans le chapitre précédent, le panpsychisme menace

les expériences de pensée des zombies et du spectre inversé, expériences sur lesquelles la position

de Chalmers repose, et le panpsychisme lui-même est sérieusement remis en question par le problème

de la combinaison, le problème de l’évolution de la conscience phénoménale, et le paradoxe des

jugements phénoménaux. Dans cette section, je vais soutenir qu’il est en réalité possible d’arriver ici à

un compromis entre McGinn et Chalmers. Si le panpsychisme est voué à être largement mystérien, il

est quand même faux de dire qu’il s’agit d’une théorie vide, comme McGinn l’affirme. Pour arriver à

cette conclusion, je ferai appel à la réponse spatiale au problème de la combinaison, qui nous vient de

Philip Goff. Cette solution rejoint bien le mystérianisme de McGinn au sujet de l’échec de nos facultés

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à faire face au problème de la combinaison et au problème corps-esprit en général (Goff, 2017b). Elle

rejoint également McGinn sur le fait qu’il serait nécessaire de comprendre totalement la nature de

l’espace pour pleinement répondre à ces problèmes, et dans son affirmation que cela nous est

impossible. Je consacrerai ensuite quelques pages à expliquer que là où Goff (2017a, 7.3.2.5) fait un

pas de plus, c’est en identifiant élégamment la nature de la relation spatiale à celle de la relation de

combinaison de consciences, de manière analogue à l’identification de la nature de la matière à celle

de la conscience dans le panpsychisme. J’expliquerai finalement en quoi nous arrivons du coup à un

compromis entre Chalmers et McGinn.

Pour pouvoir bien mettre de l’avant les idées de Goff, il faut introduire l’expression « concept

transparent » (2017a, 15-16; 2017b, 289). Un concept est dit transparent quand « it reveals the nature

of the entity it refers to, in the sense that it is a priori (for someone possessing the concept and in virtue

of possessing the concept) what it is for that entity to be part of reality (2017a, 15; il souligne) ». L’entité

peut être un individu, un évènement, ou une propriété. On dit qu’un individu fait partie de la réalité s’il

existe, qu’un évènement fait partie de la réalité s’il se produit, et finalement qu’une propriété fait partie

de la réalité si elle est instanciée. Comme exemple de concept transparent, Goff donne le concept de

sphéricité. Pour que la propriété de sphéricité soit instanciée en réalité, il faut qu’il existe un objet dont

les points sont équidistants du centre. Une personne qui possède le concept de sphéricité sait

exactement ce que ça veut dire pour la propriété de sphéricité d’être instanciée, elle n’a besoin

d’aucune connaissance supplémentaire et c’est en ce sens qu’il s’agit d’un concept transparent.

Comme exemple de concept qui n’est pas transparent, on peut prendre le concept d’eau (2017a, 16;

2017b, 289). Notamment, le fait que l’eau est composée d’H2O ne peut pas être connu a priori à partir

du concept d’eau. Il a fallu mener nombre d’expériences empiriques pour arriver à cette

connaissance12.

Une dernière remarque avant de pouvoir introduire la réponse spatiale : Goff (2017b, 293) nous

accorde une compréhension transparente de la structure mathématico-causale du monde et de la

conscience phénoménale. Autrement dit, quand nous conceptualisons une entité physique dans un

certain réseau de relations causales quantifiables mathématiquement, nous concevons pleinement le

12 Suite aux remarques faites au chapitre deux sur la nature des entités physiques, on peut ajouter que même le concept d’H2O n’est pas transparent. Si l’on connaît les lois régissant le comportement de ces molécules, on en ignore quand même la nature intrinsèque.

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côté mathématique de ces réseaux. Par exemple, en affirmant que les interactions mathématico-

causales entre deux électrons sont décrites par telles ou telles équations, nous concevons pleinement

ces interactions mathématico-causales. Rien ne nous échappe du comportement des électrons13. De

même, quand nous saisissons introspectivement une entité dans notre conscience phénoménale, nous

concevons pleinement cette entité. Quand je ressens de la douleur par exemple, j’ai une saisie

transparente de ce qu’est cette douleur.

4.3.1 – Le côté mystérien de la réponse spatiale

Goff n’étend toutefois pas le domaine de notre connaissance transparente à la relation de combinaison

de consciences. C’est là le côté mystérien de sa position : même si le panpsychisme est vrai, et même

s’il existe une relation de combinaison de consciences, nous n’avons pas une saisie transparente

(« transparent grasp ») de cette relation. La première justification que Goff apporte pour appuyer cette

affirmation est très simple : « If we did have such a conception, then the solution to the combination

problem would be obvious. Indeed, the problem would never have occurred to us. (2017b, 292) ».

Effectivement, si nous avions une compréhension transparente de la relation de combinaison, nous

saurions immédiatement comment diverses consciences se combinent, et le problème de la

combinaison n’en aurait jamais été un.

Goff (2017b, 292-293) élabore cette idée en faisant valoir un point qui n’est pas sans rappeler McGinn.

Nos deux façons fondamentales de comprendre le monde, c’est-à-dire la perception et l’introspection,

sont incapables d’appréhender les relations entre sujets conscients. Du côté de la perception, qui est

l’origine de l’investigation empirique, on peut percevoir des relations, mais pas les consciences

phénoménales, et donc pas, non plus, les relations entre des consciences phénoménales. En effet,

comme il en a été question dans le deuxième chapitre, où le panpsychisme a été introduit,

l’investigation empirique ne nous renseigne que sur la nature extrinsèque des entités étudiées. Ainsi,

même s’il est vrai que la science empirique nous renseigne sur des relations, comme le genre de

relations qui tiennent entre deux électrons, toutes ces relations ne sont connues qu’extrinsèquement.

Ainsi, ce qu’on sait de la relation entre deux électrons se résume à des équations. On ne sait pas quelle

est la nature intrinsèque consciente d’un électron, et encore moins la nature de la relation entre les

13 Notons qu’il s’agit quand même d’une connaissance a posteriori, c’est-à-dire qu’il a fallu faire des expériences pour découvrir ces relations mathématico-causales entre électrons. Mais il n’en demeure pas moins que nous avons une saisie transparente de ces relations mathématico-causales, au sens où, une fois données, elles décrivent tout ce qu’il y a à y savoir.

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consciences des électrons. Nous ne parviendrons donc pas à répondre au problème de la combinaison

grâce à la perception.

Du côté de l’introspection, la difficulté vient du fait que nous n’avons accès qu’à une seule entité

phénoménale, en l’occurrence à notre propre conscience, mais à aucune autre, et donc à aucune

relation entre consciences. En effet, pour pouvoir étudier par introspection des relations entre

consciences, il faudrait d’abord pouvoir étudier par introspection au moins deux consciences. Or,

comme l’introspection ne nous donne toujours accès qu’à une seule conscience, c’est-à-dire à la nôtre,

nous n’avons accès à aucune relation entre consciences. Il nous est donc impossible de répondre au

problème de la combinaison par introspection.

Ainsi, que ce soit par perception ou par introspection, nous n’avons aucun accès à des relations entre

consciences, notamment aucun accès à des relations de combinaison entre consciences. Goff ne va

toutefois pas jusqu’à dire, comme McGinn, que nos facultés de perception et d’introspection sont

complètement incompatibles et donc que le mystère est complet. Goff dit plutôt que les remarques

précédentes impliquent que nous n’avons pas une saisie transparente de la relation de combinaison

de consciences. Notre compréhension de la combinaison de consciences ne sera jamais aussi

satisfaisante que la compréhension des relations causales du monde que l’investigation empirique

nous fournit, ou que notre compréhension de notre propre conscience fournie par introspection.

Avant de voir le genre de compréhension qui nous est possible selon Goff, amenons d’abord le point

autrement. Pour fournir une réponse panpsychiste complète au problème corps-esprit, il faudrait

déterminer quelle conscience phénoménale est associée à chacun des objets décrits par la physique,

des quarks aux galaxies, en passant par les atomes, molécules, cellules et organismes. Il faudrait

également expliquer comment les consciences des entités se combinent (ou ne se combinent pas)

d’un niveau à l’autre, des particules fondamentales aux galaxies, en passant par les atomes,

molécules, cellules et organismes. Cependant, alors que la perception nous offre des données à

propos de phénomènes allant du microscopique au macroscopique, l’introspection ne nous offre

qu’une seule sorte de données : nos propres expériences conscientes! À l’aide de l’introspection, je

peux examiner ma conscience phénoménale, et si j’avais des appareils d’imagerie cérébrale

suffisamment sophistiqués, je pourrais y associer mon état cérébral. Je pourrais faire cela pour un

certain éventail de paires d’états mentaux et cérébraux. Pour le panpsychiste, l’espoir est que cet

éventail de données, très étroit à l’échelle allant du microscopique au macroscopique, fournisse

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néanmoins suffisamment de données pour formuler une théorie panpsychiste complète, des particules

fondamentales aux galaxies. Cela semble hautement improbable. Nous risquons fortement de

manquer de données pour compléter de façon satisfaisante une telle théorie panpsychiste.

Question de comprendre encore mieux la difficulté, on peut faire une analogie avec la physique.

Affirmer que nous pouvons formuler une théorie panpsychiste complète avec pour seules données

phénoménales celles fournies par la perception et l’introspection humaine serait comme affirmer qu’il

est possible d’arriver à une théorie physique complète avec pour seules données celles fournies lors

d’expériences réalisables à l’échelle et à la vitesse humaines. Dans le meilleur des cas, ce sera

suffisant pour arriver à une théorie qui est approximativement juste (comme la physique newtonienne),

et dans le pire des cas, on obtiendra une théorie qui manque largement la cible (comme la physique

aristotélicienne). Mais de toute façon, nos justifications seront considérablement limitées, on ne sera

jamais certain de ce qui se passe en dehors du spectre des expériences que nous pouvons réaliser. Il

planera toujours un scepticisme fort à propos de la nature exacte de la conscience phénoménale, entre

autres à l’échelle du très petit et du très grand. Après tout, la physique newtonienne, juste à l’échelle

humaine, s’est avérée être erronée au sujet des corps très lourds et très rapides.

Bref, le côté négatif de la réponse spatiale de Goff consiste à dire que nous n’avons pas une saisie

transparente de la relation de combinaison de consciences. Même en nous accordant une saisie

transparente des relations mathématico-causales du monde et de la conscience phénoménale, nous

sommes quand même limités quant à la connaissance des relations entre consciences. Si nous avions

une saisie transparente de ces relations, le problème de la combinaison ne serait même jamais apparu.

De plus, tant l’introspection que la perception sont aveugles aux relations entre consciences

phénoménales, et donc à la réponse au problème de la combinaison.

4.3.2 – Le côté positif de la réponse spatiale

Nous pouvons maintenant passer au côté positif de la réponse spatiale de Goff. Celui-ci consiste en

une identification de la relation de combinaison avec une autre relation dont nous n’avons pas non plus

une saisie transparente : la relation spatiale. En effet, comme tous ses objets d’étude, la physique ne

décrit les relations spatiales que de façon extrinsèque. Goff, arguant que la relation spatiale doit, pour

faire partie de la réalité concrète, avoir une nature, identifie cette nature à la relation de combinaison

de consciences.

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La première étape de l’argument, c’est-à-dire affirmer que la physique ne décrit que de façon

extrinsèque les relations spatiales, est analogue à ce qui a été écrit au chapitre deux en parlant de la

nature des entités étudiées par la physique en général. La physique ne nous fournit effectivement

qu’une description mathématique des relations spatiales.

Pour la deuxième partie de l’argument, Goff défend l’idée que la relation spatiale doit avoir une nature

intrinsèque, même si la physique ne s’y intéresse pas. Il le fait de deux façons. Dans « The Phenomenal

Bonding Solution to the Combination Problem » (294-295), il se contente d’un appel à l’intuition.

Effectivement, il serait contre-intuitif que des entités puissent être en relation spatiale, qu’elles

s’influencent causalement l’une l’autre, sans que la relation ait une certaine nature. Dans

Consciousness and Fundamental Reality, Goff s’appuie sur l’espace pour faire son point. On voit

effectivement plus clairement que l’espace doit avoir une nature qui dépasse ce que la physique nous

en dit. Dans un cadre panpsychiste, le problème de la nature de l’espace se formule très bien. La

relativité générale nous enseigne que « space impacts and is impacted on by the material entities that

occupy it » (2017a, 183-184). L’espace est donc bien une entité au même titre que les autres qui sont

décrites par la physique. Cependant, comme toutes les entités qui font l’objet d’étude de la science

physique, l’espace n’y est connu qu’extrinsèquement. On sait que l’espace figure dans les équations

de la physique, et cela nous permet de prédire son comportement, mais on ne sait pas ultimement

quelle est sa nature. Or, une fois que l’on concède que l’espace a une nature qui dépasse ce que la

physique nous en dit, il est naturel de dire la même chose des relations spatiales.

Sans vraiment définir davantage les concepts d’espace et de relation spatiale, et sans non plus

expliquer le lien entre les deux, Goff passe ainsi à la conclusion plausible que les relations spatiales

doivent avoir une nature qui dépasse ce que la physique nous en dit.

Goff peut alors émettre une hypothèse très élégante (2017a, 7.3.2.5; 2017b, 299-300) : de la même

manière que la nature intrinsèque de la matière est la conscience pour le panpsychiste, la nature

intrinsèque de la relation spatiale est la relation de combinaison de consciences. Des entités sont en

relation spatiale dans la mesure où elles se combinent en un nouveau sujet conscient (notons que rien

n’oblige ce nouveau sujet à être plus complexe que ses constituants).

Cette identification est d’autant plus plausible que la relation spatiale entre entités est manifestement

étroitement reliée à la relation de combinaison de consciences : la façon dont les microconsciences de

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mes neurones se combinent est étroitement reliée aux relations spatiales qui tiennent entre mes

neurones. Goff fait un pas de plus en identifiant la relation de combinaison de consciences à la relation

spatiale.

Il n’en dit malheureusement pas plus sur cette manœuvre, sur laquelle il reste donc un certain mystère.

Mais il fallait s’y attendre, il s’agit, après tout, de l’identification de deux concepts qui ne sont pas

transparents. Si nous pouvons justifier l’identité par son élégance métaphysique, nous ne pouvons pas

la valider complètement, faute d’une saisie transparente.

Bref, le côté positif de la réponse spatiale de Goff est une identification de la relation de combinaison

de consciences, dont nous n’avons pas une saisie transparente, à la relation spatiale, dont nous

n’avons pas non plus une saisie transparente. Cette identification permet, bien que de façon

mystérienne, de répondre à la fois au problème de la combinaison et au problème de la nature de

l’espace.

4.3.3 – Retour sur les arguments mystériens

Maintenant que la réponse spatiale de Goff a été mise de l’avant, il convient d’examiner dans quelle

mesure cette solution évite les arguments mystériens de McGinn, afin de voir ce que Chalmers gagne

à adopter cette solution. Je commencerai par dire un mot sur les trois arguments mystériens de

McGinn, c’est-à-dire sur l’incapacité respective de l’introspection et de la perception à répondre au

problème corps-esprit, sur l’argument spatial et sur l’argument combinatoire. J’expliquerai ensuite en

quoi la solution spatiale dépasse ou ne dépasse pas chacun de ces arguments.

Rappelons-nous donc le premier argument de McGinn. Dans celui-ci, McGinn affirme que la perception

et l’introspection sont individuellement inaptes à répondre au problème corps-esprit, et qu’elles sont

également irréconciliables. Cela nous rendrait la solution au problème corps-esprit cognitivement

fermée. On se rappellera que le panpsychiste évitait cet argument par un argument métaphysique qui

lui permet de concilier les deux facultés. Celui-ci est d’accord pour dire que la perception et

l’introspection sont individuellement inaptes à répondre au problème, mais pas pour dire qu’il est

impossible de les concilier. La perception nous renseigne sur les entités et leur comportement, et

l’introspection nous informe sur la nature intrinsèque de ces entités, en l’occurrence leur nature

phénoménale.

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Goff exécute une manœuvre similaire pour répondre au problème de la combinaison. Il est d’accord

avec McGinn pour dire que la perception et l’introspection sont individuellement inaptes à appréhender

la relation de combinaison de consciences, mais pas pour dire qu’elles sont tout à fait irréconciliables.

Encore une fois, on évite le mystérianisme par une identification métaphysique. Du côté de la

perception et de l’investigation empirique, on sait que des relations spatiales existent, mais on ne peut

les décrire que mathématiquement. De l’autre côté, le panpsychisme nous informe qu’il doit exister une

relation de combinaison de consciences. Le panpsychiste procède alors à une identification de la

relation spatiale à la relation de combinaison de consciences, éliminant, dans une certaine mesure,

deux mystères d’un coup.

Rappelons-nous maintenant le deuxième argument mystérien de McGinn, c’est-à-dire l’argument

spatial. McGinn soutient que la conscience est non spatiale alors que notre connaissance est spatiale.

La conscience serait non spatiale, car toutes les tentatives de localisation engendreraient des

difficultés. La conscience d’une douleur à la main, par exemple, ne serait ni dans le cerveau ni dans la

main. McGinn balayait la première possibilité, car elle serait une construction ad hoc plutôt qu’une

véritable possibilité. C’est seulement par un bref raisonnement qu’on affirme, en observant l’activité

cérébrale, que c’est là que se trouve la conscience. Nous ne percevons aucunement la conscience

comme étant localisée approximativement dans la région du cerveau. La douleur ne serait pas non

plus localisée dans la main elle-même puisqu’il est possible de stimuler le cerveau pour obtenir

directement la douleur, même chez un amputé. McGinn renforçait ensuite son point en s’appuyant sur

Strawson, selon lequel toute connaissance humaine repose sur la spatialité. On l’a vu, selon ce dernier,

la notion de proposition présuppose la notion d’espace. L’idée est que nous pouvons distinguer des

particuliers x et y satisfaisant un prédicat Q parce que nous pouvons concevoir x et y comme occupant

des localisations spatiales différentes. McGinn concluait alors que l’esprit humain, dont la

connaissance est fondamentalement spatiale, est incapable de rendre compte de la conscience

phénoménale, non spatiale.

La solution spatiale de Goff évite ce problème spatial sans avoir à y répondre complètement. En

affirmant d’emblée que nous n’avons pas une compréhension transparente de l’espace, il n’est pas

surprenant que nous ne voyions pas comment la conscience phénoménale s’y insère. En fait, on peut

voir la réponse spatiale de Goff comme une suite à l’argument de McGinn. En effet, après être arrivé

à la conclusion que toute connaissance humaine est spatiale alors que la conscience est non spatiale,

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McGinn expliquait que cela indique que notre conception de l’espace est erronée. Manifestement,

l’espace et la conscience sont reliés d’une certaine façon naturelle, mais il nous est impossible de saisir

cette relation. Si nous connaissions mieux la nature de l’espace, le problème disparaîtrait. Espace et

conscience ne nous sembleraient plus incompatibles. Cependant, nous serions incapables d’arriver à

un tel point, étant donné que nous sommes incapables, toujours selon McGinn, de répondre au

problème corps-esprit.

[…] without a more adequate articulation of consciousness we are not going to be in a position to come up with the unifying theory that must link consciousness to the world of matter in space. We are not going to discover what space must be like such that consciousness can have its origin in that sphere. Clearly, the space of perception and action is no place to find the roots of consciousness! In that sense of ‘space’ consciousness is not spatial; but we seem unable to develop a new conception of space that can overcome the impossibility of finding a place for consciousness in it (McGinn, 1995, 229-230).

Goff peut élégamment sortir de cette impasse par son identification de la relation spatiale à la relation

de combinaison de consciences. Il ne spécifie toutefois pas quelle est alors la nature de l’espace, mais,

à tout le moins, on peut quand même dire qu’elle est telle que les relations spatiales sont des relations

de combinaison de consciences.

Terminons par l’argument combinatoire de McGinn, qui est simplement le problème de la combinaison.

McGinn n’avait pas formulé très en détail l’argument, affirmant que la conscience humaine n’est

manifestement pas une combinaison de neurones. Il y a deux choses qui clochent avec cette

affirmation. Premièrement, il faudrait plutôt dire que la conscience humaine est une combinaison des

natures intrinsèques des neurones, faute de quoi on imagine seulement le côté extrinsèque des

neurones, et, en combinant des entités extrinsèques, il n’est pas surprenant qu’on ne puisse arriver à

connaître quelque chose d’intrinsèque, c’est-à-dire notre conscience phénoménale. Deuxièmement,

même en gardant en tête le premier point, Goff est d’accord pour dire que la relation de combinaison

de consciences nous restera mystérieuse. Mais le fait que nous n’avons pas une saisie transparente

de la relation de combinaison de consciences n’empêche pas de faire du progrès théorique en

l’identifiant à la relation spatiale.

Bref, la réponse spatiale de Goff évite les trois arguments de McGinn par son identification de la relation

de combinaison de consciences et de la relation spatiale, et en reconnaissant pleinement que nous

n’avons pas une compréhension transparente de cette relation.

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78

4.3.4 – Le progrès accompli

La question qu’on doit maintenant se poser est de savoir dans quelle mesure la réponse de Goff

constitue un progrès par rapport à McGinn. Dans cette sous-section, je vais expliquer que la réponse

spatiale est un véritable compromis entre McGinn et Chalmers. La réponse spatiale nous permet

d’arriver à une ontologie élégante et qui donne un arrière-plan métaphysique aux recherches

empiriques sur la conscience. Mais, de l’autre côté, la saisie non transparente de la relation de

combinaison que la réponse spatiale nous accorde implique que nous devons abandonner les

expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé. Nous devons également

accepter que nous n’avons pas non plus une compréhension transparente de l’évolution de la

conscience phénoménale ou des jugements phénoménaux.

Commençons donc par expliquer pourquoi le panpsychisme, avec la réponse spatiale au problème de

la combinaison, constitue un progrès par rapport au mystérianisme complet de McGinn.

[…] at least we know that the real nature of the spatial relation is such as to bond subjects together to constitute further subjects. On the view currently under consideration, we have a reasonable grip on the nature of the world: the only intrinsic determinable is consciousness, the only relational determinable is phenomenal bonding (Goff, 2017b, 300).

Par « déterminable », Goff entend un type de propriété qui peut être instancié par des « déterminés ».

Par exemple, « couleur » est un déterminable dont « bleu » et « rouge » sont des déterminés. Dans la

citation ci-dessus, Goff affirme que la réponse spatiale permet d’arriver à une ontologie où,

premièrement, le seul déterminable intrinsèque est la conscience. Ceci veut dire que, intrinsèquement,

les entités du monde sont toutes conscientes. Ce qui change est l’instance de conscience, c’est-à-dire

le déterminé, d’une entité à l’autre. Ma conscience est différente de celle d’un électron par exemple.

Deuxièmement, la nature de toute relation entre entités est combinaison de consciences. Par exemple,

comme les particules de mon cerveau sont spatialement reliées, c’est qu’en vérité elles se combinent

en un sujet conscient. C’est vrai aussi des particules de mon cerveau qui sont spatialement reliées à

la lune, et qui se combinent pour former un autre sujet conscient, dont les propriétés phénoménales

restent à étudier.

On ne dit pas uniquement, comme McGinn, qu’il y a quelque chose dans la matière qui explique la

présence de conscience phénoménale, et que cela a à voir avec une propriété du cerveau qu’on ne

connaitra jamais. On dit plutôt que la nature intrinsèque de la matière est conscience, et on dit que la

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nature de la relation spatiale est combinaison de consciences. Même si nous ne pouvons pas en dire

beaucoup plus sur la nature de la relation spatiale ou sur les consciences très différentes des nôtres,

il reste que nous avons une bonne idée de l’ontologie du monde. Il s’agit d’une vision du monde

élégante, qui résout nombre de problèmes métaphysiques importants, à commencer par le problème

corps-esprit, mais aussi la question de la nature des entités décrites par la physique, incluant les

relations spatiales.

Un deuxième aspect positif de la réponse spatiale et qu’elle peut donner un arrière-plan métaphysique

à certains résultats empiriques, notamment ceux de la théorie de l’information intégrée, introduite au

chapitre deux. Comme Goff le souligne (2017a, 186), même si nous n’avons pas une saisie

transparente de la relation de combinaison de consciences, on peut quand même faire du progrès

empirique sur certains de ses aspects. Parmi l’ensemble des relations spatiales, on pourra distinguer

celles qui correspondent à des relations de combinaisons de consciences triviales ou complexes, on

pourra tenter de prédire le genre de conscience qui correspond à telle ou telle relation spatiale. La

théorie de l’information intégrée, par exemple, nous informe que, pour que des consciences

phénoménales se combinent en une conscience plus complexe, les relations spatiales

correspondantes doivent satisfaire certains critères. La théorie peut même prédire la magnitude de la

conscience résultante.

Ceci dit, accepter la réponse spatiale constituerait un véritable compromis de la part de Chalmers. Il

devrait admettre que nous n’avons pas une saisie transparente de la relation de combinaison de

consciences. Il doit également abandonner la possibilité métaphysique des expériences de pensée

des zombies et du spectre inversé. Il ne peut pas non plus répondre ni au paradoxe du jugement

phénoménal ni au problème de l’évolution de la conscience. En bout de ligne, il doit concéder que nous

ne pouvons qu’avoir une idée générale des consciences des entités différentes de nous et de la

réponse au problème de la combinaison.

En effet, comme nous n’avons qu’une idée générale des consciences différentes des nôtres et que

nous ne comprenons pas exactement comment différentes microconsciences peuvent se combiner en

consciences plus complexes, nous ne pouvons pas légitimement imaginer des zombies philosophiques

ou une inversion de spectre. Les problèmes auxquels mènent ces expériences de pensée, comme le

paradoxe des jugements phénoménaux et le monde de Pauen, où les qualia de plaisir et de douleur

sont inversés, montrent que ces expériences de pensée ne reflètent pas des possibilités

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métaphysiques, mais sont plutôt dues à des échecs de nos facultés intellectuelles. Mais il ne faudrait

pas croire que l’exercice a été vain. En arrivant au problème de l’évolution de la conscience et au

paradoxe des jugements phénoménaux à la suite ce ces expériences de pensée, on sait que nous

avons fait une erreur en construisant ces dernières. Avec la réponse spatiale, on sait que le nœud du

problème est notre saisie non transparente de la relation de combinaison de consciences, et des

consciences différentes des nôtres. On peut imaginer retirer ou modifier les consciences de notre

monde sans en changer les entités physiques seulement parce que nous ne comprenons pas bien

l’aspect intrinsèque de ces entités physiques, c’est-à-dire leurs consciences, ni comment ces

consciences se combinent.

Revenons maintenant au problème de l’évolution de la conscience et au paradoxe des jugements

phénoménaux. Le fait est que, en ne nous donnant qu’une saisie non transparente de la relation de

combinaison de consciences, la solution spatiale de Goff limite considérablement notre capacité de

répondre au problème de l’évolution de la conscience phénoménale et au paradoxe des jugements

phénoménaux. Encore ici, le mieux qu’on puisse espérer est un certain progrès théorique malgré lequel

il restera toujours un important degré de mystérianisme.

Rappelons-nous que, pour les panpsychistes, le problème de l’évolution de la conscience est une

variante du problème de la combinaison. Même si l’on concède au panpsychiste que les consciences

des particules fondamentales peuvent se combiner en consciences macroscopiques, on en voit mal

l’avantage évolutif. Le fait est qu’on peut décrire la sélection naturelle en termes uniquement de

mécanismes causaux et de fonctions, sans jamais parler de combinaisons panpsychistes. On peut

s’en tenir à parler uniquement de mutations aléatoires dans telle ou telle structure biologique qui est

retenue, de génération en génération, etc. Or, le panpsychiste doit expliquer pourquoi l’évolution a

sélectionné le genre de combinaisons qui mène à la conscience humaine, trop complexe pour être

accidentelle. Il semble alors se trouver dans une impasse : comment l’évolution, apparemment aveugle

aux combinaisons panpsychistes, aurait-elle néanmoins sélectionné le bon genre de combinaisons ?

La réponse spatiale de Goff n’aide pas vraiment à répondre à la question. En affirmant que nous

n’avons pas une saisie transparente de la relation de combinaison de consciences, on rend même la

chose plus difficile. Du coup, nous ne pouvons pas bien comprendre pourquoi l’évolution

sélectionnerait certaines combinaisons plutôt que d’autres. Le mystère ne sera jamais complètement

levé. On peut pousser l’idée à l’extrême pour bien comprendre. Supposons que nous connaissions

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entièrement le côté physique de la sélection naturelle. Autrement dit, supposons que nous

connaissions, atome pour atome, l’histoire de l’évolution des structures physiques du vivant. Même

dans ce scénario, nous ne serions pas capables de passer à la connaissance de l’évolution de la

conscience phénoménale, parce que nous ne connaîtrions quand même pas l’histoire équivalente du

côté des combinaisons de consciences. Nous ne saurions pas quelles consciences se sont combinées

ni comment ni pourquoi.

Le mieux qu’on puisse espérer est, comme dans le cas du problème de la combinaison, un certain

progrès théorique. Par exemple, une fois que nous aurons identifié certaines relations spatiales à

certaines relations de combinaison de consciences, nous pourrons rattacher l’avantage évolutif de

certaines structures biologiques à l’avantage évolutif de certaines relations de combinaison de

consciences.

Le paradoxe des jugements phénoménaux demeure également, et ce, pour des raisons parallèles.

Sans compréhension transparente de la relation de combinaison de consciences, on ne comprendra

pas bien la manière dont nos jugements phénoménaux concernant notre conscience macroscopique

portent sur une combinaison de consciences microscopiques, et quel rôle causal ces combinaisons

jouent. Encore une fois, nous ne pouvons qu’espérer qu’un certain progrès théorique est possible.

Bref, si la solution spatiale de Goff au problème de la combinaison permet à Chalmers d’éviter les

problèmes du panpsychisme, le prix à payer est un important mystérianisme. Nous n’aurons jamais

une compréhension transparente de la relation de combinaison de consciences, et nous ne pouvons

répondre ni au problème de l’évolution de la conscience phénoménale, ni au paradoxe des jugements

phénoménaux. C’est pourquoi nous arrivons finalement à un compromis entre Chalmers et McGinn.

4.4 – Conclusion

Nous avons vu que le paradoxe des jugements phénoménaux, renforcé par Pauen, résiste aux

tentatives de Chalmers. Pour véritablement éviter ce problème, il doit explicitement attribuer un rôle

causal à la conscience phénoménale. Cette manœuvre est d’autant plus nécessaire qu’elle est

également requise pour répondre au problème de l’évolution de la conscience phénoménale. En

conséquence, Chalmers n’a d’autre choix que d’opter pour une des deux options qu’il évoque à cette

fin, c’est-à-dire l’interactionnisme quantique ou le panpsychisme. La première de ces options étant

extrêmement spéculative, il serait malavisé d’y faire reposer sa position. Le panpsychisme est une

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avenue plus prometteuse. Toutefois, elle l’oblige à abandonner la possibilité métaphysique des

expériences de pensée des zombies et du spectre inversé. De plus, et surtout, le problème de la

combinaison dont la réponse ne nous est pas connue de façon transparente conduit Chalmers à une

position qui est une sorte de compromis avec celle de McGinn. La réponse spatiale de Goff, qui identifie

la relation de combinaison de consciences à la relation spatiale, est plausible et élégante, bien que

mystérienne. Et, bien qu’elle ne réponde pas complètement au problème de l’évolution de la

conscience ni au paradoxe des jugements phénoménaux, cette solution a au moins le mérite

d’amoindrir notre perplexité, tout en répondant à la question de la nature des relations spatiales.

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Conclusion

On se rappellera que j’avais commencé ce mémoire en promettant de répondre à certains problèmes

existentiels que l’on observe dans la culture populaire. En effet, dans la mesure où le physicalisme

imprègne la culture populaire, on se demande si nous ne sommes que des machines, ou des esprits

impotents piégés dans des machines. Ces problèmes sont symboliquement illustrés notamment dans

les nombreux films de robots et de zombies aujourd’hui très populaires. En guise de conclusion, je

veux spécialement faire un retour sur chacun des chapitres de mon mémoire en expliquant comment

ils s’attaquent à ces problèmes existentiels.

Tout d’abord, au premier chapitre, nous avons bien défini la conscience phénoménale et nous avons

passé en revue quatre arguments, c’est-à-dire la chambre de Mary, la chauve-souris de Nagel, les

zombies philosophiques, et l’inversion de spectre. Ces arguments nous permettaient de mieux

comprendre ce qu’est la conscience phénoménale, et en quoi le physicalisme est erroné. Cela nous

permettait déjà de commencer à nous attaquer aux problèmes existentiels que l’on retrouve dans la

culture populaire. En rendant explicite le physicalisme qui sous-tend ces problèmes, et en le réfutant,

on commence effectivement à traiter le malaise. On voit clairement que nous ne sommes pas que des

machines. Nous avons des consciences qui ne sont pas qu’une affaire physique. Reste encore à

trouver une théorie qui explique le rapport entre les deux.

Nous sommes ensuite passés à une première possibilité d’explication de ce rapport : le naturalisme

transcendantal de Colin McGinn. Cette position robuste est en quelque sorte la plus pessimiste que

l’ex-physicaliste peut prendre face au problème corps-esprit. Si le physicalisme est erroné, il existe

quand même une réponse naturaliste au problème, mais elle est cognitivement fermée à l’humain, de

la même façon que la gravité est cognitivement fermée à l’écureuil. D’un point de vue existentiel, un

avantage crucial du naturalisme transcendantal est qu’il permet déjà d’attribuer un rôle causal à la

conscience phénoménale. On se rappellera en effet que, selon McGinn, le monde physique ne fait que

sembler être causalement fermé. Les explications purement physiques du comportement humain que

nous formulons sont erronées pour des raisons qui nous sont opaques. Nos croyances, nos désirs et

nos peines sont réellement susceptibles de causer nos actions.

Déjà à ce point de mon mémoire, nous sommes parvenus à distinguer l’esprit humain de la matière, à

expliquer en quoi nous ne sommes pas des robots et à attribuer un rôle causal à l’esprit, c’est-à-dire à

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expliquer qu’il ne s’agit pas d’un fantôme superflu dans une machine physique. Cependant, cette

solution mystérienne est un peu décevante, au sens où elle nous déconnecte épistémologiquement du

monde. Nous ne comprenons pas comment notre esprit et la matière s’entrepénètrent naturellement.

Mais il y a moyen de faire mieux.

Nous avons donc envisagé, au deuxième chapitre, une réponse naturaliste plus optimiste, en

l’occurrence le dualisme naturaliste de David Chalmers. Selon celui-ci, il faudrait ajouter la conscience

phénoménale à notre ontologie fondamentale, un peu comme Newton a ajouté la gravité à l’ontologie

mécaniste de son époque. La conscience phénoménale qui fait alors partie des fondements du monde

pourrait être étudiée et expliquée. Chalmers peut préciser sa position avec le panpsychisme, qui

connaît un important regain d’intérêt actuellement.

Le panpsychisme permettrait potentiellement d’aller chercher les avantages du mystérianisme sans

les désavantages. Grâce à lui, on peut distinguer conscience et matière et expliquer leur relation tout

en donnant un rôle causal très important à la conscience phénoménale. En fait, comme la nature

intrinsèque de la matière est en réalité conscience phénoménale, c’est à la conscience phénoménale

que retourne fondamentalement toute la causalité du physique.

Toutefois, il n’est pas certain que cette manœuvre puisse fonctionner. J’ai en effet expliqué dans le

troisième chapitre que la position de Chalmers fait face à d’importants problèmes, qui menacent

ultimement de le replonger dans le naturalisme transcendantal. La position générale de Chalmers,

c’est-à-dire le dualisme naturaliste, fait face à de fortes accusations d’épiphénoménisme, spécialement

sous la forme du paradoxe des jugements phénoménaux et du problème de l’évolution de la

conscience phénoménale. Et la formulation panpsychiste, si elle est moins vulnérable aux accusations

d’épiphénoménisme, ne s’en tire pas nécessairement mieux. Tout d’abord, elle menace les

expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé. Ensuite, si le panpsychisme

accorde un rôle causal à la conscience phénoménale, il reste encore à fournir une réponse explicite

au paradoxe des jugements phénoménaux et au problème de l’évolution de la conscience. De plus, le

panpsychisme fait face à une forte critique dans la littérature : le problème de la combinaison. Pourquoi

et comment certaines consciences se combineraient-elles ?

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Bref, avant de faire appel au dualisme naturaliste ou à sa formulation panpsychiste pour nous attaquer

à nos problèmes existentiels et pour dépasser le mystérianisme, il faut régler les problèmes

philosophiques qui mettent en doute ces positions.

Dans le dernier chapitre, nous avons finalement passé en revue les options s’offrant à Chalmers pour

résoudre ces problèmes, et nous sommes arrivés à un compromis entre sa position et celle de McGinn.

D’abord, face au paradoxe des jugements phénoménaux et au problème de l’évolution de la

conscience, Chalmers doit accepter et défendre le panpsychisme, faute de quoi il est incapable

d’attribuer un rôle causal authentique à la conscience phénoménale. De plus, pour répondre aux

critiques du panpsychisme, il doit s’en remettre à la réponse spatiale de Philip Goff. Cette réponse

mystérienne identifie la relation de combinaison de consciences à une autre relation à laquelle nous

n’avons pas un accès transparent, à savoir la relation spatiale.

Cette réponse a l’avantage d’enraciner la conscience phénoménale profondément dans le tissu du

monde. Non seulement la nature intrinsèque du physique est conscience, mais même la façon dont le

physique tient ensemble, c’est-à-dire la relation spatiale, est en réalité combinaison de consciences. Il

est donc complètement faux de dire que l’humain n’est qu’une machine physique. Il est vrai que l’on

peut décrire l’humain comme une machine physique, mais on en parle alors que de manière

extrinsèque. Pour parler de la nature intrinsèque de l’humain, il faut parler de conscience. Il est

également faux de dire que la conscience humaine est causalement inerte, sous prétexte que le monde

physique est causalement fermé. Comme la nature intrinsèque du physique est phénoménale, le

phénoménal fait partie de ce réseau soi-disant causalement fermé. Nous ne sommes pas aliénés du

monde, comme des consciences isolées dans des machines sur lesquelles nous n’exercerions aucun

contrôle. Nos croyances, nos désirs et nos peines sont réellement susceptibles de causer nos actions.

Face à ces résultats, certains lecteurs seront satisfaits, et d’autres désireront poursuivre les

recherches. Notamment, si nous sommes parvenus dans ce mémoire à reconnecter fermement la

conscience dans le physique, il reste encore à déterminer dans quelle mesure nous sommes connectés

à autrui. Par exemple, à ce point de la discussion, il demeure possible que la conscience phénoménale

d’un individu soit radicalement différente de celle d’un autre, ou encore qu’elle lui soit complètement

inaccessible. Autrement dit, si nous sommes bien des consciences et non pas des robots ou des esprits

piégés dans des robots, il est encore possible que nous soyons des esprits idiosyncratiques et

complètement isolés les uns des autres.

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Le fait est que, dans ce mémoire, nous avons traité la question du lien entre la conscience et le

physique de façon très abstraite. Nous n’avons pour l’instant aucune idée précise des lois de

combinaison entre consciences, ce qui nous empêche de nous prononcer sur ces questions.

Cependant, c’est un déficit qu’on pourrait pallier, au moins dans une certaine mesure, en faisant appel

aux sciences empiriques se penchant sur la question. En effet, comme il en a été question au deuxième

et particulièrement au quatrième chapitre, il est possible pour le panpsychiste d’accomplir un certain

progrès empirique au sujet des relations de combinaison entre consciences, même si le mystère ne

sera jamais complètement levé. Plus concrètement, cela veut dire que l’on pourrait, par exemple, se

pencher sur les théories énactivistes en sciences cognitives, théories plus empiriques que

métaphysiques, qui soutiennent que la barrière entre le soi et le monde est poreuse (Varela, Thompson

et Rosch, 2016; Nöe, 2009). En étudiant à la fois la conscience phénoménale et les structures

physiques qui lui sont corrélées, ces recherches pointent vers la conclusion que la conscience n’est

pas du tout piégée dans un cerveau ou même dans un corps. Nous ne serions pas isolés du monde

ou des autres esprits.

Une autre possibilité, tant pour répondre à ce problème existentiel que par intérêt purement

philosophique, serait d’investiguer des réponses non naturalistes au problème corps-esprit. Après tout,

une des motivations majeures du naturalisme est sa promesse d’expliquer le monde de façon non

mystérieuse. Mais on sait maintenant que, pour rendre compte de la conscience phénoménale, le

naturaliste doit justement accepter un grand degré de mystérianisme. Certes, on arrive à une position

stable, mais elle pourra donner envie au lecteur d’aller voir ailleurs. C’est quelque chose que les

recherches conduites dans ce mémoire nous permettent de bien amorcer. En effet, comme on sait

maintenant que, pour répondre au problème corps-esprit, le naturaliste en vient au panpsychisme et à

la réponse spatiale au problème de la combinaison, on peut utiliser cette position comme point de

départ pour notre exploration de visions du monde plus éloignées du physicalisme.

Une option qu’il serait opportun de considérer est le panpsychisme bergsonien (Bergson, 2003 [1889],

2016 [1907]; Čapek, 1971), qui est un panpsychisme non naturaliste, relativement près du

panpsychisme spatial de Goff. Le fait est que Bergson fournit une réponse non mystérienne au

problème de la combinaison et au problème de la nature de l’espace, mais au prix d’un abandon du

naturalisme. De façon similaire à la réponse spatiale de Goff, Bergson identifie l’espace-temps à la

relation de combinaison de consciences. Or, contrairement à Goff, Bergson nous donne un accès à

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cette relation, car, selon lui, nous pouvons voir, par introspection, notre conscience se combiner et se

fragmenter. Le point crucial pour Bergson est le choix. C’est quand nous choisissons que notre

conscience se condense spatiotemporellement, et quand nous n’agissons pas, ou que nous agissons

par réflexe, qu’elle se fragmente spatiotemporellement. Cela permettrait également à Bergson de

répondre, entre autres, au problème de l’évolution de la conscience phénoménale. Ce que l’évolution

a sélectionné, ce sont des consciences macroscopiques capables de condenser de plus en plus de

consciences microscopiques. Autrement dit, l’évolution a sélectionné des consciences

macroscopiques capables de choix de plus en plus complexes. Le prix à payer pour le naturaliste, par

contre, est une rupture de la fermeture causale du physique. Quand un choix est fait par une

conscience macroscopique, ce choix n’est pas prévisible, pas même statistiquement, à partir des

consciences microscopiques. Je crois, tout compte fait, qu’il vaudrait la peine d’explorer le

panpsychisme bergsonien, car cette position pourrait résoudre plus de problèmes qu’elle n’en pose

pour le panpsychiste spatial.

Il y aurait également d’autres options, encore plus éloignées du physicalisme que ce qui a été exploré

dans ce mémoire. Comme un retour à l’aristo-thomisme (Feser, 2006), ou un passage au néo-

existentialisme (Gabriel, Taylor, Benoist et Kern, 2019), par exemple. Une façon de concevoir la chose

est que ce mémoire peut servir de première étape à un trajet où l’on conduit le physicaliste (et le

naturaliste) par la main de positions de plus en plus éloignées du physicalisme (et du naturalisme). On

commence par ce qui a été établi dans ce mémoire, c’est-à-dire l’échec du physicalisme, qui nous

mène au panpsychisme spatial de Goff. On peut ensuite sans trop de difficulté passer au

panpsychisme bergsonien, puis à quelque chose d’encore plus radical, et ainsi de suite.

Mais déjà dans ce mémoire, nous sommes arrivés à une position stable qui répond au problème corps-

esprit et aux problèmes existentiels qui lui sont reliés sans être trop choquante à des oreilles

physicalistes ou naturalistes. Le choix appartient au lecteur de voir s’il désire continuer l’exploration

plus loin.

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