supremes africaines ?1 joseph djogbenou...

22
ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS SUPREMES AFRICAINES ? 1 Joseph DJOGBENOU Agrégé des facultés de droit Professeur à l’UAC Avocat au Barreau du Bénin Directeur du Centre de Recherches et d’Etude en Droit et Institutions Judiciaires (CREDIJ) RESUME RESUME RESUME RESUME Après cinquante ans d’existence, les Cours suprêmes africaines sont à la croisée des chemins. Jadis, « autorités » ou « pouvoirs » judiciaire exclusif, au sommet d’une hiérarchie non discutée, elles font face, depuis le printemps démocratique des années 90, à une compétition de nouvelles juridictions, nationales comme communautaires. Cette compétition prend tantôt la forme d’une concurrence discrète, tantôt d’un conflit ouvert. Au fond, elles jouent leur survie dans un monde qui a changé : domaine restreint, règles éclatées, suprématie contestée, ces juridictions peuvent néanmoins se revitaliser. Le prix ? Un dynamisme institutionnel, la culture de la qualité et une visibilité renforcée. Etant concurrencées, elles doivent à leur tour concurrencer. 1 La présente contribution est une réflexion introductive du colloque international sur « Les cours suprêmes africaines, des origines à nos jours : bilan et perspectives », tenu à Cotonou, République du Bénin, les 9 et 10 novembre 2011.

Upload: phamnguyet

Post on 07-May-2018

218 views

Category:

Documents


3 download

TRANSCRIPT

Page 1: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

SUPREMES AFRICAINES ?1

Joseph DJOGBENOU

Agrégé des facultés de droit

Professeur à l’UAC

Avocat au Barreau du Bénin

Directeur du Centre de Recherches et d’Etude en Droit et Institutions Judiciaires

(CREDIJ)

RESUMERESUMERESUMERESUME

Après cinquante ans d’existence, les Cours suprêmes africaines sont à la croisée des chemins. Jadis, « autorités » ou « pouvoirs » judiciaire exclusif, au sommet d’une hiérarchie non discutée, elles font face, depuis le printemps démocratique des années 90, à une compétition de nouvelles juridictions, nationales comme communautaires. Cette compétition prend tantôt la forme d’une concurrence discrète, tantôt d’un conflit ouvert. Au fond, elles jouent leur survie dans un monde qui a changé : domaine restreint, règles éclatées, suprématie contestée, ces juridictions peuvent néanmoins se revitaliser. Le prix ? Un dynamisme institutionnel, la culture de la qualité et une visibilité renforcée. Etant concurrencées, elles doivent à leur tour concurrencer.

1 La présente contribution est une réflexion introductive du colloque international sur « Les cours suprêmes africaines, des origines à nos jours : bilan et perspectives », tenu à Cotonou, République du Bénin, les 9 et 10 novembre 2011.

Page 2: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

2

SOMMAIRE

Résumé ___________________________________________________________________ 1

Sommaire _________________________________________________________________ 2

Introduction _______________________________________________________________ 3

I – Des cours ancrées ________________________________________________________ 6

A – L’ancrage historique ________________________________________________________ 7 1 – Une consubstantialité originelle _______________________________________________________ 7 2 – La stabilité fonctionnelle ____________________________________________________________ 8

B – L’ancrage institutionnel _____________________________________________________ 10 1 – Une incarnation insuffisante du pouvoir judiciaire________________________________________ 10 2 – Une sanctuarisation marquée ________________________________________________________ 11

II – Une suprématie contestée ________________________________________________ 11

A – La contestation venant de l’intérieur __________________________________________ 12 1 – Le resserrement matériel ___________________________________________________________ 12 2 – La dispersion du pouvoir judiciaire ___________________________________________________ 13

B – La contestation venant de l’extérieur __________________________________________ 17 1 – La concurrence conduite par la CCJA _________________________________________________ 17 2 – La concurrence conduite la Cour de justice de la CEDEAO ________________________________ 20

Conclusion _______________________________________________________________ 21

Page 3: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

3

INTRODUCTIONINTRODUCTIONINTRODUCTIONINTRODUCTION

1. Cours et suprêmes. Les Cours suprêmes africaines sont-elles en voie de disparition ?

La question a le mérite de la réflexion. Et la célébration des noces d’argent en constitue une occasion heureuse. A la seule évocation des « Cours suprêmes », l’image de la justice, en silhouette, traverse les esprits. Une justice en contestation, à l’instar, peut-on dire, des Cours suprêmes, elles mêmes contestées ou, à tout le moins ébranlées par les vagues de la modernité. Installées au cœur du pouvoir politique dont elle dérive par ailleurs2, les cours suprêmes semblent gagnées par les troubles de croissance. Mais il faut déjà réaliser l’accord sur le sujet : au sens de la présente contribution, que désigne-t-on par « cours suprêmes ». En particulier, que suggère-t-on par « cours suprêmes africaines » ?

2. Définition. Sens large. On peut convenir, qu’au sens large, constitue une cour suprême, une juridiction nationale, communautaire ou régionale, ayant l’aptitude de rendre une décision irrévocable dans l’une des matières juridictionnelles. Ce sens saisirait alors les juridictions suprêmes autonomes à l’intérieur des Etats tels que les cours de cassation, les conseils ou cours d’Etat, les cours des comptes, les cours ou conseils constitutionnels. Cette définition saisirait également les cours de justice communautaires ou régionales.3 Ce sens qui n’a pas encore acquis les suffrages de l’histoire retiendra moins l’attention.

3. Définition. Sens restreint. En revanche, il faut se référer au sens strict des « cours suprêmes » pour en extraire la substance. Michel AURILLAC, l’un des ouvriers de la création de la Cour suprême du Sénégal suggère, à cet égard, une définition assez consensuelle : « […] une juridiction unique qui juxtapose effectivement […] les fonctions du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation, du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes ».4 On peut considérer, qu’à l’origine, la Cour suprême désignerait la juridiction placée au sommet de la hiérarchie de tous les ordres et instances juridictionnels dans un Etat. A cette vue, l’institution, stricto sensu, n’a d’équivalence que la Cour suprême des Etats-Unis dont elle emprunte, non le mécanisme ni l’esprit, mais l’architecture.5 On en exclura les juridictions suprêmes

2 La « cour » vient, en effet, du latin « cohors », au sens de cour de ferme. Le mot prit au moyen-âge le sens de domaine royal, d’assemblée se tenant près du roi. L’instance juridique, on le sait, n’est qu’une extension ou une émanation du pouvoir politique. Sur la définition, voir, CORNU, (G.), vocabulaire juridique, Association H. CAPITANT, PUF, éd. Quadrige, 2009, p. 249. 3 Cours de justice de la CEDEAO ou de l’UEMOA ; Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA) ; Cour africaine des droits de l’homme. 4 AURILLAC, Michel, « Naissance de la Cour suprême du Sénégal », in, CONAC, Gérard, « Les Cours suprêmes en Afrique ; tome I : organisation, finalités, procédures », Economica, Paris, 1988, p. 75. 55 Il faut néanmoins nuancer l’emprunt architectural à la Cour suprême des Etats Unis. Ce pays étant une fédération d’Etats, le système judiciaire est marqué par la nature de ce régime politique. Tel n’est pas le cas des Etats africains, qui, il est vrai, firent l’expérience du fédéralisme avant l’indépendance avec les regroupements des territoires en AOF et en AEF, mais encore dans le cadre fixé par le référendum de 1958 qui institue une communauté française, enfin après l’indépendance, avec l’expérience avortée de la fédération du Mali qui regroupa le Sénégal et le Soudan. Du reste, la plupart de ces Etats ont un régime unitaire, irrigué par un système politique qui oscille entre le régime parlementaire et celui présidentiel. Il faut encore ajouter que la tradition juridique américaine est assez

Page 4: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

4

classiques de l’Europe occidentale, en particulier celles de la France que sont la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes.6 On en exclurait également les nouvelles juridictions aussi bien au plan interne qu’au plan communautaire nées, d’une part, de l’éclatement fonctionnel des Cours suprêmes classiques (Cours ou conseils constitutionnels ou d’Etat) ou des exigences de l’intégration sous-régionale ou régionale (Cours de justice de l’UEMOA, de la CEDEAO, Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA, Cour africaine des droits de l’homme).7

4. Il est évident que la réflexion sur les cours suprêmes s’inscrit dans le cadre africain, qui mérite néanmoins une précision : il s’agit, en particulier, des cours suprêmes des Etats de l’Afrique francophone. Cette précision est motivée par deux raisons essentielles : d’abord ce sont les cours suprêmes des Etats de l’Afrique francophone qui ont célébré, en grande partie, courant 2010 leur cinquantenaire. Elles puisent ensuite leur réalité dans un fonds historique, politique et sociologique commun.

5. Le contexte. Le cinquantenaire des cours suprêmes africaines se tient dans un

contexte d’interrogations axiologiques et ontologiques sur ces juridictions. Il intervient, en effet, à un moment où le monde se communautarise et s’universalise. Le modèle concurrentiel devient une référence absolue et, en tant que tel, n’épargne guère les institutions considérées jusqu’alors comme étant le sommet de toute hiérarchie. Il se célèbre surtout au lendemain du cinquantenaire de la plupart des Etats africains. A l’ombre des régimes qui se sont succédés à la tête des Etats africains, l’offre de présence d’une justice n’est pas exempte d’épreuves de toutes sortes. On soulignera encore, en ce qui concerne le contexte, qu’à la concurrence institutionnelle au plan juridictionnelle, s’ajoute la diversification des outils (on voit ici le développement des technologies de l’information qui, à bien des égards, s’assimilent aux technologies de juridiction) et la conquête par le droit de nouveaux espaces matériels.8

6. Typologie des Cours suprêmes. Pourtant, les interventions du législateur n’ont pas semblé adapter la typologie des Cours suprêmes aux défis de la modernité. Continûment présente dans l’architecture institutionnelle depuis les indépendances africaines.9 Incarnant tantôt, le pouvoir10, tantôt l’autorité11 judiciaire, les cours

éloignée de celle des Etats africains francophones. Elle est en effet écartelée entre la civil Law et la Common Law. 6 Il faut souligner que même si la pratique et le langage judiciaires français identifie la Cour de cassation comme une cour suprême, c’est bien pour en préciser le domaine : en matière judiciaire. 7 Ces différentes juridictions ont désormais leur identité institutionnelle : les Hautes juridictions francophones d’Afrique. Au plan francophone, il s’agit des Hautes juridictions francophones. 8 Le droit des technologies nouvelles offre à l’être humain le pouvoir de saisir l’invisible et le virtuel. Le développement des biens incorporels étend cette possibilité. Droit de la réalité, de l’irréel aussi, droit de la terre et du ciel : les cours suprêmes se saisiront, bientôt, des questions de propriété dans l’espace. Le droit suit l’homme dans son ambition d’hégémonie et sa tentation de divinité. Il fait de l’homme « ce dieu tombé qui se souvient des cieux ». 9 Les cours suprêmes ont survécu à tous les régimes et soubresauts politiques. Depuis l’indépendance, toutes les constitutions africaines ont ménagé l’institution en l’installant comme étant le troisième pouvoir des républiques africaines.

Page 5: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

5

suprêmes sont encore la plus haute juridiction de l’Etat en matière administrative et judiciaire. Ces matières semblent en constituer les domaines intangibles. Le contentieux constitutionnel s’est échappé, à l’occasion du printemps démocratique des années 90. Les cours et conseils constitutionnels ont pris, à partir de cette époque, un envol certain. Le contentieux des comptes s’autonomise également et se détache sérieusement.12

7. Questions essentielles. On peut s’interroger, bien évidemment, sur la mesure dans

laquelle les cours suprêmes africaines ont jusque-là accompli leur mission. A la mesure, on ajoutera la posture et on recherchera si l’indépendance projetée est effectivement assurée. On verra que l’exercice n’est pas facile. Se présentant, le plus souvent comme l’un des instruments des pouvoirs politiques il est plutôt à craindre que l’on considère, dans beaucoup de pays, que la Cour suprême soit jusqu’alors un instrument au service des gouvernants et, en particulier, des gouvernements. Partant, et en présence de nouveaux défis, il faudra finalement sonder le futur : quel avenir pour les cours suprêmes africaines ? Cette interrogation paraît résumer les préoccupations essentielles.

8. Discussions antérieures. Le débat n’est pas nouveau. Déjà, en 1987, le Centre d’Etudes juridiques et politiques de l’Université de Paris I avait organisé un colloque sur les Cours suprêmes en Afrique qui eut l’avantage de poser les questions touchant à l’organisation, à la finalité, aux procédures ainsi qu’à la jurisprudence de ces hautes juridictions. Sous la direction de Gérard CONAC13, les réflexions avait fleuri. Plus récemment encore, on s’est interrogé, ailleurs, sur le modèle français : La Cour de cassation serait-elle un modèle pertinent de Cour suprême ?14 On convient bien que le débat reste entier sur la part des juridictions suprêmes dans l’indigence démocratique et, par conséquent, de développement dans les Etats africains. Mais au regard du contexte exposé, deux questions habitent les esprits en ce qu’elles paraissent essentielles à la discussion ainsi qu’aux projections : les cours suprêmes, sont-elles toujours ces juridictions qui incarnent le pouvoir souverain de rendre la justice ? Exercent-elles encore ce pouvoir à l’exclusion de tout autre institution ? Au fond, les cours suprêmes africaines sont-elles encore, d’une part, des « cours » et, d’autre part, « suprêmes » ? L’analyse semble suggérer deux réponses à cette double interrogation : En premier lieu, une réponse affirmative nuancée : Elles sont des cours ancrées (I). En second lieu, une réponse négative consolidée : leur suprématie est contestée (II).

10 Certaines constitutions instituent plutôt un « pouvoir judiciaire ». C’est le cas de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990, art. 125 et suivants ; de la Constitution burkinabé, de la Constitution de la République de Madagascar, de la Constitution du Cameroun etc. 11 La Constitution française de 1958, comme celle de la République gabonaise de 1992 instituent plutôt une autorité judiciaire, théoriquement moins flamboyant que le pouvoir. Mais on sait que l’assurance est dans la réalité. 12 Ce détachement est déjà une réalité au Sénégal, au Burkina Faso, au Mali etc. Il est envisagé au Bénin. 13CONAC, Gérard, op. cit. Les actes de ce colloque sont encore disponibles à la bibliothèque de la Cour suprême du Bénin. 14 GILLET, Jean-Louis, « La Cour de cassation : un modèle pertinent de Cour suprême ? », in, CABRILLAC, Rémy, (Dir.), « Quel avenir pour le modèle juridique français dans le monde ? », ECONOMICA, 2tudes juridiques, n° 41, Paris, 2011, pp. 55-59.

Page 6: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

6

I I I I –––– DES COURS ANCRÉESDES COURS ANCRÉESDES COURS ANCRÉESDES COURS ANCRÉES

9. Ces juridictions sont encore des cours au moyen d’un double ancrage : un ancrage historique d’une part, et un ancrage institutionnel d’autre part.

Page 7: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

7

A – L’ANCRAGE HISTORIQUE

10. Les cours suprêmes entretiennent, en Afrique plus qu’ailleurs, une communauté d’origine avec l’Etat. Cette consubstantialité originelle (1) est, peut-être, la rampe de la stabilité fonctionnelle (2).

1 – UNE CONSUBSTANTIALITÉ ORIGINELLE

11. Les Cours suprêmes sont nées avec l’Etat. Contrairement à l’Europe continental, elles ne sont pas le résultat d’une évolution. Au contraire, elles se présentent aujourd’hui comme l’évolution d’un résultat. On se souviendra, en effet, que les Cours suprêmes ont été instituées avec l’accession à la souveraineté internationale des Etats Africains. Avant l’accession à l’indépendance des Etats africains, la régulation du système judiciaire était assurée par les différentes métropoles coloniales. Il y avait, bien sûr, des tribunaux au sein des territoires. Mais une chambre d’annulation qui siégeait à Dakar en ce qui concerne l’Afrique occidentale et le Togo et une autre, qui siégeait à Tananarive pour Madagascar et les Comores. Il fut aussi installé une chambre d’homologation à Brazzaville pour l’Afrique Equatoriale française (AEF), et une autre à Douala puis à Yaoundé pour le Cameroun. La Cour de cassation et le Conseil d’Etat français, chacun en ce qui le concerne, connaissait des pourvois et des recours, au moyen des règles de procédure en vigueur en France.15 Les colonies anglophones ne furent pas non plus épargnées de cette extranéité juridictionnelle au plus haut niveau.16 Il n’y avait pas de cours suprêmes instituées à l’intérieur des colonies africaines.

12. Ce sont les constitutions des différents Etats qui ont créé les Cours suprêmes, en même tant qu’elles donnèrent naissance aux Etats. C’est le cas de la République du Dahomey, notamment avec la Constitution du 25 novembre 1960.17Il en fut ainsi dans les Etats francophones d’Afrique, notamment ceux au sud du Sahara.

15 C’est dans ce cadre que les incidents survenus sur la lagune Ebrié dans la nuit du 5 au 6 septembre 1920, dans ce qui n’était alors que la Colonie de Côte d’Ivoire, furent connus, en partie, par le Tribunal des conflits, qui rendit à leur sujet, le fameux arrêts di du Bac d’ELOKA qui permit à cette haute juridiction d’affirmer « … qu’en effectuant, moyennant rémunération, les opérations de passage de piétons et des voitures d’une rive à l’autre de la lagune, la colonie de la Côte d’Ivoire exploite un service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ; que, par suite, en l’absence d’une texte spécial attribuant compétence à la juridiction administrative, il n’appartient qu’à l’autorité judiciaire de connaître des conséquences dommageables de l’accident invoqué ». TC, 22 janv. 1921, Société Commerciale de l’Ouest Africain, G.A.J.A, Dalloz, 18ème éd., Paris, 2011, n°36. 16 Les décisions rendues par les cours africaines par la commission judiciaire du conseil privé de la Couronne (Private Council). Cette pratique s’est poursuivie, dans certains pays (Ile Maurice), même après l’instauration d’une cour suprême post indépendante. 17 La Constitution dahoméenne du 25 novembre 1960 fut, certes, la première loi fondamentale de ce pays à la suite de son accession à la souveraineté internationale mais, en réalité, la deuxième après que l’ancien territoire colonial fut constitué en Etat membre de la communauté française le 4 décembre 1959 à la suite du référendum du 28 septembre 1958. L’assemblée territoriale, alors érigée en assemblée constituante, adopta la première Constitution, celle du 15 février 1959. Mais au fond, dans le cadre de la communauté française, la justice suprême était retenue par les institutions confédérales, notamment la Cour de cassation et le Conseil d’Etat.

Page 8: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

8

Toutefois, le Sénégal et le Mali ont connu un parcours relativement singulier à l’origine. Il est à rappeler, en effet, qu’à la suite du référendum du 28 septembre 1958, le Sénégal et l’ancien Soudan ont constitué une fédération, celle du Mali. Cette fédération avait institué, en 1959, une Cour fédérale unique, comprenant trois sections : la section constitutionnelle, la section administrative et la section des comptes. On voit bien que, curieusement, était absente de cette distribution, la section judiciaire. Celle-ci, on l’a vu, était, à l’époque retenue par les institutions de la communauté française. Cette situation a été corrigée à l’accession de la fédération du Mali à l’indépendance. Une loi constitutionnelle datée du 18 juin 1960 a institué une nouvelle cour suprême fédérale, compétente en toutes matières. Mais après l’étincelle fédérative, on assista à un éclatement scissipare de la cour suprême fédérale en deux cours suprêmes nationales, celle du Mali et celle du Sénégal, dont la gémellité est évidente.

13. Nées avec l’Etat africain moderne, les Cours suprêmes africaines en portent les stigmates caractériels. Elles sont, en effet, la transposition des institutions métropolitaines de même nature, qui leur servit de modèle. Ce furent, en effet, les plumes des « assistants » ou « coopérants techniques » qui en tracèrent l’âme. Certains furent aussitôt désignés pour en présider la destinée et guider les premiers pas. C’est ainsi que Michel AURILLAC porta et présida la Cour suprême du Sénégal, que Louis FOUGERE assista le Maroc et certains Etats de l’AOF au moment de la création des cours suprêmes de ces pays, de même que François ALBAFOUILLE, qui, après avoir également « assisté » la Côte d’Ivoire, assura la présidence de la Cour suprême de Madagascar de 1963 à 1968.

14. Si les cours suprêmes africaines sont nées avec l’Etat moderne africain, elles exercent également dans le cadre de l’Etat. A cet égard, on s’aperçoit qu’elles y ont acquis une stabilité fonctionnelle.

2 – LA STABILITÉ FONCTIONNELLE

15. Deux constances et une particularité permettent de situer la stabilité fonctionnelle. Les constances sont relatives aux fonctions classiques de toutes les Cours suprêmes et la particularité concerne la perception de l’institution par les citoyens de ces Etats.

16. Parmi les fonctions des juridictions suprêmes, il en existe deux qui paraissent essentielles et dont l’exercice, en Afrique, a instillé une stabilité historique aux Cours suprême. Il s’agit, d’une part, à la formulation qualitative de la règle de droit et, d’autre part, la recherche de l’unité de la jurisprudence. Par la formulation qualitative, les Cours suprêmes déploient leur pouvoir d’interprétation en fixant le contenu de la règle de droit. Par l’unité de la jurisprudence, elles en assurent la régulation, notamment dans un système centralisé porté par le principe de l’égal accès de tous les citoyens à la règle de droit. On voit bien, que dans les Etats de tradition juridique romaniste et, plus généralement, les Etats modernes, la formulation de la règle de droit est confiée à tout juge saisi d’un litige dans le domaine de compétence qui est le sien. Mais plus on évolue dans la hiérarchie judiciaire, plus la présomption de qualité dans la formulation de la règle de droit augmente. L’opinion de la cour suprême est alors considérée comme l’expression

Page 9: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

9

qualitativement supérieure de la règle de droit. Cette fonction est assurée, de manière consistante, en matière coutumière. On peut dire, qu’au moyen des recours portés devant les Cours suprêmes, celles-ci ont constitué, progressivement, l’état des coutumes africaines aussi bien dans leur contenu précis que dans leur portée. La formulation qualitative de la règle de droit est également perceptible en matière administrative où, la créativité jurisprudentielle a largement ouvert les portes de la justice contre l’administration.

17. Quant à la recherche de l’unité de la jurisprudence, elle est assurée avec moins d’intensité. Elle suppose, en effet, la diffusion des décisions rendues ainsi que leur discussion scientifique. L’autorité des décisions des juridictions suprêmes n’est opposable aux juridictions inférieures que dans la mesure où celles-ci en ont accès. Or, l’accès à la chose jugée par les Cours suprêmes africaines n’est pas évident. Son appropriation par les universitaires n’est, ni constante, ni conséquente. Les expériences n’ont pas manqué pour autant. Dans certains Etats, des revues juridiques ont tenté de rendre accessibles les décisions des juges suprêmes.18 Certaines revues étrangères qui se sont spécialisées en droit africain tentent, peu ou prou, d’en constituer une lucarne.19 Dans l’ensemble, les cours suprêmes africaines n’ont pas renoncé à assurer ces fonctions.

18. La perception particulière des citoyens sur les Cours suprêmes se concentre sur les attributions classiques de ces juridictions. Celles-ci constituent, en effet, la plus haute juridiction en matière administrative et judiciaire. On n’oublie pas que ce sont les matières auxquelles sont soumis les litiges qui impliquent au quotidien les citoyens, aussi bien dans les relations de familles ou d’affaire ; ou lorsque l’ordre social est entravé, ou encore dans le cadre des différends avec l’administration. A ce bloc de compétence, il faut encore ajouter le contentieux des élections de proximité : les élections locales qui relèvent, tout aussi historiquement, de la compétence des Cours suprêmes. En s’intéressant à la vie des gens, ce socle de compétence permet à ces juridictions suprêmes de contribuer à la vie du droit. Au fond, ces champs de compétence déterminent tout autant les fonctions classiques exercées de manière continue depuis l’indépendance des Etats africains.

19. L’opinion ne s’y trompe d’ailleurs pas. Elle a de la Cour suprême la perception de la justice, cette justice suprême inculquée par l’idée d’irréversibilité de la chose jugée. Il est facile d’observer que dans l’esprit de nombreux citoyens africains, la cour suprême est un véritable juge qui trancherait en dernier ressort, à l’image d’une cour d’appel. Les nuances procédurales ne sont en effet comprises que par les initiés.

20. Les cours suprêmes qui portent les défis de la constitution d’Etats viables et la promesse de l’avènement des nations ne pouvaient jouer leur rôle qu’au moyen d’un ancrage institutionnel marqué.

18 On cite la Revue sénégalaise droit ou encore dans ce même pays, le Recueil de l’Association sénégalaise d’études et de recherches juridiques (ASERJ) ; dans l’ex-Zaïre, le Bulletin des arrêts de la Cour suprême de justice ; au Bénin, le défunt Recueil des arrêts de la Cour suprême. 19 C’est le cas de la revue Penant, assez largement ouvert sur la jurisprudence des Etat comme le Cameroun et la Côte d’Ivoire.

Page 10: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

10

B – L’ANCRAGE INSTITUTIONNEL

21. Les Cours suprêmes ont conquis l’espace institutionnel au moyen d’une double tentative : celle de l’incarnation du pouvoir judiciaire, et celle de la sanctuarisation.

1 – UNE INCARNATION INSUFFISANTE DU POUVOIR JUDICIAIRE

22. Les cours suprêmes ont pu conquérir un espace institutionnel rarement démenti, même si, au fond, les fins politiques sont évidentes. Dès l’indépendance, elles ont été perçues comme un élément du décor institutionnel qui déroule au pouvoir exécutif le tapis de la légalité. Les constitutions successives ont respecté cet espace institutionnel, le plus souvent à la suite de la charte des droits et libertés ou des principes fondamentaux, de l’organisation et du fonctionnement des pouvoirs exécutif et législatif.

23. Avant la mutation des chambres constitutionnelles et des comptes en conseils ou cours constitutionnels ou en cours des comptes ainsi que leur autonomisation, les cours suprêmes trônaient, à titre quasi exclusif, aux côtés du pouvoir exécutif. Cette place est maintenue, même si, dans certaines Constitutions récentes dont celle du Bénin, la Cour constitutionnelle, comme tout transfuge, s’interpose entre les pouvoirs politiques et le pouvoir judiciaire. Troisième pilier du pouvoir plutôt que troisième pouvoir, on a très tôt marqué cette présence institutionnelle au moyen des considérations protocolaires, d’attributs spécifiques et de costumes particuliers. La prestance est critère de solennité et, pour ce qui concerne les cours suprêmes, celle-ci est un élément de pouvoir. Dans certains Etats comme la République démocratique du Congo, c’est encore la Cour suprême qui examine le contentieux des élections législatives et présidentielle et en prononce les résultats. Elle apparait, en sus de ses attributions juridictionnelles comme un organe attributaire du pouvoir politique. A défaut de « désigner » l’attributaire du pouvoir politique, certaines cours suprêmes consolident son assise en l’éclairant juridiquement.

24.Mais on aurait pu attendre de ces hautes juridictions une incarnation plus audacieuse et plus heureuse du pouvoir judiciaire. D’une part, on a déjà constaté que les décisions rendues ne sont pas accessibles alors que de leur accessibilité, dépend le respect qu’elles auraient dû inspirer et l’unité de la jurisprudence qu’elles auraient dû incarner. On peut craindre que de ce point de vue, les cours suprêmes peinent à assurer leurs missions. D’autre part, la qualité des décisions, pour celles qui finissent par être accessibles, est souvent facilement discutée. C’est que les contextes sociologique, réglementaire et politique autorisent difficilement une sélection qualitative des membres de ces juridictions et, par ailleurs, retiennent les tentatives d’affirmation d’une indépendance réelle. Or, la qualité des décisions réside dans l’indépendance de l’institution. Le pouvoir au plan décisionnel est insuffisamment incarné. Ce n’est pourtant pas que l’institution ne soit pas devenue un sanctuaire.

Page 11: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

11

2 – UNE SANCTUARISATION MARQUEE

25. L’ancrage institutionnel a un second pilier : c’est l’élévation progressive de la Cour suprême comme un sanctuaire du droit. C’est sans doute osé de l’affirmer mais il semble que le processus de sanctuarisation est avancé, quoiqu’inachevée. Cette sanctuarisation est un moyen d’élévation institutionnelle de la haute juridiction. Elle peut être identifiée par deux caractères principaux, l’un pour installer une distance avec les justiciables, l’autre pour asseoir une distance avec les pouvoirs politiques.

26. En premier lieu, l’austérité procédurale. Puisqu’on a posé que les Cours suprêmes ne peuvent être saisies de tout litige, on en conclut que cette saisine ne peut avoir lieu par les voies ordinaires. Des forteresses procédurales sont alors élevées, suivant les critères du temps, de l’acte, des formes de la saisine ainsi que des moyens des pourvois ou recours. Le rythme et le cadre de la procédure y sont plus encadrés que devant d’autres juridictions. Ce sanctuaire n’accueille que des initiés, pour la plupart en costumes dont les atours et les attributs rappellent aisément les royautés européennes. Les cours suprêmes, à l’image de toute la justice, ne sont en fait pas éloignées des trônes, antiques ou contemporains, aristocratiques ou démocratiques.

27. En second lieu, le régime statutaire des membres de ces formations. Ce régime statutaire a pour vocation d’accroitre l’indépendance des membres des juridictions suprêmes à l’égard des pouvoirs politiques. Dans un pays comme le Bénin, un régime spécifique a été consenti en faveur du personnel avec des avantages certains. Les règles relatives à l’inamovibilité ont été également renforcées20.

28. Il apparaît que les cours suprêmes sont solidement ancrées dans l’espace institutionnel public africain. La fidélité des constituants a un organe duquel ils attendent de consolider l’état des droits et de protéger les libertés individuelles n’a pas toujours reçu un écho favorable et conséquent de ces juridictions. La constance de leur présence est moins ressentie comme une solide conquête des peuples que comme la survivance d’une institution coloniale. Aussi, l’institution est-elle, quant à sa suprématie, ébranlée voire contestées.

II II II II –––– UNE SUPREMATIE CONTEUNE SUPREMATIE CONTEUNE SUPREMATIE CONTEUNE SUPREMATIE CONTESTEESTEESTEESTEE

29. Les vents nouveaux sont ceux de la contestation. Les cours suprêmes n’y échappent point. Leur suprématie semble de toute part contestée. Cette contestation vient, d’une part de l’intérieur des Etats, et, d’autre part, de l’extérieur.

20 Loi béninoise n°2004-07 du 23 octobre 2007 portant composition, organisation, fonctionnement et attribution de la Cour suprême ; Loi n°2001-35 du 21 février 2003 portant statut de la magistrature.

Page 12: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

12

A – LA CONTESTATION VENANT DE L’INTERIEUR

30. Si cette contestation s’explique par un resserrement matériel, elle semble provoquer une dispersion du pouvoir judiciaire.

1 – LE RESSERREMENT MATERIEL

31. Le retour aux valeurs démocratiques dans le courant des années 90 n’est pas sans effets sur les Cours suprêmes africaines. L’architecture institutionnelle, notamment juridictionnelle, fut ajustée aux nécessités de renforcement de l’Etat de droit en construction et de la gouvernance économique. On a expliqué en effet l’instabilité politique des trente premières années d’indépendance par l’absence de régulation institutionnelle des conflits politiques due à l’immobilisme des formations spécialisées des cours suprêmes. Il fallait également, sous la pression des institutions communautaires et des créanciers internationaux, assurer une visibilité et une efficacité au contrôle des dépenses publiques. Une première solution fut l’extraction des cours suprêmes, des chambres ou sections constitutionnelles et leur érection en Cours ou Conseils constitutionnels. Ce fut le cas, en particulier, au Bénin21, au Mali22, au Togo23, au Sénégal24, au Niger au Cameroun25, au Gabon26. Une deuxième solution fut, pour certains Etats, d’extraire les chambres ou sections des comptes des Cours suprêmes et de les ériger en Cour des Comptes. C’est le cas du Burkina Faso, du Sénégal et du Gabon.

32. Certains Etats ont fait l’option, en troisième lieu, de l’éclatement de la Cour suprême par voie de séparation des chambres administrative et judiciaire. On a pu alors assister à la création des Conseils d’Etat et des Cours de cassation. Dans tous les cas, le domaine matériel des cours suprêmes font l’objet d’un resserrement constant, et, pour l’essentiel, limité à la matière judiciaire et, dans certains Etats, administrative. Celles qui comprennent encore les chambres des comptes à l’instar du Bénin et du Togo sont des cas isolés.27

33. Si les fins recherchées par ces réformes paraissent justifiées, les solutions éprouvées le sont moins. Il est vrai que la construction de l’Etat de droit appelle une protection juridique pertinente que les Cours suprêmes n’avaient pas été en mesure de fournir. L’intrusion des militaires dans le débat politique s’expliquait, en partie, par l’absence ou l’insuffisance de réponse juridictionnelle. De même, les violations massives des

21 Constitution du 11 décembre 1990, art. 3 al. 3 et art. 114 et s. 22 Constitution du 25 février 1992, art. 85 et s. 23 Constitution du 14 octobre 1992, art. 99 et s. 24 Constitution du 7 mars 1963, révisé le 7 août 2008, art 80 bis et s. 25 Constitution du 2 juin 1972 révisé le 18 janvier 1996, art. 46 et s. 26 Constitution du 26 mars 1991, art. 83 et s. 27 Les projets de révision de la Constitution sont en cour d’examen dans ces pays dans le sens de la création d’une Cour des comptes.

Page 13: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

13

droits humains connaissent péniblement les suites judiciaires attendues. C’est pour stimuler la réponse juridictionnelle dans le sens de la protection des droits humains et des libertés publiques ainsi que l’arbitrage juridictionnel des conflits politiques que le constituant béninois a institué la Cour constitutionnelle. On peut aussi considérer que la mutation en juridiction autonome de la Cour des comptes est justifiée. Celle-ci apparait en effet comme un organe technique de gestion des comptes publics. Sa présence au sein des Cours suprêmes peut être appréhendée comme une opération d’adjonction plutôt comme une technique de juxtaposition.

34. Mais au fond, l’inertie dont les juridictions suprêmes font preuve dans leur état actuelle n’est-elle pas due à un déficit de ressources en qualité et en quantité, de sorte qu’il puisse être admis de craindre que la séparation formelle ne soit point la solution fondamentale ? Par ailleurs faut-il, en ce qui concerne les autres champs de compétence réunis au sein des Cours suprêmes procéder de la même sorte ? La discussion est autorisée. L’inflation institutionnelle dans des Etats en manque de ressources financières et humaines devrait être évitée. Du reste, un Etat comme le Sénégal s’est ravisé, après avoir fait l’expérience de l’éclatement absolu de la Cour suprême. La constitution sénégalaise de 1963 qui institua une Cour suprême fut révisée en 1992.28 Cette révision éclata la Cour suprême en trois juridictions : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation. Une loi adoptée et promulguée en 199929 acheva le processus d’éclatement de la juridiction suprême par voie de détachement de ses attributions du domaine initialement conféré au Conseil d’Etat sénégalais. Mais en 2008, la Constitution sénégalaise fut à nouveau révisée.30 Le législateur sénégalais procéda alors à la restauration de la Cour suprême qui réunit désormais le Conseil d’Etat et la Cour de cassation.31

35. Il est bien évident que le resserrement du domaine matériel des cours suprêmes au plan interne a pour conséquence une dispersion du pouvoir judiciaire.

2 – LA DISPERSION DU POUVOIR JUDICIAIRE

36.L’avènement de plusieurs juridictions suprême instaure autant une concurrence des pouvoirs qu’un conflit de pouvoir. La parcellarisation du pouvoir judiciaire dans le contexte africain pourrait, soit l’affadir, soit l’affaiblir. En l’absence, par ailleurs, d’un arbitre des conflits de compétence comme le tribunal des conflits en France, le conflit des compétences, qu’il soit positif ou négatif entre les Conseils d’Etat et les Cours de cassation conduirait fatalement à un déni de justice. Cette situation s’explique par le fait que l’éclatement institutionnel ne peut être suivi d’une redistribution rigoureuse du patrimoine matériel. L’exemple en est fourni au Bénin par le conflit de pouvoirs entre la Cour constitutionnelle et la cour suprême qui quitte le terrain de la virtualité pour occuper celui de la réalité : « L’arrêt n°13/CT-CJ-CT du 24 novembre 2006 de la chambre judiciaire de la Cour suprême… est contraire à la

28 Loi sénégalaise n°92-22 du 30 mais 1992 portant révision de la Constitution 29 Loi sénégalaise n°99-02 du 29 janvier 1999 portant révision de la Constitution sénégalaise. 30 Loi constitutionnelle sénégalaise n°2008-34 du 7 août 2008 portant révision de la Constitution 31 Loi organique du Sénégal n°2008-35 du 7 août 2008.

Page 14: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

14

constitution ».32 Par cette formule lapidaire, la Cour constitutionnelle élargit sa compétence au contrôle de constitutionnalité des décisions de justice après avoir, à plusieurs reprises, repoussé cette tentation.33

37. Ce conflit était bien attendu, les germes étant dans les termes des dispositions de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990. C’est en effet à partir des articles 3 al. 3 et 124 al. 2 de la Constitution que la Cour constitutionnelle finit par affirmer la suprématie de son pouvoir sur celui de la Cour suprême provoquant par cela même un bouleversement de la hiérarchie judiciaire. L’alinéa 3 de l’article 3 de la Constitution dispose bien que : « Toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires à [la Constitution] sont nuls et non avenus ». Et l’article 124 al. 2 de préciser que « Les décisions de la Cour constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours ». Or, l’article 131 aux alinéas 3 et 4 disposent également que « Les décisions de la Cour suprême ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent au pouvoir exécutif, au pouvoir législatif ainsi qu’à toutes les juridictions ». Pour imposer sa suprématie, la Cour constitutionnelle a considéré qu’elle a une compétence étendue en matière des droits de l’homme dont elle serait la juridiction suprême. Or, cette compétence paraît bien limitée à deux égards : d’abord du point de vue formel, puis du point de vue matériel.

38. Au sens formel, les droits de l’homme sont portés (et, peut-on dire, transportés)

devant la Cour constitutionnelle par les lois et les actes réglementaires. C’est donc sans surprise qu’à plusieurs reprises, la même cour énonça qu’il s’agit d’une énumération dont ne font pas parties les décisions de justice : « Il résulte de cette disposition que la Cour constitutionnelle est juge de la constitutionnalité des lois, textes réglementaires et actes administratifs ; que les décisions de justice ne figurent pas dans cette énumération ; […] en conséquence, la Cour est incompétente ».34 Cette position paraît proche de la réalité si l’on considère, qu’historiquement et

32 Décision DCC 09-087 du 13 août 2009, non publié. 33 Saisie le 6 novembre 1996 d’une requête par laquelle un avocat défère devant elle un arrêt de la Cour d’appel de Cotonou pour violation d’une violation de la Constitution, la cour constitutionnelle affirma le principe que : « le contrôle de régularité des décisions de justice relève de la compétence, en dernier ressort de la Cour suprême ; que l’arrêt déféré est une décision juridictionnelle de la Cour d’appel ; que dans le cas d’espèce, la Cour constitutionnelle ne saurait en connaître »( Décision DCC 97-025 du 14 mai 1997, Recueil des décisions et avis de la cour constitutionnelle du Bénin, ci-après « Recueil », 1997, pp. 107-109 ; Décision DCC 05-018 du 03 mars 2005, Recueil, 2005, pp. 91-92). Ce principe a été affirmée plus d’une dizaine de fois, de 1997 à 2005. Ainsi, le recours tendant à voir la Haute juridiction « constater la violation manifeste de la constitution par l’arrêt de la chambre judiciaire de la cour suprême… » doit être déclaré irrecevable (Décision DCC 98-021 du 11 mars 1998, Recueil, 1998, pp. 101-104 ; Décision DCC 98-044 du 14 mai 1998, Recueil, 1998, pp. 223-226.) et, a fortiori, quand il s’agit d’un arrêt de l’assemblée plénière de la cour suprême (Décision DCC 98-022 du 11 mars 1998, Recueil, 1998, pp. 105-107 ; DCC 03-023 du 27 février 2003, Recueil, 2003, pp. 105-107). Même un jugement ne saurait faire l’objet de contrôle de constitutionalité (Décision DCC 00-031 du 5 avril 2000, Recueil, 2000, pp. 117-118 ; Décision DCC 05-116 du 20 septembre 2005, Recueil, 2005, pp. 557-558) ni une ordonnance rendue à pied de requête par le président d’un tribunal de première instance (Décision DCC 03-055 du 18 mars 2003, Recueil, 2003, pp.221-223 ; Décision DCC 03-123 du 20 août 2003, Recueil, 2003, pp.499-501.). Elle est tout autant incompétente pour en contrôler la constitutionnalité que pour en assurer l’exécution (Décision DCC 01-067 du 26 juillet 2001, Recueil, 2001, pp. 271-273). 34 Décision DCC 00-031 du 05 avril 2000 déjà citée.

Page 15: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

15

fondamentalement, les juridictions constitutionnelles assurent une fonction de protection de la constitution contre les pouvoirs politiques, en particulier le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. La cour constitutionnelle n’est pas, en soi, un produit de l’héritage de la méfiance caractérielle et atavique des révolutionnaires contre les parlements, et, au sens contemporain du terme, des politiques contre les juges. Or, voici que par un détour autant de l’interprétation que de l’histoire, la cour constitutionnelle béninoise se fait plus héritière de cette méfiance et entreprend de soumettre au stage de la régularité constitutionnelle les décisions de justice. Le Doyen VEDEL avait bien raison : bien des singularités marquent la procédure constitutionnelle et « la litanie des dispositions juridiques ayant produit des résultats inattendus et souvent contraires aux objectifs qu’elles semblaient devoir servir est bien connue ».35 L’un de ces « effets pervers » (l’expression est de VEDEL), c’est d’éloigner la science du droit de son objet. Or, le droit ne doit ni dissoudre son objet, ni le modifier : « La science du droit, enseigne TROPER, en tant que science, doit se borner à connaître son objet, c'est-à-dire qu’elle ne doit pas chercher à le modifier et qu’elle ne doit tenter de connaître que ce qui est connaissable. Son objet est en effet le droit tel qu’il est et non tel qu’il devait être… ».36 L’interprétation proposée par la cour constitutionnelle béninoise semble s’être dispensée de toute approche cognitiviste et, à tout le moins, réaliste. Elle a traduit ce qui, selon elle, devrait être plutôt que ce qui est. Au fond, acquise au jus naturalisme, la cour constitutionnelle béninoise étend ses tentacules prétoriennes au-delà de tout ce qui intéresse les droits de l’homme, tout ce qui intéresse l’être humain.

39.Car, au plan matériel, il n’y a plus d’espace de la vie juridique (et, peut-on dire, de la vie tout court) qui ne soit saisi par les droits de l’homme. Les droits économiques et sociaux et les droits de solidarité ont fini d’étendre les droits de l’homme à tout ce qui fait l’homme, tout ce qui arrive à l’homme et tout ce que vit l’homme. Ils se manifestent en particulier dans les rapports de droit qu’entretiennent les particuliers entre eux. Qu’il s’agisse de la famille, des personnes, des affaires ; du droit du fond ou celui de la procédure, le droit lui-même est de l’homme. Pourtant, il faut se garder de considérer que la cour constitutionnelle est la chute vers laquelle charrierait le long cours des droits de l’homme. Ces droits ne saisissent la Cour que lorsqu’ils sont portés par des actes faisant l’objet de l’énumération de l’article 3 de la Constitution. Autrement, la Cour constitutionnelle échapperait à sa nature de juridiction constitutionnelle qui déteint nécessairement et inéluctablement sur sa compétence en matière de droit de l’homme. Elle deviendrait, au mieux, une juridiction de droit commun et, au pire, une juridiction de degré quelconque. Intégrer la cour dans une hiérarchie institutionnelle est, à cet égard, fort discutable.37

35 VEDEL, G., « Réflexions sur les singularités de la procédure devant le conseil constitutionnel », in, PERROT, R., « Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs », (Mél.), Dalloz, Paris, 1995, pp. 538. 36 TROPER, M., « Le positivisme juridique », in « Pour une théorie juridique de l’Etat », Paris, PUF, 1994, p. 35. 37 Si le constituant a extrait la justice constitutionnelle des attributions de la Cour suprême et a placé la Cour constitutionnelle entre les pouvoir politique et le pouvoir judiciaire, ce n’est certainement pas pour instaurer une hiérarchie mais plutôt pour installer un arbitre qui rassure sur l’exercice par chaque organe de ses prérogatives. Le contrôle de constitutionalité des décisions de justice introduit par ailleurs dans le projet de révision de la Constitution béninoise, pose plus de problème qu’il ne résout. D’une part, il crée une insécurité judiciaire en consacrant ou en constatant l’inefficacité des voies de recours prévues par la loi. La prévisibilité du parcours processuel est mise en cause. Or, sans prévisibilité, il n’y a pas de sécurité. D’autre part, l’intervention de la cour ouvre une voie d’annulation contre décision du pouvoir judiciaire et, en particulier, les arrêts de la Cour suprême ce qui contrevient au principe suivant lequel il n’y a pas de « voies de nullité contre les jugements ». Enfin, la portée de

Page 16: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

16

40. Ebranlée de l’intérieur, la suprématie de la Cour est également contestée de

l’extérieur.

l’intervention de la Cour constitutionnelle est bien limitée. Si l’arrêt de la Cour suprême est bien anéanti, il faut s’interroger sur le sort de la chose initialement jugée entre les parties. Les juridictions de fond sont-elles, à nouveau, saisies ou la dernière décision rendue avant l’arrêt de la Cour suprême devient exécutoire. La première hypothèse est peu probable, la Cour constitutionnelle ne pouvant renvoyer devant une juridiction de fond. La seconde hypothèse introduirait une iniquité en ce sens qu’il n’est pas certain que cette décision soit favorable à la partie dont le recours est favorablement accueilli par la Cours constitutionnel. Elle aurait l’inconvénient de priver les parties d’un recours effectif en cassation.

Page 17: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

17

B – LA CONTESTATION VENANT DE L’EXTERIEUR

41. Cet extérieur est un ailleurs proche : il s’appelle tantôt Cour commune de justice et

d’arbitrage (CCJA), tantôt cours de justice de la CEDEAO ou celle de l’UEMOA. Il y a, à l’évidence, une concurrence des juridictions communautaires ouverte sur deux fronts substantiels : le droit des affaires et les droits de l’homme.

1 – LA CONCURRENCE CONDUITE PAR LA CCJA

42.Elle est menée par la Cour commune de justice et d’arbitrage. La question de la

compétence constitue l’un des pôles importants de l’intervention de l’organe juridictionnel communautaire. Il se pose, encore avec acuité, la problématique de la distribution des champs de compétence entre les hautes juridictions suprême ou de cassations nationales et la CCJA. Il serait intéressant de rechercher l’évolution de la jurisprudence à cet égard en traitant de la compétence générale de la CCJA. Il paraît aussi intéressant de saisir l’évolution de leur traitement à travers la compétence spéciale des juridictions nationales.

43. Sur la compétence générale, elle consiste en l’aptitude d’un ordre juridictionnelle à

connaitre d’une question de droit. Avec l’avènement des actes uniformes et des litiges qui y puisent leur fondement, on peut vérifier si la compétence de la CCJA est absolue ou relative et, particulièrement, quelles sont les critères de la compétence de cette haute juridiction. Il convient de fixer les termes du débat avant d’exposer le sens de la jurisprudence.

44. Les termes du débat sont posés par le traité instituant l’OHADA. A partir du

3ème alinéa de l’article 14 du traité, le législateur OHADA a disposé : « Saisie par la voie du recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d’appel des Etats Parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’application des Actes uniformes et des règlements prévus au présent traité, à l’exception des décisions appliquant des sanctions pénales. – Elle se prononce dans les mêmes conditions sur les décisions non susceptibles d’appel rendues par toute juridiction des Etats Parties dans les mêmes contentieux. – En cas de cassation, elle évoque et statue sur le fond ». C’est de la sorte que le législateur a entendu déterminer le champ de compétence de la CCJA. Simple en apparence, la détermination de la compétence ne pose pas moins de sérieuses difficultés quant à sa mise en œuvre. On a cherché à savoir si la compétence de la Cour est absolue quant au domaine fixé et obligatoire. Si en évoquant, la Cour ne pourrait être amenée qu’à connaître que des questions relatives à l’application des Actes uniformes à l’exclusion de celles portant sur les législations nationales ? Au gré des décisions, la CCJA a, progressivement, fixé sa jurisprudence sur sa compétence générale.

45. De la considération que la CCJA est compétente en vertu des al. 2 et 3 de l’article 14

du traité pour connaître des recours contre les décisions rendues en dernier ressort

Page 18: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

18

dans affaires soulevant des questions d’interprétation des Actes uniformes, elle a établie :

•••• Elle n’est pas compétente pour connaître d’un recours formé contre une décision ne soulevant aucune question liée à la législation OHADA.38

•••• L’évocation d’une disposition des Actes uniformes (en l’espèce l’art. 287 de l’AUVE) ne rend pas non plus compétente la CCJA s’il ressortit du dossier qu’au fond, le litige ne porte pas sur l’une des matières qui rentre dans le domaine de compétence de la Haute juridiction (en l’espèce : l’expulsion d’un immeuble à usage d’habitation).39

•••• Cependant, même au regard du domaine fixé par les al. 3 et 4 de l’art. 14 du traité, la CCJA n’est compétente pour connaître, en vertu de l’art. 18 du traité, de l’annulation d’une décision rendue par une juridiction nationale de cassation dans une matière relevant du droit OHADA que lorsque l’exception d’incompétence avait été préalablement soulevée devant cette Cour suprême ou de cassation nationale40 :

•••• Enfin, la CCJA a une compétence générale pour examiner un pourvoi dont les moyens, mixtes, sont fondés aussi bien sur les dispositions d’un Acte uniforme que sur celle de la législation interne d’un Etat partie. Elle exerce cette compétence en vertu de son pouvoir d’évocation.41

46. L’évolution de la jurisprudence de la CCJA sur les questions soulevées par la détermination de son champ de compétence est ainsi orientée dans le sens de la restriction progressive du domaine de compétence des juridictions suprêmes nationales. Celles-ci sont réduites à la portion extrêmement congrue de l’examen des recours fondé exclusivement sur la législation interne. Il est vrai qu’il appartient à la partie intéressée de soulever l’incompétence de la Cour suprême ou de cassation nationale, si celle-ci avait été saisie d’une question relative au droit OHADA, de

38 CCJA, ordonnance n°002/2001 du 13 juin 2001, aff. Caisse nationale de prévoyance sociale du Cameroun (CNPS) C/ SARL PAMOL Plantations LTD. Dans cette affaire, la requérante saisie la CCJA d’une décision implicite de rejet de la Cour suprême du Cameroun (chambre administrative). Or, ainsi que la CCJA l’a souligné, « il ne s’agit ni d’une décision d’une juridiction d’appel, ni d’une décision non susceptible d’appel rendue par une juridiction de la République du Cameroun encore moins d’une question relative à l’application des Actes uniformes ou des règlements prévus au traité. Cette compétence est exclue même lorsque la Cour suprême ou de cassation nationale avait déjà décliné la sienne : CCJA, arrêt n°14/2005 du 24 février 2005 ; Affaire BROU KOUASSI Bertin C/ KOFFI ASSE et SGBCI ; CCJA, arrêt n°45/2005 du 7 juillet 2005 ; Aff. Etablissement SOULES et Cie C/ Sté Négoce et Distribution et Continental Bank Bénin ; CCJA, arrêt n°32/2006 du 28 décembre 2006 ; Aff. Nouvelle scierie serve et autres C/ Monsieur Vincent Pierre LOKROU 39 CCJA, arrêt n°004 du 27 mars 2003 ; Aff. FOFANA Mamadou C/ POTEY PAU Blaise. La CCJA est également compétente lorsque la cause examinée par les juges du fond était relative à l’application d’un Acte uniforme alors que ces juges ont appliqué aux faits le droit national, lors même que le recours en cassation ne visait que le droit national : CCJA, arrêt 001/2004 du 9 mars 2004 ; Aff. Société Abidjan Catering S.A. C/ LY MOUSSA 40 CCJA, arrêt n°009/2003 du 24 avril 2003, Aff. HYJAZI SAMIH C/ DAGHER HABIB Rolland et autre ; arrêt n° 24/2004 du 17 juin 2004, Aff. : ABOA ACHOUMOU Etienne C/ SGCI et Souleymane SANGARE : arrêt n° 010/2004 du 26 février 2004, Aff. : Me TONYE Arlette C/ BICEC. 41 CCJA, arrêt n°11/2002 du 28 mars 2002 (Aff. : Société MANUTECH C/ Société DOLOMIES et DERIVES de Côte d’Ivoire ; arrêt n° 18/2005 du 31 mars 2005, Aff. : AFRICOF et ZAHER NAJIB C/ SGBCI etc.

Page 19: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

19

sorte qu’à défaut de ce déclinatoire, elles pourraient connaître des questions de cette nature.

Page 20: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

20

2 – LA CONCURRENCE CONDUITE LA COUR DE JUSTICE DE LA CEDEAO

Le dynamisme récent de la Cour de justice de la CEDEAO ouvre un autre front de concurrence qui, même s’il paraît moins évident, demeure tout aussi réel. En effet, le foyer des droits fondamentaux intéresse également cette juridiction communautaire. Dans le cas des affaires Hadijatou Mani KOAROU42, Hissen HABRE, la Cour semble assurer une discipline juridictionnelle sur le terrain des droits humains. Cette discipline s’est étendue, récemment sur les questions de gouvernance démocratique lorsque, dans l’affaire AMEGANVI Isabelle et consorts, elle condamne l’Etat Togolais pour violation du droit de voir sa cause entendu équitablement, désavouant ainsi la Cour constitutionnelle de ce pays.43 Cet investissement de la juridiction communautaire sur le socle de compétence des juridictions nationales et, en particulier, les Cours suprêmes nationales est nouveau en Afrique. Il apparait comme un moyen de pression et une lucarne de contrôle des organes communautaire sur la compatibilité des décisions de justice avec les droits fondamentaux intangibles. En effet, il n’est pas exclu que la Cour de justice de la CEDEAO connaissent des recours contre les arrêts des Cours suprêmes, sur le même fondement.44

42 CJ/CEDEAO, 27 octobre 2008, Hadijatou Mani KOAROU C/ L’Etat du Niger 43 CJ/CEDEAO, Arrêt n° ECW/CCJ/JUD/09/11 du 7 octobre 2011. 44 En réalité, la concurrence n’est qu’apparente. Il s’agit plutôt d’un recours effectif, fondé autant sur le principe de la subsidiarité que sur celui de l’universalité de la jouissance et de la protection des droits fondamentaux de la personne humaine. La supériorité des juridictions communautaires sur celles de droit interne résulte à la fois du droit international que des lois fondamentales.

Page 21: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

21

CONCLUSIONCONCLUSIONCONCLUSIONCONCLUSION

Faut-il prononcer, finalement, une oraison qui célèbre la vie plutôt que la mort ou un requiem à l’occasion du cinquantenaire des cours suprêmes africaines ? Il faut espérer que les vents nouveaux ne provoquent le repos (de requies, mot latin duquel vient requiem) éternel des juridictions africaines. Mais une oraison à la gloire de la vie est possible, mais à la condition d’une vitalité enrichissante et de la culture de l’utilité. Pour y parvenir, les cours suprêmes ne peuvent faire l’économie des exigences de la concurrence heureuse, celle qui rend indispensable une fonction et une identité. Il est possible que la contestation de la suprématie de ces cours conduise à une métamorphose heureuse. Mais cet important défi ne saurait être relevé qu’au prix d’un triple renforcement.

Il s’agit, en premier lieu, du renforcement qualitatif du personnel des juridictions suprêmes. Ces Cours ne sont, en principe, suprêmes que par l’interprétation de la règle de droit. Elles professent, en dernier lieu, le sens de la loi. Elles ne sont pas suprêmes en ce qui concerne les faits. L’intensité de la part théorique mérite d’être relevée aussi bien par la qualité du recrutement des membres que par la qualité de la représentation devant la Cour. L’une des faiblesses des cours africaines est en effet l’absence d’un corps d’avocats spécialisés près les hautes juridictions à même d’élever le niveau du débat.

Il s’agit, en deuxième lieu, du renforcement du dialogue des juges. La voie du forçage jurisprudentiel marque ces limites. A défaut d’indiquer avec plus de précision, l’espace matériel de compétence des différentes juridictions suprêmes, il est possible d’instituer, sur le domaine partagé que sont les droits fondamentaux, une passerelle institutionnelle en forme de session conjointe des juridictions intéressées, notamment de la Cour constitutionnelle et de la cour suprême.45La dispersion des pouvoirs n’assoie pas l’autorité d’un organe. L’exemple malgache mériterait à être étudier. Dans ce pays46, le pouvoir judiciaire est incarné par une « cour constitutionnelle, administrative et financière »47, une « cour suprême »48, et une « haute cour de justice »49. Cette présentation a le mérite de la clarté et de la simplicité. Au demeurant, elle distingue au plan fonctionnel tout en évitant d’éclater au plan structurel.

Il s’agit, en troisième lieu, de renforcer l’appropriation scientifique des décisions de la Cour suprême. Cette juridiction n’assurera pleinement sa fonction de régulation et d’unification

45 Au Cameroun, l’article 7-6) al. 1er de la Constitution du 2 juin 1992 révisée le 18 janvier 1996 a institué une « séance solennelle » du Parlement, du conseil constitutionnel et de la Cour suprême pour recevoir le serment du Président de la République. 46 Art. 97 et suivants de la Constitution de la République de Madagascar du 18 septembre 1992. 47 Cette cour comprend la cour constitutionnelle, le conseil d’Etat et la Cour des comptes. Elle est présidée par le président de la Cour constitutionnelle. 48 L’article 117 de la Constitution de Madagascar dispose que est chargée de veiller au fonctionnement régulier des juridictions de l’ordre judiciaire. Elle contrôle le respect des règles déontologiques particulières aux magistrats et sanctionne les agissements du personnel de la justice. Elle est juge des pourvois en cassation des décisions rendues par les juridictions de l’ordre judiciaire. 49 Elle est juge des représentants des institutions de la République Malgache, notamment du Président de la République, des membres du gouvernement ainsi que des membres de la cour constitutionnelle, administrative et financière et de la cour suprême.

Page 22: SUPREMES AFRICAINES ?1 Joseph DJOGBENOU …everytic.net/cabinet-djogbenou/IMG/pdf/Colloque_cour_supr_-me.pdf · ENTRE « COUR » ET « SUPREME » : QUEL AVENIR POUR LES JURIDICTIONS

22

de l’interprétation de la règle de droit que lorsqu’elle parviendra à assurer la diffusion continue de ses décisions en vue, notamment, d’en faciliter l’accès et de stimuler l’activité doctrinale. Les décisions des cours suprêmes s’adressent moins aux parties qu’aux juges, aux auxiliaires de justice et aux universitaires.

On pourrait, enfin, dans le cadre du dialogue des juges, instituer une passerelle institutionnelle qui préserve la Cour constitutionnelle, la Cour suprême et la Haute cour de justice d’un désaveu et d’une résistance qui nuisent à l’idée même de justice et, en particulier, à la sécurité judiciaire. La procédure de réexamen instituée, en matière pénale, en France, qui permet à la chambre criminelle de la Cour de cassation frnçaise de connaître à nouveau des affaires pour lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme aura condamné l’Etat français pourrait être introduite en droit africain. Cela est d’autant plus nécessaire que, par ailleurs, l’ensemble des juridictions suprêmes de l’ordre interne, y compris la Cour constitutionnelle, seront amenée à procéder à la prise en compte des effets des décisions des juridictions communautaires, notamment celle de la CEDEAO. Alors, faut-il réformer la Cour suprême ?50 La question est ouverte, mais la réponse affirmative est nécessaire.

Cotonou, le 8 novembre 2011

Prof. Joseph DJOGBENOU

5050 La même question posée, il y a quelques années par Michel JEANTIN, au sujet de la Cour de cassation française, a reçu de la part de cet auteur une réponse mitigée. JEANTIN (M.), « Réformer la Cour de Cassation ? », in, HEBREAUD (P.), Mélanges, Universités des sciences sociales de Toulouse, Toulouse, pp. 465 - 491