style rococo, style des 'lumières

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STYLE ROCOCO

STYLE DES "LUMIÈRES"

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@ L i b r a i r i e J o s é CORTI, 1963

T o u s d r o i t s de t r a d u c t i o n e t de r e p r o d u c t i o n r é s e r v é s

N° d ' é d i t i o n : 279.

N° d ' i m p r e s s i o n : 1.090. D é p ô t l é g a l : 2 t r i m e s t r e 1963

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ROGER LAUFER

S T Y L E

R O C O C O , STYLE

DES "LUMIERES"

LIBRAIRIE JOSÉ CORTI II, RUE DE MÉDICIS - PARIS

1963

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LE STYLE ROCOCO EST

LE STYLE DES LUMIÈRES

Le temps n'est plus où le hideux sourire de Voltaire symbolisait la sécheresse et la superficialité d'un siècle sans âme 1 Le cheminement ininterrompu de la pensée rationaliste à travers trois siècles a été mis au jour 2 ; son essor et sa diffusion rapides, de 1680 à 1715, dans une période de crise politique, économique et sociale, annon- cèrent et préparèrent le triomphe des « Lumières » 3 Nous savons également que le dix-huitième siècle ne passa pas de l'obédience de la Raison à celle de la Sensibilité entre la publication de Candide (1759) et celle de la Nouvelle Héloïse (1761), comme une poire devient blette. Rousseau est le plus dialecticien (dans l'ancien et le nouveau sens), Voltaire le plus passionné des écrivains du siècle 4 Que dire de Prévost, classique et « préromantique » (?), jansé-

(1) Voir les ouvrages récents d'André DELATTRE (Voltaire l ' impé- tueux, Paris 1957), René POMEAU (La Religion de Voltaire, Paris 1956), Peter GAY (Voltaire's politics : the poet as a realist, Princeton 1959).

(2) Grâce en part iculier aux t ravaux d'Henri BUSSON : Le rat io- nalisme dans la l i t térature française de la renaissance (1533-1601), nouvelle éd. rev. et augm., Par is 1957 ; La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris 1933 ; La religion des classiques, Par is 1948.

(3) Gustave LANSON dans ses cours sur les « Origines et premières manifestat ions de l 'esprit philosophique dans la l i t té ra ture française de 1675 à 1748 » et sur les « Format ion et développement de l 'espri t philosophique du XVIII siècle », dans la Revue des Cours et Confé- rences, 1907-1910.

(4) Il est incontestable pa r exemple que Rousseau est un argu- menta teur serré, alors que Voltaire procède par touches et par sug- gestions.

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niste et un peu jésuite ? De Lesage, dont l'ironie désabusée se teinte de sensibilité et que le romanesque a toujours séduit ? Au fil des lectures, on remonte aisément le cours, un instant rétréci mais jamais perdu, de la sensibilité jusqu'aux histoires tragiques que Marguerite de Navarre empruntait aux conteurs italiens et à la tradition orale.

Il est dorénavant impossible d'affirmer que le dix-hui- tième siècle fut plus raisonnable en son début, plus senti- mental en sa fin 5 ni même plus aristocratique d'abord, plus bourgeois ensuite. Plus nombreux et variés sont les changements d'éclairage à travers les années, tandis que la toile de fond reste en place. Les manifestations litté- raires les plus éclatantes de l'esprit du siècle, du Diable boiteux de 1707 au Mariage de Figaro de 1781, reflètent les mêmes compromis idéologiques et artistiques. Nos actuelles étiquettes, « raison » et « sensibilité », permettent mal de comprendre le déplacement et l 'approfondissement des contradictions entre l'idéologie de l'Ancien Régime et l 'accumulation du capital par la grande bourgeoisie mar- chande ; du moins nous sommes-nous défaits de l'insou- tenable schématisme d'une certaine tradition qui opposait, pour se débarrasser d'eux plus aisément, le superficiel Voltaire à l'excessif Rousseau 6

Or, la critique esthétique — bien rare d'ailleurs — ne semble pas avoir profité de la patiente mise au point de l'histoire des idées. Elle utilise encore les deux termes inadéquats : post-classique (ou pire, pseudo-classique) et préromantique. Elle perpétue ainsi, dans le domaine de l 'appréciation littéraire, les vieilles erreurs.

Est-il inévitable que le style du Diable boiteux (de 1707), des Lettres persanes, du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, de Candide, du Neveu de Rameau, des Liaisons dangereuses n'ait pas de nom dans notre langue ? La cri- tique germanique emploie, elle, le mot de « Rokoko » :

(5) Cf. Robert MAUZI, L'Idée du bonheur au XVII I siècle, Paris 1960, p. 12, et Geoffrey ATKINSON, Le Sentiment de la nature et le r e tou r à la vie simple (1690-1740), Par is 1960, p. 81.

(6) La t rad i t ion des Lemaître, Faguet, Seillère.

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mais c'est par contraste avec « Aufklärung », pour déno- ter la frivolité de l'époque en face de son sérieux. Ainsi, l'avantage d'un terme positif disparaît-il vite par sa limi- tation à la littérature de salon. Victor Klemperer saisit bien 7 les proportions variables des deux composantes du « Zeitgeist » chez un Fontenelle, un Marivaux, leur union intime chez un Montesquieu : pour se borner à qualifier cette dernière d' « esprit » ou d'humour, fine fleur des salons de Paris. Prétendant s'en tenir à l'analyse purement stylistique, Leo Spitzer examine de Voltaire un poème mon- dain et un badinage épistolaire 8 : le choix impressionniste et qu'il aurait fallu justifier, repose en fait sur le postulat commun à l'école germanique (Klemperer, Spitzer, Neubert, Hatzfeld, Schürr) que la littérature française du dix-huitiè- me siècle est soit purement philosophique, soit salonnière.

Il existe, bien sûr, une littérature jolie, que nous avons en France trop négligée. Fritz Neubert s'était attaché à suivre, avec une rare compétence, l'histoire des relations de voyage en prose mêlées ou non de vers 9 Issues du Voyage

(7) Dans Die Romanischen Li teraturen von der Renaissance bis zur franzœsischen Revolution, Potsdam 1931, pp. 38-40. Dans son Montesquieu, Heidelberg 1914, il entrevoit le problème de l'unifica- tion du sérieux et du léger pa r l 'humour, mais il l 'élude par le re- cours à l 'activité poétique « dieser Humor ist das Zusammenschmel- zende, ist das Dichterische der Lettres persanes » (p. 89).

La critique germanique semble s'en être tenue à la duali té du Rokoko et de l 'Aufklærung. On en trouvera une excellente formula- tion dans la petite plaquette de Friedrich Schürr, Barock, Klassizis- mus und Rokoko in der Franzœsichen Literatur, Leipzig u. Berlin 1928. S' inspirant des t ravaux de Wœlfflin, il définit le rococo comme un baroque discipliné par le passage du classicisme : « le rococo en ar t et en l i t térature comme dans la vie sociale des salons marque un retour du baroque, une renaissance de la préciosité ; mais ceux-ci portent la trace de l ' intermède du classicisme pendant lequel la rai- son et la volonté réglaient, disciplinaient et imposaient leurs normes. Dans le rococo, toute action est intériorisée et sublimée par la rai- son, et, par tant , l 'émotion (Bewegtheit) assourdie et atténuée » (p. 39). Schürr admet qu'il reste à résoudre le problème du rappor t entre- Rokoko et Aufklærung.

(8) Dans Linguistics and Literary History, Essays in Stulistics, Princeton 1948.

(9) Dans un remarquable ouvrage, Die französischen Versprosa- Reisebrieferzahlungen und der kleine Reiseroman des 17. und 1 8 Jahrhunderts , Jena u. Leipzig 1923. Dans une courte étude in t i tu lée

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à Encausse de Chapelle et Bachaumont, celles-ci culminè- rent dans le Voyage à Berlin (1750) de Voltaire. Elles sont l'équivalent littéraire des « Porzellanfigürchen », des figu- rines de porcelaine, de ces biscuits de Sèvres (ou de Saxe...) si caractéristiques d'une époque, de ces Français dont Vol- taire écrivait :

Parfaits dans le petit, sublimes en bijoux, Grands inventeurs de rien, nous faisons des jaloux.

Plus tard, un Delille dans ses Jardins 10 sera le digne suc- cesseur de ces petits-maîtres (dans les deux sens de l'ex- pression). On y rattachera sans mal les compositions des clavecinistes français, dont François Couperin : héritiers de la technique des luthistes de cour, ils firent des notes ornées une manière élégante, véritablement un art d'agré- ments 11

Que tout ceci soit très dix-huitième siècle, nul n'en dis- conviendra. Que devient cependant l'âge de la philosophie, des sciences, de l'esprit nouveau, de l'opéra de Jean- Philippe Rameau, puis du sérieux, de la sensibilité, de Greuze et de Gluck ? Nous contenterons-nous de dire que le boudoir et le cabinet de physique ont porte communi- cante, ou de répéter, plus élégamment, cette réponse de Fontenelle septuagénaire au fringant Voltaire de 1727 :

Adieu : votre jeune saison A tout autre soin vous engage ; L'ignorance est son apanage Avec les plaisirs à foison, Convenable & doux assemblage. J'avouerai bien, & j'en enrage,

« Franzœsische Rokokoprobleme » qui figure aux pages 256-279 des Hauptfragen des Romanist ik, Festschrif t für Phi l ipp August Becker... Heidelberg 1922, il affirme que la l i t térature rococo n'a t r iomphé que dans les genres mineurs : « Ihre Grœsse beruht ebenfalls auf ihrer Kleinkunst. Das Siècle des jolies bagatelles, wie es ein zeitgenœssischer f ranzœsischer Kenner (Couret de Villeneuve) treffend genannt hat » (p. 267).

(10) Voir Victor KLEMPERER, Delilles « Garten », Berlin 1954 (11) Voir l 'ouvrage fondamenta l de Wilfr id H. MELLERS, François

Couperin and the French classical tradit ion, London 1950.

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Que le Sçavoir & la Raison N'est presqu'aussi qu'un badinage, Mais badinage de grison.

Bref, cette conception du style rococo repose sur l'interpré- tation contestable de l'histoire des idées qui sépare radica- lement pensée philosophique et amusements d'une société frivole et fastueuse. Sans doute, un style qui n'offrirait que des œuvrettes au charme suranné mériterait seulement l'attention de quelques curieux et érudits. Mais comment concilier une telle conception avec la réussite littéraire des œuvres où nous nous accordons aujourd'hui à reconnaître le meilleur du siècle, et non dans les ouvrages théoriques des La Mettrie, ni dans les poèmes des Saint-Lambert ? Le vrai style rococo n'est-il pas plutôt celui de l'entre-deux, celui dans lequel les deux aspects du siècle s'unissent ?

Où en sommes-nous en effet ? Un regard porté sur le deuxième tome de l'Encyclopédie de la Pléiade, Histoire des Littératures, publié en 1956, permet de répondre à cette question. D'éminents spécialistes y mettent l'homme cultivé au courant des grandes tendances de la critique littéraire contemporaine. Ainsi le baroque occupe-t-il une place de choix 12 Entre le classicisme et le romantisme, le dix- huitième siècle n'est pas.

Aucun parti pris dans cette décision : le troisième tome de la série fait la part belle à l'âge des lumières, à sa pen- sée, à ses grandes réussites littéraires. Henri Peyre résume l'opinion généralement admise quand il écrit que, si les idées sont nouvelles, « la langue et le style d'abord... le goût ensuite » restent ceux du classicisme 13 Gonzague de Reynold estime pareillement qu' « à la hardiesse des idées s'est toujours opposée la timidité de l'expression 14 Ce siè- cle, qui étouffa la poésie, aurait tué la grande littérature :

(12) Les grandes divisions du livre, après celle sur la Renaissance, sont : baroque, classicisme, romantisme, réalisme, l i t térature con- temporaine.

(13) Op. cit., II, p. 132. (14) Dans Le dix-septième siècle, le classique et le baroque, Mon-

tréal 1944.

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on le savait déjà en 1723 en Hollande, nous rapporte Camu- sat dans la préface de sa première livraison de la Bibliothé- que française... Faut-il aimer Chénier, comme le faisait Maurras, parce que chez lui serait enfin revenu le sixième sens, celui du beau, du mystère, etc... ?

Peut-être la raison profonde de ces excessives simplifi- cations se trouve-t-elle dans notre absence croissante de familiarité avec l'ensemble du siècle dans lequel nous dis- tinguons avec peine, à côté des grands hommes des années quarante à soixante, la fin du siècle et le retour à l'antique, prélude du premier romantisme 15 Si nous replacions le trio des grands philosophes entre le début et la fin du siècle pendant lesquels réalisme bourgeois et imagination idylli- que apparaissent également séparés et insuffisants, nous apercevrions plus clairement l'équilibre que Voltaire, Rous- seau, Diderot ont atteint quand ils n'ont superficiellement sacrifié ni à l'aristocratie ni à la bourgeoisie. Sur le modèle du classicisme, nous concevrons un rococo qui reflétera les contradictions profondes de l'époque. Cessant d'écarteler le siècle entre un classicisme défunt et un romantisme em- bryonnaire, nous en saisirons la tension originale et créa- trice.

Toutefois, puisque je propose d'emprunter le terme de rococo au vocabulaire des beaux-arts, il importe que je précise de quelle manière et pourquoi je le détourne de son sens habituel. Les historiens de l 'art français préfèrent sou- vent réserver le mot pour caractériser certaines tendances « baroques » de l 'art français du XVIII siècle hors de France 16 Ils distinguent en gros le demi-siècle rocaille et le demi-siècle antiquisant. Et sans doute cette distinction est- elle aussi applicable à la littérature : mais elle offre les mêmes dangers que les étiquettes « raison » et « sensibi- lité », « pseudo-classicisme » et « pré-romantisme » que

(15) La meilleure étude d'ensemble reste celle de Louis Bertrand, La fin du classicisme et le retour à l 'antique dans la seconde moit ié du XVIII siècle et les premières années du XIX en France, Paris (1896).

(16) P a r exemple, Louis RÉAU, L'Europe française au siècle des lumières, Paris 1938.

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nous venons de rejeter. Elle a cependant l'avantage, en contredisant celles-ci, de nous suggérer que la première moitié de l'âge des lumières est à la fois pseudo-classique et baroque, la seconde, néo-classique et préromantique. Cette contradiction me paraît être la vérité du style du dix- huitième siècle. La continuité de la tradition classique fran- çaise apparaît avec autant de clarté dans l'architecture qu'au théâtre : on pense à Saint-Sulpice, au Petit-Trianon, à la Place de la Concorde. La continuité de la fantaisie rocaille se manifeste aussi bien dans le décor du salon d'été de l'Hôtel Soubise que dans celui du Salon de la Villa Mori- cet à Versailles 17 Mais ce dernier, qui date de 1783, est froid, statique, monotone. Dans le mobilier, l'exubérance de l'ornementation devient une surcharge souvent pesante. L'équilibre et l'élégance disparaissent après 1770 dans les arts comme dans la littérature. D'ailleurs, les termes ro- caille et antiquisant définissent des réalités bien différen- tes : le premier dénomme un style homogène au moyen de l'une de ses manifestations, l'autre, se borne à signaler une source d'inspiration extérieure. Il existe un style rocaille, mais seulement une période antiquisante durant laquelle l'éclectisme et le talent s'élèvent rarement au génie. On ne saurait qualifier d'antiquisant le chef-d'œuvre qu'est le Petit Trianon de Gabriel (1762-68). Les réussites d'après 1770, peut-être même celles d'après 1760, sont moins éloi- gnées de l'équilibre rocaille que les œuvres à la mode : elles sont en retard et en avance sur leur temps. Entre le classi- cisme de 1660 et le romantisme de 1830, la France n'a éla- boré qu'un seul style, auquel je propose de donner un seul nom, celui de rococo 18

(17) Voir Louis HAUTECŒUR, Histoire de l 'architecture classique en France, t. III, Paris 1950.

(18) Qu'un terme péjorat i f reçoive un jour un sens plein et valorisé, c'est banal i té dans l 'histoire de l 'a r t et de la l i t térature. Dans tous les cas (gothique, baroque, impressioniste, natural is te , etc...) le changement sémantique recouvre, non une nouvelle mode, mais un élargissement et un approfondissement du concept. Nos innombrables devanciers ont retrouvé la vraie image du XVIII siècle. La présente étude se borne modestement à une définition lexicale nouvelle.

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D'un bout du siècle à l'autre, se maintient la tension entre classicisme et baroque, raison et sensibilité. Mais après 1770, la tension est telle qu'elle est exceptionnelle- ment surmontée : elle produit l'emphase et la grandilo- quence romaine ou sensible. Les artistes et les écrivains ne peuvent plus réconcilier les deux idéologies, bourgeoise et aristocratique, qui divisent leur personnalité. La tour- mente révolutionnaire ne fera qu'exagérer cette coupure intérieure jusqu'à la schizophrénie. Qu'on pense aux deux Saint-Just, le pornographe et le pur des purs. Seules deux ou trois grandes journées ont élevé au même point de fusion l'émotion du cœur et la conviction intellectuelle. Une dizai- ne de pages restent de Danton et de Robespierre, un tableau de David (La Mort de Marat). Le premier romantisme fran- çais, celui de 1790, n'a fleuri, pour une brève période, que dans l'émigration. Le Directoire et l 'Empire ont produit des styles qui se rattachent au rococo. Le romantisme de 1820 est le fait de ci-devants réels ou prétendus. Pour cette rai- son, il ne me parait pas absurde de donner un seul nom au style du dix-huitième siècle, et si ce nom en favorise plutôt la première que la seconde moitié, c'est simple justice. Ceci dit, il est clair que beaucoup de choses ont changé avec les années. Prise à la rigueur, l'expression de style rococo n 'a aucun sens. Comme celle de classicisme, qui se rétrécit à Racine auquel pourtant son jansénisme retire sa valeur exemplaire et centrale. Tant que l'Ancien Régime est me- nacé par le capitalisme bourgeois mais lui résiste, que les idéologies aristocratique et bourgeoise se contaminent inex- tricablement, existent les conditions du style rococo. Nous en envisagerons succinctement le développement.

Considérons d'abord les trente premières années du siè- cle auxquelles nous commençons tout juste à nous intéres- ser 19 et qui nous sont encore mal connues. Les opinions critiques d'alors nous apportent un faible secours. Le Jour- nal des Sçavans, la Bibliothèque françoise, le Nouvelliste du Parnasse rendaient compte à une clientèle sérieuse de la

(19) Signalons en part icul ier les t ravaux de Frédéric DELOFFRE sur- Marivaux et Robert Challes.

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littérature des « honnêtes gens », des « sçavans ». Trop souvent s'y étalent l'érudition compilatrice, les traductions infidèles des langues classiques, les imitations froides des genres scolaires, les controverses des régents de collège. Toute cette littérature morte est bien post-classique, mais ses idées, son idéologie sont mortes aussi. Dans le premier tiers du siècle, en effet, des grands noms que l'histoire litté- raire a retenus, seul celui de Voltaire figure en bonne place pour son épopée et ses tragédies, car seule la « grande litté- rature », de la philosophie aux recueils poétiques, fait l'ob- jet de comptes-rendus ou d'extraits détaillés. Sans doute, Voltaire s'est-il lui-même en partie abusé. Dans son entê- tement à prendre la relève du siècle de Louis XV, on devine, outre une ambition énorme dont les ruses dissimulent mal les compromissions, le retard du goût critique sur le génie créateur. Mais là où se trouvent ses idées philosophiques les plus fortes, se trouvent aussi les vraies réussites de son art, dans ses contes, sa correspondance, etc... Si Voltaire s'est trompé en croyant pouvoir à la fois s'illustrer et mener le bon combat dans les grands genres, n'oublions pas que son intention était de tromper les doctes et les bien- pensants. Avant de se brouiller avec Thémiseul de Saint- Hyacinthe, Voltaire avait applaudi aux deux cents pages de gloses rocambolesques dont celui-ci avait entouré un poème insignifiant et grossier de quarante vers, Le chef d'œuvre d'un inconnu : coup droit porté au pédantisme des doctes 20

Qui, à propos de la peinture en France de 1870 à 1900, s'obstinerait à ne considérer que l'académisme ? Le post- classicisme dont nous parlons n'est rien d'autre que l'aca- démisme du XVIII siècle. Même les journaux sérieux s'ou- vrent à la littérature vivante, mais dans la rubrique des nouvelles littéraires de Paris et d'ailleurs, rejetées en fin de volume (bien à la manière du dix-huitième siècle, même si, comme souvent chez Bayle, l 'intention subversive est plus objective que subjective). Les noms les plus discutés, dans

(20) L'un des grands succès de l ibrair ie du siècle, publié en 1714. Mornet en avait signalé l ' intérêt avant guerre dans la Revue d'Histoire Lit téraire de la France.

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les années trente où Lesage a vieilli, sont ceux que nous avons retenus : Prévost, Marivaux, — qui déplaisent ou plaisent — passionnément.

Les Illustres françaises, introuvables jusqu'à leur récen- te réédition, connurent un succès qui ne fut celui d'aucun recueil poétique. Que d'enseignements retirerions-nous de la simple statistique du nombre d'éditions comparé des œu- vres académiques et des œuvres vivantes : à condition d'y inclure maints romans dont nous avons oublié le titre ! Les contemporains sont excusables de n'avoir pas mesuré toute. la portée de cette révolution en marche à côté de laquelle la bataille d'Hernani prend les dimensions de la cabale de Phèdre. Crise des genres traditionnels, triomphe du conte et du roman, la littérature se métamorphose. Sans doute, certains écrits de Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot se rattachent-ils assez difficilement à la littérature d'ima- gination, donnant l'impression de rejoindre, par delà le clas- sicisme, Pascal et Descartes. Il n'en est rien. Les beaux travaux d'Antoine Adam ont détruit ce mythe d'un classi- cisme désengagé : Molière et La Fontaine ont apporté au classicisme une expérience et une pensée antérieures au règne de Louis XIV, Racine, une vision du monde irréduc- tible.

La seule littérature qu'on puisse légitimement qualifier de pseudo-classique est celle des trente-cinq dernières an- nées du règne de Louis XIV. Les vrais écrivains du cœur, les Racine, les La Rochefoucauld, les Mme de Lafayette, les Bussy-Rabutin se sont tus. Dès que le déclin du règne entraîne la décadence des hautes valeurs élaborées en com- mun par la bourgeoisie et l'aristocratie, la préciosité de 1650, jamais éteinte, Mornet l'a montré 21 renaît, mais vidée de l'ancien contenu positif 22 Malgré les éloges qu'on fait alors de Madeleine de Scudéry, le féminisme nouveau se contente d'expliquer la conversion d'Henri IV par le désir

(21) Dans son Histoire de la Li t téra ture française classique, 1660- 1700, Paris 1940, sur tout la deuxième partie.

(22) Sur le féminisme de 1650, voir l 'étude d'Antoine ADAM, « Ba- roque et préciosité », dans Revue des Sciences Humaines, 1949, pp. 208-224

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de Mme d'Estrées de se faire épouser, et semblables fari- boles. Les grandes demoiselles babillardes, les la Force, L'Héritier, Bernard, les dames d'Aulnoy, de Murat, Durand, d'Auneuil, si elles donnent peu dans le « phébus », s'amu- sent aux bouts-rimés, aux contes de fées, aux contes histo- riques. Ce n'est pas manque de talent. On surprend parfois, chez une Mme de Murat, une vigueur et une dureté qui, dans d'autres conditions, auraient pu porter d'autres fruits. La psychologie de la grande époque avait été réaliste à sa façon : elle n'est plus qu'une façade imposée par la dévotion du roi au dévergondage et au désarroi d'une aristocratie é p u i s é e Cette mauvaise littérature romanesque post- classique, hantée par le modèle de Mme de Lafayette, se poursuivra pâlement chez une Mme de Gomez, une Tencin, une Fontaines, pour recouvrer un soupçon de vie avec une Mlle de Lussan, sous la forme du roman historique.

Semblable décadence se produit dans le genre « comi- que ». De la grande époque du burlesque, celle du Roman comique de Scarron, au plein classicisme, la matière bour- geoise et provinciale s'affine, mais demeure vivace et pro- duit de belles œuvres (Le Lutrin et les satires de Boileau, les farces de Molière) ; on la retrouve, entre autres, dans un petit roman anonyme, Araspe et Simandre (1672) 24 assez médiocre d'ailleurs, mais caractéristique de l'époque des honnêtes gens. Bientôt, les fournisseurs attitrés de la bonne société, un Préchac, un Le Noble, un Nodot exploitèrent cette veine avec une affligeante timidité. Mode du « comi- que » puis des contes de fées, des femmes-soldats, des pirates galants, — des poncifs s'imposent et s'épuisent en l'espace de quelques années : médiocrité et préjugé aristo- cratique sont les traits commun d'une littérature dont, — La Bruyère y risquait seulement une allusion, — les grands sujets, en fait le réalisme, sont bannis.

(23) L'affaire des poisons en est la manifes ta t ion la plus célèbre. Sur la façon subtile dont Mme d'Aulnoy, l 'auteur de la Chatte blanche, essaya par deux fois de se défaire de son mari , on l i ra la bonne étude de Jeanne Roche-Mazon, En marge de « L'Oiseau bleu », Par i s 1930.

(24) Réédité chez Aubanel en 1959.

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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

JEAN ROUSSET

LA LITTÉRATURE DE L'AGE BAROQUE EN FRANCE

MARCEL RAYMOND

BAROQUE ET RENAISSANCE POÉTIQUE

JEAN DE SPONDE

MÉDITATIONS avec un

Essai de poèmes chrétiens Introduction de Alan Boase

JEAN DE SPONDE

STANCES ET SONNETS DE LA MORT Introduction par Alan Boase

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