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VIVRE la CONQUÊTE Sous la direction de Gaston Deschênes et Denis Vaugeois SEPTENTRION Tome 1 à travers plus de 25 parcours individuels

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VIVRElaCONQUÊTE

Sous la direction de Gaston Deschênes et Denis Vaugeois

SEPTENTRION

Tome 1à travers plus de 25 parcours individuels

Septentrion

sous la direction de gaston deschênes et denis vaugeois

en collaboration avec raymonde litalien et jacques mathieu

V I V R E L A C O N Q U Ê T E

t o m e 1

à travers plus de 25 parcours individuels

Pour effectuer une recherche libre par mot-clé à l’intérieur de cet ouvrage, rendez-vous sur notre site Internet au www.septentrion.qc.ca

Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition, ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

Illustration de la couverture : Charles Huot, La bataille des plaines d’Abraham, c. 1900, Collection de Camille Villeneuve.

Comité éditorial : Gaston Deschênes, Raymonde Litalien, Jacques Mathieu et Denis Vaugeois

Révision : Solange Deschênes

Correction d’épreuves : Sophie Imbeault

Mise en pages et maquette de couverture : Pierre-Louis Cauchon

Si vous désirez être tenu au courant des publicationsdes ÉDITIONS DU SEPTENTRIONvous pouvez nous écrire par courrier,par courriel à [email protected],par télécopieur au 418 527-4978ou consulter notre catalogue sur Internet :www.septentrion.qc.ca

© Les éditions du Septentrion Diffusion au Canada :1300, av. Maguire Diffusion DimediaQuébec (Québec) 539, boul. LebeauG1T 1Z3 Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2Dépôt légal :Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013 Ventes en Europe :ISBN papier : 978-2-89448-754-9 Distribution du Nouveau MondeISBN PDF : 978-2-89664-804-7 30, rue Gay-LussacISBN EPUB : 978-2-89664-805-4 75005 Paris

Introduction

Le choix d’un titre est rarement facile. Il y a les tenants d’un titre descriptif avec des mots-clés qui facilitent le repé-rage, d’autres ne jurent que par un titre imagé, provoquant

ou suggestif. Dans quelle catégorie se classe Vivre la Conquête ?Les objections étaient nombreuses. Les jeunes ignorent tout de

la Conquête, surtout avec les nouveaux programmes scolaires, les immigrants également, nous dit-on, d’autres ne veulent tout simple-ment pas en entendre parler. Enfin, dans le cas de certains, le mot « conquête » dérange.

Le silence qui entoure le 250e anniversaire du traité de Paris est significatif. Le gouvernement fédéral a tout fait pour diriger l’attention vers la guerre de 1812. Les dates de 1760 ou 1763 sont à oublier.

Et puis si on prononce mal, les gens entendront « Vive la Conquête » ! Par esprit de compromis, c’est devenu un simple « titre de travail ». Comme d’habitude, l’éditeur décidera plus tard, pour-quoi pas à la dernière minute « dans un éclair de génie ».

L’intention à l’origine du présent ouvrage n’était nullement de relancer un vieux débat, surtout pas de réécrire La guerre de la Conquête de Guy Frégault ou Crucible of War de Fred Anderson. Non pas que le dernier mot ait été dit sur les événements, ce n’est jamais le cas, mais nous avions d’autres objectifs. Nous voulions justement nous éloigner d’un manichéisme agaçant, désastre vs bienfait, et partir à la recherche de ce qu’ont vécu les gens de cette époque. À mi-chemin entre l’histoire événementielle et l’histoire dite sociale, nous avons voulu saisir un nombre assez significatif de parcours individuels. Ont été exclus les grands du monde politique ou religieux.

Aux collaborateurs qui s’ajoutaient, nous adressions toujours les mêmes réflexions : « Le projet est de présenter une cinquantaine de personnages qui ont vécu avant, pendant et après la guerre de Sept Ans. Ce qui est visé, c’est la vérité, sans complaisance.

L’ensemble des textes va permettre, nous l’espérons, de mieux comprendre les lendemains de Conquête. »

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Finalement une trentaine de collègues ont accepté de participer au projet. La formule était assez souple. Pour la présentation, chaque auteur devait choisir entre des notes de bas de pages ou un aperçu des sources utilisées présentées à la fin de son article. Également, il devait se limiter à quelque 3 000 mots. L’enthousiasme a été tel que plusieurs ont dépassé cette limite et même proposé des biogra-phies additionnelles. L’éditeur a décidé d’en faire deux tomes avec index intégré. Comment répartir les biographies entre les deux tomes ? Un certain équilibre a été établi. Ce pari a été tenu.

En cours de route, il a fallu accepter des personnages qui ont quitté le Canada après 1763. Depuis plusieurs années, les spécialistes se disputent sur le nombre de départs, c’était donc l’occasion de suivre quelques personnages dans leur exil. En effet, pour elles ou eux la France n’était pas nécessairement la mère patrie. C’est le cas de l’unique Angélique Renaud d’Avène des Méloizes ou parfois d’épouses d’officiers, comme Marie-Louise Dagneau d’Ouville ou Marie-Françoise de Couagne.

Un autre cas était limite quant aux dates, celui de Pierre Revol décédé en septembre 1758 alors que Wolfe se livre à la destruction des établissements de pêche de la côte gaspésienne. Ce dernier fait l’objet d’une importante biographie dans le Dictionnaire biographique du Canada (désormais DBC), mais Mario Mimeault nous proposa de la commencer à peu près là où elle se terminait. C’est ainsi qu’il insiste surtout sur l’épisode gaspésien. Il est intéressant de comparer sa biographie avec celle de Michel Paquin.

L’examen des dossiers qui sont disponibles pour consultation aux archives du DBC nous a permis de constater que certains auteurs n’avaient pu raconter tout ce qu’ils voulaient soit à cause de l’espace alloué, soit tout simplement par choix de l’équipe éditoriale. C’est le cas pour Augustin Vachon et Robert Derome. Tous deux se sont montrés non seulement disponibles mais enthou-siastes. Vachon a fait sa thèse de maîtrise sur le jésuite Roubaud, Derome a scruté sans relâche l’histoire de Catherine Delezenne, de son amoureux, de son mari, de son père, de son époque.

Puis un autre personnage fascinant s’est vite imposé, la veuve Fornel dont Liliane Plamondon avait poursuivi l’étude après avoir lu la biographie préparée par Dale Miquelon dans le DBC.

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Dans un cas, nous avons dérogé à la règle et convenu, avec Mario Mimeault qui fut un fort généreux collaborateur, de choisir un thème, les pilotes du Saint-Laurent, et pas n’importe lesquels, ceux qui avaient été recrutés par les Britanniques. Un article distinct a donc été construit autour de Denys de Vitré et d’Augustin Raby qui sont présents dans le DBC. Ce fut l’occasion de tirer de l’oubli une bonne dizaine d’autres pilotes.

Certaines biographies ont pu être renouvelées. C’est le cas de Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay pour lequel Raymonde Litalien a utilisé une documentation nouvelle ou Ignace-Philippe Aubert de Gaspé, sur lequel Gaston Deschênes, qui ratisse l’histoire de la Côte du Sud depuis un tiers de siècle, porte un regard neuf. Cet Aubert de Gaspé n’a d’ailleurs pas besoin de son petit-fils, l’auteur des Anciens Canadiens, pour impressionner. Il illustre le meilleur de l’histoire de la Nouvelle-France. Il sera de tous les grands moments : dans l’ouest contre les Renards, au sud contre les Chicachas, en Acadie pour contrer l’offensive britannique, à Carillon et à Sainte-Foy pour partager les triomphes de Montcalm ou de Lévis et finalement parmi les siens pour tenir tête aux Américains en 1775.

D’autres biographies ont été abandonnées en cours de route : celles de Chaussegros de Léry, de Chartier de Lotbinière et de Godefroy de Tonnancour. La préparation de l’index nous a mis en présence de plusieurs grandes familles : les Aubert de Gaspé, les Le Gardeur de Tilly, les Coulon de Villiers, les Ramezay, les Tarieu de Lanaudière, les La Corne, les Renaud d’Avène des Méloizes, etc. Oui, elles sont impressionnantes et souvent admirables mais elles ne sont pas toute la Nouvelle-France !

En effet, à côté des seigneurs et des notables, prennent place les gens de métier : cuisinier, forgeron, pêcheur, maître d’école et chirurgien. Généralement moins connus, plusieurs d’entre eux révèlent une exceptionnelle capacité de rebondir et même de tirer profit du Régime britannique qui se met en place. On découvrira avec étonnement la réussite d’un Jean Amiot, d’un Louis-Philippe Badelart et surtout d’un Noël Voyer.

Tous n’ont pas leur chance. C’est le cas des déportés, les Acadiens bien sûr, une Madeleine Doucet qui aura charge d’enfants issus de

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neuf unions différentes ou d’une Blanche Thibodeau, dite « Tante la Blanche » qui, à sept générations de distance, remplit encore d’émotion le poète acadien Serge Patrice Thibodeau.

Religieux et religieuses n’ont pas été oubliés : Marguerire d’You-ville, sœur Maugue-Garreau, un sulpicien, Jacques Degeay, un jésuite, Roubaud, hélas une tête fêlée, et l’ineffable curé Récher. Dans le second tome, il y aura d’autres religieuses et religieux dont le récollet Félix de Berey. Les Indiens sont difficiles à saisir mais Louis Vincent, grâce au travail conjugué de Jonathan Lainey et Thomas Peace, représente les autochtones en attendant la suite.

Pleurer les morts, reconstituer des familles, reconstruire une maison, regrouper les troupeaux, relancer l’agriculture, le commerce des fourrures, réapprendre à vivre, voilà les défis auxquels nous nous attendions.

Il y a toutefois une question inattendue qui s’est imposée au fur et à mesure que les textes nous arrivaient. Elle a déclenché une véri-table enquête dans l’équipe du Septentrion, Sophie Imbeault et Rénald Lessard en tête. Des historiens tels Marcel Trudel et Fernand Ouellet s’y sont intéressés tout en nous laissant sur notre faim. Également, dans Les Premiers Juifs d’Amérique, le lecteur découvre la vulnérabilité des Canadiens inquiets du sort qui attend la monnaie de papier qu’ils détiennent. Ce fameux « papier du Canada » nous conduisait à un étrange spéculateur, Jacques Terroux, qui paiera cher son audace. Il aura droit à sa biographie qui, en même temps, nous fait mieux connaître la filière huguenote. Tous les personnages de cette époque ont été confrontés avec le sort fait au « papier du Canada ». Les plus riches ont beaucoup perdu, les moins riches ont tout perdu, soit les petites gens qui avaient péniblement gagné les plus petites sommes, soit les religieuses dont les œuvres exigeaient d’importantes ressources financières. Certains avaient empoché des centaines de milliers de livres dans un contexte d’inflation et de spéculation éhontée, leur cas incitera les autorités françaises à procéder à des dévaluations et à retarder des remboursements qui ne rejoin-dront jamais les plus vulnérables. Ce projet n’aurait été que de réexaminer le cas du « papier du Canada » qu’il aurait été utile.

Une population qui sort de décennies de guerre dont l’une qui a ravagé leur pays, qui change de métropole, entre dans une période

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d’incertitude quant à l’avenir de ses lois, de ses coutumes, de sa religion, sa langue, est forcément fragilisée.

La France n’existe plus pour les Canadiens et le Canada n’existe plus pour la France. Dans ce contexte troublé, certains s’en tirent tout de même étonnamment bien, le Huron Louis Vincent Sawantanan, le forgeron Noël Voyer, devenu puissant homme d’affaires, Marie-Josèphe Lepellé, favorisée par d’heureuses circonstances, ou un Bonaventure L’Étoile dit Litalien et sa femme Marie Amiot qui s’ac-crochent à la vie et triomphent modestement de dix ans d’errance.

Pour clore ce premier tome, l’historien Jacques Mathieu, qui nous a fait connaître l’étonnante Madeleine Doucet, nous fait partager son admiration pour un courageux petit curé de paroisse, Charles-Madeleine Youville-Dufrost dont l’un des mérites sera certes le travail filial qu’il mènera sur l’œuvre de sa mère Marguerite d’Youville.

Et pour qu’on n’oublie pas que la Nouvelle-France couvrait une bonne partie de l’Amérique du Nord, le géographe-historien Fernand Grenier nous ramène la belle figure de Jean-Baptiste Trudeau, un ancien du séminaire de Québec qui deviendra voyageur et maître d’école à Saint-Louis sur le Missouri.

De Gaspé à Saint-Louis, et même plus au sud, plus à l’ouest, les Canadiens continuent à marcher un continent et refusent de se laisser enfermer dans cette minuscule Province de Québec impro-visée, en 1763, par un conquérant indécis. Ouverts à la diversité tout en étant épris de fidélité, assoiffés d’emprunts et accrochés à la vie, ils amorcent une nouvelle vie où tout est à construire. Survivre à la Conquête était un autre titre possible, mais pour un autre ouvrage. Ici, nous sommes « avant, pendant et après » pour raconter les destins démesurés d’une Blanche Thibodeau, d’une Angélique Renaud ou d’une Madeleine Doucet, également pour faire place au réalisme ou à l’opportunisme d’un Jean Amiot, d’un Félix Récher, d’un Noël Voyer.

Face à ce passé, faut-il parler d’une histoire pessimiste ou opti-miste ? Chacun des personnages s’est accroché aux aspérités de la vie. Chaque histoire est un moment de vérité, rien d’autre. Elle raconte et explique peu. Nous n’avions pas d’autres ambitions.

Denis Vaugeois

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MicmacsAbénaquis

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Hurons

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✪ F. de la Presqu’île

Une représentation de l'Amérique du Nord vers 1760.

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■Shecatica

■ Plaisance

■Gaspé

■ Grande-RivièrePabos

■PercéCap des Rosiers

■Mont-Louis

■Québec

■Tadoussac

■■Bonaventure

■Ristigouche

St.John’s

■Grand-Pré

■Annapolis-Royal

■Saint-Jean

■ Shippagan■Tracadie

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Saint-Laurent

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TERRENEUVE

ÎLE SAINTJEAN

ANTICOSTI

LABRADOR

MiquelonSaint-Pierre

Quelques repères gaspésiens et acadiens.

La ville de Québec en 1759. Thomas Jefferys, David Rumsey Historical Map Collection.

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1763 Proclamation royale1774 Acte de Québec1783 Indépendance des États-Unis

45°

Évolution des frontières de la Province de Québec.Ces trois tracés en surprendront plusieurs. Au lendemain du traité de Paris de 1763, Londres découpe dans le territoire de l’ancienne Nouvelle-France une nouvelle colonie, le long du Saint-Laurent, qu’elle désigne sous le nom de « Province de Québec ». Province est synonyme de colonie. En 1774, par l’Acte de Québec, une nouvelle « province de Québec », au désespoir des Treize Colonies, est redessinée pour englober les Grands Lacs et rejoindre au sud le confluent du Mississippi et de l’Ohio. Au moment de leur indépendance (1783), les États-Unis récupèrent le lac Michigan et obtiennent le partage des Grands Lacs. On notera que la frontière sud de la « Province de Québec » de 1763 ne subira pas de véritables modifications avant 1842.

De l’individu en histoire

Au xviiie siècle, le soldat tué sur le champ de bataille y est enterré de façon anonyme dans des fosses communes. Au milieu du xixe siècle, il commence à bénéficier d’une

certaine reconnaissance ; les morts de la guerre de Crimée et de Sécession, en France et aux États-Unis, sont souvent regroupés par unités dans des cimetières particuliers. Au xxe siècle, une plaque individuelle dans un cimetière local marque le souvenir du militaire décédé au combat. Au xxie siècle, les corps sont rapatriés dans leur pays et leur localité d’origine et inhumés avec les honneurs de la guerre. Cette évolution des sensibilités sociales s’est également manifestée dans tout l’éventail des sciences humaines, entre autres dans l’écriture de l’histoire.

Malgré certains décalages observables dans le temps, la part faite aux itinéraires de vie individuels a connu un essor remarquable et s’est exprimée dans une diversité de formes quasi innombrables. Elles ont eu nom : biographies, histoires de vie, récits de vie ou récits de pratiques, dictionnaires de personnalité, vogue de la généalogie, familles souches, mémoire familiale, micro-histoire, prosopographie ou études de cas. Ces rappels, sous forme écrite, orale, muséale, patrimoniale, voire toponymique, évoquent une mémoire des appartenances.

L’élaboration du projet, Vivre la Conquête, offre l’occasion de procéder à une réflexion sur le sens de l’évocation de ces parcours individuels. Si le rapport au présent de ce sujet ne nous semble pas manifeste au premier abord, on constatera rapidement son inscrip-tion dans les préoccupations sociales les plus actuelles, dans un contexte d’insertion d’événements traumatiques dans le parcours de vie d’une personne, de groupes ou de collectivités nationales. Il faut toutefois retenir que chacun d’eux a vécu différemment les

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événements, ainsi que l’avant et l’après, ce qu’illustrent parfaitement les parcours individuels ici reconstitués.

Les rappels du passé1

C’est le présent qui oriente la nature du regard sur le passé, qui permet de comprendre les grandes tendances des relations de la société québécoise à son passé. Il fut un temps où l’on a célébré la gloire des martyrs et le culte des héros. Il s’agissait de fournir à la société des modèles de vie comme source d’inspiration à imiter. En Europe, on a publié des dictionnaires de papes, d’inventeurs, de femmes célèbres et, en Amérique française, des biographies d’évêques, d’explorateurs, de gouverneurs et d’intendants. Au Québec, au tournant des années 1960, les héros de notre histoire ont perdu leur valeur mobilisatrice et ont cessé de rejoindre les sensibilités sociales. Du coup, certains ont pensé que la biographie avait fait son temps, qu’elle était passée de mode.

Non seulement s’est-elle maintenue, mais elle a ressurgi sous des formes renouvelées et des angles variés. Car la pratique scien-tifique n’obéit pas à des modes ; elle s’inscrit dans des tendances sociales, parfois lourdes de signification, comme celles qui traversent les sociétés au fil du temps.

Ainsi depuis les années 1970, de nouvelles revendications d’appartenance ont privilégié l’individu, la personne, le citoyen. Il suffit de penser aux chartes des droits, au Protecteur du citoyen, à la protection des renseignements personnels, aux réclamations relatives à l’équité salariale, aux droits des consommateurs, des prisonniers, des réfugiés, aux accommodements raisonnables, etc. Les grandes institutions, l’Église, l’école, l’État ont pris sens dans leur rapport à l’individu, dans la façon dont ils ont imprégné la vie des personnes au quotidien. Cette évolution correspondait en quelque sorte à la recherche de nouvelles pertinences sociales. Ainsi,

1. Voir parmi beaucoup d’autres références disponibles sur Internet : Peyrard, Christine. Gloire des martyrs et culte des héros. Aussi, Dolan, Claire (dir.), Événement, identité et histoire. Québec, Septentrion, 1991. Mathieu, Jacques. « Les médiations du passé, à la recherche d’un carrefour ». dans Les dynamismes de la recherche au Québec. CEFAN, PUL, 1997.

3De l’individu en histoire

le congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française en octobre 2012 a eu pour thème « L’individu face à l’histoire ; homme et femme de l’Amérique française ». De fait, dans bien des cas, le social en est venu à primer sur le politique dans la définition d’une identité personnelle.

La production de cheminements individuels est devenue telle-ment significative sur le plan social qu’elle a débouché sur des interventions de nature thérapeutique2. On a noté son utilité pour tenter de comprendre les processus à l’œuvre dans les phénomènes de migration, de délinquance, de déviance et même de génocide. On peut situer dans la même lignée les commissions « Vérité et Réconciliation » centrées sur le respect des droits des personnes et que l’on retrouve dans plus de vingt pays dans le monde3. À une tout autre échelle, à Montréal, en collaboration avec les Archives nationales, a été créé un groupe « Passe-mémoire » qui, par l’histoire de vie, vise à resserrer les liens intergénérationnels. À Québec, la Maison Michel-Sarrazin de soins palliatifs pour les personnes en fin de vie a également mis sur pied un projet d’histoire de vie qui atteint un très haut degré de satisfaction de la part des personnes qui s’y livrent et des proches qui reçoivent ces confidences. On a même vu une petite entreprise se former et offrir ses services dans une stratégie d’offres de pré-arrangements funéraires. Enfin, la vogue de ces histoires est telle qu’une association internationale des histoires de vie est en formation.

Sur le plan historique, parmi les grandes productions scienti-fiques récentes relatives aux portraits individualisés, il faut souligner le Dictionnaire biographique du Canada qui, à compter de 1966, a publié une dizaine d’ouvrages, en versions française et anglaise, près de 10 000 biographies de personnages, hommes ou femmes, autochtones, français, britanniques ou nouveaux arrivants, qui, de l’an 1000 à nos jours, ont fait leur marque dans un domaine ou un autre ; la politique, les affaires, les professions libérales, les éducateurs, les artistes, les militaires, etc. Cette base de données

2. Gaulejac, Vincent de et Michel Legrand. Intervenir par le récit de vie. 2008, 336 p.

3. Martin, Arnaud. La mémoire et le pardon. Les commissions de la vérité et de la réconciliation en Amérique latine. Paris, L’Harmattan, 2009.

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disponible sur Internet est fréquentée par plus d’un million de personnes par année.

Plus près du sujet de la guerre de Sept Ans en Amérique du Nord, il faut signaler les travaux de Marcel Fournier et de Jean-Yves Bronze à la limite de la généalogie et de l’histoire qui ont relevé les noms de milliers de militaires français et canadiens qui ont combattu durant ce conflit. Dans mon livre avec Sophie Imbeault, La Guerre des Canadiens, 1756-1763, la préoccupation de l’individu a été étendue aux proches des militaires. On notera dans ces ouvrages récents, tout comme dans celui-ci, le rapport direct à un événement traumatique, la guerre4.

L’événement5

La notion d’événement est complexe, mais elle est au cœur des trajectoires de vie. L’événement marque à la fois une transformation du quotidien, de l’habituel, de l’ordinaire et une issue, un résultat qui laisse une empreinte. Dans le cas présent, l’événement, en l’occurrence les affrontements militaires, dure quelques années, se produit à différents endroits et varie dans sa nature, selon les circonstances. De la sorte, il a une dimension imprévisible et il est vécu différemment par les uns et les autres.

Malgré l’issue ou le résultat, la cession de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne en février 1763 est communément partagée par les anciens habitants de la colonie française. En ce sens, par l’ampleur des changements qu’elle commande, elle doit être consi-dérée comme un événement traumatisant. À ce point de vue, elle s’approche d’une histoire de la souffrance, comparable à certaines pratiques thérapeutiques actuelles visant à éviter le refoulement ou l’enfermement. Bien au contraire, les personnes qui ont vécu de

4. Bronze, Jean-Yves. Les morts de la guerre de Sept Ans au cimetière de l’Hopital général de Québec, PUL, 2001. Fournier, Marcel (dir.). Combattre pour la France en Amérique : les soldats de la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France. Mémoires de la Société de généalogie canadienne-française, 2009. Mathieu, Jacques et Sophie Imbeault. La guerre des Canadiens, 1756-1763. Septentrion, 2013.

5. Centre méridional d’histoire sociale. L’Événement. Université de Provence, 1986. Vilard, Pierre. Des événements particuliers : soulagement et sacrifice dans l’histoire-bataille de l’Occident. Ressource électronique.

5De l’individu en histoire

tels traumatismes doivent trouver un moyen de l’apprivoiser, de s’en libérer, de retrouver leur harmonie aussi bien individuelle que sociale. Le récit de vie offre une voie de solution intéressante.

Cette face cachée de l’événement, car il ne s’agit d’aucune façon d’une histoire-bataille, va au-delà des aboutissements militaires ou politiques, des symboles ou des commémorations. C’est que, pour l’individu, le fait demeure avant tout un événement social person-nalisé. Du reste, il comporte un avant et un après qui sont aussi essentiels l’un que l’autre pour en comprendre la signification profonde. Comment cela a-t-il été vécu avant, pendant et après ?

Les rapports au passé

Dans la perspective d’un événement traumatique collectivement vécu, les rapports au passé rejoignent une mémoire des apparte-nances qui a considérablement évolué dans le temps. Ces écrits contribuent à aller au-delà du refoulement ou de l’amnésie apparente comme moyen de défense. Ils permettent de s’affirmer de façon positive. On peut rappeler à ce point de vue l’importance accordée dans la mémoire québécoise à ce que le grand historien Lionel Groulx avait nommé « la revanche des berceaux ». Ainsi l’écrit crée une nouvelle forme d’intelligibilité, une façon de réintroduire des sensibilités dans le rappel du passé, une inévitable adaptation du passé aux sensibilités du présent.

Ce type d’écrit répond à une nécessité de se dire pour fonder sa culture, ses appartenances, le choix de ses valeurs identitaires. Il n’est pas indépendant d’un rapport à soi. La relation au passé est un processus culturel en action, une mémoire vivante qui s’appro-prie. L’écrit constitue un moyen de réagir. Il dépasse le simple savoir car, dans son essence même, il répond à un besoin social et culturel. Cette résonance dans le présent fait échec à l’oubli. Elle signale, comme l’indiquent les parcours individuels présentés dans ce livre, les stratégies de reconstruction par la mobilité, le remariage, le regroupement, la construction de nouvelles voies d’avenir.

Grâce aux archives, l’attention portée aux individus permet de reconstituer des itinéraires particuliers. Elle montre la place inégale du rapport à l’événement dans les trajectoires de vie. Elle offre une

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histoire des actes, des choix qui permettent de se dégager des effets généraux de l’événement. En effet, compte tenu de la multiplicité de destins individuels, aucune explication simple ne se dégage des situations personnelles observées. Cependant, à certains égards, on peut estimer que cette diversité en fait précisément toute la richesse.

Ces parcours individuels ne créent aucun enfermement dans une position sociale, politique ou idéologique. Ils ne constituent ni une mémoire ni une perception de l’événement. D’ailleurs comment pourrait-on évoquer l’insécurité, la solitude, les peurs, les déchirements vécus par les personnes et dans les familles ? Ces parcours individuels illustrent une grande variété de situations et de changements qui font suite aux événements guerriers. La saisie de la transformation de l’avant à l’après rend plus concrets les effets de tels événements dans la vie des personnes par la nécessaire reconstruction d’un environnement de vie, qu’il soit large ou de proximité. Ces parcours sont une façon de s’approprier le passé pour assumer le présent. Ils conjuguent l’unique et l’universel ; ils évoquent l’être humain dans sa totalité, rationnelle, mais aussi affective et émotive. Au-delà de la quête de savoir, ils constituent en quelque sorte une quête de sens.

* * *

Ces parcours de vie invitent à regarder comment ses propres ancêtres ont pu surmonter les traumatismes causés par cette guerre. Ces multiples exemples d’aménagement d’une trajectoire de vie pour-raient constituer pour le lecteur une incitation à poursuivre ses propres recherches pour déboucher sur un rapport personnalisé à son propre passé. En effet, comme l’écrivait Andreï Makine dans La vie d’un homme inconnu, « la paix vient des fragments de vérité tirés de l’oubli ».

Jacques MathieuProfesseur émérite, Université Laval

Jean Amiot, traiteur

(France, 1724 – Canada, 1802)

Cuisinier français chez le gouverneur – s’établit à Québec et devient traiteur – locataire puis propriétaire –

boulanger pendant la guerre – décès dans l’opulence.

Arrivé à Québec en 1747 à l’âge de 23 ans, Jean-Baptiste Amiot fait partie de la maisonnée du gouverneur Roland-Michel Barrin de La Galissonière. Originaire de Saint-

Pierre, diocèse de Luçon en Poitou, il est le fils de François et de Marie Bobière1. Lorsque La Galissonière retourne en France en 1749, Amiot décide de rester dans la colonie. Cette décision se justifie par la présence de Louise Chrétien, fille de François et Louise Migneron, originaire de Montréal, qu’il épouse à Québec le 9 septembre 1749. Pour assurer sa subsistance de même que celle de sa progéniture (neuf enfants, huit garçons et une fille, dont quatre mourront en bas âge2), Amiot décide de miser sur ses talents de cuisinier. Il devient traiteur.

Ce cheminement n’est pas unique ; plusieurs de ses confrères l’imiteront. De fait, une douzaine de cuisiniers font office de traiteur

1. Bibliothèque et Archives Canada (ci-après BAC), Fonds du service historique de la Marine à Rochefort, MG6, C1, Série R, Liasse 23-45, p. 342-343. Selon le Programme de recherche en démographie historique (ci-après PRDH) fiche d’individu 140893, le prénom est celui de Jean-Baptiste. Toutefois les actes subséquents le signalent sous le prénom de Jean et c’est celui qui sera utilisé.

2. PRDH, paroisse Notre-Dame de Québec, fiches nos 244496, 244893, 245402, 245900, 246431, 247135, 247582, 248421, 617496, 484083. Paroisse de Charlesbourg, fiches nos 261572, 261796, 253406. Il est à noter que d’autres actes associés à Jean Amiot ont été omis.

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à Québec après 1740. Du nombre, six sont issus d’une maisonnée, qui de l’intendant, qui de l’évêque, ou du gouverneur à l’instar d’Amiot, sans oublier des institutions, comme le Séminaire de Québec. La profession de traiteur existe bel et bien et, selon le dictionnaire de Furetière, il s’agit d’un « maître cuisinier public qui donne à manger proprement, moyennant certain prix par tête ». Il est l’ancêtre du restaurateur moderne, à la différence que le traiteur peut aussi se déplacer. Bien que Furetière féminise le terme, aucun des exemples rencontrés dans la colonie ne concerne des femmes ; d’ailleurs les dictionnaires du xviiie  siècle, sauf celui de Trévoux qui reprend textuellement la définition de Furetière, n’accolent cette définition qu’au genre masculin.

Les principaux traiteurs de Québec, outre Amiot, se nomment Jacques Lemoine, issu des cuisines du Séminaire, Louis-Nicolas Duflos, ayant fait partie de la maisonnée de François Bigot, et Charles-Gabriel Pélissier, ayant travaillé aux fours de l’intendant Hocquart, sans oublier le cuisinier de l’évêque Pontbriand, Julien Guignard, ou encore le second cuisinier de l’intendant Hocquart, Pierre-Louis Leroux, et enfin les soldats Martial Bardy et François Marseau. Amiot et Lemoine feront les plus longues carrières. Quant aux autres, leur carrière prendra fin rapidement : Pélissier retourne en France ; Leroux déménage et change d’orientation profession-nelle, tout comme le feront Guignard et Bardy ; Marseau décède prématurément à l’âge de 32  ans. Certaines caractéristiques communes se dégagent de leur cheminement.

Le 5  septembre 1749, Jean Amiot loue de Jean Moura dit Lorrain pour un an une maison de pierre à un étage, située rue Saint-Jean, moyennant un loyer de 250 livres, payable par quartier3. À la fin de 1750, il loue une maison pour trois ans d’Antoine Paquet, menuisier, située à la haute-ville, aux coins des rues Saint-Joseph et Nouvelle ; le bail prend effet le 1er  mai suivant à des conditions similaires au bail précédent. Le propriétaire s’engage à garder la cave sèche, détail en apparence anodin, mais qui prend

3. Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec (ci-après BANQ-Q), greffe Nicolas Pinguet, bail à loyer entre Jean Moura dit Lorain et Jean Amiot, 5 septembre 1749.

Table des matières

Introduction vii

De l’individu en histoire 1Jacques Mathieu

Jean Amiot, traiteur 7Yvon Desloges

Ignace-Philippe Aubert de Gaspé, seigneur et officier 15Gaston Deschênes

Louis-Philippe Badelart 26Rénald Lessard

Marie-Anne Barbel, bourgeoise commerçante 34Liliane Plamondon

Jean Barré, capitaine 42Mario Mimeault et Robert Larin

Marie-Françoise de Couagne, bourgeoise de Trois-Rivières 53François Roy

Marie-Louise Dagneau d’Ouville, épouse d’officier 55Laurent Veyssière

Jacques Degeay, sulpicien 65Denis Vaugeois

Madeleine Doucet, courageuse victime de la guerre 73Jacques Mathieu

Jacques Lemoine, traiteur 78Yvon Desloges

Marie-Josèphe Lepellé dit Lahaie, une bourgeoise trimballée par la guerre 88

Marcel Fournier

Bonaventure L’Étoile dit Litalien, navigateur, négociant et aubergiste 92

Raymonde Litalien

Marie-Josephe Maugue-Garreau, religieuse 100Madeleine Juneau et Jacques Lacoursière

Les pilotes transfuges de l’amiral Saunders 104Mario Mimeault et Denis Vaugeois

La famille de Ramezay 119Raymonde Litalien

Jean-Félix Récher, curé d’une paroisse à reconstruire 133Jean-Marie Lebel

Angélique Renaud d’Avène des Méloizes dite Madame Péan, courtisane 143

Hélène Quimper

Pierre Revol, marchand, morutier et résistant de la dernière heure 151

Mario Mimeault

Pierre Roubaud, missionnaire jésuite 162Auguste Vachon

Jacques Terroux, orfèvre et malheureux spéculateur 174Denis Vaugeois

Marguerite Blanche Thibodeau 184Serge Patrice Thibodeau

Jean-Baptiste Trudeau, voyageur au Missouri 195Fernand Grenier

Louis Vincent Sawantanan, premier bachelier autochtone canadien 204

Jonathan Lainey et Thomas Peace

Noël Voyer, forgeron 215Rénald Lessard

Charles-Madeleine Youville-Dufrost, prêtre et sa mère, Marguerite d’Youville 232

Jacques Mathieu

Index 237

composé en adobe garamond pro corps 12selon une maquette de pierre-louis cauchon

ce troisième tirage a été achevé d’imprimer en février 2014sur les presses de l’imprimerie marquis

à montmagnypour le compte de gilles herman

éditeur à l’enseigne du septentrion