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Directeur de la publication : Edwy Plenel Lundi 8 Décembre www.mediapart.fr 1/47 Sommaire Uramin: l'accord secret passé dans le dos de l'Etat LE LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014 | PAR MARTINE ORANGE p. 6 Argent du FN: les hommes de la filière russe PAR AGATHE DUPARC, KARL LASKE ET MARINE TURCHI p. 10 Contre les violences policières, la mobilisation s'organise PAR STÉPHANE ALLIÈS p. 13 Aéroport de Toulouse: les preuves du mensonge PAR LAURENT MAUDUIT p. 15 «Abenomics» : le fiasco, en attendant pire… PAR PHILIPPE RIÈS p. 18 Le Mali entre changement et néant PAR THOMAS CANTALOUBE p. 21 « Alter-égaux » : le racisme qui vient... PAR ROKHAYA DIALLO p. 22 Tunisie : Moncef Marzouki dénonce le retour de « l'ancien régime » PAR FRANÇOIS BONNET ET MATHIEU MAGNAUDEIX p. 26 Le PS conclut ses états généraux, pendant que les CRS le protègent du tiers état PAR STÉPHANE ALLIÈS p. 27 La dégringolade de Thierry Lepaon, symbole des faiblesses de la CGT PAR DAN ISRAEL p. 29 La complainte du Carreau du Temple PAR ANTOINE PERRAUD p. 32 Complémentaire santé : vers une médecine à trois vitesses ? PAR CAROLINE COQ-CHODORGE p. 33 Valérie Rabault : «Je regrette la surenchère des patrons» PAR HUBERT HUERTAS ET DAN ISRAEL p. 34 Des diplômes bidons à Sciences-Po Aix PAR LOUISE FESSARD ET JEAN-MARIE LEFORESTIER (JOURNALISTE À MARSACTU) p. 36 L'éducation prioritaire contre la priorité à l'éducation PAR LUCIE DELAPORTE p. 37 Etats-Unis : trois crimes racistes posent la question de l'autonomie des commissariats PAR IRIS DEROEUX p. 40 Scandale Uramin : omerta chez Areva PAR MARTINE ORANGE p. 44 Comment la France est devenue un paradis fiscal pour l'UEFA PAR DAN ISRAEL Uramin: l'accord secret passé dans le dos de l'Etat LE LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014 | PAR MARTINE ORANGE Quatre jours avant le second tour de l’élection présidentielle de 2007, les responsables d’Areva ont passé un accord à Londres avec les vendeurs de la société canadienne pour fixer le calendrier de l’OPA, comme le révèle un mail interne publié par Mediapart. Les autorités de tutelle ont alors été totalement maintenues dans l’ignorance. Cet accord fixe tout sauf le prix. La spéculation sur le titre, alimentée par les vendeurs eux-mêmes, redoublera après cet engagement. Le calendrier de l’acquisition d’Uramin a toujours laissé songeur : l’essentiel de la négociation autour de cette société minière canadienne s’est tenu entre mars et la mi-mai 2007, en pleine campagne présidentielle, en pleine vacance du pouvoir. Comme si la direction d’Areva, groupe détenu à 86,5 % directement et indirectement par l’État, était libérée de toute tutelle, n’avait que faire de ces échéances politiques. Christine Lagarde, Jean-Louis Borloo, Nicolas Sarkozy et Anne Lauvergeon lors d'un voyage à Pékin en novembre 2007 © Reuters Le calendrier électoral, pourtant, plane sur toutes les réflexions des responsables du groupe nucléaire, selon nos informations. Il semble avoir même guidé les principales décisions. Dès que la campagne électorale commence, l’opération d’acquisition

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Directeur de la publication : Edwy Plenel Lundi 8 Décembre www.mediapart.fr

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Sommaire

Uramin: l'accord secret passé dans le dos de l'EtatLE LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014 | PAR MARTINE ORANGE

p. 6 Argent du FN: les hommes de la filière russe PAR AGATHE DUPARC, KARL LASKE ET MARINE TURCHI

p. 10 Contre les violences policières, la mobilisations'organise PAR STÉPHANE ALLIÈS

p. 13 Aéroport de Toulouse: les preuves du mensongePAR LAURENT MAUDUIT

p. 15 «Abenomics» : le fiasco, en attendant pire…PAR PHILIPPE RIÈS

p. 18 Le Mali entre changement et néantPAR THOMAS CANTALOUBE

p. 21 « Alter-égaux » : le racisme qui vient...PAR ROKHAYA DIALLO

p. 22 Tunisie : Moncef Marzouki dénonce le retour de« l'ancien régime » PAR FRANÇOIS BONNET ET MATHIEU MAGNAUDEIX

p. 26 Le PS conclut ses états généraux, pendant que lesCRS le protègent du tiers état PAR STÉPHANE ALLIÈS

p. 27 La dégringolade de Thierry Lepaon, symbole desfaiblesses de la CGT PAR DAN ISRAEL

p. 29 La complainte du Carreau du TemplePAR ANTOINE PERRAUD

p. 32 Complémentaire santé : vers une médecine à troisvitesses ? PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

p. 33 Valérie Rabault : «Je regrette la surenchère despatrons» PAR HUBERT HUERTAS ET DAN ISRAEL

p. 34 Des diplômes bidons à Sciences-Po AixPAR LOUISE FESSARD ET JEAN-MARIE LEFORESTIER

(JOURNALISTE À MARSACTU)

p. 36 L'éducation prioritaire contre la priorité àl'éducation PAR LUCIE DELAPORTE

p. 37 Etats-Unis : trois crimes racistes posent laquestion de l'autonomie des commissariats PAR IRIS DEROEUX

p. 40 Scandale Uramin : omerta chez ArevaPAR MARTINE ORANGE

p. 44 Comment la France est devenue un paradis fiscalpour l'UEFA PAR DAN ISRAEL

Uramin: l'accord secret passé dans ledos de l'EtatLE LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014 | PAR MARTINE ORANGE

Quatre jours avant le second tour de l’élection présidentielle de2007, les responsables d’Areva ont passé un accord à Londresavec les vendeurs de la société canadienne pour fixer le calendrierde l’OPA, comme le révèle un mail interne publié par Mediapart.Les autorités de tutelle ont alors été totalement maintenues dansl’ignorance. Cet accord fixe tout sauf le prix. La spéculation surle titre, alimentée par les vendeurs eux-mêmes, redoublera aprèscet engagement.

Le calendrier de l’acquisition d’Uramin a toujours laissé songeur :l’essentiel de la négociation autour de cette société minièrecanadienne s’est tenu entre mars et la mi-mai 2007, en pleinecampagne présidentielle, en pleine vacance du pouvoir. Comme

si la direction d’Areva, groupe détenu à 86,5 % directement etindirectement par l’État, était libérée de toute tutelle, n’avait quefaire de ces échéances politiques.

Christine Lagarde, Jean-Louis Borloo, Nicolas Sarkozy et AnneLauvergeon lors d'un voyage à Pékin en novembre 2007 © Reuters

Le calendrier électoral, pourtant, plane sur toutes les réflexionsdes responsables du groupe nucléaire, selon nos informations.Il semble avoir même guidé les principales décisions. Dèsque la campagne électorale commence, l’opération d’acquisition

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d’Uramin, préparée dans le plus secret dans le groupe parune petite cellule emmenée par Daniel Wouters – voir Pokermenteur à Toronto –, s’enclenche, sans que le conseil desurveillance d’Areva soit informé des projets de la direction. Enmars 2007, le groupe public participe à un placement privé de226 millions de dollars, lancé par Uramin, officiellement afind’augmenter son capital. Areva, à cette occasion, prend 5,5 % ducapital de la société canadienne pour quelque 79 millions d’euros,juste en dessous de la barre de 80 millions d’euros, laquellel’aurait obligé à demander l’accord du conseil de surveillanced’Areva. Les autorités de tutelle sont alors soigneusement tenuesà l’écart de l’opération.

Alors que la campagne présidentielle bat son plein, la directiond’Areva continue ses négociations secrètes. Une réunion se tientavec les vendeurs d’Uramin le 2 mai à Londres. Le second tourde l’élection présidentielle doit avoir lieu quatre jours plus tard.Et les responsables d’Areva se projettent déjà dans l’avenir.

Dans un mail interne en date du 3 mai, que Mediaparts’est procuré, Daniel Wouters fait un compte-rendu détailléde cette réunion à toutes les personnes qui sont intéresséesau dossier, y compris Gérard Arbola, membre du directoire,et Christophe Deprez, banquier conseiller chez Rothschild,chargé de l’opération. Les vendeurs, selon ce mail, veulent desassurances. Un accord secret a donc été conclu lors de cetterencontre pour mener à bien cette acquisition, en tenant compte« de l’agenda spécifique Areva et électoral français ».

Tout est décrit comme si Areva avait l’assurance au plus hautniveau de ne rencontrer aucun obstacle, aucune oppositionà l’acquisition d’Uramin. Toutes les autorisations de l’Étatparaissent n’y être que formalités. Après la tenue d’un conseil desurveillance, le 24 mai 2007, dont l’accord ne paraît faire aucundoute, il est prévu d’obtenir celui du ministre de tutelle dès le 6juin, et l’annonce de l’OPA le 9 juin. Ce calendrier sera presquerespecté à la lettre. Le conseil de surveillance avalisera l’opérationle 30 et non le 24 mai. À peine installé à Bercy, l’éphémèreministre des finances, Jean-Louis Borloo, signera l’accord le 3juin au lieu du 6. L’OPA sur Uramin sera annoncée le 15 juinau lieu du 9.

« Cet agenda reste "sous embargo" et ne doit pas êtrecommuniqué à nos contreparties dans les due diligences, àl’autorité de tutelle, à nos partenaires à l’acquisition, etc., afin demaintenir la pression. Notre objectif reste un passage en conseilde surveillance le 24 mai », insiste Daniel Wouters dans son mail.Ainsi, la direction d’Areva assume de négocier dans le dos de sesactionnaires, de tout cacher à ses organes de contrôle. Commesi elle ne devait aucun compte à personne. Le projet de rachatd’Uramin sera présenté pour la première fois aux membres duconseil de surveillance le 3 mai. Mais à aucun moment lors decette réunion, il ne sera dit qu’Areva est déjà aussi engagé avecUramin, selon nos informations.

Pourquoi la direction d’Areva a-t-elle passé cet accord secret ?Comment a-t-elle pu prendre une initiative aussi engageanteet coûteuse (2,5 milliards de dollars), en cachant tout à sesactionnaires ? Les défenseurs d’Anne Lauvergeon ont répétéà satiété les mêmes arguments pour justifier la conduite del’ancienne présidente d’Areva. Bridée par la tutelle de ThierryBreton, ministre des finances de Jacques Chirac entre 2005 et2007, qui avait bloqué plusieurs de ses projets, elle a décidéde tout mettre en place pour réaffirmer son indépendance etreprendre le développement du groupe, dès le départ de celui-ci.De plus, expliquent-ils, cela se passait à une période de bataillemondiale autour des réserves d’uranium. Le temps de l’entreprisen’étant pas celui de la politique, Areva ne pouvait rester l’armeaux pieds face à ses concurrents, en attendant la conclusion de lacampagne présidentielle.

Même si Anne Lauvergeon veillait jalousement sur sonindépendance, l'ancienne présidente d'Areva est trop politique,selon ses détracteurs, pour avoir omis d'informer des responsablespolitiques de ses intentions. « Elle a peut-être caché ses projetsaux autorités de tutelle. Mais elle n'aura pas fait l'erreur de nepas avertir d'une façon ou d'une autre des hauts responsablespolitiques, de droite comme de gauche. C'était trop risqué »,remarque un proche du dossier.

D'autant qu'à cette époque, la position de la présidente d'Arevaest assez fragilisée. Anne Lauvergeon a été reconduite à la têtedu groupe public grâce à un concours de circonstances en 2006.Alors que Thierry Breton militait pour son remplacement, JacquesChirac s’était opposé à son renvoi. Après la démission de NoëlForgeard, pris dans le scandale EADS, ce nouveau changementaurait fait désordre dans la conduite des entreprises publiques,avait argumenté le président de la République d’alors. Mais cettereconduction d’une proche de François Mitterrand avait été malacceptée dans les rangs de l’UMP.

De plus, Areva fait l’objet de multiples polémiques et de multiplesconvoitises. Nombre de dirigeants, à commencer par le puissantMichel Pébereau, président de BNP Paribas, militent pour undémantèlement du groupe nucléaire constitué en 2002 par lafusion de Cogema et Framatome. Surtout, Martin Bouygues, amitrès proche de Nicolas Sarkozy et principal actionnaire d’Alstom,s’est dit intéressé pour devenir actionnaire d’Areva et rapprocherle groupe d’Alstom. Lui aussi pose la question du démantèlementdu groupe. Face à de tels adversaires, Anne Lauvergeon se saitalors sur un siège éjectable.

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« Toute mesure qui restreindra l’info est labienvenue »

© dr

Y a-t-il eu quelque accord entre Nicolas Sarkozy et AnneLauvergeon, prête à tout pour défendre sa présidence, avecUramin en fond de tableau, comme l’assure Vincent Crouzet,dans son roman, à peine de fiction, Radioactif ? C’est une desinterrogations des enquêteurs de la brigade financière, semble-t-il. Les deux personnages, en tout cas, se connaissent bienet de longue date : Nicolas Sarkozy était au ministère dubudget, Anne Lauvergeon à l’Élysée aux côtés de FrançoisMitterrand, officiellement comme sherpa mais dans les faitscomme quasi secrétaire de l’Élysée, dans cette période sombre dela cohabitation entre l’Élysée et le gouvernement Balladur. Ils ontquelques lourds secrets en commun, à commencer par Karachi,semble-t-il.

Cet accord secret négocié le 2 mai entre Areva et les vendeursd’Uramin soulève aussi une autre interrogation. Il y est questionde tout dans ce pacte sauf du prix. Alors que les propriétairesde la société canadienne obtiennent de multiples assurances de lapart d’Areva sur le lancement imminent d’une OPA, le groupepublic ne prend même pas la peine de fixer une fourchette pourla transaction ! Étrange absence alors que tous ceux qui ont eu àtraiter de près ou de loin une OPA soulignent combien le prix est lecritère essentiel dans de telles opérations. C’est lui qui déterminesi une opération peut se faire ou non, si elle peut être rentable ounon.

Anne Lauvergeon, qui a été associée-gérante à la banque Lazard,ne peut avoir oublié cette règle de base du métier de banquierd’affaires. Le prix, dans toutes les négociations de ce type, estarrêté le plus tôt possible, afin d’éviter une surenchère planifiée,

de prévenir lorsqu’il s’agit d’une société cotée toute manipulationde cours et tout délit d’initiés organisé. Or, là rien. Pas un motsur cette donnée essentielle. Ce silence est d’autant plus étonnantqu’Areva connaît déjà une situation financière tendue, en raisondes premiers déboires sur l’EPR finlandais que le groupe tente decacher mais qui pèsent déjà beaucoup sur sa trésorerie. Ne pasavoir fixé de prix est un pousse-au-crime !

Aucune clause ne semble tenir non plus les vendeurs d’Uramin.Il est vrai que les relations sont au beau fixe avec les responsablesd'Areva. Lorsqu'ils sont à Paris pour négocier, les actionnairesd'Uramin s'installent directement dans les locaux du groupe. Àla stupéfaction des salariés, ils ont même accès à l'intranetdu groupe. Poussant l'obligeance très loin, un des négociateursd'Areva ira jusqu'à leur prêter son ordinateur personnel, où toutesles données de l'opération sont stockées, pour travailler.

Totalement libres, les vendeurs d'Uramin ne se privent doncpas, malgré les assurances données par Areva, d’alimenter laspéculation sur le titre. Le cours de la société canadienne adéjà connu une ascension vertigineuse, sans comparaison aveccelle de ses concurrents. Cotée 2,8 dollars canadiens, lors del’introduction en bourse en décembre 2006, l’action est déjà à6,8 dollars début mai. Mais cette augmentation spectaculaire peutêtre encore améliorée, aux yeux des propriétaires d’Uramin. Enmai, ils multiplient les annonces plus flatteuses les unes que lesautres sur la qualité de leurs gisements. Trekkopje en Namibie estprésenté comme un site encore plus prometteur que ce qui avaitdéjà été annoncé en février. Le 22 mai, le Wall Street Journalannonce opportunément que l’électricien public chinois, ChinaNational Nuclear Corporation, est en discussion avec Uramin.Le groupe public chinois démentira par la suite l’information.Qu’importe ! Le but recherché a été atteint : le cours a pris 8 %après la publication de cette nouvelle.

Le 1er juin, alors que les actionnaires d’Uramin savent déjà quele conseil de surveillance a donné son accord au rachat, ils fontde nouvelles annonces. Ils ont obtenu une nouvelle concessionminière au Niger. Nouvelle envolée boursière. Le 12 juin, troisjours avant l’annonce officielle de l’OPA, la presse fait état dediscussions engagées par Areva pour racheter Uramin. L’action,qui était un peu retombée, monte encore de plus de 10 % à laBourse de Toronto, terminant à 8,28 dollars canadiens, à sonplus haut de l'année, à la suite de cette annonce. Depuis octobre2006, au moment où les premières discussions ont été engagéesentre Areva et Uramin, le cours de l'action a été multiplié par5,9. Aucune société concurrente n’a connu une telle explosion. Leprix de l’uranium, pris alors dans une intense spéculation, qui sertaujourd’hui de justification pour ce rachat à prix stratosphérique,n’a été multiplié que par 2,4 dans la même période.

Les autorités boursières ont appris de longue date à se méfier destitres qui font l'objet d'une communication incessante, de fuitesopportunes : il y a souvent des intérêts cachés dans ces petitsjeux. Pourtant, le gendarme de la bourse de Toronto ne semblepas s'émouvoir plus que cela des étranges bruits qui entourent

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Uramin. Il ouvrira par la suite une enquête qu’il classera sanssuite. Or, de nombreux faits semblent étonnants. Une enquêtedu quotidien canadien La Presse révélera que « le volumede transactions a presque quadruplé dans les jours précédantl'annonce, permettant aux acheteurs opportunistes de réaliser ungain variant de 11 à 27 % sur quatre jours ».Comme l'a noté lerapport d’information parlementaire publié en mars 2012,«des rumeurs sur le rachat d’Uramin ont peut être aussi contribuéà cette hausse ».

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Cette explosion du titre ne semble pas inquiéter outre mesureles responsables d’Areva. Pourtant, ils savent bien que le coursde l’action, comme dans toutes les OPA boursières, va servirde référence à la transaction. Un rapport rédigé par la banqueRothschild, remis le 14 mai, essaie bien de donner une apparencede rationalité au prix de l’OPA. Son évaluation, bâtie sur desprévisions de cash-flows futurs, calculés à partir des prévisionsd’exploitation des mines tirées du rapport d’expertise de SRK,donne un prix bas à 2,4 milliards de dollars. Un deuxième rapport,daté du 18 juin, revoit l’estimation en fonction des « synergiesfutures » non comprises dans le premier et le prix à 3,3 milliardsde dollars est établi. Bingo ! Le prix de l’OPA, établi à partir dela moyenne des cours de l’action sur les vingt dernières cotationsassortie d’une prime – « normale », selon les responsablesd’Areva – de 21 %, tombera juste à 2,5 milliards de dollars. Dansle bas de la fourchette établie par la banque Rothschild. C’est diresi Areva faisait une bonne affaire.

Certains cadres du groupe, cependant, s’alarment de la situationet tentent d’imposer les processus d’usage en cas d’OPA. Dansun mail interne daté du 17 mai, le directeur juridique, XavierRincel, rappelle ainsi les règles élémentaires de précaution.Alors que la rédaction des documents pour lancer l’opérationd’achat est en passe d’être achevée, il souligne l’importanced’une stricte confidentialité. « Il faudrait si ce n’est pas le casréduire l’information. (…) Autant je pense qu’on peut contrôlernos troupes qui, somme toute, savent en principe ce que c’estla confidentialité, autant nos dirigeants, dans leurs contactsquotidiens, sont susceptibles de parler à des personnes quipeuvent y trouver de l’intérêt en raison de leurs fonctions. Je saisque c’est délicat mais toute mesure qui restreindra l’info est labienvenue dans cette période. »

Xavier Rincel formule aussi dans son mail des demandesd’informations, qui paraissent étranges car elles auraient dû êtreprises en compte dès le lancement du processus de rachat, laveille étant un dispositif indispensable dans une bataille boursière.« J’ai discuté avec Daniel (Wouters, conseiller spécial d’AnneLauvergeon chargé du rachat d’Uramin, ndlr) de l’informationfinancière dont nous avons besoin. Je ne sens pas notre conseilfinancier (la banque Rothschild, ndlr) suffisamment investipour bénéficier d’informations suffisantes sur nos possiblesconcurrents et leurs mouvements dans cette période . (…) Dansun même sens, il nous faudrait un suivi quotidien des mouvements

sur le titre. Peut-être as-tu ces informations de ton côté ? » écrit-il.Ainsi, le 17 mai, alors que l’accord est déjà passé sur le lancementd’une OPA sur Uramin, Areva est aveugle et ne sait pas ce qui sepasse sur la cotation de la société minière à Toronto !

La liste perdue des actionnaires d'UraminSi cette absence d’informations sur les mouvements boursiersest difficilement explicable au sein d’Areva, elle est totalementincompréhensible de la part de la banque Rothschild, conseil dugroupe. La surveillance du titre est normalement une des fonctionspremières d’une banque conseil, en cas d’OPA. Commentexpliquer qu’elle ait négligé un point aussi déterminant. Interrogéen lors de notre enquête de 2012, Christophe Desprez, le banquierconseil de la banque Rothschild chargé du dossier Uramin, nousavait expliqué que la banque était intervenue très tard dans cedossier. Son rôle, disait-il alors, avait été limité : il s’agissaitjuste d’établir des business plans pour les gisements rachetés,calculés à partir des données transmises par le groupe. Rien deplus. Aujourd’hui, il s’en tient à cette version des faits. Un de sesadjoints, qui a été étroitement associé à ce dossier, a refusé denous répondre.

Site de Trekkopje en Namibie © dr

Pourtant, les mails internes du groupe, dont il a été destinataire,prouvent que le banquier conseil a été beaucoup plus impliquéqu’il ne le dit dans cette opération. Est-il au courant de l’accordsecret passé le 2 mai à Londres avec les vendeurs d’Uramin ?« J’ai peut-être été destinataire de certains mails d’Areva. Mais jene m’en souviens pas », répond Christophe Desprez. La banque a-t-elle été chargée de rédiger l’agrément de lock up (interdiction devente pendant un certain temps) avec les principaux actionnairesd’Uramin ? « C’est peut-être écrit dans un mail. Mais je ne m’ensouviens pas », dit-il. A-t-il participé avec la banque canadienneBMO (conseil d’Uramin) au calcul d’une prime spéciale verséeaux actionnaires juste avant l’OPA pour rémunérer les nouveauxdroits sur les gisements du Niger, qui ne feront pas partied’ailleurs de la transation ? « Je ne m’en souviens pas », répondle banquier. Bref, l’amnésie est totale. Pour ces conseils danscette opération, Areva a versé une commission de 9 millionsd’euros à la banque Rothschild, comme l’avait révélé Mediaparten 2012. C’est une grosse somme pour établir des business plansen quelques semaines.

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Il n’y a pas que l’attitude de la banque conseil qui pose question.Celle de l’agence de participations de l’État (APE), autorité detutelle d’Areva, interroge aussi. Le groupe public lui a cachébeaucoup de choses, comme le montre le mail que nous publions.Il lui a donné des rapports d’expertise expurgés, masquantnotamment les doutes des géologues de la maison, comme l’arévélé Bakchich. Mais Bruno Bezard, alors directeur de l’APE,était membre du conseil de surveillance d’Areva depuis 2002.Il siégeait aussi au comité stratégique et au comité d’audit dugroupe public. Pouvait-il tout ignorer de l’opération Uramin quise tramait depuis octobre 2006 ?

Bruno Bezard, ancien directeur de l'APE, directeur duTrésor © capture d'écran sur la chaîne parlementaire

Un fait nourrit la perplexité des salariés d’Areva : la rapiditéavec laquelle s’est conclue l’opération de rachat d’Uramin.Moins d’un mois après l’élection présidentielle, tout était bouclé.« Cette rapidité continue de m’étonner », dit Arthur, qui a étéassocié aux longues négociations pour le rachat – non conclufinalement – de la mine australienne Olympic Dam avec l’APEen 2005. « Les équipes de l’APE sont très professionnelles,très pointilleuses. Elles exigent beaucoup de documents, posentbeaucoup de questions. Comment ont-elles pu instruire ce dossiersi rapidement ? Comment ont-elles pu se laisser berner à cepoint ? Ce sont des questions que je n’arrête pas de me poser.J’aimerais bien avoir la réponse. »

Certains salariés d’Areva font valoir qu’Anne Lauvergeon étaitalors en position de force par rapport à l’APE : n’avait-elle pasété citée comme une possible ministre des finances au momentde la formation du premier gouvernement de Nicolas Sarkozy ?D’autres mettent en avant le fait qu’Areva faisait alors miroiterauprès de l’actionnaire public l’arrivée de partenaires, notammentchinois, dans le capital d’Uramin, ce qui allait alléger le coût dela charge financière de l’opération pour le groupe. Cela suffit-ilpour expliquer cet accord express ?

Bruno Bezard, aujourd’hui directeur du Trésor, n’a pas répondu,une nouvelle fois, à nos demandes d’entretien. Voici les réponsesqu’il avait faites à la commission d’information parlementaire.Le dossier Uramin n’était pas « tombé dans un vide interstitiel »,avait-il expliqué alors. Il considérait « être allé très loin dansl’analyse », évoquant « l’intensité du dialogue » et « le nombredes assurances données ». L’APE avait alors mené très loinl’instruction du dossier dans un calendrier serré, selon lui. « Son

analyse critique, écrit le rapport parlementaire, a porté surl’ensemble des facteurs clés de risque, qui étaient aussi lesfacteurs clés de la valorisation, à savoir : la pertinence del’opération au regard du plan stratégique de l’entreprise etde son positionnement concurrentiel ; la bonne valorisation del’entreprise-cible ; la capacité d’Areva à supporter le coût d’unpoint de vue bilanciel ; et sa capacité à maîtriser les risquesopérationnels liés à l’acquisition. »

« Par comparaison avec la pratique normale de l’entrepriseprivée, il me semble que l’APE, sans jamais se substituerau management de l’entreprise sur un dossier où ce dernierexprimait une très forte conviction, est allée très loin dansl’analyse, jouant pleinement son rôle de challenger en posantde nombreuses questions, en exigeant de nombreux documents,en analysant objectivement et de façon suffisamment critiqueles données et en mesurant les avantages et les risques,pour proposer à ses autorités une orientation dans uncalendrier compatible avec la vie des affaires et la compétitioninternationale », avait alors déclaré Bruno Bézard à lacommission d’information.

Comment se fait-il que les équipes de l’APE, avec tout leurprofessionnalisme, n’aient pas pris garde à ce qui se passaitsur le titre Uramin à la bourse de Toronto ? Étaient-ils sidémunis qu’ils ne peuvent trouver un accès à un écran Bloomberg,leur permettant de suivre au jour le jour l’évolution de lacotation ? L’APE a paré à ces interrogations devant la commissionparlementaire. « L’APE avait choisi de privilégier une approchede valorisation intrinsèque de la société, fondée sur des élémentsobjectifs plutôt que sur sa valeur boursière, sujette à cautiondans le contexte de l’époque qui pouvait faire craindre une bullespéculative », écrit le rapport parlementaire. Ainsi, en pleinespéculation, comme le reconnaît l’autorité de tutelle, celle-ci aestimé que le cours de bourse de la société rachetée dans le cadred’une bataille boursière, était une donnée accessoire.

La spéculation autour d’Uramin n’a pas échappé, en tout cas,à l’époque aux boursiers avertis. Beaucoup ont flairé la bonneaffaire. La banque Goldman Sachs, qui avait déconseillé à EDFde prendre une participation dans Uramin, comme Areva le luiproposait, est ainsi devenue un des principaux actionnaires dela société minière canadienne, dans les dernières semaines, justeavant le lancement de l’OPA.

Selon nos informations, les enquêteurs de la brigade financière ontdemandé à Areva la liste des actionnaires d’Uramin au moment del’OPA de juillet 2007. La direction du groupe lui aurait réponduqu’elle ne l’avait plus. Ainsi cette liste serait tombée dans lesoubliettes de l’histoire. Mais peut-être que, depuis, le groupepublic a remis la main dessus ?

Prochain épisode : la diplomatie parallèle d’Areva

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Argent du FN: les hommesde la filière russePAR AGATHE DUPARC, KARL LASKE ET MARINETURCHILE LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014

Aymeric Chauprade, Jean-Luc Schaffhauseret Marine Le Pen au parlement européen,

le 27 novembre 2014. © Reuters

Pour obtenir l'octroi de deux prêts de9 et 2 millions d'euros, révélés parMediapart, le Front national a mobilisé unegalaxie de sympathisants, d'intermédiaireset d'oligarques. Enquête sur les principauxacteurs de cette opération, inédite, definancement d'un parti politique françaispar des banques étrangères.

Le Front national n'a pas trouvé lesoutien des banques russes par hasard,et par défaut, contrairement à ce queMarine Le Pen a répété dimanche soirsur BFMTV, en expliquant y avoirété « contrainte ». Pour obtenir l'octroisuccessif de deux prêts, de 9 et 2 millionsd'euros (révélés par Mediapart ici et là),le parti d'extrême droite a au contrairemobilisé une galaxie de sympathisants,d'intermédiaires et d'oligarques.

En surfant sur l'isolement diplomatiquede la Russie depuis la crise ukrainienne,les représentants du FN ont transmis àMoscou une demande portant sur desbesoins financiers estimés à 40 millionsd’euros, d'ici à 2017. Des questionsrestent posées sur les conditions deces prêts, les commissions versées, etle rôle déterminant du Kremlin dansleur déblocage. Le parlement européena d'ailleurs demandé publiquement desexplications. Retour sur les principauxacteurs de cette opération, inédite, definancement d'un parti politique françaispar des banques étrangères.

• Bernard Monot, conseiller de Le Pen :le "commanditaire" du prêt

Bernard Monot. © Photo postée surson blog de candidat aux européennes.

Éminence grise, Bernard Monot a d'abordtravaillé en souterrain pour le Frontnational, puisqu’il a rédigé le programmeéconomique de Marine Le Pen en 2012,sous le pseudonyme de Nicolas Pavillon.Devenu officiellement son conseiller «en stratégie économique » au printemps,puis élu député européen dans la foulée,cet ancien de la Caisse des dépôtsexplique à Mediapart être « le chercheurde financements » du parti et le «commanditaire du prêt auprès de Jean-Luc Schaffhauser ». C'est lui qui a « faitvenir » au FN Schaffhauser, qu'il avaitconnu au Forum démocratique. Lui aussiqui a demandé à Marine Le Pen qu'il «soit en bonne position » sur la liste Ile-de-France, aux européennes.

Bernard Monot a rencontré le directeurgénéral de la VTB Bank, la deuxièmebanque publique russe, « mais cela n’apas abouti », dit-il. Il a donc demandé àJean-Luc Schaffhauser « de jouer de sesamitiés, car nous on pédalait. Il a fait lenécessaire, c’est un grand négociateur, ila un grand réseau, 100% du mérite luirevient. Je n’ai pas demandé les détails,je cloisonne. C'est un homme très discret,secret, pour toutes les raisons que vousimaginez ».

• Konstantin Malofeev, oligarque:le financier de l'extrême droiteeuropéenne

Konstantin Malofeev, l'oligarque orthodoxe

Cet oligarque russe proche du Kremlin,présenté par le Financial Times commeun «Raspoutine des temps modernes», a fait fortune dans la communicationavec son fonds d'investissement MarshallCapital. Financier des séparatistes pro-russes en Ukraine, il est aussi à l'origine,avec sa fondation Saint-Basile-le-Grand– la plus grande organisation caritativeorthodoxe en Russie –, d'événementsinternationaux marqués à l'extrême droite.Il s'est associé à Philippe de Villiers dansla création de déclinaisons russes du Puydu Fou.

« Ami »du conseiller de Marine LePen, Aymeric Chauprade, il est apparuà ses côtés lors de la célébration des« 200 ans de la Sainte Alliance »,réunissant près d’une centaine d’invitésà huis clos, à Vienne, en mai; ouencore en septembre, à Moscou, lorsde la visite d’une délégation de députésfrançais, à l’hôtel Président, puis auWorld Congress of Families.

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• Aymeric Chauprade, eurodéputé,celui qui a relancé la filière russe

Aymeric Chauprade. © dr

Il est sorti du chapeau de Marine LePen à l’automne 2013. Propulsé tête deliste aux européennes en Ile-de-France etconseiller aux affaires internationales dela présidente du FN, Aymeric Chaupradela conseille en réalité depuis 2010.Moteur de l’engagement pro-russe du FN,ce consultant international multiplie lesvoyages en Russie: il intervient devant laDouma en juin 2013, il est l'invité duclub Valdaï – forum international sousl’égide de Poutine – trois mois plus tard;il se rend comme « observateur » duréférendum organisé par les séparatistesen Crimée en mars 2014; puis au WorldCongress of families en septembre; il estde nouveau à la Douma le 24 novembre,pour un discours« au nom de madameMarine Le Pen ».

D’après Jean-Marie Le Pen, « il n’est pasimpossible » qu’Aymeric Chauprade « aitaidé à la constitution de cette relation» qui a abouti au « prêt » de 2 millionsd’euros octroyé à son micro-parti.

• Jean-Luc Schaffhauser, eurodéputé,intermédiaire: le négociateur du prêt

Jean-Luc Schaffhauser. © Capture de vidéo.

Chauprade, Schaffhauser: deux « filières» distinctes, comme ils l’ont eux-mêmesindiqué ici et là. Le second est un anciencentriste qui n'a pas sa carte au Frontnational. C'est pourtant lui qui a permisau FN d'obtenir un prêt de 9 millionsd'euros. Investi tête de liste à Strasbourg

aux municipales de mars, puis 3e sur laliste aux européennes en Ile-de-France enmai, Jean-Luc Schaffhauser n'avait pasvocation à devenir « un homme public »,dit-il à Mediapart.

Ce discret consultant internationalse définit comme «l'homme decertaines missions ». Il est spécialistede « l’implantation de sociétés àl’étranger et dans la recherche definancement pour sociétés », d'après sadéclaration d'intérêts de parlementaire.C'est cette déclaration que le parlementeuropéen a décidé d'examiner, puisquel'eurodéputé n'y a pas fait figurer lacommission de 140 000 euros qu'il a reçueen septembre pour son rôle d'intermédiairedans le prêt.

Proche de l'Opus Dei, M. Schaffhausera œuvré pour le rapprochement entre leVatican, la Russie et l'Église orthodoxe, àpartir de 1991, «à la demande de RoccoButtiglione », ami de Jean-Paul II. Ilaffirme que c'est l'économiste russophileJacques Sapir qui « (l'a) beaucoup aidédans (ses) premiers contacts en Russie,liés au système militaro-industriel, aumilieu des années 1990 ».

Dans les années 2000, il a travaillépour Total, Auchan puis Dassault «jusqu'en 2007 ». Il a notamment «représenté Dassault dans le lobbying enPologne en 1999-2000, d'abord sur lesFalcone. Les Russes nous aidaient pourque les Français l'emportent plutôt queles Américains », raconte-t-il. Il souhaiteaujourd'hui mettre sur pied une fondation– « Multipolar World » –, axée vers laRussie, et qui s'appuiera sur l'Académieeuropéenne qu'il a créée en 1995.• Alexander Babakov, conseiller de

Poutine: l'homme qui a ouvert lesportes

Dmitri Rogozin, ancien leader deRodina devenu vice-premier ministre, etAlexander Babakov, en 2004. © Reuters

Ancien responsable du parti nationalisteRodina, dont il fut longtemps le principalfinancier, Alexander Babakov a depuisrejoint le parti Russie unie, celui deVladimir Poutine, et il est devenu sonconseiller en charge de la coopération avecles organisations russes à l’étranger.

Placé sur la liste des sanctionseuropéennes depuis cet été, il est lecontact central de Jean-Luc Schaffhauser,qu'il a rencontré au milieu des années2000, « par le biais de l’Église orthodoxe», explique à Mediapart l'eurodéputéfrontiste. M. Babakov aurait été présentépar Schaffhauser à Marine Le Pen lorsd’un voyage resté confidentiel en Russie,en février 2014.

Comme Mediapart l’a raconté, lenationaliste Babakov est à la tête d’unpatrimoine immobilier caché en France.Patrimoine estimé à plus de 11 millionsd'euros, alors qu’en Russie, il se présentecomme l’un des députés de la Doumales moins fortunés. Il a par ailleursusé de l’influence de ses réseaux sur

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différents partis politiques de plusieurspays européens de l’Est pour contribuer àla constitution d’un groupe au parlementeuropéen.• Sergueï Narychkine et Dmitri

Rogozine: les hiérarques quisoutiennent Le Pen

Sergueï Narychkine, le président de la Douma. © Reuters

À Moscou, deux figures du pouvoir russeont déroulé le tapis rouge à Marine LePen lors de ses venues: le présidentde la Douma Sergueï Narychkine, untrès proche de Poutine, qu'il a connuau KGB; et le vice-premier ministreDmitri Rogozine, ancien leader du partinationaliste Rodina.

D'aprèsle Temps, Sergueï Narychkines’occuperait « de tisser des liens avec desmouvements politiques européens hostilesà Bruxelles ». À chacune des visites dela présidente du FN, en juin 2013 et enavril 2014, il la complimente, estimantqu'elle est «bien connue en Russie » et« une personnalité politique respectée »,ou soulignant qu'ils ont « beaucoup encommun dans nos positions sur la manièrede régler la crise » en Ukraine. Il va

jusqu'à la féliciter pour le score du FN auxmunicipales, un « tournant dans la vie dela France ».

Marine Le Pen et Dmitri Rogozine,le 21 juin 2013, à Moscou.

Quant à Rogozine, qui avait déjà rencontréJean-Marie Le Pen « il y a cinq ou six ans,à Bruxelles », d’après le fondateur du FN,il n’a pas caché son soutien à Marine LePen. En mai 2012, il l’avait déjà félicitéesur Twitter, « en signe de reconnaissance», « pour son brillant résultat aux électionsprésidentielles en France ».• Vladimir Poutine, président russe :

chasseur de têtes en Europe

Marine Le Pen a affirmé dimanchesur BFMTV qu'elle n'avait « jamais »rencontré le président russe. Pourtant,Aymeric Chauprade a lui évoqué lapossibilité d'une « rencontre non officielle». C'est aussi ce qu'ont affirmé deux autresresponsables frontistes à Mediapart.

Vladimir Poutine miserait, selonplusieurs connaisseurs de la Russie,sur une ascension du Front national.La présence d'une délégation russe, etdu vice-président de la Douma Andrei

Isaiev, membre du parti de Poutine, aurécent congrès du parti d'extrême droite àLyon vient confirmer cette thèse.

Vladimir Poutine. © Reuters

SelonThe Independent, le président russeaurait planifié une « opération fric etséduction» envers les partis « anti-système ». Et ce dans l'objectif defragiliser le front diplomatique auquel ilfait face dans la crise ukrainienne. Au-delà de la France, d'autres formations« europhobes » sont soupçonnéesd'avoir eu recours à des prêts enRussie. Comme l'a détaillé Mediapart,plusieurs eurodéputés font même l'objetde procédures, accusés, dans leur paysd'origine, d'être des agents du régime deVladimir Poutine au parlement européen.

Derrière le prêt du FN, la FirstCzech Russian Bank et RomanPopov• Roman Popov, banquier

russe : l'homme qui a débloqué 9millions

Pour se renflouer, le Front nationala choisi un établissement des plusconfidentiels, mais qui n'est pas sanslien avec l’État russe. Fondée en1996 sur l’initiative du gouvernementtchèque, la First Czech Russian Bank(FCRB) devait à l'origine soutenir leséchanges commerciaux entre les deuxpays, avec pour actionnaires la Banquepostale d'investissement tchèque (IPB)et la banque moscovite Vozrojdenie(Renaissance). Jusqu’à ce qu’en décembre2002, le géant russe Stroytransgaz (STG),leader dans la construction de gazoducset dont le principal client est Gazprom,décide d’en faire sa « banque de poche ».STG rachète d’abord 50% puis 94,5 % ducapital de la FCRB, injectant 100 millions

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de dollars. Naguère 195e banque russe, la

FRCB se hisse alors à la 43e place, etses actifs gonflent à vue d’œil, passant de1,7 milliard de roubles à 11,4 milliards,comme le racontait Vedomosti en 2003.

Roman Popov, aujourd'huipropriétaire à 100 % de la FCRB

C’est à ce moment que RomanPopov entre en scène, parachuté à latête de l’établissement. Il n’a que 30ans. Diplômé de l’institut moscovited’économie Plekhanov, il a occupé de1992 à 2002 le poste de vice-directeurfinancier de Stroytransgaz (STG). Peucharismatique et très discret, il seradésormais la vitrine de la FCRB.

Au milieu des années 2000, la banquecherche à s’implanter en Europe, enTchéquie, en Slovaquie, mais aussi enItalie, afin aussi de soutenir les projetsde Stroytransgaz dans ces pays. À deuxreprises, la Banque centrale tchèque refusede lui accorder une licence bancaire,estimant que la structure du capital n’estpas suffisamment transparente, comme l’aécrit en 2010 le journal tchèque PrajskyiTelegraph. L’affaire est traitée à un hautniveau, puisque Vladimir Poutine plaidealors en faveur de la banque lors d’unerencontre avec ses homologues tchèques.

La First Czech Russian Bank soulèvedes interrogations au sein des organesde sécurité tchèques qui estimentqu’elle « pourrait avoir des liens avec

les services secrets russes, ou avec deséléments du crime organisé »,lit-on dansun blog de la Jamestown Foundation.

En 2008, la situation se débloque etla filiale de la FCRB, la banque pourla coopération internationale, rebaptiséeensuite European-Russian Bank (ERB)obtient un feu vert. C’est la première foisdepuis la disparition de l’URSS qu’unétablissement bancaire russe peut opéreren République tchèque. Cette licence estvalable dans tous les pays de l’Unioneuropéenne.

Quelques mois auparavant, en février2007, le capital de la FCRB avait étéremanié de fond en comble. Stroytransgaz(STG) se retire alors officiellement del’établissement et Roman Popov acquiertà titre privé 74,45 % des parts – alorsque Viktor Lorents, le directeur de STG,en rachète 25,55 % tout en continuantà travailler au sein de l’entreprise deconstruction.

Aujourd'hui, Popov apparaît comme seulmaître à bord, propriétaire de 100 % ducapital de la banque qui est retombée

au 147e rang des établissements russesselon un classement réalisé en novembre.En 2012, le Wall Street Journal a cité laFCRB comme la seule banque russe – une«petite et obscure institution financière» –à avoir encore ouvertement des liens avecl'Iran, pays sous sanctions européennes etaméricaines. Ces liens avec la Républiqueislamique sont assumés. En mars 2012,Roman Popov a été élu à la tête duConseil des affaires russo-iranien. Ilmultipliait alors les rencontres et leséchanges avec différents représentants dubusiness iranien, prônant la nécessité pourla Russie d'occuper les niches laissées parles Occidentaux. Il a depuis quitté sesfonctions à la tête du Conseil.

Dans un autre registre, la banque financedes projets immobiliers. Roman Popovassistait, en juin 2013, à l’inaugurationd’un centre commercial « Plaza City » àAdler, dans le sud de la Russie, aux côtésdu propriétaire des lieux, un certain RubenTatoulian alias "Robson" (voir la vidéo).Cet homme d'affaires est considéré comme

le maire de l’ombre de Sotchi, prochedes milieux du crime, selon plusieursarticles parus dans la presse russe.

La FCRB donne aussi dans lesponsoring. En 2011, elle a étéparmi les organisateurs des festivités

du 50e anniversaire du vol spatial deYouri Gagarine, célébrées en présencede Dmitri Medvedev alors président dela Russie. Elle finance aussi une revueculturelle de luxe branchée, The PrimeRussia Magazine, dont la directrice estla femme de Popov, Anna Popova, néeBaboussenko. • Viatcheslav Baboussenko, l'ancien

apparatchik du KGB passé à la têtede la banque prêteuse

Viatcheslav Baboussenko, ancien duKGB et beau-père de Roman Popov. Ici

en 2011 au bal d'hiver de Moscou.

Ces liens de famille ne sont pas anodins,puisque Mme Popova est la fille d’uncertain Viatcheslav Baboussenko, ancienresponsable du KGB, qui est l'une desfigures clés de la First Czech Russian Bank(FCRB).

Alexandre Baboussenko affiche un parfaitparcours de KGbiste. Né en 1957, ila été formé par la haute école duKGB Dzerjinski. Au moment du putschraté contre Boris Eltsine en 1991, ilappartient à la direction du KGB-Russie,chef du département des relations avecle gouvernement, comme en témoigne lelivreDans les coulisses du putsch : lestchékistes russes contre la destruction desorganes du KGB en 1991. Il apparaît alorssur plusieurs photos d’époque.

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M. Baboussenko a passé plus de 20 ans ausein de Stroytransgaz (STG). De 1996 à2001, il est numéro deux du départementde la sécurité, puis devient l’un despremiers vice-directeurs de la société.

Viatcheslav Baboussenko (le 3e en partant de ladroite) et ses collègues du KGB-Russie en 1991. © dr

Il pourrait raconter l’histoire desliens tortueux entre Stroytransgaz, lepouvoir russe et la FCRB. Créée en1990, Stroytransgaz a dès le départ étéune poule aux œufs d’or qui vit alorsà 80 % des commandes de Gazprom.À l’époque, parmi les actionnaires dela société, on trouve les deux fils duPremier ministre Viktor Tchernomyrdineet la fille du tout-puissant président deGazprom, Rem Viakhiriev. Avec l’arrivéeau pouvoir de Vladimir Poutine, lescartes sont redistribuées. Un intime dePoutine, Guennadi Timtchenko, qui estaujourd’hui touché de plein fouet parles sanctions américaines (lire notrearticle), jette en 2007 son dévolu surStroytransgaz, dont il contrôlera bientôt80% du capital.

En avril 2008, le directoire dela STG est démissionné en bloc,dont Baboussenko, qui rejoint alors latête du conseil de surveillance de laFirst Czech Russian Bank. Aujourd’huile nom de Baboussenko n’apparaît plussur le site de la banque, mais il y aconservé un numéro de téléphone et unbureau. Mediapart a laissé un message àsa secrétaire, resté sans réponse à ce jour.Plus séduisant que son gendre, AlexandreBaboussenko aime les mondanités. En2011, il participait ainsi au traditionnelbal d’hiver de Moscou organisé dansun palace, en qualité de premier vice-président de la FCBR.

• Yuri Kudimov, ancien espion : lebanquier qui a renfloué le micro-parti de Jean-Marie Le Pen

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

C’est l’homme derrière le « prêt » accordéau micro-parti de Jean-Marie Le Pen, enavril. Yuri Kudimov détient la sociétéchypriote Vernonsia Holdings Limited quia versé les deux millions d’euros à Cotelec,via un compte suisse ouvert à la banqueJulius Baer.

Kudimov n’est pas sans lien avec lepouvoir russe: il était, jusqu’en octobredernier, le directeur de la banque VEBCapital, une filiale à 100 % de laVnechekonombank, bras financier duKremlin. Cette banque est détenue à100% par le gouvernement russe. Leprésident du conseil de surveillance estDmitri Medvedev, et avant lui VladimirPoutine. Elle fait partie des banquesvisées par les sanctions de l'UE.

Ancien officier du KGB opérantsous couverture, il a été démasquécomme espion en 1985 et expulséde Londres, comme l'ont raconté leGuardian et le New York Times.Il se présentait comme correspondant delaKomsomolskaya Pravda.

Yuri Kudimov poursuit aujourd’hui sesactivités de banquier, mais de manièreplus souterraine. Comme l’a révélé lejournal russe Kommersant en février, ilest désormais à la tête d’un étrange fondsd’investissement enregistré à Moscou enaoût 2013: Pangeo Capital. Cette structure,dotée d’un milliard de dollars, a étécréée en tandem avec Igor Makarov. Cedernier est un homme d’affaires bienconnu en Russie. Dans les années 1990, sasociété Itera, première compagnie gazièreindépendante, exportait le gaz turkmène etavait des liens étroits avec les dirigeants deGazprom.

En 2013, Itera a été revendue à Rosneftpour environ 4 milliards de dollars.C’est une partie de cette fortune quese propose d’investir Yuri Kudimov enRussie, dans les télécoms, l’immobilieret la finance. Curiosité: dans la base

de données SPARK que Mediapart a puconsulter, Yuri Kudimov apparaît commele directeur général de Pangeo Capital,alors que le seul actionnaire est ReylPrivate Office Sarl à Genève, qui faitpartie du groupe Reyl, la banque oùle compte de l’ancien ministre JérômeCahuzac a été découvert! Interrogé parKommersant, Yuri Kudimov a précisé queReyl fournissait « des services de conseilsen gestion en Russie », y compris pourles projets d’investissement de PangeoCapital (voir le document).• Wallerand de Saint-Just, trésorier du

FN: celui qui a signé

Wallerand de Saint-Just. ©Capture d'écran du figaro.fr

S'il n'a pas été aux avant-postes de lanégociation, le trésorier du Front nationals'est rendu en Russie en septembre.Fin octobre, il affirmait à Mediapartattendre encore les réponses des banquesétrangères sollicitées. En réalité, il avaitlui-même signé le prêt… un mois plus tôt.

Contre les violencespolicières, la mobilisations'organisePAR STÉPHANE ALLIÈSLE DIMANCHE 7 DÉCEMBRE 2014

En France, diverses associations etcollectifs entendent s'appuyer sur lesévénements de Ferguson (États-Unis) etsur la mort du militant écologiste RémiFraisse, alors que l'on commémore celle deMalik Oussekine, pour imposer la questiondes violences policières dans le débatpublic. Avec l'objectif de faire convergerdiverses luttes, et d'être davantage écoutéspar les acteurs politiques.

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À leurs yeux, la « malheureuse plaque» en hommage à Malik Oussekine, «par terre, même pas sur un mur » et «qui ne mentionne même pas la police »,est le symbole d'une lutte à continuer.Celle d'une conscientisation de la sociétéfrançaise face aux violences policières. Àl'occasion des 28 ans de la mort de cetétudiant, frappé à mort par les voltigeursen marge des manifestations contre laloi Devaquet, plusieurs représentants decollectifs venus d'horizons divers ontdécidé d'unir leurs paroles et de faireconverger leurs mobilisations.

Plaque commémorative de la mort de MalikOussekine, rue Monsieur-le-Prince, à Paris

Ce vendredi, dans un appartement faceà la gare du Nord, à Paris, ces militantsont dit leur détermination à porterleur combat pour la reconnaissance de« morts policières » et l'apaisementdes relations entre forces de l'ordreet citoyens. Pour ce faire, toutesles occasions sont bonnes, de MalikOussekine aux événements de Ferguson,outre-Atlantique, en passant par la mortde Rémi Fraisse à Sivens. Cette dernièrea, selon Sihame Assbague (porte-paroledu collectif « Stop contrôle au faciès »),« permis de vraies convergences entredes associations écolos et libertaires,des collectifs antiracistes et de défensedes minorités ». Elle cite égalementune tribune (publiée ce vendredi parMediapart) réunissant tous ces acteurset des universitaires, ainsi qu'un autretexte commun (lire ici sur SaphirNews),signé par la sœur de Rémi Fraisse, AmalBentounsi et Farid El-Yamni (sœur etfrère de jeunes de quartier tués lorsd'interpellations, lire ici) et RaymondGurême, octogénaire ayant porté plaintepour violence policière (lire ici et ici).

Selon Assbague, « le drame de Ferguson,et l'ample couverture médiatique qui en aété faite en France, nous fait espérer qu'ilpuisse en être de même à propos de ce quise passe ici. Depuis Ferguson, il y a euonze morts en France liés à des contrôlespoliciers, des courses-poursuites, des tirsde taser ».

Ce samedi, place du Trocadero à Paris,ils étaient plusieurs centaines à s'êtrerassemblés, pour entonner les slogansaméricains inspirés de deux récentes mortspolicières : « Hands up ! Don't shoot ! »(« Mains en l'air ! Ne tirez pas »), ou « Ican't breathe ! » (« Je ne peux pas respirer»). Une occasion aussi de sensibiliser surla situation hexagonale. « On cherche àfaire le lien entre des systèmes judiciaireset des méthodes policières différents maissimilaires, explique Youssouf du collectif« Ferguson in Paris ». Afin d'expliquerque des Mike Brown, il y en a pleinchez nous. » Et de citer l'impressionnanttravail du site Bastamag, qui recense « 50ans de morts par la police » depuis lesmanifestations contre la guerre d'Algérie(voir leur enquête ici et leur frise là),pour étayer leurs dires.

Politiquement, le lobbying entamé par cesmilitants pour l'égalité des droits n'estguère couronné de succès. « On s'esttous réjouis quand la gauche est arrivéeau pouvoir, car on pensait que ça allaitchanger, explique Sihame Assbague. Lalutte contre le contrôle au faciès étaitmême une des soixante propositions deHollande. »

Elle raconte avoir rencontré « desministres, des parlementaires », avoirassisté à « quatre propositions de loidifférentes sur le récépissé de contrôled'identité, d'Esther Benbassa à Jean-Christophe Lagarde et Marie-GeorgeBuffet », mais s'interroge aujourd'hui sur« l'indifférence et les absences de réponse» actuelles. Et soupire : « On saitqu'aujourd'hui, c'est Valls qui bloque. »

Comme ses camarades, elle ne comprendpas la sortie de Christiane Taubira (lire ici)sur la police qui assassine aux États-Unis :« Elle est au courant que la situation estsimilaire en France, il serait bon qu'elle

s'exprime aussi sur la situation ici. »De fait, les bonnes relations que peuvententretenir ces collectifs avec la ministre dela justice ne se sont pas traduites en actes.

À ses côtés, Amal Bentounsi, sœurd'Amine mort d'une balle dans le dos le 21avril 2012, lors d'une arrestation qui a maltourné. Elle s'exprime au nom de « tous cescollectifs de familles et d'amis de victimesde mort policière ». D'une voix toujoursposée, elle dit vouloir que « les affairespuissent avancer, sans pression sur lesmagistrats, sans dissimulation de preuvesni expertises médicales mensongères ».Elle aimerait qu'il y ait « plus que5 % de condamnations ferme » pourles forces de l'ordre coupables de bavuremortelle, plutôt que « des suspensions etdes mutations, qui sont parfois même despromotions ». Elle conclut : « Avec lamort de Rémi Fraisse, un militant blancet écologiste, les politiques et les médiasont dénoncé un mensonge d'État. Mais onrencontre les mêmes mensonges dans noshistoires… »

À l'autre bout de la table, Yann opine.Lui se dit « autonome », mobilisé dansles réseaux anarchistes et dans les ZAD(zones à défendre). « Il est temps demettre en commun nos problématiquesrespectives par rapport à la justice etl'impunité policière », explique celui quidit s'être jusque-là surtout mobilisé contrel'emploi du flashball. Selon lui, « on estconfronté toujours aux mêmes attitudes :d'abord, on essaie de salir la victime, puison dédouane la police, enfin on fait traînerla procédure judiciaire. C'est toujoursle même schéma à l'œuvre, dans lesmanifs écolos comme dans les quartierspopulaires ». Selon lui, « il y a une volontéen France de ne jamais ternir la réputationdu maintien de l'ordre à la française,car c'est un savoir-faire qu'on exporte àl'étranger ».

Convergences face à l'impasseAutour de la table, Sihame, Youssouf,Amal et Yann ne veulent pas êtreuniquement dans la dénonciation, maisdocumentent leurs critiques et leursespoirs de façon étayée. Tous jugentinsignes les réformes récentes en matière

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de police qui ont été prises par le ministrede l'intérieur Bernard Cazeneuve et sonprédécesseur devenu premier ministre,Manuel Valls. Le retour du matricule ?« C'est un simple scratch, la plupartdes policiers ne le portent pas », ditl'une. « Quand on le demande lors d'uncontrôle, ils rigolent », renchérit l'autre. Lapossibilité de saisir l'IGPN directementpar internet ? « Avant de remplir saplainte, il faut lire un préalable menaçantsur le faux témoignage », soupire SihameAssbague. « Quand j'ai été passé à tabacpour avoir filmé la police lors d'une manif,l'IGPN s'est dessaisie au bout de quelquesjours, raconte Yann. Je n'avais eu quedeux jours d'ITT (interruption temporairede travail). »

Manifestation de soutien à Ferguson, place duTrocadéro, à Paris, le 6 décembre © #FergusoninParis

Quant aux mini-caméras qui vont équiperbientôt l'ensemble des forces de l'ordre,ainsi que l'a annoncé Bernard Cazeneuveaprès le drame de Sivens, elles nerecueillent pas plus d'assentiment. « C'estun dispositif bien plus cher et compliquéà mettre en œuvre que le récépissé,s'étrangle Assbague. Et l'usage de cescaméras sera laissé à l'appréciation despoliciers, qui pourront les allumer etles éteindre quand ils le voudront. »«Ce qui pourrait être un moindre mal,positive Youssouf, ce serait d'annulerles procédures pour outrage à forcede l'ordre, un classique policier pour

obtenir ses objectifs, si jamais la caméran'est pas déclenchée depuis le début del'interpellation… »

Youssouf et Amal Bentounsi, le 5 décembre, à Paris © S.A

Youssouf a la quarantaine, et aimerait voirs'apaiser les relations entre la police et lescitoyens. « On discute avec les policierssur le terrain. Notre mobilisation n'est pascontre la police, mais pour que ça se passemieux, dit-il. Pour que les relations soientmeilleures. Il y a eu une époque, celle desîlotiers, où on jouait au foot ensemble, aumême club de boxe… » Il tient à signalerque les suicides dans la police révèlentaussi un malaise qu'il faudrait pouvoiraccompagner. Mais aujourd'hui, lui aussi,comme les autres, constate une impunitéqui ne peut pas être discutée.

« La simple parole du policier suffit, onpart du principe qu'il est de bonne foi,explique Yann. Au détriment même depreuves vidéo. » S'ils n'ont rien contreles forces de l'ordre, tous aimeraient lesvoir désacralisées. « Une fois que tu asenlevé l'uniforme, les policiers en tantqu'individus ne valent pas mieux que ceuxqu'ils contrôlent, lâche Youssouf. On voits'accumuler dans la presse les affairesde drogues, corruption, viols au seinmême de l'institution. » Amal Bentounsise fait « volontairement provocante » : «Franchement, pour quelqu'un de raciste et

violent, s'engager dans la police, c'est labonne planque, on te reconnaît toujours lalégitime défense… »

Sihame Assbague et Yann, le 5 décembre, à Paris © S.A

Quels peuvent être aujourd'hui lesespoirs de ces collectifs ? Comment lamobilisation peut-elle prendre, commeelle a pris aux États-Unis ? Les militantsn'ont pas de réponse nette. Ils évoquentle rôle « décisif » des médias : « Qu'ilscouvrent la situation française commeils ont très bien couvert la situationaméricaine. » Mais ils font surtoutconfiance à eux-mêmes. « On va continuerà parler avec les élus locaux, dit SihameAssbague. Il y a de vraies inquiétudeschez eux sur ces questions de relationspolice/citoyens, on nous appelle de plus enplus pour qu'on vienne mener des actionsde sensibilisation sur le terrain. » Ilsévoquent aussi la montée en puissance deleur « pôle juridique », qui peut être jointvia une application internet, un répondeurtéléphonique et un système de messagerieSMS, ainsi que leur lien permanent avec ledéfenseur des droits ou la diffusion de leur« guide d'action face aux contrôles abusifs» (lire ici).

Pour eux, le fait, déjà, de « créer despasserelles et des convergences » est ensoi un premier succès. « Ça prend dutemps, on n'a pas les mêmes culturesmilitantes, on ne croit pas tous de la mêmemanière en la justice, en la possibilité queles choses bougent dans la police », ditAssbague. « La violence policière créede l'unité et de la prise de conscience,abonde Yann. C'est en train de bouger, onapprend à se connaître, on devient amis…Il n'y a déjà plus les dichotomies d'antanentre militants des quartiers populaires etmilitants politiques. »

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À l'heure actuelle, assure SihameAssbague, plusieurs représentantspolitiques nouent des contacts, à la gauchedu PS ou chez les “frondeurs”. La porte-parole de « Stop le contrôle au faciès» sait que « bientôt il va y avoir denouvelles échéances électorales, alors lespolitiques vont revenir voir les quartierspopulaires ». Elle se satisfait aussi des «convergences internationales » qui sonten cours. Comme ces étudiants américainsavec qui ils ont manifesté place duTrocadéro. « Ce n'est pas qu'avec lesAméricains, on a été contacté par descollectifs allemands, belges, suédois… »,dit-elle.

Aéroport de Toulouse: lespreuves du mensongePAR LAURENT MAUDUITLE DIMANCHE 7 DÉCEMBRE 2014

Emmanuel Macron prétend que l'aéroportde Toulouse restera contrôlé à 50,1 % pardes actionnaires publics. Mediapart publiedes fac-similés du pacte d'actionnairessecret qui attestent du contraire : les troismembres du directoire seront désignéspar les investisseurs chinois. Et l'État asigné une clause stupéfiante, s'engageant àsoutenir par avance toutes leurs décisions.

Dans le dossier de la privatisationde l’aéroport de Toulouse, EmmanuelMacron a décidément pris uneincompréhensible posture. Prétendant quela cession aux investisseurs chinois neportera que sur une part minoritaire ducapital, et suggérant du même coup quel’État et les collectivités locales resterontaux commandes de l’entreprise, il s’en estpris, samedi, très vivement aux détracteursdu projet.

Dans le prolongement de notre précédenteenquête, dans laquelle nous pointionsplusieurs contrevérités énoncées par leministre de l’économie (lire Privatisationde l’aéroport de Toulouse : EmmanuelMacron a menti), Mediapart est pourtanten mesure de révéler la teneur précisedu pacte d’actionnaires qui lie désormaisl’État aux investisseurs chinois ayantremporté l’appel d’offres lancé pour

la privatisation. Ce document a pourl’instant été tenu soigneusement secretpar Emmanuel Macon. Les reproductionsque nous sommes en mesure de révélerétablissent clairement que le ministre del’économie a menti.

Avant d’examiner le détail de ce pacted’actionnaires secrets, reprenons le fildes événements récents pour comprendrel’importance de ce document. Annonçantau journal La Dépêche que l’aéroportde Toulouse-Blagnac allait être vendu augroupe chinois Symbiose, composé duShandong Hi Speed Group et FriedmannPacific Investment Group (FPIG), alliéà un groupe canadien dénommé SNCLavalin, Emmanuel Macron avait fait cescommentaires : « Je tiens à préciser qu’ilne s’agit pas d’une privatisation mais biend’une ouverture de capital dans laquelleles collectivités locales et l’État restentmajoritaires avec 50,01 % du capital.On ne vend pas l’aéroport, on ne vendpas les pistes ni les bâtiments qui restentpropriété de l’État. [...] Nous avons cédécette participation pour un montant de 308millions d’euros », avait dit le ministrede l’économie. Au cours de cet entretien,le ministre appelait aussi « ceux qui, àToulouse, sont attachés à l’emploi et ausuccès d’Airbus, [à] réfléchir à deux foisaux propos qu’ils tiennent. Notre paysdoit rester attractif car c’est bon pour lacroissance et donc l’emploi », avait-il dit.

Dans la foulée, le président socialiste dela région Midi-Pyrénées, Martin Malvy,avait aussi laissé miroiter l’idée, dansun communiqué publié dans la soiréede jeudi, que cette privatisation n’enserait pas véritablement une et quel’État pourrait rester majoritaire. « J’aidit au premier ministre et au ministrede l’économie et des finances, depuisplusieurs semaines, que si l’État cédait49,9 % des parts qu’il détient – et quelque soit le concessionnaire retenu –,je souhaitais que la puissance publiquedemeure majoritaire dans le capitalde Toulouse-Blagnac. C’est possible.Soit que l’État garde les parts qu’ilpossédera encore – 10,1 % – soit quele candidat désigné cède une partie

de celles qu’il va acquérir. EmmanuelMacron confirme que le consortiumsino-canadien n’y serait pas opposé.Je suis prêt à étudier cette hypothèseavec les autres collectivités locales, laChambre de commerce et d’industrie et leréseau bancaire régional, voire d’autresinvestisseurs. Nous pourrions nous réunirau tout début de la semaine prochainepour faire avancer une réflexion déjàengagée sur la base d’un consortium oud’un pacte d’actionnaires en y associantl’État », avait-il déclaré.

Invité dimanche soir du journal de France2, Manuel Valls a, lui aussi, fait entendrela même petite musique lénifiante.L'aéroport de Toulouse, a-t-il fait valoir, «va rester majoritairement dans les mainsdes collectivités territoriales et de l'Etat(...) il faut assumer que nous vivons dansune économie ouverte », a-t-il déclaré.«Nous, nous avons le droit de vendredes Airbus, d'investir en Chine et lesChinois ne pourraient pas investir cheznous ? Mais dans quel monde sommes-nous ?», s'est-il insurgé, avant d'ajouter :«Il faut assumer que nous vivons dansune économie ouverte et, en même temps,nous préservons bien sûr nos intérêtsfondamentaux. Ce que nous faisons pourun aéroport, nous ne le ferons évidemmentpas dans d'autres filières, je pense parexemple au nucléaire ».

En somme, le ministre de l’économie,le président socialiste de la région et lepremier ministre ont, tous les trois, faitcomprendre que l’aéroport de Toulouseresterait entre les mains de l’État et descollectivités locales, l’investisseur chinoisne mettant la main que sur 49,9 % ducapital, l’État gardant 10,1 %, la Région,le département et la ville de Toulousedétenant le solde, soit 40 %.

En apparence dans son bon droit,Emmanuel Macron a donc monté encored’un cran, en prenant très vivement àpartie, samedi, tous ceux – et ils sontnombreux, au plan national comme auplan régional – qui s’inquiètent de ceprojet de privatisation soi-disant partielle.« Celles et ceux que j'ai pu entendre, quis'indignent de cette cession minoritaire

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de la société de gestion de l'aéroport deToulouse, ont pour profession d'une partd'invectiver le gouvernement et d'autrepart d'inquiéter les Français », a-t-ildéclaré, en marge du congrès de l'Unionnationale des professions libérales.

La formule volontairement féroce contreceux qui « ont pour profession d'une partd'invectiver le gouvernement et d'autrepart d'inquiéter les Français » risquefort, toutefois, de se retourner contre sonauteur car la combinaison du mensongeet du dénigrement des opposants est unecurieuse vision de l'exercice du pouvoir endémocratie.

Oui, du mensonge ! Le terme n’estpas exagéré. Déjà dans notre précédenteenquête, nous avions usé de cetteformulation et, pour l’étayer, nousavions révélé quelques courts extraits dupacte d’actionnaires qui va désormaislier l’État français aux acquéreurs– pacte d’actionnaires dont ont euconnaissance certaines des collectivitéspubliques concernées par le projet etauprès desquelles nous avions obtenu cesinformations. Mais comme le ministrede l’économie persiste à dire qu’il s’agitd’une privatisation partielle et suggèreque les actionnaires publics gardent lamain, nous sommes en mesure de rendrepublics les fac-similés des passages lesplus importants de ce pacte d’actionnairessecret, qui établissent le mensonge duministre et que ces mêmes collectivitésnous ont transmis.

L'Etat abdique tous ses pouvoirsVoici d’abord la page de garde de ce pacted’actionnaires :

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Dès le premier coup d’œil, on trouve doncla confirmation que le pacte d’actionnaireslie bel et bien l’État, qui conserve pourl’instant 10,1 % du capital, non pas à laChambre de commerce et d’industrie deToulouse (25 % du capital), le Conseilgénéral du département (5 %), le Conseilrégional (5 %) et la Ville de Toulouse(5 %). Non ! Alors que sur le papier lesactionnaires publics restent majoritaires,

l’État trahit ses alliés naturels et conclutun pacte d’actionnaires avec l’acquéreurchinois. En clair, les investisseurs chinoissont des actionnaires minoritaires, maisl’État leur offre les clefs de l’entreprisepour qu’ils en prennent les commandes.

Les dispositions prévues par ce pacted’actionnaires secret pour les règlesde gouvernance de la société viennentconfirmer que les investisseurs chinois,pour minoritaires qu’ils soient, seront lesseuls patrons de la société. Voici les règlesde gouvernance prévues.

D’abord, la société sera supervisée par unconseil de surveillance de 15 membres,dont 2 désignés par l’État et 6 désignés parl’investisseur chinois, selon la disposition« 2.1.2 » du pacte. Autrement dit, ces huitmembres du conseil de surveillance, liéspar le pacte, garantiront aux investisseurschinois minoritaires de faire strictementce qu’ils veulent et d’être majoritaires auconseil de surveillance.

Le point « 2.1.3 » du pacte consolidecette garantie offerte aux investisseurschinois puisqu’il y est précisé que « l’États’engage à voter en faveur des candidatsà la fonction de membres du conseil desurveillance présentés par l’Acquéreur,

de telle sorte que l’Acquéreur disposede six (6) représentants au Conseil desurveillance ».

Mais il y a encore plus grave que cela. Aupoint « 2.2.2 », l’État donne la garantiequasi formelle à l’investisseur chinois,aussi minoritaire qu’il soit, qu’il pourradécider strictement ce qu’il veut et quela puissance publique française ne semettra jamais en travers de ses viséesou de ses projets. C’est consigné noirsur blanc – et c’est la clause la plusstupéfiante : « L’État s’engage d’ores etdéjà à ne pas faire obstacle à l’adoptiondes décisions prises en conformité avecle projet industriel tel que développé parl’Acquéreur dans son Offre et notammentles investissements et budgets conformesavec les lignes directrices de cette Offre.»

Qu’adviendrait-il ainsi si l’investisseurchinois décidait d’augmenter le trafic del’aéroport dans des proportions telles quecela génère de graves nuisances pour levoisinage ? Par un pacte secret, l’État adéjà pris l’engagement qu’il ne voteraitpas aux côtés des collectivités locales pourbloquer ce projet, mais qu’il apporteraitses voix aux investisseurs chinois.

Un pacte pour 22 ansSi on prolonge la lecture de cepacte d’actionnaires pour s’arrêter aux« décisions importantes » pour lesquellesl’État sera contraint d’apporter sessuffrages aux investisseurs chinois, on atôt fait de vérifier que cela concerne tous

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les volets de la vie de l’entreprise. Voicien effet, au point « 4 » les « décisionsimportantes » qui sont en cause :

En clair, les « décisions importantes »concernent tout à la fois « l’adoptiondu plan stratégique pluriannuel »,« l’adoption du plan d’investissementpluriannuel », « l’adoption du budget »,etc.

Bref, les investisseurs chinois ont carteblanche pour faire ce qu’ils veulent. Aupoint « 3 », on en trouve d’ailleursla confirmation, avec cette autre clausestupéfiante : « Le Directoire sera composéde (3) trois membres. L’État s’engage àvoter en faveur des candidats à la fonctionde membre du directoire et de Présidentdu directoire présentés par l’acquéreur,étant précisé que ces candidats ferontl’objet d’une concertation entre l’État etl’Acquéreur préalablement à la séancedu Conseil de surveillance concerné,afin de s’assurer que l’État n’a pasde motif légitime pour s’opposer àla désignation de l’un quelconque descandidats proposés par l’Acquéreur. »En clair, là encore, l’État trahit sesalliés naturels que sont les collectivitéslocales, pour offrir les pleins pouvoirsaux investisseurs chinois, même s’ils sontminoritaires.

Au passage, l’État donne aussiles pleins pouvoirs aux investisseurschinois, sans le moindre garde-fou,pour qu’ils pratiquent la politique derémunération qu’ils souhaitent au profitde ceux qui dirigeront la société.« Les mêmes dispositions s’appliqueront,mutatis mutandis, s’agissant de ladétermination de la rémunération de cesmêmes candidats », lit-on à ce même point« 3 ».

Et toute la suite du pacte est à l’avenant.Voici la fin du point « 4 » et les points « 5 »et « 6 » :

Et il est prévu au point « 10 » que ce pacteliera les parties pour une très longue durée.Voici ce point « 10 » :

Le pacte est donc prévu pour une durée dedouze ans, reconductible ensuite pour lesdix années suivantes.

Alors, avec le recul, les belles assurancesou les anathèmes du ministre del’économie prennent une bien étrange

résonance. Comment comprendre que leministre de l’économie ait pu jurer,croix de bois, croix de fer, « qu’ilne s’agit pas d’une privatisation maisbien d’une ouverture de capital danslaquelle les collectivités locales et l’Étatrestent majoritaires avec 50,01 % ducapital » ? Comment comprendre cettesortie tonitruante contre ceux qui « ontpour profession d'une part d'invectiver legouvernement et d'autre part d'inquiéterles Français » ? Un mélange de mensongeet de cynisme…

Boite noireMis en ligne ce dimanche 7 décembre vers17H, cet article a été amendé vers 20H45,pour intégrer les déclarations faites parManuel Valls au journal du soir de France2.

«Abenomics» : le fiasco, enattendant pire…PAR PHILIPPE RIÈSLE LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014

Les Japonais sont appelés aux urnes le14 décembre. Shinzo Abe veut un mandatrenforcé pour ses "Abenomics", qui selimitent dans les faits à une dévaluationmassive et calamiteuse du yen. On nechange pas une politique qui perd.

Le chœur des pleureuses néo-keynésiennes, qui a trouvé dans la«déflation» un nouveau motif de setordre les mains, devrait redoubler delouanges à l’égard de Shinzo Abe : grâceaux «Abenomics», le Premier ministrejaponais a réussi l’exploit de priver leJapon, un des pays les plus dépendants auximportations d’hydrocarbures, de ce bold’oxygène que représente pour l’économiemondiale la baisse spectaculaire et rapidedes prix du pétrole brut. Les «Abelâtres»,rêvant à voix haute de voir la BCEsuivre la Banque du Japon dans sonexubérance irrationnelle monétaire, fontainsi preuve de la même clairvoyancequi leur faisait adorer Alan Greenspan…jusqu’en septembre 2008.

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Loin d’avoir sorti l’économie nipponede l’ornière, la politique d'Abe, quidevait tout changer, l'a replongé dansla récession, après deux trimestresconsécutifs de croissance négative (dontun recul de 1,6% en rythme annuel auT3 2014). Ce n’est plus un «doubledip» mais un triple plongeon. Enpratique, la recette miracle du dynasteconservateur se résumant à faire de labanque centrale l’acheteur boulimiqueet désormais presqu’exclusif de ladette publique (qui, rappelons-le, excèdedésormais les 250% du PIB), a eu pourrésultat le plus visible une dévaluationmassive du yen. De 60% face au dollar USdepuis le dernier pic, excusez du peu ! Le4 décembre, pour la première fois depuis2007, le yen a chuté sous le seuil des 120pour un dollar. La première conséquencede cette dégringolade, mais pas la seule,est de renchérir considérablement lafacture de l’énergie importée, qui avoisineles 250 milliards de dollars annuels. Endépit d’une chute des prix du brut quiexcède désormais 30% en quelques mois.Chapeau bas !

Comme le relevait récemmentl’économiste Kenneth Courtis, «le Japonpaye aujourd’hui environ 25% de pluspour l’énergie que lorsque le prix dupétrole brut était 35% plus élevé ». Etd’opposer ce brillant résultat à celui dela Chine, pour qui la chute de 30% desprix du brut «signifie une économie de130 milliards de dollars sur sa factureénergétique pour les douze prochainsmois, en supposant que le prix moyen dubaril se situe à 85 dollar ». Or, en raisonde l’incapacité de l’OPEP à s’entendre surune réduction de la production, le baril estdésormais passé sous les 70 dollars !

«Le Japon, écrit encore Ken Courtis,continue à creuser sa tombe toujoursplus profond. Comme conséquence d’unmélange politique toxique d’une envoléede la dette, de la dévaluation etde l’absence de réformes structurellessérieuses, le gouvernement Abe a réussià transformer une véritable manne endésavantage substantiel pour le pays».Mais les Abélâtres hexagonaux croient dur

comme fer que la baisse des prix est le malabsolu et guettent anxieusement, commesœur Anne, le ralliement sans réservede Mario Draghi à «l’assouplissementquantitatif» effréné pratiqué par HaruhikoKuroda, l’homme que Abe avait réussi àimposer à la tête de la BoJ juste après sonpropre retour au pouvoir.

Mais si elle appauvrit considérablementles ménages japonais, d’où la langueurpersistante de la consommation privée, ladévaluation de la devise nipponne n’a-t-elle pas au moins le mérite d’aider lesexportations, diront les nostalgiques d’unfranc français chroniquement faible ? Pasvraiment. Tout simplement parce que lesecteur exportateur japonais n’est plus cequ’il était au siècle dernier. Même dans lesindustries où les Japonais sont encore enposition de force. En 2013, rappelle ainsiKen Courtis, «Toyota (sans Daihatsu)a fabriqué 3.356.899 voitures dans sesusines au Japon, mais 5.535.196 danscelles implantées hors de l’archipel. Laproduction totale des huit constructeursnippons (Toyota, Nissan, Honda, Suzuki,Mitsubishi , Mazda, Daihatsu) pour lamême période atteint 9.110.641 unités auJapon, mais 16.235.495 à l’étranger».Presque le double. «On retrouve la mêmephysionomie dans l’ensemble du secteurmanufacturier japonais», ajoute-t-il.

C’est encore plus grave dans les domainesoù le Japon a cédé le leadership mondialà ses concurrents asiatiques, Sud-Coréens,Taiwanais ou Chinois, comme dansl’électronique grand public et les objetsconnectés. Et comme Abe ne peut pasdicter leur stratégie aux entreprises privéescomme il le fait pour la Banque du Japon,elles ont préféré gonfler leurs margesplutôt que de répercuter la chute du yendans leurs prix à l’exportation. Voilàpourquoi, notamment, les exportationsjaponaises vers les Etats-Unis ont stagnésur les deux dernières années quand cellede la Chine et de la Corée du Sudprogressaient de quelque 20%.

Et c’est ainsi que cet ancien championdes excédents commerciaux accumulemaintenant les déficits. Et c'est pourquoialourdir par la dévaluation une facture

énergétique qui s’était envolée avec l’arrêtde la production d’électricité d’originenucléaire à la suite du désastre deFukushima relevait du contresens. Enfait, la dévaluation du yen profite avanttout à ceux qui importent du Japon desbiens d’équipements, des composants etpièces détachées. C’est à dire, notamment,les Chinois…et les usines japonaiseshors de l’archipel ! De fait, jusqu’àce jour, la réaction de ses voisinsasiatiques à cette rechute de l’archipeldans son vieux travers mercantiliste a étéremarquablement calme.

Comme l’analyse Joyce Poon, de GavekalDragonomics, Pékin a de bonnes raisonsde ne pas entrer dans une «guerredes monnaies» : la préférence affichéepour la «stabilité», évidente pendant lacrise financière asiatique de 1997-98, uneposition extérieure qui reste compétitive,le risque de fuite des capitaux associéà une déprécation du renminbi, dont legouvernement chinois souhaite en outrefaire une monnaie d’échange et de réserveinternationale, ce qui plaide en faveurd’une devise stable et forte.

«Toutefois, écrit-elle, plus le yens’affaiblit, plus la pression exercée surPékin pour suivre le mouvement vadevenir forte. Ce n’est pas tant parceque le Japon et la Chine seraient enconcurrence directe sur les marchésmondiaux. Le plus grand danger estque les autres pays d’Asie, qui sontd’importants marchés à l’exportationpour la Chine, déprécient leurs propresdevises dans le sillage du yen».L’autre dégât collatéral possible del’irresponsabilité monétaire incarnée dansles « Abenomics » est de faire à nouveaudu Japon la source d’un énorme jeude «carry trade» (emprunter sur unedevise à taux très bas pour réinvestirailleurs). «Dans un environnement danslequel le Japon créé un flot de liquiditésinternationales, un renminbi fort peutattirer en Chine des flux massifs decapitaux : des entrées qui pourraientse révéler aussi déstabilisantes que lessorties actuellement redoutées par Pékin».

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A la bourse, tout va bien, merci !Devant l’échec patent des «Abenomics»,l’accumulation des mauvaises nouvelleset la quasi-certitude de leur aggravation,Shinzo Abe a provoqué ce queKenneth Courtis qualifie de «coupd’Etat institutionnel». Alors que le PartiLibéral-Démocrate dispose d’une largemajorité dans les deux chambres de laDiète, le Premier ministre a décidé derappeler les électeurs aux urnes pourdes élections législatives anticipées le 14décembre. Officiellement, il s’agit pourles conservateurs d’obtenir un mandatrenouvelé afin de repousser aux calendresgrecques la seconde hausse de taxe surla consommation (la TVA locale) quidevait passer à 10% en avril 2015. Bienentendu, c’est le relèvement de 5% à 8%

de cette taxe intervenu le 1er avril dernierqui serait à l’origine de la replongée del’économie japonaise dans la récession.Argument d’autant plus facile à vendreaux électeurs nippons (et aux gogos quien Europe voient dans «l’austérité» lasource de tous les maux) que cette mesurede (modeste) début d’assainissement desfinances publiques en ruines avait déjàcouté le pouvoir au Parti Démocrate.

Les causes de la longue stagnationjaponaise sont ailleurs, bien plus ancienneset bien documentées : le refus de réformeren profondeur un modèle de croissanceobsolète. La fameuse «troisième flèche»dans la carquois des «Abenomics» n’ajamais été tirée. Et de toute façon, relèveencore Kenneth Courtis, si elle l’était, elleserait pointée sur la mauvaise cible : lesalariat japonais, promis à toujours plus deprécarité. Mais pas question de s’attaqueraux rentes des clientèles qui nourrissent lePLD : le secteur du BTP, les médecins etgroupes pharmaceutiques, les monopolesrégionaux de l’électricité, le redoutablelobby agricole, etc.

Un des effets les plus spectaculairesde la gestion économique calamiteusedu pays depuis deux décennies a étél’effondrement du taux d’épargne desménages, jadis un des plus élevés aumonde (à près de 20%), aujourd’huitombé à un niveau inférieur à celui

des Américains, de l’ordre de 3%.Non seulement l’épargne japonaise neprogresse plus mais son stock encore trèsimportant est surinvesti dans les titresd’une dette publique abyssale, dont lamanipulation des taux d’intérêt et unevieille pratique de répression financièremaintient artificiellement bas le cout derefinancement (qui absorbe néanmoinsplus du tiers du budget annuel de l’Etat).La quasi-stabilité des prix depuis 20 ans(car le Japon n’a pas connu de déflation surles prix à la consommation) a empêché quele pouvoir d’achat des salariés et retraitésne se dégrade encore d'avantage.

Au Japon comme ailleurs, une exceptiondans le paysage sinistré du dévergondagemonétaire : les marchés financiers.L’indice Nikkei de la bourse de Tokyo sebalade sur de nouveaux sommets d’aprèsl’éclatement de la bulle (très loin toutefoisdu pic atteint avant la grande rupture de1990). La bourse a reçu une nouvelle dosede stimulant artificiel avec la décision finoctobre de la BoJ (prise toutefois à une trèscourte majorité) d’augmenter encore lemontant de ses achats de titres, dont ceuxde la dette publique. Et comme «au Japon,remarque Louis Gave, de Gavekal, laperformance du gouvernement dans lesenquêtes d’opinion semble liée à celle dela bourse locale», Shinzo Abe «estimemanifestement que c’est le bon momentpour essayer de consolider la positiondominante de son parti à la Diète».Sans grand risque, étant donné l’étatd’éparpillement et de désarroi idéologiquede l’opposition.

Avec un remarquable sens de«l’understatement», l’agence de notation

Moody’s a annoncé le 1er décembreune nouvelle dégradation de la dettesouveraine du Japon (de A1 à Aa3), lereport de la hausse de la TVA légitimantdes «doutes» sur la capacité du paysà financer sa dette dans le futur, alorsmême que sa «stratégie de croissance»est sujette à caution. L’assainissementdes finances publiques devait pourtant sefaire à un rythme glacière, le premierexcédent budgétaire primaire (avant lecolossal service de la dette) n’étant attendu

qu’en 2020. Quand à l’objectif d’inflationde 2% a BoJ, on ne sait s’il faut en rireou en pleurer. En rire, parce que cela ne sedécrète pas : en dépit de la chute du yenet de termes de l’échange défavorables, lahausse des prix est retombée récemmentsous le seuil de un pour cent. En pleurer,parce que si par miracle, la banquecentrale réussissait, la hausse des tauxd’intérêt qui s’en suivrait inévitablementprovoquerait un Armageddon sur la dettepublique. Comme le note Moody’s, cetteinflation tant espérée «pourrait exercerune pression sur les rendements desobligations d’Etat et augmenter le fardeaubudgétaire». Vu la composition du bilande la Banque du Japon, un gigantesquehedge fund équivalent aux deux tiers duPIB du pays, et de ceux des banquesnipponnes, gorgés de dette publique, onimagine l’effet d’un retournement à lahausse de la courbe des taux.

Les banques centrales ont nourril'économie de dettes © BIS

La vérité, comme expliqué ici-même àsatiété et de très longue date, est que lesbanques centrales, et pas seulement celledu Japon, sont dans un corner qu’ellesont elle-même fabriqué en alimentantà guichet ouvert l’économie de dettesdepuis la fin du siècle dernier. C’estce que dénonçait dans un récent etremarquable discours le directeur général-adjoint de la BRI (la «banque des banquescentrales») Hervé Hannoun. Dont onne saurait trop recommander la lectureintégrale (c’est ici). On se contenterad’en citer la conclusion : «Cependant,tout échec dans la normalisationde la politique monétaire représenteune stratégie à haut risque». Pourl’ancien sous-gouverneur de la Banquede France (et proche collaborateurdu regretté Pierre Bérégovoy), «unepoursuite de la politique monétairenon-conventionnelle peut acheter de lastabilité maintenant, mais au prix d’unecroissance moyenne diminuée et d’une

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instabilité financière aggravée dans lefutur. En d’autres termes, la déflation parla dette n’est pas éliminée, simplementretardée».

Entre temps, un concoursest ouvert pour la meilleureredénomination des «Abenomics» :Ken Courtis propose «Abegeddon» et«l’éconoclaste» OlivierDelamarche «Euthanabe». Qui dit mieux ?

Le Mali entre changementet néantPAR THOMAS CANTALOUBELE LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Près de deux ans après l'interventionfrançaise et dix-huit mois après l'électionprésidentielle, le Mali reste un pays soustutelle où le renouveau politique tantespéré n'a pas encore eu lieu. Il symboliseaussi l'échec d'une vision française trèsmilitaire et peu politique.

De notre envoyé spécial àBamako.-Automne 2014. Bamakodemeure cette capitale africaine plongéedans la torpeur. La guerre ? Le terrorisme ?Les séparatistes touareg ? Tout celasemble bien loin, là-haut, tout au norddu Mali. Un autre pays, presque. Etles promesses de changement après laprise de contrôle d’une partie du territoirenational par des groupes djihadistes en2012 et l’intervention de l’armée françaiseen janvier 2013 ? Qu’en est-il de ce« Plus jamais comme avant ! » scandépar la classe politique malienne, de savolonté affichée de reconstruire un paysplus responsable, moins corrompu et àl’écoute des désirs de ses concitoyens ?

Il y a un an et demi, nous publiions dansMediapart une série d’articles intitulée« Le Mali à reconstruire », puisque lesentiment unanime des élites locales etde leurs partenaires internationaux étaitque, derrière une façade avenante, le payss’était effondré, tel un immeuble dontne resteraient que les murs extérieurs.Tout le monde semblait d’accord : il

fallait réformer de fond en comble lesinstitutions, renouveler les dirigeants, re-tisser un lien de confiance avec lespopulations. Tous nos interlocuteurs del’époque – intellectuels, élus, diplomates,militants de la société civile – faisaientce même constat et semblaient optimistesquant à l’alerte qu’avait représentée lacrise de 2012-13. Même si personnen’avait repris l’expression mot à mot, toussemblaient convaincus par la maxime del’ancien conseiller de Barack Obama etactuel maire de Chicago, Rahm Emanuel :« Il ne faut jamais gâcher les opportunitésd’une bonne crise. Elle doit permettrede faire des choses jugées impossiblesauparavant. »

Un an et demi plus tard, nous sommesdonc retournés à Bamako afin d’évaluer lasituation politique du Mali. Et la meilleureréponse qui nous a été apportée, celle d’unconseiller malien d’une grande ambassadeétrangère, est un condensé d’ironie : « Çachange dans l’immobilisme ! » Autrementdit, et quasiment tout le monde au Malis’accorde sur ce point, les choses n’ontpas vraiment évolué malgré l’électiond’un nouveau président, malgré la forteprésence de la communauté internationalesur place, malgré l’intérêt de la Franceà capitaliser sur une « success story »malienne.

Que s’est-il donc passé pour que cespromesses de renouveau s’éteignent aussirapidement, et qu’est-ce que cela dit,en creux, de la politique étrangèreinterventionniste de François Hollande ?

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La crise malienne de 2012-2013 a descauses multiples, proches et lointaines,mais il est clair qu’elle a provoquél’effondrement d’un régime présidé parAmadou Toumani Touré (ATT) que tout lemonde jugeait pourtant solide. Et commele pays s’apprêtait à tenir des électionsqui ont été interrompues par le coupd’État du capitaine Sanogo et l’occupationdu Nord, il a été décidé très vite aprèsl’intervention militaire française de début2013 qu’une élection présidentielle devaitse dérouler rapidement. Cette décision

était celle de François Hollande et, malgréles nombreux avertissements de ceux quiplaidaient pour la repousser afin de laisserle temps à de nouvelles figures et denouvelles pratiques politiques d’émerger,elles ont eu lieu en août 2013. Et elles ontproduit le résultat escompté : médiocre.

« Au pays des aveugles, les borgnes sontrois. » Voici comment un universitairemalien décrit le président élu en 2013Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). Vétérande la politique malienne, ce dernierétait à mi-chemin entre deux positions :vieux crocodile du système (il a étépremier ministre dans les années 1990)et opposant résolu au président sorti en2012, ATT. Dans une situation d’urgence,il s’est révélé le candidat idoine, à la foisauprès de ses concitoyens, qui ont crudans son discours de fermeté, que desgrandes puissances, dont la France qu’ila courtisée. À cela, il convient d’ajouterdeux autres éléments. Le premier, commele souligne le politologue MahamadouDiawara, est que « faire de la politiquecoûte de l’argent au Mali. Or seule lavieille génération, celle de l’arrivée dela démocratie en 1991, en a les moyenscar elle occupe le pouvoir depuis deuxdécennies». Deuxième élément : IBK estun ancien président de l’Internationalesocialiste qui a cultivé pendant des annéesses liens avec le parti socialiste français,notamment en venant à plusieurs reprisesà la Fondation Jean Jaurès.

«En fait, IBK est fragile et il y ades décisions qu’il ne peut pasprendre»Ibrahim Boubacar Keïta est doncdevenu président du Mali sous lesapplaudissements de 26 chefs d’Étatqui avaient fait le déplacement pour sacérémonie d’investiture, dont FrançoisHollande bien sûr. « Tout le monde s’estempressé d’oublier qu’il faisait partie dugroupe des "putschistes honteux", de ceuxqui ont condamné du bout des lèvres lecoup d’État de 2012 tout en fricotant avecla junte de Sanogo », ainsi que le rappellel’opposant Tiébilé Dramé, candidat aupremier tour en 2013 qui a finalementrenoncé, estimant que les conditions pour

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la tenue des élections n’étaient pas réunies,et qui ajoute : « On a oublié ses casseroleset le fait qu’il était porté sur le luxe et lelucre. »

De facto, il n’a pas fallu attendrelongtemps pour que deux scandalesn’éclatent, qui renvoient aux vieillespratiques néfastes que les Malienssemblaient vouloir oublier. Le premierconcerne plusieurs contrats passés parle ministère de la défense avec dessurfacturations à hauteur de 30 milliardsde francs CFA (45 millions d’euros).Le second a trait à l’achat d’un nouvelavion présidentiel, un Boeing 737 pour30 millions d’euros, dont une partiede la facture comprend une commissionversée à Michel Tomi, « truand corso-gabonais », incarnation de la Françafrique,possesseur de la seule licence de casino àBamako et grand ami d’IBK…

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Le seul aspect positif de ces deuxaffaires est qu’elles ont été révélées parun Fonds monétaire international (FMI)courroucé, ce qui a conduit à la suspension(temporaire) des prêts du FMI et dela Banque mondiale et à des demandesd’explications. « Le FMI joue le rôled’une opposition, voire d’une sociétécivile en demandant des comptes augouvernement », estime l’anthropologueBirama Diakon. C’est à la fois heureuxet pathétique que cela se déroule ainsi,soulignant la faiblesse des élites maliennesen même temps que la mise sous tutelle dupays par la communauté internationale.

« On pensait qu’IBK était un hommede poigne », poursuit Birama Diakon.« En fait, il est fragile et il y a desdécisions qu’il ne peut pas prendre.Échapper à la corruption au Mali estextrêmement difficile. La pression desréseaux clientélistes est tellement fortequ’on subit une pression permanente, qu’ils’agisse de faire soigner son fils à l’hôpitalou d’avoir une promotion. » Le slogande la campagne présidentielle d’IBK était« Le Mali d’abord ». Aujourd’hui, pourses critiques, c’est « la famille d’abord ».Non seulement il a nommé des parents à

des postes officiels hauts placés, mais leministre de la défense, qui a démissionnésuite aux accusations de surfacturation,était l’un de ses proches, tout commeMichel Tomi dans l’affaire du Boeing.

Dans les rues encombrées de Bamako, unchangeur de monnaie résume le mandatd’IBK à sa manière : « Le gouvernementa mangé nos sous ! » Comme denombreux Maliens, il faisait partie de ceuxqui avaient modérément soutenu le coupd’État du capitaine Sanogo en 2012 parcequ’il représentait un coup de pied dans lafourmilière qui semblait salutaire à toutecette génération de jeunes étudiants etjeunes chômeurs sans perspective. Il avaitensuite changé d’avis quand son frère,un militaire, lui avait raconté la réalitédu pouvoir de Sanogo, qui n’était quela dernière incarnation d’un opportunistedésireux de se nourrir sur le bête, c’est-à-dire l’État, ou ce qu’il en restait.

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Depuis plus de vingt ans, une mêmegénération, celle qui est descendue dans larue en 1991 pour sortir le dictateur MoussaTraoré, a monopolisé le pouvoir et sesprébendes. IBK en fait partie et, d’unecertaine manière, il perpétue cet état dedéliquescence qui éloigne les Maliens deleur gouvernement, celui qui « mange nossous ».

Pourtant, selon Moumouni Soumano, ledirecteur du Centre malien pour ledialogue inter-partis et la démocratie(CMDID), « IBK a toutes les cartesen main pour changer. C’est unedes premières fois où des affaires decorruption provoquent un tel tapage,et il s’est engagé sur les questionsde corruption comme aucun de cesprédécesseurs ne l’avait fait. Il y aégalement un paradoxe, car ces grosscandales surviennent alors que lepremier ministre est issu d’une nouvellegénération». C’est en effet l’un des aspectspositifs de la présidence d’IBK : il a supromouvoir des jeunes politiciens, dont lepremier ministre Moussa Mara, qui ont faitde la « bonne gouvernance », leur principalcombat politique (voir notre interview

avec lui). Ce dernier, par exemple, avaitpublié une déclaration d’intérêt quandil était maire d’un quartier de Bamako.« Il essaie d’être transparent », approuveMoumouni Soumano.

«Le Mali ne fait pas la guerre,c’est la France et la Minusmaqui s’en chargent»Parmi les recrues qui tentent d’incarner unautre Mali, on trouve également OusmaneSy, le ministre de la décentralisation et dela ville, un spécialiste du développementqui a surtout travaillé en dehors desfrontières du pays. Pour lui, « nous nevivons pas une crise de la nation, ausens où, malgré leurs différences, tousles Maliens veulent continuer à vivreensemble. Nous vivons une crise de l’État.Il faut parvenir à faire de l’État quelquechose que l’on ne combat pas tous lesjours. Dans la conscience des Maliens,prendre de l’argent à l’État pour le donnerà sa communauté ou à sa famille n’est pasperçu comme de la corruption, c’est mêmevalorisant ! C’est cela qu’il faut réformer».

Ousmane Sy fait partie des membresdu gouvernement qui se rendentrégulièrement à Alger pour mener lesnégociations avec les rebelles armésdu Nord. Ces discussions sont jugéescruciales pour ramener une paix durabledans l’ensemble du Mali, mais ellessemblent patiner. Contrairement à ce quiavait été décidé lors de la signaturedes accords de Ouagadougou en juin2013 entre le gouvernement malien etles groupes armés touareg, ces derniersn’ont pas été cantonnés. Ils constituentdonc une force indépendante dans le Nordqui tient l’État malien à distance – onl’a vu en juin 2014 lorsqu’ils ont attaquéla délégation du premier ministre venuà Kidal. Ce qui fait dire à beaucoup deMaliens que Bamako n’est pas souverainsur l’ensemble de son territoire.

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Le ministre Ousmane Sy est optimistesur l’issue des négociations : « Quandnous nous retrouvons autour de la table,

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nous sommes tous maliens. Ce sont desgens qui ont travaillé côte à côte et quifont parfois partie de la même familleou de la même tribu qui se font face.Le processus risque d’être long, mais ilaboutira. » D’autres sont plus sceptiques :« C’est un jeu politique déconnecté desréalités », estime le chercheur françaisCharles Grémont, spécialiste du Sahel.« Il y a une coupure entre ce que lesgens vivent sur place, qui vivent en quasi-autarcie, et les discussions qui manientde grands mots derrière lesquels personnene met la même chose : autonomie,fédéralisme, décentralisation… » Maiscomme tout le monde a intérêt à un accord,en particulier la France et l’Algérie, ildevrait y en avoir un, sans doute aupremier trimestre 2015.

« Il y a tout de même un anglemort », avertit Charles Grémont.« C’est la question d’Al-Qaïda auMaghreb islamique (AQMI) et des autresmouvements djihadistes, qui continuentd’occuper le terrain. » Dans le contexteactuel, et même si des émissaires de cesgroupes discutent à Alger, on les voit maldéposer les armes. « Le Mali n’est pas uneîle. La crise est enracinée chez nous, maiselle est de plus grande envergure », assèneOusmane Sy. C’est une évidence qui pèsedésormais sur le Mali.

Si le pays a toujours été appuyé, commedes dizaines d’autres, par des aidesfinancières et techniques internationales,il est difficile de ne pas le percevoiraujourd’hui comme un pays sous tutelle.Comme évoqué précédemment, ce sont leFMI et la Banque mondiale qui jouentà la fois les rôles de financiers et decontrôleurs de dépenses. L’ONU, qui apris possession du grand hôtel de luxedu centre-ville de la capitale, s’occupede la sécurité, de l’aide humanitaire etde « l’appui au dialogue national » dansle pays (opération Minusma). L’Unioneuropéenne entraîne l’armée maliennesous l’égide de l’opération EUTM. Etles Français sont plus distants depuis quel’opération Serval s’est transformée enmission Barkhane, mais ils gèrent de facto

le contrôle des frontières et la lutte contreles djihadistes dans l’extrême nord dupays.

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« Le Mali ne fait pas la guerre,c’est la France et la Minusma quis’en chargent », déplore le politologueMahamadou Diawara. « De surcroît, laMinusma joue un rôle d’interpositionentre les groupes rebelles du Nord etl’armée malienne. Il y a un black-outtotal sur la ville de Kidal : le reste duMali n’a aucune information sur ce quis’y passe. » Dans ces conditions, difficilepour les Maliens de ne pas éprouver unressentiment à l’égard de la communautéinternationale. Et l’on voit mal commentil pourrait y avoir une « désescalade »de cette présence dans un avenir proche.D’autant que lorsque Hervé Ladsous, lesecrétaire général adjoint aux opérationsde maintien de la paix de l'ONU, est passépar Bamako en octobre dernier suite à lamort de neuf casques bleus nigériens, iln’a pas mâché ses mots en expliquant :« Nous ne sommes plus dans une situationde maintien de la paix, mais dans uneguerre asymétrique. Les djihadistes ontrepris du poil de la bête. »

Une analyse qui contredit les prisesde position publiques de la France, enparticulier celles du président et duministre de la défense Jean-Yves Le Drianqui avaient imprudemment laissé entendredébut 2013 que l’intervention tricoloreserait de courte durée. Aujourd’hui encore,un proche conseiller de Hollande assure :« J’ai beaucoup d’estime pour HervéLadsous, mais je pense qu’il se trompe. »Paris ne veut effectivement pas entendreparler du Mali comme d’un État failliqu’il faudrait porter à bout de bras pendantdes années, à la manière de l’Afghanistan,de l’Irak ou de la Somalie, même sice sont l’ONU et les autres institutionsinternationales qui s’en chargent.

« Les élections ne font pas ladémocratie ni la stabilité »« Il est évident que la France souhaite seretirer au plus vite et qu’elle entend lefaire dans les meilleures conditions. Elleveut une "success story"», affirme TiébiléDramé. « C’est pour cela qu’elle a vouludes élections rapides, quitte à soutenir uncandidat sans idée, qu’elle souhaite unaccord politique avec les groupes rebellesdans le cadre des négociations d’Alger,et que l’opération Barkhane a pris unedimension régionale, laissant la Minusmase colleter la sécurité dans le pays »,poursuit un diplomate européen en posteà Bamako. « S’éterniser, c’est prendredes coups. La stratégie de Barkhane estrégionale et la France ne s’occupe pasdes problèmes domestiques », confirme lejournaliste malien Souleymane Drabo, quidirige le journal gouvernemental L’Essor.

Mais la France peut-elle s’extraire aussiaisément ? Depuis 2012 et l’arrivée deFrançois Hollande à l’Élysée, celui-ci alancé deux opérations militaires françaises(Mali et Centrafrique), il participe à unetroisième, exclusivement aérienne, contrel’État islamique en Irak, et il s’était préparéà une autre qui n’a pas eu lieu quandBarack Obama a reculé (Syrie). Cela faitbeaucoup en peu de temps. D’autant plusqu’à chaque fois, si le volet militaire estbien exécuté et remplit ses objectifs, levolet politique semble quasiment absent.

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« Les élections ne font pas la démocratieni la stabilité. » Cette maxime a étéapprise sur le terrain par les États-Unissous George W. Bush, qui pensaientpouvoir intervenir, organiser des élections,soutenir un candidat modéré, dispenser unpeu d’aide, faire intervenir l’ONU, et seretirer au bout de quelques mois en sefrottant les mains avec le sentiment dudevoir accompli. Il n’en a rien été. L’Irakest aujourd’hui un pays fracturé qui adonné naissance à un nouvel épouvantailterroriste. Quant à l’Afghanistan, personne

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n’imagine sérieusement que le pays varester stable longtemps, à moins d’unaccord avec les anciens ennemis talibans.

Le Mali aujourd’hui n’est pas encore danscette situation. Mais comment concilierle discours du « tout va bien, il nefaut pas s’inquiéter, le Mali évoluedans la bonne direction » qui vient del’exécutif français, avec d’une part lesmorts de la Minusma (quarante-trois) etl’accroissement du dispositif Barkhane(actuellement 3 000 soldats mais lesgradés en réclament davantage), et d’autrepart l’inertie des élites maliennes ?

« La France est comme le reste dela communauté internationale : elle abesoin de stabilité pour se concentrersur son agenda qui est la lutte contrele terrorisme et le narcotrafic », analyseun conseiller malien d’une ambassadeoccidentale. « Mais dans l’esprit desdirigeants occidentaux, la stabilité, celasignifie juste moins de violence et descommunautés qui restent tranquilles, pourpouvoir se retirer rapidement. C’estantinomique avec une politique de paix surle long terme. »

[[lire_aussi]]

Soucieux de ne pas apparaître commeun nouvel avatar du colonialisme façon

IIIe et IVe République, ni comme uncontinuateur de la Françafrique gaullo-mitterrandiste, François Hollande affectede penser que la France a accompli samission au Mali et qu’elle peut maintenantse retirer. Le « state building » demeureévidemment un gros mot dans le champpolitique français. Mais le laisser-faireest tout aussi dévastateur. Laisser croirequ’une intervention militaire suivie d’unerapide élection peut remettre sur pied unpays est une dangereuse illusion.

Presque deux ans après le déclenchementde l’opération Serval, la situation profondedu Mali (c‘est-à-dire son clivage Nord-Sud, la nonchalance de ses élites,l’incompétence de ses forces armées) n’apas changé. Le pays est désormais soustutelle multinationale et dépossédé decertaines de ses attributions régaliennes(la sécurisation de ses frontières par

exemple), mais cette immixtion étrangèresemble moins se soucier des intérêts desMaliens que des siens propres. Faire croirele contraire revient à travestir la réalité.

« Pendant dix ans, ce sont les médiocresqui nous ont dirigés. Aujourd’hui, ce sontles bandits qui font la promotion desmédiocres. On va avoir du mal à s’ensortir… », avance Houmou Traoré, unerestauratrice qui tente de faire exister sonétablissement selon des critères de qualitédes produits. S’il faut se méfier de lasagesse populaire telle qu’on la rencontredans les « maquis » africains, elle révèlenéanmoins l’état d’esprit d’une populationmalienne qui est fatiguée de se sentirballottée et si peu maîtresse de son destin.

« Alter-égaux » : le racismequi vient...PAR ROKHAYA DIALLOLE SAMEDI 6 DÉCEMBRE 2014

Vidéo dans l'article.

Alter-égaux est un nouveau rendez-vous mensuel, vidéo et long format,que vous propose Mediapart. RokhayaDiallo y reçoit un invité autour desquestions d’inégalités et d'égalité, derace et de racisme, de discrimination etd'affirmation.

Vidéo disponible sur mediapart.fr

Avec des chercheurs ou des acteurs, despréfets ou des militants, des subalternes oudes dominants, la volonté d’Alter-égauxest de prendre chaque mois le temps de ladiscussion et de la confrontation sur dessujets qui clivent la société française etpartagent l’échiquier politique selon deslogiques qui sont tout sauf simples etbinaires.

Pour débuter cette série de six émissions,le premier invité de Rokhaya Diallo,auteure, journaliste et également engagéesur le terrain associatif avec LesIndivisibles, est l’anthropologue Jean-Loup Amselle.

Il a publié, en 2011, L’Ethnicisation de laFrance, un livre qui a fait polémique. Pourl’anthropologue, « l'identité d'un individune se déduit pas, elle se compile » et« l'explication de tel ou tel comportementpar sa culture est donc tautologique, elleprend l'effet pour la cause ». À partir de ceconstat, il s’en prend vigoureusement nonseulement à celles et ceux qui maquillentle racisme biologique en racisme culturel,

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mais aussi à celles et ceux qu’il désignecomme des « entrepreneurs d’identité »naviguant à vue sur l’océan multiculturel.

Il récidive aujourd’hui aux éditions Lignesavec un ouvrage intitulé Les NouveauxRouges-Bruns – Le racisme qui vient, danslequel il inclut aussi bien Alain Soral quele Parti des indigènes de la Républiqueet tous ceux qu’il soupçonne, à gauche,de prêter le flanc à la segmentation dela société française en identités durcies.L’occasion d’un débat sans concession.

Tunisie : Moncef Marzoukidénonce le retour de «l'ancien régime »PAR FRANÇOIS BONNET ET MATHIEUMAGNAUDEIXLE SAMEDI 6 DÉCEMBRE 2014

23 novembre 2014. Moncef Marzouki vote aupremier tour de la présidentielle. © Reuters

Dans un entretien à Mediapart, l'actuelprésident de la République, opposanthistorique à Ben Ali, alerte contreune restauration de « l'ancien régime».

Candidat à un deuxième mandat, MoncefMarzouki a été devancé lors du premiertour de la présidentielle par un dinosaurede la politique tunisienne, Béji CaïdEssebsi. «C'est Ben Ali sans Ben Ali»,accuse-t-il, tout en faisant le bilan de sessuccès et de ses échecs.

Tunis, de nos envoyés spéciaux.- Depuisdécembre 2011, il est le premier présidentde la République démocratiquement éluen Tunisie. Moncef Marzouki, ancienopposant au régime de l'ex-présidentZine el-Abidine Ben Ali, compte biense succéder à lui-même le 21 décembre,date probable du second tour de l'électionprésidentielle. Mais la tâche sera rude :au premier tour, Marzouki, qui a gouvernépendant plus d'un an avec les musulmans-conservateurs du parti Ennahda, est arrivéen deuxième position, avec 33,4 %des voix (cliquer ici pour afficher lesrésultats détaillés).

Avec 39,4 %, l'homme qui a viré entête est un dinosaure de la politiquetunisienne : Béji Caïd Essebsi, 88 ans,plusieurs fois ministre de Bourguiba etprésident de l'Assemblée nationale audébut de l'ère Ben Ali. Son parti, NidaaTounès, est arrivé en tête aux législativesdu 26 octobre dernier et détient depuisce jeudi 4 décembre la présidence del'Assemblée nationale. Marzouki, lui, asubi une cuisante défaite, son parti, leCPR, n'obtenant que quatre députés.

Moncef Marzouki nous a reçus il y aquelques jours au palais présidentiel deCarthage, dans la banlieue huppée deTunis. Avant le second tour, il se pose engarant de la démocratie et met en gardecontre le retour de l'« ancien régime ».Entretien.

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Mediapart. Président de la République,vous n’avez pas assisté, le 2 décembre,à la cérémonie d’installation de lanouvelle Assemblée issue des électionslégislatives du 26 octobre. Pourquoi nepas participer à cette étape importantede la construction de la démocratietunisienne ?

Moncef Marzouki. Mais parce que je n’aipas été invité ! Et contrairement à ce quia été dit, Mustapha Ben Jaafar, présidentde l’ancienne Assemblée constituante,ne m’a pas invité, soi-disant pour desraisons protocolaires. Je n’étais donc pasle bienvenu et cela est tout de même trèsinquiétant. Il y a beaucoup de signauxen ce moment sur le retour de l’anciensystème. Cette non-invitation d’abord.Autre exemple : l’un de mes plus prochescollaborateurs a été arrêté pendant quatreheures et fouillé par la police… Uncertain nombre de structures d’État ou deresponsables croient que le vent a tournéet se mettent déjà au service de l’ancienrégime.

Votre absence lors de l’installation dela nouvelle assemblée n’est-elle pas lesymbole de votre isolement politique ?Isolement politique ? J’ai réuni 1 100 000voix lors du premier tour de l’électionprésidentielle (33,4 %), le 23 novembre.Non, on ne peut pas parler d’isolement.Au contraire, aujourd’hui, il y a uneénorme vague de soutien populaire. Il ya ce que j’appelle le peuple citoyen :face à la machine RCD bénaliste, quiest une machine d’argent, d’influence, depropagande, il y a une machine citoyenne,qui est en train de se mettre en place defaçon extraordinaire, faite de volontaires.Dans mes meetings, les gens me disent :« On vient vers toi sans vouloir d’argent. »Parce que l’autre machine fait fonctionnerles foules avec de l’argent.

Votre isolement, c’est qu'aucun partipolitique ne vous soutient et n'appelleà voter en votre faveur lors du secondtour de l'élection. Pourquoi ?C’est exact. Mais ça, c’est le jeu desappareils politiques… Ici, contrairement àce que vous pouvez connaître en France,les appareils politiques ne « possèdent »pas d’électorat, les bases ne suivent pas.Donc moi, je m’adresse à l’ensemble dela population en faisant abstraction de cesjeux au sommet.

Rétrospectivement, et puisque vousaviez démissionné du CPR, votre parti,fin 2011, quand vous avez accédé à la

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présidence, n’avez-vous pas fait l’erreurde ne pas construire de mouvementpolitique ?Je n’aurais pas pu, en étant président dela République, construire dans le mêmetemps un parti politique. Ce sont deuxchoses antinomiques.

Pourquoi ? Il n’est pas anormal qu’unprésident soit aussi porté par un partipolitique…Oui, mais la force politique qui me portaità l’époque, c’était la Troïka (l'alliancedes trois partis, Ennahda, Ettakatol etCPR, qui accède au pouvoir en 2011,après la chute du régime Ben Ali – ndlr).Maintenant, les deux partis laïques decette Troïka ont payé lourdement leurparticipation au gouvernement, ils ontlourdement payé pour leurs propres fauteset pour les fautes d’Ennahda. Aujourd’hui,ce qui m’inquiète beaucoup, c’est qu’ily a deux forces politiques – Ennahdaet Nidaa Tounès –, mais que la familledémocratique est largement détruite. Il y aurgence à la reconstruire et c’est ce qui vase faire.

Parce qu’il n’y a pas de démocrates chezNidaa Tounès ?J'en doute fort.

Nidaa Tounès est pourtant une coalitionqui regroupe des gens venus d’horizonsdivers…C’est exact, mais qu’est-ce qu’un partidémocratique ? C’est d’abord un parti quilutte pour la démocratie et les droits del’homme. Ce n’est pas le cas de NidaaTounès, puisque la base de ce parti, c’estessentiellement l’ancienne machine RCDde la dictature Ben Ali. Ensuite, dans sonpropre fonctionnement, ce n’est pas unparti démocratique.

Votre principal axe de campagne est dedire : « Je suis le dernier rempart »contre le retour de l’ancien régime. Enquoi votre adversaire, Essebsi, incarnecette restauration ?D’abord par sa propre personne. C’estquelqu’un qui a été deux fois ministrede l’intérieur, sous Bourguiba, et Dieusait que la torture a fonctionné. C’estquelqu’un qui a participé à toutes lesfausses élections, et il avoue lui-même

que ces élections étaient truquées et qu’illes a entérinées. C’est quelqu’un qui aété président du Parlement de Ben Ali.Et c’est quelqu’un qui, durant les vingtdernières années, lorsque moi et mes amisétions en exil ou en prison, n’a jamaisouvert la bouche ! Alors, comment appelerun homme comme cela ? On ne va pasl’appeler un démocrate.

On peut s’amender… ?À 88 ans, non, je ne crois pas. Mettez lenez dans le fonctionnement de son parti etvous comprendrez.

C’est Ben Ali sans Ben Ali ?Oui. Il y a tout : la famille, le fils,toute la structure est là… Et ce quim’inquiète, c’est justement cette volontéhégémonique : on prend le Parlement, onprend le gouvernement et, maintenant, onveut la présidence de la République…

Le candidat de Nidaa Tounès, Béji CaïdEssebsi, lors d'un meeting à Beja,

en Tunisie, lundi 17 novembre. © Reuters

Vu la composition du Parlement, leparti Nidaa Tounès ne pourra pasgouverner seul. Essebsi le dit lui-même.Oui, il le dit, mais il a les moyens de fairepasser ce qu’il veut en allant chercher lesélus de petits partis satellites.

Avec les restes du RCD, Essebsi a-t-il le soutien des principaux acteurséconomiques du pays ?Non, d’une partie seulement,contrairement à ce qu’on croit. J’ai fait,par exemple, un très bon score dansune ville comme Sfax, qui est uneville industrielle. J’ai rencontré là-basdes hommes d’affaires qui veulent uneéconomie saine et non pas une économiede rente, une économie où on vit auxcrochets de l’État, usant des réseaux dupouvoir, ce qui existait au temps de BenAli. Il y a tout un monde économiquequi demande du droit, de la transparence,de l’honnêteté et qui n’est pas lié au

bon vouloir de l’État et des anciens clansqui avaient confisqué l’économie. C’estl’économie parasite qui soutient Essebsi.

On dit de vous que vous êtes « le piond’Ennahda » ou celui qui masque lavraie stratégie de ce parti musulmanconservateur. Vos adversaires vousaccusent même d’accueillir et dediscuter avec les salafistes. Qu’en est-il ?Nous avons analysé les 1,1 million devoix obtenues au premier tour. Il y ena environ la moitié venant d’électeursEnnahda. L’autre moitié provient de tousles électorats. Et c’est cela ma force. Jesuis le seul dans ce pays qui peut prendredes voix, d’abord dans toutes les régions,ensuite dans toutes les classes sociales etdans toutes les obédiences et idéologies.

Pourquoi ? Parce que dès le départ, dèsles années 1980, j’ai joué une carte dontje suis très fier. C’était de dire : Ben Aliveut nous amener dans cette oppositionislamistes/laïcs, alors que la vraie ligne departage est entre les démocrates et les non-démocrates. Dans les non-démocrates,vous avez des islamistes et des non-islamistes. Et dans les démocrates, vousavez aussi des islamistes et des non-islamistes. Donc, tout ce que j’ai fait cesvingt dernières années, c’est d’essayer dedégager un front démocratique contre ladictature et contre la corruption en disant :la question idéologique ne m’intéressepas. Ce qui m’intéresse, c’est la questiondémocratique et la question sociale.

Pour moi, Nidaa Tounès fait partie decette mouvance non-démocratique, ils nepourront jamais installer la démocratie.

Et chez les islamistes ?Dans le spectre des islamismes, il ya ceux que j’appelle les « démocratespar adoption », c’est-à-dire ceux qui,comme Ennahda au départ, ont été unparti très conservateur et qui se sontprogressivement démocratisés. La Liguedes droits de l’homme et moi-mêmeavons eu un grand rôle dans cettedémocratisation. Ce n’est pas moi qui mesuis islamisé, ce sont eux qui se sontdémocratisés. Et c’est comme cela quel’on a pu dégager un front anti-Ben Aliqui, en 2003 à Aix-en-Provence, a écrit

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pratiquement ce qu’est aujourd’hui le textede la nouvelle Constitution (adoptée enjanvier 2014, ndlr). C’est cela qui a été àl’origine de la Troïka.

Quand je suis devenu président de laRépublique, j’ai fait la même chose. Jeme suis dit : il y a une frange qui resteà démocratiser, c’est la frange salafiste.Dans cette frange, il y a ce qu’on appellele salafisme piétiste, qui ne veut pasentendre parler de politique. Mais il ya aussi une partie qui veut faire de lapolitique : et ces gens-là, oui, je les aireçus à Carthage pour leur dire : « Faitesun parti politique. » Pourquoi ? Parce quec’est dans cette frange que se recrutentles terroristes et que pour moi, il estextrêmement important d’en ramener unmaximum à la vie politique et d’isoler lesterroristes.

Cette stratégie est pourtant peupassée auprès de l’opinion et parconséquent, l’échec gouvernemental duparti Ennahda, vous le payez très cher.Peut-être, mais encore une fois, il fallaitcréer une réconciliation, ne pas se laisserobnubiler par la différence idéologiqueou religieuse, pour revenir à la questiondémocratique et à la question sociale. Pourfaire simple, mon problème avec la gaucheest que c’est une gauche de plus en plusidéologique et de moins en moins sociale.Moi, je suis un homme de gauche qui estresté sur la question sociale.

Mais Ennahda, la question sociale nel’intéresse pas.Elle ne l’intéresse pas et c’est pour celaque nous avons eu des conflits. Maisje le redis, moi, je suis obnubilé parla question démocratique et sociale. Àpartir du moment où vous reconnaissezla démocratie, que vous ayez ou nonune barbe, ce n’est pas mon problème.Et cela, c’est nouveau dans la mentalitédes Tunisiens, comme d’ailleurs dans lelogiciel français. Le logiciel français, c’est

de dire : les méchants salafistes contreles bons laïcs. Ici, cela ne fonctionne pascomme ça.

Meeting d'Ennahda à Sfax, samedi18 octobre 2014. © Pierre Puchot

Comment expliquez-vous que ce débat,et ce qui est aussi au cœur de votrestratégie depuis des années, n’a pas pus’installer en Tunisie ?Parce que durant ces trois années, lesmédias m’ont diabolisé, j’ai été attaquésans interruption – je crois qu’il n’y aque Morsi (l’ancien président égyptien,issu des Frères musulmans et renversé parl’armée en juillet 2013 – ndlr) qui a ététraité comme moi. Cela a été une stratégiede la contre-révolution. J’ai réagi de façontrès calme, je ne suis jamais tombé dansle piège d’aller mettre un journaliste enprison, etc. Je suis fier du fait que, durantces trois années, la liberté d’expression aété totale, y compris la liberté de diffamer.Mais malgré cela, j’ai pu faire passer desmessages.

Pourquoi Ennahda ne vous soutient-il pas publiquement ? En se refusantà le faire, est-ce qu'il ne donnepas des arguments à tous ceux quidisent : il y a un agenda caché duparti musulman, ils avancent dans uncostume démocratique pour, une foisarrivés au pouvoir, le jeter par-dessusbord ?J’ai demandé à toutes les forces politiquesde me soutenir et je les mets devantleurs responsabilités, mais je ne peux pasfaire plus ! C’est la raison pour laquellema stratégie est de m’adresser au peupledirectement.

Votre faiblesse au Parlementn'accrédite-t-elle pas cette idéede dépendance extrême vis-à-visd'Ennahda ? Votre ancien parti,

le CPR, n'a obtenu que quatredéputés aux législatives d'octobre,tandis qu'Ennahda en a obtenu 69.Pendant les deux dernières années, j'ai eudes affrontements avec Ennahda. Il y aeu beaucoup de difficultés. J'ai poussé desgueulantes. En juillet 2012, par exemple,j'ai fait lire une lettre dans laquelle j'aidit : « Où est la lutte contre la corruption ?Où est la justice transitionnelle ? »

Justement, vous menez campagnecontre le risque d'un retour du partide Ben Ali, le RCD. Mais ne pasavoir pu faire progresser la justicetransitionnelle, n'est-ce pas aussi votreéchec ?Absolument. C'est l'échec de la Troïka.Évidemment, je suis obligé d'en porterla responsabilité, mais je ne suis pas leseul. Les deux problèmes qui auraientdû être résolus et auraient pu changercomplètement la donne, c'est la lutte contrela corruption et la justice transitionnelle.J'ai exercé toutes les pressions possibleset imaginables en ce sens. La justicetransitionnelle, on l'a fait lanterner pendantdes années. J'ai d'ailleurs dû frapperun grand coup en publiant un « livrenoir » pour pousser cela (Moncef Marzoukia publié il y a un an une liste desjournalistes ayant collaboré avec lerégime de Ben Ali – ndlr).

Mais cette initiative a été mal perçue…Oui, mais c'est ça qui a fait bouger leslignes. C'est cette initiative qui a permisde voter la justice transitionnelle et aentraîné la création de l'instance Véritéet dignité (IVD, chargée de recenser lesabus et crimes de Bourguiba et Ben Ali,présidée par l'ancienne opposante SihemBen Sedrine – ndlr). Mais cette instance estdirectement menacée. Monsieur Essebsia menacé de la dissoudre. Si telest le cas, c'en serait terminé de lajustice transitionnelle, un des objectifsfondamentaux de la Révolution. J'apportemon soutien total à cette instance.

Sur la question des libertés publiques,vous avez été parfois en porte-à-fauxpar rapport aux promesses de laRévolution : la torture qui continued'exister dans les commissariats, votre

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attitude durant l'affaire Jabeur Mejri,ce blogueur accusé d'outrage au sacrédont vous aviez dit qu'il serait plus ensécurité en prison qu'en liberté, etc.Vous allez très vite en besogne. JabeurMejri, c'est moi qui l'ai libéré et Dieu saitque j'ai eu les pires pressions pour qu'ilne le soit pas. Je l'ai protégé, j'ai voulul'exflitrer, je l'ai libéré, mais il a quandmême été remis en prison pour d'autreschoses. S'il y a un cas où j'ai vraiment misen jeu ma crédibilité auprès d'un certainnombre de forces, dans une société où lesujet du sacré est sensible, c'est bien celui-ci. Par ailleurs, quand je suis arrivé ici,220 personnes attendaient dans le couloirde la mort. J'ai commué leur peine. Il y aeu plusieurs cas d'attaques terroristes, descrimes horribles, j'ai eu des pressions, maisj'ai dit : tant que je suis là, la peine de mortn'existera pas.

Rached Ghannouchi, dirigeantd'Ennahda. © Reuters

La peine de mort n'a pas été suppriméedans la Constitution…C'est vrai, la Constituante a refusé dele faire. J'ai envoyé des courriers, je l'aiexigé, mais ça n'a pas marché. Pour cequi est de la torture, j'ai toujours défenduson interdiction au sein du Conseil dela sécurité nationale, qui regroupe desreprésentants de la police et de l'armée.Dans l'armée, sur laquelle j'ai un contrôletotal, il n'y a pas de cas de torture. Làoù je n'ai pas de contrôle, il peut y enavoir. Je harcèle le ministre de l'intérieursur ce sujet, je lui signale des cas. Un demes conseillers suit ces affaires au cas parcas. Si je n'avais pas été là, ce phénomèneaurait peut-être explosé. L'avocate RadhiaNasraoui (une ancienne opposante à BenAli, comme Marzouki – ndlr) me signaleles dossiers. Sur ce sujet, la présidencede la République travaille avec la sociétécivile.

Le ministère de l'intérieur, auxméthodes musclées, qui, sous Ben Ali,pourchassait les opposants comme vous,a-t-il vraiment changé ?Il a changé au niveau de la tête. Cen'est plus la police de Ben Ali mais non,tout n'a pas changé et certains se sententvisiblement pousser des ailes en se disantque l'ancien régime va revenir.

Pendant ces trois ans, avez-vous eul'impression de faire face à uneadministration difficile à maîtriser ?Bien sûr. Selon la Constitution, leprésident de la République gèreessentiellement la politique étrangère etl'armée. C'est mon pouvoir d'influence quim'a permis de me mêler de la question desdroits de l'homme.

Revenons au parti Ennahda.Comment analysez-vous son échec augouvernement ?On a appelé ça « la politique des mainstremblantes ». Ennahda n'a pas pu trancherdans l'ancien régime, prendre en chargela lutte contre la corruption et la justicetransitionnelle. Mais il faut être juste.Durant la période de transition, nous nepouvions pas résoudre tous les problèmes,qu'il s'agisse d'Ennahda, de la Troïka ou demoi-même. Le contrat fondamental étaitd'écrire une Constitution, mettre en placeles institutions de la République, amenerle pays aux élections, maintenir le pays àflot sur le plan économique. Ce contrat aété complètement rempli. Regardez ce quis'est passé ailleurs, en Libye, etc.

Mais ce retour du RCD sur lequel vousalertez, n'est-ce pas aussi votre échec ?C'est ce que je vous dis. Si nousavions réussi à frapper un grand coupcontre la corruption, à garantir la justicetransitionnelle et peut-être à faire voterune loi d'exclusion contre les anciensresponsables du régime, peut-être n'enserions-nous pas là. Mais si nous avionsfait cela, aurions-nous pu écrire laConstitution ? Ne nous auraient-ils pasempêchés de le faire ? C'était trèscomplexe. Nous aurions peut-être eu uneguerre civile. Rien n'est parfait sur cetteplanète, mais je le répète : le contratfondamental a été rempli.

Pensez-vous avoir réussi à convaincreque l'islam politique peut venir dans lejeu démocratique ?Ennahda a fait des erreurs mais s'est aussisacrifié en abandonnant le pouvoir pourle donner aux technocrates par amourde la stabilité. Ce parti a échoué parcertains côtés, mais Ennahda a aussipermis à ce pays de se maintenir à flot etd'arriver jusqu'aux élections. Sur le fond,Ennahda est un parti islamo-démocrate,comme il y a des partis chrétiens-démocrates. Ce que je lui reproche, ce n'estpas d'être islamo-démocrate, mais d'êtreconservateur sur le plan social. Dites àvos lecteurs que le logiciel français quimet tous les islamistes dans le mêmesac est une grave erreur. L'islamismen'existe pas. Il y a des islamismes, quiforment un spectre extrêmement complexeet dynamique. Nous avons la chanceen Tunisie, avec Ennahda, d'avoir unislamisme démocratique. Ennahda estbeaucoup plus démocratique que NidaaTounès.

Vous écriviez, il y a quelques jours, quevotre « ennemi », c'est « la dictature etla pauvreté ». Mais les inégalités, qui ontcréé la révolution, sont toujours là…Bien sûr. En trois ans, nous avons eutrois gouvernements, et chacun a rafistolécomme il a pu. C'est le propre des phasesintermédiaires. Il faut désormais installerun gouvernement pour cinq ans, qui vas'attaquer à la pauvreté et, je l'espère,dans la paix sociale. Durant ces trois ans,j'ai tout de même commencé à mettre enplace un programme de lutte contre lapauvreté. J'ai fait plancher des experts,nous avons tenté d'imaginer un modèle à labrésilienne d'économie solidaire et sociale,pour l'instant en phase d'expérimentationdans trois gouvernorats. Nous avons lancéun vaste réseau de petites communautésavec 5 300 micro-projets.

[[lire_aussi]]

Durant les cinq prochaines années,si je suis toujours président de laRépublique, nous devrons trouver 100millions de dollars pour financer ce vasteréseau associatif. La question sociale estfondamentale. Si je suis élu, il y aura

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un partage des pouvoirs. La bourgeoisiepourra se reconnaître dans Essebsi, lepeuple en moi, et je serai là pourancrer les questions de liberté et dedroits de l'homme. Il faudra ensuite fairefonctionner ces deux entités antinomiques,ce ne sera pas facile, mais il vaut mieuxcela que le retour à la dictature. Après,il faudra que tout le monde s'attelle àla problématique économique. Ce quinous pend au nez, c'est une grave crisebudgétaire. Le pays produit peu depuistrois ans, nous avons besoin d'un taux decroissance de 5 ou 6 %, ne serait-ce quepour absorber les jeunes qui arrivent sur lemarché.

Finalement, vous voilà confronté à cerisque que la Révolution dévore engénéral ses enfants.Oui. Il y a des lois éternelles, des risques decontre-Révolution. C'est ce qui s'est passéen Roumanie. Une révolution décape à latête. Mais on n'efface pas d'un coup unréseau extrêmement vaste d'intérêts vieuxde cinquante ans. Ça ne disparaît pas d'uncoup, c'est une lente maturation.

Comment espérez-vous battre Essebsi ?Par un sursaut citoyen. Il est en trainde se construire tout seul. Face à moi,il y a la machine RCD, avec l'argent, lamanipulation, le discours de la peur. Lesgens sont en train de s'élever contre cesystème qui a gouverné pendant cinquanteans et risque de refaire la même chose.

Boite noireCet entretien a été réalisé le 3 décembre àTunis.

Le PS conclut ses étatsgénéraux, pendant que lesCRS le protègent du tiersétatPAR STÉPHANE ALLIÈSLE DIMANCHE 7 DÉCEMBRE 2014

Lors d'un samedi lugubre à la porte de la

Villette (XIXe arrondissement de Paris),les délégués socialistes ont acclamé leurnouvelle charte pour le progrès humain. À

l'extérieur, les forces de l'ordre ontprocédé à une soixante d'interpellations demanifestants précaires et intermittents.

« PS, Medef, même combat ! » C'est sousles huées et protégés par un cordon deCRS les séparant de manifestants précaireset chômeurs, que les délégués du partisocialiste ont quitté leurs états généraux,ce samedi à Paris. Depuis le dernier conseilnational du parti sous la direction deHarlem Désir, qui avait vu les salariés dePSA-Aulnay perturber les débats (lire ici),toutes les réunions internes du PS s'étaienttenues à huis clos. Sauf à La Rochelle,où les universités d'été du parti avaientaussi été sécurisées de façon similaire,pour empêcher de pourtant bien pacifiquesmanifestations de la CGT puis de militantsde la cause palestinienne.

Et ce samedi, donc, ce sont près de deuxcents manifestants de la « coordinationchômeurs, précaires et intermittents »,rassemblés peu avant et non loin, quiont voulu faire entendre au PS leurdésaccord avec la prochaine loi Macronsur la réforme du marché du travail. Unesoixantaine d'entre eux finiront par êtreinterpellés par les forces de l'ordre.Que les hiérarques socialistes se rassurent,les prochaines échéances du parti vont ànouveau retrouver ce huis clos qui leursied si bien. Peut-être n'auront-ils dès lorspas besoin de faire appel aux CRS pourprotéger leurs futurs échanges…

Plusieurs compagnies de CRS ont sécuriséles abords des états généraux du PS en milieu

d'après-midi, ce 6 décembre, à Paris © S.A

Tenues à distance de cette tentatived'irruption de la réalité sociale dans lecénacle socialiste hors-sol, environ 500personnes (1 500 étaient inscrites et denombreuses chaises sont restées vides)ont écouté sans entrain de nombreux etternes plaidoyers en faveur de l'écologie

et de l'égalité des droits, dans une salleimpersonnelle de la porte de la Villettemais amplement décorée d'écrans géants etd'oripeaux au poing et aux roses.

À l'arrivée, pas de vote, les présents secontentant d'acclamer le résultat de celuides militants (survenu ces mercredi etjeudi dans les sections), qui a validé lanouvelle « charte pour le progrès humain» (lire ici) à 78,5 %. Les plus lucidesnoteront une abstention de 14 % (rare dansce type de vote plié à l'avance) et, surtout,les 32,5 % de participation au scrutin, soit50 247 votants. Un faible contingent, pourun vote qui servait aussi à investir lescandidats aux prochaines départementales.Effet d'une nouvelle réalité financière,le "kit militant" remis aux déléguéscomportait un formulaire de don au parti.

Au moment de conclure un exercicelongtemps pensé pour le légitimer, Jean-Christophe Cambadélis a livré un deces discours crépusculaires et truffés denovlangue dont il a le secret. Le premiersecrétaire non élu par les militants a tentéde convaincre l'assistance de son utilité etde son pouvoir unificateur de la famillesocialiste. De fait, l'auditoire n'avait guèrebesoin de l'être : hormis l'aile gauche duparti qui a fait acte de présence, la plupartdes figures de la contestation interne au PS– frondeurs aubrystes et proches de BenoîtHamon – se sont fait porter pâle ou n'ontfait qu'un passage éclair.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Au micro, Cambadélis s'est fait le porte-voix de ce qu'il estime être « l'ensembledes socialistes », qui « sont tous pourune gauche de gauche réformiste et pascontorsionniste ». À ses yeux, « aucunmilitant ne veut la chute du gouvernement» ni « laisser filer les déficits ». Quelquespiques à la droite sarkozyste, fillonisteet lepéniste plus tard, il a conforté sonanalyse du « tripartisme » UMP/PS/FNpour expliquer que « si nous venions àéchouer, nous entraînerions avec noustoute la gauche, qui serait sans avenir et,pire, nous laisserions la république sansdéfense ».

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Puis « Camba » a plagié sans le direle Mitterrand du congrès d'Épinay, enproclamant : « Celui qui n’accepte pas larupture avec le désordre écologique, avecles ravages de la société capitaliste sur lanature, celui-là je le dis, il ne peut pas êtreadhérent du Parti socialiste. » Le proposoriginel pouvait bien concerner « l'ordreétabli de la société capitaliste », là n'estpas l'important. Le PS ne semble plus êtreà une approximation près. Du moment queses dirigeants semblent satisfaits d'eux-mêmes, de leur aggiornamento superficielet de sa mise en scène interne protégée parles forces de l'ordre…

La dégringolade de ThierryLepaon, symbole desfaiblesses de la CGTPAR DAN ISRAELLE DIMANCHE 7 DÉCEMBRE 2014

© Reuters - Bruno Martin

Le secrétaire général de la CGT tiendra-t-il plus de quelques jours ? Après lesrévélations successives sur le coût desrénovations de son appartement et de sonbureau, et sur l'indemnité qu'il a touchéepour devenir dirigeant, le leader syndicalest en position de grande faiblesse. Etc'est aussi le signe révélateur d'une criseinterne, qui couve depuis des années.

C’est la révélation de trop. Mardi 2décembre, L’Express a révéléque ThierryLepaon avait touché des indemnitésde départ lorsqu'il a quitté le comitérégional de la CGT Basse-Normandie,pour devenir... secrétaire général dusyndicat, en mars 2013. 31 000 euros,selon nos informations qui confirmentcelles du Figaro, pour obtenir unepromotion ? Officiellement, Lepaon nevoit pas le problème. Mais tous les

autres membres de l’organisation pensentle contraire. D’autant que ce scooparrive après les précédentes révélationsdu Canard enchaîné sur le coût de larénovation de son appartement francilienet de son bureau.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Dans les jours qui viennent, l’homme,qui avait été choisi par défaut aprèsun an de guerre fratricide pour lasuccession de Bernard Thibault, devraitêtre poussé vers la sortie. « Il estmort, le tout est de savoir quand etcomment il va partir », juge un membrede la direction de la CGT qui, commetous les interlocuteurs ces derniers jours,s’exprime sous le sceau du secret. Unbureau confédéral, l’organe de directionresserré (10 membres), était réuni cevendredi. Selon le communiqué publié àl’issue de la réunion, « aucun membredu bureau confédéral n’a demandé ladémission de Thierry Lepaon ». Commepour prouver qu'il est toujours le patron, cedernier est apparu à l'issue de la réunion,détendu et souriant, dans une courtevidéo publiée sur le site de la CGT, oùil se félicite du bon score (sans donneraucun détail) du syndicat aux élections dela fonction publique de jeudi.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

La commission exécutive, qui comprend56 membres, se rassemblera mardi, avantun comité confédéral national (CCN),regroupant les 129 plus hauts dirigeants dela CGT, qui devrait se tenir dans les jourssuivants. Chacun espère que le patron de laCGT démissionnera de lui-même très vite,mais s’il ne le fait pas, il paraît impossiblequ’il survive au CCN. Cet organe est leseul à détenir le pouvoir de révoquer ledirigeant de l’organisation, et peut êtreconvoqué dès qu’un tiers de ses membresle demandent. Ce qui ne manquera pasd’être fait, au vu de l’ambiance interne.« Le message qui arrive par tous lescanaux, c’est : “Démissionne avant qu’onte révoque” », résume un membre duCCN.

Pourquoi Thierry Lepaon est-il si affaibli ?Que signifie le psychodrame qui secouela CGT depuis des semaines ? Peut-elles’en sortir sans trop de mal ? Explicationset analyse de l’état de santé du premiersyndicat de France.• Que reproche-t-on à Thierry

Lepaon ?

Les attaques ont eu lieu en trois vagues,toutes allumées par des révélations dansla presse, comme le rappelle @rrêt surimages. Tout démarre le 29 octobre,quand Le Canard enchaîné révèle que laCGT a dépensé plus de 100 000 eurospour rénover l'appartement que le syndicatloue pour son dirigeant dans un quartierchic de Vincennes (Val-de-Marne). Lasemaine suivante, le Canard alourdit ledossier en rappelant que l'appartementavait déjà été rénové par son propriétaire.Le 29 novembre, l’hebdomadaire satiriquepoursuit ses révélations, et détaille larénovation du bureau du patron de la CGT,qui a coûté la bagatelle de 62 000 euros.En octobre, Lepaon était même très fier deprésenter son bureau à France 5 (passagerepéré par @rrêt sur images).

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Mais l’affaire qui cause le plus de tortau dirigeant, c’est le dernier scoop deL’Express. Même si rien n’est illégal,comment justifier que l’antenne de Basse-Normandie verse plus de 30 000 eurosquand son dirigeant est appelé auxplus hautes responsabilités à Montreuil ?« Là, c’est carrément de l’enrichissementpersonnel, en plus en se servant dans lescotisations versées par les syndiqués ! »s’étrangle un responsable de fédération.

Désormais, la chasse est lancée, etd’anciens doutes sur la probité dudirigeant ressortent. Ainsi, Le Pointestallé interroger ses anciens camarades deMoulinex, dont il avait créé la sectionCGT. De leurs témoignages, il ressort queLepaon aurait été proche de la direction,voire qu’il aurait été poussé par le chef dupersonnel, un certain… Alfred Sirven, quifut ensuite une figure de l’affaire Elf, àcréer une section pour casser la mainmisede la CFDT dans la société. En 1997,

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l’homme aurait fait louer par le comitéd’entreprise une limousine pour se rendreaux obsèques de l'ancien secrétaire généraldu PC, Georges Marchais. « ThierryLepaon a toujours rêvé d'être cadre sup.Il s'est trompé de syndicat : il était plusfait pour la CGC que la CGT », témoignecruellement un ancien syndicaliste deMoulinex.• Qui veut la peau du secrétaire

général ?

Thierry Lepaon et ses soutiens, de plusen plus rares, dénoncent un complotdestiné à faire vaciller la CGT en pleinecampagne pour les élections générales dereprésentativité dans la fonction publique,qui se sont tenues ce jeudi. Mais lesattaques viennent bien plus probablementde l’intérieur. Les devis sur lesquels a misla main Le Canard n’étaient accessiblesqu’à une poignée de dirigeants cégétistes.Et une semaine avant d’être publiés, ilsavaient déjà été envoyés par une mainanonyme à une bonne partie des 33secrétaires généraux de fédérations.

Et ces attaques ont touché leur cible,c’est le moins que l’on puisse dire.« Depuis un mois, nous recevons detrès nombreux courriers indignés de lapart de nos membres, raconte une sourceau siège de la CGT. Et depuis lesrévélations sur l’indemnité de départ,nos dirigeants reçoivent des centaines demails d’insultes. Des gens rendent leurcarte, ou menacent de ne plus payer leurcotisation tant que Thierry Lepaon reste àson poste. »

Interrogé par le Bien public, l’historiendu syndicat René Mouriaux résume bienles choses : « Par tradition, les militantset les dirigeants de la CGT se targuentd’être non seulement intègres mais aussirigoureux, voire austères. Les affairesqui touchent Thierry Lepaon (...) donnentl’image de quelqu’un de très soucieuxde ses intérêts, qui ne se pose pas enexemple. »

Plusieurs antennes départementales dusyndicat se sont désolidarisées dudirigeant confédéral. À titre d’exemple,l’union départementale du Loir-et-Cherdénonçait dès le 5 novembre « des

agissement internes intolérables, au plushaut niveau de la direction confédérale,qui ont créé ce déballage médiatiquequi nuit à l’unité de la CGT, à sonimage et à son positionnement ». Cellede Seine-et-Marne lui emboîte le pasdans un texte du 4 décembre, « s’indigneque de telles sommes aient été investiesà fonds perdus et note le caractèredémesuré de ces dépenses ». Et cevendredi 5 décembre, c’est le SNJ-CGT, la fédération des médias, quicritique des faits « inacceptables auregard de l'histoire et des valeurs de laconfédération » et appelle le secrétairegénéral à « en tirer toutes les conséquencesen démissionnant ».• Un leader mal élu et peu aimé

La chute probable de Thierry Lepaon estvue par plusieurs responsables de la CGTcomme une fatalité, tant le dirigeant estconsidéré comme un choix par défaut, quin’aurait jamais émergé sans la sanglanteguerre de succession pour prendre lesiège de Bernard Thibault. « En lechoisissant, on s’est foutus collectivementdans la merde », grommelle un permanent.Lorsqu’en 2012, après quatorze ans derègne, Bernard Thibault prépare sa sortie,il n’a en effet aucunement l’intentionde faire nommer l’homme de Basse-Normandie à sa place.

« Le sphinx » entend placer sa protégée,Nadine Prigent. Qui est recalée par leCCN. Autre candidat déclaré, Éric Aubinest un des ennemis jurés de Thibault,qui use de toute son influence pour luibarrer la route. Agnès Naton est doncdésignée candidate, sans succès elle nonplus (elle est aujourd’hui chargée de lacommunication au bureau confédéral, etest le dernier soutien affiché de Lepaon).La guerre des chefs est sans pitié, etsur le champ de ruines qu’est alors laCGT, Lepaon s’impose comme le derniercandidat anti-Aubin valable aux yeux deThibault. Son nom est proposé et il est élu.« On était tellement à bout que quand ilest sorti du chapeau, on s’est dit qu’onn’avait plus le choix et que si on le refusait,

on était à court de solution », raconte unparticipant au CCN qui l’a nommé en mars2013.

Mais comme le rappelle un dirigeantdans Libération, c’est un quasi-inconnuqui devient chef : « Personne ne saitce qu’il pense de la CGT et de sesréformes internes. Il ne s’est jamaisexprimé sur sa vision de la démocratieet du modèle de développement del’organisation. » Après sa nomination,plusieurs journalistes estiment qu’il nemaîtrise pas bien ses dossiers, à tel pointqu’une rumeur insistante circule, voulantque la centrale de Montreuil évite del’envoyer sur les plateaux télés si desinterventions longues sont prévues.

Ses opposants, nombreux dans lesfédérations, racontent volontiers qu’ilmanque de sens politique, et qu’ilcompense par des accès d’autoritarisme cedéficit, qui l’empêcherait de comprendreles enjeux des réunions parfois jésuitiquesde l’organisation.• Le symbole d’une CGT en crise

Dans leur texte publié le 4 décembre,les dirigeants de la section de Seine-et-Marne affirment que « l’affaire de“l’appartement” n’est que le révélateur dedysfonctionnements internes qui touchentcertes les questions financières mais aussinotre capacité de débattre, de décider,d’agir collectivement et d’impulserl’action collective pour gagner le progrèssocial ». Et ils sont nombreux dansl’organisation à penser de même.

[[lire_aussi]]

Ce jeudi, pour la première fois, les5,4 millions de fonctionnaires français(fonction publique d’État, territoriale ethospitalière) étaient tous appelés à voter enmême temps. Les résultats sont attenduspour le début de semaine prochaine, etc’est peu de dire que la CGT va scruter deprès les résultats. Aujourd’hui, le syndicatest le premier de la fonction publique,avec 25,4 % des voix, devant la CFDT(19,1 %) et FO (18,1 %). Même si lespremières tendances fuitant en internesemblent indiquer que la centrale a limitéla casse, il est probable que l’écart se

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resserre avec ses concurrents. Ce seraitun coup dur. Comme le rappellent LesÉchos, la CGT a déjà perdu deux pointsen mars, à 35,6 %, et son score s’érodetoujours plus chez EDF et GDF. Et chezOrange, le syndicat vient de confirmer auxélections de représentativité la perte de sapremière place, au profit de la CFDT.

Au-delà des scores, les militants sont enperte de repères, au sein d’un syndicalismehexagonal lui-même très mal en point(avec seulement 9 % de la populationactive syndiquée, la France est le dernierde tous les pays riches sur ce critère).Comme nous le racontions lors ducongrès de mars 2013, il y a urgenceà rajeunir et à diversifier les profilsdes militants. Quant au positionnementexact de la CGT, l’équation est la mêmeque durant la fin des années Thibault.Comment naviguer entre négociations etcompromis avec le gouvernement et lesentreprises, et opposition à des réformeslargement jugées comme inacceptablespar la base ? Thierry Lepaon n’a pas sutrancher, les troupes de la CGT non plus.Depuis que Louis Viannet, le mythiqueprédécesseur de Thibault, a rompu le lienentre CGT et Parti communiste français, laligne politique du syndicat reste à définir.

Dans Libération, Bernard Vivier, anciendirigeant de la CFTC (traditionnellementhostile à la CGT), pointe cette « difficulté,au-delà du seul cas Thierry Lepaon, dese donner une direction, une orientation,une ligne claire ». Par exemple, au-delàde son positionnement contestataire, « laCGT signe 85 % des accords qui lui sontprésentés dans les entreprises. Et Lepaon,dans le sillage de Thibault, a signé desaccords importants, même s’il a dû reculersur certains points sensibles, comme laréforme sur la formation professionnelle».

S’il faut un seul exemple du difficilepositionnement du syndicat, il fautregarder ses prises de parole successivesconcernant les seuils sociaux dans lesentreprises. Le gouvernement souhaitesupprimer certaines des obligations pourles entreprises lorsqu’elles passent le seuilde 11 et de 50 salariés. Mi-novembre, la

centrale a annoncé qu’elle était favorableà la suppression des élections obligatoiresde délégués du personnel à partir de 11salariés. Or, fin août, Lepaon assurait queses troupes ne négocieraient « rien » surles seuils sociaux. Réflexion d’un membredu CCN : «Au sens de la démocratiesyndicale, il n'est pas acceptable de ne pasêtre informé de l'état des réflexions de laCGT sur ce sujet fondamental. »• Les manœuvres d’appareil

resurgissent

Ces derniers jours, les avis des dirigeantsdu syndicat étaient unanimes, ThierryLepaon était « cuit », « fini »,« carbonisé ». Au sein du bureauconfédéral, tous ses fidèles l’avaientabandonné, entendait-on. Le 2 décembre,aucun ne l’avait soutenu, et son uniquesoutien, Agnès Naton, n'était pas présente.Résultat : une déclaration a été envoyéeaux membres du CCN pour indiquer que« la transparence complète sera donnée »dès la réunion de la commission exécutivede mardi 9 décembre, afin de « prendretoutes les dispositions nécessaires ».

Les interprétations de ce message allaienttoutes dans le même sens : soitLepaon démissionnait à l’issue de cettecommission, soit un CCN serait convoquépour le faire partir. Mais ce vendredi, unarticle de la journaliste des Échos Leïlade Comarmond, toujours excellemmentinformée, a laissé un peu plus de placeau doute. Le secrétaire général, biendécidé à sauver sa tête, a invité mercredisoir les dirigeants des fédérations de lamétallurgie, de l’énergie, des transports,des cheminots, des travailleurs de l’État etde la santé, qui représentent plus du tiersdes 680 000 adhérents (chiffres de 2010).Il leur a proposé « de céder la place ausecrétaire général de la Fédération de lamétallurgie, Philippe Martinez... mais auprochain congrès, prévu pour l’instant en2016 » !

Lepaon aurait plaidé que s’il quittait sonposte aujourd’hui, une nouvelle guerredes chefs ne manquerait pas d’éclater.Ceux qui demandent son départ en sontconscients, mais ne veulent pas croire àcette hypothèse, tellement la précédente

a laissé exsangue la centrale. Ils plaidentdonc soit pour un dirigeant transitoire quiexercerait jusqu’au congrès de 2016, soitpour une direction collégiale. Elle serait àmême, espère-t-on, d’apaiser les tensions.Ou bien de prolonger les incertitudes ?

Boite noireJe suis membre de la section CGT deMediapart.

La complainte du Carreaudu TemplePAR ANTOINE PERRAUDLE DIMANCHE 7 DÉCEMBRE 2014

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Jean-Luc Baillet, directeur général du

Carré du Temple à Paris (IIIe),a été poussé dehors par le maired'arrondissement, Pierre Aidenbaum.C'est l'échec d'une politique culturelleinstrumentalisée, privatisée, avilie. Arrêtsur révocation...

À première vue, il s’agit d’unépiphénomène parisien. À la réflexion,voici une illustration symptomatique dela gestion des affaires culturelles par lestemps qui courent. Le 24 juin 2014 étaitdestitué, par son conseil d’administration,Jean-Luc Baillet, directeur général d’unlieu municipal emblématique : le Carreaudu Temple, dans le Haut-Marais (Paris

IIIe).

C’est un espace couvert, en verre, fonte etbrique, dû à l’architecte Jules de Mérindol,élève de Baltard, qui le bâtit au cœurde Paris, en 1863, tel un avant-projetde la grande halle aux bœufs de laVillette, édifiée par ses soins trois ansplus tard. Le marché moderne du Templenaquit ainsi, remplaçant une structure enbois, elle-même édifiée sur l’ancien enclosfortifié dévolu à l’ordre des Templiers,au Moyen Âge. Durant un siècle, leParis populaire allait s’y vêtir, parfois defripes. Succès, puis déclin. En 1976, ledéputé du cru, Jacques Dominati (né en1927), pilier du futur système chiraquiendans la capitale, décide la destruction du

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lieu pour le remplacer par un parking.Le quartier se mobilise et fait échouerl’outrage architectural. Dès janvier 1982,

alors qu’un conseiller municipal du IIIe

arrondissement est devenu ministre dela culture (Jack Lang), le bâtiment, quil’a échappé belle, est inscrit au titre desmonuments historiques.

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En 1995, le socialiste Pierre Aidenbaum(né en 1942) est élu – en remplacement

de M. Dominati – maire du IIIe. Filsde commerçants du quartier, ayant lui-même fondé en 1968 une entreprise deconfection, il entretient un lien charnelavec le marché du Temple, haut lieu de sonenfance. Quand Bertrand Delanoë accèdeà la mairie de Paris en 2001, la restaurationet la mise en valeur de l'emplacement fontpartie des priorités de sa mandature.

La mobilisation des riverains permet quece Carreau du Temple ne soit pas unesimple partie de ping-pong électorale entrela droite et la gauche parisiennes. Lescitoyens ont leur mot à dire : concoursd’idées lancé en 2003, puis vote local,en 2004, sur trois projets sélectionnés.Bref, un morceau de Suisse en plein Paris,avec démocratie de proximité et respect del’environnement…

Dix ans plus tard, rien ne va plus ! BertrandDelanoë, en février dernier, a pourtantcoupé ici son dernier ruban tricolore, en

inaugurant ces 7 000 m2 refaits à neuf,pour 60 millions d’euros, par l’architecteJean-François Milou. Et le public semblaitprendre le chemin de ce lieu hybride,dédié aux arts, à la culture, au sport età l’événementiel, ouvert à tous en avril,sous la houlette de son directeur général,Jean-Luc Baillet, nommé en septembre2012. Tout le monde se félicitait de sesprojets comme des sources de financementtrouvées – les uns n’allant plus sans lesautres, désormais.

Le conseil d’administration du 24 juin2014 commence, sur le papier, dans labéatitude. Il se perd en louanges, consignele versement d’une prime de réussite aupersonnel dans son ensemble et convient

de « la part variable » (13 440 €), pour «objectifs atteints », du directeur général («Point 6 »). Avant de brutalement passer («Point 7 ») à la « révocation pour juste motif» du directeur général en question !

Pierre Aidenbaum (PS).

La raison invoquée n’est pas claire : «Perte de confiance. » Joint cinq mois

plus tard par Mediapart, le maire du IIIe

arrondissement, Pierre Aidenbaum, quiincarne la tutelle, refuse de motiver ladécision d’une instance dans lequel il jouaun rôle décisif : « Je n’ai rien à dire.» C’est la phrase fétiche de cet hommepolitique attaché aux liens étroitementtissés entre initiés d’un territoire donné,et qui fuit la presse comme la peste.Il ne donne généralement pas suite auxdemandes d’entretien, comme nous avionsdû le constater lors de notre enquête surles soubresauts du musée Picasso, situédans son arrondissement.

M. Aidenbaum n’en démord pas : « Jean-Luc Baillet a été révoqué par un conseild’administration dans lequel siègent desélus de tous bords politiques. Je ne vousdirai rien et laisse à la justice le soinde trancher, puisque l’ancien directeurgénéral attaque la ville pour révocationabusive. » Le maire d’arrondissement finitpar maugréer contre les inconvénientsde la période d’ouverture avec « desopérations bruyantes ayant semé laperturbation : camions encombrant lachaussée, musique trop forte et troptardive ».

Rien de tout cela dans le PV du conseild’administration, mais de vifs reprochesconcernant le compagnon du directeurgénéral, embauché comme intermittent du

spectacle au Carreau du Temple, ayantfait l’objet d’une plainte pour agressionsexuelle à l’encontre d’un danseur dansles vestiaires ; ce que le directeur généralaurait tenté de cacher à sa tutelle. Or laditeplainte a été classée sans suite trois moisplus tard – en septembre dernier.

Jacques Boutault (EELV).

Le maire du IIe arrondissement de Paris,l’écologiste Jacques Boutault, qui a votéla révocation du Jean-Luc Baillet lors duconseil d’administration du 24 juin, sejustifie aujourd’hui ainsi : « Commentvouliez-vous agir autrement ? J’apprendsqu’il y a eu, contre le compagnon de Jean-Luc Baillet, plainte pour un viol commissur place et que ce fait nous a été caché parle directeur général pendant près de troissemaines. La ville ne peut pas se permettrede donner, en pareil cas, l’impression decouvrir une telle situation sous sa tutelle. »

Quid de l’avis de classement (16septembre 2014) du tribunal de grandeinstance de Paris ? Celui-ci est certesambigu : « L’infraction ne paraît passuffisamment constituée ou caractérisée,l’enquête n’ayant pas permis derassembler des preuves suffisantes. » Oubien il s’agit d’un aveu d’incompétencede la justice et de la police, incapablesd’établir qu’il y eut « viol sur majeur». Ou bien il s’agit de convenir quele compagnon de Jean-Luc Baillet futvictime d’une dénonciation calomnieuse,de la part d’un danseur qui n’en serait pas àsa première tentative de fourberie délatrice– c’est ce qu’entend faire valoir la défensedu directeur général révoqué.

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Si bien qu’en ce cas, l’écologiste JacquesBoutault aurait participé à un emballementadministratif. Il se serait appuyé surune accusation mensongère prise pourargent comptant, sans vérification, au nomd’un principe de précaution conduisantà préférer une injustice à un désordre.L’élu vert l’admet. Mais trouve aussitôt laparade : « Quand on est dans une fonctiondirigeante, il ne faut pas embaucher unproche : conjoint(e), enfant, ou belle-sœur. Même si c’était un contrat de courtedurée, cela ne se fait pas. Ma femmeexerce une profession qui lui permettraitde travailler dans plusieurs secteurs de laville de Paris : il n’en est évidemment pasquestion. »

« Qui répugnait à lécher lesbottes »Sur cette question éthique, les troisprincipaux soutiens de Jean-Luc Bailletse divisent. Patrice Martinet (directeur dufestival Paris Quartier d’été), François-Xavier Ruan (directeur général del’Orchestre national de jazz) et AnnieToulzat (proviseure de l’école d’artDuperré, qui dépend de la ville et jouxtele Carreau du Temple) ont signé une

lettre réclamant au maire du IIIe, PierreAidenbaum, que « le droit à la dignitéet à la défense soit respecté » après ladestitution de juin : « Nous travaillons,en tant que partenaires du Carreau,depuis près d'un an et demi avec Jean-Luc Baillet, suffisamment pour apprécierl'homme et la qualité de son investissementprofessionnel. En tant que citoyens etparisiens, nous sommes très surpris parcette décision hâtive. Et concernés parses conséquences qui risquent de mettreen péril la mise en place d’un projet

ambitieux, dont la rénovation a déjàcoûté plus de 60 millions d’euros auxcontribuables. »

Jean-Luc Baillet

Pour autant, l’un trouve que sous couvertd’éthique et de transparence, il est absurde« d’interdire l’amour dans le boulot » enfixant des lois plus ridicules les unes queles autres : « Rien n’est immuable. Uneaventure naît, une séparation survient,personne n’est à l’abri d’une promotion àun poste de direction. Comment travaillerensemble dans un contexte de suspicionpermanente au prétexte d’éviter les abus ?» Tandis que l’autre renâcle : « Jean-Luc Baillet s’est mis en délicatesse enembauchant son compagnon et celui-ci,même s’il n’y a pas eu viol, auraitété mieux inspiré de ne pas avoir derelation sexuelle sur son lieu de travail.De toute façon, un tel scandale relèvedu prétexte pour se débarrasser d’undirecteur général considéré comme unchien dans un jeu de quilles et qu’onaccuse, pour le noyer, d’avoir la rage ! »

Les soutiens de Jean-Luc Baillet nousdemandent que leurs propos ne soient pasprécisément attribués, tant ils redoutentles représailles de Pierre Aidenbaum – dugenre boa constrictor –, ainsi que dunouveau directeur des affaires culturellesde la ville de Paris, Noël Corbin – quiferait dans le style pitbull, s'il faut encroire les témoignages qui s’accumulent…

Selon ces défenseurs du directeurgénéral limogé, l’affaire s’explique parla frustration d’un notable politiqueconstatant un retour sur investissementculturel jugé insuffisant au Carreau duTemple : « C’est en fait Pierre Aidenbaumqui ne s’est pas montré à la hauteur desambitions culturelles que portait Jean-LucBaillet ! Les politiques ont cru prendrele taureau par les cornes et se sonttrompés. Saisis d’une fausse accusation,ils ont permis à un vieux notable socialistecramponné au pouvoir de se débarrasserd’un créatif indépendant et libre, quirépugnait à lécher les bottes. »

Seul Pierre Aidenbaum fait semblant dene pas comprendre : « Il n’y a pas dereprise en main politique de ma part »,se défend-il avec des intonations patelines.

Même son allié vert et voisin du IIe

arrondissement, Jacques Boutault, prendses distances avec une prudence d’enfer :« Le politique doit mettre à disposition desinfrastructures sans s’immiscer dans leschoix culturels ni, a fortiori, décider descontenus. »

Or tous les témoins contactés parMediapart décrivent l’interventionnismed’un Pierre Aidenbaum. Ah ! son tropismede potentat clientéliste, préoccupé decaresser l’électorat dans le sens du poilplutôt que d’oser l’élitisme pour tousprôné jadis par le regretté Antoine Vitez.D'autant que Jean-Luc Baillet est loinde ressembler à une caricature de boute-en-train culturel irresponsable, prompt àjeter l’argent par les fenêtres. Il avaitpoussé très loin la logique des ressourcespropres (elles dépassaient les deux tiers),au point que l’écologiste Jacques Boutaultnous déclare : « Un équipement sous-doté au point d’avoir à courir aprèsles sponsors pour atteindre l’équilibrefinancier m’apparaît questionnant. Mafamille politique trouve problématiquequ’il faille systématiquement se louerà des intérêts privés, de la part d’unétablissement comme le Carreau duTemple, doté d’un statut de sociétépublique locale (SPL) et donc censé sevouer à une mission de service public. »

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Jean-Luc Baillet, en contrepartiedes financement décrochés, prétendaitlibrement programmer. Il renvoyaitsa tutelle abusive, c’est-dire PierreAidenbaum, à ses petits calculs électoraux– mamours aux associations insipideset autres tartufferies politiciennes !Le vieux cador s’était montré capablede se cramponner dans sa mairied’arrondissement sous Anne Hidalgo,alors que son cadet Daniel Vaillant avait

dû lâcher prise dans le XVIIIe. Il n’allaitfaire qu’une bouchée de l’indocile Baillet.

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L’un des soutiens de celui-ci voit, dans cequi s’est noué, une catastrophe politique àson stade terminal. Bien avant 1981, JackLang comprit que Malraux avait placé labarre trop haut en campant « dans l’ordrede l’esprit », au point de déclarer : « Lemot “loisir” devrait disparaître de notrevocabulaire commun. » C’était le 18 avril1964, lors de l’inauguration de la Maisonde la culture de Bourges. Le ministre dugénéral de Gaulle se mit alors à bramer :« Ce qu'on appelle “La Culture”, c'estl'ensemble des réponses mystérieuses quepeut se faire un homme, lorsqu'il regardedans une glace, ce qui sera son visagede mort. » La vie, la joie, les femmes etles enfants doivent reprendre leurs droits,s’était dit Jack Lang, n’écoutant que sonflair : et les électeurs seront bien gardés !

Une telle action culturelle comme necplus ultra de la communication politiquese vérifia en Loire-Atlantique, à Saint-Herblain puis à Nantes, avec le tandemque formaient le maire Jean-Marc Ayraultet son poisson-pilote des arts et duspectacle, Jean Blaise. Nous avons assisté,à Buenos Aires, en 1992, à une nuitde discussion fiévreuse au sujet d’uneinstallation farfelue, d'emblée jugée tropobscène par Monsieur – et surtoutMadame ! – Ayrault pour venir àNantes, dans le cadre du festival “LesAllumés”. Toutefois, le maire se renditaux arguments de son maître Jacques de laculture : « Tu me fais prendre un risque,mais je te fais confiance. »

Ce type de rapport (de force), PierreAidenbaum l’a dénié à Jean-Luc Baillet.Le refusera-t-il à son successeur, désignéen janvier 2015 ? « Je souhaitesimplement une délégation de servicepublic parfaitement respectée », se justifieaujourd'hui l'échevin de gauche, à larecherche d'un « manager très polyvalent». Selon ses détracteurs, il appéterait del’événementiel, si possible de proximité.Des performances composites tenant dupâté culturel : un cheval de bon gros loisirpour une alouette de vie de l’esprit ! Etl'élu sans foi ni frein, face à Jean-LucBaillet, qu’il considérait tel un factotum,se serait montré, nous assure un témoin,« alternativement roué, rancunier, taiseuxet violent ». Bref, il a fini par traiter laculture comme il est dit au baisser derideau d’Antony, le drame en cinq actesd’Alexandre Dumas : « Elle me résistait,je l’ai assassinée ! »

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Complémentaire santé :vers une médecine à troisvitesses ?PAR CAROLINE COQ-CHODORGELE SAMEDI 6 DÉCEMBRE 2014

Pour contrôler les dépassementsd’honoraires, le gouvernement fixe denouveaux critères pour encadrer lescontrats santé. Hélas, personne n’y croit :ils risquent d’encourager les plus richesà souscrire une surcomplémentaire santé,ou pire, décourager les plus pauvres d’ensouscrire une toute simple. Chroniqued’une impuissance publique.

Les campagnes de pub parasitent déjàles ondes des radios. Selon la loid’un marché hyper concurrentiel, lescomplémentaires santé se livrent uneféroce bataille pour nous vendre unproduit d’un genre nouveau, un brinmonstrueux : une « surcomplémentaire ».Un contrat complémentaire à notrecontrat complémentaire à l’assurancemaladie. De quoi renforcer certainesgaranties en fonction des besoins :

dépassements d’honoraires extravagantsde médecins spécialistes, orthodontie etcouronnes dentaires en or, lunettes deluxe. Notre système de santé déjà à deuxvitesses, l’assurance maladie obligatoireet complémentaire, serait-il en train de sedoter d’une troisième ?

Les trois familles de complémentairessanté ne sont pas d’accord entre elles.Côté assureurs, c’est très clair : « Ceuxqui en auront les moyens prendront unesurcomplémentaire. Les autres auront àleur charge une partie de leurs dépensesde santé », explique Véronique Cazals,conseillère du président de la Fédérationfrançaise des sociétés d’assurance (FFSA),en charge de la protection sociale.Les institutions de prévoyance, paritaireset très présentes dans les entreprises,sont également formelles : « Onobserve dans les récents sondages unedemande de surcomplémentaire », selonÉvelyne Guillet, directrice santé duCentre technique des institutions deprévoyance (Ctip). Christian Saout, lesecrétaire général adjoint délégué (etancien président) du Ciss, le Collectif desassociations de patients, en est lui aussitout à fait sûr : « On est en train de créerun appel d’air pour ces produits. » Aucontraire, Étienne Caniard, le président dela Mutualité française, met en garde contre« les merveilleux discours de marketingqui affirment que les surcomplémentairesvont devenir indispensables ».

Tout part d’un décret paru le 19novembre dernier. Il fixe les nouveauxcritères des contrats complémentaires dits« responsables », qui représentent 94 %des contrats, et qui bénéficient à ce titred’une fiscalité allégée. Dans la fusée àplusieurs étages de l’assurance maladie,ce décret crée de nouveaux planchers etplafonds de tarifs : le forfait hospitalierde 18 euros par jour doit désormaisêtre pris intégralement en charge parles complémentaires. Mais celles-ci nerembourseront plus les dépassementsd’honoraires au-delà de 125 % du tarifde la sécurité sociale, puis de 100 %à compter de 2017. Autrement dit, lescomplémentaires ne rembourseront plus

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au-delà de 45 euros pour une consultationchez un médecin spécialiste, de 150euros pour une échographie chez ungynécologue libéral, de 600 euros pour unaccouchement dans une clinique privée,etc. Pour l’optique, ce sont six niveaux deplanchers et de plafonds qui sont fixés enfonction des degrés de correction : de 470euros maximum pour des lunettes avecdes verres à simple foyer, à 850 eurosmaximum pour les verres multifocaux.

Ces plafonds de prise en charge sont-ilstrop bas, comme le pensent les assureurset les institutions de prévoyance ? Ouau contraire trop haut, comme l’expliqueÉtienne Caniard ? Le président de laMutualité s’accroche à « la réalité : 75 %des médecins libéraux ne pratiquent pasde dépassements d’honoraires, 92 % desgénéralistes et 50 % des spécialistes.La moyenne des dépassements desspécialistes est de 56 % ». Autrement dit,la plupart des Français paient rarementdes dépassements d’honoraires à desmédecins spécialistes, et ceux-ci facturenten moyenne 35 euros leur consultationpar exemple. Vont-ils profiter de cesnouveaux plafonds pour augmenter leurprix à 45 euros ? La directrice santédu Ctip Évelyne Guillet en convient : «Afficher réglementairement un plafond dedépassement de 100 % est un mauvaissignal donné à de nombreux médecins quisont aujourd’hui en dessous. »

Bien sûr, 45 euros reste bien insuffisantpour être reçu en consultation privéepar quelques « médecins stars » : auhasard, le cancérologue David Khayat,260 euros ; l’urologue Thierry Flam,150 euros ; le gynécologue RenéFrydman, 100 euros en moyenne, etc.Mais plus grave, les médecins libérauxspécialistes qui ne pratiquent pas dedépassements d’honoraires sont en voiede disparition à Paris. Et il suffitde consulter le site de l’assurancemaladie, qui renseigne sur les tarifs desmédecins, pour constater qu’il est aussidifficile de trouver un gynécologue sansdépassements d’honoraires en Lozère, ouun chirurgien dans la Loire.

« Dans les grandes villes, on a encorele choix entre des médecins aux tarifsdifférents. Mais il y a des désertsmédicaux de spécialistes où presque tousles chirurgiens, les gynécologues ou lespédiatres pratiquent des dépassementsd’honoraires », explique Christian Saout.Et cela ne va pas s’arranger, car lagrande majorité des jeunes médecinsspécialistes s’installent en secteur 2 : 94 %des gynécologues de moins de 40 anspratiquent des dépassements d’honoraires,98 % des chirurgiens, 93 % desophtalmologues, etc. Quant à l’optique,la plupart des Français n’ont qu’à sepromener dans la plus petite ville, pourconstater que deux ou trois enseignes sedisputent le chaland dans la rue principale.Le prix des lunettes en France, 50 %plus chères que dans le reste de l’Europe,finance en réalité un réseau de distributionobèse.

Ces tarifs déraisonnables, qui ont échappéau contrôle de l’assurance maladie, et àtoute régulation, ne cessent de renchérirle coût des contrats complémentaires etles rendent toujours moins accessibles auxjeunes, aux retraités, aux précaires, auxchômeurs, qui ne sont pas couverts par uncontrat d’entreprise, aidés fiscalement, etpris en charge en partie par l’employeur.Pour Étienne Caniard, le plus inquiétantdans cette affaire est le recul historiquede la couverture complémentaire : «Entre 2010 et 2012, pour la premièrefois depuis les années 1970, 500 000personnes ont renoncé à leur contratsanté. » Selon l’Institut de recherches etde documentation en économie de la santé

(Irdes), 5 % des Français n’ont pas decomplémentaire en 2012, contre 4,2 % en2010.

« Les dépassements d’honoraires ontété créés en 1980 par RaymondBarre pour quelques chirurgiens réputés,rappelle Christian Saout, du Collectifinterassociatif sur la santé (Ciss). Cesystème exceptionnel est devenu quasigénéral. Aujourd’hui, les dépassementsd’honoraires sont hors de contrôle. Notresystème de santé est en train de sedérégler. À force de colmater les brèches,il n’a plus aucune allure. Les Françaispaient chaque année 175 milliards d’eurosd’impôts et de cotisations sociales pourune assurance maladie qui ne rembourseplus que 50 % des soins courants. Etils versent en prime 30 milliards d’eurosà des complémentaires santé qui necomplètent plus. Il est plus que temps de sedemander où on va. »

Valérie Rabault : «Jeregrette la surenchère despatrons»PAR HUBERT HUERTAS ET DAN ISRAELLE VENDREDI 5 DÉCEMBRE 2014

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La rapporteure générale du budget àl'Assemblée garde une liberté de ton vis-à-vis du gouvernement. Si elle appelle

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les chefs d'entreprise à « jouer le jeu »du pacte de responsabilité, elle refuse le« chèque en blanc » que le gouvernementpeut être tenté de leur accorder, au nom dela croissance.

Elle est au cœur de la machineparlementaire. Rapporteure générale dubudget à l’Assemblée, Valérie Rabaulttravaille en liaison constante avec legouvernement pour faire voter les loisde finances et les lois de financesrectificatives, comme celle qui estactuellement discutée au Parlement (lirele portrait que nous lui avions consacrélors de sa nomination, au printemps).Pour autant, elle n’entend pas sacrifierune certaine liberté de ton vis-à-vis del’exécutif. Dans le discours de cetteancienne banquière, percent à la fois lesouci de soutenir les entreprises dansl’espoir que la croissance redémarre, etune assez grande vigilance à ne pas laisserle patronat dicter la conduite économiquede la France. Une position d’équilibriste ?Elle s’estime plutôt « au centre » du partisocialiste, à équidistance des « frondeurs »et des partisans de Manuel Valls.

Pour autant, comment interpréter les motsdu ministre de l’économie EmmanuelMacron lorsqu’il qualifie « d’échec » lepacte de responsabilité, sur lequel reposepourtant toute la politique économique deFrançois Hollande ? Comme le ministre,Valérie Rabault reconnaît que s'« ily a des choses qui fonctionnent »,« d’autres ne se sont pas encore misesen place ». Elle plaide en faveur del’action du gouvernement, qui consacre41 milliards d’euros au soutien desentreprises. « Jamais un effort d’une telleampleur n’a été réalisé dans notre pays.Et ce sont les Français qui le financent »,rappelle-t-elle.

Elle sait de quoi elle parle, elle quiavait utilisé au printemps son pouvoird’investigation auprès de Bercy pourétablir que le plan de financement dupacte devrait détruire 250 000 emplois,c’est-à-dire plus qu’il ne devrait encréer ! Elle avertit donc les dirigeantsd’entreprise : « La nation entière fait

un très gros effort, et il faudrait que lemonde patronal l’entende. Il faut que lesentreprises jouent le jeu. »

La députée occupe un poste très envié,mais elle ne se fait pas d’illusion parrapport à sa latitude d’action vis-à-vis du gouvernement. Son prédécesseur,Christian Eckert, qui entretenait luiaussi une parole libre, notamment dansObjections, n’est-il pas rentré dans le ranglorsqu’il est devenu secrétaire d’État aubudget ? « Si vous me demandez si j’ai unegrande marge de manœuvre, la réponse estnon », reconnaît-elle.

C’est la raison pour laquelle elle « milite »pour que le congrès du PS en 2015 soitl’occasion d’un vote, pour trancher unefois pour toutes quant aux positions duparti « sur ces questions fondamentalesmais qui n’étaient pas dans le programmeen 2012 ». Elle refuse le « chèque enblanc » accordé aux entreprises.

Reste la question européenne… L’ancienministre de l’économie Pierre Moscoviciest désormais commissaire européenen charge de l’application des règlesd’orthodoxie budgétaire… qu’il a lui-même contournées en France ! « C’estvrai, le grand public peut avoirl’impression qu’on s’y perd un peu »,admet-elle. Quant au rôle ambigu de Jean-Claude Juncker, patron de la commissioneuropéenne censée régler la question del’évasion fiscale des entreprises alors qu’ila dirigé pendant 18 ans le Luxembourg,leur principal allié européen, ValérieRabault concède un regard un brin« utopiste » : « Il connaît bien le système,donc il peut nous dire comment on dévisseles boulons. » Il ne reste qu’à espérer.

Boite noireCette émission a été enregistréele mercredi 3 décembre dans lamatinée. L'article de loi concernantl'exonération fiscale de l'UEFA et desautres organisateurs d'événements sportifsinternationaux a été voté quelques heuresplus tard, dans la nuit du 3 au 4 décembre.

Des diplômes bidons àSciences-Po AixPAR LOUISE FESSARD ET JEAN-MARIELEFORESTIER (JOURNALISTE À MARSACTU)LE SAMEDI 6 DÉCEMBRE 2014

Aix-Marseille université a rendu, le 17novembre 2014, un audit confidentielsur les masters externalisés de l'Institutd'études politiques d’Aix-en-Provence.Elle a notamment découvert un diplômede master, délivré sans aucune autorisationpar le directeur de Sciences-Po Aix.

Enquête en partenariat avec le siteMarsactu. « Ce n'est pas l'université deToulon.» Quand nous l'avions rencontré,en septembre 2014, c'est par ces mots quele directeur de Sciences-Po Aix, ChristianDuval, avait voulu écarter toute idée descandale à grande échelle au sein de soninstitution. Depuis, chaque semaine quipasse rapproche pourtant l'école aixoise dece gouffre. Dernier épisode en date, unaudit, mené par Aix-Marseille université(AMU) et remis le 17 novembre, qui étaieles dérives révélées il y a deux mois parMarsactu et Mediapart.

Deux jours après la remise de ce documentestampillé «confidentiel», Christian Duvalannonçait sa démission. Elle deviendraeffective ce samedi 6 décembre lorsd'un conseil d'administration de l'Institutd'études politiques (IEP). Que contientdonc ce rapport qui l’a poussé à partir?

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L’équipe d'audit interne d'AMU a misla main sur un diplôme bidon, signé enjuin 2014 de la main même de ChristianDuval. Il a été décerné, parallèlementà un vrai diplôme de l’AMU, à 28militants et permanents du syndicat CFE-CGC qui ont suivi une formation continueen «intelligence sociale». Officiellementinscrits dans un master d'études politiquesspécialité management de l'informationstratégique (MIS), ils ont obtenu undiplôme sur mesure mentionnant leparcours «intelligence sociale», qui n’ajamais obtenu aucune habilitation du

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ministère de l’enseignement supérieur.Et le directeur de l’IEP, qui a signéces diplômes où est apposé le sceau deSciences-Po, n'en avait pas le droit. S'iln'a pas souhaité répondre à nos questions,il a assuré aux auteurs de l’audit qu’ils’agissait d’une simple «attestation devalidation».

« L'IEP a privilégié les demandes despartenaires et c'est allé très loin, expliquel'audit, documents à l'appui. En effet,pour répondre à une demande persistanted'une promotion CFE-CGC, un diplômede master d'études politiques parcoursintelligence sociale, aux armoiries del'IEP, mais avec toutes les mentionsobligatoires (décrets, arrêté ministérielrelatif aux habilitations…) et signé parle directeur de l'IEP, a été remis à 28étudiants qui avaient reçu le master MIS.»

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Ce parcours proposé aux syndicalistesest révélateur des dérives de l'IEP.D'abord, l'audit note «un éloignementde la maquette d'habilitation et ladisparition de la langue vivante pourtantobligatoire en master». Concrètement,les enseignements délivrés n'ont pasgrand-chose à voir avec ceux quesanctionnent les diplômes d'État validéspar le ministère après discussionavec l'université, «tant en contenuqu'en nombre d'heures dispensées». Laconclusion est sans appel :«L'IEP a faitpreuve d'un manquement important àses obligations.» Autre incongruité : lemontage économique de ce partenariat.Au lieu de délivrer lui-même ces cours«à Paris et à Aix», l'IEP a préféré lessous-traiter à un organisme de formationaixois récemment créé, l'Institut supérieuren intelligence sociale (Isis).

Le rapport d’audit confirme que sur les12 masters habilités de l’IEP, les dérivesconcernent uniquement les spécialitésdu master management de l'informationstratégique (MIS), dirigé par le consultantStéphane Boudrandi dont Christian Duvalavait fait son numéro deux. Initialementdédié aux sciences de l’information, cemaster a été décliné à toutes les sauces,

au gré des demandes des partenaires privésde l’IEP. «De nouveaux parcours ont étécréés avec des programmes s’éloignantde plus en plus de la maquette dedépart», constatent les auteurs du rapport,qui assurent que l’AMU n’a jamais étéinformée de ces modifications. Ils citentnotamment un parcours «Management etgouvernance des entreprises, dont lesobjectifs sont la finance, le marketing, lesressources humaines, communication oubusiness».

Le rapport rappelle que Sciences-Po Aixa passé de nombreuses conventions avecdes partenaires extérieurs prévoyant ladélivrance du master MIS avec des coursdélocalisés, mais que «quasiment aucuncours n’a été assuré par des enseignants-chercheurs». Et pour cause, selon lerapport, le nombre d'étudiants des mastersMIS a été multiplié par 34 en deux ans(passant de 16 étudiants en 2011-2012 à547 en 2013-2014), «alors que l’équiped’enseignants-chercheurs de l’IEP n’aquasiment pas évolué». Dans certainesspécialités, seules 70 heures de cours ontété délivrées au total au lieu des 500 heuresprévues par la maquette du diplôme. Et lesétudiants dans ces masters délocalisés ontété recrutés n’importe comment. «Sur unéchantillon de 104 étudiants inscrits pourles années universitaires 2012-2013 et2013-2014, plus de la moitié n’avaient pasle niveau de diplôme requis», s'alarmentles auteurs.

Certains avaient des parcours tortueux :52 étudiants «d’origine chinoise»avaient pour adresse Pointe-Noire,au Congo Brazzaville. «Ils avaientcomme dernier diplôme un MBA(master of business administration) del’IEAM (une école de management)et l’Université professionnelle d’Afriqueétait mentionnée dans leur dossier», relèvele rapport. Ces deux organismes font partiede ceux qui ont noué des partenariatsdouteux avec Sciences-Po Aix. Unetrentaine d’autres étudiants inscrits étaienteux originaires de Kinshasa, «mais lesdossiers n’ont pas été retrouvés», et ilsn’ont finalement pas été diplômés.

Le rapport conclut, dans un langage trèsadministratif et poli, que les diplômesdu master MIS délivrés en 2013 et2014 avaient tout faux. Ces diplômesdérogeaient «aux standards prévus à lafois au dossier d’habilitation, à l’arrêtérelatif au diplôme de Master et auxexigences d’un diplôme universitaire,tout cela par le fait d’importantsdysfonctionnements au sein de l’IEP».

Administrateur provisoireLes auteurs soulignent que les documentsqui leur ont été remis par la directionde l’IEP étaient «incomplets». Certainesmaquettes de master leur sont arrivéesen catastrophe le 17 novembre 2014,« veille de la remise du rapportfinal», comme celles du partenariatavec l’École nationale supérieure dessapeurs-pompiers ou encore l’Écoledes officiers de la gendarmerie deMelun. Cette dernière semble d’ailleursparticulièrement éloignée de la maquetted’origine du diplôme, puisque seules122 heures sur 669 sont consacrées aumanagement de l’information stratégique,les autres étant dédiées à la «formationprofessionnelle», aux «stage et pratiquesprofessionnelles», à l’«éducation physiqueet sportive», ainsi qu’à l’«anglais».

Combien d’incongruités ont ainsi étécachées aux auditeurs ? Ils n’ont parexemple pas eu accès aux conventions departenariat signées avant 2012. Surtout, ilsn’ont pas eu le temps d’aborder «toute lapartie financière qui pourtant nécessitaitcertainement d’être étudiée». La Cour descomptes, qui enquête en ce moment surl'IEP, pourrait éclairer ces zones d'ombres.

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Cette étape semble incontournabledans la mission de Didier Laussel,l’administrateur provisoire qui vient d’êtrenommé par le ministère de l’enseignementsupérieur pour succéder à Christian Duval.Ce professeur agrégé d’économie estpar ailleurs conseiller spécial d’YvonBerland, le président d’Aix-Marseilleuniversité. Yvon Berland, qui siège auconseil d’administration de l’IEP, entenddésormais obtenir plus de garanties avant

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de délivrer de nouveaux masters. «Nousavons repris l’ensemble des dossiers : iln’y a jamais eu de conventions présentéesau vote en conseil d’administration, maisseulement des projets de convention. Puisen juillet 2013, Christian Duval a obtenuune délégation pour les conclure sanspasser par le CA. Rien n’est arrivé dansles instances d’Aix-Marseille université.»

Au besoin, il envisage même une rupturede la convention qui autorise Sciences-Po Aix à délivrer au nom d’AMU desmasters. Yvon Berland n’écarte pas nonplus l’hypothèse d’une éventuelle suitejudiciaire aux découvertes de son serviced’audit: «Les services juridiques d’AMUexaminent cela au microscope.» À défautde l'avoir fait plus tôt.

Mediapart a mené cette enquête enpartenariat avec le site d'informationmarseillais Marsactu.

L'éducation prioritairecontre la priorité àl'éducationPAR LUCIE DELAPORTELE VENDREDI 5 DÉCEMBRE 2014

Le ministère doit présenter ces jours-ci lanouvelle carte de l’éducation prioritaire,qui va concentrer les moyens sur lesétablissements les plus en difficulté. Lesétablissements qui en sont exclus sesentent abandonnés et relancent le débatdes choix à opérer dans un systèmescolaire à bout de souffle.

S’il y a bien des gâteaux et quelquesvictuailles sur la table, l’ambiance dansla salle des professeurs du collège Paul-Éluard de Montreuil (Seine-Saint-Denis)n’est pourtant pas à la fête ce soir dedécembre. Après plus de dix jours delutte pour que leur établissement soitmaintenu dans l’éducation prioritaire, lesvisages sont fatigués mais la déterminationest intacte. Les enseignants, après avoiralterné journée de grève et blocage par lesparents, ont désormais décidé d’occuperjour et nuit le collège.

Comme un certain nombred’établissements en France, Paul-Éluardest à l’arrêt depuis que les équipesont appris que leur collège ne feraitplus partie de l’éducation prioritaire l’anprochain. « On ressent ça comme dumépris pour tout le travail que l’on afait ici depuis des années. Tous les anson voit nos moyens se réduire, et on sebat pour faire malgré tout quelque chosede bien », soupire Amandine Cormier,professeur de maths depuis sept ansdans le collège. Dans ce départementgrignoté par la crise sociale où certainsétablissements sont devenus de véritablesghettos éducatifs, le rectorat leur expliquequ’ils sont loin d’être les plus mal lotis.« Ils veulent nous faire admettre qu’onest des privilégiés. Bien sûr qu’il y a pireailleurs, mais nous on a juste le minimumpour pouvoir travailler », assure VincentGay, documentaliste au collège.

La réforme de l’éducation prioritaireannoncée par Vincent Peillon l’andernier, peu avant son départ duministère, et qui sera mise en œuvrel’an prochain, consiste à concentrer lesmoyens sur les établissements les plus endifficulté. Depuis le lancement des ZEP(zones d’éducation prioritaire) en 1982 parAlain Savary, le nombre d’établissementsen zone d’éducation prioritaire n’a cesséde s’étendre – 20 % des élèves ysont actuellement scolarisés – avec pourconséquence une dilution des moyens,dès lors jugés inefficaces. Dans lesétablissements élus, 350 REP+, les plusdifficiles, les enseignants bénéficierontde décharges horaires et de temps deconcertation et de formation spécifiques.Ils verront également leurs primes doubler.Pour les autres, les REP classiques, ontrouve le maintien de classes à effectifs

limités mais aussi une priorité mise dansl’accès aux moyens pour la scolarisationdes enfants de moins de trois ans oule dispositif « plus de maîtres que declasses » dans les écoles du réseau,et une revalorisation des primes de50 %. Un investissement de 350 millionssupplémentaires est annoncé.

Dans ce cadre, le ministère avait aussiannoncé que la carte de l’éducationprioritaire, jamais revue depuis trenteans, serait remise à plat. Pour cibler lesétablissements les plus en difficulté, leministère a défini quatre critères : letaux de boursiers, le taux d’élèves issusde catégories sociales défavorisées, letaux d’élèves habitant en zones urbainessensibles et le taux d’élèves en retardà l’entrée en sixième. Sauf qu’en fixantcomme principe le maintien du nombred’établissements labellisés pour éviter unedilution des moyens, il faut faire des choix.Pour les établissements exclus, l’effet desanction est incompréhensible.

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Mardi soir, dans le hall comble du collègePaul-Éluard où se tenait une assembléegénérale rassemblant près de deux centsparents, un représentant de la FCPEironisait : « Comme vous le voyez, il y aici beaucoup de manteaux de fourrure ! »en montrant du doigt une foule bigarrée deparents. Venue passer la nuit aux côtés desenseignants, Isabelle Hazaël, mère de deuxenfants dans l’établissement, renchérit :« Le quartier est très mélangé. Il y avaitde l’évitement scolaire mais, au fur età mesure, quelque chose de solide s’estconstruit ici. On a confiance, ce qui permetde maintenir une véritable mixité dansl’établissement. » Comme beaucoup, ellecraint que la sortie de Paul-Éluard del’éducation prioritaire ne fasse exploser lenombre d’élèves par classe, aujourd’huilimité à 23. « C’est un équilibre fragile. Siles conditions d’accueil se dégradent, lesparents plus aisés mettront leurs enfantsailleurs, dans le privé notamment. »

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«C’est l’ensemble du systèmeéducatif qui ne fonctionneaujourd’hui que pour une petiteélite»Côté enseignants, on liste aussi toutce qui risque de disparaître avec ce« déclassement » : le soutien aux élèves

de 4e, un atelier grammaire pour les

élèves de 6e. Des projets pédagogiquescomme le « rallye des maths », du grecet du latin. Sans même parler de leurprime – si modique (90 euros par mois)qu’elle n’a jamais été un argument pourtravailler en éducation prioritaire –, c’estbien l’ensemble de leurs conditions detravail, déjà difficiles, qui pourraient sedégrader un peu plus. « Aujourd’hui on adeux CPE. Là, on n’en aura plus qu’une.On aura aussi moins de surveillants etsans doute plus d’assistantes sociales »,souligne une enseignante. L’écart entreles annonces ministérielles d’un planambitieux pour l’éducation prioritaire etce qu’ils constatent pour eux les rendtrès amers. « Et en plus, il faut qu’on sepaie le discours : regardez tout ce qu’onfait en Seine-Saint-Denis ! Tout ce qu’onfait pour l’éducation prioritaire ! », lanceVincent Gay pour qui « il n’y a pas devéritable priorité à l’éducation ».

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Au collège Gérard-Philipe d’Aulnay-sous-Bois, lui aussi exclu du réseau, l’équipeenseignante a tout autant le sentiment depayer pour ses bons résultats, pourtantobtenus de haute lutte. « Au rectorat,on met en avant nos 98 % de réussiteau brevet, taux le plus élevé de Seine-Saint-Denis, mais cela ne s’est pas faittout seul », affirme Aurélien Huguenin,professeur de français qui détaille lui aussila somme de projets mis en place grâceaux moyens de l’éducation prioritaire :l’option théâtre, des projets sportifs,du soutien scolaire… Il redoute aussique la baisse de moyens accordés aucollège ne mette à mal des initiativestelles que la concertation hebdomadaireentre la CPE, la conseillère d’orientation,l’infirmière et l’assistante sociale pourévoquer la situation des élèves les plus en

difficulté. « C’est extrêmement précieux etaujourd’hui il est très douloureux de voirque tout cela est menacé. »

Happening au collège Courbet de Romainville © LD

Au ministère, on assure que lessorties de l’éducation prioritaire seront« accompagnées ». Si le détail de cesmesures sera dévoilé mi-décembre parNajat Vallaud-Belkacem, ce qui se profileselon nos informations est une réforme del’allocation des moyens, avec un lissagedes moyens accordés aux établissementsen fonction d’indicateurs sociaux afind’éviter les effets de seuil. Ainsi, assure-t-on, les collèges accueillant un public endifficulté sans être forcément labelliséséducation prioritaire pourraient ne pas tropperdre de moyens. « On nous a parléde "convention de sortie de REP" maisc’est le flou total. Nous n’avons pourl’instant aucune garantie. Certains nousdisent que nos moyens seront maintenuspendant trois ans, d’accord mais après ? »s’alarme Catherine, enseignante au collègeCourbet de Romainville, lui aussi sorti duréseau et où les actions coups de poing sesont multipliées depuis dix jours.

Alors qu’un enseignant rappelle tout ceque le classement en éducation prioritairea permis de développer au collège Paul-Éluard, au cours d’une des nombreusesAG, une mère d’élève l’interrompt :« En fait, ce que vous décrivez, c’estce qui devrait se faire dans tous lesétablissements, non ? »

Dans une école à bout de souffle, commentdéfinir les priorités ?

« C’est effectivement toute la question »,reconnaît Marc Douaire, président del’Observatoire des zones prioritaires.Pour lui, l’école « ordinaire » devraitpouvoir s’emparer des pratiques qui ont

fait leurs preuves en éducation prioritaire :« Le travail en équipe, la co-intervention,un meilleur lien entre l’école et lecollège, mais il faut aussi faire attention :quand tout est prioritaire, plus rien nel’est. Nous estimons que les moyensde l’éducation prioritaire doivent êtreréservés aux territoires de relégationsociale où il n’y a plus de possibilitéde faire une école "ordinaire". Maisacter que, parce qu’un établissementreçoit un public populaire, il devraitêtre classé en éducation prioritaire, estprofondément dangereux. Cela signifieque l’école "ordinaire" n’est pas faite pourrecevoir ces publics. » Devant la faillitegénérale du système éducatif, il reconnaîtque la seule manière d’obtenir des moyensest de se faire admettre en éducationprioritaire, « mais c’est plutôt l’ensembledu système éducatif, qui ne fonctionneaujourd’hui que pour une petite élite, qu’ilfaut revoir ». Une réforme ambitieuse,qui nécessiterait évidemment beaucoupde moyens qui ne sont aujourd’hui pasd’actualité : « S’il est peu probableque les gouvernements qui vont suivreaugmentent très nettement le budget del’éducation nationale, il faudra faire deschoix et remettre en question, par exemple,le très coûteux système de classes prépa oula multitude d’options en lycée », estimeMarc Douaire. Pas sûr que Najat Vallaud-Belkacem ait à cœur d’ouvrir de telsdossiers, politiquement explosifs, et surlesquels son prédécesseur Vincent Peillons’est déjà cassé les dents.

Etats-Unis : trois crimesracistes posent la questionde l'autonomie descommissariatsPAR IRIS DEROEUX

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LE SAMEDI 6 DÉCEMBRE 2014

Manifestation à Ferguson, le 5 décembre 2014 © Reuters

Trois affaires en moins de deux semaines.Trois cas d’hommes noirs non armésabattus par des policiers blancs relancentle grand débat sur les brutalités policières,la discrimination et le racisme. Dans ceclimat, les premières réformes concernentles pratiques policières. Un début.

De notre correspondante aux États-Unis.- Cela fait donc trois affairesen moins de deux semaines. Troiscas d’hommes noirs non armés abattuspar des policiers blancs qui retiennentl’attention médiatique et politique auxÉtats-Unis, provoquent de nombreusesmanifestations, et relancent le granddébat sur les brutalités policières dansle pays. Ce débat – ou plutôt cette« conversation » selon la terminologieaméricaine – est centré sur le recoursexcessif à la force dont sont soupçonnésles policiers et sur le fonctionnementdu système judiciaire considéré commeinjuste et discriminant à l’égard des Afro-Américains. Le pays s’interroge aussi surles ressorts économiques et sociaux d’unesociété à deux vitesses dans laquelle lesBlancs vivent globalement mieux que lesNoirs.

Il y eut d’abord le cas de Mike Brown,mort le 9 août à Ferguson, dans labanlieue de Saint Louis, dans le Missouri.La semaine dernière, le grand juryconvoqué afin de se prononcer sur lamise en examen de l’officier impliqué arendu son verdict : les jurés ont estiméne pas disposer de preuves suffisantespour poursuivre Darren Wilson. Aucunecharge n’a été retenue contre lui. Cettedécision a déclenché plusieurs nuits demanifestations parfois violentes dans lepays (nous en parlions ici).

Dix jours plus tard, mercredi, un autregrand jury rend une décision similaire,à New York cette fois. Le policierblanc responsable de la mort d’EricGarner, le 17 juillet dernier, ne sera paspoursuivi. Pour rappel, cet homme noirde 43 ans est décédé à Staten Island,île située au sud de Manhattan. Plusieursofficiers l’avaient appréhendé dans unerue commerçante en lui reprochant devendre illégalement des cigarettes, undélit pour lequel il avait déjà été arrêté.L’altercation a dégénéré lorsqu’un officieren civil, Daniel Pantaleo, l’attrapa par lecou, par derrière, pour le plaquer au sol.Une technique d’immobilisation appelée« chokehold » interdite par la policenew-yorkaise depuis 1993. Filmée, cettearrestation montre un homme noir de fortecorpulence (près de 160 kilos), à terre,entouré d’officiers, à qui il répète : « Je nepeux pas respirer. »

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Il perdra connaissance et sera déclaré mortà son arrivée à l’hôpital. Le médecinlégiste conclura à un homicide des suitesd’un étranglement. Mercredi soir, ladécision des jurés new-yorkais de ne paspoursuivre l’officier a donc déclenchéune nouvelle série de manifestations àNew York et dans plusieurs villes du pays.

Et en parallèle à ces deux affaires, il y aencore la mort de Tamir Rice, survenuele samedi 22 novembre à Cleveland,dans l’Ohio. Un décès choquant pourplusieurs raisons, notamment parce queTamir Rice avait 12 ans. Il a été abattudans un square de la ville, dans l’Ohio, pardes officiers pensant que son jouet étaitune véritable arme semi-automatique. Desvidéos révéleront que les policiers ont àpeine essayé de discuter avec le garçon.Entre le moment où l’un des officiers sortdu véhicule de police et le moment où lejeune est abattu de deux balles dont l’unedans le ventre, deux secondes s’écoulent.Le policier qui a tiré va-t-il être poursuivi ?Nous ne le savons pas encore.

Dans ces trois affaires, sans procès public,les versions partielles et contradictoiresentre témoins oculaires et officiers

de police s'affrontent. L’officier faitgénéralement valoir son droit à la légitimedéfense. De l’autre côté, on s’interrogeau contraire sur la légitimité de cerecours à la force, jugé excessif. Ceuxqui manifestent ces jours-ci à New York,Ferguson et ailleurs, estiment ainsi que lespoliciers ont tendance à sur-réagir et plusprécisément face aux Afro-Américains.Cette vague d’indignation n’a pas échappéaux autorités fédérales.

Lundi, suite au verdict dans l’affaire deFerguson, le président Barack Obamas’entretenait avec des représentants dela communauté afro-américaine, desmilitants pour les droits civiques etdes représentants des forces de l’ordre.S’exprimant ensuite lors d’une conférencede presse, il promettait de tout fairelors de ses deux dernières années demandat pour s’occuper de la « méfiancegrandissante qui existe entre de tropnombreux commissariats de police et detrop nombreuses communautés de couleur». Le président annonçait la créationd’un groupe de travail devant réfléchirà l’amélioration des relations entre lapolice et ces communautés. Barack Obamaévoquait encore des mesures afin decontrôler la prolifération d’armes de typemilitaire dans les commissariats, telles quecelles déployées dans la rue de Fergusonface aux manifestants, dès août. Obamademandait enfin au Congrès le déblocagede 263 millions de dollars pour réformeret mieux entraîner la police, à Ferguson etailleurs. Étalée sur trois ans, cette sommedevrait notamment servir à l’achat de50 000 caméras dont devront s’équiper lespoliciers.

Jeudi, le ministre de la justice Eric Holderse rendait lui à Cleveland, Ohio, afind’annoncer en personne les conclusionsd’une enquête fédérale menée depuis déjàdeux ans sur les pratiques de la policelocale. Sans lien avec les trois affairesqui retiennent actuellement l’attention desmédias, cette enquête n’en vient pas moinséclairer les problèmes ayant pu mener àla mort de Tamir Rice dans cette villeet expliquer les tensions actuelles. Cerapport fédéral conclut à « un recours

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excessif et non nécessaire à la force »de la part de la police de Cleveland, parexemple l'usage non justifié de bombeslacrymogènes et du Taser. On y litque « les officiers ne reçoivent pasl’entraînement, le soutien et la supervisionnécessaire ». En conclusion, le maîtremot est la réforme. La ville va donccommencer à travailler sous la tutelled’un conseiller indépendant nommé parles autorités fédérales afin de revoir sespratiques.

Ce procédé illustre bien la manièredont fonctionne la police aux États-Unis, l’indépendance des commissariatslocaux vis-à-vis des autorités fédérales nepouvant intervenir qu’en cas de problème,après enquête. Un aspect essentiel pourcomprendre le débat actuel sur la réformedes méthodes policières.

Autonomie des commissariats« Il n’y a pas d’uniformité à travers lepays. Chaque État a ses règles et sespratiques. Les méthodes de financementdes commissariats diffèrent, tout commela formation des policiers. Et même lefait d’avoir des règles par État, et nonpar ville, est assez récent. Le premierÉtat à avoir adopté des standards de basevalables pour tous ses commissariats futla Californie, en 1959 », explique JosephBrann, ancien policier devenu expert dela réforme des commissariats locaux,rattaché pendant plusieurs années auDépartement de la justice à Washington.

À plusieurs reprises, Joseph Brann a éténommé par les autorités fédérales poursuperviser la réforme d’un commissariatsuite à une affaire suscitant la colèrede la population. « Il y a toujoursl’affaire de trop », explique-t-il, celle quiréveille l’opinion, inquiète Washington,déclenchant alors une enquête. Au coursdes dernières décennies, selon ce procédé,certains « standards » se sont diffusésdans le pays, allongeant progressivementla durée de formation des policiers parexemple.

« Lorsque j’ai été formé dans lesannées 1960, à Santa Ana en Californie,l’entraînement basique était de huit

semaines. Aujourd’hui, il dure entre cinqet six mois », témoigne Joseph Brann.« Mon entraînement était une blague.On apprenait à tirer, à conduire et àremplir la paperasse, c’est à peu prèstout. Aujourd’hui, même s’il y a encorebeaucoup de progrès à faire, le NYPD aénormément changé, il s’est plus ou moinsposé en modèle », raconte encore JeffKaufman, ancien policier formé au NYPD(New York City Police Department) dansles années 1980, devenu un militant del’association Law enforcement againstprohibition (contre la répression policièreen matière de drogues douces). Maisdes disparités énormes subsistent d’uncommissariat à un autre.

Manifestation à Ferguson, le 5 décembre 2014 © Reuters

« Entre Ferguson et New York, c’est lejour et la nuit », note Peter Moskos, ancienpolicier de Baltimore devenu enseignantau John Jay College of Criminal Justice,à New York. Les derniers événementsont en effet révélé au reste du pays lefonctionnement des petits commissariatsde police dans des zones pauvres ducomté de Saint Louis (où se situeFerguson). Cette enquête très fouillée duWashington Post explique ainsi commentles officiers de Ferguson et des villesalentour se retrouvent à faire la chasse auxinfractions de la route pour se financer,à défaut de taxes municipales suffisantes.Les proportions atteintes sont telles queles habitants se disent harcelés, et souventruinés. Leur méfiance vis-à-vis de la policeest très grande. Et elle l’est d’autant plusque la police est composée en grandemajorité d’officiers blancs.

À Ferguson, 94 % des officiers sont blancset 67 % de la population est noire. Mêmechose à Cleveland, dans l’Ohio. Selonle rapport fédéral publié ce jeudi, si lapopulation de Cleveland compte 53 %

d’Afro-Américains et 37 % de Blancs,son département de police est composéde 1 551 officiers dont 65 % de Blancset à 25 % de Noirs. Les propositions deréformes, dont certaines sont déjà en coursdans le Missouri, visent donc à obtenirdes forces de police plus diverses etplus proches de la communauté locale. ÀNew York, en revanche, l’objectif dediversité a été atteint depuis plusieursannées, au point que la police new-yorkaise est souvent présentée comme un« modèle » dans le pays. Une majorité deses 35 000 officiers sont aujourd’hui afro-américains et latinos.

Les sources des tensions entre la policeet les minorités ethniques peuvent doncs'expliquer différemment... « Ce n’est pasune histoire de race », tranche ce policiernew-yorkais témoignant anonymementdans les pages du New York Magazine.« C’est une histoire liée à Ray Kelly(l’ancien chef du NYPD – ndlr). Cethomme a détruit le département. Quandj’ai débuté, on était mis en équipe avecun policier plus âgé qui connaissait lecoin et savait ce qu’il faisait. On tedisait que tu attrapais plus de mouchesavec du miel. En gros, si tu laisses faireles petits délits – comme le mec quivend des cigarettes à l’unité ou de lamarijuana ou qu’importe, au coin de larue – eh bien, quand les gros problèmesarrivent, comme les cambriolages oules homicides, ces mêmes personnes tedonnent des infos. S’ils te détestent, ilsne te diront rien », poursuit ce policierparticulièrement en colère après le NYPD.Quitte à déplaire aux principaux syndicatsde policiers new-yorkais, ne partageantpas son analyse, cet officier dénonce desstratégies qui font débat depuis de longuesannées à New York. Car ceux qui seretrouvent ainsi « harcelés » par le NYPDsont les habitants des quartiers pauvres, enmajorité afro-américains et latinos.

Nous en parlions ici, en détaillant le débatsur la méthode policière new-yorkaisedu « stop and frisk » et ici, en étudiant lasituation du Bronx. Le maire démocrateBill De Blasio s'est lui-même fait élire endécembre dernier en promettant de mettre

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fin à cette pratique, et il vient encored'annoncer des réformes pour améliorerla police locale. Il a évoqué de nouvellessessions de formation des policiers afinqu'ils contrôlent mieux « leur ego et leuradrénaline ».

Au bout du compte, de New York àFerguson, ces différentes affaires mènentà une seule et même réflexion sur le typede police souhaité et la nécessité d’unepolice de proximité. « Et ce n’est pas justeune histoire de relation publique, commesemblent le croire certains commissariats.Ce sont des méthodes d’inclusion de lacommunauté locale, de patrouilles pardu personnel civil. Il faut encore avoirdes officiers qui connaissent le quartier,qui ne sont pas tout le temps transférésd’une zone à une autre », expliqueJoseph Brann. Si on est encore loin ducompte, il faut noter que des associationsprofessionnelles de policiers telles que laPolice Foundation militent en ce sens.Celle-ci a immédiatement réagi suite auverdict dans l’affaire de Ferguson. « C’estrelativement nouveau », analyse JosephBrann.

L'ambiguïté du procureurEt ce n’est pas tout. En parallèle à ce débatsur la réforme des méthodes policières, lamort de Mike Brown et d’Eric Garner poseune autre question majeure : le rôle duprocureur, et la manière dont un officierde police sera considéré par la justice.Car si ces deux affaires suscitent une tellecolère, c’est parce qu’un homme non arméa été tué et c’est surtout parce l’officierresponsable de leur mort ne sera pas jugé.Pour comprendre cette situation, il fautavant tout cerner le rôle du procureur.

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C’est le personnage clé de toute procédurejudiciaire, et c’est un personnage élu. Illui revient d’instruire à charge (un rôlequi appartient plutôt au juge d’instructionen France). Pour mener ses enquêtes, iltravaille au quotidien avec les policiers deson district. Cela signifie que lorsqu’unpolicier de ce même district se retrouvemis en cause dans une affaire, le procureuravec qui il a l’habitude de travailler va

se retrouver en charge de l’enquête, del’éventuelle mise en examen. À lui dechoisir de passer par un grand jury, àlui encore de guider les jurés en leurfournissant tel ou tel élément de preuve.« On ne peut pas attendre de procureursqui travaillent main dans la main avecla police dans le traitement d’affairescriminelles au quotidien d’être impartiauxet agressifs lorsqu’ils poursuivent cesmêmes officiers en justice », tranche ainsile site Daily Beast, s’inquiétant de ceconflit d’intérêts. Le site note que dans lescas de Mike Brown et d’Eric Garner, denombreux experts légaux ont estimé qu’ily avait assez de preuves pour donner lieuà un procès.

« Est-ce que ces deux affaires révèlentune tendance de la part des procureurs,passant par un grand jury et évitantd’inculper eux-mêmes un policier ? C’estquelque chose que l’on doit absolumentobserver de près », note Joseph Brann. «Le procureur est un animal politique. Cen’est pas toujours évident de comprendrece qui motive ses décisions », réagit encorel’ancien policier Jeff Kaufman.

Pour le moment, cet aspect du problèmefait l’objet d’un débat relativementmineur. Seuls quelques médias sepenchent sur de possibles réformes, quirendraient plus simple la tenue d’unprocès (ici, un article très intéressantde The New Republic). Enfin, il y abien sûr le débat plus large, plus vaste(et nous y reviendrons bientôt) faisant deces affaires policières l’illustration d’unmalaise, d’une société traitant inégalementles Blancs et les Noirs. Une situationdans laquelle la réforme policière neserait qu’un « détail », insuffisant. Lejournaliste et écrivain afro-américain Ta-Nehisi Coates écrivait ainsi sur Twitter,jeudi : « Ce n’est pas la faute de lapolice. La police agit selon les ordres de lasociété. Ce n’est pas la police qui a besoind’un ré-entraînement, c’est l’Amérique. »

« Mais les affaires policières semblent êtreles seules en mesure de nous faire discuterde nos problèmes raciaux », remarquel’ancien policier Peter Moskos. Et celas’avère déjà extrêmement compliqué. Les

Blancs et les Noirs ont une perceptiontrès différente de la situation du pays.Les sondages du Pew Research Centerindiquent par exemple que les Blancs sontune majorité à estimer que la questionraciale prend trop d’importance dansl’affaire de Ferguson. D’autres statistiquesindiquent que 16 % des Blancs estimentqu’il y a beaucoup de discrimination dansle pays contre 56 % des Afro-Américains(plus d’études chiffrées ici).

Dans ce climat tendu, des journalisteschoisissent d'expliquer l’Amérique « noire» à l’Amérique « blanche ». « Ce que lesBlancs doivent savoir et faire », lisait-onainsi dans le Washington Posten milieude semaine, sous la plume de l’essayisteprogressiste Sally Kohn. Elle écrit : «Un privilège, c’est comme de l’oxygène :vous ne réalisez son existence que lorsqu'ildisparaît. En tant que Blancs, nous nepouvons pas nous rendre compte de ce quecela signifie de vivre sans privilège racial,puisque nous n’avons jamais eu à vivreainsi. »

Scandale Uramin : omertachez ArevaPAR MARTINE ORANGELE VENDREDI 5 DÉCEMBRE 2014

Anne Lauvergeon © Reuters

Alors que les enquêtes judiciairesavancent sur le scandale Uramin, lestémoignages de salariés sont accablants.Ministère des finances, CEA, DCRI,Quai d’Orsay... ont été avertis par descadres désespérés de ne pouvoir fairepasser leur message dans le groupe : lesmines rachetées étaient inexploitables. Lesresponsables de l’acquisition ont préféréignorer les études.

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Uramin. Le seul nom est explosif,radioactif. Il a à peine été prononcéqu’un silence pesant s’installe dansla conversation, que les téléphonesbrusquement raccrochent. Les plusaguerris tentent de donner le changequelques minutes, en demandant commentleur nom est apparu, comment il a étépossible de retrouver leurs traces. Mais ladiscussion ne va jamais très loin : ils nesont au courant de rien, ne se souviennentde rien. À les entendre, ces salariésd’Areva n’ont jamais été impliqués ni deprès ni de loin dans le scandale de cegroupe minier, racheté 2,5 milliards dedollars en 2007. Ou s’ils l’ont été, c’est parhasard, par raccroc.

Ils sont nombreux, ces cadres d’Arevaà vouloir enterrer le dossier Uramin aufond de leur mémoire, à chercher à sefaire oublier. Mais il y a aussi les autres,qui aimeraient comprendre après coup cequi a pu se passer dans leur groupe,qui racontent tout ce qu’ils ont pu voirou savoir, parce que, comme dit l’und’entre eux, « la lumière doit être faitesur ce dossier ». Sept ans après, lemystère, pour eux, reste entier. CommentAreva a-t-il pu perdre 3 milliards d’eurosdans le rachat d’une société minière auxactifs inexploitables et dans des étudescomplémentaires pour tenter de justifiercette acquisition calamiteuse ?

En 2013, la Cour des comptes a commencéà examiner – bien tardivement – lescomptes du groupe public. Un pré-rapporta déjà été rédigé dont Mediapart a donnéde larges extraits (lire ici), en attendant lerapport définitif toujours pas publié. Auvu de ses premières découvertes, la Courdes comptes a fait un signalement auprèsdu procureur national financier sur ledossier Uramin. Depuis avril, une enquêtepréliminaire a été ouverte auprès de labrigade financière. Le dossier intéresseaussi le juge d’instruction Renaud VanRuymbeke, certains éléments et certainespersonnes pouvant être liées au dossierqu'il instruit sur des versements reçus parM. Balkany. Des salariés, des témoins quijusque-là n’avaient jamais été entendus,ont été auditionnés.

Les premiers constats qui ressortent deces auditions sont détonants, selon nosinformations : tous ceux qui avaientun intérêt de près ou de loin à suivrela gestion d’Areva savaient depuis trèslongtemps qu’Uramin était une sociétéminière inexploitable. Avant même lerachat mais surtout après, des salariésdu groupe ont d’abord sonné l’alerteen interne auprès des responsables dugroupe. Ne constatant aucune réaction,ils sont allés plus loin, ont tiré toutesles sonnettes qu’ils pouvaient pour avertirdu danger couru par Areva. Le ministèredes finances, le CEA (premier actionnaired’Areva), la DRCI, le Quai d’Orsay,ont été avertis, par des moyens plus oumoins directs, de l’inexistence de réservesminières exploitables dans les gisementsrachetés. Des notes blanches ont étéadressées à des responsables représentantsde l’État afin de les informer de laréalité de la situation, dans l’espoir quel’information remonte jusqu’au sommet.Aucune de leurs interventions n’a eu desuite. Tous ont feint de ne pas savoir, sesont tus ou ont préféré ne pas savoir. Uneomerta s’est installée sur le groupe et n’atoujours pas été levée.

Les premiers à avoir sonné l’alarme ausein du groupe ont été les géologues. Ilsconnaissent les gisements d’uranium dumonde entier. Très vite, ils s’inquiètentquand ils entendent parler d’un éventuelrachat d’Uramin. « Le monde de l’uraniumest tout petit. C’était une junior minièreque nous connaissions bien. Nous sortionsde l’échec du rachat d’Olympic Dam(une société minière australienne decuivre et d’uranium rachetée par legéant BHP Billiton en 2005 – ndlr).Nous regardions alors toutes les sociétésminières susceptibles d’être rachetées »,

raconte Anatole, un des géologues dugroupe. (Le prénom a été anonymisé. VoirBoîte noire.)

La production d'Uramin en 2011 et 2012 provientdes usines pilotes de Trekkopje abandonnées depuis © dr

À l’époque, Areva a décidé de pousserles feux sur son activité minière, la plusrentable du groupe. Un plan dit Turboa été élaboré en 2005 dans ce cadre.Son but : repérer toutes les sociétésminières qu’Areva pourrait racheter afind’élargir son portefeuille de productionet de diminuer la dépendance du groupepar rapport au Niger. Dans la liste descibles potentielles, figurent notammenttrois noms : Uranium One, Paladin etUramin. Les deux premières sociétésont déjà commencé à exploiter desmines d’uranium. Uramin, elle, qui s’estconstituée en 2005, n’a que des droitsminiers et aucune exploitation. Mais c’estelle qu’Areva privilégiera.

Si les géologues d’Areva s’alarment dela possibilité du rachat de la juniorcanadienne, c’est qu’ils connaissent sur lebout des doigts les gisements que celle-ci aen portefeuille. Ceux-ci ont été répertoriéset analysés par le CEA et Minatom,une ancienne filiale de Total, dans lesannées 1960. Tous leurs travaux et leursarchives ont été transférés par la suite à laCogema puis chez Areva. « La Cogemaavait travaillé notamment sur le site de

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Bakouma en Centrafrique », se rappelleAurélien, un ancien salarié de BU (pourBusiness Unit) Mines.

© DR

Une importante somme – La Mineet les mineurs de l’uranium français,dont le dernier tome a été préfacépar Anne Lauvergeon –, réalisée parun ancien géologue du groupe, AntoinePaucard, raconte cette recherche éperduedu minerai radioactif depuis 1946. Dansle tome 3, publié en 1996, il reprendl’histoire du gisement de Bakouma,commencée en 1958. Le chapitre s’intitule« Aventure et échec à Bakouma »! Ilraconte l’enthousiasme du début, lorsde la découverte du gisement, puis lesdéconvenues multiples par la suite. LeCEA, PUK (Pechiney Ugine Kuhlmann)puis le groupe Alusuisse – associés auxrecherches car l’exploitation de la mineaurait dégagé du fluor et du chlore en sous-produits de l’uranium – s’y sont tous casséles dents.

Car la mine n’est pas seulement difficileà exploiter en raison des difficultés duterrain (une large partie du gisement estsous l’eau, dans des marais), de sonéloignement géographique (à plus de 800kilomètres du premier port), de l’absenced’infrastructures, elle l'est aussi pourdes raisons géologiques jusqu’à présentinsurmontables. Le minerai d’uranium esten effet entouré d’un réseau cristallin,l’apatite. « Les techniques minières quenous avons à disposition ne permettent pasd’extraire le minerai à un coût acceptable.Ni le broyage ni les méthodes chimiques dedissolution ne parviennent à venir à boutde cette roche dure », explique Anatole.

Des archives si parlantesLeurs connaissances sont toutes aussiassurées sur le site namibien de Trekkopje,présenté par Areva, au moment du rachatd’Uramin, comme le gisement le plusprometteur. Le site avait été explorédans les années 1960 par Minatom. Làencore, les géologues avaient conclu qu’ilétait inexploitable. Les couches étaienttrès disparates et très minces. Surtout, lateneur en minerai était des plus faibles :de l’ordre de 120 ppm (parties parmillion) d’uranium. « Par comparaison,les minerais que nous classons stérilesdans le Limousin sont des trésors. Ilsont des teneurs supérieures à 200 ppmd’uranium », poursuit Anatole.

La faible teneur des gisements deTrekkopje, de toute façon, n’est unsecret pour personne dans le mondeminier à l’époque du rachat d’Uramin. Lasociété minière, qui exploite un gisementvoisin un peu plus riche, connaît alorsde graves difficultés et sera presqueacculée à la faillite avant de recentrerson exploitation sur la partie où leminerai est le plus concentré, mais sansgrand espoir de rentabiliser la totalité deses investissements. Même Uramin necache pas les difficultés d’exploitation dece gisement, compte tenu de sa faibleteneur en minerai. Dans un documentde présentation daté du 26 février 2007,la société minière publie une coupegéologique de Trekkopje. Sur un gisementde 14 kilomètres, seule une petite partie,entourée en pointillés rouges sur la photo,est considérée comme exploitable.

© Uramin

Quant au dernier site, Ryst Kuil en Afriquedu Sud, présent dans le portefeuilled’Uramin, il n’est pas connu des géologuesde la maison. Ce qui constitue déjà unindice : les grands gisements d’uranium

dans le monde sont pratiquement tousrépertoriés et connus des géologues dumonde entier.

La société canadienne avait d’autresdroits, sur le site de Saraya au Sénégal,qui n’ont jamais été mentionnés. Cegisement est également bien connu duCEA et des géologues d’Areva. Il alui aussi été prospecté par la Cogemadans les années 1970. Les campagnesde prospection avaient toutes aboutiaux mêmes conclusions : gisementinexploitable compte tenu de la faibleteneur en minerai et des discontinuitésgéologiques.

Par la suite, la direction d’Areva a invoquéles détails contraints et les obligations desecret liés à l’opération boursière pourjustifier les déboires d’Uramin. Le groupen’aurait pas pu avoir les informationsnécessaires à temps. Dans les faits,l’inintérêt de ces mines est parfaitementconnu et documenté chez Areva aumoment du rachat d’Uramin. Il suffisaitde vouloir chercher pour trouver. Maisles responsables de ce rachat voulaient-ilsvraiment savoir ?

Lors des discussions de rachat, aucun desresponsables n’a éprouvé le besoin deconsulter les archives du groupe, selonnos informations. Aucun ne poussera laporte des géologues de la maison pour leurdemander leur avis. Une équipe interne abien été constituée pour faire des « duediligence » sur les gisements d’Uraminentre mars et mai 2007, juste avant lerachat. Quelques géologues faisant partiede cette équipe avaient émis certainesréserves. Mais celles-ci n’ont, semble-t-il,jamais été communiquées aux actionnairesni aux membres du conseil de surveillance.Areva avait, à cette époque, préféré s’enremettre aux expertises minières, trèsoptimistes, réalisées par le vendeur.

De nombreux observateurs se sontinterrogés sur le fait qu’Areva, pourtantréférence mondiale en matière d’uranium,n’ait mené aucun travail interne et se soitappuyé sans retenue sur les documentsfournis par le cabinet SRK, payé par lesvendeurs. Interrogés dans le cadre de lacommission d’information parlementaire

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menée en 2012, les responsables d’Arevainvoqueront le manque de temps lié àl’OPA pour mener une contre-expertiseindépendante. Bruno Bezard, directeurde l’Agence des participations de l’État(APE) à l’époque du rachat d’Uraminet membre du conseil de surveillanced’Areva, avait aussi volé à leur secours.« L’ancien directeur général de l’APEobserve qu’un tel lien ne pose pas deproblème a priori : il est en effet d’usageque l’entreprise vendeuse supporte elle-même les coûts d’expertise. Il observeen outre que la société SRK effectuedes travaux dont la valeur est reconnuepar les marchés financiers, et semblecontinuer à être une référence en lamatière. Enfin, UraMin étant une sociétécotée, les informations contenues dansle rapport devaient se conformer à lanorme comptable IFRS 6 ainsi qu’auxfortes exigences du code de la Boursede Toronto », note le rapport de lacommission parlementaire.

Les « grandes références de SRK » et les«fortes exigences du code de la Bourse deToronto » ont été de parfaites protections,comme on le constate aujourd’hui : toutétait faux, archi-faux à la fois dansles teneurs, les qualités, les conditionsd’exploitation établies par le cabinetd’expertise. « C’est normal, c’est uncabinet anglo-saxon. Il écrit ce quelui demande le client et se fait payerpour cela», explique Arthur, autre salariéd’Areva. Curieusement, alors que leserreurs de SRK sont désormais constatées,aucune plainte n’a été déposée contrece cabinet pour informations trompeusespar la direction d’Areva, ou par sonconseil de surveillance ou ses principauxactionnaires, le CEA et l’État.

Anne Lauvergeon © Reuters

Les réserves émises par l’équipe chargéede faire les premières expertises aumoment de la négociation n’ayant pas été

entendues, d’autres salariés sont montésau créneau. Selon nos informations,pas moins de six personnes ont avertisoit leurs responsables hiérarchiques,soit la direction, soit les personnessusceptibles d’avoir l’oreille de laprésidente. Les messages ont-ils ététransmis à Anne Lauvergeon ? Mystère.Mais au moins trois personnes prochesd’elle ont été alertées, selon nosinformations : Sébastien de Montessus,directeur de la branche minière (BUMines), Gérard Arbola, très discretmembre du directoire, et l’amiral Thierryd’Arbonneau, responsable de la sécuritédu groupe.

«On a acheté du vent»Fâché avec Anne Lauvergeon depuis2010 – celle-ci l’accuse de l’avoir faitespionner – après avoir été très prochede l’ancienne présidente d’Areva – cequi lui a permis d’avoir une carrièreéclair dans le groupe –, Sébastien deMontessus explique aujourd’hui qu’il n’apas été associé au rachat d’Uramin,qu’il a seulement géré l’intégration de lasociété par la suite. De fait, Sébastiende Montessus n'a pris ses fonctions dedirecteur de la branche minière qu’à partir

du 1er juillet 2007, date à laquelle l’OPAboursière avait été lancée. Cette versiondes faits, cependant, ne convainc pas dessalariés du groupe nucléaire. «Commentpeut-il dire qu’il ne connaissait pas ledossier Uramin ? À l’époque des faits, ilétait sous-directeur de la direction de lastratégie. À ce titre, il était au courantde toutes les acquisitions projetées par legroupe. C’était même sa fonction. De plus,il est arrivé à la BU Mines bien avantde prendre officiellement ses fonctions,

afin de se familiariser avec ses nouvellesfonctions », se rappelle Aurélien, quitravaillait à l’époque dans cette branche.

Sébastien de Montessus © Reuters

Même s’il n’a pas été associé au rachat dela société minière canadienne, il a reçu desalertes par la suite. «Tout de suite aprèsl’achat d’Uramin, j’ai averti Sébastiende Montessus. Je lui ai remis une notepour lui dire que les gisements achetésétaient inexploitables. Je lui ai dit quenous avions acheté du vent. Il n’a rien dit.Il n’a rien fait. Ou plutôt si, j’ai été misau placard », raconte Anatole. Contacté àplusieurs reprises pour avoir sa version des

faits, son avocat, Me Patrick Maisonneuve,n’a pas retourné nos appels.

D’autres alertes suivront de plus enplus pressantes, d’abord à l’intérieur dugroupe, puis à l’extérieur. Selon nosinformations, des salariés ont multipliéles mises en garde auprès de tous ceuxqui pouvaient avoir une influence oufaire passer des messages auprès desresponsables de l’État. La DCRI a étéinformée par plusieurs interlocuteurs dela mauvaise affaire du rachat d’Uramin.La direction des affaires stratégiques aété mise en garde quant au caractèreexplosif de cette opération et en ainformé l’APE. Le Quai d’Orsay, parl’intermédiaire de plusieurs ambassadeurs,a été informé de l’inexistence desgisements miniers rachetés par Areva.Pour finir, des responsables du CEA,principal actionnaire du groupe nucléaire,ont été destinataires de notes précisessur Uramin. Les messages ont-ils ététransmis ? En tout cas, rien n’a bougé.

La direction d’Areva, elle, continuependant ce temps d’envoyer des messageseuphoriques. Dans une présentation

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faite aux responsables de la brancheminière, Sébastien de Montessus vante leformidable succès de l’OPA sur Uramin.«Des actifs majeurs », « une productionde plus de 7 000 tonnes d’uranium par anattendue à partir de ces gisements à partirde 2012 », explique la présentation.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Les premiers travaux de prospection sontlancés. Sans attendre, des équipementsminiers sont achetés à grands frais pourle site de Trekkopje. Une usine dedessalement d’un coût de 250 millionsde dollars y est lancée. Un pilote pourexploiter le minerai est construit. Mais lesrésultats sont décevants. Comme ils sontdécevants en Centrafrique, au Sénégal,en Afrique du Sud. Sur ces gisementsaussi, des campagnes de prospectionsont menées, des équipements achetés,alors que les résultats sont prévisibles.Au total, près d’un milliard d’eurossupplémentaires a été dépensé en pureperte dans les années suivantes, dansl’espoir de prouver que les 2,5 milliards dedollars (1,8 milliard d’euros) dépensés lorsde l’acquisition d’Uramin étaient justifiés.

Dès la fin 2009, le groupe abandonneles gisements du Sénégal et d’Afrique duSud, les jugeant inexploitables. Pourtant, iln’en souffle mot. Rien n’apparaît dans lescomptes. Mais cela n’a pas posé, semble-t-il, le moindre problème aux commissairesaux comptes, dont la mission, pourtant,est de s’assurer des comptes véridiques etsincères.

Ce n’est qu’en février 2011 que le groupecommence à reconnaître du bout deslèvres qu’Uramin ne tient peut-être pastoutes ses promesses. Dans les comptesde 2010, apparaît une provision de 426millions de dollars sur les actifs d’Uramin.Elle aurait été imposée par René Ricol,nommé par Nicolas Sarkozy au conseilde surveillance pour faire la clarté sur lescomptes. Il démissionnera de son poste enavril 2011. « Il estime sa mission terminée.Si cette mission était la clarificationdes comptes du groupe, cette affirmationparaît hasardeuse : le provisionnementmassif d’Uramin va être décidé huit mois

plus tard », a insisté le pré-rapport de laCour des comptes. Et encore, les seulsactifs liés à Uramin ont été dépréciés. Legroupe a passé sous silence les dépensesd’exploration et les achats qui ont étéréalisés par la suite.

La catastrophe d’Uramin devenant chaquejour plus manifeste, les rumeurs sur lescandale toujours plus fortes, le directoireet le conseil de surveillance ont commencéà se diviser, se disputer. Chacun a tentéde se protéger. Des enquêtes internes ontcommencé à être réalisées sur les uns etles autres. Des audits ont été commandéspour faire la lumière sur cette opération.En même temps que la mission Ricol,le conseil de surveillance, alors présidépar Jean-Cyril Spinetta, a demandé unemission d’expertise d’interne – le rapportBoissard, dont nous avons publié de largesextraits ici – pour faire l’examen de cequi s’était passé. Le scandale menaçant dedevenir public, un rapport parlementaired’information a aussi été rédigé début2012, sous la haute surveillance de JérômeCahuzac, alors président de la commissiondes finances de l’Assemblée nationale.Aucune de ces missions n’a vraimenttrouvé grand-chose à redire à l’époque, sice n’est une concentration excessive despouvoirs aux mains d’Anne Lauvergeon,et des défauts de gouvernance.

Aujourd’hui, ces rapports, ces missionsrévèlent leur véritable objet: des tentativesdes responsables pour se dédouaner etéviter toute responsabilité ; des écransde fumée pour tenter de masquer le pluslongtemps possible le scandale Uramin,pour essayer de le gérer dans le temps.

À l’intérieur du groupe, certains quiavaient émis des réserves ou des critiquessur ce rachat ont été placardisés. Beaucoupsont partis. Par la suite, alors quele scandale devenait plus évident, denombreuses personnes qui ont eu à traiterde près ou de loin le dossier ont étééloignées du siège. Certains se sont vuoffrir des préretraites ou des départsnégociés avec un solide chèque et uneclause très stricte de confidentialité à laclé. D’autres ont été envoyés à l’étranger,au Kazakhstan notamment.

Après sa démission du directoire en mars2012, Sébastien de Montessus a prisla direction de La Mancha, une filialed’Areva spécialisée dans les mines d’or.Il y a accueilli quelques anciens cadresd’Areva. Alors que la brigade financières’apprêtait à mener des perquisitions ausiège de cette filiale en juin, un d'entreeux a été précipitamment exfiltré horsde France, vers la Chine. Très loin deséventuelles curiosités de la justice.

Deuxième volet de la série : cache-cacheavec Bercy

Boite noireDes salariés et d'anciens salariés d'Arevaont accepté de témoigner sur la périodedu rachat d'Uramin et la suite, qui les aprofondément marqués. Pour d'évidentesraisons de sécurité – le dossier fait peurà de nombreuses personnes – tous leurstémoignages ont été anonymisés. Je lesremercie ici du courage dont ils fontpreuve et pour le temps qu'ils ont bienvoulu m'accorder.

Comment la France estdevenue un paradis fiscalpour l'UEFAPAR DAN ISRAELLE JEUDI 4 DÉCEMBRE 2014

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L'Assemblée nationale vient d'adopterl'exonération fiscale que le gouvernementsouhaitait offrir à l'organisateur de l'Euro2016 de foot. En 2010, Éric Woerthet François Baroin, ministres du budgetsuccessifs, s'y étaient engagés, et l'exécutifvoulait tenir la parole de la France. Maisil a aussi obtenu d'élargir cet étrangearrangement à tous les autres sports.

Puisque la France s’est engagée à setransformer en paradis fiscal le tempsde la tenue de l’Euro 2016, alors ainsisoit-il. Et puisqu'on y est, profitons-enpour offrir la même situation aux futurescompétitions sportives internationales quise tiendront dans l'Hexagone. Telle était laposition de l’exécutif concernant la tenuedu championnat d’Europe de football en

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France en 2016. Et si elle a fait grincerbeaucoup de dents, elle a finalement étéadoptée par les députés.

Le sujet a été débattu dans la soiréeet la nuit du mercredi 3 décembre àl’Assemblée nationale, dans le cadrede l’examen du projet de loi definances rectificative de 2014. Et ladiscussion, comme attendu, a été agitée.Le gouvernement voulait faire adopterun article de loi exonérant « lesorganismes chargés de l’organisationen France d’une compétitionsportive internationale » du paiement detout impôt, mis à part la TVA, pour toutesles opérations commerciales concernant lacompétition. En clair : aucun impôt surles bénéfices, pas de cotisations sociales,et zéro taxe d’apprentissage pour ceux quiorganiseraient un championnat d’Europe,un Mondial ou les Jeux olympiques surle territoire national. Le gouvernementa finalement obtenu gain de cause,pour toutes les compétitions qui serontattribuées à la France avant 2018.

Patrick Kanner, ministre de la ville, dela jeunesse et des sports, et ThierryBraillard, secrétaire d’État chargé dessports, se sont félicités de cette issuedans un communiqué. « L’accueil decompétitions sportives internationales estune formidable opportunité pour stimulerl’activité économique et la créationd’emplois sur notre territoire, déclarent-ils. Dans un contexte de concurrence trèsvive entre les nations, la France doit sedoter des meilleurs atouts pour obtenirl'organisation de ces grands événements. »

Super Victor, la mascotte officielle de l'Euro 2016

L’affaire, qui a été révélée par Les Échosdébut novembre, concerne au premier chefl’Euro 2016. Car afin d'être choisie parl’UEFA pour organiser le championnat, laFrance s’était en fait déjà engagée à se

transformer en havre (non) fiscal auprèsde l’association suisse. « La candidaturede la fédération française de football àl’accueil de la compétition (…) imposaitque le gouvernement prenne, à l’égarddes entités organisatrices, l’engagementde leur consentir un régime fiscaldérogatoire. Cet engagement a pris laforme, en 2010, d’un courrier ministérieljoint au dossier de candidature », indiqueainsi l’exposé des motifs de l’article de loiprésenté par le gouvernement.

En fait, selon les informations deMediapart, ce n’est pas un, mais deuxcourriers qui ont été adressés à l’UEFA,et joints au dossier de candidature de laFrance, par les deux ministres du budgetsuccessifs du gouvernement Fillon, ÉricWoerth et François Baroin. Deux nomscités par la rapporteure du Budget,la députée socialiste Valérie Rabault, encommission des finances le 26 novembre.Dans une première lettre, datée du 2 février2010, Éric Woerth accordait, comme exigépar le cahier des charges de l’UEFA, une« garantie fiscale » à l’association, luipromettant qu’elle n’aurait pas à payerd’impôts si elle retenait la France commepays hôte.

L'étrange promesse d'Éric Woerth

Selon le rapport sur le projet deloi de finances rectificative, signé parValérie Rabault, Woerth garantissait que« l’UEFA ne sera pas assujettie à destaxes ou impôts en France sur sonchiffre d’affaires et/ou sur toute formede revenus perçus ou à percevoir parl’UEFA (…), du fait de l’organisationde l’UEFA Euro 2016 et ses opérationsconnexes en France ». En fait, selon nosinformations, le ministre est allé bien plusloin. Il a aussi écrit que « la législationactuelle permet l’octroi de ces garanties ».Autrement dit, qu’il n’était pas nécessairede fixer cet engagement en passant devantle Parlement ! Une assurance plus quecontestable.

L’UEFA a eu des doutes à la réceptionde cette lettre, et a demandé confirmation.C’est alors François Baroin, qui avaitentre-temps remplacé Woerth, qui arépondu le 11 avril 2010, en confirmant

les propos de son prédécesseur. « Lagarantie fiscale était clairement poséedans le cahier des charges. On avaitdeux concurrents qui étaient la Turquie etl'Italie. Je savais qu'ils allaient tous deuxdonner une garantie à l'UEFA et que sion ne donnait pas la même, on n'avaitaucune chance de gagner », a expliqué cesderniers jours Jacques Lambert, le patrondu comité de pilotage de l'Euro 2016.Avant d’ajouter : « Ça ne nous concerneplus, c'est réglé depuis 2010. »

Réglé depuis 2010 ? Voire… Carl’article 34 de la constitution confère auseul Parlement le pouvoir de tranchersur les questions liées à l’impôt. Legouvernement a semble-t-il réalisé asseztardivement que la promesse de Woerthposait problème, et que le passagedevant le Parlement s’avérait nécessaire,comme l’a finalement affirmé ChristianEckert, secrétaire d’État au budget,devant la commission des finances le 12novembre. Ce qui expliquerait que ce sujetinflammable se soit discrètement glissédans le dernier projet de loi de finances.

Pour le gouvernement, il n’était pasquestion de revenir sur la parole de laFrance, faute de voir la crédibilité de l’Étatremise en cause sur le plan international.Interrogé à l’Assemblée le 25 novembreà ce sujet, le ministre de la ville, de lajeunesse et des sports, Patrick Kanner,a assumé cette position. « Dans cettepériode de crise prolongée, mesdameset messieurs les députés, pourquoi sepriver de ce qui peut susciter de la joiecollective et rapprocher les Français ?, a-t-il déclaré. En tous les cas, la parole de laFrance sera respectée pour l’Euro 2016. »Au ministère, on explique que « si onrevenait sur notre parole, cela n’auraitplus été la peine que notre pays seporte candidat au moindre événementinternational d’envergure dans les annéesà venir ».

Cette exigence de cadeau fiscal n’est pasune première pour l’UEFA, qui a demandéla même chose à la Pologne et à l’Ukrainepour leur attribuer l’Euro 2012, mais aussià la Suisse et à l’Autriche en 2008 etau Portugal en 2004. C’est en revanche

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une nouveauté pour la France, où leMondial 1998 n’avait pas bénéficié decette mesure. Tout juste la coupe du mondede rugby de 2007 avait-elle donné lieu àune exonération, souvent partielle selonles villes où se tenaient les matches, de lataxe sur les spectacles (qui sera de toutemanière abolie à partir de 2015).

Combien coûtera ce geste jugé nécessairepour garantir la crédibilité hexagonale ?Dans l’exposé des motifs de son projetde loi, le gouvernement reste muet,assurant que « la mesure n’est paschiffrable ». Ce n’est pas du tout l’avisde Valérie Rabault, qui estime dans sonrapport que« la perte de recettes fiscalespotentielles peut être chiffrée entre 150et 200 millions d’euros ». Même si ellereconnaît que l’UEFA s’est engagée àreverser 20 millions d’euros aux villes-hôtes, et la même somme à la fédérationfrançaise de football. Elle devrait aussiverser 23 millions d’euros au titre de lalocation des stades.

Non au chèque en blanc pour lesautres sportsDes chiffres insuffisants pour apaiserl'agacement de nombreux députés.Plusieurs amendements avaient étédéposés pour demander l’annulation del’exonération fiscale, et ont été débattusdans l’hémicycle. Ils étaient signés pardes parlementaires communistes, verts oumembres de l’UDI, mais aussi par lesocialiste « frondeur » Pascal Cherki (quia finalement abandonné le combat encours d'examen), et par le chevènementisteJean-Luc Laurent. Ce dernier a fédéréune douzaine de socialistes, dontMichèle Delaunay, l’ancienne ministreaux personnes âgées du gouvernementAyrault. Ces amendements n'ont pas étéadoptés par l'Assemblée. Mais dans lesheures qui précédaient les débats, leursauteurs étaient remontés.

« C’est une question de principe : à l’heureoù on demande à nos concitoyens desefforts pour le redressement des comptespublics, il est incongru de procéder àune telle exonération, déclarait ainsi Jean-Luc Laurent à Mediapart. À l’époque de

Sarkozy, on pouvait comprendre un telengagement venant de la droite, mais nousne sommes plus à cette époque ! C’estun engagement anachronique. » Du côtédes Verts, Éric Alauzet s’interrogeait :« La France est en pleine injonctioncontradictoire : comment pouvons-nousdéclarer que la lutte contre l’évasionfiscale est une priorité, et en même tempsessayer d’attirer des acteurs sportifs quise comportent comme des entreprisescherchant à éviter les impôts à toutprix ? On n’a plus aucune crédibilité pourcritiquer le Luxembourg et ses accordsfiscaux avec les multinationales ! »

Une question d’autant plus brûlante quel’UEFA, comme les multinationales lesplus à l’aise dans ce jeu de l’optimisationfiscale agressive, ne paie presque pasd’impôt dans son pays de domiciliation, laSuisse. Elle y est considérée comme uneorganisation d’utilité publique et à but nonlucratif. À ce titre, elle n'est quasiment pastaxée : pas plus de l’équivalent de 400 000euros en 2013 par exemple, selon le VertÉric Alauzet, pour des millions d'euros debénéfices.

Il y avait très peu de chances queles amendements de suppression soientadoptés, car lors d’une réunion degroupe le 25 novembre à l'Assemblée,le groupe socialiste s’était entendu pourles rejeter. Facétieux et remontés, lesdéputés PS Karine Berger et Yann Galutavaient alors décidé de porter le débatsur un autre terrain. « Nous allonsposer à nos collègues la question del’égalité devant l’impôt, indiquait KarineBerger à Mediapart. Pourquoi seul lesport pourrait-il bénéficier d’exemptionsfiscales ? »

Les deux parlementaires ont doncproposé d’accorder un avantage fiscalcomparable... à l’Eurovision, au Festivalde Cannes, à la Fiac, au Congrèsmondial des Parcs, au Congrèsmondial de philosophie, au Saloninternational de l’aéronautique, auFestival d’Angoulême de BD ouencore au Congrès internationaldes mathématiciens ! Après débatdans l'hémicycle, les amendements

ont finalement été retirés par leursauteurs. Une démarche pas uniquementironique : le Conseil constitutionnel, saisirituellement pour juger de toutes leslois de finances, est très sourcilleux surla question de l’égalité devant l’impôt.Aiguillé dans la bonne direction, ilpourrait théoriquement tiquer devant cefavoritisme réservé au seul domainesportif…

Huit fédérations sportives demandentl'exonération pour leurs compétitions

Mais le gouvernement devait faireface à un écueil plus gênant encore.Valérie Rabault avait obtenu quela commission des finances adoptel’amendement qu’elle proposait, quilimitait l’exemption fiscale à l’Euro2016, et ne l’ouvrait pas aux futurescompétitions internationales organisées enFrance. Elle l'a donc présenté au nom dela commission dans l’hémicycle. Ce textede compromis reconnaissait que la Francepeut difficilement revenir sur sa parole,mais renvoyait aux futures lois de financele cas des autres événements. Pas questionde signer un chèque en blanc, en d'autrestermes. L'amendement aurait pu séduireun grand nombre de députés, notammentsocialistes, pensait-on à la commission desfinances. Mais il a finalement été rejeté luiaussi.

Le gouvernement peut se réjouir. Carpendant plusieurs jours, il a eu dessueurs froides sur cette question. D'autantqu'il espérait trancher la question unefois pour toutes, en exemptant de taxestoutes les futures grandes compétitionsinternationales qui seront organisées enFrance. Dans sa ligne de mire, un bonnombre d’événements : le championnatd’Europe de basket en 2015, leschampionnats du monde d’aviron la mêmeannée, puis ceux de handball, de canoë-kayak et de hockey sur glace en 2017, etla Ryder cup de golf en 2018. Et pourquoipas, si la France est retenue, la coupe dumonde de foot féminin en 2019 et le Jeuxolympiques d’été en 2024 !

Lors de son passage sur TF1 le6 novembre, François Hollande s’étaitdéclaré favorable à la candidature de Paris

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aux JO. Et mardi, il a appelé les députésà accepter l’exonération fiscale de tous lesgrands événements sportifs. « L'État doitêtre présent (…) sur le plan fiscal pourpermettre que de grandes compétitionssoient organisées ici, dans notre pays, etpas seulement pour le foot, a-t-il plaidé.On a besoin d'avoir de grands événementspour convaincre des jeunes de pratiquerune discipline. »

Au ministère de la jeunesse et dessports, dans les heures précédant levote, on expliquait que « la position dugouvernement reste la même », malgréles amendements des députés : « Ils’agit d’arrêter avec un traitement quifavorise seulement quelques disciplinessportives phares, qui sont aussi les plusriches. C’est aussi une mesure d’équitéenvers tous les sports. Et il s’agitd’une disposition de transparence, où onannonce publiquement ce qu’on fait, aulieu de laisser le ministère du budgettrancher au cas par cas. »

Un discours qui a redonné espoir auxdivers représentants du sport français,qui ont découvert coup sur coup débutnovembre le régime dérogatoire accordé

à l’Euro 2016, et la volonté dugouvernement d’ouvrir le dispositif àtous les sports. Devant les réticences desdéputés, Bernard Lapasset, président ducomité français du sport international,chargé de la possible candidatureolympique de 2024, a critiqué le « signalnégatif » qu’ils enverraient au mondeolympique. Un haut dirigeant de lafédération de handball a, lui, confié àMediapart son « espoir de bénéficier del’exonération pour le mondial 2017 » etson « inquiétude profonde » devant levote de l’Assemblée. Même son de clocheà la fédération de golf, de basket oud’athlétisme.

Les dirigeants des fédérations de football,d’athlétisme, de basket, de handball, dehockey, de badminton et de lutte ontd’ailleurs signé mercredi 3 décembreensemble une lettre à destination desdéputés, que Mediapart s'est procurée.

Évoquant les futures compétitionsinternationales de leur discipline, ilsalertaient sur le fait que « l’octroi de cesévénements se heurte à une concurrencede plus en plus exacerbée, dans uncontexte où les conditions, notamment

fiscales, proposées par les autres paysconstituent un enjeu central des dossiersde candidatures ». Ils avaient le soutiendu gouvernement. Le secrétaire d'Étatau budget a finalement proposé dansl'hémicycle que la mesure qu'il défendaitsoit limitée dans le temps, et réservée auxcompétitions attribuées à la France avant2018. Sa proposition a été adoptée, et laFrance s'est donc transformée an paradisfiscal pour les grands événements sportifs.Y compris pour les Jeux olympiques de2024, si la candidature de Paris est retenuepar le CIO, qui tranchera courant 2017. Laguérilla parlementaire éclair qui a précédécette adoption pourrait laisser des tracesdans les rangs de la gauche parlementaire.

Boite noireToutes les personnes citées ont étéinterrogées par téléphone durant lasemaine écoulée. Le ministère desfinances n'a pas cru bon de nous répondre,arguant du « secret fiscal ».

Cet article, publié peu après 7 heures dumatin jeudi 4 décembre, a été actualisédans l'heure suivante, pour tenir comptedes débats tenus dans la nuit à l'Assemblée.

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