simenon et porquerolles

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  • 8/17/2019 Simenon Et Porquerolles

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    Porquerolles, une autreplanète où les sonorités seperçoivent avec les yeux

    E

    n 1926, Simenon découvre etadopte, émerveillé, l’île dePorquerolles. C’est le début d’une

    longue histoire d’amour entre l’île et leromancier qui y retournera à plusieursreprises jusqu’en 1938. Il faut aussimentionner d’autres séjours sur la Côted’Azur à Antibes (1931-1932) et àAnthéor (1936), sans oublier, beaucoupplus tard, Mougins (1955) et Cannes(1955-1957). On ne sera donc pas étonnéd’apprendre que l’action d’une trentained’œuvres se déroule entièrement ou par-tiellement sur la Côte. L’extrait suivantfait partie du chapitre premier du Cercledes Mahé (1946). On y voit le héros du

    roman, le médecin François Mahé, fasci-né par le monde sous-marin de laMéditerranée observé au large dePorquerolles. Simenon dira plusieursfois, dans ses écrits autobiographiques,la fascination qu’il a lui-même éprouvée,à Porquerolles, pour cette vie sous-mari-ne. Le début du Cercle des Mahé montrele héros obsédé par cet univers si étran-ger à l’homme, un univers qui ne tarderapas à peupler ses cauchemars et qu’ilfinira par rejoindre en une fusion éton-nante et exemplaire lors de son suicide

    final.La mer, sans une ride, sans un faux pli, res-pirait lentement mais profondément. Et cemouvement insensible incommodait le doc-teur plus que l’impressionnante bousculadedes vagues. À chaque palpitation de la sur-face liquide, il sentait le plomb de sa lignese décoller du fond. Alors, il se penchait. Ilvoyait, peut-être à dix mètres de profondeur,peut-être plus, un paysage auquel il ne par-venait pas à s’habituer, des roches que sépa-raient des creux violets, un plateau couvertd’algues, il voyait surtout des poissons,

    d’assez grands poissons argentés ou rou-geâtres qui allaient et venaient en silence,paisiblement, s’arrêtant parfois un instantdevant son appât. Malgré lui, sa main fré-missait, une légère buée couvrait sa lèvresupérieure, il était prêt à imprimer unesecousse à la ligne. Pourquoi le poisson fai-

    sait-il demi-tour ?Il redressait la tête et soupirait. Il lui étaitimpossible de rester longtemps à regarder lefond de l’eau. Son cœur chavirait. Il avaitmal au creux des orbites, mal dans la tête.Cela tournait au cauchemar. Chaque foisqu’il levait les yeux vers le rocher desMèdes, il avait l’impression que la petitebarque à deux pointes s’en rapprochait. On

    n’avait même pas d’ancre. Gène s’étaitcontenté de laisser filer une grosse pierre aufond de l’eau. Est-ce qu’il prenait garde aurocher ? On y voyait nettement la mer sesoulever, puis laisser à nu une large bandede mousse visqueuse et de coquillages. Sansfracas de vagues, l’eau ne s’en couvrait pasmoins d’écume blanche dont certainesbulles énormes venaient éclater contre lacoque du bateau. […]Il prenait en grippe ce gros rocher gris quiémergeait si près d’eux et qui continuait,Dieu sait pourquoi, à lui faire peur. Il pre-

    nait la mer en grippe, cette mer idéalementcalme et bleue, sur laquelle il s’était tantré joui de voguer à bord d’un petit bateaublanc à liston bleu. […]La tête lui tournait. Il regrettait d’avoirembauché Gène pour une après-midi depêche. Il aurait bien voulu rentrer, maisn’osait pas le proposer.C’était surtout la vue du fond… Ce paysagesi net, si étrange, si inhumain qu’il avaitl’impression de découvrir une autre planè-te... 10

    Revenons sur terre ou plutôt dans les

    airs puisque « l’air se refermait et on nepercevait plus dans l’espace bruissantd’insectes invisibles que les ondeschaudes en forme de cercles, que lesoleil émettait comme des anneaux » 11.Où sommes-nous ? À Porquerolles ?Non pas, mais à… Embourg. Oui :Embourg, près de Liège ! Peut-être nouspermettra-t-on ce détour liégeois quandon saura qu’il nous servira à mieux atter-rir, à nouveau et un peu plus « bas », àPorquerolles. À Liège même, des« cercles de silence » montrent que lachaleur due au soleil n’est pas la seule à

    être perçue de la sorte : « Ce silenceexceptionnel, angoissant, arrivait de trèsloin en vagues concentriques, comme sepropage le son des cloches » 12. Le motif des anneaux qui transposent visuelle-ment une sensation auditive est en effet

    repris dans d’autres romans où il est liéau son des cloches : « Il y avait desbruits de cloches qui venaient de trèsloin, en larges cercles » 13. La perceptiondes sonorités sous forme ondulatoiredonne même son titre, on le sait, à l’undes romans les plus connus de Simenon,

     Les Anneaux de Bicêtre (1963), mais elleaffecte aussi Porquerolles et Le Cercle

    des Mahé : « Les cloches. Des quantitésde cloches qui plongeaient dans un cielcomme une mer et y traçaient des rondsfrémissants. Les ronds s’élargissaient, serejoignaient, se brouillaient, puis aussitôtles cloches, avec des grâces de mar-souins, recommençaient leurs plon-geons » 14. Le motif atteint pourtant saplus prodigieuse amplification dans unroman de Maigret dont l’action se dérou-le aussi dans l’î le :

    Ici, il se passait avec les cloches quelquechose d’inouï. Pourtant ce n’étaient pas de

    vraies cloches d’église, mais des clochesgrêles et légères comme celles des chapellesou des couvents. Il fallait croire que la qua-lité, la densité de l’air n’était pas la mêmequ’ailleurs. On entendait fort bien le mar-teau frapper le bronze, ce qui donnait unepetite note quelconque, mais c’était alorsque le phénomène commençait : un premieranneau se dessinait dans le ciel pâle etencore frais, s’étirait, hésitant, comme unrond de fumée, devenait un cercle parfaitd’où sortaient par magie d’autres cercles,toujours plus grands, toujours plus purs. Les

    cercles dépassaient la place, les maisons,s’étendaient par-dessus le port et bien loinsur la mer où se balançaient de petitesbarques. On les sentait au-dessus des col-lines et des rochers et ils n’avaient pas cesséd’être perceptibles que le marteau frappait ànouveau le métal et que d’autres cerclessonores naissaient pour se recréer, puisd’autres encore qu’on écoutait avec uneinnocente stupeur, comme on regarde un feud’artifice 15.

    Est-il nécessaire d’insister et de rap-peler ces peintres qui n’hésitaient pas à

    traduire leurs impressions, face à telspaysages, sous forme circulaire ou tour-billonnante ?

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    Une vache, étendue à l’ombre d’un chêne,blanche et brune, son mufle humide animéd’un mouvement sans fin, cessait d’être unanimal familier, un spectacle banal, pourdevenir...Devenir quoi ? Je ne trouve pas les mots. Jesuis maladroit. Il ne m’en est pas moinsarrivé d’avoir les larmes aux yeux en regar-dant une vache. Et, ce jour-là, à la terrassed’une auberge rose, mes yeux sont restés

    fixés longtemps, émerveillés, sur unemouche qui tournait autour d’une goutte delimonade.Anna s’en est aperçue. J’ai eu consciencequ’elle souriait. Je lui ai demandé pourquoi.— Je viens de te voir tel que tu devais être àcinq ans.Même les odeurs du corps humain, celle dela sueur en particulier, étaient agréables àretrouver. Enfin, je découvrais un pays où laterre était de plain-pied avec la mer et où onvoyait jusqu’à cinq clochers de village à lafois 17.

    La destination finale du train étantLa Rochelle, cette vision place d’embléele sé jour rochelais de Féron et de sa ma î -tresse sous le signe des... vacances, ausens plein du terme : c’est bien en effetune courte période durant laquelle lehéros est soustrait aux obligations fami-liales et professionnelles qui s’ouvrepour lui, période on ne peut plus para-doxale cependant puisqu’elle prend placeau début de la tourmente qui va ensan-glanter l’Europe. Paradoxalement aussi,s’agissant d’un roman où la guerre et ses

    menaces sont présentes à chaque page, Le Train est le roman rochelais deSimenon où la ville appara î t sous sonaspect le plus gai et le plus ensoleillé :« Le temps paraissait irréel à force demerveilleux, et je ne peux imaginer LaRochelle autrement que dans la chaleur

    du soleil » 18.« Un pays où la terre était de plain-

    pied avec la mer », s’exclame le hérosdu Train en arrivant en Vendée. Nousdécouvrons plus spécifiquement ce typede paysage poussé presque jusqu’à l’ab-solu dans un extrait du Coup-de-Vague(1939), un roman dont le titre se réf ère àun hameau proche de Marsilly. Prenons-

    y garde cependant : la description poin-tilliste que nous allons lire n’est pasd’une seule venue. Elle est au contraireconstituée de... huit passages qui s’insè-rent tout naturellement dans une narra-tion : celle qui montre ostréiculteurs etmytiliculteurs s’acheminant, « dans lesable semé de rochers, vers les parcs àhu î tres ou vers les coffres aux lourdesferrures contenant les moules récemmentramassées », puis labourant « chacun [...]son lopin de mer ». Ceci dit, rien nenous empêche de penser à la Marine de

    Rimbaud...La tranche glauque s’agrandissait dans leciel et la mer s’en allait doucement vers lelarge, découvrant toujours plus de vase, desable roux et de rocher. […]Aucune diff érence avec les autres jours,sinon que c’était une marée de 115 et que lamer allait se retirer très loin, au-delà desbouchots, au point de ne laisser qu’un fleu-ve d’eau vive entre la côte et l’î le de Ré.[…]Il faisait froid. Le sable n’avait pas encoreabsorbé les flaques d’eau. […]

    On débouchait comme dans des champs,sauf que c’étaient des champs d’hu î tresd’une part, des champs de moules del’autre, et que tout à l’heure on ne verraitplus […] que l’océan uni. […]Comme les autres jours, le soleil se levasans qu’on y pr î t garde. On en avait telle-ment l’habitude, ainsi que du paysage,qu’on n’y faisait pas attention. C’était unsoleil très clair, un ciel qui n’était pas bleucomme ailleurs et qui était pourtant d’unepureté extrême.Il est vrai qu’on n’était pas dans le monde

    ordinaire ; on n’était ni sur terre, ni sur mer,et l’univers, très vaste, mais comme vide,ressemblait à une immense écaille d’hu î tre,avec les mêmes tons irisés, les verts, lesroses, les bleus qui se fondaient comme unenacre.L’î le de Ré, par exemple, ou plutôt sa mince

    ligne d’arbres, restait suspendue dans l’es-pace à la façon d’un mirage !Le Coup-de-Vague était à peine plus réel :une maison rose, mais d’un rose trop rose,avec un filet de fumée prolongeant la che-minée juste au-dessus des galets de la côte[…].Et il y avait des vaches, dans le pré, desvaches […] qui, de loin, n’avaient pas l’airde vraies vaches. Et pourtant, parfois, labrise apportait l’écho d’un beuglement. […]La mer suivait sa route, s’en allait tout là-bas, calmement, puis revenait sans hâte,frangée d’un ourlet blanc qui chantaitcomme un ruisseau 19.

    Les contrastes américains

    E

    n 1945, quand Simenon fuitl’Europe et en particulier une

    France devenue trop sectaire àson gré, il entend s’établir aux États-Unis, de sorte que ses étapes cana-diennes à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson (Québec), puis à Saint Andrews(New Brunswick), tout en respectant sonordre de mission éditorial et cinémato-graphique, correspondent, de novembre1945 à la mi-septembre 1946, à unepériode d’acculturation. Il est d’ailleurssignificatif que les romans de Simenonne comptent absolument aucune scènecanadienne. Tout juste peut-on relever,dans son reportage intitulé  Au Chevet dumonde malade, quatre articles, les quatrederniers, consacrés au Canada : « Oùl’abbé Jolicœur marie FrançoisBrindamour à Félicie Latendresse »,« Ceux qui restent français sans laFrance et qui sont avant tout canadiens»,« Un mariage de raison qui a bientourné » et « Un grand peuple enmarche, le front soucieux ». Bien que lesreportages de Simenon nous paraissentesthétiquement fort en-deçà de sa pro-duction romanesque, veut-on un exemplede cette prose qui s’attache surtout à pré-senter aux Français le Canadien franco-phone ? On tâchera, en lisant ces extra-its, de leur pardonner leur simplisme etleur manque de nuances.

    Descendez-vous à Québec ? Vous avez uneville vieillotte et pittoresque, des portes à

    Collection Fonds Simenon / Université de Liège.

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    rinceaux, des rues aux pavés ronds où toutle monde parle le français, la plupart dutemps avec un savoureux accent qui n’estpas tant celui d’une de nos provinces quecelui d’une époque de la France, de celle àlaquelle les Jacques Cartier et lesChamplain sont partis de Saint-Malo et deBrouage pour découvrir les terres desMohicans, des Sioux et des Pieds Noirs...

    Montréal ? Une métropole immense, dure etmoderne d’aspect, un centre grouillant decommerce et d’industrie. Quatre-vingts pourcent, ici encore, sont de langue française etcependant dans la plupart des grandsbureaux, des banques, des grands magasins,c’est l’anglais qu’on parle le plus. […]Montez-vous vers le Nord ? Dans des vil-lages qui ressembleraient aux nôtres si lesmaisons n’étaient en bois, groupées autourd’une église en bois, elle aussi, le plus sou-vent, vous rencontrerez partout les Lafleur,les Lagroseille, les Trompette et les

    Mailloux. […]Avant tout, le Canadien français est resté unhomme de la terre, un agriculteur. Onretrouve, dans toute la province de Québec,des fermes qui, sur une échelle à peine plusgrande, reproduisent à peu de choses prèsl’exploitation agricole de chez nous, c’est-à-dire l’exploitation familiale. […]Homme de la mer aussi, on rencontre, enGaspésie, qui ressemble à la Bretagne, avecses rochers sévères, les mêmes hommes quenos pêcheurs bretons dont ils ont conservéle caractère exclusif et assez farouche.À un autre échelon social, les Canadiensfrançais ont choisi les professions libérales.Ils sont médecins, avocats, professeurs. Etceux-là aussi ont gardé tout le caractère dechez nous, ils forment des groupes assezfermés, ont leurs journaux, leurs revues.leurs bulletins... et ils s’adonnent volontiers,par goût, par besoin, par dilettantisme, à lapolitique.La terre, la mer, les professions libérales...J’allais oublier les artisans qui, eux aussi,ébénistes, graveurs, doreurs, que sais-je ? serecrutent presque exclusivement parmi lesCanadiens français. […]

    Économiquement parlant, le Canadien fran-çais, qui se sent petit devant les trusts, aparfois l’impression d’être lésé comme, enEurope et dans le monde, la France ressentparfois douloureusement le poids de servi-tudes financières ou industrielles.Mais n’est-ce pas eux, en définitive, qui ont

    choisi la meilleure part ? Et n’est-ce pasparce qu’ils sont restés fidèles au génie etaux traditions de la race, parce qu’ils ontgardé le sens de la personnalité humaine, del’effort individuel, du goût, de la recherche,de l’effort de la chose belle ou réconfortanteen soi, qu’ils ont pu traverser ces troissiècles et demi sans rien perdre de ce qui lesfaisait eux-mêmes ?

    Que dis-je ? Si l’on devait chercher quelquepart une image aussi fidèle que possible dela France d’hier, de nos goûts, de nos tradi-tions, ce n’est peut-être pas dans telle outelle province française qu’on la trouverait,mais dans quelque village du Canada.De même tel médecin, tel avocat d’ici, tel

    professeur, me donne-t-il une idée plusexacte de l’honnête homme du XVIIe siècleque la plupart de ceux de chez nous 20.

    Il en va tout autrement pour les États-Unis. En septembre 1946, l’écrivainentreprend un voyage à travers le pays,longeant d’abord la côte atlantique versle sud. Il s’arrête en novembre àBradenton Beach (Floride) où il demeure jusqu’en août 1947. C’est ensuite lesé jour en Arizona (Tucson etTumacacori) jusqu’à l’automne 1949.Après une halte à Carmel (Californie) jusqu’en juin 1950, il se fixe enfin àLakeville (Connecticut) qu’il ne quitte2

    Simenon en ArizonaCollection Fonds Simenon / Université de Liège.

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    qu’en mars 1955 pour rentrer en Europe.Ayant parcouru le pays de long en large,Simenon y demeure donc neuf ans, assezpour s’imprégner d’un mode de vie quilui pla î t, des paysages qu’il a traversés,des diverses couches sociales et de leursmentalités, assez pour qu’il puisse sepermettre de situer aux États-Unis treizeromans. Lieux d’habitation et régionsparcourues servent de cadres à ces récitsoù la spécificité américaine appara î t net-

    tement, bien que les héros des romansaméricains n’échappent pas aux pro-blèmes, aux obsessions et aux crises quiassaillent les protagonistes des autres fic-tions simenoniennes.

    Un réveil en Floride ! Ne doutonspas que Simenon se soit inspiré de sapropre expérience de Bradenton Beachdans l’ouverture des Fr ères Rico (1952)où les cris des oiseaux se mêlent aubruissement de la mer, même si EddieRico demeure en un lieu dit Santa Claraque l’on chercherait en vain sur unecarte de la côte occidentale de la Floride,mais qui transpose à coup sûr BradentonBeach.

    Comme tous les autres jours, c’étaient lesmerles, les premiers, qui l’avaient réveillé.[…]

    Ils commençaient juste au lever du soleil.Or ici, en Floride, le soleil se levait presqued’un seul coup. Il n’y avait pas d’aube. Leciel était tout de suite doré, l’air moite,vibrant du caquetage des oiseaux. Il nesavait pas où ils avaient leur nid. Il ne savaitmême pas si c’étaient réellement desmerles. C’était lui qui les appelait ainsi,depuis dix ans qu’il se promettait de se ren-

    seigner et qu’il oubliait de le faire. […] Ilsétaient plus grands que des merles du Nord,avec trois ou quatre plumes de couleur. Il enarrivait deux sur la pelouse, à proximité desfenêtres, qui engageaient leur bavardageaigu.Eddie ne s’éveillait plus tout à fait, prenaitseulement conscience du lever du jour et netrouvait pas ça désagréable. D’autres merlesne tardaient pas à arriver Dieu sait d’où, des jardins voisins sans doute. Et, Dieu saitpourquoi, ils avaient choisi le sien commerendez-vous matinal.

    À cause des merles, l’univers pénétrait unpeu plus son sommeil et mêlait des réalitésà ses rêves. La mer était calme. Il en enten-dait juste la petite vague, celle qui, se for-mant non loin de la plage en une ondulationà peine distincte, venait retomber sur lesable en un ourlet brillant et agitait des mil-liers de coquillages. […]Il ne se rendormit pas à fond, s’assoupit àmoitié, sans cesser d’entendre les merles etle bruissement de la mer. Une noix se déta-cha d’un des cocotiers du jardin et tombasur l’herbe 21.

    Quel contraste entre cet extrait et lesuivant qui nous entra î ne dans l’universminéral des grands espaces de l’Ouest !

     La Jument Perdue (1948) est un romandont l’action se déroule essentiellementen Arizona, à Tucson et dans les envi-rons de cette ville, le titre se réf érant aunom d’un ranch. Au cours d’un trajet envoiture qui le mène de Tucson à Sunburn– transposition de Toombstone, la citébien connue de l’histoire et des mythesde l’Ouest entretenus par les westerns –,le héros du roman, John Evans, dit CurlyJohn, âgé de soixante-huit ans, demeuresubjugué comme au temps de sa jeunes-se par le site presque irréel du GrandPassage. Un tel texte peut faire com-prendre pourquoi Simenon a été fasciné,lui aussi, par les montagnes du Far West,au point de s’installer pendant plus de

    deux ans en Arizona.

    Les deux hommes dépassaient Tucson, sedirigeaient vers la passe de l’Est, et l’airétait aussi pur que les autres matins, quetous les matins de l’année, pour ainsi dire,dans un univers qui semblait toujours vide.Miles Jenkins, avec ses dix-neuf ans, trou-vait naturel de rouler sur une route goudron-née, lisse comme un mica ou comme unecoulée d’argent, avec une belle ligneblanche au milieu et des écriteaux qui, aulieu d’annoncer la passe, portaient desnuméros.Cela frappa surtout Curly John quand ondépassa Narda, qu’on tourna à gauche etqu’on s’engagea un peu plus haut, sur lecontrefort des Rocheuses. On ne voyait plusTucson, caché par un autre pan de mon-tagne. Mais peu à peu, à mesure qu’onapprochait de Sunburn, John retrouvait lepaysage tel qu’il l’avait connu, cetteimmense plaine, ce plateau plus exactement,

    qui, d’ici, paraissait aussi rond et uni qu’uneassiette et que bordaient de partout desmontagnes que le soleil faisait passer dubleu au rouge, au rose, et à toutes les cou-leurs du prisme.N’était-ce pas, entre ciel et terre, un endroitdétaché du monde, comme suspendu dansun espace de pur cristal ? Quand il étaitarrivé, autrefois, il en avait eu la gorge ser-rée. Il avait cherché en vain une issue. Ils’était demandé un instant par où il avaitpénétré dans ce cirque céleste.Ce n’est qu’en avançant vers la montagne,

    barrière apparemment infranchissable,qu’on la voyait reculer d’abord, puis s’en-trouvrir, et qu’avec étonnement on poursui-vait sa route dans la plaine.C’était bien là le Grand Passage qu’il avaitconnu avec son déferlement de bêtes etd’hommes, avec aussi ceux qui s’arrêtaienten bordure pour y fonder leur ranch et ceuxqui, escaladant les rochers, entrouvraient lamontagne à coups de pic ou de dynamitepour y trouver le cuivre ou l’argent.Pour la première fois la question se posa àson esprit : qu’était-il venu faire ici ? […]Il était venu et il était resté. Il n’avait jamaispensé à repartir. […] Et cependant il auraitété en peine de dire exactement ce qu’ilaimait ici.La ville, Tucson, qui avait poussé à côté delui, qui était devenue une cité moderne,avec ses buildings et ses aéroports, il n’y

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    avait pas pris garde, il la connaissait àpeine.Le Grand Passage, lui, était resté tel qu’ill’avait vu en arrivant, avec des milliers depetits hommes qui venaient de partout, seraccrochaient au terrain, à la montagne ou àla plaine, s’entre-tuaient au besoin pourn’avoir pas à repartir 22.

    Un zeste de Suisse

    Après son retour en Europe,

    Simenon a surtout habité enSuisse romande, toujours près dulac Léman : à Échandens de 1957 à1963, à Épalinges ensuite et à Lausannede 1972 à sa mort survenue en 1989.Entre-temps, l’écrivain a mis un terme àsa carrière de romancier en 1972, ce quine l’a pas empêché ensuite d’enregistrerdevant un magnétophone vingt et unvolumes de Dict é es, puis de reprendre laplume pour rédiger ses M é moiresintimes. Si la Suisse est assez bien repré-sentée dans ces derniers ouvrages àcaractère autobiographique, elle estréduite à la portion congrue dans lesromans, dont trois seulement situent par-tiellement leur action à Lausanne ou àGenève. Encore n’y trouvons-nous pasd’évocation particulièrement suggestivede la région. Dès lors, pourquoi ne pas

    retenir ici, parmi ces trois romans, celuioù  Maigret voyage (1958) jusqu’àLausanne et où le chef de la police loca-le l’invite à dé jeuner « au bord du lac,dans une calme auberge vaudoise » 23 ?Le « petit vin blanc du pays qu’on avait

    servi frais dans une carafe embuée » 24

    pour accompagner « la viande séchéedes Grisons, du jambon et du saucissonde campagne, puis un poisson du lac, unomble chevalier » 25, est bien près demonter à la tête du commissaire… Bref,« Maigret devait garder longtemps le

    souvenir de ce dé jeuner dans le petit res-taurant qui lui rappelait une guinguettedes bords de la Marne, mais avec la gra-vité suisse, moins de piquant peut-être,plus de réelle intimité » 26. Et nousvoyons une fois de plus, dans un passagebanal, comment Simenon, en quelquesmots, met l’accent sur une caractéris-tique de mentalité. Vive la Suisse !

    Michel Lemoine

    1  Les Petits Hommes, Paris, Presses de la Cité,1976, p. 158.

    2 Lettre de Georges SIMENON à André GIDEdatée de Tucson, le 29 mars 1948, in GeorgesSIMENON-André GIDE, …sans trop de pudeur .Correspondance 1938-1950, Paris, Omnibus,1999, p. 134.

    3 Un Homme comme un autre, Paris, Presses de la

    Cité, 1975, pp. 53-54.4 Quand j’é tais vieux, in Œ uvres complètes,

    Lausanne, Rencontre, t. 43, pp. 359-360. Lesœuvres dont le titre sera suivi, dans les notes,

    d’une simple indication de tome et de pagination,sont citées d’après cette édition dont la publica-tion s’est étalée de 1967 à 1973; rappelons queles volumes consacrés aux romans de Maigret yfigurent en chiffres romains et les autres, enchiffres arabes.

    5  Les Petits Hommes, op. cit., pp. 157-159.

    6 Michel CARLY, Le Pays Noir de Simenon,Liège, C.É.F.A.L., 1996, p. 23.

    7 Maigret voyage, t. XX, p. 175.

    8 Le Client le plus obstiné  du monde, t. XII, p. 473.9 C é cile est morte, t. X, pp. 9-10.10 Le Cercle des Mahé , t. 21, pp. 153-156.11 Pedigree, t. 18, p. 295.

    12

     Id., p. 108.13 Le Destin des Malou, t. 23, p. 384.

    14 Le Cercle des Mahé , t. 21, p. 220.15 Mon Ami Maigret , t. XIV, p. 133.

    16 Le Voyageur de la Toussaint , t. 15, p. 335.

    17 Le Train, t. 37, p. 93.

    18 Id., p. 117.

    19 Le Coup-de-Vague, t. 12, pp. 10-12.

    20 Au Chevet du monde malade, in Mes Apprentissages. Reportages 1931-1946 , Paris,Omnibus, 2001, pp. 614-617.

    21 Les Fr ères Rico, t. 29, pp. 337-339.22 La Jument-Perdue, t. 24, pp. 54-55.

    23

     Maigret voyage, t. XX, p. 251.24 Id., pp. 252-253.

    25 Id., p. 252.

    26 Id., p. 256.

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    «Un zeste de Suisse »…Collection Fonds Simenon / Université de Liège.

    Collection Fonds Simenon / Université de Liège.

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     La vie de bohème, écrivait Jean deLa Varende, est l’antichambre del’ Acad é mie ou de la morgue.

    Simenon qui fut, de son propre aveu,« moitié lapin de choux, moitié lapin degarenne », a failli être bohème. Ses insa-tiables curiosités et, sans doute, une sorted’affinité cordiale, le poussèrent àcôtoyer assez irrégulièrement un grouped’artistes, rapins, candidats poètes,« musicos » qui se donnaient le titre etles allures de « derniers romantiques ».En 1919, ils tranchaient sur l’arrivismeambiant en émules de Rodolphe, deMarcel, de Colline, de Schaunard, leshéros idéalisés des Scènes de la vie debohème, d’Henri Murger, portant commeeux le béret de velours noir, cher aux

    ateliers artistiques, le chapeau à largesbords, genre sombrero, la cravate laval-lière, la longue pipe de terre entre lesdents.

    Au temps du petit Sim, reporter à laGazette de Lié ge, ces artistes avaient éta-bli leur cénacle au fond d’une ancienne

    venelle, la rue de Houpe 1. Ce véritableboyau aux pavés raboteux s’ouvre enco-re au n°13 de la rue des Écoliers qui

    longe le chevet de l’église Saint-Pholien.Nous sommes ici en un haut lieu de l’an-cien quartier des tanneurs. Malgré sonexiguïté, la voie permettait aux manœu-vres du bon métier de passer avec lesbrouettées de peaux ou d’écorces dechêne, pour accéder aux rivages deMeuse. Déchue au rang d’impasse,entrée dans le domaine privé, elle n’estplus qu’une servitude; elle dessert l’im-meuble occupé par une menuiserie,comme à l’époque des bohèmes.

    Avec son passage voûté, ses hauts

    murs tout en grisaille, ses portescondamnées, elle a conservé « le décormoyenâgeux à souhait » qu’elle présen-tait quand le Rouletabille de la Gazettela découvrit. Simenoniens, simenologuesou simples collectionneurs d’ambiances,ceux qui empruntent l’itinéraire Simenonaiment à s’attarder dans ce couloirombreux, à humer son atmosphère confi-née. Le temps semble s’être arrêté ici.On est en dehors du siècle. La voiedonne sur la petite histoire et la légende,dé jà …

    Les Hiboux

    Le nom de la plupart des bohèmesd’hier figure aujourd’hui enbonne place dans les monogra-

    phies et les catalogues d’art. Ils ont mar-qué profondément la vie artistique de laCité Ardente et au-delà de nos frontières.

    Je fais l’appel des ombres à l’entrée del’impasse : Auguste Mambour, LucLafnet, Edgar Scauflaire, RobertCrommelynck, Joseph Verhaege, CocoCaron, Fernand Steven, JosephBonvoisin, Emmanuel Meuris, MichelMorsa, Nènès Forgeur, Joseph Kleine,Jeph Lambert, Marcel Lempereur-Haut,Joseph Coulon, Rémy Veckmans, lesculpteur ébéniste Manette, le pianistecompositeur Léopold Betet, le guitaristeAlbert Nuez du cabaret de l’Âne Rouge,du côté des lettres, Robert Denoël, le

    futur éditeur, Ernest Bonvoisin, JeanLebeau, violoniste à ses heures, qui diri-gera la Gazette du Tourisme, sans oublierGeorges Simenon et le photographeAndré Maréchal.

    Nés quatre ou cinq ans avant le ving-tième siècle, les plus âgés parmi lespeintres formaient dé jà une bande avant1914. Ils montent au Sart Tilmanpeindre sur le motif, avant de prendre dubon temps à la laiterie Kilesse, « auRepos des Chasseurs », et de regagner laville, à pied, en chantant. Graveur, dessi-nateur et folkloriste, Charles Bury, qui

    participa à leurs escapades nous a laisséde précieux souvenirs 2 : « Dès la fin del’année 1912, se rencontraient dans lesrues de notre ville, des jeunes gens deseize à dix-sept ans, portant longue cra-vate lavallière et le chapeau mou des

    25

    Les compagnons de l’apocalypse

    Luc Lafnet, Bohème lié geois, 1922.

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    rapins montmartrois. […] Ils fréquen-taient l’Académie des Beaux-Arts etrêvaient de se consacrer à la peinture.Cependant, ils devaient travailler pour

    gagner leur vie […]. Les heures de loi-sirs, peu nombreuses en ce temps-là,étaient réservées au dessin et, chaque

    dimanche, par tous les temps, nos jeunesrapins s’évadaient vers les bois pour yétudier les divers aspects de la nature ety brosser une toile. […] Le bois du SartTilman, avec ses futaies, ses vallons et

    ses échappées vers les lointains horizons,offrait alors de magnifiques sujets pictu-

    raux. Nos jeunes artistes, porteurs d’uninsigne gravé à l’effigie d’un hibou, seplaisaient dans ce lieu enchanteur.

    Cela dura jusqu’au dimanche 2 août1914. Ce jour-là, nos soldats occupaientle Sart Tilman. Au crépuscule, un ciel desang donnait à la plaine, où se trouvaitun chariot, une impression de champ debataille. Contemplant ce tableau, nosartistes y trouvaient un sujet de peintureplutôt qu’une terrible prémonition de ce

    qui allait se passer là quelques jours plustard… »L’invasion allemande apporte, dans le

    sillage des uhlans de la mort, le couvre-feu, l’occultation obligatoire, les réquisi-tions, le rationnement. Nos hiboux peu-vent alors vraiment prétendre au titre debohèmes. Ils conna î tront les privations,la faim parfois et toujours une insatiablefringale de vivre. La liberté, comme lalumière, est mise sous le boisseau pourquatre longues années.

    Le feu sacré persiste cependant àcouver sous la cendre. Des nouveauxvenus à l’Académie des Beaux-Artsrejoignent les a î nés dans leur idéal. Leplus doué d’entre eux, qui est aussi leplus singulier, le moins conformiste,Luc Lafnet (1899 – 1949), touche-à-toutde génie 3 officialise « Le Cénacle desHiboux » dont il sera l’âme. La dédicacede ce nouveau temple de l’Art pour l’Arta lieu le « mardi 9 août de l’an de grâceet de guerre 1916 ». Il aura pour fonde-ments le travail, le travail toujours, letravail sans cesse, et l’amitié sincère etfraternelle, loin des « vanités pressantes

    qui font de l’art un marais purulent… »4

    .En ces temps sombres, on s’exaltecomme on peut !

    En avril 1917, le Cénacle organiseune sorte de salon d’ensemble, dans leslocaux du Journal de Liège : « Les

    6

     Le groupe de la Caque. De haut en bas et degauche à droite : Michel Morsa, peintre; ErnestBonvoisin, homme de lettres; Jean Lebeau, bohè-me; Marcel Lempereur, graveur sur bois; ConstantCaron, décorateur; Auguste Mambour, peintre;Joseph Kleine, peintre; Remy Veckmans, décora-

    teur; Léopold Betet, pianiste; Albert Nuez, philo-sophe et guitariste; Charles Bury, peintre; JosephBonvoisin, graveur et peintre.(Photo André Maréchal).

    La rue de Houpe© CGRI.

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    Hiboux ». Lafnet a dessiné pour l’affichele fameux oiseau nocturne. Il est vrai quela nuit tombe tôt dans la Cité qui porte ledeuil de son ardeur.

    Le 11 novembre 1918 était « un lundigris et morne, avec un ciel bas deToussaint. Liège était calme, avec un

    tout petit peu de fièvre. Neuf heures,quelques personnes colportent une nou-velle insensée : l’Armistice est signé !On hausse les épaules et on continue sonchemin. Dix heures : des drapeaux fontleur apparition aux fenêtres. On courtpour les voir… où ?… Oh ! Ce premierdrapeau se détachant sur le ciel gris !…Midi : les rues sont pavoisées. La foulese presse, bruyante dans la rue du Pontd’Avroy… » 5.

    Les farandoles de l’Armistice mar-quent le début d’une véritable renaissan-ce. Le renouveau sera aussi artistique,bien entendu. Les vieux ma î tres qui ontmarqué la Belle Époque se sont effacésdu … paysage. Nos hiboux forment lagénération montante. Ils montent jus-qu’au « thier de la Fontaine » où ils tien-dront leurs assises « dans un étrangegaletas ». Les bohèmes d’avant etd’après 14 sont aussi au coude à coude àl’auberge de « l’Âne Rouge », au 116 dela rue Sur-la-Fontaine, tenue par le chan-sonnier montmartrois Henri Gouyon ditHenri Lorrand. C’est là qu’un certainGeorges Sim chantera « Les moines deSaint-Bernardin ».

    Revenons à l’étrange galetas du thierde la Fontaine. Bien malin serait celuiqui pourrait aujourd’hui le localiser avecprécision. « Le plus savant de la bande 6,écrit Charles Bury, donna à ce local une

    appellation bien appropriée : la caque,mais cette résidence ne fut pas de longuedurée. »  Le cénacle émigre à l’ombre del’église Saint-Pholien. La grande aventu-re commence…

    J’ai eu la chance de côtoyer les der-niers témoins de la Caque. AndréeBonvoisin-Pietteur était du nombre.Bonne f ée des ateliers et des galeriesd’art, elle était demeurée fidèle à l’espritde la bohème; elle en était la mémoire, la

    gardienne des légendes. Écoutez-la. Elleavait conservé dans ses propos la libertéde ton des « derniers romantiques ».

    Une saison à la Caque

     J e n’ai fr é quent é  la Caque qu’unesaison, l’hiver 1919 - 1920, pen-dant la pé riode faste. Apr ès, j’ai

    courtisé  plus chaudement avec Jojo Bonvoisin 7 . L’impasse é tait, commeaujourd ’hui, fermé e par une porte… le

     petit couloir, l’escalier de bois… le palier du premier é tage… Le protocolevoulait qu’en entrant dans le local, on

     passe la main sur les statuts.- Les statuts ?- Oh ! « Les statuts » , ce n’é tait 

    qu’un terme ! Oui, c’é tait une couque de

     Dinant que Forgeur 8 avait cloué e là. Elle devait repr é senter un personnage,un Saint-Nicolas sans doute, quelquechose de long. « C ’est notre bé nitier »disait Ré my Veckmans qui a é t é  d é cora-teur au Royal. Chacun devait mettre undessin ou quelque chose de personnel aumur. Sim, lui, avait apport é  une feuilleoù il n’avait dessiné  que des bouches !Oui, des lèvres… Partout …  À terre, de la

     paille… On avait lié  de la paille en

    botte… On s’asseyait sur la paille,comme au Sart Tilman, chez Kilesse,« au Repos des Chasseurs ». L’enseignequi repr é sentait un chasseur, en buste,c’é tait une œuvre de Bonvoisin. Il pou-vait boire un verre à l’œil !

    - À la Caque ?- À la Caque, on s’é clairait avec un

    quinquet à mèche plate. Heureux qu’onn’ait pas mis le feu ! Jeph Lambert 9

    avait apport é  un poêle diable. J ’aimaisbien Jeph Lambert : il pratiquait l’hu-mour à froid. On buvait de bonnesbouteilles. Lafnet pillait la cave à vin deses parents, de gros bourgeois de la rue

     Louvrex. On chantait. Les « derniersromantiques » , comme ils s’appelaient,reprenaient en chœur : « C ’est l’angé lus!c’est l’angé lus ! » Jeph Lambert leur demandait : « Qu’avez-vous lu ? » Il y 27

    Dessin de Luc Lafnet.

     Nous sommes les moines de Saint Bernardin!!…Illustration de Jeph Lambert

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    avait un piano à la Caque. Nuez, le gui-tariste de « l’Âne Rouge » en é tait. […]On lisait Nietzche à haute voix, les livressacr é s de l’ Inde, des œuvres d ’ AnatoleFrance, et on en discutait. Le poète pr é -

     f é r é  , c’é tait Laforgue. Ré my Veckmans pleurait quand on r é citait des vers de Laforgue.

    - Et Lafnet ?- C ’é tait l’âme de la Caque… le plus

    romantique… Nous é tions partis enbande, un soir. Jean Lebeau jouait du

    violon dans la rue. Il passe en jouant 

    sous un r é verbère. « Tu lui as donné  uneâme » dit Lafnet.

    - Simenon ?

    - Oh ! Ce n’é tait pas le plus assidu. Il ne participait pas vraiment. Il venait 

     plut ôt en observateur.- Il s’intéressait aux filles de la

    Caque ?- Non ! Il allait voir les putes, rue de

    la Sir ène, du côt é  du Gai Moulin. Oui, ilcourait d é  jà les putes ! Il avait vouluentraî ner Bonvoisin…

    Sa rencontre avec l’art

     I l ne participait pas vraiment. Lesrapports de Simenon avec le groupeet l’esprit de la Caque ont toujours

    été ambigus. À l’attrait et à l’enthousias-me des premiers temps succèdent unecertaine réserve, voire de la répugnance,suivie de nouveaux emballements. Il

    semble que Simenon vive en marge de laCaque. Au milieu des délires poétiques,des appels à Dieu et au diable, il restelui-même : l’éponge, le reporter. Il veilleà ne pas s’enliser 10. « Il venait plutôt enobservateur. » L’intéressé confirme :« En les observant, j’avais l’impressionde pouvoir établir le diagnostic de cha-cun, de prévoir son sort. […] Je possède, je crois, une certaine lucidité qui me faitvoir, à la fois, les causes et les effets. Jesais ce que sont au fond les personnagespittoresques, et le sort qui les attend » 11.Il n’en reste pas moins que la curiositéqu’il porte par moments au mode de vieexcentrique des bohèmes le conduit à

    rencontrer celle qui deviendra sa premiè-re épouse, Régine Renchon; elle le porteaussi à l’intérêt permanent pour lemonde de l’art, « seule manifestationhumaine qui me paraisse mériter quelquefierté », écrit-il 12.

    En rencontrant Lafnet et les siens audébut de 1920, Simenon a rendez-vousavec l’art – c’est sa propre expression. Ilen a gardé « un souvenir d’une netteté degravure au burin ». Le romancier et lepeintre resteront liés d’amitié. Les deuxexilés se retrouveront à Montmartre,

    dans l’atelier de Lafnet, au fond d’unecour de la rue du Mont-Cenis. Il aurabeau, plus tard, renier les façons et l’uni-forme des bohèmes, ne les a-t-il pasadmirés, enviés, imités et suivis lors-qu’ils traversaient « le Carré », ravisd’être connus et reconnus ? Son passage

    à la Caque aura été « le révélateur de sontempérament artistique ». Quand il pous-se la porte basse qui donne sur cette courdes miracles, il est reporter; quand il ensort, il est l’auteur d’un « petit romanhumoristique de mœurs liégeoises » :« Au Pont des Arches ». Ce livret,aujourd’hui introuvable, porte l’estam-pille de la Caque : des illustrationssignées Forg, Luc, Jeph et J.C. (JosephCoulon).

    Que Simenon traite, selon seshumeurs, ses compagnons de l’impassede Houpe de génies ou de ratés, nousimporte peu. L’important est qu’il enparle… devenant à son tour l’illustrateurdu cénacle. Et c’est vrai que la notoriétédu groupe tient plus aux écrits et aux

    dictées du « transfuge » qu’aux raressouvenirs des témoins, encore moins auxtravaux des historiens de l’art. Après Le

     pendu de Saint-Pholien, les « derniersromantiques » entrent dans la légendeavec l’aura des « Compagnons del’Apocalypse ».8

    Luc Lafnet, Les pendus, gravure, 1931.

    Illustration de Jeph Lambert pour Le chansonnier lié geois, recueil populaire, 1920.

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    Le matin du 2 mars 1922, le fils dusacristain de Saint-Pholien avait décou-vert le corps sans vie de Joseph Kleine,pendu par son écharpe à la poignéed’une des portes de l’église. Crimedéguisé ou suicide ? « Le petit Kleine »étant un cocaïnomane notoire, la polices’empressa de conclure qu’il avait misfin à ses jours. « J’avoue que je ne mesouviens pas si j’ai eu le courage ou nond’écrire moi-même l’entrefilet relatant lesuicide de mon ami Kleine. C’était pro-bablement le plus talentueux d’entrenous tous » m’écrivait Simenon. La dis-

    parition de Kleine annonçait la fin ducénacle. La mort du jeune peintre déco-rateur n’était-elle pas un peu celle duromantisme ? Le cœur n’y était plus,mais l’âge était là… Les oiseaux de nuitde l’impasse de Houpe allaient bientôt

    quitter le réduit qui leur servait de nid.Simenon et Lafnet monteraient sur

    Paris. Denoël ferait de même. Leséditions Denoël, ça vous dit quelquechose ? Devenu « Prix de Rome »,Mambour devait découvrir l’art nègre etles couleurs de l’Afrique. MarcelLempereur partait pour Lille : il allaitépouser Rachel Nuez, rencontrée un soirà la Caque, dans le sillage d’AlbertNuez, son frère, le guitariste de « l’ÂneRouge ». C’est l’époque où, par piétéfiliale, il attache à son nom celui de samère, Louise Marie Haut. Devenu

    Lempereur-Haut, il animera les milieuxde l’avant-garde lilloise 13. Il est regardécomme l’une des figures majeures del’art moderne du Nord de la France.Rachel Lempereur sera la premièrefemme élue à l’Assemblée Nationale.

    « Tous, sans exception, sont devenus desratés », dictait Simenon 14, un matin demars 1973, dans un mouvement d’hu-meur…

    « Kleine et sa bande,ils sont vivants dans la légende.Parfois, le soir,dans le brouillard,ils passent, quand la lune s’éclipse,Compagnons de l’Apocalypse… »

    ( Le blues du Petit Kleine).

    Jean-Denys Boussart,Mayeûr de la Commune libre

    de Saint-Pholien-des-Prés.

    * Les documents qui illustrent cet article appartien-

    nent aux collections de l’auteur.1 En wallon de Liège, « ine houpe » est une large

    pelle de fer. La voie doit son nom à une enseigneen pierre sculptée qui surmontait l’entrée.

    2 La Bohème à Liège, in Li Clabot , n° du 15 f évrier1969.

    3 Peintre, graveur, illustrateur, affichiste, caricatu-riste, ce « talentueux dispersé », écrit JacquesParisse, Lafnet , 1985.

    4 Discours d’inauguration du « président » Lafnet.5 Gazette de Lié ge, n° du 12 novembre 1919.6 Luc Lafnet bien sûr. Une caque est une barrique

    où l’on empile les harengs salés.7 Joseph Bonvoisin (1896-1960), peintre, graveur

    au burin.

    8 Ernest Forgeur (1897-1961), peintre, illustrateur,dessinateur publicitaire, caricaturiste, il signaitForg.

    9 Joseph Lambert (1898-1948), peintre, illustrateur.

    10 Les trois crimes de mes amis, Folio, p. 115.

    11 Quand j’é tais vieux, Paris, 1970, p. 162.12 Ibidem, p. 169.

    13 Catalogue de la r é trospective Lempereur-Haut,au Musé e d ’ Art Moderne de Villeneuve d ’ Ascq,1985.

    14 Un homme comme un autre, p. 23.

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    Couverture d’un catalogue d’expositionde Luc Lafnet.

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    1945-1955Dix ans en Amérique du Nord. Dix

    ans et cinquante romans ! Dont quelques-uns des plus beaux : Lettre à mon juge,

     La neige é tait sale, Les Fant ômes du cha- pelier , Les Volets verts, un des livres lesplus poignants jamais écrits sur la solitu-de, L'Enterrement de Monsieur Bouvet ,

     Le Temps d'Anaï s, La Mort de Belle, LaPremière Enquête de Maigret , Un Noë lde Maigret , L'Horloger d'Everton dontBertrand Tavernier s'est inspiré pour sonpremier long métrage tourné à Lyon etqu'il a rebaptisé  L'Horloger de Saint-Paul… 

    Dix ans de bonheur ?C'est ce que Georges Simenon laisse

    entendre : «Les seules années de ma vieque j'aimerais revivre, Sainte-Marguerite,le Nouveau-Brunswick, la Floride,l'Arizona, Carmel et enfin cette maisonde Lakeville que je garde sans raison, par

    sentiment.»Lorsqu'il rédige ces lignes qui figu-

    rent dans Quand j' é tais vieux, le 9 no-vembre 1960, le romancier habite àEchandens, près de Lausanne, et cela faitcinq ans au moins qu'il a quitté les États-Unis et qu'il s'est réinstallé en Europe.

    Est-il sincère ?Fort probablement. Même si on pour-

    rait en discuter. Comme on pourrait dis-cuter de chacune de ses allégations et dechacune de ses sentences, disséminées çàet là, tout au long de ses œuvres autobio-

    graphiques.Ce qui ne semble pas discutable, entout cas, c'est qu'il se souvient . Qu'il sesouvient derechef.

    Comme toujours. Comme dans n'im-porte lequel et pour n'importe lequel deses livres : ceux qu'il a lui-même appelésles romans «durs» (le qualificatif de«psychologiques» ne lui plaisant pas,convaincu d'être «le contraire d'un psy-chologue» 1) et ceux formant l'imposantesaga des Maigret. Et sans doute ne s'est-il jamais autant souvenu qu'à cette époqueheureuse de sa vie. En quoi, son exil

    américain – un exil consenti de plein gré–  est incontestablement la période fastedu souvenir.

    Et celle, tout aussi faste, de la mémoi-re en action – en cr é ation.

    N'est-il pas frappant de s'apercevoir

    en effet que Simenon situe en France lagrande majorité des romans qu'il écrit enAmérique ? Et que ceux qu'il situe aux

    États-Unis, une douzaine, sont, à les exa-miner de près, assez peu américains, àl'exception peut-être de La Jument 

    0

    La mémoire en exil Collection Fonds Simenon / Université de Liège.

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    Perdue et de La Boule noire ? Qu'en

    outre ses deux romans les plus new-yor-kais, Trois chambres à Manhattan et Maigret à New York , sont pareillementdes œuvres où abondent les réminis-cences européennes ?

    Dès qu'on les met en parallèle, on serend d'abord compte qu'ils offrent beau-

    coup de similitudes et de points deconvergence. Si la «chambre» joue, il vasans dire, un rôle essentiel dans Troischambres à Manhattan, elle est loin deconstituer un accessoire, un simple élé-ment décoratif dans Maigret à New York .D'une certaine manière, elle est même,ici, plus importante encore puisque aussibien c'est la vision de l'étrange pièce

    qu'occupe Joachim Maura à l'hôtel Saint-Régis qui va pousser Maigret à agir et àne pas quitter les Etats-Unis sans avoir,avec la complicité du capitaine de la poli-ce f édérale O'Brien, conduit jusqu'aubout son enquête. Du reste, les chambresy sont nombreuses – et le périple deMaigret, du jour de son arrivée à NewYork à celui de son départ (plus ou moinsdeux semaines), n'est pour ainsi direqu'une succession d'allées et de venues,d'entrées et de sorties, d'une chambre àl'autre, d'une chambre luxueuse à une

    chambre misérable (celle, notamment, deLucile), du nord au sud de la ville.Il y a les bars aussi – lieux clos par

    excellence. Et, par corollaire, la tentationde l'alcool. Bien sûr, dans Trois chambresà Manhattan, leur fonction est détermi-nante, presque emblématique. Mais, dans

     Maigret à New York , elle n'est pas du toutnégligeable. On remarquera à ce proposque Maigret se comporte dans les bars dela Babylone moderne comme un étran-ger, pour ne pas dire comme un touriste«français moyen» de passage. Y comprislorsqu'il y entre «comme ça», ainsi quel'attestent ces quelques mots : «Tout seulà un coin du comptoir, il vida deux verresd'alcool, coup sur coup, paya et sortitcomme il était entré.» Ce qui lui conf èreune certaine ressemblance avec les hérosde Trois chambres à Manhattan, FrançoisCombe et Kay, qui sont, eux également,deux vrais étrangers à New York, sanscesse attirés par les bars. Et s'il est, lui,Maigret, un commissaire de police à laretraite parti à la recherche, presque mal-gré lui, d'une vérité lointaine et d'un se-cret à découvrir, François Combe et Kay

    sont, en contrepoint, deux épaves sur lavoie de la rédemption.Et puis il y a les similitudes de forme.

    Tout au long des deux romans, on ren-contre des vocables anglais transcrits encaractères italiques : subway, drugstore,nickel, business, showgirls, room service,

    trench-coat, chewing-gum, night cap,desk ... Avec le recul, si on veut bien ou-blier que Trois chambres à Manhattan aété écrit en janvier 1946, juste après queSimenon a rencontré Denyse Ouimet (quiva devenir, on le sait, sa seconde femme),et Maigret à New York en mars de lamême année, ils font quasiment sourire.Comme fait sourire, par exemple, l'ex-

    pression «boutique à saucisses», au pre-mier chapitre des Trois chambres à

     Manhattan.À quoi s’ajoutent des similitudes

    dans les noms des quartiers, des lieux vi-sités et des artères parcourues, TimesSquare, Greenwich Village, la CinquièmeAvenue, Broadway... Sans omettre la ré-f érence précise dans chacun des deuxlivres à un tailleur qui est quasiment uneimage d'Épinal. Ou plutôt un cliché sime-nonien.

    Mais peut-on pour autant parler de

    romans américains ?On n’en a guère l’impression et c’està peine si, à travers ces deux œuvres, onsent vivre New York. À peine si on sesent plongé au cœur d'une ville grouil-lante, trépidante et tentaculaire. À peinesi on est gagné, au fil des pages, par unsentiment de dépaysement… Et on se ditqu'au fond l'histoire de Trois chambres à

     Manhattan et celle de Maigret à NewYork pourraient fort bien se déroulerailleurs et que ce serait fort probablementles mêmes errances et les mêmes péripé-ties que raconterait Simenon.

    C’est peut-être un de ses grands para-doxes : il n'y a rien de pittoresque,d'exotique chez lui, ni dans ces deux fa-meux romans new-yorkais, ni davantagedans tous ses autres livres, où qu'ils sedéroulent en Europe. Ni même dans ceuxqui se passent «au bout du monde», quece soit en Turquie ( Les Clientsd'Avrenos), au Gabon ( Le Coup de lune),à Panama (Quartier nègre) ou à Tahiti(Touriste de bananes). Ce qu'on y trouve,de loin en loin, par petites touches, cesont seulement des bribes et des mor-

    ceaux de couleurs locales mais il est clairque ces notations n'apportent pas grand-chose, qu'elles n'orientent jamais le sensprofond d'un récit. Et qu'elles ne contri-buent en rien à le singulariser. Elles sontlà comme les lucioles dans la nuit d'undrame ou d'une tragi-comédie, dans le   31

    Collection Fonds Simenon / Université de Liège.

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    destin d'un homme ou d'une femme ordi-naires, les hommes et les femmes de par-tout (ou de nulle part, de Noland ), enproie à leurs propres démons.

    À cet égard, les premiers paragraphesdu chapitre 7 de Maigret à New York sonttrès parlants. Il est dix heures du matin etMaigret vient tout juste de se lever danssa petite chambre de l'hôtel Berwick, le-

    quel, par rapport à l'hôtel Saint-Régis oùlogent Joachim Maura et son secrétaire,est des plus modestes. Et voilà qu'ilgagne la salle de bains, éclairée par unagréable soleil matinal. Simenon décrit lascène : «À cause de ce soleil, d'ailleurs, ilavait accroché son miroir à l'espagnolettede la fenêtre, et c'était là qu'il se rasait,comme à Paris, boulevard Richard-Lenoir, où, le matin, il avait toujours unrayon de soleil sur la joue quand il se fai-sait la barbe.» 

    Puis Simenon ajoute cette phrase qu'il

    convient de prendre au pied de la lettre etdont la portée exacte est immense :« N'est-ce pas une erreur de croire que lesgrandes villes sont diff érentes les unesdes autres, même quand il s'agit de NewYork, que toute une littérature représentecomme une monstrueuse machine à ma-laxer les hommes ?»

    Difficile d'être plus explicite.Et difficile de croire, après avoir lu un

    tel propos, que Simenon a versé, au coursde sa longue et fructueuse période améri-caine, dans le roman allochtone, commel'ont fait par exemple Pierre Loti, Claude

    Farrère, Francis de Croisset ou Henri deMonfreid.

    Dans son gigantesque catalogue, lesromans écrits «à chaud» sont plutôt rares,et il n'arrive presque jamais que les dé-cors que Simenon fait voir dans unouvrage coïncident avec ceux de l'endroitoù il le rédige et où il se trouve en chairet en os, enfermé avec sa machine à écri-re, volontairement coupé du monde exté-rieur entre les quatre murs de son bureau.Bien que Trois chambres à Manhattan et

     Maigret à New York fassent partie de ce

    tout petit corpus, ils n'échappent ni l'un nil'autre à l'expérience de la mémoire, tant ilest vrai que le roman n'est jamais que laconcrétion d'une suite ininterrompued'états psychiques antérieurs, proches oulointains.

    Simenon a presque toujours écrit

    «loin des yeux», guidé par les fils innom-brables de sa mémoire, par le grand«nombre d'impressions, d'images,d'odeurs, de sensations tactiles 2 » qu'il aenregistrées depuis son enfance – et c'estle cas des dizaines d'aventures deMaigret se passant à Paris, en particuliercelles de la dernière période, pourtantbeaucoup plus «parisiennes» que les pre-

    mières, et qui ont été menées à biend'abord aux États-Unis et, ensuite, enSuisse romande. Le meilleur exempleest, je pense, Les M é moires de Maigret où, justement, Simenon raconte commentson commissaire, après être entré à laBrigade de la voie publique, «découvre»la ville-lumière, et qui est un ouvragequ'il a composé en 1950, à Lakevilledans le Connecticut.

    Comme s’il était envoûté, au sensphysiologique du terme, par ses souve-nirs. Comme s'il était nourri, engavé par

    son propre compost. Électrisé par uneinfinité d'ondes de choc propagés au plusprofond de lui-même.

    En somme, c'est de l'autobiographiequi se pervertit, se dégénère, se dénature.Puis qui, soudain, s'incarne «dans lapeau» des autres. À croire que Simenon,chaque fois qu'il écrit un roman, subit etvit une incroyable métempsycose.

    S'il fallait coûte que coûte donner untitre générique à l'ensemble de sonœuvre, il serait des plus simples et desplus évidents : Je me souviens.

    Extrait de l’ouvrageSimenon ou le roman gris

    de Jean-Baptiste Baronian,

    Éditions Textuel.

    1

    Dans sa dictée, Je suis rest é  un enfant de chœur ,publiée en 1979, Simenon parle plutôt de «romans-tout-court» et affirme qu'il «déteste» les mots«romans psychologiques». En revanche dans Destiné es, dictée éditée en 1981, il utilise l'expres-sion de «romans durs», avant de dire moins bruta-lement que le «qualificatif » de psychologique nelui «pla î t pas».

    2 In Vent du Nord, vent du Sud , Paris, Presses de laCité, 1976.

    2

    À l’heure où Georges Simenon fait son

    entrée dans la prestigieuse «Pléiade»,voici une lecture originale de l’œuvrerenouvelant l’image du grand romancieret la vision de son univers singulier.Jean-Baptiste Baronian ne se limite passeulement ici à l’exégèse de certainsaspects de l’œuvre simenonienne, il endémontre aussi l’extrême cohérence et laprofonde originalité. Simenon est en effetà l’origine d’une nouvelle couleurlittéraire, à quelques lieues de lalittérature noire et de la littératureblanche : Simenon a inventé le «romangris».

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    On me dit : vous avez écrit deslivres consacrés à Simenon 1.Vous êtes une femme. Peu de

    vos consœurs ont écrit sur Simenon :n’était-il pas misogyne ? Comment pou-vez-vous l’admirer ? Que pensez-vous deSimenon et les femmes ?

    Question insidieuse, question-piège,

    à coup sûr. On ne peut y répondre defaçon valable qu’en posant d’abord uneautre question : savons-nous vraimentqui fut Simenon ? Qui fut cet homme àla fois banal et génial qui s’est toujoursavancé masqué comme un voleur et dontl’identité profonde demeure, aujourd’huiencore, indéfinie ? Tous ses biographesle reconnaissent : lorsqu’il se dit auto-biographique, on ne peut lui faireconfiance. Quand il prétend parler direc-tement de lui-même, sans passer par letruchement de ses personnages, il le fait

    la plupart du temps très mal. Son dis-cours devient totalement décevant et par-fois, mensonger. Pour revenir à notresujet, que nous dit-il, par exemple, à pro-pos des femmes ?

    Il affirma devant Fellini qu’il en eutdix mille, qu’il fallait compter, parmi

    celles-ci, beaucoup de prostituées, car ilne pouvait se passer des prostituées.Certains en ont conclu, ipso facto, qu’ilétait un obsédé sexuel, un pervers, unnévrosé… les accusations de sa femmeDenise sont, à ce sujet, particulièrementvirulentes. Faut-il vraiment verser,comme ces détracteurs – et commeSimenon lui-même, – dans l’outrance etla caricature ? Disons simplementqu’une fois de plus, Simenon a probable-ment arrangé la vérité. Le vrai Simenonne se trouve pas dans ces ragots et ces

    rumeurs : il faut le chercher dans sonœuvre. La provocante désinvolture desdéclarations simenoniennes cache la plu-part du temps une grande angoisse et unelongue exigence intérieure qui ne serévèlent que dans ses livres. Or, dans sesromans les plus sincères, quelle imagede la femme trouve-t-on ? D’abord, lamère. La première femme de Simenonfut sa mère : c’est le cas de tous leshommes, me dira-t-on, mais cette mère-là eut une importance cruciale dans lavie de son fils. Elle le marqua de façon

    indélébile et cette marque resta, au cœurde l’enfant mal aimé, une blessure qui neguérit jamais. Dans Lettre à ma mère,Simenon raconte comment, une semainedurant, à l’Hôpital de Bavière où il ser-vait jadis la messe, il assista, jour après jour, à l’agonie de sa mère. Avec une

    lucidité implacable, il chercha, en cesinstants cruciaux, à comprendre pour-quoi sa mère lui fut toujours une totaleétrangère :« Nous sommes dans ta chambre d’hôpi-tal comme deux étrangers qui ne parlentpas la même langue […] et qui seméfient l’un de l’autre […] on dirait quetu me soupçonnais toujours des piresméfaits. » Telle est donc la premièreconfrontation avec l’univers f éminin :une expérience traumatisante, terrible-ment négative.

    La femme ne fut, pour l’enfantSimenon, que froideur, incompréhension,méfiance presque hostile. Doit-on s’éton-ner dès lors si l’on trouve, dans l’œuvredu romancier, tant de femmes domina-trices, frigides, castratrices ? C’est toutle drame du docteur Alavoine, dans

     Lettre à mon juge : subjugué par deuxfemmes redoutables, sa mère et son

    épouse, il finit par les rejeter « pour pou-voir enfin vivre », ce qui le conduit aucrime. Cependant, dans cet universdésespéré, la clarté et l’espoir ne sontpas complètement absents : Simenonécrivit quelques vraies histoires d’amour,d’autant plus significatives qu’elles sont   33

    Simenon et les femmes

    Simenon et sa mèreCollection Fonds Simenon / Université de Liège.

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    rares, allusives, pudiques et comme fur-tives. Dans Le petit saint , Trois cham-bres à Manhattan, Le voyageur de laToussaint , la femme et la sexualitédeviennent synonymes d’innocence oude renaissance. Ce sont des momentsinouïs, des instants de joie, de fusionavec le monde, des pages jubilatoires quidonnent à l’univers de l’écrivain sa véri-table dimension. Le petit saint est unroman lumineux qui appara î t comme unesorte de compensation, de contrepoint àla réalité vécue à l’époque. Il a été écrit,en effet, dans sa période particulièrementsombre de la maladie et de l’internementpsychiatrique de Denise, l’épouse

    dépressive. Simenon confia à son amiMambrino qu’il eut l’impression, aumoment de la rédaction de cet ouvrage,« d’approcher enfin de ce qu’il avait tou- jours cherché à exprimer ». Le « petitsaint » deviendra un peintre renommé,après avoir vécu une enfance à la foispauvre et comblée, grâce à la présencerayonnante de sa mère, une marchandedes quatre saisons dont la vie s’organi-sait au rythme des Halles et de ses rela-tions amoureuses. Cette femme-là appa-ra î t comme l’exact contraire de la sombremère de Simenon : la figure maternelle,dans l’esprit du « petit saint », resteratoujours l’incarnation de la nature bien-veillante et généreuse, malgré la misèredu contexte quotidien. Le souvenir de samère se déshabillant devant lui sans gêneet sans arrière pensée est une image de

    pur bonheur, une de ces images claires etingénues qui domineront sa vie et sonart. « Cela ne la gênait pas, l’été de res-ter nue dans la chambre et même dans lacuisine. Quand elle n’avait pas noué songros chignon roux, les cheveux lui pen-

    daient jusqu’aux reins et au bas de sonventre un peu rebondi, les poils étaienttrès fins… Elle était gaie et il lui arrivaitsouvent de chanter en faisant le ménage,quand elle avait le temps de le faire… ».Cette nostalgie d’une sexualité heureuse,accordée à l’élan vital, Simenon l’expri-mera plusieurs fois, notamment dans Levoyageur de la Toussaint et Trois cham-bres à Manhattan. Ces histoires d’amourdeviennent alors « des vies commeneuves » où « l’on repart à zéro ». Cesont des aventures exceptionnelles quiexigent un dépouillement total. Animéespar un grand souffle passionnel, elles bou-leversent toutes les conventions, les ambi-tions de toutes sortes. Gilles Mauvoisin,« le voyageur de la Toussaint », abandon-ne la fortune dont il a hérité et Alice, lapetite bourgeoise qu’il a épousée, pourvivre avec une femme de sa race : « ilssont tous deux d’un autre bord (…)d’une autre sorte, de la souche des fugi-tifs des errants. « Colette et Gilles sefont face, au seuil de leur vie nouvelle,et ne trouvent pas de mots pour exprimerleur joie ». La rencontre de Kay et de

    François, dans Trois chambres à Manhattan, a la même valeur de révéla-tion : « Il était seul avec sa chair triste etil avait rencontré Kay. Et ils avaientplongé tout de suite aussi loin dans l’in-timité de leurs êtres que la nature humai-ne le permet […]. Voilà deux êtres qui

    gravitent chacun de leur côté sur la sur-face du globe, qui sont perdus dans les

    milliers de rues pareilles les unes auxautres, d’une ville comme New York. Etle Destin fait qu’ils se rencontrent. Etquelques heures plus tard, ils sont sifarouchement soudés l’un à l’autre quela séparation leur est insupportable. »

    Ainsi, sans en avoir l’air et commesans le savoir, Simenon pose les grandesquestions de la solitude et de l’amour.À ce moment, il nous propose tout autrechose que du sexe, qu’un sensualisme àfleur de peau ou une psychologie freu-dienne des impulsions.

    Simenon et les femmes ? À la limite,cette question anecdotique a peu d’im-portance. Retenons plutôt chez l’écrivaincette obscure quête de l’amour qui, danscertains romans, est assimilé au Destin –et remarquons que Simenon, en l’occur-rence, accorde un D majuscule au motDestin.

    Anne Richter

    1 Simenon malgr é  lui, Pré aux Sources /BernardGilson 1993. Réédition La Renaissance du Livre2002. Prix du Parlement de la Communauté fran-çaise 1996.4

    Simenon lors de son voyage à TahitiCollection Fonds Simenon / Université de Liège.

    Femmes de Varsovie, photo de Georges SimenonCollection Fonds Simenon / Université de Liège.

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    Avec, à vue de nez et sans calculprécis ni définitif, un peu plus decent-cinquante adaptations pour

    le cinéma ou la télévision, tous pays ettous types de production confondus, etsurtout sans faire le détail des œuvresaudiovisuelles qui cachent mal leur sour-ce d’inspiration, Simenon semble détenirencore un des records de profusion et de

    surabondance qui caractérisent tant sontravail et son identité. Bien sûr, dansune telle filmographie, le pire côtoieallègrement le meilleur, et la fidélité àl’œuvre écrite n’est que passagère, voirefugace. Il n’empêche que quelque chosede profondément fort, de suffisammentinscrit dans le texte de Simenon, malgréles nombreux obstacles de l’adaptation(le financement de la production, lechoix du casting, l’adaptation du scéna-riste, l’imagination des décorateurs, lasensibilité du réalisateur) finit toujours

    par passer, de gré ou de force, dans lesimages du grand ou du petit écran.Morceaux choisis et commentaires éparspour un premier abordage de cette vastefilmographie… 1

    Sur les grands écrans(ces toiles où l’on projette

    la vie des gens…)

    En 1932, Jean Renoir adapte La

     Nuit du carrefour et donne le rôledu dé jà célèbre Commissaire

    Maigret, créé seulement trois ans plustôt, à son frère, Pierre Renoir, dont le jeuet les attitudes ré jouissent d’ailleursénormément Simenon. Le son au cinémaest toujours en France un terrain d’expé-rimentation. Renoir s’amuse desmasques sonores (la route, élément nar-ratif de première importance, structureautant l’espace visuel que l’espace sono-re) et de la construction dramatiqueautour des points d’écoute (le micro est

    toujours attaché à la caméra et les nom-breuses profondeurs de champ établis-sent les rapports de force entre les per-sonnages). Visuellement, l’œuvre est fas-cinante (la brume, la boue, la pluie, leclimat crépusculaire, le charisme desacteurs, la lumière, la composition de

    l’image, comme lors de la dernière scènequi pose autour de l’escalier de lademeure un choix moral à l’héroïne,absent par ailleurs du roman). Le film

    s’avoue cependant relativement incom-préhensible (la légende, parmi de nom-breuses explications non moins rocam-bolesques 2, veut que Jean Mitry, alorsacteur sur le tournage, égara une bobine

    en la portant au laboratoire…).Très vite, Le Chien jaune (Tarride,1932) puis La T ête d ’un homme(Duvivier, 1933), sortent sur les écrans,mais aucun de ces trois Maigret ne rem-porte de réel succès ni ne pla î t àSimenon qui décide de ne plus accepteraucune proposition d’achat des droitsd’adaptation cinématographique. Cegeste d’humeur ne dure pas longtempspuisque dès 1939 une nouvelle adapta-tion est mise en chantier (celle du roman

     Le Locataire, mais qui ne verra jamais le

     jour : le négatif fut détruit dans un incen-die de laboratoire en 1940). Désormais,les ventes des droits au cinéma puis à latélévision deviennent une source finan-cière très importante pour le romancier.

    Durant l’Occupation, pas moins dehuit films sont tirés des œuvres de

    Simenon, dont l’intrigant Les Inconnusdans la maison d’Henri Decoin, en 1942.Le réalisateur trouve dans l’univers duromancier une heureuse source d’inspira-tion qui donnera d’ailleurs deux autresde ses meilleurs films, L’ Homme de

     Londres en 1943 et La V é rit é  sur Bé bé  Donge en 1951. Dans Les Inconnus dans

    la maison, adapté par Clouzot pour

    Decoin, Raimu joue un avocat ivrogne,véritable épave humaine incapable deplaider depuis bien des années (commedans nombre de Simenon, la raison decette déchéance est bien entendu unefemme…). Mais l’avocat sort de sa tor-peur pour défendre le petit ami de safille qui le déteste. Le plaidoyer final,qui use tous les registres (la colère, l’em-pathie, la complicité, etc., pour faire setrahir le vrai coupable à la barre), est unnuméro d’acteur captivant et terriblementséduisant. Le discours l’est nettement

    moins, puisque le personnage fait unevéritable leçon pétainiste aux parentsprésents dans la salle, accusés de relâ-chement généralisé des mœurs. L’avocatplaide ainsi pour un ordre patriarcal fort,

    une idéologie pour le moins vichyste (lecinéma américain et ses vamps sexy et   35

    Le petit cinémade Georges Simenon Simenon et Gabin :comment fumer la pipe de Maigret…

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    perverses sont également mis sur le bancdes accusés). De surcro î t, le coupablen’est autre que l’étranger du village 3

    (dont les origines « orientales » et lesindices de judaïté sont néanmoins tusdans le film, au contraire du roman deSimenon). Assez logiquement, l’œuvreconnut l’interdiction de projection à laLibération. Si le remake de Lautner en1992 avec Belmondo dans le rôle princi-pal, L’ Inconnu dans la maison, est loinde poser ce type de problème idéolo-gique, il est également loin d’égaler laforce dramatique de l’œuvre originale.

    Sans revenir ici sur l’ambiguïté duromancier durant la Deuxième Guerremondiale, on rappellera toutefois com-bien Simenon évita de prendre parti lorsdes grands tournants de l’Histoire, seréfugiant dans un monde globalementfantasmatique où ne peuvent régner, sansconcession, que les valeurs de la petitebourgeoisie du début du siècle. L’auteur,d’une extrême prudence formelle, seborna le plus souvent à quelques vaguesallusions aux événements historiquespour en tirer une toile de fond sur laquel-

    le il pouvait alors projeter des intriguesd’un autre âge. Il n’est dès lors pas éton-nant que ce refus d’engagement et cetétat d’esprit relativement conformistefirent de lui l’un des écrivains les plusadaptés au cinéma durant l’Occupation.

    Raimu est encore un homme déchudans Monsieur La Souris, signé parGeorges Lacombe, en 1942. L’adaptationdu scénario et des dialogues est due àMarcel Achard, dont on reconna î t aisé-ment la « patte » dans la bouche des clo-chards qui se donnent joyeusement du

    « Môôôssieur » vache. L’acteur est iciun sans-abri burlesque menant uneenquête policière. Le thème, très récur-rent chez Simenon, des apparences quine sont pas ce qu’elles sont et des habitsqui ne font pas les moines 4, est ici joyeu-sement exploité.

    Parallèlement, la firme Continental selance dans une série d’adaptations desaventures de Maigret, interprété parAlbert Pré jean : Picpus (1943) et LesCaves du Majestic (1945), tous deux de6

    Les Maigret du cinéma…De gauche à droite : Pierre Renoir, Harry Baur,Albert Pré jean, Michel Simon, Maurice Manson etJean Gabin.

    Simone Signoret et Alain Delon dans La Veuve CoudercCollection Fonds Simenon / Université de Liège.

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    Richard Pottier, et C é cile est morte dugrand Maurice Tourneur (1944) qui relè-vent de la comédie policière notammenten raison de la présence de l’acteurzazou Gabriello 5 dans le rôle de l’assis-tant Lucas, pataud et bafouilleur à sou-hait (ses problèmes d’articulation sont unvrai défi à la compréhension des dialo-gues). Le médecin parle gastronomieface au corps d’une jeune femme décapi-tée, Maigret est la risée de ses collabora-teurs qui lui offrent gracieusementquelques canulars, et le commissaire lui-même insulte son supérieur suite à unimbroglio téléphonique. Bref, des filmsconçus autour des petits bonheurs de la

    réplique accrocheuse et de l’esprit derépartie.À la sortie de la guerre, de retour

    après trois années à Hollywood, JulienDuvivier réalise un chef-d’œuvre avecPanique (1947), tiré des Fiançailles de

     Monsieur Hire. Michel Simon, misan-

    thrope hirsute s’y révèle d’abord inquié-tant (il se plaint au boucher du manquede sang dans la viande, attire la méfiancedes voisins et des commerçants, épiecaché derrière ses rideaux la jeune filled’en face dans ses moments d’intimité)avant d’être réhabilité par le génie de lamise en scène en un homme brave etsensible, infiniment romantique, bouc-émissaire idéal condamné par la foule(on pense à ces deux terribles scènes enmiroirs, lorsque Monsieur Hire est persé-cuté par les habitants du village, d’aborddans l’attraction foraine des petites voi-tures, puis sur la place du village, obligéde se réfugier sur les toits pour éviter lelynchage). Viviane Romance, sans doutela plus trouble des vamps du cinémafrançais, est son cruel bourreau. Le film,incroyablement sordide, en opposant letaciturne Monsieur Hire (qui cache unnom étranger) aux rumeurs ignobles dela foule, dénonce avec force l’idéologievichyste. À nouveau ici, la version pos-térieure, due à Patrice Leconte, en 1989,

    avec un Michel Blanc et une SandrineBonnaire aux antipodes des personnagesde Duvivier, para î t bien pâle.

    Mais la production cinématographi-que française n’est dé jà plus la seule às’intéresser à l’œuvre de Simenon. EnGrande-Bretagne sortent Temptation   37

    Les Maigret du cinéma…De gauche à droite : le Japonais Kinya Aikawa, leRusse Boris Ténine, l’Italien Gino Cervi etl’Anglais Charles Laughton.En bas Jean Morel au théâtre et Jean Richard à latélévision.(Illustrations extraites de l’ouvrage Simenon. Biographie de Pierre Assouline, Éditions Julliard).

    Les 100000 visages deJules Maigret

    Les époques et les pays ont fait du com-missaire Maigret un personnage étonne-ment protéiforme. Si la télévision françai-

    se a imposé le physique débonnaire etles rouflaquettes blanches de JeanRichard durant plusieurs décennies, lecinéma et les télévisions étrangères ontproposé bien d’autres acteurs. Le pre-mier à avoir interprété le commissaire estPierre Renoir, et, si l’on en cro î t FentonBresler (auteur de L’Énigme Simenon ,1985), il fut longtemps le préféré deSimenon qui reconnaissait en ses gesteset ses attitudes celles de son Maigret.Abel Tarride, petit et gros, Harry Baur, au« faciès tragique et mou », toujoursselon Simenon, et Albert Préjean, généra-

    lement considéré comme trop jeune etvraiment trop léger, lui succèderont.Michel Simon l’interprétera brièvementmais brillamment dans un film àsketches de Verneuil. Jean Gabin, enfin,séduira Simenon, sans doute plus poursa popularité que pour sa composition.À l’étranger, les Maigret se bousculent.Le grand Charles Laugthon s’y essaiemais ne parvient pas à convaincre. EnItalie, Maigret prendra les traits sobresde Gino Cervi, en Angleterre ceux trèsdivers de Rupert Davies, Michaël

    Gambon et Richard Harris. Maigret estencore Heinz Rühmann ou Kees Bruce enAllemagne, Boris Tenine en Russie, IanTeuling en Hollande, Kinya Aikawa auJapon et Maurice Manson dans un filmbelge des années cinquante (Maigret diri- ge l ’ enqu ê te ). Enfin, aujourd’hui, c’est lasilhouette épaisse de Bruno Cremer qu’ilemprunte sur nos petits écrans. Avec sespoings lourds, son air de ne jamais ytoucher, sa présence massive dans lecadre tout en donnant toujours l’impres-sion d’en être absent, comme en attentede quelque chose, l’acteur incarne le per-

    sonnage peut-être de la plus belle maniè-re qui soit, en affirmant d’abord unesituation et un point de vue. Maigret, ilest vrai, c’est avant tout un regard.

    D.T.

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     Harbour (Confort, 1946), The Man WhoWatched Trains Go By (French, 1952),The Midnight Episod (Parry, 1950), The

     Bottom of the Bottle (Hathaway, 1956)avec Joseph Cotten, A Stranger in the

     House (Rouve, 67); aux États-Unis, The Man of The Eiffel Tower (Meredith,1948), A Life in the Balance (Horner,1955), The Brothers Rico (Karlson,

    1957); en Autriche, Maigret und seingr össter Fall (Weidenmann, 1966); enAllemagne, Der Morder (Runze, 1979);en Italie, Maigret à Pigalle (Landi,1967); et, enfin, en Belgique, avec unmystérieux Maigret dirige l’enquête deStany Cordier 6 en 1956. Impossible detous les recenser ici.

    Si la plupart de ces films sont d’ai-mables et honnêtes adaptations, prenantplus ou moins de grandes libertés avecles textes de Simenon, c’est toutefois enFrance qu’il faut encore revenir pour

    voir les œuvres cinématographiques lesplus intéressantes. Et puisque les mul-tiples diffusions télévisuelles les ont ren-dus célèbres ou tout du moins très popu-laires, on laissera à chaque lecteur lesoin de ses préf érences. Citons, en qua-trième vitesse et pêle-mêle, les adapta-tions de Marcel Carné, films mineursdans la filmographie du cinéaste, d’aborden 1949 avec La Marie du Port (premiè-re incursion de Jean Gabin dans l’uni-vers de Simenon que l’acteur arpenterasouvent par la suite), puis en 1965 avecTrois chambres à Manhattan, et cellesd’Henri Verneuil : Le Fruit d é  fendu, en1952, avec Fernandel et FrançoiseArnoul, Brelan d ’as, film à sketches de1952 également, dans lequel sont mis envaleur les personnages de Steeman,Cheyney et Simenon. L’interprétation deMaigret par Michel Simon parvientmême à convaincre les lecteurs les plusrécalcitrants quant à l’incarnation de leurcommissaire préf éré. En 1960, Verneuiltirera encore Le Pr é sident de l’œuvre deSimenon pour Jean Gabin et BernardBlier.

    Les très académiques GillesGrangier et Jean Delannoy appliquerontconsciencieusement leur savoir-faire sansaudace à Simenon, le premier avec LeSang à la t ête (1956) et Maigret voit 

    (1963) l d M i

    Saint-Fiacre (1959), et Le Baron del’É cluse (1960), autant de filmsconstruits sur mesure autour de la figureé è d G bi M i t

    Collection Fonds Simenon / Université de Liège.

    Simone Signoret et Jean Gabin dans  Le Chat Collection Fonds Simenon / Université de Liège.