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1 Conférence Introductive au congrès de Rennes de la SFSIC (30 mai 2012) Bernard Miège Gresec Université Stendhal, Grenoble L’édification des SIC : encore et toujours A chacun de mes voyages à Rennes, je fais retour sur les trois années que j’ai passées ici au début des années quatre- vingt, au moment du lancement de la première filière d’Information – Communication habilitée dans cette Université. Malgré les conditions propres à tout démarrage, c’est surtout à l’accueil (chaleureux) et aux contacts (conviviaux) que je ne peux m’empêcher de penser, ainsi qu’à ce qui se mettait en place et aux atouts incontestables que pouvaient faire valoir cette Université et la région Bretagne, autrement plus favorables que ceux que j’ai rencontrés dans l’agglomération grenobloise. Après mon départ qui était … programmé, Armand Mattelart me remplaça puis d’autres vinrent (Michael Palmer, etc.) ; l’élan était donné, puis au cours des années quatre-vingt-dix la mécanique s’est enrayée, les conflits interpersonnels et entre groupes– qui, ce n’est pas une originalité de le dire, s’observent dans (toutes) ces organisations spécifiques que sont les Universités, sans doute surtout en raison des particularités de l’avancée des carrières et des difficultés d’objectivation des contributions individuelles et des mérites- connurent ici et longuement un niveau

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Conférence Introductive au congrès de Rennes de la SFSIC

(30 mai 2012)

Bernard Miège

Gresec

Université Stendhal, Grenoble

L’édification des SIC : encore et toujours

A chacun de mes voyages à Rennes, je fais retour sur les

trois années que j’ai passées ici au début des années quatre-

vingt, au moment du lancement de la première filière

d’Information – Communication habilitée dans cette Université.

Malgré les conditions propres à tout démarrage, c’est surtout à

l’accueil (chaleureux) et aux contacts (conviviaux) que je ne peux

m’empêcher de penser, ainsi qu’à ce qui se mettait en place et

aux atouts incontestables que pouvaient faire valoir cette

Université et la région Bretagne, autrement plus favorables que

ceux que j’ai rencontrés dans l’agglomération grenobloise. Après

mon départ qui était … programmé, Armand Mattelart me

remplaça puis d’autres vinrent (Michael Palmer, etc.) ; l’élan était

donné, puis au cours des années quatre-vingt-dix la mécanique

s’est enrayée, les conflits interpersonnels et entre groupes– qui, ce

n’est pas une originalité de le dire, s’observent dans (toutes) ces

organisations spécifiques que sont les Universités, sans doute

surtout en raison des particularités de l’avancée des carrières et

des difficultés d’objectivation des contributions individuelles et

des mérites- connurent ici et longuement un niveau

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d’exacerbation intolérable ; les promesses ne purent se

concrétiser et l’Université de Rennes n’est pas encore le pôle

qu’elle avait tout naturellement vocation à devenir. Pour notre

communauté universitaire, bien des enseignements pourraient

être tirés de cette méconvenue (qui, cela va de soi, n’a rien

d’irrémédiable), ainsi que de toute autre, similaire ou proche ; il

me semble qu’elle ne regarde pas les seuls participants locaux, et

qu’elle nous incite à porter grand intérêt certes aux conditions

socio-cognitives mais aussi socio-institutionnelles qui

accompagnent le développement de notre discipline, à tous les

niveaux ; en tout cas à y apporter plus d’intérêt que nous ne le

faisons couramment, comme si les choses étaient assurées.

Cette entrée en matière, vous le comprendrez, n’est pas empreinte

de regrets ; surtout, elle nous introduit directement au sujet qui

m’incombe aujourd’hui. L’édification des SIC est encore en cours,

même si on peut dans une certaine mesure considérer qu’elle est

nationalement un fait institutionnel acquis, mais un (état) de fait

qu’il nous faut toujours collectivement réaffirmer face aux

méconnaissances, aux réductions ou aux entreprises

déconstructrices qui nous guettent régulièrement, surtout dans

les instances de la recherche. Qu’on me comprenne bien : le

statut de discipline s’est affirmé à partir d’une indiscipline, mais

il a toujours besoin d’être conforté, et ce d’autant plus que

l’augmentation des effectifs et la diversification des activités ont

contribué à un relâchement certain de nos investissements dans

cette tâche commune. D’autant plus également, que trop

d’enseignants-chercheurs et trop d’intervenants, surtout dans les

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filières professionnalisées, gardent encore un rapport distant avec

la recherche, ce qui ne saurait être toléré.

C’est ce qui me conduit aujourd’hui à insister auprès de vous sur

un certain nombre d’exigences, qui sont avant tout de nature

cognitive ou méthodologique, sans pour autant que je néglige

celles qui sont plus institutionnelles, je ne les tiens pas pour

secondaires, aujourd’hui comme hier, mais ma position présente

m’éloigne nécessairement de celles-ci. Ces exigences actuelles

seront regroupées dans les 6 préconisations (ou

recommandations) suivantes.

1. La critique argumentée et plus que jamais indispensable de

quelques notions-écran, certaines toujours renaissantes et

d’autres récentes. De quoi s’agit-il ? La pensée

communicationnelle, on le sait, emprunte tout autant à

l’élaboration théorique qu’à des propositions émanant des milieux

professionnels ou des instances publiques. Elle n’est pas figée,

presque en changement constant, ce qui ne va pas sans certains

bénéfices, mais dans le même temps entraîne pas mal de biais et

même d’emprunts peu contrôlés, surtout lorsque ces propositions

donnent lieu à des rationalisations de spécialistes, d’experts ou

de publicistes, et qu’elles acquièrent une reconnaissance

internationale. Le tri reste à faire, plus que le tri, la critique au

sens fort et, en réponse, la conceptualisation. L’accord entre nous

sera aisé pour marquer de la distance avec certaines de ces

notions écran : la société de l’information, l’ère des réseaux, la

société de connaissance, la convergence, la diversité culturelle,

etc., mais sans doute la discussion sera plus serrée pour

d’autres : l’immatériel, l’injonction participative, l’ère du

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numérique, la créativité et les industries créatives, l’identité

numérique, voire même les normes (j’avoue, après l’intéressant

colloque international de Roubaix de mars 2012, ne pas voir été

convaincu de l’intérêt qu’il y a à réintroduire une notion aussi

polysémique, surtout après les critiques fortes adressées en leur

temps à Durkheim). Et vous avez certainement des suggestions à

faire pour compléter la liste. Ce n’est pas l’emploi de ces termes

ou syntagmes qui est en soi discutable, mais ce qui est discutable

c’est leur emploi incontrôlé ; tels que présentés le plus souvent,

ils ne constituent pas des objets scientifiques. Mais, sous réserve,

ils peuvent le devenir : ainsi la question des médiations a été

progressivement conceptualisée.

2. La focalisation de nos travaux autour de l’axe central

circonscrit par l’information – communication. En un sens,

nous ne tirons pas tous les avantages de la constitution, en

partie accidentelle et contingente, de notre discipline –les

SIC- autour de ce couple de paradigmes. Et beaucoup parmi

nous ne se sont pas vraiment approprié les propositions

simples mais toujours pertinentes de notre Président-

fondateur Jean Meyriat, sur la relation contenus/

contenants, une relation qui, il est vrai, s’est nettement

complexifiée, et qui doit être interrogée sous bien des

aspects. Mais comment comprendre que certains en restent

à une approche réduite à la communication entre acteurs

sociaux, en dehors donc de tout intérêt pour l’information,

et souvent à un niveau seulement microsocial ? comment

admettre qu’à l’inverse, l’information, notamment de presse,

soit traitée indépendamment des réseaux et supports par

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lesquels elle est diffusée, ou même que la seule information

envisagée par eux soit l’information journalistique, comme

si la recherche devait éviter tout ce qui échappe aux normes

reconnues de celle-ci ? comment ne pas voir que l’explosion

constatée de l’information documentaire rend réducteur les

conceptions aujourd’hui étroitement sectorielles de la

bibliothéconomie ? comment ne pas faire le constat que des

conceptualisations sont par trop extérieures aux

orientations théoriques qui nous sont propres et relèvent

d’autres disciplines (ainsi pour certaines thématiques

relevant de la psychologie sociale) ? Certes dans tous ces

domaines, des oppositions et des spécificités demeurent qui

justifient des traitements propres et différenciés, mais on ne

peut s’en tenir à des découpages professionnels qui, depuis

trente ans, ont été maintes fois bousculés et même remis en

cause ; l’articulation entre Information et Communication

(avec un tiret et non un trait d’union, comme je l’ai proposé)

est désormais notre horizon, et ce qui contribue à donner à

notre discipline un positionnement fort, marquant les

différences avec la plupart des autres disciplines de SHS

quand elles traitent de l’information ou de la

communication.

3. Le dépassement de l’approche par les techniques. Il se peut

que certains d’entre vous trouvent paradoxal qu’après

plusieurs recherches et un ouvrage sur l’ancrage social des

Tic, j’en vienne à recommander aujourd’hui un rééquilibrage

de nos orientations de recherche qui accorde une place plus

mesurée à l’émergence des techniques. Or le paradoxe n’est

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qu’apparent. D’une part, il faut se demander pourquoi

pendant deux décennies la balance de nos recherches a

autant penché en faveur de la question de l’émergence des

Tic et des nouveaux médias et admettre que ce sont des

conditions spécifiquement françaises qui expliquent cet

intérêt (comparativement) excessif. D’autre part et surtout,

la plupart des travaux s’y rapportant ont été conduits, de

facto ou par choix assumé, en marquant une différence

nette avec la communication ordinaire et avec la

communication médiatique : l’intérêt postulé pour

l’innovation ou plus simplement pour les changements a

entraîné une distorsion des analyses, et sans doute amplifié

l’accent mis sur les discontinuités au détriment de

continuités que la longue durée permet mieux de mettre en

évidence. Mon évaluation apparaîtra peut-être exagérée et

mériterait assurément d’être mieux étayée ; en tout cas, je

souhaiterais vous faire partager une conviction : il ne suffit

pas de faire la chasse aux conceptions techno-déterminées,

toujours florissantes (cf. par exemple les discours tenus

pendant les printemps arabes), il importe également de

positionner les phénomènes observés en relation avec les

phénomènes info- communicationnels (encore) dominants,

et isoler d’autant moins la nouvelle communication

médiatisée que le système médiatique en place s’adapte

progressivement à elle. En outre, on conviendra que les

travaux sur les techniques gagneraient à mieux coordonner

ceux qui traitent des consommations individuelles (le plus

souvent hors travail) et ceux, plus récemment engagés et

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qui envisagent les Tic dans la sphère du travail et

particulièrement dans le cadre de la communication

organisationnelle ; pour l’essentiel ces travaux sont séparés

et même cloisonnés, ce qui est contre-productif.

4. La prise en charge de questions délaissées. Cette

recommandation pourrait sembler aller de soi, et être

valable à tout moment pour chaque communauté

scientifique. Pour les SIC, elle revêt une importance toute

particulière que je tiens à souligner. En effet, les

confrontations et échanges avec d’autres disciplines

connexes, ainsi que les relations nécessaires entretenues

avec les milieux professionnels, nous rendent souvent

dépendants lorsqu’il s’agit de fixer les thématiques et les

agendas des recherches. Durant de longues années,

beaucoup parmi nous ont choisi de se focaliser sur les Tic

et les nouveaux médias dans la perspective ouverte par la

dite sociologie francophone de la formation des usages

sociaux ; depuis, un bilan a commencé à en être tiré, et les

raisons de cet engouement, voire de cet emballement, ont

été à peu près éclaircies. De même, notre sur-

investissement (relatif car les travaux effectivement conduits

sont beaucoup moins nombreux qu’annoncé ou escompté!)

dans le domaine de la communication organisationnelle,

interroge : cette spécialisation est trompeuse car rien ne

nous assure que ce « terrain » suffise à préciser les objets de

recherche, et il serait pertinent d’y appliquer des

problématiques développées ailleurs au sein de la discipline.

Donc, sans doute ici et également pour d’autres objets de

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recherche, nous n’évitons pas des précipitations pas

toujours maîtrisées. Mais dans le même temps on observe

que des thématiques ou des questionnements sont à peu

près complètement négligés, sans que nous nous

inquiétions de cette inconséquence collective. Cela a déjà

été signalé pour l’approche par genres (du reste, c’est encore

le cas pour la grande partie des sciences humaines et

sociales), mais c’est encore plus manifeste pour

l’environnement : rien ou presque sur les rapports entre Tic

et environnement (comme si le fonctionnement des réseaux

n’était pas fortement consommateur d’énergie !). Rien ou

presque sur les spécificités médiatiques européennes. Et je

suis aussi mal placé que chacun d’entre vous pour détecter

d’autres thématiques délaissées. Car ce qui fait défaut c’est,

en dépit du fonctionnement d’un certain nombre

d’instances spécifiques à notre discipline (qu’elles soient à

caractère officiel ou que ce soient des institutions que nous

nous sommes données), c’est une maîtrise collective des

enjeux scientifiques ; c’est même un lieu où, régulièrement,

est tiré le bilan scientifique d’ensemble de nos productions.

Ce pourrait être une initiative que certaines revues

pourraient prendre.

5. Le projet de l’interdimensionnalité. Il m’apparaît maintenant

que nous aurions intérêt à nous interroger sur les

méthodologies des recherches que nous menons, en

prenant le terme au sens fort, (généralement retenu par nos

collègues anglo-américains), et non pas au sens réducteur

souvent adopté d’ensemble de techniques de recherche. Ces

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méthodologies ne nous permettent pas de traiter des

phénomènes d’Information – Communication avec une

suffisante largeur de vues, et précisément dans toutes (ou

presque toutes) leurs dimensions. Mettre en œuvre des

problématiques partielles, comme nous le faisons avec une

prudence méthodologique avisée, ne doit pas nous interdire

de replacer nos travaux dans un faisceau de

questionnements, ni de déplacer nos observations et

investigations là où cela s’avère désormais nécessaire.

Aussi, à l’image de ce que je propose dans le N° 1 des

Cahiers des sciences de l’information et de la communication,

pour l’une des théories composante des SIC, à savoir la

Théorie des industries culturelles, je fais ici l’apologie d’une

méthodologie inter-dimensionnelle. A titre d’illustration,

pour l’approche des industries culturelles, cela revient à

relier :

(1) les stratégies des principaux industriels de la communication, autant

celles des industries de matériels que des industries de réseaux ;

(2) les stratégies des diffuseurs et producteurs ou éditeurs de contenus, et à

leur suite les contributions des artistes, intellectuels et spécialistes de

l’information à la conception de ces mêmes contenus (= la phase de conception

ou de création) ;

(3) les tendances structurantes des pratiques culturelles et informationnelles,

et particulièrement l’expansion des consommations marchandes ;

(4) ce qui était produit par les changements et innovations techniques, et

notamment les usages se formant à partir des outils techniques ;

et (5) les activités de réception, d’appropriation et de réinterprétation des

contenus par les destinataires. Ce projet pourrait/devrait être repris,

avec des modulations, par d’autres théories à l’œuvre dans notre

discipline ; il indique en tout cas des pistes qui devraient se

révéler heuristiques.

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6. Une obligation de publicisation. Nos problématiques et les

résultats de nos travaux de recherche sont-ils suffisamment

connus et reconnus ? C’est loin d’être assuré. Si nous offrons

aujourd’hui un dispositif renforcé en matière de publications

scientifiques, notre visibilité reste faible en dehors de notre propre

communauté scientifique, y compris dans les disciplines

connexes, et à plus forte raison dans l’espace public, où les

questions d’information et de communication continuent à être

traitées, et pas seulement dans les grands médias, selon des

figures du sens commun. Les avancées sont encore limitées, et

nous avons du mal à nous faire entendre et même comprendre,

quand on ne fait pas appel à nous pour énoncer des « vérités » sur

des problèmes d’actualité sans enjeux réels. Plus que la diffusion

des travaux, ce sont des confrontations que nous devons

rechercher, conduisant à des discussions argumentées, à des

critiques étayées et même à des polémiques. Est-il démesuré

d’observer que nous nous contentons trop souvent du confort des

discussions fermées, au sein de petites « communautés », restant

cloisonnées ? La fragmentation excessive est une dérive à laquelle

nous sommes trop peu attentifs.

En tout cas ce Congrès nous donne l’occasion de prendre en

compte –collectivement- cette exigence de publicisation. ; c’est un

point de départ.

Je vous remercie pour l’attention que vous avez bien voulu porter

à la présentation de ces préconisations.