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Dossier Pédagogique WOZZECK Opéra d’Alban BERG Opéra de Reims 13 rue Chanzy 51100 Reims Location tél : 03 26 50 03 92 [email protected] VENDREDI 8 FEVRIER20H30 DIMANCHE 10 FEVRIER 14H30 DUREE DU SPECTACLE : 2 HEURES avec entracte OPERA CHANTE EN ALLEMAND, SURTITRE EN FRANÇAIS Direction musicale : Pierre ROULLIER Mise en scène : Mireille LAROCHE Etudes musicales : Nathalie STEINBERG Lumières : Jean-Yves COURCOUX Assistant à la mise en scène : Alain PARIES Décors : Jean-Pierre LARROCHE Dramaturge : Dorian ASTOR Marie : Barbara DUCRET Le Docteur : Eric MARTIN-BONNET Deuxième compagnon : Florent MBIA Le Tambour-Major : Yves SAELENS Margret : Aurore UGOLIN Le Capitaine : Gilles RAGON Wozzeck : Jean-Sébastien BOU Andrès : Philippe DO Premier compagnon : Alain HERRIAU L'Idiot : Raphaël BREMARD Service Jeune Public GENERALE OUVERTE AUX SCOLAIRES JEUDI 7 FEVRIER 14 HEURES

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WOZZECK Opéra d’Alban BERG

Opéra de Reims

13 rue Chanzy 51100 Reims

Location tél : 03 26 50 03 92

[email protected]

VENDREDI 8 FEVRIER– 20H30

DIMANCHE 10 FEVRIER – 14H30 DUREE DU SPECTACLE :

2 HEURES avec entracte

OPERA CHANTE EN

ALLEMAND, SURTITRE EN

FRANÇAIS

Direction musicale : Pierre ROULLIER Mise en scène : Mireille LAROCHE

Etudes musicales : Nathalie STEINBERG

Lumières : Jean-Yves COURCOUX

Assistant à la mise en scène : Alain PARIES

Décors : Jean-Pierre LARROCHE

Dramaturge : Dorian ASTOR

Marie : Barbara DUCRET

Le Docteur : Eric MARTIN-BONNET

Deuxième compagnon : Florent MBIA

Le Tambour-Major : Yves SAELENS

Margret : Aurore UGOLIN

Le Capitaine : Gilles RAGON

Wozzeck : Jean-Sébastien BOU

Andrès : Philippe DO

Premier compagnon : Alain HERRIAU

L'Idiot : Raphaël BREMARD

Service

Jeune Public

GENERALE OUVERTE AUX

SCOLAIRES

JEUDI 7 FEVRIER

14 HEURES

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SOMMAIRE

PRESENTATION GENERALE DE L’OPERA ....................................................................................... 3

SYNOPSIS ........................................................................................................................................ 3

FICHE IDENTITE DE L’ŒUVRE ..................................................................................................... 6

GEORG BÜCHNER ........................................................................................................................... 7

ALBAN BERG ................................................................................................................................... 8

L’ŒUVRE ET SA GENESE ............................................................................................................... 9

DU FAIT DIVERS A LA PIECE DE THEÂTRE ............................................................................ 9

DE LA PIECE AU LIVRET .......................................................................................................... 10

LES PISTES D’EXPLOITATIONS PEDAGOGIQUES ........................................................................ 11

L’EXPRESSIONNISME .................................................................................................................. 11

LA COMPASSION SOCIALE DANS WOZZECK ............................................................................. 13

LES CLEFS DU LANGAGE MUSICAL ............................................................................................ 14

L’ABANDON DU SYSTEME TONAL .......................................................................................... 14

ZOOM SUR LES PERSONNAGES PRINCIPAUX ET LES DIFFERENTS STYLES VOCAUX QUI

LEURS SONT ASSOCIES ........................................................................................................... 15

L’EMPLOI DE LEITMOTIVE ...................................................................................................... 17

L’EXEMPLE D’ANALYSE D’UNE SCENE : LE MEURTRE DE MARIE, ACTE III, SCENE 2 . 17

LES OUTILS PEDAGOGIQUES .......................................................................................................... 23

LES CARNETS DE LECTURE ........................................................................................................ 23

POUR EN SAVOIR PLUS ............................................................................................................... 28

WOZZECK A L’OPERA DE REIMS .................................................................................................... 30

LA NOTE DU METTEUR EN SCENE ............................................................................................. 30

L’INTERVIEW DU METTEUR EN SCENE .................................................................................... 33

LA RÉORCHESTRATION DE JOHN RÉA ..................................................................................... 34

L’INTERVIEW DU CHEF D’ORCHESTRE .................................................................................... 36

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PRESENTATION GENERALE DE L’OPERA

SYNOPSIS

PREMIER ACTE

SCENE 1

C’est le matin. Dans la chambre du capitaine. Celui-ci se fait raser par le soldat Wozzeck. Il lui

parle du temps et du vent, et s’amuse de sa bonne volonté mécanique. Mais il s’avise que si Wozzeck

est un brave homme, il est dénué de tout sens moral : n’a-t-il pas un enfant sans être marié ! A ce

reproche Wozzeck répond qu’il est plus facile d’être vertueux quand on a les moyens. Wozzeck pense

trop, se dit le Capitaine, et il le congédie en lui recommandant un peu de sérénité.

SCENE 2

Dans un champ aux abords de la ville. Wozzeck et son camarade Andrès coupent du bois. Andrès

chante, mais Wozzeck est troublé par des hallucinations qu’active le coucher du soleil rougissant

l’horizon. La nuit vient, ils rentrent.

SCENE 3

Le soir, dans la chambre de Marie. A sa fenêtre, elle regarde passer la troupe, dont on entend la

musique. Elle regarde avec intérêt le beau Tambour-Major. Margret, sa voisine, voyant briller les yeux

de Marie, l’apostrophe, et les deux femmes échangent des propos aigus avant que Marie ne claque sa

fenêtre et se retrouve avec son enfant, auquel elle chante une berceuse. Soudain, on frappe à la

fenêtre : c’est Wozzeck. Il n’a pas le temps d’entrer, il est trop tard. Mais son discours confus, encore

frappé de ses visions, inquiète Marie, d’autant qu’il ne semble même pas voir son fils. Il s’en va

laissant la jeune femme désemparée.

SCENE 4

Dans le cabinet du docteur. Pour quelques sous, Wozzeck se prête à ses expériences diététiques.

Mais le docteur lui reproche de ne pas suivre à la lettre ses instructions en continuant à tousser. Alors

que le Docteur parle encore, Wozzeck, insensiblement, revient à ses obsessions, ce qui sidère le

Docteur au point qu’il le menace de l’asile. Mais le Docteur est en même temps ravi à la perspective

de la gloire qu’il va tirer de ses théories. Il continue à examiner Wozzeck.

SCENE 5

Dans la rue, devant la maison de Marie. Le Tambour-major fait le paon pour séduire la jeune

femme. Il essaie une première fois de l’enlacer mais elle le repousse. Pourtant, quand il revient à la

charge, elle se laisse faire, fataliste, et l’accompagne dans sa chambre.

DEUXIEME ACTE

SCENE 1

Le matin, dans la chambre de Marie. Elle admire les boucles d’oreilles offertes par le Tambour-

major, en se contemplant dans un miroir cassé. Elle essaie d’endormir son enfant, puis s’admire à

nouveau, quand surgit Wozzeck. Il interroge Marie sur la provenance de ces bijoux qu’elle prétend

avoir trouvés. Peu convaincu, Wozzeck ne veut pourtant pas pousser plus loin, et va plutôt regarder

son enfant. Il médite un instant sur leur triste condition de pauvres gens. Il donne à Marie l’argent de

sa solde, et s’en va laissant celle-ci en proie aux remords.

SCENE 2

Dans la rue. Le Capitaine tente d’arrêter le Docteur qui, très pressé, ne semble pas disposé à vouloir

parler avec lui. Excédé par l’insistance du Capitaine, le Docteur s’arrête pourtant, et diagnostique

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brutalement une apoplexie imminente, provoquant sa frayeur. Passe alors Wozzeck. Les deux hommes

l’arrêtent et le tourmentent avec des allusions sur l’infidélité de Marie avec le Tambour-major.

Wozzeck réagit par une douloureuse imprécation sur l’impossibilité de trouver le bonheur sur terre,

pendant que le Docteur lui prend le pouls et essaie de vérifier si l’émotion modifie sa tension.

Vivement, Wozzeck s’arrache à ses deux bourreaux et part rapidement, les laissant fort surpris.

SCENE 3

Dans la rue, devant la maison de Maire. Wozzeck se précipite devant la jeune femme et l’observe,

soupçonneux, comme pour voir sur elle la trace du péché. Il la questionne, insistant jusqu’à exploser,

mais quand il va lever la main sur elle, Marie l’arrête d’une phrase terrible : « Plutôt un couteau en

moi qu’une main sur moi ». Elle plante là Wozzeck, hagard, obsédé par l’image qu’elle a suscitée.

SCENE 4

Dans le jardin d’une auberge, tard le soir. On danse. Wozzeck entre et aperçoit parmi la foule

Marie qui danse avec le Tambour-major. Il s’effondre sur le banc, hébété, solitaire au milieu de

l’animation de l’auberge. Andrès vient converser un instant avec lui, mais l’attention converge alors

vers un artisan passablement éméché qui, monté sur une table, entonne une sorte de discours-sermon.

Paraît alors le Fou, qui s’approche de Wozzeck et dit flairer le sang, ce qui le bouleverse à nouveau.

SCENE 5

Dans la chambrée de Wozzeck, à la caserne, la nuit. Obsédé par ses hallucinations, Wozzeck ne

peut pas trouver le sommeil ; il tente de les expliquer à Andrès, qui l’exhorte à dormir. A cet instant

fait irruption le Tambour-major, manifestement ivre, qui vient se vanter bruyamment de ses conquêtes,

et qui provoque Wozzeck. Les deux hommes se battent. Wozzeck a le dessous et, tandis que le

Tambour-major s’en va, il reste ahuri. « Il saigne » dit alors Andrès, et cette évocation du sang

replonge Wozzeck dans ses obsessions.

TROISIEME ACTE

SCENE 1

Dans la chambre de Marie, la nuit. Marie lit dans la bible l’histoire de Marie-Madeleine, la femme

adultère, comme pour apaiser son remord. Elle s’interrompt un moment pour raconter une histoire à

son fils afin de l’endormir, et reprend sa douloureuse lecture.

SCENE 2

Au bord d’un étang au crépuscule. Marie arrive avec Wozzeck. Ils s’assoient au bord de l’eau et

évoquent un instant les trois ans de leur bonheur passé. Wozzeck embrasse Marie. La lune se lève

rouge ; Wozzeck sort son couteau et égorge Marie.

SCENE 3

Dans une taverne, la nuit. On danse. Wozzeck boit et chante pour s’étourdir. Avisant Margret, il

danse avec elle, puis l’entraîne à une table pour la courtiser. Soudain celle-ci voit qu’il a du sang sur le

bras, du sang qui « pue le sang humain » ajoute-t-elle. Les danseurs intrigués eux aussi se sont

approchés. Wozzeck les repousse et s’enfuit.

SCENE 4

Au bord de l’étang, au clair de lune. Revenu sur le lieu de son crime, Wozzeck cherche le couteau

pour le faire disparaître. Il bute sur le cadavre de Marie, qu’il contemple un instant, puis cherche à

nouveau le couteau. L’ayant enfin trouvé, il le jette dans l’étang. Mais, à la lueur de la lune, rouge, il

se voit couvert de sang. Il entre alors lui-même dans l’étang pour se laver, mais halluciné, il lui semble

que l’eau est sang, qu’il se lave dans du sang. Il avance encore, obsédé par l’image du sang et se noie.

A cet instant passent au bord de l’étang le Capitaine et le Docteur, qui sont intrigués par un bruit

étrange, comme celui de quelqu’un qui se noie, pense le docteur. L’atmosphère lugubre, lune rouge et

brouillard gris, les incite à ne pas s’attarder.

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SCENE 5

Dans la rue, devant la maison de Marie. Des enfants jouent. Parmi eux celui de Marie, galopant sur

un cheval de bois. D’autres enfants accourent et l’un d’eux vient annoncer à l’enfant de Marie que sa

mère est morte, là-bas, sur le chemin, près de l’étang. Mais, l’enfant ne comprend pas et continue de

jouer seul, sur son cheval de bois.

D’après le synopsis d’ALAIN DUAULT, Avant-scène Opéra.

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FICHE IDENTITE DE L’ŒUVRE

Wozzeck est un opéra en trois actes (15 scènes) d’Alban BERG (1885-1935). Le livret s’appuie sur le

drame de Georg Büchner (1813-1837) : Woyzeck écrit en 1836. L’opéra fut créé au StaatsoperUnter

den Linden de Berlin le 14 Décembre 1925.

L’ARGUMENT …

Franz Wozzeck, un jeune soldat de caractère simple et bon,

vit difficilement. Pour satisfaire aux besoins de sa femme,

Marie, et de leur fils, il sert de cobaye au docteur et de

subalterne au capitaine de la garnison. Les mauvais

traitements le font progressivement tomber dans la folie.

Lorsqu’il soupçonne Marie de fréquenter le tambour-major, il

perd la raison et la tue. Cherchant le couteau avec lequel il l’a

égorgée, il se noie dans l’étang.

LES LIEUX…

Une petite ville d’Allemagne ; des intérieurs ; des pas de

porte ; des rues ; des champs ; des landes ; un chemin près

d’un étang dans un bois.

LA PORTEE SOCIALE ET IDEOLOGIQUE DE

L’ŒUVRE

L’œuvre dénonce l’injustice d’un pouvoir qui s’acharne sur

un personnage anonyme, victime d’une société hiérarchisée,

lesté par le poids de la solitude. Elle incarne une révolte

contre l’autorité dominatrice : la hiérarchie militaire.

RÔLES ET VOIX

WOZZECK: baryton

MARIE : soprano

TAMBOUR-MAJOR: ténor

ANDRÈS : ténor

CAPITAINE : ténor bouffe

DOCTEUR : basse

PREMIER COMPAGNON : basse

DEUXIEME COMPAGNON : baryton

FOU : ténor

MARGRET : contralto L’ENFANT DE MARIE

SOLDATS : ténor I et II, baryton I et II,

basse I et II SERVANTES ET PROSTITUEES : soprano

I et II, contralto I et II CHŒUR D’ENFANTS

Berg sort des standards de l’opéra en

confiant à une voix de baryton le rôle

principal.

Marie, quant à elle, possède une voix de

soprano dramatique au registre étendu lui

permettant un champ d’expressivité assez

large.

POSTER REALISE EN 1964 PAR LE

GRAPHISTE POLONAIS JAN LENICA (1928 -

2001).

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GEORG BÜCHNER

Né le 17 octobre 1813 à Goddelau

Mort 19 février 1837 à Zurich

Georg Büchner, écrivain, dramaturge, révolutionnaire, médecin et

scientifique allemand, écrit à son frère depuis Zürich, fin novembre 1836 :

« Le jour je travaille avec le scalpel et la nuit avec les livres ».

Sa vie a été brève puisqu’il meurt à l’âge de 24 ans. Mais, au cours des

deux dernières années de sa vie, des œuvres essentielles de la littérature

allemande verront le jour : il compose un récit, Lenz, et trois pièces de

théâtre qui suffisent à marquer sa place parmi les plus grands écrivains.

Woyzeck, histoire fragmentaire d’un crime, tableau éclaté de la misère

allemande, marque l’invention foudroyante du théâtre moderne en 1936.

ELEMENTS BIOGRAPHIQUES A EXPLOITER AVEC LES ELEVES

• ses engagements politiques (socialistes) qui lui vaudront l’exil;

• sa précocité et sa mort dans sa vingt-quatrième année ;

• sa place dans le théâtre contemporain ;

• la reconnaissance tardive de son œuvre.

« Georg Büchner est un des auteurs allemands

du XIXe siècle les plus joués et les plus

traduits en France dans les dernières

décennies. Sans doute parce qu’il est plus que

tout autre à la source d’un théâtre pour notre

temps : pas à proprement parler un modèle -

même si, occasionnellement, on l’a copié –

mais plutôt une brèche dans l’écriture

dramatique, une « blessure » qui ne s’est pas

refermée. »

Jean-Louis Besson, Le théâtre de

Georg Büchner, un jeu de masques,

Editions Circé, 2002.

SON ŒUVRE

Büchner a laissé une œuvre qui comprend :

- trois pièces de théâtre : la Mort de Danton (1835),

Léonce et Léna (1836),

Woyzeck (1837)

- un récit : Le Messager Hessois (1834)

- une nouvelle : Lenz (1835)

- les traductions de deux drames écrits par Victor

Hugo en 1833 : Lucrèce Borgia et Marie Tudor.

Malgré la brièveté de son œuvre Büchner

tient une place majeure dans la littérature

européenne.

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ALBAN BERG

Né le 9 février 1885 à Vienne

Mort dans la même ville le 24 décembre 1935

Il fait partie avec Arnold Schönberg et Anton Webern de la Seconde

École de Vienne, connue pour l’utilisation du dodécaphonisme - échelle

de 12 sons indépendants d’une quelconque tonalité- 1.

Issu d’une famille bourgeoise passionnée de

musique, Alban Berg devient en 1904 l’élève de

Schönberg. Dès 1909, il met en pratique les leçons

de son maître et ami dans un Quatuor à cordes puis

Trois pièces pour orchestre (1914), de style

expressionniste. Vient ensuite Wozzeck, d’après le

drame de Büchner. Créé à Berlin en 1925, cet opéra

est une synthèse des systèmes tonal, atonal et sériel.

Son Concerto de chambre terminé la même année

puis sa Suite lyrique (1926) forment ses premières

œuvres dodécaphoniques. Dans le domaine lyrique,

Berg compose encore une cantate sur des textes de

Baudelaire Der Wein (« le Vin »), et un nouvel

opéra, Lulu, laissé inachevé. En 1935, son Concerto

à la mémoire d’un ange qu’il dédie à Manon

Gropius, fille d’Alma Mahler récemment disparue,

est un véritable chant d’amour et d’adieu. Berg

meurt d’une septicémie quelques mois plus tard.

POUR EN SAVOIR PLUS sur la

personnalité de Berg, on lira avec profit

les extraits proposés dans les carnets de

lecture :

- Arnold Schönberg : Le Style et l’idée.

- Theodor W. Adorno : Alban Berg, le maître

de la transition infime.

1 Voir le chapitre consacré à l’atonalité dans Wozzeck p. 14 du présent dossier.

SCHÖNBERG / BERG : UNE RELATION

D’AMITIE

Lorsqu’ Alban Berg rencontre Schoenberg

en 1904, celui-ci vient de terminer son

premier quatuor. Entre le maître et l’élève

s’établit aussitôt un climat de confiance et

une inaltérable amitié. Schoenberg instruisit

Berg dans toutes les sciences musicales

(harmonie, contrepoint, analyse

orchestration), mais surtout il se préoccupa

de la personnalité de son élève, favorisant,

par ses conseils intelligents, la maturation

de son tempérament d’artiste. Trois œuvres

importantes de Berg (les Pièces pour

orchestre op. 6, le Kammerkonzert et Lulu)

sont dédiées à Schoenberg, en témoignage

de sa filiale admiration.

"Celui qui voudrait croire que c’est seulement

la reconnaissance et l’amitié qui m’incitent à

exprimer mon admiration, que celui-là

n’oublie pas que je sais lire la musique, et

qu’à travers des sons..., j’ai pu me faire une

idée du talent déployé... Salut à toi, Alban

Berg ! " Arnold Schönberg

PORTRAIT DE BERG PAR SCHÖNBERG

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L’ŒUVRE ET SA GENESE

DU FAIT DIVERS A LA PIECE DE THEÂTRE

Wozzeck de Berg prend appui sur la pièce de théâtre de Büchner qui elle-même s’inspire d’un fait

divers survenu en 1821 à Leipzig : le soldat Woyzeck est décapité pour avoir poignardé sa maîtresse,

en août 1824. Il s’agit d’un drame de la jalousie avec, comme toile de fond la misère sociale dans

laquelle le protagoniste évolue, en proie de surcroît à des accès de psychose.

Avant de mourir en 1837, Georges Büchner rédige sa pièce qui restera à l’état de fragments : 27 scènes

brèves, assez lâchement reliées en une succession incertaine et dans un style heurté, lacunaire, très

réaliste. L’aspect fragmenté, lacunaire et ouvert de l’œuvre – permettant à chaque metteur en scène de

choisir son propre ordre, de transmettre et d’imposer sa propre vision –, ainsi que le choix d’un

personnage principal, homme simple, issu du peuple et en bas de la hiérarchie sociale, explique son

rayonnement au sein du théâtre moderne.

EXPLOITATIONS PEDAGOGIQUES

Montrer que l’histoire, inspirée d’un fait réel, présente pour la première fois un

héros qui n’est ni un prince ni un bourgeois, mais un simple homme.

On pourra parallèlement faire rechercher dans le répertoire théâtral romantique la fonction

sociale des personnages récurrents.

A RETENIR : Fréquemment considéré comme l’antihéros par excellence, Wozzeck est le

premier héros, parmi ceux qui jalonnent l’histoire de l’opéra, qui n’a plus rien

d’exceptionnel.

« Le 21 juin de l’année 1821, vers 9

heures et demie du soir, le coiffeur

Johann Christian Woyzeck, 41 ans,

frappait la veuve de feu le

chirurgien Woost Johann Christian,

46 ans, dans le couloir de sa maison,

Sandgasse, avec une lame d’épée

émoussée à laquelle il avait fait

mettre une poignée cet après-midi-

là. Atteinte de sept blessures, la

veuve rendait l’âme au bout de

quelques minutes. »

EXTRAIT DU RAPPORT MEDICAL L’EXECUTION DE WOYZECK SUR LA MARKPLATZ DE

LEIPZIG LE 27 AOUT 1824

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DE LA PIECE AU LIVRET

Berg découvre la pièce de Büchner en mai 1914 à

Vienne quand il assiste à sa représentation au Wiener

Kammerspiele. Il transformera la succession des 27

scènes du fragment en un drame solidement

charpenté en 3 actes et 5 scènes chacun, adoptant une

trajectoire rigoureuse et toute « classique » : exposition-

péripétie-catastrophe.

L’exposition présente le protagoniste dans son

environnement et le monde qu’il fréquente : son ami

Andrès, le Capitaine, le Docteur, Marie, son fils, le

Tambour-Major.

Péripétie : Wozzeck affronte l’infidélité de Marie.

Catastrophe : il tue Marie.

Après trois années de travail, le compositeur parachève

son œuvre, de 1917 à 1922.

Wozzeck est dédié à Alma Mahler qui prit alors en

charge une partie des frais d’édition. En 1924, Hermann

Scherchen dirige trois fragments de Wozzeck à Francfort.

L'opéra intégral sera finalement créé à Berlin, l'année

suivante, au Staatsoper sous la baguette d'Erich Kleiber.

Le grand succès ne fut jamais démenti depuis même si

l’Allemagne nazie qualifiera l’opéra, quelques années

plus tard, d’art dégénéré.

« Je fus surpris lorsque Berg, cet

adolescent au cœur tendre, s’engagea

dans une aventure qui paraissait

condamnée au désastre : la mise en

chantier de Wozzeck, drame d’une

action si tragique qu’il semblait exclu

qu’on pût le mettre en musique.

Objection plus grave : l’action

comportait des scènes de la vie de

tous les jours, en contradiction avec

les canons de l’opéra qui reposaient

encore sur l’emploi de costumes de

théâtre et de personnages

conventionnels.

Schönberg, propos cités par Alain

Poirier, L’expressionnisme et la

musique, p. 252.

CROQUIS DE

WOZZECK REALISE

PAR LE

SCENOGRAPHE JEAN-

PIERRE LARROCHE

POUR L’OPERA DE

REIMS

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LES PISTES D’EXPLOITATIONS PEDAGOGIQUES

L’EXPRESSIONNISME

OU ET QUAND ?

L’expressionnisme est un ample mouvement artistique qui

apparaît au début du XXème siècle, entre 1905, année de la

fondation de la communauté d’artistes « die Brücke » et 1920,

année marquant la fin des agitations révolutionnaires d’après-

guerre. Il s’épanouit essentiellement dans le nord de l’Europe et

plus particulièrement en Allemagne.

LES DOMAINES ARTISTIQUES

Il touche de nombreux domaines artistiques aussi différents que

les décors de théâtre, la danse, le cinéma, le théâtre,

l’architecture, la musique même si la peinture reste son domaine

de prédilection.

SES CARACTERISTIQUES

L’expressionnisme est l’expression d’une

conception de la vie ressentie par une jeune

génération unanime quant au rejet des structures

sociales et politiques dominantes.

Il consiste en la projection d’une subjectivité qui

tend à déformer la réalité pour inspirer au

spectateur une réaction émotionnelle. Les

représentations sont souvent basées sur des visions

angoissantes, déformant et stylisant la réalité pour

atteindre la plus grande intensité expressive. Celles-

ci sont le reflet de la vision pessimiste que les

expressionnistes ont de leur époque, hantée par la

menace de la première guerre mondiale.

D’une manière générale, ce mouvement artistique, influencé

par la psychanalyse naissante, se propose d’explorer les

méandres de l’âme humaine et la fascination de la mort avec

une violence paroxystique, visible dans la représentation des

corps et des visages torturés, ou encore de paysages

angoissants. Cette école picturale reste très proche du

fauvisme, né au même moment en France, et qui quant à

elle porte à l’extrême le principe de liberté de perception

issu de l’impressionnisme. Le fauvisme est, selon Derain,

l’« épreuve du feu » de la peinture. Révélé au public de

manière spectaculaire lors du Salon d’Automne de 1905, le

mouvement initié par Matisse affirme l’autorité de l’artiste

dans le choix de couleurs autonomes, tout en tenant compte

de la leçon synthétiste de Gauguin.

MURNAU, Nosferatu, 1922

EDWARD MUNCH, LE CRI, 1893

NATIONAL GALLERY, OSLO

A EXPLOITER EN :

HISTOIRE DES

ARTS : - En Collège avec

thématique : « arts, ruptures

et continuité »

- Au lycée avec la thématique

« Arts, réalités, imaginaires »

LETTRES

HISTOIRE

EDUCATION MUSICALE

ALLEMAND

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LES SIGNES ANNONCIATEURS

En peinture, les premiers éléments annonciateurs de l’expressionnisme apparaissent à la fin du

XIXème siècle, en particulier chez Edvard Munch (Le Cri) ainsi que dans les travaux de Van Gogh.

MUSIQUE

Le terme «expressionnisme» est surtout appliqué aux trois

compositeurs Schönberg, Berg et Webern qui forment la Seconde

école de Vienne ; mais il prend une coloration particulière. La

musique évolue essentiellement dans l’ombre omniprésente de

Wagner, et ses caractéristiques essentielles sont un lyrisme émotif

intense et une concentration sur le moi. L’expressionisme

musical ne se pose pas en réaction contre ce qui précède ; il

représente au contraire une exaspération de ce qui se trouvait en

germe dans le romantisme et que le postromantisme avait

amplifié. Il accentue l’atmosphère subjective par le culte d’un

moi hypertrophié dont l’insatisfaction fondamentale devant le

monde ambiant et les normes existantes se traduit par des

sursauts de révolte, des tensions perpétuelles, un penchant pour

l’anarchie et une atmosphère fiévreuse débouchant souvent sur le

lugubre, le morbide, le décadent.

Der Blaue Reiter publia dans son premier numéro l’œuvre

d’Arnold Schönberg (qui s’exerça aussi à la peinture

expressionniste), d’Alban Berg et d’Anton Webern. Les opéras

Lulu et Wozzeck de Berg, les drames Die Erwartung et Die

Glückliche Hand de Schönberg peuvent être qualifiés d’expressionnistes.

LITTÉRATURE En littérature, on cite généralement le nom des poètes Hugo Ball, Gottfried Benn, Yvan Goll ou Georg

Trakl mais on rattache également les romans de Franz Kafka à l’expressionnisme ainsi que plusieurs

auteurs dramatiques allemands du début du XXe siècle tels que Georg Kaiser ou Ernst Toller.

En France, où le terme est peu couramment employé en littérature, on a parlé d’expressionnisme à

propos d’un roman d’Octave Mirbeau Dans le ciel, rédigé sous le coup de la révélation de Van Gogh,

ou à propos de ses Farces et moralités.

CINEMA

Avec l’apparition du film Le Cabinet du docteur

Caligari en 1919, Robert Wiene apparaît comme un des

premiers metteurs en scène introduisant clairement des

éléments expressionnistes au cinéma grâce aux lumières,

décors, costumes, autant d’éléments qui aspirent à

montrer, à travers le grand écran, une optique déformée

de la réalité. Au commencement, le cinéma muet

allemand était complètement lié à l’expressionnisme

avec des metteurs en scène comme Fritz Lang, Friedrich

Murnau, Paul Leni et Paul Wegener. Les œuvres les plus

représentatives de cette période sont : Nosferatu de

Murnau, Metropolis, Les Trois lumières, Le dernier des Hommes (Der Letze Mann), et Le Testament

du Dr Mabuse. La démesure était associée à un genre de cinéma d’horreur et fantastique. Quelques

Schönberg, Vision rouge

1910

Le Cabinet du docteur Caligari

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œuvres postérieures virent le jour dans l’étape du cinéma sonore, comme, M le Maudit (également

connu simplement par M) de Fritz Lang.

LA COMPASSION SOCIALE DANS WOZZECK

La remise en question de l’ordre social est un phénomène

relativement récent, l’un des acquis essentiels, peut-être même le

plus important de tous, de la Révolution française de 1789,

comme le prouve l’affirmation saisissante d’un de ses acteurs les

plus radicaux, Saint-Just : «Le bonheur est une idée neuve en

Europe». Plus précisément le droit au bonheur. Bien que ce droit

au bonheur se trouve déjà affirmé dans l’œuvre des grands philosophes des Lumières, la compassion

sociale s’est développée plus tard. En littérature, il faut attendre le plein essor du XIXe siècle. La

musique, et en particulier l’opéra qui nous intéresse ici, a suivi bien plus tard encore.

Verdi fut bien sûr un compositeur hautement politique, mais la dimension proprement sociale

lui demeura étrangère, même dans un sujet «contemporain» comme celui de La Traviata. De même,

Le Trouvère ou même La Bohême (Puccini) ne peuvent absolument pas être analysés comme drames

sociaux, et la compassion dont Puccini est l’un des plus grands maîtres n’entraîne jamais chez lui une

remise en question de l’ordre socio-politique établi.

Il faut attendre les lendemains de la Première Guerre Mondiale pour voir apparaître enfin, près d’un

siècle après les grands textes littéraires correspondants, les premiers chefs d’œuvre véritables pouvant

correspondre à notre définition de la compassion sociale, c’est-à-dire basés sur une remise en question

radicale d’un ordre social générateur d’oppression inégalitaire et de malheur causé par l’impossibilité

pour les victimes de vivre pleinement leur humanité.

Le sujet de Wozzeck est essentiellement celui-là, comme il sera celui de Lulu. Dans un ordre

social si monstrueusement injuste, celui d’une hiérarchie sociale et matérielle arbitraire issue de

l’Ancien Régime, et où les privilèges de la naissance ne cèdent la place qu’à ceux de l’argent, on ne

voit qu’une superposition de victimes. Certes, Wozzeck le premier, mais ses bourreaux «immédiats»,

le Tambour-Major, le Capitaine ou le Docteur, sont eux-mêmes les victimes de ceux qui les dominent,

en vertu de la loi infernale d’un système où les bourreaux contaminent leurs victimes en un jeu de

miroirs sans fin. Au plus bas se trouve Marie, la femme dont le sexe est la seule arme face à

l’oppression de tous les hommes.

Alban Berg aura cependant eu un prédécesseur de première importance en la personne de ce

pionnier parmi les pionniers, Leos Janacek. Dans Jenufa, le compositeur, s’inspirant d’une pièce de

Gabriela Preissová, critique la société paysanne morave de la fin du XIXe siècle, avec ses structures

patriarcales strictement hiérarchisées et misogynes. On retrouve la compassion sociale dans ses œuvres

postérieures telles Katya Kabanovaou encore La Petite Renarde Rusée, mais c’est avec De la Maison

des morts que Janacek se penche sur la plus atroce misère matérielle et morale, celle de l’univers

carcéral sibérien. Plus tard, Dimitri Chostakovitch fera de sa Lady Macbeth de Mzensk un chef

d’œuvre insurpassable de compassion sociale : Katerina y apparaît comme une victime d’un ordre

social insupportable, le même exactement que celui de Katya Kabanova, celui de la classe marchande

russe bornée du milieu du XIXe siècle. Mais contrairement à cette dernière, elle refuse de se soumettre

et décide de vivre pleinement sa vie, quitte à la perdre.

POUR APPROFONDIR AUTOUR DE CE SUJET

Lire l’article de Harry Halbreich tiré de L’Avant Scène Opéra n°215, éditions Premières Loges, Paris, 2003, pp. 86-91.

On lira aussi avec profit l’extrait proposé dans les « carnets de lecture » du présent dossier

pédagogique : Leibovitz, Histoire de l’opéra, chapitre intitulé « les opéras d’Alban Berg ou la

synthèse de l’art lyrique ».

A EXPLOITER EN :

LETTRES

HISTOIRE

EDUCATION MUSICALE

Page | 14

LES CLEFS DU LANGAGE MUSICAL

L’ABANDON DU SYSTEME TONAL

L’écriture musicale abandonne le système tonal traditionnel fondé sur la tension / détente, générée par

la dominante et la tonique, système employé par tous les musiciens depuis les précurseurs de Bach.

Aucune note n’occupe désormais de place privilégiée, il n’y a plus de tonique : la musique devient

« atonale », utilisant toutes les ressources de la gamme chromatique sans aucune hiérarchie.

Ce changement s’opère progressivement au tournant du XXème siècle en Allemagne sous l’impulsion

des compositeurs de la seconde école de Vienne : Schönberg, Berg, Webern.

Voici ce qu’en dit Alban Berg lui-même peu après la composition de Wozzeck :

POINT SUR LE VOCABULAIRE

MUSIQUE DODECAPHONIQUE : musique utilisant une série de douze sons de l’échelle

chromatique, dans un ordre fixé à l’avance et immuable.

« Quand je décidai, il y a quinze ans, de composer Wozzeck, la

situation de la musique était très particulière. Nous, de l’Ecole de

Vienne, ayant à notre tête Arnold Schönberg, venions juste de

franchir le seuil de ce mouvement musical qu’on a appelé (à tort

d’ailleurs) « atonal ». La composition dans ce style se limitait,

dans un premier temps, à l’élaboration de petites formes, telles

que des lieder, des pièces pour piano ou pour orchestre, où, dans

le cas d’œuvres plus importantes (comme les vingt et un

mélodrames du Pierrot lunaire de Schönberg ou ses deux

ouvrages en un acte pour la scène), à l’élaboration de formes qui

tirent leur configuration d’un support textuel ou de l’action

dramatique. Il manquait encore à ce style dit « atonal » des

œuvres de plus grande envergure, conçues classiquement en

quatre mouvements, de dimensions jusqu’alors habituelles. La

raison de cette absence ? Ce style avait renoncé à la tonalité, et, de

ce fait, au moyen le plus sûr, le plus puissant, pour traiter les très

grandes comme les petites formes. »

A.BERG, Conférence sur Wozzeck (1929), révision et traduction Dennis Collins, in revue musique en jeu n°14, éditions du Seuil, Paris, 1974, p.77.

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ZOOM SUR LES PERSONNAGES PRINCIPAUX ET LES DIFFERENTS STYLES VOCAUX

QUI LEURS SONT ASSOCIES

Berg emploie plusieurs styles de déclamation et de chant qui

rendent la vocalité vivante et contrastée : du parler ordinaire sans

hauteur et sans rythme au chant pur, avec efflorescences lyriques.

WOZZECK : BARYTON

Constamment angoissé et révolté, illuminé et délirant, dévoré par

la jalousie, le soldat Wozzeck est confronté à des tensions

extrêmes.

Son style vocal est de ce fait particulièrement varié et peut

prendre toutes les formes et les teintes de la vocalité, du murmure

au cri, de l’acquiescement mécanique à la phrase largement

soutenue et exaltée.

TAMBOUR-MAJOR : HELDEN TENOR (TÉNOR

HÉROÏQUE)

Ce ténor héroïque quasi wagnérien, est un bellâtre vaniteux,

modèle du séducteur et du fanfaron au panache dérisoire, mais

également vulgaire et brutal.

LE CAPITAINE : TENOR BOUFFE À la voix extrêmement malléable, le Capitaine est un personnage sanguin et glapissant, mielleux et

imbu de lui- même. Vocalement, il est capable de grands bonds, de changements rapides de registre et

d’expression.

LE DOCTEUR : BASSE BOUFFE

Le docteur est un tortionnaire qui vit dans un monde irréel d’expériences et de rêves de gloire. Il débite

avec assurance et grandiloquence des âneries pseudo-scientifiques et philosophiques. Son style vocal

est volontiers cassant et vif, mais également extatique, au bord de la transe, enflammé ou pontifiant.

MARIE

Mère pleine de tendresse pour son enfant auquel elle chante des berceuses, raconte des histoires

qu’elle dramatise en faisant les gros yeux, elle est aussi est une pécheresse espérant un acte rédempteur

du Christ. Elle assume une féminité exigeante et sensuelle, car elle aime la force animale des hommes,

mais n’attend pas de leur être soumise.

Toutes les ressources vocales d’une soprano dramatique sont exigées pour ce rôle, depuis le registre

grave poitriné jusqu’aux notes aiguës les plus affirmées et même stridentes.

CROQUIS DE MARIE

REALISE PAR LE

SCENOGRAPHE JEAN-

PIERRE LARROCHE

POUR L’OPERA DE

REIMS

P.-J. Jouve et M. Fano parlent

d’un « mystère de la voix »

dans Wozzeck. « Le chant se

confond avec la matière

thématique générale. » La ligne

mélodique accentue les

inflexions du texte et les

déforme parfois, « pour libérer

la force magnétique du mot »,

ce que Jouve nomme le

« pouvoir surnaturaliste du

chant. »

Voir bibliographie p. 28 : FANO,

Michel et JOUVE, Pierre Jean,

Wozzeck d’Alban Berg

Page | 16

Saluer Marie…..

Par Dorian Astor, dramaturge

« Et la femme ? Les héros ont vécu, les anti-héros aussi. La souffrance de Wozzeck nous

aveugle, et nous cache celle de Marie, incommensurable. Marie est le personnage le plus

complexe, parce qu’il est paradoxalement le plus traditionnel, c’est-à-dire aussi le plus aliéné -

sans avoir basculé dans la folie comme Wozzeck, ce qui est peut-être pire. Elle n’arrive pas à se

mouvoir en dehors des figures traditionnelles de la féminité qui lui sont socialement imposées : la

mère, la putain, la sainte.

Marie est une mère, alors que tout est fait pour l’en empêcher. La forme sous laquelle

s’exprime cette maternité est celle de la berceuse ou du conte. Elle ne cesse de vouloir protéger

l’enfant en l’entourant de fictions. Et pourtant, chaque fiction se fait menace : l’enlèvement par

les bohémiens, les yeux arrachés par le marchand de sable. Marie fait peur à son fils, parce qu’elle

a peur elle-même, parce qu’elle est pauvre, parce que le père est fou et ne tient pas son rôle (« il

ne l’a même pas regardé »). Figure de la mère monstrueuse, ou indigne. Double aliénation : on te

range du côté des mères, et puis on te stigmatise parce que c’est une place intenable dans la

misère.

Elle est une putain, parce c’est sa façon d’être prolétarisée. Comme les putes bon marché,

elle est fascinée par les petits cadeaux. Il y a des putes parce qu’il y a des hommes au pouvoir,

partout. Personne ne se demande pourquoi elle est excitée par les beaux soldats, on ne veut rien

savoir de sa pulsion sexuelle, de sa pulsion de vie, de son animalité, réveillée par l’animalité

caricaturale du tambour-major. L’aliénation bourgeoise du corps de la femme, on la retrouve dans

la remarque du docteur : les hommes développent des maladies du cerveau et les femmes des

cancers de l’utérus. La belle affaire ! Wozzeck lui-même la tue parce qu’il est terrorisé par la

« femme en chaleur ».

Marie est une sainte, parce qu’elle cherche la rédemption, et ne la trouvera que dans le

martyre. Elle cherche des réponses auprès de Marie-Madeleine (la pute rédimée). Le plus

déchirant reste le cri de Marie contre le tambour-major : « Ne me touche pas ! ». « Noli me

tangere », avait clamé le Christ ressuscité à Marie-Madeleine voulant l’approcher. Marie-

Madeleine est une figure centrale pour comprendre Marie. Et aussi la Babylone biblique.

Wozzeck regarde Marie comme le quartier qui l’entoure : des monstres de luxure. Il en vient à des

imprécations de prophète contre la ville femelle.

Et sinon - pourquoi Marie meurt-elle ? Carmen ou Lulu nous donneront des fragments de

réponse. »

CROQUIS DE

L’ENFANT REALISE

PAR LE

SCENOGRAPHE JEAN-

PIERRE LARROCHE

POUR L’OPERA DE

REIMS

Page | 17

L’EMPLOI DE LEITMOTIVE

Une forêt thématique est liée aux personnages. Les thèmes ou leitmotive sont aussi bien vocaux

qu’instrumentaux. Berg les nomment Erinnerungsmotive (motifs du souvenir) et une grande partie

d’entre eux apparaissent dans le premier acte placé sous le signe de la prémonition. Ils sont associés

aux personnages principaux, à leurs sentiments, à leurs états psychiques ou représentent objets-

symboles qui annoncent le drame : le sang, le couteau ou la mort.

On peut ranger dans quatre catégories ces différents leitmotive :

1° Motifs mélodico-rythmiques

2° Motifs harmoniques ou thèmes d’accords

3° Motifs d’intervalles

La seconde mineure est liée au sang, la tierce mineure au couteau, la quinte à la mort. 4° Motif d’une note :

Une note apparaît à la fin du deuxième acte pour devenir de plus en plus importante jusqu’à la scène

du meurtre (III-2) qui est entièrement construite sur celle-ci : la note Si est la note du crime.

Voir l’analyse ci-après de la scène du meurtre de Marie.

L’EXEMPLE D’ANALYSE D’UNE SCENE : LE MEURTRE DE MARIE, ACTE III, SCENE 2

L’audition de l’extrait musical proposé en analyse est disponible sur le net :

http://www.youtube.com/watch?v=1kPdwwvr0qo

SITUATION DE L’EXTRAIT DANS L’OPERA

Le troisième acte est celui du dénouement dramatique. La seconde scène correspond au meurtre de

Marie dans ce qu’il a de plus réaliste et violent.

Toute cette scène se construit sur la note SI, noyau structurel et

dramatique de l’ensemble.

Cette note traverse la totalité de la partition comme le symbole

musical de la mort de Marie :

1° Elle est présente aussi bien aux instruments qu’aux voix.

2° Elle se fait entendre dans tous les registres : des graves les

plus profonds aux aigus les plus stridents.

3° Elle peut revêtir différents modes de jeux : trémolos,

glissandos, harmoniques.

Pour en percevoir toute l’importance dramatique, on peut

donner quelques exemples de son utilisation :

- Dès le début, planté dans le registre grave des

contrebasses et trombones, le Si donne à entendre la

« L’invention sur une note utilise

sciemment le mécanisme de

l’obsession. La note résonne à

toute place, elle existe à tous les

instants : présente en chaque

mesure avec un rôle propre à tous

les registres, revêtue par

l’instrumentation de toutes les

sonorités. Elle est donc le son

immuable. Le son fixe, le son

sacré. Elle est obsédante dans le

fond comme dans la forme, le son

SI pour l’image du meurtre. »

Michel FANO, Wozzeck d’Alban

Berg (voir la rubrique « pour en

savoir plus »).

Page | 18

profondeur sombre et inquiétante de la forêt :

- Affublé d’un trille aux bassons, la délicate oscillation sur ce Si peut traduire le sentiment

d’insécurité de Marie, isolée dans cette forêt, face à Wozzeck au comportement étrange.

- Les cordes ainsi que la harpe et le célesta exécutent des glissandos inquiétants sur cette note,

conclusion instrumentale angoissante venant souligner la perversité des propos de Wozzeck

qui interroge, à ce moment précis, Marie sur sa bonté et sa fidélité :

Page | 19

- Au moment du crime - précisément quand Wozzeck sort son couteau et jusqu’à la mort

proprement dite de Marie - le si est martelé aux timbales qui donnent à entendre

l’inéluctabilité d’un destin tragique :

Page | 20

- C’est encore sur ce si (d’abord chanté dans l’aigu puis deux octaves plus graves ensuite) que

Marie pousse son dernier cri « Hilfe » (« à l’aide »), au moment même où elle va être

poignardée :

- La scène s’achève aussi sur cette note - placée dans tous les registres de l’échelle sonore- et

qui envahit progressivement tout l’orchestre dans un grand crescendo final qui s’effectue en

deux étapes entrecoupées d’un rythme « à nu », énoncé à la grosse caisse. L’effet théâtral,

dramatique est saisissant :

Début du

second

crescendo

sur la note

SI

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ZWEITE SZENE

Waldweg am Teich. Es dunkelt. Sie kommt mit

Wozzeck von rechts.

MARIE

Dort links geht’s in die Stadt.

Es ist noch weit. Komm schneller.

WOZZECK

Du sollst da bleiben, Marie. Komm, setz’ Dich.

MARIE

Aber ich muss fort.

WOZZECK

Komm! (Sie setzen sich) Bist weit gegangen, Marie.

Sollst Dir die Füße nicht mehr wund laufen. ‘s still

hier! Und so dunkel. Weißt noch, Marie, wie lang es

jetzt ist, dass wir uns kennen?

MARIE

Zu Pfingsten drei Jahre.

WOZZECK

Und was meinst, wie lang es noch dauern wird ?

MARIE (Sie springt auf)

Ich muss fort.

WOZZECK

Fürchte Dich, Marie? und bist doch fromm? (Er lacht.)

Und gut! Und treu! (Er zieht sie wieder auf den Sitz. Er

neigt sich wieder, Ernst, zu Marie.) Was Du für süße

Lippen hast, Marie ! (Er küsst Sie.) Den Himmel

Gäb’ ich drum und die Seligkeit, wenn ich Dich noch

oft so küssen dürft ! Aber Ich darf nicht! Was zittert?

Der Nacht tau fällt.

WOZZECK

(Flüstert vor sich hin)

Wer kalt ist, den friert nicht mehr! Dich wird beim

Morgentau nicht frieren.

MARIE

Was sagst Du da?

WOZZECK

Nix.

(Langes Schweigen)

(Der Mond geht auf)

MARIE

Wie der Mond rot aufgeht!

DEUXIEME SCENE

Chemin forestier près de l’étang. Il commence à faire

nuit. Marie arrive avec Wozzeck de la droite.

MARIE

Là, à gauche, ça va vers la ville. C’est encore loin.

Viens plus vite !

WOZZECK

Reste ici, Marie. Viens, assieds-toi.

MARIE

Mais je dois partir.

WOZZECK

Viens ! (Ils s’assoient) Tu es allé loin, Marie. Tu ne

dois plus t’abîmer les pieds à marcher. C’est tranquille

ici ! Et si sombre – tu te souviens, Marie, combien de

temps ça fait maintenant qu’on se connaît ?

MARIE

Trois ans à Pentecôte.

WOZZECK

Et combien de temps crois-tu que ça va encore durer ?

MARIE (elle se lève brusquement)

Je dois partir.

WOZZECK

Tu as peur, Marie ? (Il rit.) Et bonne ! Et fidèle ! (Il la

fait assoir ; se penche vers elle, à nouveau sérieux.)

Quelles douces lèvres tu as, Marie ! (Il l’embrasse.) Je

donnerais le paradis et tout le bonheur céleste pour

pouvoir encore souvent t’embrasser comme çà ! Mais

je ne peux pas ! Qu’as-tu à trembler ?

La rosée de la nuit tombe.

WOZZECK

(chuchotant pout lui-même.)

Celui qui a froid n’a plus froid ! A la rosée du matin,

tu n’auras plus froid.

MARIE

Que dis-tu là ?

WOZZECK

Rien.

(Long silence)

(La lune se lève.)

MARIE

Comme la lune se lève rouge !

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A EXPLOITER EN CLASSE

LETTRES

Analyser la présente d’images prémonitoires aux couleurs sanglantes et les différents

symboles annonciateurs du tragique événement.

EDUCATION MUSICALE

Création musicale sur une note : une invention de quelques minutes sur des notes Si, jouées

sur les instruments à disposition ou des voix, en variant la registre, la durée, avec des rythmes

variés, en ostinato. Cette expérience devrait faire naître l’idée de l’obsession, du stress.

HISTOIRE DES ARTS

Travail sur l’expressionnisme à travers la thématique « Arts, réalités, imaginaires » : on peut

notamment faire visionner des scènes de meurtres : Murnau, Lang….

WOZZECK

Wie ein blutig Eisen !

(zieht den Messer)

MARIE

Was zittert? (springt auf) Was will?

WOZZECK

Ich nicht, Marie ! Und kein andrer auch nicht ! (packt

sie an und stößt ihr das Messer in den Halls)

MARIE

Hilfe !

(sinkt nieder)

WOZZECK

(beugt sich über Marie). (Marie stirbt). Todt ! (richtet

sich scheu auf – und stürzt geräuschlos. Vorhang zu.

WOZZECK

Comme un fer ensanglanté.

(Il sort son couteau.)

MARIE

Tu trembles ? (elle se lève d’un bond) Que veux-tu ?

WOZZECK

Moi, rien, Marie ! Et personne d’autre non plus ! (il

saisit, et lui enfonce le couteau dans la gorge.)

MARIE

Au secours !

(Elle s’écroule.)

WOZZECK

(se penche sur Marie.) (Elle meurt) Morte !

(se lève craintif - et disparaît sans bruit. Rideau.)

CROQUIS DE LA

SCENE DU MEURTRE

DE MARIE REALISE

PAR LE

SCENOGRAPHE JEAN-

PIERRE LARROCHE

POUR L’OPERA DE

REIMS

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LES OUTILS PEDAGOGIQUES

LES CARNETS DE LECTURE

ARNOLD SCHOENBERG

LE STYLE ET L’IDEE

« Quand Alban Berg vint à moi, en 1904, c’était un très grand garçon extrêmement

timide. J’examinai les compositions qu’il me soumit, des mélodies écrites dans un

style qui se situait entre Hugo Wolf et Brahms, et je reconnus aussitôt en lui un

véritable talent. En conséquence, je l’acceptai pour élève, bien qu’à l’époque, il fût

incapable de me régler des honoraires. Par la suite, sa mère fit un gros héritage, et elle

conseilla à Alban, puisqu’ils étaient désormais riches, d’entrer au Conservatoire. On

m’a rapporté qu’Alban fut si bouleversé par cette proposition qu’il se mit à pleurer et

ne cessa de pleurer que lorsque sa mère l’eut autorisé à poursuivre ses études avec

moi. Il fut toujours d’une absolue loyauté envers moi, tout au long de sa brève

existence. Pourquoi ai-je rappelé cette anecdote ? Pour dire à quel point je fus surpris

lorsque cet adolescent timide au cœur tendre s’engagea dans une aventure qui

paraissait condamnée au désastre : la mise en chantier de Wozzeck: drame d’une action

si tragique qu’il semblait exclu qu’on pût le mettre en musique. Objection plus grave :

l’action comportait des scènes de la vie de tous les jours, en contradiction avec les

canons de l’opéra qui reposaient encore sur l’emploi de costumes de théâtre et de

personnages conventionnels. Et pourtant Alban Berg réussit. Wozzeck fut un des plus

grands succès qu’ait connu l’opéra. Et pourquoi ? Parce que Berg, s’il était

d’apparence timide, possédait un caractère fortement trempé, aussi loyal envers ses

propres idées qu’il fut loyal à mon égard lorsqu’il fut presque mis en demeure de

cesser ses études avec moi. Il réussit à imposer son opéra comme il avait réussi à rester

mon élève. Forger son destin sur la foi en ses propres idées, voilà la qualité qui fait le

grand homme. »

Extrait d “Alban Berg” (1949),

in Arnold Schoenberg, Le Style et l’idée,

traduit de l’anglais par Christiane de Lisle

Editions Buchet Chastel, 1977,

Page | 24

Theodor W. Adorno

Alban Berg, le maître de la transition infinie

« J’ai fait sa connaissance au printemps et au début de l’été 1924, lors de la fête de

l’Allgemeiner Deutscher Musikverein , le soir de la première des trois fragments de Wozzeck.

Enthousiasmé par cette oeuvre, je priai Scherchen, que je connaissais, de me présenter à Berg.

En quelques minutes, il fut convenu qu’il me prendrait comme élève à Vienne, dès que

j’aurais passé mon doctorat, au mois de juillet. Ce n’est finalement qu’au début du mois de

janvier 1925 que je vins à Vienne. La première impression que j’avais eue de Berg à

Francfort, avait été son extrême gentillesse, mais aussi sa timidité qui me libéra de la peur que

m’inspirait cet homme que j’admirais sans mesure. Si j’essaie de me souvenir de l’impulsion

qui me poussa aussitôt vers lui, je me rends compte qu’elle était tout à fait naïve ; pourtant, elle avait trait à un aspect essentiel de Berg ; en effet, les fragments de Wozzeck, surtout

l’introduction de la marche, puis la marche elle-même, me semblaient faire la synthèse de

Schoenberg et de Mahler, et c’était là à mes yeux l’idéal de la nouvelle musique.

Deux fois par semaine, je faisais mon pèlerinage chez Berg au 27 de la Trauttmansdorfgasse à

Hietzing, dans ce rez-de-chaussée qu’habite encore aujourd’hui Madame Hélène Berg. A

l’époque, cette rue était à mes yeux d’une incomparable beauté. D’une façon que j’aurais du

mal à préciser aujourd’hui, ses platanes me rappelaient Cézanne ; à l’âge que j’ai

actuellement, elle n’a pas perdu son charme. Lorsque je revins à Vienne au retour de

l’émigration et que je cherchai la Trauttmansdorfgasse, je m’égarai et revins vers mon point

de départ à l’église de Hietzing ; puis je me mis en route comme si j’étais aveugle, sans

réfléchir, en me fiant à mon souvenir inconscient, et je trouvai mon chemin en quelques

minutes. En 1925, avant d’entrer dans la maison pour la première fois, je sus où j’étais en

entendant des accords dissonants – ceux du Concerto de chambre que Berg était en train

d’achever – qu’il faisait résonner au piano. J’ignorais que ce fût là une situation très célèbre

qui se répétait. Sur la porte, le nom avait été dessiné par Berg en caractères très savants, les

mêmes que pour les titres des éditions originales des opus 1 et 2, encore avec une pointe de

Jugendstil, mais pourtant bien lisibles, sans aucune surcharge ornementale. Berg avait un

indéniable talent de plasticien.

Ce qui était déterminant chez lui était moins le lien primaire au matériau musical que le

besoin d’expression. A la lumière de ses débuts, le fait qu’il ait persisté dans la musique est

presque contingent. Nul doute qu’il ait eu beaucoup de mal à traduire son besoin d’expression

universellement esthétique en terme spécifiquement musicaux ; c’est ce trait de caractère qui a

servi de modèle au personnage de Leverkühn. Il était artiste avant tout, mais artiste à tel point

qu’il devient par là même un artiste au sens particulier, un maître de la composition. Cela

étant, toute visualité n’a pas disparu, de la façon la plus frappante, dans la calligraphie de ses

partitions. Un après-midi, il m’a enseigné au Café Impérial comment on écrit clairement des

notes. [...]

Je ne puis résister à la tentation de parler du nom de Berg qu’il prononçait avec une chaleur

infinie, sans rien ajouter, lorsqu’il répondait au téléphone. Quand il prononçait son nom, il le

faisait de la manière dont d’autres disent « je ». Je n’ai guère connu de personne qui ait autant

ressemblé à son nom. Alban : il y a là à la fois l’élément catholique et traditionnel

– ses parents possédaient un commerce d’objets religieux

– et l’aspect recherché, élégant auquel cet homme fidèle n’a jamais tout à fait renoncé malgré

toute sa rigueur et sa discipline constructives. Berg : son visage était montagneux en ce

double sens qu’il avait les traits d’une personne familière des Alpes et qu’il avait lui-même,

avec son nez noblement arqué, sa bouche douce et fine et ses yeux profonds,

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énigmatiquement vides, semblables à des lacs, quelque chose d’un paysage montagneux.

Extraordinairement grand de stature, mais en même temps délicat, comme s’il n’était pas à la

hauteur de sa propre taille, il se tenait penché en avant. Ses mains et surtout ses pieds étaient

étonnamment petits. Son apparence, son attitude et son regard avaient quelque chose du géant

rêveur et lourdaud. On aurait pu imaginer qu’il voyait tout agrandi, de manière effrayante,

comme on le dit des chevaux. Peut-être que l’aspect micrologique de ses compositions était

une réaction à cela ; les détails sont infimes, infinitésimaux, car le géant les perçoit comme à

travers des jumelles de théâtre. Même prise comme un tout, sa musique, à la fois démesurée et

fragile, est à l’image de Berg. En règle générale, il réagissait lentement, puis vivement et

brusquement. C’est sans doute la raison pour laquelle il avait un respect énorme pour l’esprit

de repartie, la vivacité intellectuelle et la mobilité ; cette admiration était telle qu’il

développait à son tour un talent pour la plaisanterie et le jeu de mots, le plus souvent tristes.

Un élève assez peu doué, à qui il avait demandé s’il avait « l’oreille absolue», lui avait

répondu avec insolence : « Dieu merci, non ». Il avait immédiatement adapté ce « Dieu

merci » et manquait rarement l’occasion de l’employer pour ses expériences fâcheuses et

désagréables. »

RENE LEIBOVITZ, HISTOIRE DE L’OPERA

« LES OPéRAS D’ALBAN BERG OU LA SYNTHèSE DE L’ART LYRIQUE »

« Le très beau texte de Büchner ne nous est parvenu que sous la forme de vingt-cinq scènes, assez

lâchement agencées, dont l’unité réside moins dans la continuité de l’action que dans la signification

symbolique et mythique des personnages. Ainsi le capitaine devient le symbole d’un moralisme

philistin et peureux, le médecin est une sorte d’incarnation de l’esprit démoniaque - calculateur et

froid - hostile aux véritables aspirations de l’homme, le tambour-major représente la « bestialité », et

Marie est la véritable et totale victime de la pauvreté. Wozzeck représente, lui aussi, les opprimés, ces

« pauvres gens » (paroles qu’il profère dès le début de l’œuvre et sur lesquelles Berg compose l’un des

principaux leitmotivs de l’opéra), mais il est aussi plus que cela. Il semble, en effet, que Büchner ait

voulu faire de lui un de ces « simples d’esprit » (au sens religieux du terme), un être primitif et

innocent qui, non seulement souffre de la plus grande misère, mais qui, de plus, en assume la

responsabilité. Situé tout à fait en dehors de toute morale conventionnelle, il aime Maire avec une

Extrait : Alban Berg, le maître de la transition infime

(1968) de Theodor W. Adorno, traduit de l’allemand par

Rainer Rochlitz.

Editions Gallimard, pour la traduction française (1989)

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passion et une tendresse réelles et pourtant il la tue, mû en cela par les mobiles mêmes qui inspiraient

l’amour. Son crime accompli, il entend purifier son âme en se suicidant dans ce même étang où il avait

lavé son poignard après le meurtre de Marie. Tout cela nous est conté dans un style d’une tenue très

haute et d’une grande sobriété et, qui plus est, de la manière la plus réaliste qui soit. On reste confondu

d’ailleurs par tout ce que le texte de Büchner contient de « prophétique » à l’égard de notre époque.

C’est ainsi que dans Wozzeck se mêlent des thèmes qui présagent ceux-là mêmes qui nous

préoccupent le plus à l’heure actuelle : psychanalyse, existentialisme, réalisme social, tout cela se

trouve annoncé par Büchner avec une préscience extraordinaire. »

Extrait de L’Histoire de l’opéra de René Leibovitz, (chapitre XXI)

Buchet / Chastel, Paris, 1987.

Georg Büchner, DEUX LETTRES

__________

A sa famille.

Strasbourg, le 5 avril 1833

« J’ai reçu aujourd’hui votre lettre qui parle de ce qui s’est passé à Francfort. Mon opinion, la voici :

s’il est une chose à notre époque qui puisse être utile, c’est la violence. Nous savons ce que nous

pouvons attendre de nos princes. Tout ce qu’ils ont concédé leur a été arraché par la nécessité. Et

même les concessions nous ont été jetées comme une grâce mendiée et un misérable jouet d’enfant,

pour faire oublier à l’éternel jobard qu’est le peuple qu’il est emmailloté trop à l’étroit. C’est avec un

fusil en fer blanc et un sabre de bois que seul un Allemand a pu avoir le mauvais goût de jouer au petit

soldat.

Nos assemblées locales sont une satire contre la saine raison, nous pouvons continuer à nous promener

comme cela pendant encore un siècle et quand alors nous ferons le compte des résultats, eh bien, le

peuple n’aura pas cessé de payer les beaux discours de ses représentants plus cher que cet empereur

Romain qui fit donner vingt mille florins à son poète de cour pour deux vers boiteux. On reproche aux

jeunes gens de recourir à la violence. Mais ne sommes-nous donc pas dans une situation de violence

perpétuelle ? Parce que nous sommes nés et que nous avons grandi au cachot, nous ne nous

apercevons plus que nous sommes au fond d’un trou, pieds et poings enchaînés, un bâillon enfoncé

dans la bouche. Qu’appelez-vous donc ordre légal ? Une loi qui fait de la grande masse des citoyens

un bétail à corvées, pour satisfaire les besoins contre nature d’une minorité infime et corrompue ? Et

cette loi, appuyée par la violence brutale des militaires et par la roublardise stupide de ses sbires, cette

loi n’est qu’une violence brutale et perpétuelle qui est faite à la justice et à la saine raison, et je la

combattrai de la bouche et de la main chaque fois que je le pourrai. »

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____________

A sa famille.

Strasbourg, 8 juillet 1835

« L’écrivain n’est pas un professeur de morale, il invente ecrée des personnages, il fait revivre

des époques passées, et qu’ensuite les gens apprennent là-dedans, aussi bien que dans l’étude

de l’histoire ou dans l’observation de ce qui se passe autour d’eux dans la vie humaine. Si on

allait par-là, on n’aurait pas le droit d’étudier l’histoire, parce qu’on y raconte un très grand

nombre de choses immorales, il faudrait traverser la rue les yeux bandés, parce que sinon on

pourrait voir des choses inconvenantes, et il faudrait crier haro sur un dieu qui a créé un

monde où se produisent tant de dévergondages. Si du reste on voulait encore me dire que

l’écrivain ne doit pas montrer le monde tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être, je réponds que

je n’entends pas faire les choses mieux que le Bon Dieu, qui certainement a fait le monde

comme il doit être. Pour ce qui concerne encore les écrivains prétendument idéalistes, je

trouve qu’ils ont donné presque uniquement des marionnettes avec des nez bleu ciel et un

pathétique affecté, mais non des êtres de chair et de sang dont je puisse éprouver la souffrance

et la joie, et dont les faits et gestes m’inspirent horreur ou admiration. »

Extraits de lettres traduites de l’allemand par Bernard Lortholary,

in Georg Büchner, Œuvres complètes. Inédits et lettres

sous la direction Bernard Lortholary,

Collection Le Don des langues, Editions du Seuil, 1988,

pour la traduction française

CROQUIS DES

COMPAGNONS A

L’AUBERGE PAR LE

SCENOGRAPHE JEAN-

PIERRE LARROCHE

POUR L’OPERA DE

REIMS

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POUR EN SAVOIR PLUS

BIBLIOGRAPHIE

AUTOUR DE BERG

ADORNO, Theodor W., Alban Berg, le maître de la transition infime, Gallimard, 1989.

BARILIER, Etienne, Alban Berg : essai d'interprétation, L'Âge d'Homme, 1978.

JAMEUX, Dominique, Berg, Seuil, 1980.

POIRIER, Alain, L’expressionnisme et la musique, Fayard, 1995.

SPECIFIQUEMENT SUR WOZZECK

FANO, Michel et JOUVE, Pierre Jean, Wozzeck d’Alban Berg. Éditions Plon, Paris, 1953 ; Éditions

10/18, Paris, 1964 ; Éditions Christian Bourgois, Paris, 1999.

L’Avant-Scène Opéra, Wozzeck, n° 215, juin 2003.

AUTOUR DE BÜCHNER

BÜCHNER, Georg, Woyzeck, texte, manuscrits, source, traduction nouvelle de Jean-Louis

Besson et Jean Jourdheuil, éd. Théâtrales, 2006.

CANETTI, Elias, « discours pour l’attribution du prix Georg Büchner », in La conscience des mots,

Albin Michel, 1984.

M. CARNER, Alban Berg, Paris, éd. Jean-Claude Lattès, 1979.

CINEMATOGRAPHIE

Woyzeck, film de 1979 du réalisateur allemand Werner Herzog avec Klaus

Kinski dans le rôle-titre et Eva Mattes. Il s’inspire directement du drame de

Büchner.

Wozzeck, Waltraut Meier, Franz Grundheber, choeur du Staasoper de Berlin,

Staatskapelle Berlin, direction Daniel Barenboïm, mise en scène Patrice

Chéreau. Warner Classic, 1994.

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WEBOGRAPHIE

http://solomonsmusic.net/wozzeck.htm

« Wozzeck, un opéra expressionniste/symboliste » article très fouillé de Larry J. Solomon (en anglais)

http://www.opera-lille.fr/fr/multimedia/?cat=8&saison=0607&theme=16&spect=0

L’opéra de Lille propose un dossier pédagogique autour de l’opéra Wozzeck avec des pistes d’écoutes

qui jalonnent l’opéra dans son intégralité.

http://www.youtube.com/watch?v=1kPdwwvr0qo

Vidéo de la scène du meurtre de Marie, analysée dans le présent dossier pédagogique.

Interprétation par le Frankfurter Museumsorchester sous la direction de Sylvain Cambreling,

Wozzeck: Dale Duesing, Marie: Kristine Ciesinski.

CONFERENCE SUR WOZZECK A L’OPERA DE REIMS

« L’univers atonal au service du drame expressionniste » par Francis Albou.

MARDI 29 JANVIER A 18H : PREMIERE PARTIE

MERCREDI 30 JANVIER A 18H : SECONDE PARTIE

RENCONTRE AVEC DES ARTISTES DE LA PRODUCTION

1 heure avec Pierre Roullier, chef d’orchestre et Mireille Larroche, metteur en scène :

LUNDI 4 FEVRIER A 18H30

WOZZECK,

ACTE III,

SCENE 2

OPERA DE

FRANKFUR

T1939

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WOZZECK A L’OPERA DE REIMS

LA NOTE DU METTEUR EN SCENE

« Le monde est fou ! Le monde est beau ! » s’égosille Wozzeck.

Quelle serait, aujourd’hui, la condition de Woyzeck, dont Büchner

avait fait un troufion humilié et sans le sou? Sans doute pas celle d’un

soldat. Au lieu d’une caserne, un no man’s land d'une grande ville

européenne d’aujourd’hui. Au cœur même de la cité. Ces violences

que notre vigilance policière a cru pouvoir expulser vers les

périphéries, ont fait retour au cœur même de nos capitales. Des «

espaces invisibles » s’y sont créés, où se reconfigurent des hiérarchies

violentes. Entre désespérance et sauvagerie, les seuls repères sont

devenus les rapports de force et de faiblesse. Dans les interstices de

nos démocraties fardées à grand renfort de médiatisation, s’insinue la

nudité d'autres organisations sociales, qui ne reposent que sur

l’aliénation du plus faible. Sous le costume de théâtre de la démocratie,

grouille l’intolérable.

Une rue, une impasse, une palissade derrière laquelle une friche attend

la prochaine opération immobilière du quartier, enfin un échafaudage qui domine ce no mans’ land.

Direction musicale : Pierre ROULLIER Mise en scène : Mireille LAROCHE

Etudes musicales : Nathalie STEINBERG

Lumières : Jean-Yves COURCOUX

Assistant à la mise en scène : Alain PARIES

Décors : Jean-Pierre LARROCHE

Dramaturge : Dorian ASTOR

Marie : Barbara DUCRET

Le Docteur : Eric MARTIN-BONNET

Deuxième compagnon : Florent MBIA

Le Tambour Major : Yves SAELENS

Margret : Aurore UGOLIN

Le Capitaine : Gilles RAGON

Wozzeck : Jean-Sébastien BOU

Andrès : Philippe DO

Premier compagnon : Alain HERRIAU

L'Idiot : Raphaël BREMARD

ORCHESTRE DE L’OPERA DE REIMS

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Dans ces lieux que personne ne veut voir, on ne se fixe pas, on ne fait que passer, le décor lui-même

passe devant nos yeux. Pourtant, ici, il faut bien vivre. Une camionnette garée sur le trottoir : Marie vit

là sa vie de passage, peut-être de passe. Elle vient de loin, sans racines, et ce nomadisme archaïque est

cependant l’effet le plus contemporain des violences de notre société. Des SDF squattent un coin sur

un vieux canapé récupéré, deux bouches d'aération du métro déversent leurs odeurs nauséabondes.

Une bouche à incendie. Des poubelles. C'est dans l'une d'elles que Wozzeck tentera de faire disparaître

le corps de Marie.

Sans domicile fixe, c’est aussi sans vie propre : on habite ici ou là, on pourrait être ceci ou cela. La

précarité indétermine les gens. Ici vit une communauté où chacun s'invente un rôle en fonction de la

complaisance des autres. Chez Büchner, chaque rôle est d'abord le représentant d'une fonction, d'une

autorité (militaire, médicale, politique) ; ici, perspective inversée - ces fonctions se recréent, se

réinventent sans cesse, au gré des exclusions.

Ici ni étang, ni mare, ni lune rouge, rien de réaliste, que du concret : un néon orange pour la lune, une

marelle dessinée par les enfants avec le ciel, la terre, l'eau…. pour l'étang. Un vieux fauteuil de

dentiste, un rideau rouge, une perruque de poupée Barbie. Une seule image fixe la vie des gens :

dominant la palissade, un énorme panneau publicitaire. Elle est l’instance de contrôle quasi totalitaire

des désirs : elle les tire vers le haut, suscite l’imagination, le fantasme, l’espoir d’atteindre (de

consommer?) un jour, la beauté ; et puis vers le bas, elle écrase le désir sous sa domination, elle fait

mordre la poussière aux pulsions jamais assouvies : dépendance. La tyrannie de l’autorité, c’est qu’on

ne sait jamais exactement ce qu’elle veut.

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Je crois plus aux corps qu’aux mots, et moins au pouvoir de l’illusion qu’à l’impact d’une réalité

recadrée et grossie à la loupe. Rien de romantique dans mon approche. Il faut introduire de l’ordinaire,

surtout dans le monde extraordinaire de l’opéra, parce que la pire violence est ordinaire. Mon

Wozzeck se comporte comme les machos du gang qui l’oppriment. Victime et bourreau? Wozzeck ne

voit aucune issue. Sinon de devenir comme les autres. La violence est bête, fondamentalement bête et

laide. Au-delà d’un certain seuil de violence subie, les gens deviennent « irrécupérables ». C’est le

plus terrifiant. Wozzeck est l’expression de la frustration à l’état pur. Je veux dire pourquoi Wozzeck

devient un meurtrier.

J’ai voulu insister sur l’aspect social et forain de la pièce, même si les dimensions métaphysique et

poétique sont forcément présentes. La poésie comme ultime acte de résistance mais aussi comme

dernier espace de liberté. Une poésie de rue, de forains, une poésie qui s’accroche aux barbelés, aux

grilles des échafaudages. Une poésie ou une folie (selon le point de vue qu’on adopte) qui se réinvente,

malgré tout, malgré tous. Comme s’il ne pouvait il y avoir d’existence humaine sans elle.

Composée comme un scénario de film, la mise en scène enrôle l’onirisme désenchanté de l’ouvrage

dans une critique sociale du temps présent : coller le spectateur derrière l’objectif d’une boîte noire à la

dimension du théâtre et l’obliger à regarder en face ce qui se passe chez les gens et en lui-même,

comme un voyeur. Comme l’enfant qui ne quitte pas notre scène, il voit tout, et joue en silence. Cet

enfant, c’est la question de ce que nous sommes, de ce que nous allons devenir. Question absolument

ouverte, précaire, effrayante. Mais c’est la seule question d’avenir.

Rien à voir avec l’utopie. L’absence totale d’utopie dans Wozzeck est à peine soutenable. On a perdu

tout ça. On a perdu les héros de l’opéra, prêts à mourir pour leurs idées ou leurs passions. Sans héros,

comment la théâtralité est-elle encore possible ? Et de fait, Wozzeck est à la limite de la théâtralité au

sens traditionnel du terme.

Ici, c’est la musique de Berg qui sauve.

Une énergie et une vitalité héritées du cabaret allemand, qui ont marqué l’écriture musicale jusqu’à

nos jours. Vitalité qu’il faut exalter jusqu’au paroxysme, quelque part entre folie et féerie. Car « le

monde est fou ! Le monde est beau ! », s’égosille Wozzeck. Une humanité rageuse adossée à une

palissade : clameurs, rythmes, scansions, heurts sonores de cette musique inouïe de révolte,

d’impuissance, de mélancolie et de compassion - et pourtant ouverte sur le futur.… Le cerveau de

Wozzeck n’est plus que le siège sonore du chaos humain et urbain. »

MIREILLE LARROCHE

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L’INTERVIEW DU METTEUR EN SCENE

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LA RÉORCHESTRATION DE JOHN RÉA

« Non, je n'étais pas affligé par une espèce de

folie, une belle idée fixe, d'une « aberratio

mentalis partialis, zweite Spezies », comme disait

le Docteur à Wozzeck. Au contraire, le projet de

transformer « en miniature » la partition

multicolore d'Alban Berg m'a fait souffrir. Il faut

admettre que parfois j'étais sujet à des

étourdissements. Et comment pourrait-il être

autrement puisque placé au cœur de ce projet, un

paradoxe surprenant s'imposa : bon gré, mal gré,

réduire voulait dire étendre, agrandir ! Et de

quelle manière ? Par un travail presque acharné,

exigé de ces 21 musiciens qui composent

l'orchestre de chambre et jouent, de par le fait

même, plus fréquemment que dans l'original tout en interprétant souvent des musiques qui ne leur «

appartiennent » pas.

Suite à la demande de Lorraine Vaillancourt, en 1992, d'« imaginer une version de Wozzeck pour le

Nouvel Ensemble Moderne (NEM) » et, par conséquent, après une étude de la partition du chef, j'ai

conclu que pas moins de 21 musiciens seraient nécessaires pour pouvoir rendre la musique vivante et

irrésistible. Donc, à partir de l'Acte II, scène 3 (la scène centrale de tout l'opéra, soit le Largo), j'ai

trouvé - déjà en miniature - les 15 instruments de la Symphonie de chambre d'Arnold Schoenberg, à

qui la scène rend hommage. Puis un chevauchement, avec les 15 musiciens, légèrement différents de

la composition habituelle du NEM, ajoutant une harpe, un deuxième percussionniste et, voilà, les 21.

Le choix de Berg, pour son instrumentation à ce moment dans l'opéra, n'est pas sans intérêt. On se

rappelle que, plusieurs années auparavant, Berg avait essayé, en vain, de « réduire » à deux pianos

cette œuvre magistrale de Schoenberg et que le projet échoua. C'est Webern qui réalisa une version

pour quatuor à cordes et piano. Ainsi, je me sentais réconforté - mon travail ne serait pas une trahison -

car ce genre de « traduction » d'une œuvre en version compacte se situe dans la tradition même, voire

une tradition bien rodée, chez ces trois Viennois.

Sous quelle forme se présente donc cette réduction « agrandissant » ? Une partie du travail consiste à

faire des transcriptions, surtout dans les passages où Berg compose beaucoup de musique de chambre.

Ceci s'entend particulièrement bien à l'Acte II, scène 1 (Berceuse). Une autre technique employée est

la réduction, compréhensible quand on se rend compte que chez le compositeur les vents sont

généralement multipliés par quatre, la partition faisant appel à 30 instruments à vent et 50 à 60

instruments à cordes. Puis, il y a la réorchestration, un procédé qui s'applique de manière variable.

Presque à chaque mesure, on est obligé de compléter la pensée musicale avec un timbre conforme,

c'est-à-dire un timbre qui n'est pas celui choisi originellement par berg, mais qui puisse se prêter à la

tâche. La réorchestration comporte aussi des nouvelles doublures à l'unisson pour que certaines lignes

mélodiques se fassent entendre.

Finalement, la réorchestration s'apparente à l'art de la composition quand on est obligé de « mettre à nu

» d'énormes agrégats qui, de par leur propre nature, dépassent l'action salutaire de la transcription, de

la réduction, de l'emploi des timbres conformes et des doublures. Ceci s'entend bien à l'Acte III, scène

4 (Wozzeck se noie ; Invention sur un accord de six sons) où je fus contraint de réécrire sur papier

manuscrit toutes les voix de toutes les hauteurs avant d'attribuer les timbres, une attribution qui allait

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bien sûr dans l'esprit de l'œuvre et de pair avec la structure du passage. Ce travail n'est donc pas

exactement une recomposition et n'est surtout pas un arrangement puisque, dans un arrangement, on

présuppose la possibilité de manipuler les hauteurs dans des registres quelconques. C'est plutôt une

nouvelle disposition qui doit à tout prix conserver au maximum les timbres instrumentaux de Berg en

même temps que les registres de la partition. Car l'action même de changer les registres aurait été

certainement une trahison fâcheuse ! Après tout, nous voulons croire à une illusion sonore : comme si

Berg avait fait lui-même ce « réarrangement » instrumental, quoique élargi.... »

JOHN REA

LA REORCHESTRATION DE JOHN REA

Cordes : 2 violons, 1 alto, 1 violoncelle, 1

contrebasse

Harmonie : 1 flûte (jouant piccolo et flûte en sol)

- 2 hautbois (dont cor anglais) - 3 clarinettes

(clarinettes en sib, mib et la, 1 clarinette basse) -

2 bassons (dont 1 contrebasson) - 1 trompette - 2

trombones (ténor et basse) - 2 cors

2 Percussionnistes

1 Harpe (jouant du triangle et de la cymbale

suspendue) - 1 piano (jouant célesta, synthétiseur

et triangle)

L’ORCHESTRE DE BERG

Il y a trois orchestres dans le Wozzeck de

Berg :

- celui qui est dans la fosse, à l’effectif

instrumental très important, avec de

nombreuses percussions

- celui qui est issu du précédent pour la scène

de rupture (II, 3)

- celui qui est sur scène (II, 4) avec violons,

accordéon, bombardon…

Il y a en plus une « bande militaire » (I, 3),

un pianino (piano droit de taille réduite)

placés sur scène (III, 3).

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L’INTERVIEW DU CHEF D’ORCHESTRE