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  • Josef Schovanecavec Caroline Glorion

    Je suis lEst !

    Savant et autiste : un tmoignage unique

    Prface de Jean Claude Ameisen

    Avant-propos de Sophie Rvil

  • www.plon.fr

    Plon, 2012

    Couverture : C. Le GallCration graphique : V. Podevin

    EAN : 978-2-259-22039-2

    Ce document numrique a t ralis par Nord Compo

  • Prface

    Il arrive, parfois, quune rencontre nous marque profondment, trs au-del de ce que nous pouvionsen attendre.

    Cest ce qui sest produit, pour moi, avec Josef Schovanec.La premire fois que nous nous sommes vus, je sortais dune confrence au muse Pompidou,

    Beaubourg, il devait tre 22 heures, et javais rendez-vous au premier tage dun caf, une centaine demtres du muse.

    Jtais, cette priode, rapporteur dun avis du Comit consultatif national dthique qui allait trerendu public ou qui venait de ltre , lavis 102, Sur la situation, en France, des personnes, enfants etadultes, atteintes dautisme .

    Javais, durant lanne, rencontr des membres de nombreuses associations de familles de personnesavec autisme, et je venais dtre contact par deux responsables dune autre association pour discuter dela situation particulire des personnes avec syndrome dAsperger.

    Josef tait l. Nous avons parl pendant une heure.Jai revu Josef plusieurs reprises. Plus je le voyais, plus je lcoutais, plus nous parlions ensemble,

    et plus je dcouvrais un homme dune sensibilit, dune intelligence de cur et desprit, et dune cultureextraordinaire.

    Ce qui avait t une rencontre uniquement motive par un souci de mieux connatre les obstacles quela socit met laccs des personnes avec autisme leurs droits fondamentaux leur droit lascolarisation et une duction adapte, leur droit un emploi, leur droit de vivre avec les autres, parmiles autres tait devenu une rencontre avec un homme.

    Et nous avons nou de profonds liens damiti, Fabienne, ma femme, et moi, avec Josef.On dit de Josef quil a un syndrome dAsperger, quil vit avec un syndrome dAsperger, quil est

    AspergerMais quest-ce que cela signifie ?Nous sommes tous singuliers, quels que soient les noms que nous donnons certaines de nos

    singularits. Nommer, dit Maurice Blanchot, cette violence qui met de ct ce qui est nomm au profitde la commodit dun nom.

    Dans Identit et violence, lillusion dune destine, Amartya Sen dveloppe une rflexion sur lerisque denfermement des personnes dans lune de leurs identits . Nous avons tous, dit Sen, desidentits multiples et changeantes, au cours de notre existence et en fonction de nos relations identitsfamiliale, professionnelle, culturelle, biologique, philosophique, rgionale, spirituelle Et la tentationdenfermer des personnes, ou de les laisser senfermer, dans lune de ces multiples identits comme sictait la seule constitue pour Sen la source majeure de discrimination et de violence dans le monde. Unepersonne, dit-il, est toujours plus, toujours autre, que ce quon peut et que ce quelle peut elle-mme

  • apprhender. Et cest cette part essentielle, qui chappe toute description, qui fait de chaque personne la fois une personne nulle autre pareille et lgale de toutes les autres.

    Comment dcouvrir la richesse et la singularit des mondes intrieurs qui nous semblentinaccessibles ?

    Il y a les rcits crits par ceux qui les vivent. Je suis n un jour bleu, de Daniel Tammet : Je suis nun mercredi. Je sais que ctait un mercredi, parce que la date est bleue, dans mon esprit, et les mercredissont toujours bleus, comme le nombre neuf, ou le son des voix bruyantes en train de se disputer.

    Il y a La Femme qui tremble, de Siri Hustvedt : Un jour, en mai 2006, je me suis leve sous un cielbleu sans nuage, et jai commenc parler. Ds que jai ouvert la bouche, je me suis mise tremblerviolemment. Jai trembl ce jour-l, et puis jai trembl nouveau dautres fois. Je suis la femme quitremble.

    Des rcits de courage. Il faut oser la faiblesse, aller sans carapace, nu devant lexistence , ditAlexandre Jollien, auteur dloge de la faiblesse.

    Il y a le dernier livre du neurologue et crivain Oliver Sacks, Lil de lesprit, dans lequel il nousrvle que, depuis son enfance, il ne reconnat pas les visages. Ni les lieux. Ni mme son propre visagedans le miroir. Les visages et les lieux sont pour lui, depuis toujours, des labyrinthes sans fin danslesquels il se perd.

    Que nous dit, dOliver Sacks, cette singularit ? Les difficults quil a vcues depuis lenfance,lincomprhension de la plupart de ceux quil rencontre, qui le croient mprisant ou indiffrent, et letravail considrable quil a accompli pour compenser ce handicap. Et ceci encore : que cette incapacit inscrire dans sa mmoire les traits des visages a peut-tre contribu lengager dans cet extraordinairelan vers lautre, et dans cette qute de ce quEmmanuel Levinas appelait le vritable visage. Ce visageinvisible, si intime que seul lil de lesprit et du cur peut sen approcher.

    Et il en est de mme pour Josef.Cette singularit est une part de ce quil est, sa part de vulnrabilit, mais elle est aussi sa richesse,

    cet immense travail quil accomplit sur lui-mme, et la profondeur du regard quil porte sur le monde, surlui-mme et sur les autres. Muet, enfant, alors quil savait dj lire et crire, il a fait de ltude deslangues une passion, une thique, qui le mne la rencontre de lautre, essayant de le comprendre partirde ce quil a de plus intime, et tentant, aussi, de prserver le trsor si fragile quest chacune de ceslangues dans sa singularit.

    Lthique, dit Paul Ricur, consiste se penser soi-mme comme un autre . Pas se contenter depenser lautre comme sil tait nous-mme, mais avoir lhumilit de devoir simaginer soi-mmecomme un autre , que lon ne connat pas, et quil va falloir dcouvrir en allant sa rencontre. Lautre,toujours dcouvrir, toujours reconnatre, toujours rinventer. Comme un manque, en nous, de la partde nous qui est dans tous les autres.

    Josef Schovanec ma permis, par lintermdiaire de son regard, de dcouvrir une dimension de laralit qui mtait jusque-l demeure inconnue.

    Cest un livre bouleversant. Dune exceptionnelle dlicatesse, dune extrme motion. Unextraordinaire rcit daventures, empli desprit, dlgance, de courage, de la distance de lhumour et dela profondeur dune culture sans frontire.

    Une leon de vie. Une leon dhumanit.

    Jean Claude AMEISEN,mdecin et chercheur,

    membre du Comit consultatif national dthique

  • Avant-propos

    Un soir, dans un gymnase de banlieue, une confrence est donne par un personnage tout droit sortidun film de Tim Burton, grand chalas lallure si trange. La voix est lente, laccent est dailleurs, lesmots sont prcis, lhumour est froce et la salle rit beaucoup.

    Dmarrant une enqute pour les besoins de mon film1, jai une connaissance de lautisme et desautistes alors proche de zro. Cette premire rencontre avec Josef Schovanec va bousculer bien des apriori et dterminer pour une bonne part le sens de mon travail. Elle a t une rvlation autant quunedcouverte. Dabord celle dun homme brillant, plein desprit, la parole cisele et dune humanit aussitouchante que dsarmante. Ensuite la dcouverte de ce qui mapparatra vite comme un scandale de santpublique, celui qui fait de la France lun des pays les plus en retard dans le diagnostic de lautisme,comme dans le traitement et laccompagnement des personnes porteuses de ce handicap.

    Atteint du syndrome dAsperger, Josef Schovanec est rest muet jusqu lge de six ans. Sesdifficults dlocution taient si fortes que seul son entourage proche pouvait le comprendre. Il est mmeprobable que sans la dtermination de ses parents ne pas accepter la thse dun traumatisme psychiqueirrversible, ce silence laurait conduit dans un hpital psychiatrique et nous aurait sans doute privs jamais dune intelligence hors du commun.

    Car cet enfant qui ntait pas jug apte entrer en CP, cet adolescent si souvent trait didiot, de tarou de dbile mental, cet homme qui a tant de mal dire bonjour, entrer dans un caf et pour qui lactequotidien le plus anodin comme acheter son pain ou passer un coup de tlphone devient une sourcedangoisse insurmontable est sorti diplm de Sciences Po Paris, est aujourdhui docteur en philosophie,parle couramment de nombreuses langues, crit des discours et donne des confrences dans le mondeentier.

    Mais pour un Josef Schovanec qui a eu limmense chance dtre entour et a trouv la force de nejamais se rsigner, combien de milliers denfants autistes non diagnostiqus avant lge de six ans etcondamns une prison du silence vie ?

    Reviennent alors des bouts de notre propre mmoire, une cour dcole, un enfant seul dans un coin,trangement habill, silencieux, le regard fuyant, celui ou celle qui on ne parlait pas, proie idale despires vexations et humiliations. Dans ce monde dont il ne comprend pas les codes, cest en se rendantcompte quil tait le seul lve de sa classe se faire systmatiquement tabasser la rcration que JosefSchovanec a pris conscience de sa diffrence.

    Mais la plainte nest jamais le registre de Josef Schovanec comme de tous les autistes que jairencontrs. Leur mise lcart systmatique de tous les lieux de vie, lcole, la bibliothque, la piscine,luniversit, lentreprise, cre dimmenses souffrances, mais jamais de rancur. Jamais dagressivit. Aucontraire, une curiosit, une extrme et mme dlicate attention lautre, dans une franchise et unecandeur souvent dsarmantes. Comme des mots dadultes sur des attitudes denfants.

  • Josef Schovanec a fait de son handicap un atout. Personnalit trs attachante, il noublie jamais doil vient. Cet homme qui se sent apatride les jours de dprime et citoyen du monde les jours o a ptillenous dlivre ici une magnifique leon dhumanit.

    Sophie RVIL,productrice

    1. Le Cerveau dHugo, documentaire-fiction coproduit avec France 2.

  • En guise dintroduction

    Pourquoi les livres ont-ils souvent une introduction ? Je nen sais rien. Jai particip, fin 2008, uncolloque luniversit de Tallinn entirement consacr au sujet. Et, vrai dire, je nen sais pas davantagedepuis ! Mais, alors que jcris les premires lignes de ce livre, le souvenir de ce dplacement dans cettepartie du monde menvahit comme une forme dintroduction vivante : une nuit glaciale de dcembre peine interrompue par quelques lueurs du midi, une langue non indo-europenne si intrigante, toute unedcouverte qui allait donner naissance un deuxime voyage, un peu plus long, et de nombreux autres.Aujourdhui, lheure o mes pas me mnent ailleurs, par-dessus les images des trottoirs de la vie, jevois toujours et encore celles de la vieille ville de Tallinn, des paysages de Livonie et de Courlande. Unrve telle une petite histoire de lautisme en quelque sorte imprvue, inhabituelle, bref, vcue.

    (D) finissons avec lautisme

    Avec lintroduction, les ouvrages doivent se livrer un autre exercice : dfinir leur sujet. Ou objet, jeme perds toujours entre les deux termes, explications et tymologies ne mtant daucun secours. Quoiquil en soit, comment pourrais-je dfinir lautisme ? renfort de citations issues de manuels mdicaux ?De grandes affirmations premptoires ? Une fois encore, je ne sais pas. Je peux tout au plus tenter davoirrecours la petite histoire, aux petites histoires des gens. Nest-ce pas, aprs tout, ainsi que, sous laplume dHrodote, naquit ce que nous nommons la grande histoire ? Laquelle, prenant un H majuscule,bientt affuble de -ismes, allait dboucher sur une machine traquer lanormal, l o le natifdHalicarnasse devenu athnien dadoption voulait narrer les vies, srieuses et invraisemblables, de tous,des Grecs comme des Barbares. Curiosit qui lui valut durant des sicles une rputation de simpledesprit.

    Commenons par l prcisment. Lautiste est avant tout, daprs un consensus gnral, un bent. Ouplutt un demeur. Une personne avec un handicap mental , quand le discours doit paratre rudit. Personne en situation de handicap mental pour les plus raffins, en attendant une formulation encoreplus longue, qui ne saurait tarder apparatre sur la Toile. Une andouille, un crtin, un tar, ds lors quela loi de la chaumire reprend sa primaut sur celle de la blouse blanche. Sans mme voquer les termesde la cour de rcration, une vocation dautant plus inutile que, dans le fond de son cur, chacun auraformul ces termes en premier.

    Tant dhistoires pourraient tre contes ce propos. Chaque jour en apporte de nouvelles. Je doislavouer : de lavis de ceux qui me rencontrent pour la premire fois, je suis idiot. Profondment idiot. Onma dit que mon seul espoir en pareilles circonstances tait de ne pas ouvrir la bouche, et desprer que

  • lautre remarque mon regard, qui, parat-il, reflterait encore quelques traces dactivit neuronaleintelligente. Car je parle en idiot. Trop lentement. Avec de forts accents trangers lune de mes petitesjoies est dailleurs dcouter les gens essayer de deviner quelle est mon origine, laquelle va de laBretagne la Poldvie orientale, en passant bien sr par le Luxembourg, la Roumanie ou autres rgionsrecules de Suisse aux patois proto-rtro-rhto-almanico-romanches indfinissables. Certains, que jeconnais pourtant depuis des annes, pensent toujours que je leur ai menti, et que je ne serais n ni enFrance ni Hawaii comme Obama, mais en quelque localit orientale ; mais ils me pardonnent volontiersce petit mensonge sur mes origines que nulle preuve, nul acte de naissance ne peuvent rfuter, et cest mes yeux le principal. Ces petits voyages virtuels ne sont pas le seul avantage de mon idiotie : daucunssont trangement gentils avec moi. Telle caissire mexplique, parlant lentement pour que je comprenne,comment prendre le sachet avec les articles quelle a gentiment mis dedans. Dans tel aroport, desemploys me tiennent compagnie jusqu mon entre dans lavion, sans explication.

    Mais la langue nest pas seule en cause. Mes gestes sont inadapts. Rien faire. Un ami, ralisateurde films et figure de la vie culturelle parisienne, ma avou que jtais parfait tant que je ne bougeais pas.L encore, chacun lexplique comme il peut. Beaucoup pensent que je suis membre du clerg. Dix fois paran, on me demande si je suis cur. Face mes dngations, on se rabat parfois sur sminariste. Las, jesuis loin dune telle saintet. Des amis juifs, quant eux, me souponnent dtre soit rabbin, soit en passede le devenir. On me fait remarquer que, lve dune cole talmudique, je me devrais de porter la kippa.Une ancienne camarade de classe ma rapport qu lissue dun conciliabule de couloir avec la prof, onavait conclu que jtais plus juif que juif, mais sans le savoir. Dautres ont une explication diffrente : jesuis homosexuel. Cest vident. Il suffit de regarder comment je marche. Si je me rends un jour en ArabieSaoudite, il faudra donc que je fasse attention. Que japprenne marcher comme un pingouin. Quitte treexpuls vers de plus rafrachissantes latitudes ?

    Il marrive de parler, malgr tout. Dvoquer lautisme. Alors, immdiatement, certains inversent leurstance. Didiot, je deviens petit gnie. Ce qui, en dernire instance, revient psychologiquement au mme,aptitude lextraction de racines treizimes excepte. Les gens lvent la tte et me regardent quand je disque je suis un ancien de Sciences Po Paris. Et docteur en philosophie. Certains, l encore, ne le croientpas.

    Faut-il sen offusquer ? Fustiger la mconnaissance, certes dramatique, de lautisme ? Pleurer ledlabrement de la socit ? Jy vois plutt autant de facettes dune personne, autiste ou non, bien que jesois ici plutt appel parler de la premire pithte. Et de songer cette phrase dun personnage peuconnu en France, Saul Alinsky : Un type ma dit un jour que jtais un marxiste, financ par lglisecatholique romaine et lglise presbytrienne, et qui reprenait les mthodes du gang dAl CaponeRemarquez, je trouve le mlange intressant.

    Samarkand, sur la route des soi(e)s,le 11 septembre 2012

  • 1Lenfance

    Dans certaines cultures anciennes, comme celle des Inuits, un genre littraire bien trange premirevue tait rpandu : les souvenirs de la naissance, voire de la vie intra-utrine. Je me remmoreraislongtemps leffet que me procura, imprvue, au dtour dun colloque, la rencontre de lun de leurs plusminents connaisseurs, Bernard Saladin dAnglure, qui put les recueillir au Nunavik1 peu avant leur oubli.Personnellement, je nai conserv aucun souvenir fiable et distinct de ces premiers temps Quelquesimages peut-tre, mais comment sassurer de leur vracit ? Ma sur, plus chanceuse, se remmore desinstants de sa plus tendre enfance. Moins prcoce, son petit frre ne sait que raconter.

    La plupart de mes vieux souvenirs sont lis aux paysages de la Suisse. Trs peu de visages ou depersonnes, autrement que par leur silhouette lorsque celle-ci avait un trait qui la rendait aismentidentifiable. La Suisse reviendra sans doute plusieurs reprises dans ces pages. Je ne suis pas citoyenhelvtique, ni ne dtiens de compte bancaire en ces lieux. Simplement, de longues vacances passes dansles Alpes de la Suisse almanique ont faonn mon enfance, et je ne saurais les oublier.

    Parler, manger : premiers apprentissages

    On raconte que, laccueil de nombre de monastres bouddhistes, on demande dabord au postulantsil est humain ou sil sagit dun esprit. Dans nos cultures occidentales, le critre dhumanit varie. Unconsensus semble merger autour de laptitude au langage. Dans le test de Turing, que pour le moment nulordinateur na franchi, loprateur doit tre incapable de distinguer, dans une conversation, lequel de sesinterlocuteurs est humain et lequel est une machine. Critre fort sage en apparence. Supposons toutefoisque jaie soit t sur ce point encore plus entt que dordinaire, soit que les alas environnementauxlaient dcid pour moi, bref, je nai pas parl du tout pendant plusieurs annes. Serais-je humain ?Prophtie autoralisatrice, notons-le bien, car un enfant jug inapte la parole ne bnficiera souvent pasde son apprentissage, et de ce fait le deviendra effectivement.

    Jai eu la chance dapprendre parler, tant bien que mal. Je ne peux pas dire quel moment jaicommenc. Lamlioration progressive de mon locution est reste relativement complique pendantlongtemps jusqu maintenant, diront les mauvaises langues comme la mienne. Vers lge de six ou septans, un troit cercle familial mes parents, ma sur pouvait comprendre ce que je disais, mais lesautres avaient beaucoup de mal ; je me souviens encore de scnes o la personne me faisait rpterencore et encore pour comprendre ma phrase, avant de se tourner vers mes parents pourl interprtation .

  • Avant dexiger quoi que ce soit dun enfant, il faut dabord sentendre sur ce que parler veut dire.Veut-on que lenfant mette des sons comme le font les adultes ? Comme les enfants de son ge le font ousont censs le faire ? Veut-on quil comprenne les choses ? Si oui, lesquelles ? Ces interrogations sontloin dtre oiseuses. Un enfant sachant lire des chartes mdivales en latin et les commenter par crit, touten ne sachant pas parler, est-il un attard mental ? Et si le mme enfant navait jamais t mis face unecharte mdivale en latin ? Nous nous acheminons peu peu vers la question qui hante la scolarit : sivous ne savez ni jouer au cerceau, ni nouer vos lacets, mais que vous vous passionnez pour le calculdiffrentiel, avez-vous les comptences pour passer en anne suprieure de maternelle ? tes-vous bien entr dans les apprentissages , comme on dit, sous-entendu ceux de la matresse ?

    Je nai assurment pas eu un profil aussi atypique que certains enfants autistes. Pourtant, jai eu messpcificits, pour le dire de manire diplomatique. Des choses dont aujourdhui on a loisir de sourire, etqui pourtant reprsentaient alors autant de petits drames. mes troubles dlocution sajoutaient dautresproblmes. Quand je parlais, je racontais des choses que, mme avec une diction parfaite, beaucoupdinterlocuteurs nauraient probablement pas comprises. Des listes de noms dtoiles par exemple.Supposons que vous soyez psychologue. On amne un enfant autiste dans votre cabinet, qui commence parces mots : Alnitak, Alnilam, Mintaka. Concluriez-vous quelque forme de psychose infantile ?Dautisme compromettant toute communication humaine ? Ou bien, reconnatrez-vous les noms de troistoiles de la ceinture dOrion et entamerez-vous un riche change astronomique ? Situation vcue, nonavec un psychologue, mais avec dautres personnes. Ou que dire de cette dame, amie de mes parents, avecqui je mtais retrouv seul quelques instants, et qui jai demand en tchque les raisons pour lesquellesla France ntait pas redevenue une monarchie. Aprs les invitables rptitions pour quelle comprennemon babil, elle est reste silencieuse. On ne tient pas de semblables conversations avec des enfantssachant peine marcher. Autre souvenir analogue : mes parents, dorigine tchque, assistaientrgulirement des rencontres de la toute petite communaut tchque Paris. Jy faisais parfois des exposs sur ce qui mintressait, savoir lastronomie, cette grande passion laquelle jai consacrtant dannes ds mes sept ou huit ans. Les gens taient peut-tre amuss de voir un gamin haut commetrois pommes leur parler des particularits de telle ou telle toile ; plus vraisemblablement, ils nyaccordaient aucun intrt, pensant avoir affaire un enfant agit de plus. Peut-tre quun psychiatre,assistant la scne, maurait offert des molcules susceptibles de maider face cette psychoseinterstellaire. Jtais toutefois la mme poque quasiment inapte au discours social, celui qui cre desliens et, plus fondamentalement, fait passer son auteur pour humain et sain desprit.

    crire, je le crois, est plus facile que parler. La synchronisation des mouvements est moins ardue.Vous pouvez ralentir et arrter si vous le souhaitez. Et ce mme avant larrive de ces claviers o il suffitde presser une touche. Est-ce pour cela que, avec dautres enfants autistes, je crois bien avoir su lire etcrire avant de savoir parler comme il faut ? Je ne sais. Pour lheure, je nai pas encore lu dtudessur la question.

    Je suis incapable de dire quand et comment jai appris lire et crire. Ne subsistent que quelquesmarques temporelles. Pour mon deuxime anniversaire ou pour Nol, en dcembre 1983, mes parentsavaient reu un colis. Des amis nous avaient envoy, ma sur et moi, des cadeaux avec notamment descamions que lon offre gnralement aux garons, ainsi quune espce de petite peluche conue pour lesbbs ou les trs jeunes enfants. On conserve encore, dans le stock des archives familiales, un dessin certes fort rudimentaire mais gure moins volu que les gribouillages dont je suis capableaujourdhui que javais fait de cette petite poupe peluche, sur lequel javais marqu sa date de naissance (arrive) et quelques autres mots. En lettres majuscules en inversant certaines lettres, parexemple un A la tte en bas. La gauche et la droite sont assez difficiles distinguer pour moi, soit diten passant, comme lEst et lOuest ; je crois avoir une petite ide de la carte de lEurope, mais si vous medemandez de citer un pays louest de lAllemagne, vous aurez droit un silence gn de plusieurs

  • secondes, le temps que je me reprsente correctement la position de lEst sur la carte.Au verso du mme dessin, une autre particularit de ce que javais crit : Pour les petits enfants

    cris ton nom . Puis, javais crit Schovanec , mon nom de famille. Dordinaire, les bambins dedeux ans, quand ils savent parler ou crire, ne sautodsignent pas par leur nom de famille mais par leurprnom, voire un pseudonyme, un surnom.

    Mon apprentissage sest donc fait par le biais de la lecture et de lcriture. Et jusqu maintenant,accder un texte est gnralement plus ais pour moi lorsquil est crit plutt quoral. Mme chose pourproduire : il mest beaucoup plus facile dcrire un texte, de le taper lordinateur, que de le dire. Je nepeux donc que garder une certaine affection pour le projet de grammatologie de Derrida, une sciencede lcriture au mme titre que la linguistique se veut tre une science de la langue parle.

    Toutefois, lcrit comme, surtout, loral, ce nest pas le simple geste qui compte. Derrire chaqueprise de parole, plus fortes que les mots sont les attentes sociales. Autant certaines questions ou requtessont assez prcises ( Quelle est la longueur en centimtres du segment [AB] ? ), autant dautres sontvagues, leur sens nest pas cod dans leurs mots. Si quelquun crie votre prnom, que faites-vous ? Il nevous a pas demand de vous retourner. Peut-tre dailleurs nest-ce pas votre prnom, puisque, lagrande horreur de nombre denfants autistes, plusieurs personnes peuvent avoir un mme prnom ; cestpour cela que parfois, certains identifient les personnes grce la plaque dimmatriculation de leurvoiture, ou leur numro de Scurit sociale. Il ne faut pas rduire les gens un numro, dit-on ; mais lesrduire un prnom nest en soi gure plus flatteur. Dans ma toute petite enfance, une fois, en Suisse, mesparents ont vcu un instant traumatisant : je mtais perdu. Et je ne rpondais pas leurs appels. Jtais enfait dans le buisson juste devant eux. Mais ils avaient omis de me demander de pousser un cri quand ilscriaient mon prnom

    Savoir marcher fut aussi trs compliqu. Je ne lai appris que tardivement, au grand dsespoir de mesparents qui essayaient de me tenir par mes petits bras, mais je ne faisais que remuer mes jambes en lair.Et sans la synchronisation des mouvements, cela ne marchait pas, si jose dire. Les diapositivesfamiliales sont pleines de ces scnes. Aujourdhui encore, je marche bizarrement. Je danse, disait unecamarade de classe, voulant sans doute tre le plus gentille possible. Ce quelle na pas vu, cest que,seul dans un couloir ou un escalier, parfois, je me hasarde mes anciens plaisirs : marcher les bras levs on dit en lair , je crois, mais ils le sont quoi quil arrive.

    Aujourdhui, en discutant avec des parents denfants avec autisme, je me rends compte de cette fortedtresse : il ne marche pas. Ou il marche mal, ou encore il a une dmarche qui nest pas juge correcte.Pas plus tard que ce matin, jtais avec une maman dont lenfant commenait certes un petit peu marcher, mais dune manire beaucoup trop maladroite pour son ge. Et donc tombait souvent, lamoindre petite asprit du sol, la manire de certaines personnes trs ges.

    cole : gaffes de vie

    Certaines questions nauront, je le crains, tout simplement jamais de rponses. Les raisons profondesde la ncessit daller lcole en font partie. Il y a la rponse officielle, savoir que lon va lcolepour apprendre ce que dit la matresse ou le matre. La rponse foucaldienne, qui voque la discipline descorps. Celle de lglise romaine, quelque peu lie, qui invoque la vertu. Jai retenu pour ma part avanttout larbitraire de lobligation de scolarit. Cest paradoxalement dailleurs pour cela que jelapprciais malgr tous ses dfauts. Aujourdhui, je crois que lcole est bel et bien un lieudapprentissages ncessaires ; seulement, ce ne sont pas toujours ceux que le programme prvoitexplicitement.

  • maintes reprises, on a propos ma dscolarisation ou au moins mon redoublement. Le on est icidlibrment indtermin. Je ne crois pas quil y ait eu une sorte de grand Satan central luttant pourmon chec, plutt des personnes, tout fait estimables par ailleurs, mais convaincues du bien-fond deleur position, ou alors suivant les non moins lgitimes instructions de personnes ayant autorit. Beaucoupde parents ont limpression tenace de lutter contre un bloc omniprsent mais invisible, comme si chaquetape du parcours se muait en un ennemi sournois.

    Mon premier contact avec lcole a t lanne de grande section, o je nallais qu mi-temps, lematin. My rendre laprs-midi tait impossible, au-del de mes aptitudes. Je me souviens fort bien de larunion avec la directrice, laquelle je navais rien compris naturellement, si ce nest ce que plus tardmes parents mavaient expliqu quelle avait t rticente au compromis propos, avant daccepter. lafin de mon anne de grande section, tout le monde, commencer par la matresse, voulait que je redoubleparce que je navais pas du tout les comptences requises pour passer en CP. Rtrospectivement, je medis que si on avait attendu que je les acquire, je serais peut-tre encore en grande section ! On peutsavoir lire et crire, se passionner pour les diffrentes espces de moisissures, et tre incapable de jouerau cerceau avec ses camarades. Le problme, cest que dans les petites classes, nous sommes valus surdes aptitudes qui comptent parmi les plus difficiles pour des personnes avec autisme. Et qui nveillentsouvent quun intrt limit : la diffrence majeure entre une intgrale triple et le karaok tient non pas aufait que les deux soient le plus souvent difficiles, mais lintrt que nombre de jeunes avec autismeportent aux premires, tout en ne percevant pas ncessairement celui de lutter pour profiter du second.Cela ne veut pas dire, nous y reviendrons, que les personnes avec autisme ne rechercheraient pas lecontact, au contraire ; toutefois, le plaisir tir des vocifrations et gesticulations frntiques des enfantsdans la cour de rcration peut tre incomprhensible.

    Sur le plan social, jtais seul. Javais peur des autres enfants et ce, hlas, avec raison, ou du moinsavec de bonnes raisons. La peur tait quasiment quelque chose de rationnel et raisonnable. Chaque jour,je recevais des coups. Certains jeux de groupe tournaient expressment autour des faons appropriespour se dfouler sur moi. Il ne faut pas croire que le phnomne des violences scolaires nexiste que dansles mauvais tablissements : jtais scolaris dans des tablissements de taille restreinte, jugs bons,voire trs bons. lpoque, les surveillants navaient pas le rflexe de veiller ce quaucun enfant ne sefasse tabasser. Lont-ils aujourdhui ? Jose y croire, tout en nen tant pas sr. Pire : en situation dehandicap, la faute de mes mauvaises fortunes sociales mtait naturellement impute. Si dans un groupe dequatre enfants, A, B, C et D, les trois derniers refusent de jouer avec lenfant avec autisme A, la faute ou linterprtation du phnomne tiendra une particularit de A, et non point une dcision blmable deB, C et D. Une double peine, en somme, que nous rencontrerons toutes les tapes ou presque.

    Mes parents, lucides et observateurs, avaient trouv une parade redoutable : dire que jtais trangerou tchque. Voil qui expliquait tout lumineusement. Que je parle de manire incorrecte, rien de plusnormal. Que je ne comprenne pas les consignes, voil qui tait fort naturel. Que je ne mange pas lacantine de mme, vu que jtais habitu un rgime trange, celui de ces contres lointaines. Il y aquelques annes, jai rencontr un monsieur ayant des origines sudoises, et qui mavait spontanmentracont un rcit fort similaire au mien, mais o les Tchques taient remplacs par les Sudois. Mesparents navaient visiblement pas t les seuls y penser !

    Mes petits camarades, ou la grande rcr

    Penser que les enfants se sentent bien avec leurs petits camarades dcole est lune des croyances lesmieux enracines. Et lune des plus funestes pour les enfants avec autisme. Ne dit-on pas aux enfants ne

  • voulant pas aller lcole quils y reverront leurs copains ? Mes parents ne me le disaient pas, maisje pense que cela naurait pu que mexasprer. Que pouvait donc signifier ce terme copain ? Pourquoilutiliser quand la matresse de CM1 nous expliquait clairement quil ne fallait pas lemployer dans nosrdactions ? Nvoquons mme pas le fait que les copains en question taient plutt, pour un enfantautiste, des petits monstres tabasseurs.

    Dans la ligne de cette croyance, le prolongement rv, le meilleur moment de la scolarit doit tre lafameuse, la mythique grande rcr. Le cauchemar. Une sonnerie stridente retentit. peine a-t-elle cess,ou plutt vrai dire bien avant cela, et les enfants se mettent hurler, courir, se prcipiter dehors toute allure, assoiffs de leurs jeux. Je ne savais pas jouer au ballon, ou plutt leur jeu trange, mlangenon agr de rgles officielles et de pratiques ad hoc. De plus, il faut avoir un certain nombre daptitudesphysiques : visualiser en trois dimensions la trajectoire du ballon, possder une motricit fine, touteschoses problmatiques chez moi, jusqu aujourdhui. Mes parents disaient souvent propos des objetsque je ne parvenais pas attraper que javais deux mains gauches. Les enfants sur le terrain de footemployaient des termes bien plus mchants. Le plus paralysant est peut-tre la non-perception du sens.Quel tait lintrt de ce jeu de foot ? Quel est lintrt de donner des coups dans une balle qui devientrapidement trs sale, et de la pousser dans telle ou telle direction ? Ne rpondez pas que le foot est cool . Le ballon est temprature ambiante, il nest pas plus froid (cool au sens premier), donc votreargument nest pas valable.

    Les enfants avec autisme ont souvent une dmarche, un comportement gnral un peu trange. Lesautres remarquaient ainsi quen classe je ne ragissais pas de la mme faon aux sollicitations de lamatresse ou du prof. Trs observateurs, ils se firent ainsi vite un jugement sur leur petit camarade.Instantanment, les enfants savent qui sera populaire ou aim du groupe, et qui sera mis lcart. Lasocit des adultes est similaire, seule son hypocrisie sociale est plus raffine : au lieu de taperdirectement, on utilisera certaines phrases dexclusion, certaines attitudes, pour un rsultat peu prsanalogue. Il tait donc peu prs impensable pour les autres lves que je participe leurs jeux degroupe. Mme en supposant quun jeu auquel je puisse participer ft mis en place, sils taient habitus ce que je sois exclu ils ne macceptaient quavec peine dans leur groupe.

    Mes parents sen rendaient bien compte, quand je revenais sale, la tenue boueuse. Je navais pas delunettes encore, lpoque : une chance. La dernire fois que lon mait frapp devait tre en fin decinquime. Mais que pouvaient-ils faire ? La culpabilit tait sur eux ; les mentions dans mes carnets surma non-participation la vie scolaire le leur rappelaient.

    Avec mon cynisme dsabus croissant, jirais jusqu croire que, peut-tre, la prsence dunadversaire, ou dun tre mprisable pour tous, participe la cohsion gnrale. Une fois, au dbut dunjeu que je navais pas compris, javais observ que les autres enfants criaient en se rassemblant : Chefdquipe ! Chef dquipe ! Chacun voulait, naturellement, tre le chef dquipe, mais je ne savais paspourquoi. Javais donc lanc : Esclave dquipe ! Aprs un instant de silence et de stupfaction, monrle tait clair : javais donn sens et cohsion au groupe. Ils savaient ce quils allaient faire : se dfoulersur moi. Drle de manire de me remercier de leur avoir rendu service.

    Il me fallait trouver dautres astuces. Lutter de front ntait pas envisageable, ne serait-ce que parceque jtais toujours le plus jeune et le plus frle de ma classe. Lesquive tait de rgle. La cour deltablissement tait trs grande ; souvent, jallais bouquiner dans un coin. Je me cachais avec mes livres,que je pouvais mettre dans mes poches. Malheureusement, cette technique tait une arme doubletranchant parce que, autant vous pouvez tre trs tranquille dans un coin, autant, si on vous y trouve, alorsl cest fini pour vous.

    Plus tard, en CM1 et CM2, jai remarqu quen faisant quelques menues btises ou en assumant cellesde mes camarades je pouvais tre priv de rcration, retenu en classe. Plusieurs fois, je tentai le coup, etctait le paradis quand je russissais. Je ne sais si mes professeurs avaient compris. Les non-autistes

  • nont pas toujours la thorie de lesprit dveloppe quils se prtent.Ensuite, peu peu, on finit par shabituer presque tout. Le problme tant que, lorsque lon

    shabitue tre rejet, cela a des effets sur le dveloppement personnel de chaque enfant, autiste ou pasautiste dailleurs. Ce qui est particulirement traumatisant, cest lorsque lon essaie de mettre en placedes stratgies pour communiquer et que lon constate que tout choue systmatiquement. Par exemple,pour entrer en contact avec votre camarade de classe, vous faites leffort, au moment o il arrive, de luidire Bonjour, Monsieur , comme il se doit. Sauf que cela choue car votre interlocuteur na que septans. Votre manuel de politesse ne spcifiait pourtant pas partir de quel ge la formule pouvait treutilise. Le problme corollaire tant que les enfants ont une excellente mmoire pour ce type de chose etse souviendront longtemps de vos gaffes. Si le lendemain, la suite dun apprentissage fait la maison,vous dites la phrase qui convient, vous serez quand mme exclu parce que tout le monde se souviendra dece que vous avez dit la veille. Cela amne certains enfants autistes changer frquemmentdtablissement pour essayer dchapper leur rputation. Solution bancale puisque rapidement la mmerputation se recre.

    Un adulte avec autisme ma confi que, enfant, quand il arrivait dans une nouvelle classe, la premirechose quil faisait, ctait de compter ses camarades de classe. Sagissait-il dune manie autistique,comme il serait tentant de conclure ? Non, il voulait simplement savoir si le nombre denfants total taitpair ou impair. Si le nombre tait impair, il se disait : Zut, chaque travail en binme, je serai seul. Ceci pour montrer quel point un enfant avec autisme, contrairement une opinion rpandue, fait de relsefforts pour tre intgr dans le groupe. Il ne faudrait pas croire quil est seul parce quil veut tre seul,ou parce quil est dans sa bulle. Une telle croyance est confortable, puisque, nouveau, elle impute laresponsabilit de tout ce qui se passe la personne handicape. Mais cela ne reflte pas la ralit.

    Une autre remarque est ncessaire, autour de la notion dexcellence. Comme je lai dit prcdemment,je nai pas t scolaris dans le Bronx. Plutt dans ce que lon appellerait de bons tablissements. Celatant, il ne faut pas croire que tout se passe trs bien pour les enfants avec autisme dans un bon tablissement. Pire, les trs bons sont en gnral plus excluants pour les enfants handicaps que ceuxqui sont rputs mauvais. Un paradoxe ou un scandale qui a ses raisons.

    Le fait dtre handicap est prcisment de ne pas cadrer avec le moule ; avec aucun moule.Lexcellence, mon sens, a un ct compltement arbitraire. Et je ne le dis pas par frustration, tant passpar toutes sortes dtablissements dits dexcellence. Nous y reviendrons plus tard.

    Mes profs, ou le grand dcalage

    Dordinaire, dans mes prsentations publiques sur la vie lcole, voquer les travers des enfants estrelativement bien accept. Aborder ceux des adultes de ltablissement scolaire est autrement pluscomplexe. Pourtant, des solutions peuvent tre cres pourvu quon les recherche.

    Mes parents ont toujours su ngocier, imposer ma prsence lcole malgr les difficults. Pour lesenseignants, jtais un enfant problmes. En pire. Le profil classique de lenfant problmes est connu :il a de mauvaises notes, se comporte mal en classe, est dsobissant. Je pouvais quant moi avoir debonnes notes. Les enseignants savaient que je lisais des bouquins qui ne correspondaient pas mon niveau de lpoque, que je ntais pas dsobissant, mais malgr tout je posais problme. Quelquesannes plus tard, jallais devenir un cancre avec de bonnes notes, sorte doiseau trange dans le paysagescolaire.

    En somme, jai souvent eu deux types de relations avec les enseignants. Certains maimaient bien,voire maimaient beaucoup, et dautres se mfiaient, avaient peur de moi. En y rflchissant je me dis

  • que, aprs tout, ceux qui apprhendaient ma prsence avaient leurs raisons ; je devais beaucoup perturberle cours. Imaginez un enfant qui a tout le temps la main leve pour rpondre ou qui vous corrige demanire parfois trs brutale quand vous faites une faute dorthographe en crivant au tableau : cela peuttre fort pnible.

    Une histoire le dira peut-tre mieux. Lorsque jtais en CE2, nous tudiions les segments ; nousrecevions des feuilles ronotypes avec des segments, et nous devions les mesurer puis inscrire ctleur longueur en centimtres et millimtres. Pour lun des segments, ma prof et moi parvenions unrsultat divergent. Je rflchissais, cela me perturbait : pourquoi ne pouvions-nous pas avoir le mmersultat ? Je finis par avoir une explication scientifique et voulus partager ma joie avec ma prof, pensantquelle aussi apprcierait. Je lui expliquai donc que le dcalage dans nos mesures sexpliquait par le faitquelle tait trop vieille, que ses mains tremblaient, et que donc elle ne pouvait mesurer la bonne longueurdu segment. Elle le prit mal. Je navais pas du tout anticip ce type de raction ngative. Souvent, onpense quun enfant autiste qui corrige ses enseignants le fait pour les blesser : ce nest pas exact.

    Il ny a pas que cela. Si participer la vie de la classe est gnralement tenu pour une bonne chose,lenfant avec autisme peut poser problme prcisment en croyant bien faire. Par exemple, supposons quelenfant en question, moi en loccurrence, sintresse, au hasard, lgypte des pharaons : quand vient,dans le programme scolaire, le moment de parler de lgypte, votre classe tournera lenfer parce quelenfant aura tout le temps la main leve, vous interrompra pour corriger telle ou telle chose que vousavez dite, ou pour en rajouter. Et il ne pourra peut-tre pas comprendre que le programme prvoit detraiter cela en une demi-heure, et pas en une anne entire. Lgypte tait pour moi une obsession.Pendant quelques annes, je navais en tte quasiment que ce pays, son histoire et la liste des pharaonsdes trente dynasties que je connaissais par cur. Rcemment, en marchant dans Paris, je me suis arrtpar hasard devant une vitrine ; avec un petit pincement au cur, jai lu le nom dun tablissement priv decours dgyptologie. Tous mes souvenirs denfance sont remonts : il y a tant dannes, je leur avais crit,mes parents me dictant la lettre, pour quils menvoient leur catalogue. Bien sr je ne mtais pas inscrit,faute dargent. Se retrouver face cet institut ma procur un vrai choc. Tout comme il y a quelquesannes quand de la mme faon jai dcouvert la faade de la Maison de lastronomie, rue de Rivoli, untablissement un peu mythique de mon enfance. Des rencontres dont je nai parl personne. Et quidisent mieux quune longue argumentation lutilit des apprentissages personnels de lenfant autiste.Mme et surtout quand ils paraissent inutiles ou absurdes pour son ge.

    Apprendre lcole, apprendre la maison

    Lorsquil allait faire les courses, mon pre memmenait souvent avec lui, profitant de ce moment pourmexercer aux codes sociaux, sachant que lui faisait tout, et que je ne faisais que marcher derrire lui. Unjour, dans un supermarch, il macheta un petit livre dastronomie. Je lappris par cur il estaujourdhui dans un tat pitoyable tant je lai manipul. Ma curiosit et ma passion pour lastronomie,autant quil men souvienne, sont nes ce jour-l. Plus tard, un des collgues de mon pre moffrit unnumro du magazine Ciel et Espace. Ce fut le dbut dune trs longue priode. Les premiers mois, je nesavais pas lire un magazine ; je lappris donc par cur, de la premire ligne en haut gauche de lapremire de couverture, jusqu la dernire lettre en bas droite de la quatrime de couverture, publicitset code-barres compris. Ensuite, jai ralis que lon pouvait lire un numro sans lapprendre par cur.Puis, un peu plus tard, jai encore compris quon pouvait commencer la lecture, par exemple, larticlequi est en page seize et non pas forcment au dbut. Enfin, jai fini par comprendre la diffrence entre unarticle et une publicit. Toutes ces dcouvertes ont eu lieu trs progressivement. Ciel et Espace est

  • devenu bien plus quune passion : un vritable outil de cration de ma personnalit. Et de socialisation.Socialisation dabord virtuelle parce que, dans chaque magazine de passionns, il est question depersonnes concrtes, des vnements quils organisent, des dates de rencontres et de manifestations, desrendez-vous damateurs dont on peut ensuite lire les comptes-rendus, etc.

    Jai ainsi dcouvert que des gens aiment se retrouver, quils utilisent des termes spcifiques, et quechaque runion ressemble une sorte de rituel. Indirectement, de cette faon, jai appris des codessociaux qui, autrement, me seraient apparu profondment lassants et sans intrt. La magie delastronomie, science des astres lointains, pourrait tre de runir des gens sur cette terre.

    Peut-on dire que mon intrt pour lastronomie a favoris ma scolarit ? Ce nest pas une matireenseigne en primaire. Au-del de ce cas particulier, je crois que lvaluation du savoir lcole est fortdiffrente de ce quelle est dans dautres contextes. Ainsi, en classe de CE2 ou CM1, on tudie lesdirections et points cardinaux, savoir le Nord, le Sud, lEst et lOuest. Lors dun contrle, nous devionsrpondre la question suivante : quel point cardinal le soleil napparat jamais ? La rponseattendue lcole est bien entendu le Nord. Pourtant, elle est fausse, puisquelle ne prend en compte ni lesoleil de minuit, ni mme le cas de tout lhmisphre Sud. Mais ce type de rponse, pourtant plus exacte,nest pas admissible de la part dun enfant de CE2 ou CM1, et donc considre comme fausse. Et si vousinsistez, on croira que vous dites nimporte quoi pour dissimuler le fait que vous avez tort.

    Prenons un autre exemple. En classe, assez tt, on apprend connatre les mots, jugs complexes, horizontal et vertical . Lors du contrle, on nous prsente un verre moiti plein, en demandant sila surface de leau est, mettons, horizontale, verticale ou oblique. Que rpondre ? Si elle tait horizontale,comment les ocans feraient le tour de la plante ? La liste serait longue, notamment si on y incluait lesphrases sens multiple en cours de franais. Elle ne sert que dillustration un phnomne gnral :russite scolaire et connaissances ne sont pas aussi troitement lies quon feint de le croire.

    Apprendre les comdies sociales, ou lenfer des sorties scolaires

    Pourquoi dans ces circonstances aller lcole ? La question ne manquera pas de se poser. Surtoutque, g de six ou sept ans, lenfant comprend parfois, sa grande terreur, que la matresse ignore le nomdu successeur de Ramss II et la magnitude de Sirius. Pourquoi donc lcouter ? Le dilemme est souventdautant plus grave pour les parents que lenfant avec autisme peut avoir le plus grand mal comprendreque lcole est l pour lui apprendre les rgles sociales ce truc qui rend vrais les noncs faux sur leNord et la surface de leau. Qui ajoute des rgles non crites au rglement scolaire, par exemple quelcole sert se trouver des amis, et non seulement apprendre les maths ou le franais.

    En tout cas, en primaire comme au collge, personne ne voulait tre assis ct de moi. Gcher sarputation en tant assis ct dun monstre pareil. Jose ajouter ds prsent que plus tard, en fin delyce, pour dincomprhensibles raisons, certains se bousculaient pour sasseoir ct de moi,notamment avec les examens de maths Les quations sociales sont, quoi quon en dise, les plusredoutables rsoudre et comprendre.

    Ce nest rien ct des activits extrascolaires, que lon appelle les temps forts , tant pis si vousne comprenez pas cet usage de lpithte. Ainsi, en fin de CM2, juste avant lentre au collge, un voyagescolaire dune journe avait t prvu. Toute lanne, plusieurs fois par jour, jy avais song. Paniqu parce quil faudrait faire ou ne pas faire. Un tat de stress difficilement imaginable pour les autres enfants,srement ravis de cette perspective notons ce titre que laptitude comprendre les autres, cense tredficitaire chez les autistes, nest pas ncessairement meilleure chez les personnes qui se jugent saines.Un voyage de fin danne signifie dune part que lanne est finie et dautre part que le temps pass

  • lcole est abrg dau moins un jour.Sujet dangoisse dautant plus que je navais pas accs aux outils de planification dont je dispose

    actuellement : pour un tel voyage, je regarde aujourdhui sur Internet, minforme sur le chemin parcourir, tente de retenir les images des lieux. lpoque, non seulement Internet nexistait pas, mais enplus on ne laissait pas un enfant planifier son voyage la manire des professionnels du tourisme. Il estregrettable que, une fois de plus, ce soient les enfants, ceux qui ont le moins daptitudes sociales, que lonexpose aux plus fortes situations de stress en les privant dune marge de manuvre ncessaire.

    Plus fondamentalement, on peut se demander si un tel voyage, dans un tel cadre, cest--dire avec desgens trangers, dont beaucoup de tortionnaires de cour de rcration, est rellement ncessaire. Lesystme scolaire devrait tre plus souple ce niveau-l, ce qui viterait certains bien des dboires.

    Un de mes anciens amis, Romuald Grgoire, de mmoire bnie, raconte dans ses Mmoires parus peuavant sa mort ses efforts pour viter daller la piscine. Cette dernire tait devenue une sorte deproccupation majeure, nuage noir planant au-dessus de ses jours. Alors quil aurait t si simple dersoudre ce problme. Malheureusement, les gens sont habitus imputer la faute de la souffrance lapersonne autre, en particulier si elle est handicape, limage de ces managers qui, de par leurtemprament et leurs mthodes, poussent bout leurs collaborateurs, et invoquent les faiblessespersonnelles de ces derniers en guise dexplication. On dira donc que lenfant fuyant la piscine ou lesvoyages scolaires est bizarre, quil a des angoisses, quil lui est ncessaire de suivre une thrapie, deprendre des mdicaments sans bien entendu prendre en compte les rpercussions de ces derniers.

    De langoisse la cachette

    Enfant, javais des accs de colre, ou des moments de repli complet lors de ces crises dangoisse.Quand mes parents changeaient le programme du lendemain, je pouvais passer des heures sans bougersous un meuble, sous un lit, lun de mes endroits prfrs, dans un coin cach. On sy sent protg, il y abeaucoup moins de bruit, beaucoup moins de lumire. Jy ai pass tant de demi-journes ! Quitte choquer, pourquoi ne pas envisager damnager des espaces expressment conus cet effet ? Jai visitrcemment des appartements o des parents avaient amnag un endroit calme pour un enfant avecautisme : je crois que cest l une excellente ide. Mais lpoque, cela ntait pas encore bien connu.

    Les cachettes ont fait partie de mon enfance et pas seulement de mon enfance. Tout lieu troitconvenait. Jaimais aussi aller dans des endroits qui ne sont pas des cachettes proprement parler : lesrecoins des cours de rcration, les toilettes, o je restais trs longtemps.

    Une cachette ou un lieu de refuge apporte un moment de calme sensoriel. Souvent, les bruits, leslumires sont attnus ; ce niveau-l, il ny a rien de mieux quune armoire, qui est ferme. Sur le planvisuel, cest la mme chose, un grand moment de calme, un sentiment de protection ; mais quand vousavez un contact physique de tous les cts ou presque, cest encore plus reposant. Vous avez aussi un lieucalme pour lire si la configuration de la cachette le permet : dans un recoin de cour de rcration oudans les toilettes vous pouvez lire pendant des heures, jusqu ce quon vous dloge ; dans une baignoire,aussi bien sr sans eau. On pourrait vraiment mieux prendre en compte ce besoin qui tait le mien, etpas que le mien, davoir droit un refuge. Si vous tes confront une salle de classe trs bruyante et quevous nen pouvez plus, mme davoir droit quelques minutes de refuge dans un placard peut vraimentchanger les choses.

    Je suis assez frapp, maintenant, quand je lis quon considre le fait denfermer un enfant dans unplacard comme une punition inhumaine. Pour moi, ctait un moment de bonheur. Puisque les amateurs depsychanalyse et de langues le devineront de toute manire, inutile de le cacher, sans faire de mauvais jeu

  • de mots, dautant plus quil pourra amuser le lecteur quelles que soient ses opinions par ailleurs : entchque, le verbe le plus proche de mon nom de famille, schovat, veut dire, en effet, cacher . De l croire, par un mcanisme dont certains analystes se font une spcialit, que tous les autistes sappellent enfait Schovanec relverait soit dune gracieuse plaisanterie, soit dune assertion peu srieuse, les deux sedistinguant par leurs consquences sur la vie des gens.

    La source dangoisse numro un pour une personne autiste, ce sont assurment les changements parrapport ce qui tait prvu. Si on vous dit que le cours sarrte 10 heures, le fait que le prof parleencore 10 h 02 cre une angoisse prodigieuse. Comment voulez-vous ragir ? De plus, vous tes dansune situation de conflit entre deux rgles : on vous avait dit qu 10 heures il fallait sortir ou partir, etdun autre ct vous avez lautorit du prof qui vous dit, mme indirectement, de rester. Comment pouvez-vous savoir quelle heure il finira enfin de parler ? Les autres enfants devinent peut-tre la tournure desphrases que la fin est proche. Si on ne le ressent pas, quil parle encore 10 h 02 et sarrte 10 h 03, ouquil continue de parler jusqu 11 h 45, cela ne fait pas de diffrence sur le plan psychologique.

    Supposons encore que vos parents vous disent : demain, nous allons visiter tel ou tel endroit, et quefinalement on ny aille pas. Pour les parents, rien de plus naturel, parce quhier ils avaient envie dy aller,et que, finalement, ils nont plus envie, ou que la pluie est de la partie. Simple ajustement de programme,ce nest mme pas la peine den parler. Mais pour un enfant avec autisme, voil une forme dangoisseabsolument majeure. Mes parents taient trs tolrants et en mme temps ils me poussaient trs fortementet en permanence aller de lavant avec plus ou moins de succs. Par rapport lnergie quils avaientinvestie, le retour tait particulirement faible. Mais les parents nont pas le choix, cest leur mission.

    Au collge

    La scolarisation des jeunes en situation de handicap suit la rgle de la pyramide : un nombre assezapprciable dlves dans les premires classes, mme sil reste insuffisant par rapport la populationconcerne, puis quasiment personne dans les classes ultrieures. Sans que lon sache ou se proccuperellement de leur devenir. Le collge est, je crois, le maillon cl o la disparition a lieu. Alors mmeque, mon avis, le potentiel des jeunes avec autisme y est prcisment sur le point de pouvoir pleinementse manifester.

    Si lon essaie de dresser une liste de ce que le collge apporte, en bien ou en mal, par rapport auprimaire, quelques points ressortent. Le premier point positif tient ce que les choses deviennentglobalement plus intressantes. Autant dans le primaire les choses sont simplettes, sans intrt, autant aucollge on commence avoir certains cours, notamment en quatrime, troisime, o, par moments,ltincelle de la passion peut surgir. Les enseignants, quant eux, sont plus spcialiss : si vouscommencez parler avec eux de ce qui vous passionne, avec un peu de chance une bonne ractioncouronnera vos efforts de socialisation. Une fois, la fin dun cours, alors que jtais seul avec elle dansla classe, ma prof de physique-chimie de terminale ma propos daborder, si je le souhaitais, des pointsau-del du programme avec moi ; je nai jamais profit de cette proposition, mais elle a su ainsi crer unecomplicit, du moins je le crois.

    Il y a aussi les points ngatifs. Le collge est beaucoup plus exigeant en matire de planificationpersonnelle. vous de grer votre emploi du temps. De savoir vous servir dune montre ceci nest pasune plaisanterie : mme avec de bonnes connaissances techniques et des aptitudes thoriques , unemontre aiguilles peut plus vous parler quune montre avec affichage numrique, do lintrt de testerdiffrents types de montre avant de trouver celle qui convient. Davoir une petite ide du temps qui passe.De planifier mentalement ou sur papier les petits gestes adquats : si vous avez cours 8 h 10, quelle

  • heure fermerez-vous la porte de chez vous ? quelle heure vous brosserez-vous les dents ? Combien defois et quelle heure vrifierez-vous que toutes les affaires sont dans le sac ? Et quelles sont les affairesncessaires ? Au-del des livres et cahiers prescrits, quel est le vritable degr de ncessit des boulesQuies, des diffrents en-cas, du parapluie, du parapluie de secours au cas o le premier serait dchir parle vent, de la lampe de poche en cas de coupure de courant lcole, de la corde pour fuir en casdincendie, et du compteur Geiger indispensable pour vous signaler toute fuite dans la centrale nuclaireproche de chez vous ? Le summum des comptences atteindre est-il bien la dsinvolture du cancre de laclasse, qui est serein en arrivant en classe sans rien et en retard ? Jusquo aller dans lapprentissage dustress dtre pris en dfaut ? Rpondre ces questions prendra du temps, sans doute des annes. Etencore : leur vritable solution, comme dans ces lgendaires procs du Saint Empire romain germaniquequi sachevaient par la mort naturelle des protagonistes, sera probablement la fin de la scolarit elle-mme.

    Un autre problme du collge tient dans les camarades de classe. Si les enfants sont plutt calmes enprimaire aprs avoir t agits en maternelle , au collge la situation peut devenir trs tendue parcequils redeviennent violents : quand on tape en maternelle et en primaire, rarement lacharnement est telquil vise blesser srieusement. Au collge, une minorit de jeunes frappe pour blesser ou pour laisserdes traces sur lautre. Les tabassages sont moins frquents mais plus consquents. Vous pouvez tomber surun groupe violent soit dans ltablissement, soit sa sortie. La rue ou les quelques rues alentour peuventtre des lieux tout fait redoutables et les rencontres que lon y fait trs ngatives. Y compris aux abordsdes bons tablissements. ce titre, je souris toujours quelque peu en entendant le nom de tel ou telsinistre personnage dantan, ancien camarade ou plutt tortionnaire de classe, qui aujourdhui portecravate, exerce un poste dit responsabilit et, peut-tre, y fait, enfin lgitimement, rgner la mmeterreur sous des formes peine plus subtiles.

    Il ny a pas que la violence physique qui pose problme. La violence verbale marque probablementencore davantage. Je souhaiterais toutefois mopposer un discours convenu sur ce point, que je pourraisappeler celui de la condamnation. Selon cette thse, la violence verbale serait porte par un certainnombre de termes tels que les insultes et menaces ; la politique prne ds lors consiste interdire ouvouloir interdire lusage des termes en question. mon avis, la violence verbale envers une personneavec autisme ou sans autisme ne tient pas un nombre bien identifi de termes. Me proposer quand jtaisenfant de djeuner chez des amis de mes parents tait pour moi une bien plus grande violence verbale quede minsulter les insultes en gnral mamusent beaucoup. Dans ces conditions, la tentative, certesmritoire, de grer cette violence envers les personnes diffrentes par lradication des termesimpliqus risque non seulement dchouer, mais aussi dentraver toute vie humaine. Il est selon moi bienplus important de donner la personne autiste des comptences sociales pour mieux y faire face.

    ladolescence, la puissance dexclusion du verbe peut se loger dans un type particulier de langage ;lorsque vous ne lutilisez pas, vous tes totalement exclu. Si vous navez pas les mmes centres deproccupation que les autres, si vous ne connaissez aucun acteur ou actrice, si vous nallez pas au cinma,avoir des contacts sera difficile. Et de mme si vous ne portez pas les marques la mode. Plus vicieux une chose que jai eue du mal comprendre : il ne sagit pas uniquement dacqurir des comptencesnouvelles pour tre inclus, mais galement den supprimer certaines. Ainsi, plusieurs rgles rgissantlexpression linguistique nont plus cours. Jai mis des annes comprendre, puis hasarder dans monpropre langage un ch p qui porte, entre autres, entorse au principe de ngation dans je ne saispas . Les mots et phrases sabrgent, la tonalit ou mlodie du langage gagne en importance ; autant direque les changes deviennent largement incomprhensibles.

    Les stratgies sociales, malheureusement celles exprimant ou visant le mpris, deviennent pluslabores. Un enfant en bas ge, pour marquer son rejet de quelquun, donne une baffe, dit un gros mot. ladolescence, on fait mine de sintresser vous tout en vous tendant des piges. Pour, par exemple,

  • avoir un moment de rigolade vos dpens. Dans le cas des jeunes avec autisme, quelquun peut fairesemblant de sintresser ce qui vous passionne, mais dans lunique but de se moquer de vous en vouscoutant dbiter votre monologue prfr sur les chromolithographies ou lhistoire de la dynastie Ming.

    Lune des difficults tient ce que, force de vivre et revivre cette mme situation, on devientmfiant, voire un peu paranoaque. Chaque fois que quelquun est gentil, vous dit bonjour, on se demande quel point il sagit de manipulation et quel coup bas est en prparation.

    Quant moi, au collge, mes comportements bizarres ne manquaient pas. Lun deux taitlabsentisme. Autant javais t ponctuel et assidu en sixime et cinquime, autant en quatrime, commecela avait t le cas en CM1 dailleurs, je me montrais fort peu. Je pouvais ne pas venir au collgependant deux mois, puis revenir pour une ou deux semaines, puis mabsenter nouveau. Mes enseignantslacceptaient tant bien que mal, probablement parce quils savaient que javais le niveau sur le planpurement scolaire. Ils savaient que je faisais parfois les exercices de ma grande sur, et un arrangementtacite avait cours avec mes parents. Jignore la possibilit de pareille chose dans des tablissementspublics ou de taille plus consquente. lpoque, ces absences reprsentaient ma planche de salut pourne pas craquer dans le milieu trs dur du collge. Au demeurant, il ne faut pas croire que jtais allongdans mon lit couter lherbe pousser. Je lisais ce qui me plaisait. Dailleurs, pour la petite histoire, il ya eu quelques moments dlicats : alors que jtais cens tre malade, tel ou tel prof me croisait avecplusieurs gros sacs, rentrant de la bibliothque La maladie tait apparemment synonyme de maladiephysique visible pour beaucoup. Mais que signifiait maladie dans un tel cadre ?

    Un autre de mes comportements bizarres est peut-tre plus difficile expliquer au lecteur sans que cedernier ne me place dans la zone susmentionne des pathologies sans espoir de rmission. En sixime etcinquime, je souffrais dune sorte de lubie ou de passion pour la trigonomtrie, et javais bricol moi-mme des sextants et autres engins analogues, sur le modle de ceux usits par les non moins excentriquespersonnages de Jules Verne. Avec eux, je pouvais mesurer les btiments dans la cour de lcole. Calculerleur hauteur, puis celles de chaque tage. Jy passais mes rcrations. Plusieurs surveillants et camaradesde classe se sont inquits pour ma sant mentale. Me questionnant, et mentendant voquer cosinus etautres tangentes, peut-tre avaient-ils eu confirmation du caractre devenu dlirant de mon discours. Centait quun dbut.

    Quand lexcellence se fait srieuse : au lyce

    Avec le temps qui passe, les mines des responsables du collge se font srieuses. On nous faitcomprendre que nous sommes dsormais des grands . Un terme qui ma toujours questionn, comme ondit dans un jargon se voulant scientifique. Ne nous lavait-on pas dj dit en CP ? Quoi quil en soit, nousallions entrer au lyce. Ce terme mvoque toujours le lycaon, avec lequel il partage le mme etinhabituel dbut.

    Aprs une assez longue ngociation de la part de mes parents, jai pu continuer ma scolarit dans unpetit lyce priv o tout le monde se connaissait. Et o le corps enseignant gardait souvenir du passagerussi de ma sur. Cela facilitait les choses.

    Jy suis devenu sur certains plans un lve modle. Toujours lheure, et mme, vrai dire, deboutdevant la grille une heure avant le dbut du premier cours. Jamais absent. Toutes les affaires requisestoujours avec moi. Tout en demeurant un cancre parfait dans dautres domaines. Des exercices faire lamaison qui certes taient, du moins mes yeux, faits , mais dont la longueur ne dpassait que rarementune ligne, celle o le rsultat tait not. Une criture manuscrite toujours aussi obstinment illisible. Descentres dintrt toujours aussi ringards.

  • Jai parfois eu limpression, assez dsagrable sur le moment, mais dont je me souviens avec motionaujourdhui en me les remmorant, que quelque chose se passait. Au moins deux profs de terminale, enmaths et physique, quand les calculs devenaient trop compliqus, et quils sembrouillaient face autableau, avaient pris lhabitude de se retourner, de me tendre la craie et de me dire : Josef. Ctaitmon tour de tenter ma chance.

    Quelques psychodrames plus tard, jai pass le bac. Le bac comme la barque pour traverser larivire, ou le bac sable, rarement autre chose dans mon esprit. Je suis all, comme on dit curieusement,aux preuves fort peu inquiet pour leur contenu, mais particulirement angoiss par les problmespotentiels de mtro. En somme, je suis all au feu ou au bac en parfait cancre.

    Le jour des rsultats, alors que beaucoup de gens mavaient prdit un chec magistral, mon nomntait pas dans la grande liste, mais sur une feuille part, celle des mentions trs bien. Un jour asseztriste, en fin de compte, car ce fut celui de leffondrement dun monde, de la fin de mes projetsprofessionnels, ladieu dfinitif et brutal mes enseignants et camarades de classe dont une petitepoigne, dans les derniers mois du lyce, taient au moins devenus des compagnons de quelques rigoladesautour des guerres de calculatrices programmables de lpoque. Et ladieu, comme je nallais lecomprendre que plus tard, un modle de normalisation par lapprentissage permanent. Peut-tre que cejour-l, en voyant pour la dernire fois mon dsormais ancien prof de maths et quelques autres, javais euun instant la folie de croire en la possibilit de russir malgr tout dans la vie. La folie de croire en laralit des promesses que vhiculait lcole. La suite fut, peut-tre dailleurs heureusement, un dmentiriche denseignements.

    Ce ntait un secret pour personne : je voulais devenir mathmaticien, parce que les maths taient lamatire o jtais le moins expos aux problmes sans mauvais jeux de mots. Les maths, cela allait toutseul. Pas la peine de rviser, ni mme de lenvisager. Et beaucoup de bon temps pendant les examens :songez, si vous avez quatre heures, si vous finissez rapidement, quil vous reste trois heures pour voschanges intimes avec la calculatrice et votre vieux pote le processeur Saturn . Les seuls qui vouscomprennent parfaitement quand vous parlez en assembleur ou en polonais invers (sic, ctait le nomde lun des langages de programmation).

    Une clef du tournant imprvu des vnements tait mon ge. Comme jtais mineur (pas dans la mine,mais au sens latin du terme) en passant mon bac, ma sur mavait fait une petite blague : sur loutilultramoderne qutait alors le Minitel, elle mavait inscrit dans cet tablissement bizarre qutaitSciences Po. Tellement bizarre quil sera ncessaire dinfliger au lecteur au moins un chapitre sonpropos. Cest lui qui, en fin de compte, aprs de longues explications de ma sur mes parents, un jourde fin dt 1999, date elle seule assez symbolique, mengloutit pour longtemps.

    1. Territoire qubcois des Inuits au ple Nord.

  • 2Sciences Po.

    Lautiste de basse cour

    Parmi ces phnomnes sociaux tranges qui sans doute mchapperont toujours, susciterontlincrdulit et ce dlicat mlange motionnel que lon ressent lorsque lon croit tre face un canular,jai remarqu que lorsque je parle, les gens ont parfois de bien curieuses ractions. Souvent, leur attentionest fluctuante, certains coutent, dautres pas, sans que lon puisse savoir pourquoi. Mais quand je glissedans la conversation que jai fait Sciences Po, les gens sursautent et leur attitude change. Comme parenchantement.

    Je me suis souvent demand pourquoi. Ou plutt, si lon naccepte pas larbitraire social comme unebonne raison, quest-ce qui dans ce que je dis peut bien tre intressant ou pas du fait que je sois passpar tel ou tel tablissement. Pourquoi mon pass serait-il plus important que le contenu de ma parole ?

    Assurment, quand on est immerg dans un environnement culturel donn, son arbitraire peut ne pastre apparent. Tel nom dinstitut qui inspire le respect ici est totalement inconnu ailleurs. Et ce non passur une autre plante : en peine plus dune heure de train de Paris, nous pouvons arriver en des contresrecules o Sciences Po est inconnu. Et o les gens vivent fort bien malgr tout. Ou bien des pays o lenom de Polytechnique, lorsquil est compris, voque lcole polytechnique fdrale de Zurich.

    Peut-tre que lautisme apporte un dcalage encore plus fort. Je peine toujours me convaincre quejai bien fait dans cette trange acception du verbe faire Sciences Po Paris. Curieuxtablissement est ma premire pense quand je me retrouve dans mes prgrinations dinternaute sur sonsite Web. Les souvenirs personnels ne remontent quavec retard. Et pas toujours. Comment la photo dunamphi rcemment rnov, avec des siges que je nai pas connus, et dont celui o jtais toujours assis at t, peut-elle mvoquer aisment un vcu pass ? Pourquoi, au fait, port par un modernisme sanslogique apparente, a-t-on sacrifi lme dun lieu ? Nvoquons pas mme le nom. Sciences Po est unnom que jai mis des annes apprendre. Pour moi, javais frquent lIEP, Institut dtudes politiques, etnon pas Sciences Po . Un IEP avec une silencieuse nostalgie pour lappellation premire, cole libredes sciences politiques . Ladjectif libre tant, discret clin dil historique, un signe de ncessairecrativit, de non-institutionnalisation, de rvasserie dune matire universitaire dans son enfance,dinspiration allemande lheure o les universits dEurope centrale allaient atteindre leur apoge.

    Cependant, mon pire dcalage est sans doute non pas avec un nom et un lieu, mais avec un cadresocial. Que veut donc dire carnet dadresses au sens figur, lui que lon dit chose la plus importantedes prestigieux tablissements ? Aujourdhui, on parle plus de rseaux . Il faut les btir, les activer.Durant toutes ces annes de Sciences Po, les miens sont rests zro. Je nai jamais mis les pieds dans uncercle ou groupe danciens. Mon nom ne figure pas dans lannuaire en ligne de lassociation des anciens

  • lves. tel point que, rcemment, daucuns mont accus de navoir jamais t Sciences Po. Davoirtout invent. De navoir pas t diplm. Ce que je juge amusant : soit quelquun na pas daptitudes, etdans ce cas la vanit du diplme doit tre manifeste, soit il en a, et dans ce cas que change le fait quil aitou nait pas t diplm ? Au contraire, jaurais tendance accorder plus de considration lautodidacte. Que change le fait quun papier portant une phrase pompeuse soit ou non prsent dans lesarchives personnelles ? Mystres du ministre, dirait lautre

    Je me suis rgulirement demand do venaient les marques de distinction sociale. Cette trangevolont dtre classe . Il y en a de multiples formes, mais avec un mcanisme commun. En France, onse dfinit par lcole que lon a frquente ; en Allemagne, par la discipline que lon a suivie : en France,on est ancien lve de , en Allemagne, on est philologue ou romaniste . Au moins le secondmodle, malgr ses dfauts, contient-il une allusion au contenu dun certain savoir, au-del dun labeldnu de sens. La grande cole nest pas, chez nous, un btiment imposant par ses dimensions, maisquelque chose de trs enviable. Sa traduction littrale la plus proche en anglais, high school, est enrevanche un lyce sans autre distinction. Il ne faut pas sy tromper quand on parle : sous la langue, leshirarchies. Alors quil faut briller, on trouve flatteur davoir t dans une cole normale suprieure son homologue linfrieure nexistant pas, malgr mes recherches. Ou davoir t adjoint au troupeau(grex, gregis en latin), cest--dire agrg.

    Jai souvent t amus par les jeux sociaux autour de deux de mes diplmes : celui de Sciences Po etmon doctorat en philosophie. En Allemagne, tout le monde se moque de Sciences Po. Personne ne sait ceque cela veut dire. Et quand, gn, on essaie dexpliquer, ou plutt de sexpliquer face une si trangerubrique de classification, les rires plus ou moins contenus sur les Franais tiennent lieu de rponse. Enrevanche, sur les billets de train, ou les billets davion, il y a crit : Monsieur le Docteur XYZ. Demme sur les enveloppes des courriers quon menvoie dAllemagne. En France, on ma dj demandpourquoi diantre javais dcid de faire mdecine. Peu peu, jai cru comprendre que ces amusantespetites histoires avaient, hlas, de profondes rpercussions sur la vie des gens. Un long parcours, un trslong apprentissage dautiste. Qui dbouche, comme souvent, sur la curieuse impression de ne plus tropsavoir qui est lautiste et ce quil lui faut acqurir que les autres ont, contrairement lui.

    Arrive de lautiste la cour

    Sciences Po, cest un fabuleux miroir grossissant de la socit. Ce miroir mest tomb dessus unmoment de ma vie o je ntais pas du tout rod. Jai vcu mon entre dans la cour sur un mode quasitragique. Ou plutt tragi-comique, vu avec un peu de recul. Des ressentis aussi contradictoires et, endernire analyse, absurdes que le mot cour lui-mme compte de significations, la basse tant pour lavolaille, la haute pour les criminels, la cour tout court tantt pour ces derniers, tantt pour les courtisans,la faveur du prince tenant souvent lieu de sparation ultime entre les catgories.

    Le premier jour, en arrivant Sciences Po, je ne savais pas trop dans quel trange tablissement jetombais, quoi mattendre, si ce nest que le terme politique dans le titre mvoquait ces universitsdtat mises jadis en place par lURSS pour former ses gens, une rfrence dcale, que jtais sansdoute le seul avoir en tte, dont je savais quil ne fallait pas parler pour ne pas tre mis lcart ds lespremiers instants, mais qui la longue allait, que je le veuille ou non, influencer ma vision des choses.

    Jtais arriv trs tt le matin, au moins deux heures avant lheure de la convocation, parce que je nesavais pas trop jusqu quel point il fallait venir lavance. Donc dans la nuit, au tout petit matin,jattendais dans la rue noire, devant la porte close, tonn dtre seul, angoiss de mtre tromp de lieuou de date, un norme sac sur le dos avec un peu de tout, des rserves de nourriture un stock de papier

  • de toilette, par toute ventualit linstar des voyageurs interplantaires de Jules Verne.Puis vint louverture des portes. Jignore combien nous tions, peut-tre cent cinquante, avoir t

    convoqus ce matin-l. Premires minutes, premire claque. Jai observ une chose curieuse. Alors quepersonne ne se connaissait, chacun venant dun bled diffrent, en quelques instants, cinq minutes peine,des groupes staient dj forms. Des groupes de discussion, des groupes de cinq, dix personnes tout auplus. Et comme on peut le deviner, je fus probablement lun des seuls rester en dehors. Je ntais passpcialement surpris : ctait un peu ce que javais vcu durant toute ma scolarit. Une sorte demaldiction se reproduisait. Que je nai pu quaccueillir avec fatalisme.

    Une sance solennelle suivit. Les deux directeurs, aux titres ronflants et vnrs de tous, ont ditquelques mots. De les savoir tous deux morts lheure o jcris ces lignes lun de la mort vieilleFrance la plus fastueuse qui soit, lautre dune mort de starlette dont la presse nationale a prfr taireles dtails scabreux, mais tous deux bel et bien morts alors que leur puissance il y a peu encore paraissaitinfinie donne rflchir. Mais cela, je ne le savais pas encore lpoque.

    Notre premier cours, en petit comit, suivit. Dans un petit salon, avec des boiseries, une chemine enmarbre et la dsagrable sensation davoir affaire une imitation, des fins de distinction sociale, destyles architecturaux plus anciens. Le prof a commenc par faire lappel. Il faut savoir qu Sciences Po,jignore si cest encore le cas, le dossier dinscription demandait le nom du pre, les dcorations du pre,le nom de la mre, les dcorations de la mre. Tout est dit. Lappel tait donc sur le mode : Pierre S.,que fait votre pre ? Gnral de larme de lair. Trs bien, Monsieur S. Ou encore : douardGuigou dites-moi, Guigou, cela mvoque quelque chose Oui, oui, tout fait Trs bien,Monsieur Guigou , rplique le prof, prenant son crayon. Peu aprs, la machine se grippe : SkeSko Skounch l jai compris que ctait moi. Profession du pre ? Chmeur Rude entreen matire.

    Les autres cours furent sur le mme mode. Inadaptation sociale dun ct, riches dcouvertes delautre. Dans tous les sens de lexpression. Jen ris maintenant, mais nen avais pas le loisir, ou nosaispas le prendre, sur le moment. Je mtais aussi promis de faire des efforts. Sans succs. Autant, quandjtais au lyce, je pouvais me dire que jtais exclu du fait dun lourd pass ; autant alors, quand lemme scnario se rptait face des gens totalement inconnus, cela avait leffet dun petit coup demarteau. Il faut cependant ajouter que jtais dans un tel tat desprit en allant Sciences Po que laprsence dune guillotine dans la cour ne maurait qu peine surpris.

    Et pourtant. Les mauvaises surprises du quotidien mattendaient l o je ne les anticipais pas. commencer par la redoutable preuve de savoir dire bonjour. lpoque, cela tait particulirementdlicat pour moi. Il ne faut pas sous-estimer ce point qui peut paratre vident. Si lon prend lexemple dubonjour dans dautres cultures, par exemple dans la Chine traditionnelle, il y a lobstacle vident de laconnaissance ou non de la formule verbale et de la gestuelle associe. Mais galement la confiance en soien excutant le rituel ; le fait de croire quon laccomplit de manire incorrecte peut avoir de grandesconsquences, et ce pas seulement sur le plan psychologique. Sans mme voquer la question desvariantes multiples du rituel : saluons-nous chacun de la mme manire ? Si un ami marche vers vous, quelle distance faut-il commencer la crmonie ? Si vous le revoyez le soir mme, faut-il recommencer ?Et quoi tout cela sert-il, fondamentalement ? Autant de questions dlicates auxquelles je navais gurede rponses et qui mintimidaient.

    Une deuxime mauvaise surprise mattendait. Je sentais que les autres, physiquement, visuellement,culturellement, de la tenue vestimentaire la coiffure en passant par le sac main (au demeurant,pourquoi ce que je porte la main, moi, nest pas reconnu comme un sac main ? En crivant ces mots,jai vrifi sur Wikipedia, toujours incrdule plus de trente ans de vie face ce code linguistique),nappartenaient pas au mme monde que moi. Toutes ces choses ne relvent pas ncessairement delautisme en tant que tel, mais la trs faible estime de soi de nombre de personnes autistes leur donne un

  • cachet particulier. Javais ce fameux sentiment marqu dtre profondment infrieur, dtre moins quenul. Certains adultes avec autisme vous rpondent toute question : Ne me posez pas de questions, jesuis dbile, je ne peux pas rpondre vos questions Sachant que celui qui mavait dit ces mots taitchampion rgional dchecs.

    Lexcellence et le trouble

    On dira, avec raison, quagir pour amliorer la confiance en soi des personnes autistes est unencessit. Certes. Dans mon cas, et pas que dans le mien, la question tait nanmoins plus complexe.Javais gard cet trange mlange psychologique entre la mauvaise estime de soi, le syndrome dancienpremier de la classe et ltat desprit du cancre. Dans cette optique, pour ne prendre quun exemple, avoirune trs bonne note, nettement meilleure que celle venant juste aprs, est une vritable claque. Montre queje suis bizarre. Que quelque chose cloche. En fin de lyce, quand je voyais que tel camarade de classe,qui avait travaill srieusement ses cours de maths, la veille jusqu minuit ou 1 heure du matin, obtenait13 ou 14 lors du contrle, ce qui passe pour une bonne note en terminale, tandis que moi, qui navaisstrictement rien rvis ni prpar, qui avais bcl le contrle en quelques minutes, je recevais 19 ou plus,que pouvais-je penser ? Quil y avait complot pour ou contre moi ? Que ctait une farce btementprolonge ? Un hasard ? Hypothse qui seffrite quand on linvoque trop. Ne reste que le sentiment debizarrerie. Dautant plus que trouver des rponses ou des conseils de comportement dans ces cas-lrelve de limpossible. Faut-il compenser par les notes, cest--dire faire des erreurs exprs ? Faut-ilfaire semblant de rviser pour justifier ses notes ? Faut-il faire semblant, pendant le contrle, davoirmille difficults, et rendre la copie la dernire seconde, en soupirant ? Jai essay les trois stratgies.Aujourdhui encore, la fin des partiels luniversit, je dis parfois lanne prochaine je tcherai defaire mieux , comme pour faire passer un message dchec rassurant. dautres moments, je soupire trsfort quand on me donne la feuille avec lnonc, pour faire savoir quel point tout est difficile pour moi.Ce qui amuse mes camarades de classe qui me connaissent, et donc mincite recommencer mon petitnumro pour leur faire plaisir. Naturellement, il y a une quinzaine dannes, ces petites astuces mtaientinconnues. Hors universit, quand on me pose des questions et que je sais la rponse, mme maintenant, jesuis souvent fort gn : est-il correct de donner la rponse ? Est-il normal que les autres ne la sachent paset moi oui ? Un ami avec autisme a dit devant moi une psychologue, sans ncessairement percevoirdailleurs les consquences sociales de son propos : Je croyais que ceux qui faisaient des tudes taientcultivs partout. La psychologue, assurment comptente dans son domaine, ignorait en effet lesmarques des moteurs davion et mme la capitale du Belize. Le savoir et le savoir social sont deuxlments minemment disjoints.

    Eu gard ces circonvolutions, les premiers mois de Sciences Po, ironie du sort, ont reprsent uncertain soulagement : les matires, aux antipodes de celles du lyce et de mes intrts, mtaient pour laplupart inconnues, et une fois de plus jtais probablement le plus jeune de la classe, nayant pas fait deprpa. Dautres sources de perplexit, jallais dire dquations sociales rsoudre, allaient nanmoinsprendre le relais.

    Socialisation : comment chapper Basile ?

    Il est temps daborder les moments les moins plaisants. Les tudiants avaient lhabitude de serencontrer aprs les cours les mauvaises langues disent pendant dans lun des deux ou trois petits

  • restaurants ou cafs, ne me demandez pas la diffrence entre ces deux types dtablissement, qui entourentla rue Saint-Guillaume o sont sis les btiments les plus importants de Sciences Po Paris. lpoque, etcela na pas tellement chang, je nallais jamais seul au restaurant, et ignorais mme que lon pouvaitentrer dans un restaurant sans autorisation expresse.

    Je garderai longtemps en mmoire la funeste scne : alors que la premire anne sachevait, aprs ledernier cours mes camarades de classe dcidrent daller dans le petit bar (ou caf ?) du coin : lemythique Chez Basile . Sciences Po, tout le monde bien entendu le connat, le frquente, tel pointquil nest pas mme ncessaire de le nommer, chacun comprenant dun geste o est la prochainedestination. Pas moi. Je passais devant Chez Basile plusieurs fois par jour, sans lever la tte. Jeconnaissais Saint-Basile-le-Bienheureux Moscou, mais non Chez Basile. Une bonne dcennie plus tard,songeant aux pages de ce livre, je me suis enfin rendu compte que jignorais lessentiel.

    Revenons la petite histoire. Lun de mes camarades de classe minvitait avec insistance, rptant : Mais viens ! Viens, Josef Terroris, je ne savais que rpondre une invite qui portait sur unlment inimaginable pour moi. Il avait eu sa propre lecture des choses et ma propos de me payer laconsommation. Perdu, je mtais enfui.

    Peut-tre que dans les nombreuses situations de ce type, chercher qui jeter la pierre nest pas unedmarche optimale. Il est trop simple de conclure , au choix, la mconnaissance de lautisme par mescamarades ou, mme, dans les moments de paranoa, leur mauvaise nature intrinsque. Symtriquement,affirmer que le rsultat tait issu de mon choix nest pas tout fait exact. Le problme est partag. Saprincipale lueur despoir tient ce que, correctement apprhend, il peut dboucher non sur un constatdchec, mais sur des pistes pour mieux faire face aux situations analogues venir.

    Il serait trop facile et inexact de conclure un diagnostic de troubles psychiques gurir. Prenons unexemple : si quelquun vous propose de visiter une base secrte des Martiens ct de chez vous,accepteriez-vous dy aller sur-le-champ ? Probablement que, ignorant comment vous conduire face auxhabitants de la base en question, vous auriez un comportement analogue au mien. Pourquoi ce qui estcaus par les Martiens est normal, alors que ce quentrane Basile est pathologique ? Les Martiens sontpeut-tre des personnes fort agrables. Question dhabitude, de frquentations et de normes sociales.Lanalogie nest pas tire par les cheveux : aprs tout, javais mang au restaurant avec mes camarades peu prs aussi souvent que vous lavez fait avec des Martiens. De ces mauvais jugements, jen avais moiaussi, naturellement : ils sont lune des choses les mieux partages. Pourquoi minviter soudain, quand ilsnavaient pas montr beaucoup de signes de gentillesse pendant lanne, du moins ceux que javaisperus ; maintenant, vont-ils se dfouler sur moi, monter un sale coup ? Quest-ce quils veulent ? Quelleide daller au resto ? Cela sert quoi ? Quel est lintrt dy aller, lanne est finie, et, chic, on peutrentrer chez soi et bouquiner tout lt Le jus dorange, on peut le boire la maison. Pour faire uneconfidence : cet t, un groupe dtudiants ma invit djeuner prs de lInstitut des langues trangresde Samarkand o je suivais des cours. Eh bien, jai eu peu prs la mme attitude, peine plus polie je lecrains, quil y a toutes ces annes prs de Chez Basile. Les apprentissages ne sont pas aussi simplesquattendu mme chez ceux qui les prchent.

    Le propre de langoisse, quand on la vit, cest quelle provoque un effet paralysant, on ne peut pasforcment rflchir en toute lucidit. Les autistes, de grands anxieux, deviennent et passent, parfois, pourdes acteurs irrationnels. Alors que je crois que leur angoisse a des raisons, un mcanisme causal clair.

    Pour le dire autrement. Si on mavait dit : le dernier jour de classe, le cours se finit 17 heures, 17 h 10 il faut entrer dans le caf Chez Basile et sasseoir la premire table, dire au monsieur ou ladame : je veux un jus dorange. Sachant cela deux mois lavance, jaurais discrtement repr les lieux,jaurais peut-tre regard sur Internet mme si, lpoque, Internet ntait que balbutiant ou me seraisdocument autrement. Et jaurais sans doute mieux su faire face. Y compris en racontant peut-tre quelquevieille histoire survenue au Basile, que mme les employs ignorent, et qui aurait pu faire illusion sur le

  • fait que jtais un connaisseur du lieu.

    Jeux sociaux

    Tandis que, au tout dbut de mon passage Sciences Po, je ne voyais pas les interactions sociales demes camarades (ne parle-t-on pas parfois de ccit mentale ? ), petit petit, je commenais enpercevoir certaines. Un peu comme lorsque, ignorant tout des champignons, on se retrouve en fort avecun spcialiste ; tandis que lon ne voit rien, peu peu, grce ses explications, on se rend compte decombien de champignons on est entour.

    Dailleurs, la petite histoire de Basile a apport certains clairages sur ce point : jai bien ressenti lagne et la volont au moins dun camarade de classe changer la situation.

    Durant ma premire anne Sciences Po, je me rendais galement compte, pisodiquement, que lesautres entretenaient des contacts occultes dont jtais quelque peu exclu. Sur la quinzaine dtudiantsde ma classe, je compris que si je disais bonjour personne ne refusait de me dire bonjour ; mais je nedisais bonjour qu un ou deux, puis peut-tre quatre ou cinq dentre eux, mattirant chaque fois oupresque leur rponse, dans un mcanisme assez amusant.

    Javais russi raconter quelques premires blagues. Notamment, en fin danne, je me souviens,javais russi faire rire. Dans la salle, les tables taient regroupes en cercle : on pouvait faire le tourdes tables et sasseoir nimporte o. Il y avait trois tudiants au moment de mon arrive un peu lavanceen cours, et lentre javais fait le long tour pour masseoir, alors que je pouvais prendre un chemin pluscourt. Lune des filles ma interpell pour me demander pourquoi je faisais tout ce chemin-l, et javaisrussi dire : Tu ne sais pas que je me dplace toujours dans le sens trigonomtrique ? Cela les avaitamuss. Et moi a mavait fait plaisir parce que javais russi.

    Toutefois, je ntais qu une fraction des aptitudes relationnelles attendues. Cest alors que jecompris que tout ne se passait pas tout fait comme prvu dans les textes officiels, et que, parfois, despetites entorses au rglement taient le prix payer pour les contacts sociaux. Un soir, durant lhiver1999-2000, par une de ces nuits qui tombent tt, jtais sorti de Sciences Po une vingtaine de minutes plustard que dhabitude, le temps de rgler quelques questions de livres. En allant la station de mtro, jaivu deux de mes camarades de classe qui sembrassaient. Cela ma un peu choqu. Pas sur le plan thique.Mais parce quil ne mtait jamais venu lesprit que mes camarades restaient proximit deltablissement aprs la fin des cours : comme les profs nous disent toujours de travailler dur, jenimaginais pas que les autres ne rentraient pas tout de suite travailler chez eux. Aprs, aussi, viennenttoutes les questions : est-ce que je dois leur dire au revoir ou pas ? tre impoli vaut-il mieux qutretrouble-fte ? Cela a lair tout bte, mais ctait un peu la dcouverte du monde pour moi qui pensais quequand on tait tudiant Sciences Po ou dans un autre tablissement, conformment aux consignes de ladirectio