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    L'Individualisme

    conomique et social

  • 90

    ALBERT SCHATZProfesseur agrg la Facult do Droit de l'Universit de Dijon.

    L'Individualismeconomique et social

    SES ORIGINES. - SON VOLUTIONSES FORMES CONTEMPORAINES

    ^f^%>v^'

    Librairie Armand ColinParis, 5, rue de Mzires

    1907Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous p^ys.

  • Published November i6ih, nincteen liundred and seven.Privilge of Copyriglit in the United States reserved,

    under the Act approved Mareh, 3. 1905,by Max Leclerc and H. Bourrelier, proprietors of Librairie Armand Colin.

  • A MONSIEUR

    AUGUSTE DESGHAMPSPROFESSEUR d'hISTOIRE DES DOCTRINES CONOMIQUES

    A LA. FACULT DE DROIT DE PARIS

    Hommage affectueux de son ancien le.

    A. S.

  • AVANT-PROPOS

    Ce livre est le rsum d'un cours d'Histoire des Doc-trines conomiques, profess devant les candidats audoctorat s-sciences politiques et conomiques. L'intrtque m'ont paru y prendre les meilleurs de mes auditeursm'a fait penser qu'il pourrait rendre quelques services,sous cette forme nouvelle, certains de leurs camaradesprsents ou futurs.

    Je voudrais aussi que ce livre trouve accueil auprsd'un public plus vaste, l'esprit simplement curieuxd'ides gnrales. Ce sont de ces ides des conomistesd'autrefois et des meilleurs d'entre les modernes que jeme suis born, dans les pages qui suivent, mettre enordre de mon mieux. Je prie seulement le lecteur den'avoir pas peur du titre. Il aura si souvent entendu direque l'individualisme, c'est l'gosme, l'isolement de l'indi-vidu oblig de se suffire lui-mme et conduit se dsin-tresser de ses semblables, qu'il est en droit d'tre prvenucontre le mot : les plus honntes gens s'y sont tromps,en se laissant prendre cette interprtation trop littralequi est un contre-sens, et beaucoup se croient trs loi-gns d'une telle doctrine qui en sont en ralit trs voi-sins. L'opinion publique se nourrit volontiers de lgendes ;elle est souvent aveugle dans ses prjugs comme dansses engouements. L'individualisme a particulirementsouffert des travestissements fcheux qu'elle lui a faitsubir. Comme les dieux de l'Olympe aprs leurs quipesterrestres, je voudrais qu'avec de l'ambroisie, il s'endbarbouillt tout fait.

  • La volont de faire triompher unidal social n'est jamais que l'expres-sion d'un temprament individuel, lereflet des instincts vitaux les plusprofonds vraiment dominateurs del'individu. Nietzsche.

    C'est toujours aux doctrines qu'ilfaut demander compte des souffranceset des prosprits de la socit. Toutle mouvement social se rsume dansles doctrines. Elles donnent l'impul-sion aux faits et, leur tour, elles lareoivent des faits; de sorte qu'enelles se trouvent et la cause et l'indicede l'tat moral d'une poque.

    Ch, Prin.

  • L'INDIVIDUALISMECONOMIQUE ET SOCIAL

    INTRODUCTION

    La vie en gnral, et en particulier la vie compliqueque la civilisation nous a faite, entrane pour l'hommeune succession incessante de dterminations prendre.Dans chacune de ces dterminations, l'homme est ouse croit libre. Il doit donc choisir entre les motifs quil'inclineraient prendre tel ou tel parti. Il n'est pourlui qu'un moyen d'viter les incertitudes et les hsita-tions sans cesse renaissantes, et d'introduire dans lecours de son existence une unit relative : c'estd'adopter un certain nombre de principes qui lui dic-teront sa conduite dans les circonstances ordinaireso une dcision de sa part est requise. Ces principes,qui existent par exemple en morale, en hygine et dansles diffrentes disciplmes professionnelles, peuvent tredissocis et groups suivant le domaine o ils trouventleur application. Ils constituent alors, dans chacun deces domaines, une doctrine. Une doctrine conomiquepeut donc tre considre comme l'ensemble des prin-cipes ou prceptes qui dterminent notre action dansl'ordre conomique.Nous avons tous une doctrine en conomie politique

    l'individualisme gon. et social. 1

  • '2 L'INDIVIDUALISME ECONOMIQUE ET SOCIAL

    aussi bien qu'en morale et en hygine. Peu importeque nous en ayons ou non conscience. On sait queM. Jourdain demeurait fort surpris de faire de la prosedepuis sa plus tendre enfance. Nous ne pouvons pasne pas avoir de doctrine. Prtendre que l'on s'estaffranchi de toute doctrine morale, c'est dire simple-ment que l'on rejette la morale thologique, la moraleformelle ou la morale utilitaire, pour leur substituerune doctrine personnelle qui sera vraisemblablementla morale du bon plaisir. Prtendre que l'on n'a pasde doctrine conomique, c'est dire simplement quel'on considre comme non fonds le socialisme, l'indi-vidualisme et autres gnralisations analogues et que,n'admettant ni l'existence de lois naturelles, ni la nces-sit d'acheminer la socit un tat diffrent de l'tatprsent, on adopte la doctrine opportuniste dont onpeut dflnir le principe : la recherche du maximum desatisfaction prsente. Par consquent, ce qu'Aristotedisait de la philosophie peut tre tendu au del dudomaine philosophique : E tpfAO(7o?r,Tov, iXoo-ocpyiTov e [AYj cpi>>oa-ocpr,Tov, xal ex: cpiXocro:pY)Tov, TiavTw 6a qjtXoaoYjTov.

    S'il est lgitime de s'occuper de philosophie, il fauts'occuper de philosophie; mais si l'on prtend qu'iln'est pas lgitime de s'occuper de philosophie, il fautencore une philosophie pour le prouver, de sorte qu'entout tat de cause, une philosophie est indispensable. *

    Il y a quelques inconvnients ce que l'adoptiond'une doctrine demeure dans cet tat de demi-con-science. La vie d'une socit et son amlioration sontdes uvres collectives supposant un certain concoursde volonts. L'une et l'autre se trouvent mal d'treabandonnes au hasard, l'impulsion irrgulire d'uneopinion publique peu claire, qui cherche sa voie etque rien ne protge contre l'incohrence. Puisque lergne de l'opinion devient de plus en plus despotique,puisque suivant que cette opinion sera sage ou follenotre existence individuelle sera heureuse ou malheu-reuse, dans toute la mesure o des lments matriels

  • INTRODUCTION 3

    entrent pour parties dans ce bonheur et dans cemalheur, il est souhaiter que cette opinion discerneclairement le but auquel elle tend. Il faut donc qu'ellechoisisse dlibrment une doctrine conomique etpar consquent qu'elle connaisse celles qui s'offrent son choix.

    Il est des conomistes qui considrent cette optioncomme prmature dans l'tat actuel des choses. Lesphnomnes conomiques ne font l'objet de recherchesspciales que depuis deux sicles peine; on n'a tentde leur faire application des mthodes rigoureusesqu'exige la science contemporaine que depuis quelquesannes et l'on ttonne encore dans cette application,les uns tenant pour une mthode historique, d'autrespour une mthode psychologique, d'autres encore pourune mthode sociologique, d'autres enfin pour unemthode mathmatique. Avant de formuler des con-clusions et des prceptes l'Economie politique devraitsonger se constituer en science digne de ce nom.L'conomiste n'aurait donc d'autre rle jouer, aumoins provisoirement mais pour un temps qu'on nepeut encore valuer, que de constater des faits, de lestudier attentivement dans le pass et dans le prsent,sans prtendre influer sur l'avenir.On ne pourrait qu'approuver ce scrupule si l'cono-

    mie politique tait purement et simplement unescience. En ralit elle est en mme temps un art etcette qualit me parat lui imposer d'autres obligations.Pendant que les savants se livrent leurs recherchespatientes et accumulent les documents, la vie politiquepoursuit son cours. A chaque instant nous sommesobligs de nous prononcer, en qualit de gouvernantsou d'lecteurs, sur des questions dont nous ne pou-vons luder la solution. En dpit que nous en ayons,nous faisons, presque chaque jour de notre vie, acted'individualiste ou de socialiste, de protectionniste oude libre-changiste. Devons-nous abandonner cettesolution au hasard des circonstances, la pression des

  • 4 l'individualisme conomique et social

    intrts prsents, lorsque, depuis deux sicles aumoins, tant de grands esprits se sont attachs passion-nment des problmes du mme ordre, que leurexprience pratique peut corriger les lacunes de lantre, que leur intelligence a rendu comprhensiblestant de phnomnes qui nous droutent par leur com-plexit? Je ne le crois pas. Certes, en Economie poli-tique plus que partout ailleurs, les vrits absoluessont hors de saison, et les principes appellent lesrserves et la tolrance. Peut-tre ceux qui nousparaissent aujourd'hui les mieux tablis seront-ilsrenverss demain, bien que rien dans les rsultatsobtenus par les mthodes nouvelles n'oblige le sup-poser. Mais nous ne devons pas, pour cette incerti-tude qui s'attache en dfinitive toutes les formes,dusavoir humain, renoncer faire tat des donnes po-sitives que possdent dj les doctrines conomiques.Si ceux qui font profession d'tudier ces questions, etqui sont mme de donner sur elles, en toute bonnefoi, un avis comptent et susceptible de rgler notreconduite, abdiquent le rle ducateur qui leur incombeds maintenant, qui donc tentera d'viter aux individuset aux peuples les irrparables catastrophes o peut con-duire un opportunisme aveugle et oii peut sombrer nonseulement la fortune mais l'Ame mme d'une nation?

    L'Histoire des Doctrines conomiques a pour objetet pour utilit de rassembler les lments d'informa-tion qui peuvent nous permettre de donner ou derefuser, en connaissance de cause, notre confiance auxsystmes conomiques qui la sollicitent. Ces systmessont nombreux et il serait difficile de choisir entre eux,si leur diversit et leur incohrence apparentes ne dis-simulaient l'ternel antagonisme de deux tendances del'esprit humain qui, le jour venu, donnent elles-mmesnaissance deux grandes doctrines fondamentales etopposes, entre lesquelles seules une option s'impose.

    Il est des esprits qu'une sorte de penchant naturelau pessimisme entrane considrer avec obstination

  • INTRODUCTION 5

    et exclusivisme le mal social, c'est--dire la sommed'imperfections existant dans tout groupement humain,et en attribuer la cause un agent externe : l'organi-sation sociale. Cette organisation peut tre et, parconsquent, doit tre modifie, au besoin par voie decontrainte. On lui substituera une socit nouvelle,rpondant un certain idal de justice dont le con-tenu mal dfini varie avec les temps, les socits et lesindividus. On l'appelle d'ordinaire et pour cette raisonJustice sociale, pour la distinguer de la Justice qui peutpasser pour une et immuable. La socit a une finmorale raliser : la socit doit tre juste, et dfautde ce caractre, elle doit tre dtruite et remplacepar une autre.La Socit est donc une entit relle et concrte;

    c'est la grande ralit conomique. L'individu est leproduit de l'organisation sociale. 11 est indfinimentperfectible par la facult matresse de tout tre pen-sant : la Raison. Indfiniment il pourra s'adapter uncadre social moralement meilleur.

    Cette tendance d'esprit qui existe chez des hommespolitiques, des philosophes, des littrateurs, des au-teurs dramatiques, des journalistes, donne naissance,chez les conomistes, une doctrine qui est le socia-lisme.

    Il est, par contre, des esprits qui, sans mconnatrece qu'il y a de ncessairement imparfait dans leschoses humaines, sont naturellement ports tenircompte du bien en mme temps que du mal, opposerl'harmonie au dsordre, et surtout limiter leurambition rformatrice un domaine qui leur sembletroit : celui du possible. Il leur parat que le maltient deux ordres de causes, sur lesquels notre pou-voir est ingal : d'une part des causes naturelles,analogues celles qui procrent les cyclones, les tem-ptes, la pluie mme lorsque nous dsirons du soleil,et du soleil lorsque nous souhaitons la pluie, et qui,finalement, nous font mourir, quels que soient nos

  • 6 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALqualits, notre valeur sociale et notre apptit de vivre.Prtendre agir sur ces causes constitue une perte detemps et un mauvais viatique pour supporter, avec larsignation qui convient, les vicissitudes de l'exis-tence. En outre, l'action de ces causes fait que la vieconomique, non plus que la socit, ne sont morales.Elles ne sont pas pour cela immorales. Elles sontamorales, dans leur essence tout au moins, commeles phnomnes de l'ordre physique et de l'ordre chi-mique. La morale intervient seulement pour adoucirl'effet de certains de ces phnomnes. C'est ainsi qu'unphysicien, aprs avoir expliqu pourquoi la pluietombe et qu'il ne saurait l'empcher de tomber, peutcependant prter son parapluie un ami dans l'em-barras.Mais le mal social tient aussi, en partie, d'autres

    causes sur lesquelles nous pouvons agir en une cer-taine mesure : elles sont non pas d'ordre externe maisinterne et rsident dans la nature mme de l'homme.L'homme n'est pas indfiniment perfectible; il est enparticulier soustrait, dans le cours de son existenceconomique, l'action impulsive de la Raison. Il agitgnralement par intrt et ensuite, aprs avoir agi,il explique son acte par des considrations ration-nelles. Il excelle mme si fort ce genre d'exerciceque souvent il se trompe lui-mme et ne laisse pas depenser de fort bonne foi que la Raison a sur lui untyrannique empire. Dans ces conditions on ne conoitpas aisment l'ge d'or ralis artificiellement, sur unplan prconu et du jour au lendemain, par un fabri-cant de socits, investi d'on ne sait quel pouvoirmiraculeux. Aucun bouleversement de socit n'em-pchera qu'il y ait des intrts froisss et qui appel-leront justice sociale leur avnement un sortmeilleur. Il serait donc sage d'viter ces bouleverse-ments, car, incapables d'atteindre leur but, ils risquentpar contre de mettre en pril au grand dommage detous, dommage non plus moral et idal mais cono-

  • INTRODUCTION 7

    mique et pratique, cet tat d'quilibre qui s'est ralistant bien que mal dans les relations sociales. Cet qui-libre, comparable la sant d'un organisme, se ralisecomme elle de lui-mme. La socit, comme le nou-veau-n, vient au monde avec ses organes en place. Ilest important de connatre leur fonctionnement et leurordre naturel, non pas pour le modifier, si illogiquequ'il nous semble, mais pour le faciliter.Pour faciliter l'ordre conomique naturel, nous

    n'avons qu'un moyen : c'est d'agir sur l'individu. Aforce de parler de la Socit, nous finissons par laconsidrer comme une voisine que nous coudoyonstous les jours; il n'y a l qu'un jeu de l'esprit. LaSocit est un compos d'individus qui n'abdiquentpas leur personnalit en en faisant partie. Sans doute,il y a une vie collective, des motions collectives quise juxtaposent la vie individuelle et aux motionsindividuelles, mais la ralit sur laquelle nous avonsprise, c'est toujours, en fin de compte, l'individu. Onne peut pas plus transformer une socit tout d'unepice qu'un cantonnier ne peut dplacer d'un bloc letas de cailloux qu'il vient d'difier. En consquence,l'action sociale est celle qui s'exerce sur les individusgroups en socit. Pour amliorer la socit, il fautamliorer chacun des individus qui la composent, entenant compte de leurs facults relles, qui sont sansdoute moins morales que nous ne le souhaiterions,mais qui sont relles, et sans leur en attribuer d'inexis-tantes. Il faut amener chaque unit du groupementsocial son complet panouissement.Lorsqu'une telle tendance d'esprit se formule endoc-

    trine conomique elle prend le nom d'individualisme.Donnant le pas la rllexion sur l'enthousiasme, sup-posant, par consquent, une certaine maturit de l'es-prit humain, cette doctrine ne parat qu'au xviiic sicleet demeure expose l'incomprhension et l'aversionde ces mes d'enfants, que certains adultes conserventdans nos dmocraties contemporaines. Aprs un demi-

  • 8 L INDIVIDUALISME ECONOMIQUE ET SOCIALsuccs qui nous vaut, en partie, la socit qu'a faite laRvolution, qui nous vaut la libert, aujourd'huimenace, du travail, la libert, aujourd'hui sacrifie,des changes; l'individualisme s'est effac dans l'opi-nion publique devant le socialisme triomphant. Si,dans tout rgime, la force de sduction est invincibled'un systme qui rvle leur souffrance ceux qui nela sentaient pas et qui gurit le mal local, ce qu'onvoit, en compromettant la sant gnrale, ce qu'on nevoit pas, cette force de sduction doit tre ncessai-rement dcuple dans un rgime de suffrage universel,tant que l'ducation conomique de la dmocratie nelui aura pas donn l'esprit critique qui est la conditionde toute aptitude scientifique, de tout progrs intel-lectuel et de toute prosprit sociale.Cependant l'individualisme survit; chaque forme

    que revt l'ide socialiste, l'ide individualiste s'oppose elle sur le terrain politique, philosophique, historique,religieux et scientifique. Il est des individualistes, nonseulement chez les conomistes, mais chez les litt-rateurs, chez les auteurs dramatiques et chez les jour-nalistes. Dans la masse des doctrines conomiques quise partagent l'opinion, socialismes divers, christia-nisme social, cole de Le Play et de la Rforme sociale,coopratisme, solidarisme etc., on ne trouve en pr-sence que les dfenseurs de deux ides : les uns sontdes socialistes plus ou moins timides, les autres sontdes individualistes qui s'ignorent,Or le socialisme, matre de l'opinion, est connu ou

    plus exactement pourrait tre connu en tant que sys-tme conomique. Il a t vulgaris et mis la portede tous. L'individualisme tend se trouver relgu aurle de doctrine d'une lite, rduit couler commeune rivire souterraine sous le lit o roule le torrentsocialiste. Ses interprtes officiels du xix^ sicle, ceuxqu'on appelle les libraux, non seulement ne l'ont pasfait aimer, mais ils ont parfois donn cette doctrinelumineuse d'affranchissement et de libration, l'aspect

  • INTRODUCTION 9

    mprisable d'une doctrine de classe, heurtant, sansdiscernement, toutes les aspirations modernes. Si lapatience du lecteur n'est dj lasse, il verra j'esprequ'on peut concilier la plus grande partie de ces aspi-rations avec la prudence et la pondration intellec-tuelles qui sont parmi les marques essentielles del'esprit individualiste.

  • PREMIRE PARTIE

    LA FORMATION DE LA DOCTRINELIBRALE CLASSIQUE

  • CHAPITRE I

    LE MERCANTILISME ET LA REACTIONANTI-MERCANTILISTE

    I. Le Mercantilisme. IL Les ides directrices de la ractionanti-niercantiliste.

    S'il est vrai que l'esprit individualiste ait toujoursexist parmi les types fondamentaux des caractreshumains, cet esprit individualiste ne pouvait cependantdonner naissance une doctrine conomique quelorsque certaines conditions seraient runies. Son his-toire est celle de ces princesses de lgendes que leDestin condamne au sommeil jusqu'au jour o leprince Charmant viendra les rveiller. Orces conditionstaisaient dfaut dans l'antiquit et durant le moyenge^Dans l'antiquit, l'conomie politique est la servante

    de la philosophie morale. Xnophon, Socrate, Platonet Aristote se livrent sous son nom des dissertationsmorales ou des rveries communistes. Les premires

    1. Je me borne renvoyer d'une manire gnrale, pour labibliographie relative ce chapitre, aux deux ouvrages clas-siques, l'un et l'autre trs documents, de L. Gossa : Histoiredes Doctrines conomiques (Paris, Giard et Brire, 1899), etA. Dubois : Prcis de L'Histoire des Doctrines conomiques, t. \"seul paru (Paris, Rousseau, 1903), notamment 1. III, ch. ii, sec-tion 2, Sources, pp. 146-175.

  • 14 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALclbrent la fois la restriction des besoins matrielset la recherche du Souverain Bien

    ,

    que l'tat, tat auto-ritaire et asctique, doit raliser. Les secondes, domi-nes elles aussi par l'ide asctique, ne voient dans lacommunaut qu'un rgime conomique moralementbon dans la mesure oi il contribue la diminutionvolontaire de la richesse publique.Au moyen Age, l'conomie politique est la servante

    de la thologie. Elle a pour unique thme si l'onmet part les thories montaires spciales desBuridan et des Oresme les discussions archaquesauxquelles se livrent les Pres de l'glise sur la lgi-timit du prt intrt ou du profit commercial et dece qu'on estime tre sa contre-partie ncessaire, c'est--dire le dommage de l'un des changistes.Au XVI*' sicle, le dveloppement conomique des

    socits mancipe la pense et brise ces cadres troptroits oi^i elle a t jusqu'alors touffe. On ne sedemande plus si une nation doit ou non s'enrichir,mais comment elle peut le plus srement s'enrichir.Pour rpondre cette question, divers systmes co-nomiques apparaissent, mais l'esprit individualiste neprend pas immdiatement son essor. Esprit d'ind-pendance et d'mancipation, il lui faut, avant de seconstituer en doctrine, lutter contre l'esprit de subor-dination qui est l'me du mercantilisme, et cette lutte,dans laquelle il a contre lui tout le pass historiquede la nation et la formation hrditaire des tempra-ments individuels, ne peut tre entreprise avec succsque le jour o l'intervention excessive de l'tat a pro-duit dans les faits ses rsultats fcheux. C'est dans lemercantilisme, et dans la raction anti-intervention-niste et librale qu'il suscite, que se trouve l'originede la doctrine individualiste.

  • LE MERCANTILISME 15

    Il semble que deux ides d'ordre politique aientcontribu la formation du systme mercantiliste.L'ide d'unit nationale tout d'abord : le pouvoir royala substitu, par sa lutte contre les seigneurs, cette ide celle d'conomies locales juxtaposes. Il l'a dfenduecontre Tennemi du dehors dans la guerre de CentAns, et la chevauche de Jeanne d'Arc est devenue lepotique symbole de cette dfense. Le groupementnouveau et plus vaste qui s'est ainsi constitu sous lenom de nation doit tre indpendant, politiquement etconomiquement.En second lieu, cette conomie nationale demeure

    identifie avec celui qui l'a constitue : le Roi. Le Roiest le pre de la communaut, avec tout ce que ce motde pre peut enfermer d'lment crateur, protecteuret autoritaire. L'autorit, dont l'enfant a prouv lesbons effets dans la famille, est passe, par des transi-tions graduelles, au Seigneur puis au Prince. Toute lavie politique et conomique est un mcanisme com-pliqu dont ce dernier doit rgler et mettre en jeu lesrouages. Sa fonction naturelle est la police du royaume.Le Prince, administrateur de la collectivit, est leconducteur suprme de la machine conomique.Avant le mercantilisme, le systme pourvoyeur et

    le bullionisme ont dtermin son rle. Le systmepourvoyeur rpond la proccupation dominante d'unesocit pauvre, et o la difficult des communicationsrend ineffective la solidarit des diffrentes parties duterritoire national : on craint d'tre priv du ncessaire;le Roi doit donc assurer par l'tablissement de greniers bl, ou l'interdiction de l'exportation, les approvi-sionnements en subsistance, les fournitures de guerre,en un temps o les guerres sont constantes, et le main-

  • 10 l'individualisme conomique et social

    tien dans le royaume de toutes les industries utiles aupays.

    Lebullionisinereposesui*ride,galementemprunteau souvenir de l'conomie familiale, que la commu-naut tant d'autant plus riche qu'elle a plus d'or etplus d'argent, son chef doit augmenter le plus possibleson stock mtallique. La puissance conomique appar-tient aux tats riches, tels que les tats commerants :Hollande et Angleterre, tels que les Elats possesseursde mines de mtaux prcieux en Europe ou au Nou-veau-Monde : l'Espagne, par exemple. Le prjugvulgaire peut d'ailleurs se dfendre en l'espce pard'excellents arguments : le Prince a besoin d'argent;il le trouve dans la perception des impts. Cette per-ception est d'autant plus aise que ses sujets ont eux-mmes plus d'or et d'argent. D'autre part, la sagessedes nations a depuis longtemps reconnu que l'argentest le nerf de la guerre. Si les tats modernes admet-tent la ncessit d'un trsor de guerre, fortioricette ncessit doit-elle frapper l'esprit des hommesdu xvr- sicle, ignorants des procds financiers quila rendent aujourd'hui moins pressante.Le bullionisme va donc consister en un ensemble de

    recettes et de procds destins attirer sur le solnational et y retenir le plus possible de mtaux pr-cieux : prohibition de l'exportation de l'or et de l'ar-gent prohibition de leur sortie indirecte commeconsquence d'actes conomiques accomplis par destrangers : les commerants importateurs devrontchanger leurs marchandises, non contre des espces,mais contre des marchandises, ce qu'on appelle labalance des contrats ou le retour en marchandises, muta-

    tions montaires, soit par survaluation, car lamonnaie valant plus l'intrieur qu' l'extrieur nesortira pas du royaume, soit par sous-valuation, carla hausse des prix qui en rsultera obligera les ache-teurs trangers verser davantage lvation artifi-cielle du taux de l'intrt pour attirer les capitaux

  • LE MERCANTILISME 17

    trangers monnayage gratuit monopolisation duchange et fixation au pair du prix de la lettre dechange, dessein d'viter le cas o, le change tantdfavorable, les commerants dbiteurs de l'trangerauraient intrt exporter des mtaux prcieux.Cependant, l'exprience montre assez rapidement

    combien il est malais d'intervenir dans la circulationdes espces mtalliques. En 1549, l'auteur d'un Entre-tien sur la prosprit publique dans le Royaume d'Angleterre^John Haies ', analyse longuement les effets nfastesdu dbasement ou avilissement du numraire,auquel s'est livr Henry VIII. Il montre comment lesperturbations montaires, si frquentes l'poque,ont eu leur contre-coup sur la situation de chacunedes classes sociales. L'Angleterre souffre cruellementde renchrissement de la vie, de la hausse des fer-mages. Or cette chert n'est qu'artificielle : elle tientuniquement l'altration des monnaies qui obligeceux qui commercent avec l'tranger acheter trscher et revendre de mme, tous les prix montant mesure que la rpercussion se produit l'intrieur dela nation. Il y a donc, dans la valeur de la monnaie,l'effet d'une cause trangre et suprieure la volontdu Roi et ce serait une spculation avantageuse pourlui que de sacrifier une ou deux annes de revenus reprendre pied en restaurant le stock montairedu pays.Ainsi l'ide bullioniste, trop simple, fait place une

    ide plus complique : le Prince ne renoncera pas attirer l'or et l'argent dans le Royaume, mais il lesattirera, [avec plus d'art et moins de risques, en dve-loppant artificiellement l'un des trois genres de tra-vail qui contribuent l'enrichissement national :l'agriculture, l'industrie ou le commerce. D'o les

    1. A Discourse o^ the Common Weal of tliis Realm ojEnfjland. Cf. l'intressante tude et l'exceUente traduction deM. A.-G. Tersen : John lites, sa doctrine et son temps (thseDijon, 1907).

    l'individualisme con. et social. 2

  • 18 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALtrois formes que revt le systme mercantiliste : mer-cantilisme agricole, mercantilisme industrialiste etmercantilisme commercialiste.Le mercantilisme agricole peut prendre pour pi-

    graphe la mtaphore clbre et bizarre de Sully : Lelabourage et le pasturage [sont] les deux mamellesdont la France [est] alimente et les vrayes mines ettrsors du Prou ' . L'agriculture fournit au besoinessentiel de l'homme : celui de manger. Sa producti-vit, par la grce divine, rend usure le fruit dutravail qui lui est consacr. Enfin, la masse de lapopulation s'y adonne. A tous les points de vue, elleappelle donc la bienveillante intervention du Roi, deprfrence au commerce et l'industrie, qui, saufexception pour les produits manufacturs indispen-sables au travail des champs, n'est qu'occupationfutile. 11 nous faut une population abondante et sainede cultivateurs, ignorants des raffinements du luxe.D'ailleurs desdits somptuaires sauront empcher queles achats d'objets de luxe l'tranger fassent sortirl'argent du Royaume.Le mercantilisme industrialiste repose sur une con-

    ception dj plus large de l'orientation qu'il convientde donner la production nationale. Sans doute,comme le dit John Haies, la culture et le labouragesont les soutiens de la nation, puisqu'ils nourrissent lecorps entier du royaume, et, ce titre, il est bon dedonner aux agriculteurs le rgime qui leur assure lesort le plus favorable mais faut-il en multiplierindfiniment le nombre, lorsque ceux qui s'adonnentau travail de la terre ont dj tant de mal vivre? Laproduction agricole est limite par les contingencesphysiques et atmosphriques. Elle l'est aussi par laloi du rendement non proportionnel qui, pour accrotre

    1. conomies Royales, anne 1598 (reproduites dans la Nou-velle collection des Mmoires relatifs l'Histoire de France,t. XVI, p. 283).

  • LE MERCANTILISME 19

    d'une certaine quantit le produit, oblige, pass unecertaine limite, sacrifier une quantit plus que pro-portionnelle de travail et de capital. L'industrie, aucontraire, olTre un champ illimit et plus sr l'acti-vit du manufacturier. En outre, ses produits renfer-ment, poids et volumes gaux, une valeur plusgrande que les produits agricoles et ramnent plusd'argent dans le Royaume.

    Il convient donc de dvelopper l'industrie, en la pro-tgeant par des privilges (exemptions de taxes, prts,subventions et distinctions honorifiques aux indus-triels, concessions de monopole), par une rglementa-tion attentive (interdiction faite aux ouvriers d'mi-grer, obligation d'adopter certains procds tech-niques, d'employer certaines matires premires, deproduire certains types, police des mtiers, etc.), parla restriction l'importation des produits trangerssusceptibles de concurrencer les produits nationaux,par la libre importation des matires premires, parune srie de mesures tendant assurer le bon marchdes produits et leur faciliter les dbouchs (tarifica-tion des salaires, bon march des subsistances obtenupar la taxation des prix ou la libert de l'importationdans les annes de chert, la prohibition de l'exporta-tion dans les annes d'abondance), par la protectiondes armements maritimes (actes de navigation et sur-taxes de pavillon atteignant les marchandises amenessous pavillon tranger, dessein de dvelopper lamarine marchande et la marine de guerre), par larglementation du commerce colonial ( pacte colo-nial destin rserver la mtropole le dbouchque lui offrent ses colonies).A quelques annes de distance, le mercantilisme

    industrialiste trouve deux dfenseurs particulirementoriginaux, l'un en Angleterre et l'autre en France :John Haies et Barthlmy de Laffemas.

    Que sert, dit le premier, d'aller au del des mers,explorer le Prou et les contres lointaines, ou de

  • 20 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALfouiller les sables du Tage en Espagne, du Pactoleen Asie, du Gange dans l'Inde

    ; tout cela pour y trouverquelques ppites d'or? Que sert de retourner lesentrailles de la terre pour creuser des mines d'argentet d'or, quand on peut de la glaise immonde, notreporte immdiate, des cailloux et des racines de fou-gres, crer du bel or et du bel argent et plus que desmines n'en sauraient produire*? Il suffit donc dutravail national pour enrichir la nation, et en parti-culier du travail industriel, condition de secouerl'apathie et la routine de l'ouvrier anglais. Aujourd'hui,en effet, l'Angleterre laisse chapper les matires pre-mires qu'elle est parfois seule dtenir : la laine, lecuir, le plomb, l'tain, etc., et elle attend que lestrangers viennent les lui revendre sous forme de dra-peries, de gants, de vaisselles. Fait plus grave, legot du luxe et les boutiques de malheur o sevendent les articles exotiques, parmi lesquels unAnglais du xv*^ sicle fait ligurer les pices, les vinsdoux, les singes, les ouistitis longue queue, les fri-volits de peu de valeur, toutes choses propres frapper l'iP , contribuent fcheusement fairesortir du royaume soit de l'or, soit des produits utileset durables contre lesquels on les change. Il fautdonc que l'Angleterre travaille dans le royaume lesmatires premires et fasse fabriquer par des Anglaistout ce dont les Anglais ont besoin. Des droits dedouane protgeront les produits de l'industrie nais-sante. Quant aux produits de luxe, ils seront simple-ment prohibs. Et pour dvelopper ainsi l'industrieanglaise, il convient d'abord d'employer tous les vaga-bonds et sans-travail auxquels l'agriculture ne fournitpas d'emploi. 11 convient en outre d'attirer les ouvriers

    1. John Haies, Discourse of Commoyi Weal, second dialogue(trad. prcite, p. 95).

    2. Libell of English Pollicye. Cit par Cunningham : Thegrowth of English Inclmb^y and Coinmeree.a (Cambridge, 1905,4th edit., t. I, p. 427).

  • LE MERCANTILISME 21

    trangers par des remises d'impts, le logement gra-tuit, des avances de fonds, etc. Enfin les industrielsnationaux seront habilement incits se montrer actifset intelligents dans le travail. On peut les y amener,les encourager, les attirer, en rcompensant ceux quitravaillent et se donnent du mal, et en leur laissantacqurir gains et richesses en retour de leurs efforts...Enlevez cet appt et essayez de contraindre ces genspar des lois, quel est celui qui voudra labourer oubcher la terre ou encore se livrer un travail manuelqui comporte quelque fatigue? Qui donc consentira aventurer sur mer une marchandise quelconque ou cultiver un talent, s'il n'entrevoit pas, en retour dupril ou du danger qu'il encourt, un avantage sup-rieur celui dont il jouit dj ^? Presque dans les mmes termes, Barthlmy de

    Laffemas -, tailleur et valet de chambre de Henri IV,fait par lui contrleur gnral du commerce enl'an IGOO, voit dans les produits manufacturs dequoi les pays estranges ont besoin... les vrais trsorsdes Indes pour remplir la France de deniers etrichesses ^ .

    1. John Haies, Discourse of Common Weal, second dialogue(trad. prcite, p. 83-84).

    2. Des trs nombreux opuscules et travaux publis par lui,on peut signaler comme les plus importants :

    Sources de plusieurs abus, monopoles, gui se sont glisss surle peuple de France (1596).Rglement gnral pour dresser manufactures en ce royaume

    (1597).Trsors et richesses pour mettre l'tat en splendeur (1398).Comme l'on doit permettre la libert du transport de Vor et

    de l'argent hors du Royaume, et par tel moyen conserver lenoslre et attirer celui des trangers (1602).Bibliographie complte dans Dubois {op. cit.), p. 147. Ajouter

    aux tudes sur LafTemas par lui cites : Fernand Hayem. Untailleur de Henri IV : B. de Laffemas, dans la Reoue inierjiat.du Commerce, de VIndustrie et de la Banque (31 mars 1905,p. 161-192).

    3. B. Laffemas, Sources de plusieurs abus et monopoles.

  • 22 L'INDIVIDUALISME ECONOMIQUE ET SOCIALDvelopper rindustrie nationale, ce sera d'abord

    relever les finances du Roi. Ce sera aussi diminuer lepauprisme, car les sans-travail qui meurent de grandencessit, oisifs comme btes brutes , trouveront asileet emploi dans de grands ateliers nationaux. Il con-seille donc de favoriser la fabrication en France desproduits industriels, surtout de ceux qui contrefontles produits rputs de letranger et aussi, comme ledit la mme poque Olivier de Serres, l'industrie dela soie. On ne verra plus des courtisans lgants oseremployer son dfaut l'or et l'argent se faire fabri-quer des galons, ce qui scandalise Laffemas plus qu'onne saurait dire. Autant vaudrait, son sens, per-mettre de mener les finances de France charretesdedans la mer ^ La lgislation devra suffire ets'adapter aux besoins nouveaux que fait natre l'entre-prise de dresser manufactures en ce royaume . Ellemettra un frein aux consommations de luxe, moinsque l'argent qu'on leur consacre ne soit dpens enFrance et ne soutienne la production nationale. Ellen'autorisera en fait d'importations que celles qui ontpour objet les matires premires ncessaires l'in-dustrie. Elle permettra mme la libert du transportde l'or et de l'argent, si nous pouvons par tel moyen,conserver le ntre et attirer celui des trangers . Elleamliorera enfin les conditions du travail et elle ten-tera de diminuer les procs et chicanes entre matres,compagnons et apprentis, par des institutions de con-ciliation, notamment par des bureaux de commerce tablir dans chaque diocse.Ce caractre relativement plus libral du mercan-

    tilisme sous sa forme industrialiste s'accentue avec lemercantilisme commercialiste. Le progrs des ides,l'entre en scne de la classe des ngociants, l'exemplede la Hollande, pays libre enrichi par le commerce et

    l. B. Laiemas, Rglement gnral jiour dresser manufacluresen ce royaume.

  • LE MERCANTILISME 23

    qui a vivement impressionn l'atte.ntion publique ^,assurent le succs de la conception nouvelle : ce quienrichit un tat ce n'est ni l'agriculture, ni l'industrie,c'est essentiellement le commerce avec l'tranger. N'a-t-on pas vu dans l'antiquit l'tonnante fortune deSidon et de Tyr, des villes maritimes de la Grce, deCartilage, d'Alexandrie, de Constantinople et deMarseille, difie sur la prosprit commerciale? Si, aumoyen ge, les sources de la richesse semblent dess-ches, comme le dit Ganilh -, n'est-ce pas que le moivvement commercial est lui-mme paralys? Et enfin,lorsqu'au xiie sicle ces sources semblent se rouvrir,c'est encore le commerce tranger qui en est cause :les ports de l'Adriatique et de la Mditerrane, aussibien que les Villes Hansatiques en sont les preuvesloquentes. Les Etats riches sont les tats commer-ants et la fortune publique a suivi la direction ducommerce tranger, passant de Venise aux ports d'An-gleterre et de Hollande lorsque les courants commer-ciaux se sont dplacs la suite de la dcouverte de laroute des Indes par Vasco de Gama en 1498.

    C'est donc l'tat du commerce extrieur qui est levrai baromtre de la prosprit nationale. On apprciel'un et l'autre au moyen de la balance du commerce,c'est--dire de la comparaison des importations et desexportations et l'idal conomique sera d'assurer lasupriorit des secondes sur les premires, des opra-tion qui apportent de l'argent au pays sur celles quilui en retirent, des crances nationales sur les dettesnationales.Deux noms demeurent attachs cette forme du mer-

    cantilisme: celui de Thomas Mun et celui de JosiasChild.Th. Mun ^ considre le commerce extrieur comme

    1. Cf. William Temple, Remarques sur VEslat des Provinces-Unies des Pas-Bas, faites en l'an 1672 (La Haye, 1674).

    2. Ch. Ganilh, Des Systmes d'conomie politique, de leursinconvnients, de leurs avantages (2 vol. Paris, 1809), t, I, p. 67.

    3. L'ouvrage de Mun connu sous le titre de England's Trea-

  • 24 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALle moyen normal d'accrotre le trsor national nces-saire rtatet au Prince, ainsi que le dmontrent l'vidence les exemples d'Alexandre, Csar, David, Sar-danapale, Darius, Nron, Galba et Salomon. Une rgledomine toute la politique en cette matire : vendrechaque anne aux trangers une somme de produitssuprieure en valeur celle de leurs importations. Al'abri de ce principe, l'exportation de numraire n'apas en elle-mme d'inconvnient. Un trafic importantpeut mme se faire sous forme de troc avec peu demonnaie. Les craintes des bullionistes viennent de cequ'ils ne considrent qu'une face du problme, sans voirque les objets imports peuvent tre rexports avecbnfice. Il faut donc renoncer leurs procds et neconsidrer que la balance du commerce. Ces procdssont en effet non seulement inefficaces mais funestes;la circulation mtallique, artificiellement accrue pareux, est semblable des flots imptueux qui dbor-dent sur leurs rives et, l'eau manquant soudain, fontplace la scheresse * . Et Mun, aprs avoir recherchcomment calculer la balance du commerce, termine enfaisant pressentir le laisser faire et le laisser passer des Physiocrates. Laissez les rois altrer les mon-naies ou changer leur valeur.... Laissez les princesopprimer, les gens de loi extorquer, les usuriersmordre, les prodigues gaspiller et les marchandsexporter la monnaie quand leur trafic l'exige.... On nepeut constituer dans l'tat d'autre trsor que celui quedtermine une balance du commerce favorable ou non.Et cela doit arriver par une ncessit suprieure toute rsistance 2.

    sure by forraign Trade (1664), est parfois intitul England'sbenefit and advantage by foreign trade plaiiily demonstrated.L'dition la plus rcente est celle qu'en a faite le professeurW.-J. Ashley dans la collection Economie classics (London,Macmillan, 1895). Une traduction franaise a paru en 1674. Jecite d'aprs l'dition anglaise de 1718.

    1. Mun, op. cit.., p. 21.2. Mun, op. cit.

  • LE MERCANTILISME 25

    Josias Child offre lui aussi un singulier mlanged'ides autoritaires et librales *. Il est libral lors-

    qu'il traite des compagnies de marchands , compa-gnies de colonisation ou corporations dont il recom-mande d'largir l'accs, disant que commerants etconsommateurs doivent faire leur ducation leursrisques et prils, que nul ne doit pouvoir acheterune immunit et un monopole au prjudice du pays^ et que le principal soin de ceux qui font des loisdoit tre de pourvoir au bien public en gnral, sansentrer dans le dtail des affaires de chaque particu-lier ^ . Il est encore libral lorsqu'il condamne l'anti-smitisme

    '% pour le concours utile que les juifsapportent au commerce, le bon exemple qu'ils donnentde l'conomie, et parce que tous les hommes sontnaturellement les mmes et que si la crainte est lacause de la haine... la tolrance formelle dsarme lesesprits inquiets et ambitieux .Mais son libralisme tombe lorsqu'il en arrive

    l'tude de la balance du commerce et des moyenspropres dvelopper le commerce national. Cesmoyens ne sont pas seulement une abondante popu-lation marchande, de nombreux capitaux et des faci-lits donnes au commerce. Il faut aussi faire en sortequ'il soit de l'intrt des autres nations de commerceravec nous. Que si cet intrt leur chappe, il pourratre utile de leur en imposer l'intelligence, au besoinpar la force, en sauvant toutefois les apparences etsans porter atteinte au bon renom de l'tat. On s'op-posera, en y mettant toutes les formes, l'tablisse-

    1. Child publie en 1668 : Brief observations concerning Tradeand Interest ofmoney, et, la mme anne : A iew Discourse ofTrade, srie de traits traduits en franais par V. de Gournaysous le titre : Traits sur te commerce et les avantages guirsultent de la rduction de Vintrt de l'argent (Amsterdam etBerlin, no4).

    2. Child, trad. franc., p. 231.3. Child, op. cit., p. 226-227.4. Child, op. cit., p. 290-298.

  • 26 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALment dans la nation de manufactures trangres. Lescolonies seront unies la mtropole par un pactecolonial svre. Enfin, l'tat est l'agent dsign parChild pour raliser la rforme essentielle, celle quilui tient le plus cur, 1' Unum Magnum : c'est--dire l'abaissement artificiel du taux de l'intrt.Confondant l'effet avec la cause, il estime que cettemesure contribuera grandement au progrs du com-merce et de la production, en facilitant les empruntset en obligeant de nombreux rentiers s'adonner untravail productif.

    Si tel est l'tat de la pense mercantiliste chez sesreprsentants les plus connus, on sent de reste que cesystme n'a pu parvenir revtir une forme scienti-fique. Il semble que chaque effort tent pour la luidonner contribue sa dsagrgation en y introdui-sant un facteur libral. Ce mouvement de dsagrga-tion ne pouvait tre que considrablement ht parles applications du mercantilisme.

    Il faudrait, pour donner une ide exacte de ces appli-cations, faire appel des exemples emprunts lapolitique conomique de tous les grands tats auxvii^ et au xviii sicles, l'Angleterre partir du rgned'Elisabeth, la Prusse avec Frdric II, l'Espagne,l'Autriche, la Russie mme avec Pierre le Grand. Nousdevons les guerres incessantes des tats europens l'opinion mercantiliste rgnante, la vieille concep-tion scholastique du profit de l'un fait du dommagede l'autre que le mercantiliste Verri traduit en uneformule dfinitive : Tout avantage commercial d'unpeuple reprsente pour un autre un dommage corres-pondant : la pratique du commerce est une vritableguerre ^ .Comme c'est en France qu'a t faite l'application la

    plus gnrale des ides mercantilistes et que le sys-

    1. Cit par SchmoUer, Principes d/conomie politique, Intro-duction, 39 tracl. frang., Giard et Brire, 1903, t. I, p. 208-209).

  • LE MERCANTILISME 27

    tme a pris mme parfois le nom de Colberlisme,l'exemple de la France nous suffira comprendrequelle peut tre la porte d'une doctrine conomiqueet les consquences d'une erreur thorique sur ladfinition de la richesse.Colbert, aprs avoir fait preuve de libralisme dans

    le tarif douanier de 1664, cde aux dolances des manu-facturiers et, dans le tarif de 1667, inaugure, si l'onpeut dire, le protectionnisme national en France. Lesdroits de douane, plutt fiscaux que protecteurs, ta-blis en 1664, sont remplacs par 700 droits de sortie, 900droits d'entre, destins cette fois ouvertement pro-tger l'industrie nationale : les Anglais et les Hollan-dais rpondent en levant les droits sur les produitsfranais et en particulier en prohibant nos vins eteaux-de-vie, principal objet de nos exportations. Lesintrts conomiques tant ainsi heurts, la guerretait invitable. Elle clate avec la Hollande en 1672.La paix de Nimgue entrane renonciation au tarif de1667 et libert rciproque du commerce des deux pays.Quant l'Angleterre, elle prohibe momentanmenttout commerce avec la France comme nuisible l'tat .Les successeurs de Colbert ne font qu'exagrer son

    systme; la mme cause a les mmes effets. En 1688,nouvelle guerre avec la Hollande; le trait deRyswicken 1697 amne la promulgation, deux ans aprs, denouveaux tarifs qui font bnficier les produits hollan-dais de taxes privilgies.Contre l'Angleterre, nous levons en 1687 nos droits

    sur les toffes de laine, principal objet de ses exporta-tions. En 1696 elle nous rpond en frappant perptuitnos produits de taxes d'importation de 25 p. 100 plusleves que ceux des autres nations. En 1701 la France,par arrt du Conseil, prohibe un grand nombre de mar-chandises anglaises, lve les droits sur certaines autreset cherche atteindre la marine anglaise par des sur-taxes de pavillon. En 1703, l'Angleterre passe avec le

  • 28 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALPortugal le trait de Mthuen qui assure aux vins por-tugais l'avantage sur les ntres d'une taxe trois l'oismoins leve. Une pice de Champagne paye alors enAngleterre 475 f. de droits, une pice de Bourgogne 750 f.De tels vnements ne pouvaient laisser indiffrents

    ceux qui, par profession ou par got, portaient atten-tion aux choses conomiques. Ds la fin du xvii*^ sicle,le mouvement de dsagrgation du mercantilismes'accentue, non pas que sesbases thoriques soient dslors branles mais les applications d'art socialqu'on en fait dcouler se transforment. On admet quele commerce doit apporter au pays la richesse par excel-lence, l'or et l'argent. Mais le rgime le plus favorableau commerce n'est pas la rglementation, dont on cons-tate les dangereux effets; c'est la libert. Ainsi se cons-titue une forme de transition entre le mercantilisme etle libralisme, que nous avons propos d'appeler le mer-cantilisme libral * et qui trouve son expression notam-ment dans les protestations des marchands et des dpu-ts au Conseil du Commerce et surtout dans un manu-scrit indit d'un courtisan de Louis XIV, M. de Belesbat.Les caractres particuliers de ce mercantilisme

    libral sont les suivants. Ses reprsentants admettentque les mtaux prcieux jouent dans l'conomie natio-nale un rle prpondrant. Ils admettent l'utilit pourl'tat d'une population abondante et riche. Ils ne met-tent pas en question l'opportunit du rle tutlaire del'administrateur du royaume dans l'ordre conomique.De ces principes thoriques ils dgagent cette conclu-sion que, plus le commerce est utile, plus le princedoit lui donner un rgime favorable. Or ce rgimec'est la libert. Le commerce vit de libert et meurtde protection. Le Colbertisme est soumis une cri-tique minutieuse pour les entraves administratives

    1. A. Schatz et R. Caillemer, Le mercanlilisrnc librai lafin du XVU^ sicle. Les ides conomiques et politiques deM. de Belesbat. {Revue d'conomie politique, 1906.)

  • LE MERCANTILISME 29

    qu'il a multiplies et auxquelles vient se heurter ledveloppement de l'activit nationale, pour ses armesde commis et de fonctionnaires incapables, chargsd'une besogne qu'il n'est pas au pouvoir de l'esprithumain de mener bien, pour sa politique protec-tionniste qui engendre ncessairement la guerre enisolant les peuples les uns des autres, tandis que lelibre change mettrait en pleine lumire la solidaritqui les unit. En particulier, en ce qui touche laHollande, on explique comment son conomie nationale,est, dans le fait, complmentaire de la ntre, puisquenous produisons trop pour notre consommation et ellepas assez. Il doit donc s'tablir entre les deux paysune division du travail, l'un produisant, l'autre com-merant. Une harmonie providentielle rgne entre leursintrts. L'ardeur des convictions est si forte que cesprincipes nouveaux sont proclams, par un courtisandu Grand Roi, dans l'instant mme o nous sommesen guerre avec la Hollande et Louis XIV devaitpeu goter de semblables leons.

    Il semblerait que le mercantilisme, parvenu entre-voir l'ide de solidarit entre les peuples et de divisioninternationale du travail, ait vcu. Il n'en est rien; chezles mercantilistes libraux, la conception autoritaire dela souverainet subsiste. L'ordre conomique estencore considr comme l'uvre du lgislateur, quidoit seulement modifier ses procds et, continuant aucommerce sa vive protection , l'affranchir, suppri-mer les rouages compliqus qui entravent son essor.Le mercantilisme a donc volu, mais il survit cettedsagrgation interne qui le rapproche du libralisme.Il rsistera mme la critique externe qui va en trefaite et la doctrine librale des Physiocrates. Au >xviii*^ sicle encore, il aura ses reprsentants en Angle-terre comme J. Steuart, en Italie comme Genovesi,Beccaria et Verri, en France comme Forbonnais. Sinous devions suivre l'ide au xix" et au xx^ sicles, nousla retrouverions chez les protectionnistes modernes.

  • 30 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIAL

    II

    Si les applications du mercantilisme la politiquedouanire et commerciale ont provoqu une sorte derevision du systme, un mouvement gnral de rac-tion anti-mercantiliste s'accentue ds qu'on est mmede connatre dans les faits la valeur de cette politique.On a voulu organiser la fortune de la France en rgle-mentant, i)Our les dvelopper, tantt l'agriculture, tanttl'industrie, tantt le commerce. L'agriculture languitsous le poids des impts et des vexations. La misredans les campagnes est si douloureuse que toute unelittrature conomique, celle que Boisguillebert etVauban reprsentent d'ordinaire, se cre pour la dcrireet que La Bruyre songeant aux paysans de son tempsmet en scne dans un pa ssage fameux, certains animauxfarouches, des mles et des femelles, rpandus par lacampagne, noirs, livides et tout brls de soleil...

    L'industrie touffe sous l'troite rglementation quilui est impose et qui devient de plus en plus incom-patible avec la complexit croissante de la vie cono-mique. Les industriels aspirent se dbarrasser detoute l'organisation corporative. Le commerce, enfln,se plaint d'une organisation qui a eu pour consquencede provoquer des guerres incessantes; il rclame lapaix et la libert. On a cru que la nation naissantepourrait organiser sa vie dans un espace troit et clos,chacun de ses rouages obissant l'impulsion d'unconducteur attentif. Or la nation a grandi ; l'initiative,l'autonomie, la responsabilit individuelles y devien-nent notions courantes. L'difice lgislatif o elle estenferme se lzarde : au besoin d'air qui devientgnral, il faut rpondre en ouvrant les fentres. Cepen-dant il s'coule un assez long espace de temps avantque ces fentres soient entirement ouvertes et sym-triquement disposes. C'est qu'aussi bien la rforme

  • LA REACTION ANTI-MERCANTILISTE 31

    est une rvolution, non pas seulement dans les laits,mais dans les ides. Il est ais de le comprendre.Pendant un sicle de 1650 1750 chacune des

    applications spciales du mercantilisme se trouve fairel'objet d'une critique spciale : tantt on s'en prend l'interdiction d'exporter l'argent, tantt la rgle-mentation du prt intrt, tantt, comme nousl'avons vu avec J. Child, aux corporations et leurpolitique S tantt la protection douanire et en par-ticulier aux restrictions apportes au commerce desbls ^, tantt la protection du travail national contrel'migration trangre, tantt la prohibition duluxe, etc. Chacune de ces critiques, en branlant le prin-cipe rglementaire, porte en mme temps un coup laconception primitive et nave de l'ordre conomique.On a cru que cet ordre tait intgralement l'uvre dulgislateur, disposant son gr les individus et lesinstitutions, comme le joueur d'checs fait de ses pions,et l'on s'aperoit que chacune de ses dispositions estprjudiciable aux intrts nationaux. L'ordre artificiel-lement cr n'est plus. La rglementation est impuis-sante le faire revivre. Mais alors, comment vonts'organiser les relations conomiques? Telle est laquestion que les progrs de l'esprit critique font natreet elle est fondamentale, car c'est pour y rpondre

    1. Une des tudes les plus compltes de celles qui furent l'poque publies sur cette question est celle de [Glicquot deBlervache] : Considrations sur le Commerce et en particuliersur les compagnies, socits et matrises (Arasterdam, 1758).

    2. Les ides les plus librales en cette matire sont expo-ses notamment par le fermier gnral Claude Dupin, grand-pre de George Sand, et qui, dans un mmoire crit en 1742,propose, non seulement la libert des exportations et desimportations, mais mme, en cas de disette et d'lvation descours, le paiement de gratifications aux importateurs. {Mmoiresur les hleds avec un projet d'dit pour maintenir en tout tempsla valeur des grains un prix convenable au vendeur et Vache-teur (1748), p. 40, art. xvui du projet d'dit. La mme mesureest recommande par [Herbert], Essai sur la police gnraledes grains (Berlin, 1755), p. 175, chap. Droits.

  • 32 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALque va peu peu se dgager et se propager l'ide quel'ordre cconomique n'est pas plus l'uvre artificielledu lgislateur que l'ordre qui rgne naturellement dansles fonctions d'un organisme n'est l'uvre de l'hygi-niste que les produits sont crs et distribus par unmcanisme analogue celui qui fait que nous respironset que notre sang circule dans nos veines et nos artres,qu'il y a, en un mot, un ordre naturel conomique etque cet ordre naturel est susceptible de se substituer l'ordre artificiel de la rglementation, lorsque lelgislateur comprendra combien son rle est born. Lejour o cette ide est scientifiquement tablie, on peutdire que la doctrine individualiste est ne. Il a falluprs de dix-huit sicles pour que la pense sociale ensoit l.

    Cette ide subit une lente volution ^ qui l'amne desincertitudes de la subconscience la pleine clart del'vidence, lorsque les Physiocrates la formulent. Dansle mouvement de raction contre le mercantilisme,nous n'en pouvons trouver que la conception hsitanteet lmentaire. Plus exactement, il semble que fassentalors leur apparition certaines ides directrices quitrouveront place dans la doctrine nouvelle, mais quidemeurent encore sans coordination et sans lien. Nousne saurions songer tudier dans le dtail chacunedes formes de la raction anti-mercantiliste. Il est aucontraire indispensable de rechercher quelles sont cesides directrices, dont le groupement va constituer lelibralisme.

    J'appellerai la premire de ces ides, le fmalismeprovidentialiste, expression complique mais brve,traduisant un ensemble d'ides simples. Les adver-saires du mercantilisme semblent au xvii sicle toutanims de ce que Taine appelle l'esprit classique,

    i. Cf. Hasbach, Les fondements philosophiques de l'conomiepolitique de Quesnay et da Sinith. {Rev. d'con. polit., 1893,p. 747).

  • LA REACTION ANTI-MERCANTILISTE 33

    (Ml faisant la psychologie de la socit franaise dece temps. Ils sont en particulier, sauf de trs raresexceptions, profondment religieux et croient uneconstante intervention dans le monde de la Providencedivine. Si Dieu existe et manifeste son action dans leschoses humaines, ce ne peut tre que pour le bonheurde ses cratures. La vie en socit a donc une finvoulue par la Providence et qui est ce bonheurmme. Mais d'o vient la vie en socit? De nos pen-chants ou de nos facults naturelles. Si la Providencenous a donn des instincts sociaux et si elle a faitdu groupement social une ncessit, c'est que nosfacults naturelles librement exerces rendent pos-sible cette vie en socit et y font rgner l'ordre querequiert notre bonheur.

    C'est ainsi que Vanderlint^ voit apparatre, pro-pos d'un phnomne conomique spcial, cette voiede la Providence qui est tablie dans la nature deschoses pour le bien-tre et le bonheur de l'humanit .C'est ainsi encore que Josiah Tucker peut posercelte question qui affirme elle aussi la croyance unprincipe d'ordre naturel : Pouvez-vous supposer,dit-il, que la Providence divine a vraiment constitul'ordre des choses de telle sorte que les ncessits dela dfense nationale soient incompatibles avec lesprincipes fondamentaux de la bienveillance universelleet le souci de faire aux autres ce que nous voudrionsqui nous soit fait? Pour moi, je l'avoue, je n'ai jamaisconu qu'un tre omniscient, juste et bon, ait imaginun plan aussi contradictoire en ses diverses parties,qu'il nous puisse imposer telles obligations relatives la morale et des obligations diffrentes relatives aucommerce, qu'il ait tabli un antagonisme entre notredevoir et notre intrt temporel ^.

    1. Money ansicers ail things (London, 1734).2. Tracts on political and commercial subjects (1758). Le lib-

    ralisme conservera ce caractre thiste, chez certains de sesreprsentants au xix* sicle. Il reste chercher, dira par

    l'individualisme con. et social. 3

  • 34 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALMais l'intervention de la Providence dans le monde

    ne se traduit pas en faits dsordonns et conformesaux seuls caprices d'une volont toute puissante. Onobserve en eux une certaine rgularit et leur succes-sion rvle certaines lois ^qu'on appelle lois naturelles.C'est l une deuxime ide directrice qu'on trouve, dsle milieu du xvii'' sicle, chez William Petty i. Pour lui,qui est mdecin en mme temps qu'conomiste, l'assi-milation est absolue entre la vie de l'organisme socialet celle de tout organisme vivant. Avant de procder l'anatomie politique de l'Irlande , l'tude de sasymtrie, de sa structure et de ses proportions ^ , il aproclam, dans son Trait des Taxes et Contributions,en 1662, l'inutilit et la strilit des lois civiles posi-tives contre les lois de la nature =^ , il a dclar que nous devons considrer en gnral que si les mdecinsles plus sages ne se mlent pas trop de l'tat de leurpatient, observant et suivant les mouvements de lanature, plutt que de les contredire en administrantleurs remdes violents, en politique et en conomieon doit agir de mme * .

    L'identit des lois que dcouvre l'tude des phno-mnes physiologiques et celle des phnomnes sociauxtait si bien destine appeler l'attention des obser-vateurs qu'elle a t signale ds l'antiquit et par desmercantilistes eux-mmes, sans qu'on en ait encoreaperu la relle porte. A la lin du xvii'' sicle, et audbut du xviii*^, elle se prcise et met sur la voie dela doctrine nouvelle. Boisguillebert ^ admet l'existence

    exemple Diinoyer..., si, dans les desseins de la Providence, lajustice et l'utilit gnrales ont t dcidment divises... (/. des conom., dc. 1847, p. 21).

    1. Les uvres conoyniques de sir William Petty, trad. franc.(2 vol., Giard et Brire, 1905).

    2. Petty, trad. franc., t. I, p. 149.

    3. Petty, trad. franc., t. I, p. 48.

    4. Petty, trad. franc., t. I, p. 64.

    5. Les uvres de Boisguillebert ont t publies en partiepar Eug. Daire, dans la Collection des Grands conomistes (t. 1,

  • LA REACTION ANTI-MERGANTILISTE 35

    de lois naturelles, dictes par la Providence pour lebien de la socit. Il dcouvre que, dans tous les artset toutes les professions, il y a une police ncessaireque la nature seule peut mettre, et jamais l'auto-rit ^.. Ces lois crent un ordre conomique dont ledsir du profit est l'me, ordre suprieur notrevolont et auquel nous devons nous soumettre; la prtendue trs fine politique que nous inspirent lasensibilit et la piti cherche vainement transformercet ordre : la nature... ne tarde gure punir larbellion que l'on fait ses lois, comme on n'en a quetrop fait l'exprience 2 .A l'ide des lois naturelles s'en ajoute bientt une

    autre qui n'est pas encore un essai tent pour enexpliquer l'essence et la nature intime, mais qui estune simple constatation de leurs effets. C'est l'ideque le libre jeu des lois naturelles rvle harmonie desintrts individuels et internationaux. Elle est trs nette-ment exprime ds 1G52 par Pierre de la Court 3. II

    conomistes financiers du XVJII" sicle, 1843). L'dition collec-tive des crits de Boisguillebert publie en 1707 (2 tomesin-12,s. 1.) contient en outre un Trait du mrite et des lumires deceux que Von appelle gens habiles dans la Finance ou r/randsfinanciers (reproduit par J.-E. Ilorn dans l'tude cite ci-des-sous), et un Mmoire qui fait voir en abrg que, plus les bledssont vil prix, plies les pauvres sont misraf)les, ainsi que lesriches qui seuls les font subsister, et que, plus il sort de grainsdu Royaume et plus on se garantit d'une chert extraordinaire.Consulter sur Boisguillebert : la notice dont Daire fait pr-

    cder son dition; deux ouvrages couronns en 1866 par l'Aca-dmie des sciences morales et politiques, et dont les auteurssemblent un peu trop proccups de faire de Boisguillebertun prcurseur du libralisme orthodoxe; J.-E. llorn, Vco-nomie politique avant les Pliysiocrates (1867), et F. Cadet,Pierre de Boisguillebert, prcurseur des conomistes (1870);G. Colin, Boisguillebert (Zcitschrift fur die gesamte Staatswis-senschaft, 1869); Von Skarzynski, P. de Boisguillebert und seineBeziehungen zur neueren Volkswirlschaftslehre (Berlin, 1873).

    1. Boisguillebert, Trait des grains, ch. x (dit. Daire), p. 390.2. Boisguillebert, Dissertation sur la nature des richesses,

    ch. V (dit. Daire), p. 411.3. P. de La Court est un conomiste hollandais qui publia,

  • 36 l'individualisme conomique et socialexplique analytiquemeiit comment les vritablesintrts de tous les pays consistent dans la communeprosprit des rgents et des habitants * , et que lesintrts des habitants de la Hollande sont enchans lesuns aux autres ^ , Il en prend texte pour condamnerles principales atteintes portes de son temps lalibert libert de religion libert du travail, par lescorps de mtiers dont l'institution rend indolents etparesseux ceux dont elle assure le gain, tandis qu'ilsexcluent des gens Tort habiles qui la ncessit don-nerait de l'industrie ^ . La libert, sans laquelle unenation n'est qu'un Pistrinum ou une prison..., l'aitun paradis du plus ncessiteux pays du monde * .En 1691, Dudley North^ dveloppe la mme ide :

    Le monde, relativement au commerce, n'est qu'uneseule nation ou un seul peuple et les nations ne doi-vent tre considres que comme des particuliers... Ilne saurait y avoir, ajoute-t-il, de commerce dsavan-tageux pour le public, car, s'il en tait ainsi leshommes ne s'y livreraient pas. Tout ce qui enrichitle commerce enrichit le public dont les commerantsfont partie.

    En 1696, Grgory King^ dmontre que le marchandde crales, en cherchant son propre intrt, est utile la socit, au moment mme o les mercantilistes

    en 1662, Vlntrl de la Hollande (Interest van HoUand). Unetraduction franaise a paru sous le titre de Mmoires de Jeande Wilt, grand pensionnaire de Hollande, traduits de l'originalen franois par M. de *** (3" dit. Ratisbonne chez rasmeKinkius, 1709).

    1. Mmoires de Jean de Witt, p. 2.2. Op. cit., titre du chap. vu.3. Op. cit., p. 46.4. Op. cit., p. 330.0. Dudley North, Discourses upon trade, principalhj directed

    to the cases of the interest, coinage, clipping and increase ofmoney (London, 1691).

    6. Gregory King, Natural and political observations and con-clusions upon the state and condition of England in 1696 (publien 1801).

  • LA RACTION ANTI-MERCANTILISTE 37libraux exposent l'intrt que nous avons ce quela Hollande soit libre et prospre. Enfin Josiah Tuckerinsiste lui aussi sur l'interdpendance des intrts,dans la nation et entre les nations.Un seul pas restait franchir pour que l'ancienne

    conception scliolastique et mercantiliste des rapportsd'change soit dfinitivement condamne. C'tait defaire comprendre que les intrts ne sont pas seulementharmoniques mais solidaires. C'est la quatrime idedirectrice dans cette priode d'laboration du systmelibral. Elle est mise en pleine lumire par Boisguil-Icbcrt. 11 montre la solidarit qui existe entre lesclasses sociales, en un temps o les classes privil-gies peuvent se flatter d'avoir rejet la charge fiscalepresque entire sur les dshrits. Cette solidarit estcomparable celle qui existe entre les diverses partiesdu corps humain. Les pauvres dans le corps del'tat, dit-il, sont les yeux et le crne et par cons-quent les parties dlicates et faibles et les riches sontles bras et le reste du corps. Les coups que l'on yporte pour les besoins de l'tat sont presque imper-ceptibles, tombant sur ces parties fortes et robustes,mais mortels quand ils atteignent les endroits faibles,qui sont les misrables K La mme solidarit existe entre les professions. Il

    le montre en rapprochant un art de luxe, comme celuidu comdien, du mtier le plus indispensable, celuid'agriculteur-. C'est seulement lorsque l'agriculteursera dans une situation prospre et disposera d'unexcdent de revenus consacrer aux divertissementsque le comdien pourra exercer en paix son art etgagner sa vie en s'y adonnant. C'est donc l'intrt detous que le cultivateur obtienne pour ses produits unprix rmunrateur, c'est--dire couvrant le prix de

    1. Boisguillebert, Factum de la France, ch. xi (dit. Daire,p. 336).

    2. Boisguillebert, Dissertation sur la nature des richesses,ch. IV (dit. Daire, p. 406-407).

  • 38 l'individualisme conomique et social

    revient le plus lev et c'est une singulire illusion quede croire obir la pit et la charit chrtiennesen abaissant artiOciellenient le prix du bl afin quele pauvre monde puisse subsister ' .La mme solidarit existe enfin entre les peuples. Il

    n'est pas vrai que le gain de l'un soit fait de la pertedes autres. La Providence, en diversifiant les produc-tions nationales et les aptitudes naturelles des popu-lations, a clairement fait entendre que la division dutravail doit s'tablir entre les pays riches et les payspauvres comme entre les individus, pour le plus grandbien de tous et de chacun 2.

    Telles sont, notre sens, les ides directrices quel'on peut dgager de la littrature conomique trsabondante, trs diffuse et trs confuse, de cette priode.A aucun degr ces ides ne constituent un systmed'ensemble. Elles ne sont pas coordonnes et ne don-nent lieu qu' des conclusions d'espces. Elles n'ensont pas moins fondamentales dans l'histoire de Tin-dividualisme. Elles attestent l'volution de l'opinionavec ses hsitations et ses incertitudes. Elles sont laple lueur du flambeau que se passent les gnrationset qui n'a pas encore illumin la nuit profonde 011 lapense conomique se meut. Que faudra-t-il donc pourassembler ces lments pars? Il faudra que cette

    L Boisguillebert. Traite des grains, ch. vi (dit. Daire,p. 382).

    2. La nature, dit Boisgujileberl, aime galement tous leshommes et les veut pareillement, sans distinction, faire sub-sister. Or, comme dans cette manne de grains, elle n'est pastoujours aussi librale dans une contre qu'elle l'est dans uneautre, et qu'elle les donne avec profusion dans un pays etmme dans un royaume, pendant qu'elle en prive un autrepresque tout fait, elle entend que, par un secours mutuel, ils'en fasse une compensation pour l'utilit rciproque... C'estsur quoi elle ne connat ni diffrents tats ni divers souve-rains, ne s'embarrassant pas non plus s'ils sont amis ouennemis, ni s'ils se font la guerre, pourvu qu'ils ne la luidclarent pas... {Dissertation sur la nature des richesses,ch. v, dit. Daire, p. 410-411.)

  • I

  • 1

  • LA RACTION ANTI-MERCANTILISTE 39pense peine affranchie du joug de la morale et de lathologie accepte celui de la philosophie. Ce serontles philosophes qui, reculant les limites jusqu'alorsfixes aux observations, rechercheront les uns dans lapsychologie, les autres dans le droit naturel et la tho-logie sociale, les assises solides de cet ordre spontanqui ne s'est encore manifest que par quelques raresphnomnes aux yeux de penseurs sagaces, mais quine s'est pas encore rvl dans sa majestueuse simpli-cit et son harmonieuse splendeur.

  • CHAPITRE II

    LES BASES PSYCHOLOGIQUESDE L'INDIVIDUALISME :

    DE HOBBES A MANDEVILLE

    I. Les thories politiques et conomiques de Th. Hobbes. II. L'Ecole du sens moral. III. B. de Mandeville.

    Les aspirations librales dont nous avons examinles raisons d'tre et les manifestations essentielles nepouvaient se transformer en une doctrine libralequ' cette condition d'expliquer qu'il existe un ordrenaturel des phnomnes conomiques, ordre sous-trait en principe notre volont, comme celui quiexiste entre les phnomnes physiologiques, et suffl-samment harmonieux pour que la fonction des gou-vernants se restreigne faciliter son libre jeu. C'estcette explication que l'analyse psychologique allaitfournir.L'conomie politique, en effet, peut tre considre

    comme la science de certains actes humains tendant la satisfaction de certains dsirs ou besoins, et commel'tude des rapports que ces actes font natre entreles individus groups en socit. A la base de toutedoctrine conomique il y a donc, dveloppe ou impli-que, une thorie psychologique, dont l'objet est dedterminer comment et pourquoi nous agissons, etd'o il rsulte, ou bien que les activits individuelles

  • LES BASES PSYCHOLOGIQUES DE L'INDIVIDUALISME 41

    se coordonnent spontanment, ou bien que, cette coor-dination spontane faisant dfaut, la contrainte doitla provoquer et la conserver artificiellement. Il fautmme aller plus loin : notre activit est intimementlie notre facult de connatre et de vouloir. Parconsquent, il est vraisemblable que les partisans de'ordre conomique spontan et les partisans deTordre conomique artificiel auront en ces deuxmatires des conceptions divergentes. Et, de fait,entre individualistes et socialistes, il y a antagonismequant la dfinition de notre vie psychique tout en-tire.

    Les uns admettent que Fhomme connat par l'effetd'une facult inne, rellet en nous de la pense divine,et qui, aprs nous avoir rvl par elle seule et par sesseules dductions les principes derniers des choses,nous conduit peu peu dans les hauteurs mtaphysi-ques de l'Absolu et de l'ternel; que cette facultsublime qui domine tout notre tre pensant, rgne enmatresse ou peut rgner sur nos dterminations. Aupoint de vue philosophique, ils peuvent se rclamerde Platon, saint Augustin, Descartes *, Malebranche etHegel; au point de vue conomique et social, de tousles socialistes utopiques qui ont cru qu'une socitpouvait tre btie de toutes pices sur un type idalet subsister en se fondant sur les qualits rationnellesde l'homme, et aussi des socialistes scientifiques

    1. L'influence pernicieuse exerce par Descartes sur la phi-losophie sociale me parat avoir t trs exactement indiquepar Albert Sorel {Comment fai Lu la Rforme sociale . Rforme sociale, l"'' novembre 1906, p. 614) : Quel que ftmon respect, assez command et indirect encore pour le Dis-cours de la mthode, je savais dj que de ce fameux discoursil tait sorti autant de draison sociale et d'aberrations mta-physiques, d'abstractions et d'utopies que de donnes posi-tives, que s'il menait Comte il avait aussi men Rous-seau . C'est, comme l'explique l'auteur, qu'il y a eu, pour lapostrit et l'influence, deux Descartes : l'intellectualiste ourationaliste pur et l'observateur.

  • 42 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALqui, avec Bernstein, substituent la dialectique hg-lienne du marxisme, le rationalisme kantien, la con-ception matrialiste de l'histoire et la thse cata-strophique, Finterprtation rationnelle des faits et lajustification rationnelle de l'idal socialiste; au pointde vue politique enfin, leurs sympathies iront auJacobin dcrit par Taine et qui veut cote que cotefaire triompher la Raison dans l'individu et dans lasocit.Les autres, au contraire, tiennent que l'homme,

    dont l'esprit est table rase sa naissance, ne connatque par l'effet de l'exprience sensible, que, peu peu,par un long effort, il arrive dcouvrir l'apparence derelations rgulires entre les phnomnes, que cersultat constitue toute sa science, au del de laquelles'tend le domaine infini de l'inconnaissable; que laRaison qui ne lui a rien rvl est plus impuissanteencore provoquer ses dterminations, que seule lasensibilit qui nous instruit est capable de nous faireagir, en nous amenant discerner, sous des formes quivont en se compliquant, ce qui est plaisir et ce qui estdouleur pour notre tre intime; alors, d'accord avecles empiristes anglais, nous cartons le rationalismedu domaine conomique. Tout systme social qui sefonde sur l'empire de la Raison nous apparat commevici dans son principe mme et nous affirmons aucontraire que l'uvre pralable qui s'impose l'co-nomiste est d'analyser les facults rellement agis-santes chez l'individu, tel que nous le rvle l'observa-tion. Nous sommes individualistes d'esprit et demthode. Et c'est apparemment pourquoi tous lesconomistes libraux qui ont t en mme temps desphilosophes se rangent du mme ct, empiristes dansleur thorie de la connaissance, utilitaires dans leurthorie des dterminations morales, depuis Mande-ville jusqu' Taine et Spencer, en passant par Locke,D. Hume, Condillac, A. Smith et J. St. Mill.

    C'est au xviii^ sicle que l'individualisme se con-

  • LES BASES PSYCHOLOGIQUES DE L'INDIVIDUALISME 43

    stitue sur ce fondement psychologique i. Trois tapessont considrer dans ce travail prliminaire d'difi-cation de la doctrine conomique.Dans la premire, Hobbes, ayant tabli que l'intrt

    personnel est le mobile essentiel de notre activit,considre les intrts personnels des individus groupsen socit comme divergents, jusqu'au jour o la peurrend possible la constitution d'un pouvoir despotiquequi paralyse en nous ces instincts anti-sociaux.Dans la seconde, l'Ecole du sens moral cherche

    1. Le rle prpondrant que doit jouer la psychologie dansla mthodologie conomique prsente un intrt plus gnralque d'tre l'origine et la base la plus solide de l'individua-lisme. Il sera dfendu au xix" sicle, l'exclusion de touteproccupation doctrinale, par les conomistes de l'cole autri-chienne, MM. Karl Menger, de Bohm-Bawerk, Sax, Miaskowski,de Wieser, etc. A rencontre des conomistes appartenant l'cole historique allemande, ces auteurs montreront la nces-sit d'tudier les phnomnes conomiques, non seulementdu dehors, en accumulant les monographies et les observa-tions qui prparent une conclusion, mais aussi et surtout dudedans, en cherchant en dcouvrir la loi, et au moyen dela psychologie qui, seule, peut fournir cette conclusion. AinsiNewton dcouvrit la loi de la gravitation simplement pouravoir vu tomber une pomme, et il est vraisemblable que l'ac-cumulation des observations et la connaissance minutieusedes phnomnes clestes eussent t plus nuisibles qu'utiles sa dcouverte. Dans les socits humaines, c'est donc leressort intime et vivant, c'est--dire l'homme, qu'il faut exa-miner, de mme que, pour comprendre la marche d'unemontre, il faut en examiner l'intrieur et non pas seulementle cadran. Quant la part respective de la Raison et de lasensibilit dans la vie psychique, la thse individualiste estloin d'tre rpudie par tous les psychologues contemporains : L'hypothse que l'Intellect ou la Raison constitue le fondde l'tre humain est une hypothse psychologique des pluscontestables. Cette hypothse semble mme cder le pas deplus en plus la conception inverse, d'aprs laquelle le fondprimitif de l'tre humain serait la sensibilit et mme la sen-sibilit physique. C'est dans la sensibilit, si l'on veut bienremonter assez loin, que l'on trouvera le point de dpart detout le dveloppement intellectuel et moral de l'individu. (G. Palante, Combat pour rijuliuidii, Paris, Alcan, 1904, p. 160-101.)

  • 44 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALmontrer que les intrts personnels sont au contraireconvergents et harmoniques, parce que nous sommesdes tres sociables et que, en vertu d'instincts sociaux,nous ralisons volontairement et consciemment cetteharmonie.Dans la troisime enfin, B. de Mandeville tablit

    pour toutes les formes ultrieures de l'individualismeque l'harmonie des intrts est, non pas volontaire,mais involontaire et objective, et rsulte du seul entre-lacement naturel de 'nos actes dans une socit orgne la division du travail. Le principe de l'ordrespontan est ds lors tabli sur la base solide de nosinstincts permanents et profonds.

    Cette union de l'conomie politique et de la psycho-logie s'opre en Angleterre dans le temps mme oles premiers adversaires du mercantilisme cherchaient appuyer leurs critiques sur quelque principe gnralet l'on comprend aisment que la pense anglaise,conquise et mancipe par la Rforme protestante,dj accoutume une sorte d'individualisme reli-gieux, tait prdestine faire clore l'individualismeconomique. Cependant ce mouvement d'affranchisse-ment religieux parat avoir dvi au xvii sicle, etsurtout en Ecosse, vers l'autoritarisme et l'absolu-tisme du clerg protestant et, cette fois encore, c'estpar une raction que s'explique le rle prpondrant descossais, tels que Shaftesbury, Hutcheson, D. Humeet A. Smith dans la constitution du libralisme.Buckle, dans son Histoire de la Civilisation en Angleterre ^

    ,

    a racont par suite de quelles circonstances, le clergprotestant fut conduit, dans la priode trouble de

    1. Traduction A. Baillot. Nouvelle dition (Marpon et Flam-marion), 5 vol. in-16, t. V, cli. xix.

  • LES THEORIES POLITIQUES DE TH. HOBBES 45

    riiistoire d'Ecosse qui s'tend de 1580 1053, s'allierau peuple dans sa lutte contre le gouvernement etcontre Charles V. Reprsentant la fois l'esprit dmo-cratique, la libert populaire et l'indpendance natio-nale, le clerg cossais se trouva investi d'une vri-table autorit dictatoriale sur les intrts temporelsen mme temps que spirituels de la masse du peuple.Le xvii sicle est ainsi pour l'Ecosse un sicle o l'es-prit public est domin par l'asctisme le plus absurdeet le plus monstrueux, qu'on pourrait croire aussi leplus invraisemblable, s'il n'tait attest par des tmoi-gnages dignes de foi.La vie des cossais se passe dans les glises

    entendre des sermons de plusieurs heures qui se renou-vellent jusqu' trente fois par semaine. L'loquencesacre prend pour thme les sujets les plus propres frapper des mes simples :elle dcrit sans se lasser lesfureurs du Tout-Puissant et les tourments horrifquesde l'enfer. L'vnement le plus simple sert de prtexte des commentaires terrifiants qui attestent la conti-nuelle intervention d'un Dieu courrouc dans lesmenus faits de l'existence. Le pasteur dfre unepetite cour ecclsiastique par lui compose, la Kirk-Session, les laques suspects de tideur et les faitexcommunier au spirituel et exproprier de leurs biensau temporel. Les domestiques, choisis par ses soins,sont des espions qui lui permettent de contrler et dergler les affaires particulires de chaque famille,dans la faible mesure o la superstition la plus exalterend ce contrle ncessaire. La morale asctiquetriomphe : tout instinct naturel, toute affection est lamarque de la turpitude naturelle de l'homme. Aucunsouci conomique ne rsiste des prceptes qui, nonseulement interdisent les proccupations profanes etla prvoyance, comme attentatoire la majest divinepar la dfiance qu'elle implique, mais mme font unpch grave des soins corporels les plus lmentaires.Tel est l'tat social bizarre que Buckle qualifie une

  • 46 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALdes plus dtestables tyrannies qu'ont ait vues sur laterre* et o, suivant la forte expression de Taine, le divin sentiment de la justice s'tait tourn en folielugubre 2 .Lors du rtablissement du Roi, la raction qui tait

    invitable se produit. La Restauration est une priodede corruption honte qui s'affirme dans les arts et lalittrature aussi bien que dans les murs et dans l'es-prit public. Toutes les manifestations de la pense riva-lisent de cynisme : la* pense politique et conomiquetrouve chez llobbes l'interprte qui lui convient.Thomas Hobbes ^ qu'on appellera parfois le phi-

    losophe de Malmesbury , est Anglais. Ancien tudiantd'Oxford, il a voyag sur le continent et s'est li avectous les hommes marquants de son temps : Galile,Descartes, Gassendi, Harvey, Selden, Bacon. Lors destroubles d'Ecosse, il a crit un livre pour affirmer ledroit et le devoir d'un souverain d'employer la forcepour rprimer la rbellion de ses sujets, appliquant

    1. Buckle, op. cit., t. V, p. 132.2. Taine, Histoire de la littrature anglaise (dlL. in-12,

    Hachette, 1892), t. 111, I. III, ch. i, p. 5.3. Les uvres de Hobbes : Elemoita philosophica de cive

    (1642 et 1547), Human nature or the fundamental lment ofpolicy (1650), Leviathan sive de materia, forma et polestatecivitatis ecclesiasticse et civilis (1651 et 1670), De corpore (1635),De homine (1638), n'ont t que partiellement traduites en fran-ais sous le titre : uvres philosophiques et politiques deTh. llobbes, traduites en franais par un de ses amis (2 vol.in-8, Neuchtel, 1787). On les trouvera runies et traduites enanglais dans l'dition in-folio : The moral and political worksof Thomas llobbes of Malmesbury (London, 1730).Parmi les trs nombreux ouvrages de critique publis sur

    Hobbes, je signale comme particulirement intressants, aupoint de vue spcial qui nous occupe : Th. JoulTroy, Cours deDroit naturel, xi' leon (Paris, Prvost-Crocius, 1834, 3 vol.,t. I, p. 309 suiv.); L. Garrau, La morale utilitaire (Paris, Didier,1874, sect. III, ch. i);Gust. Louis, Uber dem Individualismus heiHobbes (Halle, 1892); G. Lyon, La philosophie de Hobbes (Paris,Alcan, 1893); J. Bonar, Philosophy and political economy insome of their historicat relations (London, 1893, ch; m);

  • LES THORIES POLITIQUES DE TH. HOBBES 47avant de l'avoir tabli le principe d'absolutisme des-potique qui sera la couronnement de son uvre.Cette uvre est un singulier mlange de mta-

    physique et de matrialisme. Au moment oii Grotiussuspend la philosophie une notion thiste que Ton apropos d'enfermer dans cette formule : L'homme estla crature d'un Dieu sage, aux fins duquel il est surde se conformer si, dans sa conduite, il prend laraison pour guide ^ et fait reposer la socit sur lasociabilit naturelle de l'hompie, sociabilit quis'affirme en l'tat de nature et qui est l'origine mmedu droit des gens, Hobbes, qui a t secrtaire deBacon, humanise, comme ce dernier, la science, laspare de la religion et lui donne pour objet d'accrotrela puissance humaine, de permettre, en enchanant leseffets aux causes, de reproduire ceux-ci en agissant surcelles-l. Cependant il fait peu de cas de la mthodeexprimentale et il ne renonce pas dcouvrir desprincipes suprieurs a priori au del de l'apparencedes phnomnes. Mais il ne va les chercher ni dans unidal rationnel ni dans les prescriptions d'une volontdivine. Le concept fondamental ne sera autre choseque le mouvement : les relations entre les choses sontessentiellement un transfert d'nergie ou de mouve-ment qui s'opre de l'une l'autre. Ce concept fon-damental tant admis, une mthode constammentdductive, applique aux faits que fournit l'exprience,va lui permettre de passer, par des transitions insen-sibles, de la psychologie la morale et de la morale la politique.La Socit est une runion d'individus. C'est donc

    de l'individu qu'il faut partir. Comment connat-il etcomment se dcide-t-il agir? Tous les hommesapportent la connaissance et l'action une mme

    G. Laviosa, La filosofia scientifica dcl Diritlo in Inghilterra.Parte I : da Bacone a Hume (Torino, Carlo Clausen, 1897,ch. Il et m).

    1. G. Lyon, op. cit.., p. 148.

  • 48 L'INDIVIDUALISME CONOMIQUE ET SOCIALaptitude physiologique, un mme cadre vide que rem-pliront diversement les circonstances, l'ducation et legenre de vie. Pour donner un contenu ce cadre etmettre en branle cette machine, il faut avant tout unepousse initiale qui est la perception. La perceptionest engendre par une propagation de mouvement. Lathorie de Hobbes, trs voisine des thories scienti-fiques contemporaines, consiste voir dans les ph-nomnes un simple mouvement communiqu par lesobjets matriels quelqu'un de nos sens, transmis aucerveau et transform par lui en impression sensiblede lumire, de couleur, de son, etc. Absolument passivevis--vis de la sensation, l'intelligence se borne clas-ser, reconnatre et faire revivre les impressions.

    Si le mouvement poursuit son trajet et est commu-niqu au cur, il favorise ou contrarie le mouvementvital, c'est--dire les fonctions organiques de nutrition,de circulation, de respiration, etc. L'individu prouveun plaisir ou une douleur. Il recherche l'un et fuitl'autre : il agit.

    Tout acte, par consquent, suppose un mouvementde l'extrieur l'intrieur, c'est--dire une impressionsensible ou de l'intrieur l'extrieur, c'est--dire unevolition dtermine par l'imagination qui conserve lesouvenir de l'impression sensible, c'est--dire un dsir,c'est--dire encore une passion. Nous n'agirons que siquelque passion nous pousse agir. Les passions sontmultiples, mais leur varit peut se rsumer en dsirde bien-tre : elles ne varient que par l'objet qui lesexcite. C'est cet apptit fondamental de bien-tre quigroupe les individus et qui fait s'engager entre euxcette course, qu'on appellera plus tard la lutte pour lavie, et dans laquelle nous prouvons sous un autrenom toutes les passions qui animent les coureurs '.

    1. Cette trs curieuse comparaison se trouve la fin duchap. X de VHuman nature (trad. franc., . II, p. 247-248).S'efforcer, c'est appter ou dsirer,Se relcher, c'est sensualit.

  • LES THORIES POLITIQUES DE TH. HOBBES 49

    Comment ce groupement prend-il la forme d'unesocit organise?Pour le faire comprendre, Hobbes, fidle sa

    mthode dductive, imagine l'hypothse d'un tat denature, d'oi^i il dduit a contrario la ncessit de l'tatde socit. Cet tat de nature peut tre dfini par uneformule juridique : le droit de tous tout {jus omniumin omnia, ipsis hominum corporibus non excepiis) , L'gosmeprofond de l'homme en fait un loup pour ses sembla-bles {homo liomini lupus). C'est la guerre de tous contretous {bcllum omnium contra omnes). Chacun dfend savie par tous les moyens. Un tel tat ne saurait durer,parce qu'il heurte un instinct aussi fondamental ennous que la tendance qu'a une pierre tomber sur lesol : c'est l'instinct de conservation. La socit nat.Or pour maintenir le groupement social, Hobbcs,

    par insuffisance d'observation psychologique, n'aper-oit aucun principe de cohsion naturelle. Les individussont des atomes ferms, agissant chacun pour soi etcontre tous. Les semblants de lien affectif qui lesunissent ne sont qu'une apparence : derrire toute mo-

    Regarder ceux qui sont en arrire, c'est gloire.Regarder ceux qui prcdent, c'est humilit.Perdre du terrain en regardant en arrire, c'est vaine gloire.Etre retenu, c'est haine.Retourner sur ses pas, c'est repentir.Etre en haleine, c'est esprance.tre excd, c'est dsespoir.Tcher d'atteindre celui qui prcde, c'est mulation.Le supplanter ou le renverser, c'est envie.Se rsoudre franchir un obstacle imprvu, c'est courage.Franchir un obstacle soudain, c'est colre.Franchir avec aisance, c'est grandeur d'me.Perdre du terrain par do petits obstacles, c'est pusillanimit.Tomber subitement, c'est disposition pleurer.Voir tomber un autre, c'est rire.A'oir surpasser quelqu'un contre notre gr, c'est piti.Voir gagner le devant celui que nous n'aimons pas, c'est indignation!.tre soutenu par quelqu'un, c'est amour.Pousser en avant celui qu'on serre, c'est charit.Se blesser par trop de prcipitation, c'est honte.Etre continuellement devanc, c'est malheur.Surpasser continuellement celui qui prcdait, c'est flicit.Abandonner la course, c'est mourir.

    l'individualisme con. et social. 4

  • 50 L INDIVIDUALISME ECONOMIQUE ET SOCIALtion altruiste une critique exerce dcouvre aismentnotre incurable gosme. Dans les socits animalesla concorde est instinctive. Dans les socits humainescette concorde est sans cesse mise en pril par lespassions nfastes que nous devons au langage arti-cul : rivalits, vises ambitieuses, comptitions detoutes natures. La Raison ne peut rien contre les ten-dances fondamentales de notre tre : seule une passiondominante peut expliquer la persistance de la socit.Cette passion, c'est la peur^.Lorsque la peur nous tient, nous sommes enfin

    devenus sociables. Nous sommes sus