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Page 1: Sarah. Ou Mœurs et coutumes juives de Constantine (Algérie)
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Camille EL-BAZ

S A R A H ou mœurs et coutumes juives

de Constantine (Algérie)

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Pour ma douce et tendre mère,

Pour ma petite fille et mes enfants très chers.

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INTRODUCTION

Il arrive un certain moment de son existence, où l'on éprouve le besoin de se pencher sur son passé et plus parti- culièrement sur le stade de son enfance et de son adolescence. Ce besoin, je le ressens plus impérieusement que jamais, d'abord, parce que les derniers événements que je viens de vivre me refusent la faveur de rendre un dernier hommage à tous les objets inanimés qui apportèrent leur large contri- bution à l'édification de mon premier bonheur, ensuite, parce qu'en prenant conscience de mon déclin, j 'ai l'impression que le fait de me raccrocher à mes si précieux souvenirs me donne le courage nécessaire, pour me laisser glisser sur la pente, non pas rapidement mais en douceur ! et puis, n'est-il pas agréable et doux de chanter son pays, en évoquant le charme et le pittoresque de sa ville natale, la vie et la couleur locale de son quartier, la chaleur et le bien-être de sa maison pater- nelle, l'union, le bonheur et la vie de sa famille, avec ses mœurs, ses coutumes, ses traditions et sa croyance propre, malgré toute la mélancolie et la nostalgie que cette réminis- cence peut engendrer ? Tous les merveilleux souvenirs que je vais avoir le plaisir et la joie de remémorer avec vous et avec le maximum de fidélité relatent l'histoire de la première partie de ma vie, celle qui fut pleine de joie, d'insouciance et de bonheur, au sein d'une famille juive pauvre en argent mais combien riche en vertus.

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Je me nomme Sarah. Si, au cours de ma jeunesse, il m'arrivait parfois de m'irriter contre mes parents, pour m'avoir choisi un nom aussi lourd à porter, aujourd'hui par contre, je les remercie et les bénis, pour m'avoir donné un nom illustre, celui de la première grande dame biblique, l'épouse du grand patriarche Abraham, père des religions monothéistes, car je suis tellement fière d'appartenir au peuple de DIEU. Je naquis dans le quartier juif de Constantine (Algérie) avant la déclaration de la première guerre mondiale et je vécus là, jusqu'au jour où mon destin m'arracha à la chaude ambiance familiale pour me transplanter dans un milieu si différent, tout imprégné d'indifférence, de froideur, voire même d'hostilité.

Ah ! Constantine, ma ville natale, toi qui fus jadis la glorieuse Cirta des rois numides, et qui, après avoir été ruinée et déchue de ton rang avec la conquête romaine, tu fus rebâtie par Constantin, cet usurpateur qui te légua son nom et dont la statue de marbre s'élève fièrement sur le seuil de ta porte, tu fus à nouveau saccagée par les vandales et livrée ensuite aux guerres intestines des dynasties musulmanes qui se succédèrent jusqu'à l'arrivée de la France. Malgré toutes ces luttes farouches dont tu fus la proie, tu as su conserver ta beauté sauvage et séduisante, ton pittoresque attrayant et bien caractéristique, ton charme irrésistible et ensorceleur qui t'installèrent, à juste titre, au premier rang des villes les plus touristiques du pays.

Constantine, ma ville bien-aimée, que donnerai-je pour revoir un seul instant ton grand rocher escarpé, stratifié, aride et calciné, sur le sommet duquel tu es allée nicher; tes gorges profondes, sauvages et impressionnantes au fond desquelles

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coule ton oued, bien souvent à sec, ce Rummel qui ne se réveille qu'en hiver pour gronder et bouillonner impétueu- sement; ton boulevard étonnant, ce chapelet de tunnels que l'homme a percés avec endurance et persévérance dans la masse imposante de ton roc et par les échancrures desquelles je pouvais admirer, tout à mon aise, la beauté grandiose et pittoresque de tes paysages et sonder avec stupeur la profon- deur vertigineuse et démesurée de ton abîme; ta belle cein- ture de pins qui sent si bon la résine et jette sur la sécheresse de ton décor sa palette de verts et sa note de fraîcheur; tes couchers de soleil, que j'admirais dans toute leur splendeur, et qui irradient leurs tons chauds et colorés sur la chaîne de montagnes sauvages du Chettaba; ton monu- ment aux morts que tu élèves avec fierté sur un des plus hauts promontoires de ton rocher, afin que tout le monde puisse admirer ce magnifique arc de triomphe, d'une architecture inspirée de la Rome antique, sur lequel la victoire symbolisée par une statue de femme ailée et dorée semble vouloir prendre son vol au-dessus de la cité.

Que donnerai-je pour revoir la silhouette élégante de tes ponts, que l'on jeta par-dessus tes abîmes et dont la présence accroît incontestablement la valeur touristique de tes paysages. Semblable à une immense balançoise accrochée très haut dans les airs, ton pont suspendu enjambe un de tes précipices le plus profond et vibre drôlement au passage des voitures. Jadis assimilé à un pont-levis, ton pont d'Elkantara, beaucoup plus bas que le précédent, permet d'accéder à ta gare ferro- viaire, à ta jolie corniche, ce ruban sinueux qui se perd dans la riche et verdoyante vallée du Hamma, et à ton chemin des touristes, ce sentier si étroit qui longe la voûte impres- sionnante de tes gorges à quelques mètres seulement au-dessus de l'eau, ce qui oblige tes admirateurs à respecter une file indienne. Empruntant son nom à un des plus grands mara- bouts qui illustrèrent ton histoire, ton pont Sidi-Rached, beaucoup plus long que les deux premiers, surplombe tes gorges, certes, mais déborde également au-dessus d'un quartier arabe, dont les maisons basses, badigeonnées à la chaux et frileusement serrées les unes contre les autres, semblent déva- ler vers le lit de ton fleuve.

Que donnerai-je pour circuler une fois de plus dans tes rues plus ou moins larges, pour gravir encore une fois tes escaliers abrupts, tes côtes nombreuses et ardues qui épousent

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Les gorges profondes, sauvages et impressionnantes

au fond desquelles coule le Rummel.

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Semblable à u n e i m m e n s e balançoire .

le p o n t s u s p e n d u e n j a m b e u n des précipices

les p lu s profonds.

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Le p o n t S i d i - R a c h e d s u r p l o m b e les gorges

e t d é b o r d e a u - d e s s u s

d ' u n q u a r t i e r a r abe .

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La b i jou te r i e se t r o u v a i t

a u c œ u r d u m a r c h é arabe.

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les accidents de ton relief et exigent beaucoup de souffle et de gros efforts, pour traverser ta place centrale, agréable, spacieuse et aérée, qui n'était autre que cette fameuse brêche historique, par laquelle les troupes françaises te prirent d'assaut et que l 'on colmata par la suite, pour lui donner le jour.

Ah ! Constantine, ma chère ville tant regrettée, pour- quoi te laissais-tu diviser en trois secteurs bien délimités, typiquement différents les uns des autres, par leur structure, leur caractère et leurs éléments ethniques et ne réussissais-tu pas à fusionner dans le même creuset de la fraternité, tous tes enfants qui vivaient pourtant, sous tes bons auspices, ton climat hospitalier et ton ciel serein ? Tu subissais, malgré toi, l 'attrait des derniers occupants, pour lesquels tu éprouvais un réel penchant, puisque tu leur concédais des terrains de choix, sur les hauteurs de ta cité, afin qu'ils pussent jucher, dans leurs villas confortables et fleuries et tu reléguais sur tes bas-reliefs, dans un labyrinthe de ruelles étroites, sombres, mystérieuses et mal entretenues, ainsi que dans des souks boueux et pullulants, les plus déshérités qui se parquaient dans des maisons basses, de style mauresque, d'aspect misé- rable, et arrivaient difficilement à se mouvoir dans leur échoppe étriquée et dans leur gargote exiguë, d'où se dégageaient bien souvent des odeurs nauséabondes. Mais tu réservais, tout de même, à tous mes frères, qui vivaient en communauté paisible et tranquille, une place favorite en bordure des gorges, devant la vue imprenable d'un panorama majestueux et grandiose, et dans une atmosphère sans cesse renouvelée. Pourquoi laissais-tu vivre ces trois fractions qui composaient l'ensemble de ta nombreuse population, dans un isolement moral, enfermée chacune dans sa tour d'ivoire, avec ses mœurs, ses coutumes, ses traditions et ses croyances propres ?

Ah ! Constantine, la ville de mes aïeux, crois-tu qu'il me sera possible d'effacer d'un coup d'éponge les souvenirs merveilleux et encore vivaces qui s'accrochent à ce quartier où vivaient en vase clos tous mes chers coreligionnaires ? Je ne cesse de dérouler et d'enrouler dans ma mémoire le film de ces rues étroites, hérissées de pavés usés, bordées alterna- tivement de maisons basses médiévales, humbles et vétustes, et d'immeubles très hauts, de construction européenne, qui exposaient fièrement le fer forgé de leurs balcons fleuris et

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donnaient l'impression d'écraser les premières, sous leur superbe et hautaine crânerie. Je ne cesse de passer en revue cette enfilade de boutiques, de fours arabes, de tavernes qui répandaient à l'extérieur, outre le parfum agréable de l'ani- sette, des odeurs âcres de fritures, d'une cuisine largement épicée et celles des grillades de maïs, de merguez (saucisses) et de brochettes. Non, je n'arrive pas à oublier l'image de ces braves femmes qui, assises tous les après-midi, sur le seuil de leur porte, passaient leur temps à décortiquer des graines séchées de melon, de pastèque ou de citrouille, ou bien à couper en menus morceaux, dans un tamis posé sur leurs genoux, et avec une dose de patience incommensurable, une pâte jaunie au safran, qu'elles roulaient entre leurs mains fardées au henné.

Que dire de l'animation qui régnait dans ce quartier bruyant, coloré et bigarré, et de la grande difficulté que j'éprouvais à me frayer un chemin, lorsque, enfant, je circu- lais avec ma gandoura (tunique arabe) qui m'arrivait aux chevilles, ma longue chevelure fardée, ensaucissonnée, dans une tresse de coton rouge, et mes sabots de bois qui claquaient fort sur le dur pavé. Je me souviens, bien que, sans tenir compte du danger, je me faufilais entre les grosses charrettes qui venaient livrer leurs marchandises, les petites carrioles qui vendaient, selon la saison, leurs figues de Barbarie épi- neuses, leurs pommettes dorées, leurs jujubes luisants, leurs marrons chauds, et leurs cacahuètes grillées à la mesure d'un cornet de papier ou d'une boîte de conserve vidée. Je m'effor- çais, tant bien que mal, à raser les murs, pour me garer et laisser passer les lourds tombereaux, qui allaient déverser leurs ordures ménagères dans les gorges, les petits ânes bâtés, lourdement chargés, qui avançaient péniblement, sous les coups de gourdin de leur maître, les chameaux parés de leurs colifichets multicolores, qui déambulaient avec leurs sacs de charbon, bien calés entre leurs bosses, les calèches avec leur parasol frangé, qui ramenaient leurs clients à domicile, sans compter les nombreux burnous et les gandouras qui sillon- naient les rues en longueur de journée et donnaient à mon quartier la couleur locale qui le caractérisait.

Que dire également des nombreux bruits qui fusaient de tous côtés, ces bruits qui assourdissaient, mais qu'on finissait par ne plus percevoir à force d'habitude ! Aux sons nasil- lards d'une musique orientale qui se libérait d'un phono-

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graphe à pavillon, se mêlaient les coups de marteau du forge- ron sur son enclume, les martellements ininterrompus du cordonnier sur son cuir, ceux encore plus agaçants du réta- meur sur ses ustensiles, les coups de hache du boucher sur sa viande, les raclements du rabot du menuisier sur ses plan- ches, les roulements et les grincements des roues des voitures sur le pavé, les claquements des fouets sur les chevaux, les hénissements de ces derniers, les braiments des ânes, les cris des coqs qui s'échappaient des cours, des terrasses et des balcons, sans oublier les appels des colporteurs qui vantaient leurs marchandises et ceux des enfants imprudents qui jouaient sur la chaussée. Gens, bêtes et choses se mouvaient sans cesse dans cette cacophonie, qui venait corser le pittoresque de mon quartier.

Peut-on oublier aussi facilement sa ville natale ? Ah ! Constantine, des événements dramatiques me séparèrent bien de toi, mais sache, que tant que je vivrais, ton souvenir restera fidèlement gravé dans ma pensée et surtout dans mon coeur !

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II

A l'époque de mon enfance et de mon adolescence, à cette époque où le ralenti l 'emportait sur la vitesse, et la routine sur le progrès, où l 'homme n'était encore ni l'esclave ni la victime de la machine, où il pouvait avoir tout le temps de sentir passer la vie, de mesurer sa pensée, sa parole, son geste, et son mouvement, où il pouvait prendre tout son temps, pour croire et pratiquer, discerner et juger, goûter et comparer, savourer et apprécier, rêver et aimer, à cette époque, où toutes les valeurs humaines conservaient encore leur valeur intrinsèque, où l'autorité paternelle exerçait encore ses droits, et le travail, le vote et l'émancipation de la femme n'étaient encore que de vaines utopies, à cette époque, dis-je, la société juive de mon quartier comprenait deux classes bien distinctes: les riches qui pratiquaient le négoce et occupaient les immeubles en bordure des gorges, les pauvres ou plutôt la classe laborieuse qui continuait à demeurer dans ces vieilles maisons de style arabe, au cœur même de son quartier moyenâgeux et qui groupait les petits artisans, les ouvriers, les petits commerçants, et quelques rares petits fonctionnaires admis à assurer un emploi subalterne dans une des administrations françaises. Si l'argent dressait une barricade entre ces deux classes, la foi, elle, se chargeait de les rapprocher et de les unir, par des liens solides et indes- tructibles, pour donner naissance à un ensemble cohérent et homogène que l 'on appelait alors: la grande communauté juive.

Cette communauté ne ressemblait en aucune façon ni à celle de Varsovie, ni à celle du mellah du Maroc, car tous les juifs qui la composaient vivaient non pas en sujets, mais en citoyens français, à part entière, et jouissaient pleinement de leurs droits civiques, depuis leur naturalisation en masse,

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en vertu du légendaire décret Crémieux. Cependant, malgré tous les avantages dont elle pouvait tirer de ses droits, la communauté de ce temps-là, d'instinct grégaire, refusait systématiquement toute assimilation avec ses voisins, par crainte de dévier de ses croyances et de ses traditions, et tout en vivant repliée sur elle-même, elle subissait, malgré elle, l'influence de leur civilisation.

C'est ainsi que les Arabes, sans arriver à l'islamiser, lui imposèrent leur langue, leur mode de vie, leur costume, un grand nombre de leurs superstitions et de leurs coutumes, et même quelques-uns de leurs noms patronymiques, et que les Français, à leur tour, sans arriver davantage à la christianiser, balayèrent, beaucoup plus tard, et peu à peu, tout ce qui appartenait à la civilisation précédente, pour le rempla- cer par tout ce qui faisait la beauté et la grandeur de leur culture, de leur expression, de leur mode, de leur progrès et de leur technique. Ils arrivèrent miraculeusement à incruster dans son sein un très grand nombre de leurs prénoms, si bien que, progressivement, et tout en conservant leur nom patro- nymique arabe, certains juifs d'Algérie le faisaient suivre et d'un prénom français, pour exprimer leur fidélité à la mère patrie et d'un prénom hébraïque, pour perpétuer le souvenir des célèbres héros de la bible.

Il est à remarquer, d'ailleurs, que de tous les envahis- seurs qui occupèrent l'Algérie à travers les siècles, des Phé- niciens aux Français, en passant par les Vandales, les Byzan- tins, les Romains, les Arabes et les Turcs, aucun d'eux ne réussit à faire dévier les juifs, ni de leur croyance, ni de leur foi, ni de leur tradition, de cette foi inébranlable qui sauve- garda l'existence même du judaïsme, à travers le temps; et si mes frères se laissaient séduire par l'influence bénéfique de quelque civilisation étrangère, ils restaient avant tout et malgré tout, très solidement et fidèlement attachés à leur patrimoine judaïque.

Mais, à l'époque de mon enfance et de mon adolescence, et je m'excuse de revenir chaque fois sur les mêmes termes, car je tiens à souligner une époque bien précise et un temps bien déterminé, la société juive vivait encore sous l'emprise de la civilisation arabe, car la francisation ne l'avait point encore touchée de sa baguette magique. En effet, à part quelques rares exceptions, les juifs parlaient arabe, s'habil-