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64 SCIENCES ET AVENIR - NOVEMBRE 2011 DOSSIER La science et la mort NOVEMBRE 2011 - SCIENCES ET AVENIR 65 Au cœur de notre organisme, les cellules sont programmées pour disparaître tout au long de notre vie. Un recyclage vital. Le vivant en perpétuel renouvellement L e désordre et la mort sont-ils inscrits dans les lois physiques qui régissent le vivant ? C’est l’étonnante question que pose le physicien Erwin Schrödinger (1887-1961), un des pères de la mécanique quantique – et du célèbre chat de Schrödinger – dans son ouvrage Qu’est ce que la vie ? * Pour un système isolé, l’entropie – que l’on pourrait donc grosso modo traduire par le désordre – augmente en effet nécessairement au cours du temps. Ainsi sommes-nous à peu près sûrs que l’Univers connaîtra un jour une « mort thermique », lorsque les contrastes de température qui traduisent l’existence de galaxies, d’étoiles et de planètes n’existeront plus. Régnera alors une température homogène. En est-il de même pour l’homme ? Pas du tout ! Au cours du temps, nos cellules ne montrent en effet aucune tendance à devenir uniformes. Bien au contraire : elles se différencient, les organes se forment et sont dédiés à une fonction particulière… Schrödinger soutient même que la néguentropie – nom qu’il donne à cet ordre et cette organisation croissant au cours du temps – est le propre de la vie. Comment expliquer un tel paradoxe ? Tout simplement parce que l’homme et le vivant en général ne sont pas des systèmes isolés, contrairement à l’Univers. Azar Khalatbari * What is Life ? McMillan, 1946 ; Qu’est-ce que la vie ? Points-Sciences, Seuil, 1993. L’Univers promis à une mort thermique Question d’échelle. Que se passe-t-il au ni- veau microscopique quand une personne décède ? Les cellules qui la constituent ces- sent-elles également toute activité lorsque l’un de ses organes vitaux s’arrête ? Non. Et c’est là tout le paradoxe : la mort d’un indi- vidu n’est pas forcément celle de ses cel- lules. Dans certains cas – le cancer étant l’exemple le plus emblématique –, la mala- die est même la conséquence d’un « trop- plein de vie » ! Devenues pratiquement im- mortelles, les cellules cancéreuses adoptent un comportement anarchique : elles se mul- tiplient en dehors de tout contrôle physiolo- gique et envahissent, dans des métastases délétères, des zones qu’elles n’auraient ja- mais dû occuper si le programme cellulaire qui les régissait n’avait failli. Quantité de re- cherches s’intéressent aux mécanismes conduisant à cette émancipation rebelle et s’ingénient à comprendre comment on peut ainsi échapper à un contrôle génétique. Car, normalement, dès sa naissance, chaque cel- lule porte en son sein les instructions de sa mort prochaine. De « ses » morts, devrait-on dire, car une cellule a différentes façons de mourir. La plus étudiée porte le joli nom d’« apoptose » (voir le schéma p. 66), un terme utilisé en grec ancien pour décrire la chute des feuilles en automne et celles des pétales de fleurs fanées. Observé pour la première fois en 1885 dans l’œilleton de son microscope par l’Allemand Walther Flemming, le phénomène sera élucidé près d’un siècle plus tard par le Britannique John Sulston et les Américains Sydney Brenner et Bob Horvitz, ce qui leur vaudra le prix Nobel de médecine en 2002. Depuis, les travaux sur l’apoptose et les liens que le processus entretient avec le déclenche- ment des cancers ne cessent de mobiliser la recherche. Plusieurs molécules, permet- tant de restaurer le « programme de sui- cide » déficient chez les cellules cancé- reuses, sont à l’étude. De l’avis de tous, la plus prometteuse serait ABT 263, des labo- ratoires américains Abbott, actuellement en étude de phase I (phase préclinique sur l’homme). « Si son action sur les tumeurs solides n’est pas avérée, elle pourrait don- ner des résultats très intéressants, seule ou en combinaison avec l’arsenal classique de la chimiothérapie et de la radiothérapie, sur des cancers hématologiques comme les myélomes ou les leucémies », affirme Mar- tine Amiot (Inserm, université de Nantes). Les premiers résultats ne devraient pas tar- der puisqu’un essai clinique sur le myélome devrait débuter dans moins d’un an. Mais attention à bien viser ! Comme le souligne Bernard Mignotte, du laboratoire de l’uni- versité de Versailles Saint-Quentin-en-Yve- lines, « induire l’apoptose préférentielle- ment sur les cellules cancéreuses est très délicat. » Il ne s’agirait pas de provoquer des dégâts collatéraux sur les cellules saines… Paradoxalement donc, l’apoptose est essentielle à la vie, et ce dès ses débuts. Mieux ! tout organisme en développement ne saurait se construire de façon viable si chacune de ses cellules constituantes était privée de ce programme d’autodestruction. Par sélection et élimination progressive, le suicide cellulaire est la « sculpture du vi- vant », selon la formule du biologiste Jean- Claude Ameisen et qu’il a donnée comme titre à son splendide ouvrage sur la ques- tion (1). « Par vagues successives, la mort cellulaire sculpte nos bras et nos jambes à partir de leurs ébauches, à mesure qu’elles grandissent, de leur base vers leur extré- mité », y écrit-il. Ainsi, nos mains ressem- bleraient à des moufles s’il n’y avait l’apop- tose pour éliminer les tissus entre les doigts de l’embryon. Et nous serions dotés d’une queue comme celle des singes si le pro- gramme contenu dans nos gènes ne faisait pas disparaître ce vestige de l’évolution. De même, lors des premiers jours et de la mise en place des immenses réseaux inextri- cables du système nerveux, ce sont de 50 % à 90 % des neurones qui sont éliminés. Même chose pour notre système immuni- taire, où la distinction entre le « soi » et le « non-soi » ne saurait s’édifier sans les coups de ciseau programmés qui taillent et éliminent dans l’énorme masse de nos lym- phocytes T, chargés de notre défense : cha- cun d’entre nous ne conserve ainsi que les plus efficaces et ne présentant aucun dan- ger pour l’organisme, soit moins de 5 % de la diversité initiale. Mais cette élimination de masse ne s’arrête pas à la fin de l’em- bryogenèse, ce processus de développe- ment de l’embryon ! Elle reste active jusqu’à notre dernier souffle. Un millier de nos cel- lules disparaissent ainsi à chaque seconde pour être remplacées par un millier d’autres, toutes neuves. Sans que nous en ayons conscience, nous sommes en renou- vellement constant. D’une année sur l’autre, nous changeons totalement de peau, de sang, de foie, de poumons, etc. La mort par nécrose est une autre façon de disparaître pour la cellule (voir le schéma p. 66). Celle-ci n’est pas génétiquement pro- grammée mais survient à la suite d’un trau- matisme, d’une exposition à un produit chimique, d’une blessure ou d’une infection. C’est une mort pathologique dont le dérou- lement est beaucoup plus dangereux que celui de l’apoptose. Alors que pour cette dernière, les débris cellulaires se retrouvent proprement emballés dans des petits « sacs » apoptotiques rapidement digérés par les cellules éboueurs – les macro- phages –, la nécrose s’achève par la Increvables méduses L ’immortalité existerait bel et bien ! Elle serait promise à certains hydrozoaires, des animaux aquatiques qui ont trouvé une astuce pour contourner la mort : remonter le temps. Ainsi, parvenue à l’âge adulte, la méduse Turritopsis nutricula (photo ci-dessous) retourne à sa forme juvénile de polype. Et elle peut accomplir ce tour de force plus d’une fois ! Cette méduse emploie une astuce (« trans- différenciation ») en métamorphosant ses cellules en d’autres types de cellules. « Ce phénomène est bien connu chez le triton, explique Brigitte Galliot (université de Genève). Si vous lui ôtez le cristallin, les cellules épithéliales de sa rétine en reforment un. Mais à l’échelle d’un organisme entier, c’est exceptionnel. » A ce jour, seuls deux autres organismes partagent cette caractéristique, Turritopsis dohrnii et une autre espèce de méduse, Laodicea undulata, ainsi qu’une cousine éloignée, l’hydre, selon un processus différent. Mais l’immortalité n’est jamais un dû éternel ! Il suffit d’augmenter la température de l’eau par exemple pour que le polype se mette à vieillir brutalement pour mourir en trois mois… Certains arbres, datés au carbone 14, remonteraient aussi à plusieurs milliers d’années et auraient l’immortalité en champ de mire. En fait, ils finissent par mourir uniquement en raison de la pression physique exercée par la part d’organisme mort sur la part d’organisme vivant. Littéralement écrasée par le poids des ans… H. R. « La mort ne m’aura pas vivant. » Jean Cocteau, écrivain et cinéaste ALVARO E. MIGOTTO / CIFONAUTA DR GOPAL MURTI / BSIP Leucocyte en phase d’apoptose, vu au microscope électronique.

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64 ScienceS et Avenir - novembre 2011

dossier La science et la mort

novembre 2011 - ScienceS et Avenir 65

Au cœur de notre organisme, les cellules sont programmées pour disparaître tout au long de notre vie. Un recyclage vital.

Le vivant en perpétuel renouvellement

L e désordre et la mort sont-ils inscrits dans les lois physiques qui

régissent le vivant ? C’est l’étonnante question que pose le physicien Erwin Schrödinger (1887-1961), un des pères de la mécanique quantique – et du célèbre chat de Schrödinger – dans son ouvrage Qu’est ce que la vie ?* Pour un système isolé, l’entropie – que l’on pourrait donc grosso modo traduire par le désordre – augmente en effet nécessairement au cours du temps. Ainsi

sommes-nous à peu près sûrs que l’Univers connaîtra un jour une « mort thermique », lorsque les contrastes de température qui traduisent l’existence de galaxies, d’étoiles et de planètes n’existeront plus. Régnera alors une température homogène. En est-il de même pour l’homme ? Pas du tout ! Au cours du temps, nos cellules ne montrent en effet aucune tendance à devenir uniformes. Bien au contraire : elles se différencient, les organes

se forment et sont dédiés à une fonction particulière… Schrödinger soutient même que la néguentropie – nom qu’il donne à cet ordre et cette organisation croissant au cours du temps – est le propre de la vie. Comment expliquer un tel paradoxe ? Tout simplement parce que l’homme et le vivant en général ne sont pas des systèmes isolés, contrairement à l’Univers. Azar Khalatbari

* What is Life ? McMillan, 1946 ; Qu’est-ce que la vie ? Points-Sciences, Seuil, 1993.

L’Univers promis à une mort thermique

Question d’échelle. Que se passe-t-il au ni-veau microscopique quand une personne décède ? Les cellules qui la constituent ces-sent-elles également toute activité lorsque l’un de ses organes vitaux s’arrête ? Non. Et c’est là tout le paradoxe : la mort d’un indi-vidu n’est pas forcément celle de ses cel-lules. Dans certains cas – le cancer étant l’exemple le plus emblématique –, la mala-die est même la conséquence d’un « trop-plein de vie » ! Devenues pratiquement im-mortelles, les cellules cancéreuses adoptent un comportement anarchique : elles se mul-tiplient en dehors de tout contrôle physiolo-gique et envahissent, dans des métastases délétères, des zones qu’elles n’auraient ja-mais dû occuper si le programme cellulaire qui les régissait n’avait failli. Quantité de re-

cherches s’intéressent aux mécanismes conduisant à cette émancipation rebelle et s’ingénient à comprendre comment on peut ainsi échapper à un contrôle génétique. Car, normalement, dès sa naissance, chaque cel-lule porte en son sein les instructions de sa mort prochaine. De « ses » morts, devrait-on dire, car une cellule a différentes façons de mourir. La plus étudiée porte le joli nom d’« apoptose » (voir le schéma p. 66), un terme utilisé en grec ancien pour décrire la chute des feuilles en automne et celles des pétales de fleurs fanées. Observé pour la première fois en 1885 dans l’œilleton de son microscope par l’Allemand Walther Flemming, le phénomène sera élucidé près d’un siècle plus tard par le Britannique John Sulston et les Américains Sydney Brenner

et Bob Horvitz, ce qui leur vaudra le prix Nobel de médecine en 2002. Depuis, les travaux sur l’apoptose et les liens que le processus entretient avec le déclenche-ment des cancers ne cessent de mobiliser la recherche. Plusieurs molécules, permet-tant de restaurer le « programme de sui-cide » déficient chez les cellules cancé-reuses, sont à l’étude. De l’avis de tous, la plus prometteuse serait ABT 263, des labo-ratoires américains Abbott, actuellement en étude de phase I (phase préclinique sur l’homme). « Si son action sur les tumeurs solides n’est pas avérée, elle pourrait don-ner des résultats très intéressants, seule ou en combinaison avec l’arsenal classique de la chimiothérapie et de la radiothérapie, sur des cancers hématologiques comme les myélomes ou les leucémies », affirme Mar-tine Amiot (Inserm, université de Nantes). Les premiers résultats ne devraient pas tar-der puisqu’un essai clinique sur le myélome devrait débuter dans moins d’un an. Mais attention à bien viser ! Comme le souligne Bernard Mignotte, du laboratoire de l’uni-versité de Versailles Saint-Quentin-en-Yve-lines, « induire l’apoptose préférentielle-ment sur les cellules cancéreuses est très délicat. » Il ne s’agirait pas de provoquer des dégâts collatéraux sur les cellules saines…Paradoxalement donc, l’apoptose est essentielle à la vie, et ce dès ses débuts. Mieux ! tout organisme en développement ne saurait se construire de façon viable si chacune de ses cellules constituantes était privée de ce programme d’autodestruction. Par sélection et élimination progressive, le suicide cellulaire est la « sculpture du vi-vant », selon la formule du biologiste Jean-Claude Ameisen et qu’il a donnée comme titre à son splendide ouvrage sur la ques-tion (1). « Par vagues successives, la mort cellulaire sculpte nos bras et nos jambes à

partir de leurs ébauches, à mesure qu’elles grandissent, de leur base vers leur extré-mité », y écrit-il. Ainsi, nos mains ressem-bleraient à des moufles s’il n’y avait l’apop-tose pour éliminer les tissus entre les doigts de l’embryon. Et nous serions dotés d’une queue comme celle des singes si le pro-gramme contenu dans nos gènes ne faisait pas disparaître ce vestige de l’évolution. De même, lors des premiers jours et de la mise en place des immenses réseaux inextri-cables du système nerveux, ce sont de 50 % à 90 % des neurones qui sont éliminés. Même chose pour notre système immuni-taire, où la distinction entre le « soi » et le « non-soi » ne saurait s’édifier sans les coups de ciseau programmés qui taillent et éliminent dans l’énorme masse de nos lym-phocytes T, chargés de notre défense : cha-cun d’entre nous ne conserve ainsi que les plus efficaces et ne présentant aucun dan-ger pour l’organisme, soit moins de 5 % de la diversité initiale. Mais cette élimination de masse ne s’arrête pas à la fin de l’em-

bryogenèse, ce processus de développe-ment de l’embryon ! Elle reste active jusqu’à notre dernier souffle. Un millier de nos cel-lules disparaissent ainsi à chaque seconde pour être remplacées par un millier d’autres, toutes neuves. Sans que nous en ayons conscience, nous sommes en renou-vellement constant. D’une année sur l’autre, nous changeons totalement de peau, de sang, de foie, de poumons, etc. La mort par nécrose est une autre façon de disparaître pour la cellule (voir le schéma p. 66). Celle-ci n’est pas génétiquement pro-grammée mais survient à la suite d’un trau-matisme, d’une exposition à un produit chimique, d’une blessure ou d’une infection. C’est une mort pathologique dont le dérou-lement est beaucoup plus dangereux que celui de l’apoptose. Alors que pour cette dernière, les débris cellulaires se retrouvent proprement emballés dans des petits « sacs » apoptotiques rapidement digérés par les cellules éboueurs – les macro-phages –, la nécrose s’achève par la

Increvables méduses

L ’immortalité existerait bel et bien ! Elle serait promise à certains hydrozoaires, des

animaux aquatiques qui ont trouvé une astuce pour contourner la mort : remonter le temps. Ainsi, parvenue à l’âge adulte, la méduse Turritopsis nutricula (photo ci-dessous) retourne à sa forme juvénile de polype. Et elle peut accomplir ce tour de force plus d’une fois ! Cette méduse emploie une astuce (« trans-différenciation ») en métamorphosant ses cellules en d’autres types de cellules. « Ce phénomène est bien

connu chez le triton, explique Brigitte Galliot (université de

Genève). Si vous lui ôtez le cristallin, les cellules épithéliales de

sa rétine en reforment un. Mais à l’échelle d’un organisme entier, c’est exceptionnel. » A ce jour, seuls deux autres organismes partagent cette caractéristique, Turritopsis dohrnii et une autre espèce de méduse, Laodicea undulata, ainsi qu’une cousine éloignée, l’hydre, selon un processus différent. Mais l’immortalité n’est jamais un dû éternel ! Il suffit d’augmenter la température de l’eau par exemple pour que le polype se mette à vieillir brutalement pour mourir en trois mois… Certains arbres, datés au carbone 14, remonteraient aussi à plusieurs milliers d’années et auraient l’immortalité en champ de mire. En fait, ils finissent par mourir uniquement en raison de la pression physique exercée par la part d’organisme mort sur la part d’organisme vivant. Littéralement écrasée par le poids des ans… H. R.

« La mort ne m’aura pas vivant. » Jean Cocteau, écrivain et cinéaste

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Leucocyte en phase

d’apoptose, vu au microscope électronique.

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66 ScienceS et Avenir - novembre 2011

dossier La science et la mort

novembre 2011 - ScienceS et Avenir 67

rupture de la membrane. Explosant telle une grenade à fragmentation, la cellule nécrotique répand son contenu dans l’envi-ronnement tissulaire et déclenche une réac-tion inflammatoire. On imagine les dégâts que peut ainsi occasionner la désintégration de cellules très toxiques, comme les neutro-philes, ces cellules sanguines constituant 70 % du leucocyte (globule blanc) sanguin. « Ces “patrouilleuses”, chargées de nous défendre contre les germes, sont équipées d’armes redoutables, décrit Véronique Witko-Sarsat, de l’Institut Cochin (Paris). Elles sont ainsi les seules à fabriquer de l’eau de Javel grâce à une enzyme spécia-lisée ! » On comprend mieux la nécessité qu’elles soient, elles aussi, munies d’une gâ-chette d’autodestruction fiable qui leur as-sure une mort « propre ». Pas question pour le neutrophile de prendre le risque de vieillir ! Il n’a que six heures à vivre dans la circulation sanguine avant de se « suici-der ». Dix milliards d’entre eux le font chaque jour ! Quand l’apoptose « déraille » chez les neutrophiles, l’individu est exposé à des maladies inflammatoires ou auto-im-munes très graves. Mais aussi au cancer. Une voie de recherche récente suggère en effet que les neutrophiles pourraient modu-ler la croissance tumorale et seraient par conséquent impliqués dans les métastases en cas d’apoptose défectueuse.La troisième mort cellulaire est, une fois en-core, porteuse de paradoxe, car il s’agit d’un mécanisme… de survie. L’autophagie (« se manger soi-même ») n’est ni plus ni moins que de l’auto-cannibalisme, la cellule dégra-dant elle-même certains de ses composants non essentiels pour les recycler et s’en nourrir. L’équivalent de se manger un bras pour survivre ! C’est, d’ailleurs ce qui se passe après l’accouchement. « Au moment de sa naissance, le nouveau-né est privé de l’alimentation maternelle à la suite de la rupture du cordon ombilical. L’autophagie lui permet de survivre par l’activation d’une “autodigestion” dans les tissus comme le cœur et le diaphragme… Cela lui permet d’attendre sans dommages une source d’alimentation extérieure consti-tuée par le lait maternel », explique Patrice Codogno (Inserm, université Paris-Sud-XI). L’autophagie nous rend service notre vie du-rant, faisant le ménage dans les cellules qui accumulent au fil du temps de dangereux dérivés réactifs de l’oxygène. Mais l’arme est à double tranchant : si le processus est exa-cerbé, la cellule… se dévore entièrement ! A l’inverse, en cas de déficience, les agrégats s’accumulent, pouvant conduire à des at-teintes neurodégénératives graves comme la maladie de Huntington ou celle d’Alzheimer. De plus, ses liens avec l’obésité et le diabète de type II commencent à se faire jour. Un ar-

ticle dans le numéro d’août de Cell Metabo-lism – relatant une expérience réalisée sur la souris – montre l’importance de ce phéno-mène d’autodigestion dans la régulation de la prise alimentaire par le système nerveux central. Ce qui expliquerait pourquoi les ré-gimes sont inefficaces : soumis à une diète, certains neurones s’autodévoreraient, dé-clenchant alors chez l’individu… un signal de faim irrésistible ! Ce n’est pas tout. Soup-çonnée d’entretenir des liens étroits avec l’apoptose, l’autophagie jouerait un rôle non négligeable dans le développement des can-cers. « On s’est aperçu assez récemment que les cellules cancéreuses dépendaient de l’autophagie pour maintenir leur métabo-

lisme, poursuit Patrice Codogno. Ce méca-nisme pourrait constituer leur talon d’Achille. » En effet, si l’on parvenait à blo-quer leur autophagie, on pourrait espérer les affaiblir. Au grand dam du chercheur, ce phénomène ne mobilise pas autant la re-cherche que l’apoptose. Mais il est convain-cu qu’à terme, la connaissance et la maîtrise du dialogue entretenu entre ces deux morts cellulaires pourraient constituer une ap-proche thérapeutique pertinente. Une évi-dence, à en juger par le large cortège de ma-ladies concernées. Hervé Ratel

* La Sculpture du vivant, Jean-Claude Ameisen, Seuil, 1999.

« Le problème le plus passionnant est bien celui de l’origine de la mort. » Edgar Morin, philosophe

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EssE

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Les trois morts de la cellule

n Suite au vieillissement de la cellule ou à une agression extérieure (infection, brûlure…), la cellule et ses différents organites (reticulum endoplasmique, mitochondries) se mettent à gonfler.

n Sous la pression, la membrane cellulaire éclate et déverse dans le milieu tissulaire son contenu, notamment des lysosomes remplis d’enzymes très corrosives, provoquant une réaction inflammatoire.

n La cellule active son programme de « suicide ». Le noyau cellulaire et le cytoplasme se segmentent en petits lobes, les corps apoptotiques.

n Les débris cellulaires « propres » sont absorbés et digérés par des cellules éboueurs convoquées sur place par des signaux qu’émet la cellule apoptotique.

n Dans les cas extrêmes, ce mécanisme de survie conduit à l’élimination totale de la cellule qui sera absorbée par un macrophage.

n Les vésicules fusionnent avec des lysosomes qui déversent leur contenu enzymatique corrosif à l’intérieur et le dissolvent en fragments pour recyclage.

n En cas de carence en nutriments, la cellule autodigère certains de ses constituants qu’elle englobe dans de petites vésicules.

Apoptose

AUtopHAgIeNécRose

Au départ, la science ne connaissait comme destin final à la cellule que la nécrose. Une mort pathologique et « sale », responsable d’inflammation. Il a fallu nombre d’avancées pour convaincre les chercheurs que d’autres morts cellulaires survenaient dans un organisme vivant, l’apoptose et l’autophagie.

Des morts d’autant plus fascinantes qu’elles étaient programmées dans nos gènes et répondaient à une série d’instructions précises. Et d’autant plus essentielles à étudier qu’elles sont impliquées dans un grand nombre de pathologies, du cancer à Alzheimer, en passant par l’obésité, le diabète de type II et la maladie de Crohn.

« Je m’interroge tous les jours sur la mort, dans la relation professionnelle et personnelle que j’entretiens avec les cadavres humains, et que je nourris aussi dans le cadre d’une thèse d’éthique sur le statut du “corps mort”. Pour moi, la mort n’est pas un anéantissement mais le passage d’un état à un autre. Quand l’âme – au sens de ce qui anime et fait bouger – quitte le corps et qu’il ne reste plus qu’une enveloppe charnelle, celle-ci est encore chargée d’énormément de signes qui témoignent à la fois de la vie de l’individu et de son activité. De son agonie aussi, des causes de son décès et de ce qui est advenu juste après cet instant. En tant que médecin légiste, si la mort est un passage, s’il y a perte de souffle, perte de vie, perte d’étincelle, il n’y a en revanche pas perte d’informations. Car l’information se transforme, et c’est à nous, médecins légistes, de la révéler dans le cadre de notre activité. Un cadavre parle beaucoup… Par ailleurs, et ce que j’espère eu égard aux corps dont j’ai pu m’occuper, la mort est un état dans lequel l’individu ne souffre plus, dans lequel il trouve vraiment le repos éternel. Cet état d’ataraxie décrit par les bouddhistes – une religion que je connais bien car mon épouse est d’origine chinoise –, pour qui la mort n’est pas l’anéantissement de

toute chose mais la fin des douleurs. Ainsi, pour avoir observé nombre de visages de cadavres, je dirais qu’ils sont sereins généralement. Et je vous surprendrai sans doute, en vous disant que la plupart sourient. Un sourire de paix. J’espère que cela n’est pas que physiologique, mais que c’est aussi réaliste et moral. Enfin, je considère que le corps mort possède un caractère sacré. Non d’un point de vue religieux, mais cette sacralité évite les errances et les excès. Voilà pourquoi j’utilise toujours le terme de patient pour parler d’un corps. Ce terme est garant de l’intégrité corporelle, du respect dû au défunt jusqu’à l’état de cadavre. Y compris pour les corps morcelés. Cela dit, il n’y a pas non plus à avoir de sensiblerie vis-à-vis du défunt, la déférence suffit. Un médecin légiste ne doit pas, à mon goût, avoir de compassion ni de pathos vis-à-vis du corps sur lequel il va passer plusieurs heures à travailler : cela fausserait son regard et l’objectivité de son jugement. Il n’empêche, légistes ou pas, nous n’en sommes pas moins hommes, et donc sensibles. » propos recueillis par Bernadette Arnaud

* CHU de Garches (AP-HP/UVSQ) et université Paris-Descartes.

PhiLiPPe CharLier Médecin légiste et anthropologue*

« Le passage d’un état à un autre »

La mort vue Par

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