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Lorsque l’image 3D a révélé la présence d’étranges structures ovoïdes, semblables à un cha- pelet de pierres précieuses, ca- chées dans une cavité de la tête du petit bouddha, c’est une émo- tion toute particulière qui a par- couru l’équipe de Rodolphe Gom- bergh. Son assistant Sylvain Ordureau dit n’avoir rien res- senti de tel « depuis la grande éclipse du Soleil au Mexique en 1991 ». Et pour cause, l’une des plus anciennes statues de l’art coréen, une pièce du XI e siècle de l’époque Koryo, examinée par des dizaines de paires d’yeux chaque jour, au musée Guimet, à Paris, venait de tomber le mas- que. L’œil implacable des rayons X dévoilait un secret, resté in- violé dix siècles durant par les pillards et des chasseurs de re- liques : un mystérieux trésor était caché à l’intérieur. « C’est comme si un nouveau monde, fantastique, s’était ouvert de- vant nos yeux », raconte Pierre Cambon, conservateur en chef du musée Guimet. Grâce à l’aide de ce dernier, dix autres bouddhas coréens, datant du XI e siècle au XVIII e siè- cle, soit l’intégralité de la collec- tion du musée, ont été passés au gril tomographique du Surprise au musée Guimet, à Paris : ce qui ne devait être qu’une expertise scanner d’objets bouddhiques a tourné à la découverte exceptionnelle. Récit. Ecrits de base Cette sculpture représentant un moine ou un grand prêtre date de l’époque Choson (XVI e siècle). En bois doré avec rehauts de peinture, elle laisse apparaître, vues en transparence par le scanner, des écritures en lettres d’or gravées dans le socle. Soutenu par la croix Cet assistant date du XVI e siècle. L’analyse tomographique a révélé une structure en bois en forme de croix, conçue pour soutenir la sculpture faite de bois et de chaux. Une tête bien pleine ® Un trésor en pierres – que l’on imagine précieuses –, était caché dans la tête de cette statuette de l’époque Koryo (XI e -XII e siècles). Cette représentation de Bouddha est l’une des plus anciennes réalisées en bois dans l’art de la Corée. Précieux ou toc ? ® Les bijoux retrouvés dans le bouddha ci-dessus restent à expertiser. Pour l’instant, le scanner ne peut dire de quoi est fait ce chapelet. Découvrir >> 94 SCIENCES ET AVENIR - JUIN 2005 JUIN 2005 - SCIENCES ET AVENIR 95 Archéologie. L’œil du scanner L’âme très pr écieuse du Bouddha SA700_094_097.indd 94-95 23/02/15 12:57

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Lorsque l’image 3D a révélé la présence d’étranges structures ovoïdes, semblables à un cha-pelet de pierres précieuses, ca-chées dans une cavité de la tête du petit bouddha, c’est une émo-tion toute particulière qui a par-couru l’équipe de Rodolphe Gom-bergh. Son assistant Sylvain Ordureau dit n’avoir rien res-senti de tel « depuis la grande éclipse du Soleil au Mexique en 1991 ». Et pour cause, l’une des plus anciennes statues de l’art coréen, une pièce du XIe siècle de l’époque Koryo, examinée par des dizaines de paires d’yeux chaque jour, au musée Guimet, à Paris, venait de tomber le mas-que. L’œil implacable des rayons X dévoilait un secret, resté in-violé dix siècles durant par les pillards et des chasseurs de re-liques : un mystérieux trésor était caché à l’intérieur. « C’est comme si un nouveau monde, fantastique, s’était ouvert de-vant nos yeux », raconte Pierre Cambon, conservateur en chef du musée Guimet.

Grâce à l’aide de ce dernier, dix autres bouddhas coréens, datant du XIe siècle au XVIIIe siè-cle, soit l’intégralité de la collec-tion du musée, ont été passés au gril tomographique du

Surprise au musée Guimet, à Paris : ce qui ne devait être qu’une expertise scanner d’objets bouddhiquesa tourné à la découverte exceptionnelle. Récit.

√ Ecrits de baseCette sculpture représentant un moine ou un grand prêtre date de l’époque Choson (XVIe siècle). En bois doré avec rehauts de peinture, elle laisse apparaître, vues en transparence par le scanner, des écritures en lettres d’or gravées dans le socle.

√ Soutenu par la croix Cet assistant date du XVIe siècle. L’analyse tomographique a révélé une structure en bois en forme de croix, conçue pour soutenir la sculpture faite de bois et de chaux.

Une tête bien pleine ®Un trésor en pierres – que l’on imagine précieuses –, était caché dans la tête de cette statuette de l’époque Koryo (XIe-XIIe siècles). Cette représentation de Bouddha est l’une des plus anciennes réalisées en bois dans l’art de la Corée.

Précieux ou toc ? ®

Les bijoux retrouvés dans le bouddha ci-dessus restent à expertiser. Pour l’instant, le scanner ne peut dire de quoi est fait ce chapelet.

Découvrir

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Archéologie. L’œil du scanner

L’âme très pr écieuse du Bouddha

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Centre d’imagerie médicale numérisé (CIMN, Paris) de Ro-dolphe Gombergh. Pour cet ar-tiste radiologue, c’est l’aboutis-sement d’une démarche « à l’intersection des deux routes parallèles que suivent l’art et la science », comme il le dit mali-cieusement. Voilà plusieurs an-nées qu’il explore les possibilités fabuleuses offertes par la tomo-graphie en trois dimensions. Son scanner est aujourd’hui capable de découper un corps, ou un ob-jet, en plusieurs milliers de tran-ches d’image – de 800 à 2400 – et, après plusieurs heures de calcul informatique, de reconstruire son volume en réorganisant ce carpaccio numérique. Ainsi mise

à nue, la matière dévoile ses multiples dermes. Il devient pos-sible d’explorer l’avatar virtuel sous tous les angles, de jouer des transparences et des effets de lumière pour composer des images inédites. Selon la for-mule de Rodolphe Gombergh, la vie devient alors une « trans-apparence ».

Avec les bouddhas, personne n’était parti pour une chasse au trésor. L’objectif de départ était d’analyser la facture des sculp-tures, de retracer l’histoire des différentes parties qui les com-posent : toutes les pièces sont-elles d’origine ou le bouddha a-t-il fait l’objet d’une restauration ? Le résultat a pulvérisé toutes les

attentes. Par un heureux hasard, au premier bouddha radiogra-phié, jackpot ! La découverte de bijoux a décidé l’équipe à s’atte-ler à la totalité de la collection coréenne du musée Guimet. Et parce que les collaborations pu-blic/privé ne sont pas toujours évidentes à formaliser, c’est quasi clandestinement, une fois la nuit tombée, que les vénéra-bles bouddhas ont été transpor-tés à travers Paris, de leur salle d’exposition jusqu’à la table du scanner.

Mais le miracle ne s’est pas reproduit : la plupart des cavités secrètes des autres statues se sont révélées déjà pillées de leurs trésors. Pour autant, ces reli-

quaires gardent tout leur pouvoir d’attraction. Vu en transparence, tel bouddha du XVIIe siècle se dé-fait de son enveloppe extérieure pour prendre l’apparence d’un totem indien. Tel autre, par le jeu des lumières et des contras-tes, laisse apparaître un cerveau en ébullition. Pour ce troisième, les rayons X déchiffrent les écri-tures en lettres d’or gravées sur la face intérieure du socle. Re-visités et transfi gurés par l’ima-gerie moderne, « la vie intérieu-re des bouddhas » s’expose aujourd’hui au grand jour *.

Bijoux, écritures, viscères même, les reliques ont comme fonction première « d’animer » la statue de Bouddha. Mais, au

 Feuilleter un livre sans en tourner les pages, c’est possible. Cette

prouesse est à mettre au crédit du scanner 3D. Enluminé à l’or sur papier bleu, le Livre sacré de l’extension de la connaissance parfaite, découvert dans la cache secrète d’une sculpture vers 1890, est un sutra remontant à l’année 1446. C’est l’un des seuls exem-plaires de ce type au monde. Mais abîmé à la suite d’une inondation sur-venue dans le musée Guimet dans les années 1960, l’ouvrage est malheureu-sement tout gondolé et très délicat à manipuler.

Après numérisation grâce au scan-ner en autant de couches qu’il compte de pages, sa magnifi cence est désor-

mais redécouverte. Le manuscrit est rédigé en caractère chinois, introduits en Corée avec les textes bouddhistes à partir du IVe siècle, même si le coréen appartient à un groupe linguistique différent du chinois. Au XVe siècle, un alphabet coréen est créé de manière à adapter l’écriture à la langue. Mais ces efforts n’empêcheront pas l’élite de conserver le chinois comme lan-gue de référence. « A bien des égards, résume Pierre Cambon, du musée Guimet, la Corée sera le conser-vatoire de beaucoup de traditions chinoises, conservant par exem-ple aux caractères chinois une pu-reté depuis fort longtemps perdue dans leur pays d’origine. » �

A livre ouvert

Découvert dans le socle du « bouddha aux bijoux », ce manuscrit du XVe siècle était devenu délicat à manipuler après une inondation au musée Guimet. Aujourd’hui, le scanner permet de lire ses magnifiques pages d’idéogrammes d’or sur papier bleu.

π La cavité dans la tête du bodhisattva Choson laisse voir un tissu chiffonné renfermant des graines.

π Cette sculpture de bodhisattva date du XVe siècle, époque Choson. L’analyse 3D a révélé la présence d’un nœud dans le bois de la pièce utilisée pour la tête.

√† La chimèreCet immortel en bois peint du XVIIIe siècle, époque Choson, tient dans ses bras une chimère, moitié crocodile, moitié lion. Le corps de la sculpture est creux en haut de la poitrine et sert de reliquaire ; la cavité rectangulaire, avec trappe d’accès par le dos, est malheureusement vide. Des pillards sont probablement déjà passés par là. La chimère contient également une cache secrète, vide elle aussi de tout contenu.

fur et mesure que les périodes se succèdent, le sens évolue, devient de plus en plus symbolique. Ce sont alors des prières, des grai-nes végétales qui garnissent le reliquaire. Pour fi nir, on assiste, comme le dit Pierre Cambon « à une véritable ambivalence entre le symbolisme plus ou moins conceptuel et le magique ». La pelote de fi bres dans la tête de ce bodhisattva (futur bouddha) du XVe siècle st-elle faite pour évo-quer les ramifi cations de notre cortex ? Que renfermait la chi-mère creuse, mi- crocodile, mi-lion, que serre contre son ventre cet immortel ?

A nouvelle dimension, nou-veaux mystères. Dans cette ex-

périence mêlant l’art et la science, l’imagerie high-tech et le sacré, Pierre Cambon voit une parfaite et très belle cohérence. « En offrant trans-parence et lumière à ces sculp-tures, la vision numérique adopte une démarche au fond très bouddhique. La matière n’est qu’une série d’illusions. Un monde en cache un autre et les univers coexistent. Conçue comme un tout, la sculpture doit résumer à elle seule les conceptions de la doctrine : selon l’école Mahayana, à l’ima-ge révélée sous une enveloppe humaine – ou corps de trans-

formation – et ac-cessible à tous les êtres

vivants fait écho le corps de béatitude, accessible aux seuls bodhisattvas, et volontiers lumineux. »

Plusieurs mois après leur mise au jour virtuelle, on ignore tou-jours la nature exacte du trésor caché dans le premier bouddha autopsié. Pierres précieuses, perles ou simples billes de verre ? Pour en savoir plus, il faudrait une fi broscopie. Même s’il est invasif, ce procédé est le seul à pouvoir déterminer avec préci-sion la composition du trésor enfoui. Pierre Cambon y réfl é-chit. Comme il caresse le rêve de pouvoir passer au crible les

autres bouddhas du musée, ceux des corpus japonais et chinois. Afi n de confi rmer (ou non) les passerelles déjà établies entre les différents styles et les diffé-rentes époques et permettre d’en jeter de nouvelles. Comme l’a écrit Jean-Claude Carrière pour cette exposition, « nous avons découvert, pensons-nous, ce que les bouddhas avaient à nous montrer. Reste à savoir ce qu’ils ont à nous dire. »

Hervé RatelPhotos : Rodolphe Gombergh et Sylvain Ordureau

* « La vie intérieure des bouddhas », musée Guimet, Paris, jusqu’au 31 août.

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L’âme très précieuse du Bouddha

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