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RUPTURES POLITIQUES ET POLITIQUES PÉNITENTIAIRES, ANALYSE COMPARATIVE DES DYNAMIQUES DE CHANGEMENT INSTITUTIONNEL Pierre Lascoumes Médecine & Hygiène | Déviance et Société 2006/3 - Vol. 30 pages 405 à 419 ISSN 0378-7931 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2006-3-page-405.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lascoumes Pierre, « Ruptures politiques et politiques pénitentiaires, analyse comparative des dynamiques de changement institutionnel », Déviance et Société, 2006/3 Vol. 30, p. 405-419. DOI : 10.3917/ds.303.0405 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Médecine & Hygiène. © Médecine & Hygiène. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Prince Edward Island - - 137.149.3.15 - 13/03/2013 16h48. © Médecine & Hygiène Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Prince Edward Island - - 137.149.3.15 - 13/03/2013 16h48. © Médecine & Hygiène

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RUPTURES POLITIQUES ET POLITIQUES PÉNITENTIAIRES,ANALYSE COMPARATIVE DES DYNAMIQUES DE CHANGEMENTINSTITUTIONNEL Pierre Lascoumes Médecine & Hygiène | Déviance et Société 2006/3 - Vol. 30pages 405 à 419

ISSN 0378-7931

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2006-3-page-405.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lascoumes Pierre, « Ruptures politiques et politiques pénitentiaires, analyse comparative des dynamiques de

changement institutionnel »,

Déviance et Société, 2006/3 Vol. 30, p. 405-419. DOI : 10.3917/ds.303.0405

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RUPTURES POLITIQUES ET POLITIQUES PÉNITENTIAIRES,ANALYSE COMPARATIVE DES DYNAMIQUES DE CHANGEMENTINSTITUTIONNEL

Pierre Lascoumes*, **

Cet article analyse les processus de changement institutionnel des politiques péniten-tiaires dans des contextes de crise politique. Il s’interroge sur l’impact des transforma-tions politiques (politics) sur les orientations des politiques publiques en ce domaine (poli-cies). Quatre situations politiques des années 1990 sont prises en compte : la réunificationallemande, la fin de l’Union soviétique, la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud etl’effort de démocratisation de la Turquie. Afin de dépasser la dialectique classique de larupture et de la continuité, il propose en s’appuyant sur les travaux de P. Hall, de diffé-rencier les formes et les niveaux de changement. La confrontation d’un ensemble de varia-bles permet de distinguer ce qui relève des instruments d’action, des orientations de poli-tique publique et des paradigmes.

MOTS-CLÉS : PRISON – POLITIQUE PÉNITENTIAIRE – CRISE POLITIQUE – CHANGEMENT INSTITU-TIONNEL

Déviance et Société, 2006, Vol. 30, No 3, pp. 405-419

Le projet de cet article est d’analyser les processus de changement institutionnel à par-tir de l’exemple des politiques pénitentiaires dans des contextes de crise politique. Denombreux travaux d’historiens ont souligné le faible impact apparent des alternancespolitiques sur le recours à l’emprisonnement et le fonctionnement des prisons (Petit,1990 ; Morris, Rothman, 1998). Faute de réelle prise du politics sur la policy en cedomaine, les continuités l’emportent, à première vue, amplement sur les ruptures. Lapolitique pénitentiaire pose ainsi de façon particulièrement aiguë la question du change-ment institutionnel, de ses possibilités, de ses caractéristiques, de ses facteurs explicatifset de ses processus. À son propos, la dialectique de la rupture et de la continuité peut êtredéployée à l’infini sans épuiser la matière et, surtout, sans apporter de réponses vraimentsatisfaisantes1. La remarque générale de K. Thelen sur les changements institutionnelss’applique parfaitement bien à ce cas : Il semble souvent y avoir trop de continuité auxsupposés points de rupture historique, et trop de changement sous la surface d’arrange-ments institutionnels apparemment stables (Thelen, 2004, 16). La prison s’apparenteainsi à beaucoup d’institutions politiques (un parlement, une cour constitutionnelle) quiont peu et en même temps beaucoup changé dans le temps (ibid.).

* CEVIPOF-Sciences Po-CNRS.

** L’auteur remercie Amanda Dissel, Stephen Ellis, Gilles Favarel-Garrigues, Fabien Jobard, Élise Massicardpour les données et les analyses qu’ils lui ont fournies et Patrick Le Galès pour ses commentaires.

1 G. Chantraine a fait un excellent point sur ces débats (2004).

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Cette continuité institutionnelle, tant géographique qu’historique, a été soulignée parM. Foucault dans Surveiller et punir, qui relève que la formule de l’emprisonnement a étéfinalement reprise dans tous les contextes politiques et sociaux. Cela a été une si formida-ble invention, et si merveilleuse qu’elle s’est répandue presque comme la machine àvapeur et est devenue une forme d’encadrement général de la plupart des sociétés moder-nes, qu’elles soient capitalistes ou qu’elles soient socialistes (Foucault, 1994, 35). Leconstat est aujourd’hui bien établi : tous les systèmes politiques ont intégré ce type depénalité en y apportant, certes, des variations contextuelles, mais en en reprenant l’essen-tiel et en le conservant dans le temps. Des démocraties occidentales aux empires colo-niaux, des régimes capitalistes aux régimes socialistes, tous les systèmes politiques ont faitde l’emprisonnement le noyau central de leur système de pénalité. Même si quantitative-ment ce n’est en général pas la peine la plus utilisée, elle n’en constitue pas moins la sanc-tion de référence, celle par rapport à laquelle les autres formes se pensent et s’ordonnent.Certes, tout au long du XIXe siècle, on a assisté à la diversification des formes d’établisse-ments pénitentiaires, et les dictatures ont durci le modèle jusqu’à des formes extrêmes avecles camps d’extermination ou de travail forcé. Ce succès de l’institution d’enfermementpunitif et son développement historico-géographique depuis l’Europe du XVIIIe siècle estparticulièrement notoire s’agissant de l’Afrique et de ce que F. Bernault a appelé le «car-céral de conquête» (Bernault, 1999)2. Si l’exemple de ces colonies souligne la diversitédes reprises du modèle carcéral, il témoigne aussi de sa diffusion rapide en tant qu’institu-tion sociale obligée ; il démontre également la faible mise en cause de sa conception et deson usage après les périodes de décolonisation. Il n’est donc pas de sociétés qui depuis leXIXe siècle n’ait adopté le modèle carcéral. Celui-ci a été tellement naturalisé durant leXXe siècle qu’il survit à toutes les crises, aux guerres, à la décolonisation et aux diversesformes de transition démocratique3.

Aujourd’hui le modèle continue d’évoluer, mais l’on retrouve partout des principessimilaires d’organisation de la détention qui combinent le principe traditionnel de discipli-narisation individuelle, avec des standards nouveaux de «bonne gouvernance carcérale»basés sur l’énoncé de droits fondamentaux des personnes, la gestion rationnelle des établis-sements et la recherche d’une efficacité des peines. Selon les périodes, l’un ou l’autre prin-cipe s’impose sans jamais éliminer le précédent qui peut être réactualisé dans une nouvelleconjoncture. Comme le souligne K. Thelen pour se démarquer des travaux qui mettentl’accent sur les rendements croissants et sur les choix irréductibles lors de bifurcation despolitiques, il n’y a jamais de trajectoire acquise et les perdants d’aujourd’hui peuvent êtreles vainqueurs de demain4. L’analyse de ces changements s’inscrit globalement dans unetension entre deux lectures dominantes des transformations de l’institution pénitentiaire :

• les observateurs des organisations et de leurs acteurs (surtout sociologues et criminolo-gues) mettent plutôt l’accent sur l’importance et la constance des ajustements discrets,

2 Phénomène large et soudain, le cycle de l’émergence du pénitentiaire en Afrique rappelle la brutalité dubasculement pénologique en Occident à la fin du XVIIIe siècle. Mais si les formes et les rythmes sont paral-lèles, les significations divergent entièrement. Car l’unique acteur aux colonies est l’État et le colonisateur.Point d’ample socle culturel, d’assentiment populaire où fonder la révolution pénale. L’effort de domina-tion seul construit la construction des prisons pénales.

3 Sur un exemple contemporain en Afrique, Bigo, 1989.4 Bigo, 1989, note 3, 35. L’exemple de la situation pénitentiaire étasunienne et son évolution depuis le milieu

des années 1990 le démontre amplement, cela sera précisé en début de deuxième partie.

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des mouvements lents et permanents, des compromis institutionnels, ce que les analy-ses de politique publique nomment des «changements incrémentaux». Sont ainsi dési-gnés des processus qui ne relèvent pas d’un volontarisme politique, d’une rationalitéorganisationnelle précise ou de recherche d’optimalité (Lindblom, 1979), mais quireposent sur des stratégies non-coordonnées et des systèmes décisionnels éclatés(« incrémentalisme disjoint») ;

• les analystes qui adoptent une approche globalisante (surtout historiens et politistes)s’attachent au long terme et insistent plutôt sur la constance, l’inertie, la résistance auchangement de ce secteur de l’action publique qui semble traverser toutes les conjonc-tures et être fondamentalement indifférent aux régimes politiques qui recourent defaçon assez équivalente à la solution carcérale. La notion de path dependance (dépen-dance du sentier) rend compte des résistances de l’institution carcérale à des conjonc-tures multiples, à son évolution selon une logique essentiellement interne et à l’impactdécisif des choix lors des situations carrefours (North, 1990 ; Pierson, 2000).

L’objectif de cet article est de dépasser ces analyses clivées en déplaçant le regard versles modalités de changement et je m’appuierai pour cela sur des travaux d’analyse institu-tionnelle, d’une part, et de politique publique, d’autre part. Les analyses institutionnellesqui pendant longtemps avaient mis l’accent sur les facteurs de résistance au changement sefocalisent aujourd’hui davantage sur les processus de changement de moyenne portée.Pour cela, ils s’efforcent de combiner de façon dynamique les éléments de continuité insti-tutionnelle avec la capacité d’adaptation des institutions (Streeck, Thelen, 1995). K. Thelenen particulier cherche à se démarquer des travaux sur la path dependance qui privilégienten général le repérage du moment, de la conjoncture qui favorise un changement, au profitde l’analyse des modalités de celui-ci et de leurs facteurs internes et externes. Son appro-che de la continuité institutionnelle est ainsi complétée par de nouveaux outils permettantde comprendre les formes et les mécanismes à travers lesquels l’évolution et le change-ment institutionnels se produisent (Thelen, 2004, 27). Parmi les modèles de changementqu’elle propose, celui de la « sédimentation institutionnelle» peut paraître particulièrementadéquat à nos matériaux. Il a été utilisé en particulier pour rendre compte de changementslors de moments de rupture politique en Europe postcommuniste où les acteurs ont ététenus de retravailler les matériaux institutionnels sous la main (Stark, Bruszt, 1998). Lesnouveaux responsables publics ont dû œuvrer en reconfigurant les institutions existantes.

Certains travaux centrés sur le changement dans les politiques publiques œuvrent dans lamême direction en cherchant à mieux différencier les formes. Ainsi P. Hall a modélisé uneapproche par niveaux de changement afin de rompre avec l’opposition changement/conti-nuité et de mettre à distance les approches trop déterministes. Il retient pour cela uneapproche élargie de l’institution qui complète la prise en compte des règles et des conven-tions par la dimension cognitive. P. Hall a particulièrement étudié la transformation despolitiques économiques en Grande-Bretagne et en France5. Pour lui, un secteur d’actionpublique est caractérisé par des finalités, des programmes d’action et des formes de miseen œuvre. Chacun constitue pour l’analyse un plan d’observation et de caractérisation duchangement. Celui des « finalités» concerne les paradigmes, les principes fondamentaux depolitiques publiques ; celui des «programmes d’actions» concerne les principes sectoriels

5 Voir Hall, 1986 ; 1993. Cette approche a été utilisée par B. Palier (2002) dans son analyse des transforma-tions des politiques sociales.

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d’orientation d’une politique ; enfin, celui des «usages des instruments» porte sur les for-mes de mise en œuvre des programmes.

Pour mettre à l’épreuve ces modèles et différencier les formes de changement, j’aiadopté une démarche comparative6 appliquée à des situations de rupture politiquemajeure (sortie de régimes autoritaires) afin d’observer les interactions entre les facteursinstitutionnels endogènes et ces facteurs exogènes, cela dans quatre pays (Afrique duSud, ex-RDA, Russie, Turquie)7. Ces moments de crise sont d’excellents révélateurs descontraintes qui pèsent sur un enjeu politique, mais aussi des ressources qui peuvent êtreutilisées pour susciter des dynamiques de changement. Cette démarche se démarque destravaux classiques sur les périodes de transition démocratique qui, à la suite de R. Dahl,raisonnent dans une perspective pluraliste et se focalisent sur les acteurs, leurs formesd’engagement et de compétition (Dahl, 1971 ; Huffman, Gauthier, 1993 ; Linz, Stepan,1996). J’ai aussi repris la notion de « crise politique » telle que proposée par M. Dobry,qui conçoit ces moments historiques comme propices à des stratégies de subversion(Dobry, 1986). Des groupes relevant d’organisations diverses, mobilisés au nom d’inté-rêts et de valeurs hétérogènes, mais partiellement convergentes, perturbent l’ordre socialen place et débouchent sur des modifications de règles et de pratiques. Pour lui, la crisepolitique est avant tout une crise de légitimité qui se traduit par le déplacement (voire lerenversement) des croyances établies, des coalitions de détenteurs du pouvoir social etsurtout de normes d’action. Les dimensions intellectuelles, idéologiques sont pour luiplus déterminantes que les seules ruptures institutionnelles. Ce qui ne veut pas dire queles principes invoqués soient concrètement réalisés8. Il considère également que la tem-poralité de la crise est en général plus longue que celle des périodes officielles de substi-tution d’un régime ou d’un gouvernement à un autre (révolte, révolution, crise gouverne-mentale), la capacité de subversion d’une crise politique s’apprécie donc dans le moyenterme. Ce qui conduit à l’hypothèse centrale selon laquelle dans de tels contextes de redé-finition des projets politiques, de modification des représentations collectives, de renou-vellement des acteurs de la décision et de bouleversement institutionnel, l’organisationcarcérale n’a pas pu être indifférente à ces impacts. Des équilibres institutionnels insta-bles, des compromis usés ou des mécanismes de régulation épuisés ont pu déboucher surdes crises internes. Toute la question est alors de savoir jusqu’où allaient les changementsrésultant de la combinaison de facteurs endogènes et exogènes. Il s’agit de préciser leniveau et les formes de politisation de cet enjeu et les transformations qui ont été géné-rées. Je présenterai ici des éléments de synthèse des travaux réalisés par des spécialistesdes pays retenus et de la période considérée. Je m’attacherai plus particulièrement àrépondre à deux questions.

1. Si le pouvoir de punir est une prérogative majeure des États, comment ceux-ci ont-ilsintégré l’enjeu pénitentiaire dans les agendas politiques recomposés à l’occasion de cespériodes de rupture?

6 Sur l’intérêt et les écueils de la démarche comparative, voir Hassenteufel, 2005.7 Cet article s’appuie sur les contributions originales réalisées par Amanda Dissel et Stephen Ellis sur l’Afri-

que du Sud, Gilles Favarel-Garrigues sur la Russie, Fabien Jobard sur l’Allemagne et Élise Massicard sur laTurquie. Ces contributions ont été éditées dans l’ouvrage Gouverner, Enfermer, la prison un modèle indé-passable? (Artières, Lascoumes (Eds), 2004).

8 Cet écart entre principes affichés et fonctionnement politique réel a été relevé depuis longtemps à proposdes références incantatoires aux droits de l’homme (Beetham, 1999 ; Langlois, 2003).

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2. Comment sortir du dilemme entre la continuité et les verrouillages déterministes d’uncôté, et, de l’autre, les modèles fluides du changement lent et continu? Peut-on appli-quer ici le modèle proposé par P. Hall pour différencier les niveaux et les formes dechangement?

La difficile politisation de l’enjeu pénitentiaire et sa faibleintégration dans les agendas de crise politique

Le premier résultat de cette réflexion conforte à première vue les analyses développéesen termes de changements lents, incrémentaux, voire d’inertie. R.D. King a ainsi mené dif-férentes recherches sur les changements induits par l’effondrement du système soviétiquedans différents pays anciennement dominés, et il conclut à un très faible impact malgrél’affichage d’une rupture idéologique majeure (King, Maguire, 1998). Les effets de la rup-ture politique (politics) sur les politiques publiques (policies) sont faibles à moyen termeet, dans la temporalité longue de la crise, les éléments de continuité prévalent sur les indi-cateurs de changement. Des scénarios de même type où prévalent les poids morts du passé(King, Maguire, 1998, 31, note 3) se sont déroulés dans les quatre pays retenus qui ont tousconnu des transitions démocratiques dans la décennie 1990.

Comparaison de quatre processus de crise et de changement politique

• En Allemagne, après la destruction du mur de Berlin en novembre 1989, la réunifica-tion de la RFA et de la RDA s’impose brusquement et est réalisée en quelques mois enoctobre 1990. Le contraste entre les deux systèmes pénitentiaires est très grand. LaRDA avait un régime politique basé sur la disciplinarisation des individus, la limiteentre les institutions carcérales et les multiples formes de contrôle et sanction étant trèsfloue. De plus, la séparation entre détenus de droit commun et détenus politiques esttout aussi délicate à opérer. Les bilans dressés après la réunification montrent cepen-dant que le taux d’incarcération était le double de celui de la RFA avec de l’ordre de31 150 détenus (dont 3 500 politiques) (Jobard, 2004).

• En Union soviétique, l’accession au pouvoir de Gorbatchev en mars 1985 s’est dès1986 simultanément traduite par le développement du pluralisme politique et de la cri-tique sociale (glasnost) et par des mesures de libéralisation économique (perestroïka)qui ont conduit à l’effondrement du régime soviétique et à la montée en puissance de laFédération de Russie en décembre 1991. La glasnost est aussi le point de départ d’unecrise de conscience politique du problème pénitentiaire. Les pressions internationales,en particulier celles du Conseil de l’Europe, contribuent à la prise en compte progres-sive de droits minimaux pour les détenus. Le 13 novembre 1991, à l’initiative duComité Helsinki de Moscou, un mouvement collectif sans précédent de détenus a lieuqui est médiatisé et suscite des réactions politiques (Favarel-Garrigue, 2004).

• En Afrique du Sud, le système pénitentiaire était militarisé depuis les années 1950 etune très grande partie des détenus étaient incarcérés pour violation des règlements depolice organisant l’apartheid. Les établissements étaient très frustres et surpeuplés. Lafin du régime d’apartheid s’amorce en 1990 et se généralise en 1993 avec l’accès aupouvoir de Nelson Mandela, l’adoption d’une nouvelle Constitution et une importanteréforme pénale (Dissel, Ellis, 2004).

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• En Turquie, le gouvernement militaire qui accède au pouvoir en septembre 1980 orga-nise peu à peu le retour d’un gouvernement civil, il prépare des élections législativesqui ont lieu en novembre 1983. Celles-ci aboutissent à la mise en place du gouverne-ment Özal, qui marque la sortie progressive d’une période autoritaire et l’amorce duprocessus de rapprochement avec l’Union européenne. Mais la situation à traiter estdirectement liée aux rapports de force politiques internes. À la fin de la décennie 1990,la Turquie avait un niveau d’incarcération très élevé avec 70 000 détenus dont environun tiers de détenus politiques, un encadrement en sous-effectif et des révoltes multi-ples (mutineries, évasions, grèves de la faim) menées notamment par les militantsd’extrême gauche incarcérés et soutenus par d’importants mouvements de la sociétécivile (Massicard, 2004).

À partir des cas analysés, il s’agit de comprendre dans quel contexte et sous quelleforme les questions relatives à l’emprisonnement ont été investies politiquement. Et celaselon deux dimensions principales. D’une part, comment l’enjeu pénitentiaire a-t-il étéintégré dans les argumentaires des acteurs en lutte comme élément de dénonciation d’unpassé désormais honni ? D’autre part, sous quelle forme a-t-il été incorporé dans les agen-das politiques et à quel degré? Et quelles raisons expliquent sa prise en compte sur unmode mineur? Si l’on s’attache aux dynamiques politiques de ces quatre pays durant leurtransition démocratique, on peut y observer des scénarios assez proches qui reposent sur lacombinaison de quatre éléments principaux.

• La question pénitentiaire émerge à chaque fois à propos de la situation des détenus poli-tiques, c’est-à-dire des anciens opposants au régime. Mais cette catégorie étant maldéfinie, les débats portent rapidement sur l’ensemble des détenus qui ont été condam-nés pour des motifs politiques, même si les chefs de poursuite qui leur ont été appliquésrelevaient apparemment du droit commun. Des coalitions de juristes, associationscitoyennes (ONG ou équivalent) et d’acteurs politiques, bien relayées par les médias,sont les porteurs initiaux de cette cause. Mais la question des délits de droit commun etdes modes de sanction de ces transgressions demeure un impensé.

• La volonté des nouveaux acteurs gouvernementaux de se démarquer du système précé-dent se traduit par des mesures d’amnistie couvrant un large champ de bénéficiaires. Enquelques mois, on enregistre des diminutions très importantes de la population carcéralequi s’expliquent en grande partie par une catégorisation large de la notion de «détenuspolitiques». Mais les considérations de politique intérieure (lutte contre les groupes qua-lifiés de terroristes en Turquie) et le flou des frontières entre délinquance de droit com-mun et actions politiques (condamnés pour motifs économiques en ex-URSS et groupesnationalistes des Townships en Afrique du Sud) limitent souvent en pratique les effets deces mesures d’amnistie.

• Des réformes législatives sont adoptées pour expliciter les règles de fonctionnement dela détention, donner des droits aux détenus, créer des commissions de protection. Éga-lement, à un niveau plus large, des réformes de la procédure pénale interviennent pourlimiter le recours aux peines d’enfermement, voire à la détention préventive.

• Mais les réformes légales sont partout tempérées par les mesures de changement orga-nisationnel concernant surtout la police et la justice et secondairement les prisons. Lesplus importantes concernent le personnel pénitentiaire. Tout d’abord, sous la formed’une démilitarisation qui est générale et se traduit par un rattachement des services

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pénitentiaires soit au ministère de l’Intérieur, soit à celui de la Justice. D’autre part, unesélection plus ou moins approfondie des personnels est effectuée, en particulier pourceux qui étaient de fait des cadres politiques (ex-RDA, Russie) et des personnelsdépourvus de formation. De plus, des révisions des établissements sont effectuées quise traduisent par des actions de rénovation des bâtiments et parfois par des fermetures(ex-RDA).

L’impact sur les politiques pénitentiaires

La combinaison des quatre facteurs précédents (question des détenus politiques –amnistie – réforme pénale – réforme de l’organisation pénitentiaire) n’a pas provoqué leschangements majeurs qui pouvaient être attendus. Trois résultats principaux se dégagentde la comparaison. Tout d’abord, une hypothèse de fausse évidence se voit infirmée. L’ac-cès au pouvoir d’anciens opposants qui presque tous avaient connu la prison en raison deleur engagement politique, pouvait laisser supposer un intérêt particulier pour cet enjeu9.Cela ne s’est jamais traduit de façon significative. Ensuite, bien que l’exercice du pouvoirde punir soit considéré comme une prérogative majeure des États, concrètement ledomaine pénitentiaire reste faiblement gouverné. Si des réformes légales sont adoptées,leur contenu est demeuré partiel et leur mise en œuvre peu effective en raison soit de lapoursuite de logiques institutionnelles déjà à l’œuvre (Allemagne), soit plus directementpar l’importance de la résistance au changement des administrations déjà en place (Russie,Turquie, Afrique du Sud). Tout cela s’est traduit par des changements a minima dans lespratiques pénitentiaires. La même contradiction, c’est-à-dire le constat d’une grande fai-blesse de la direction politique du domaine pénitentiaire s’observe dans la plupart desdémocraties occidentales hors des périodes de crise. Enfin, après une période de transitionpénitentiaire où la mise en cause de la détention se traduit par une baisse significative dunombre de détenus et l’adoption de mesures de réforme plus ou moins approfondies, dansune période comprise entre deux ans et cinq ans, le recours à l’incarcération retrouve unniveau équivalent à celui qui préexistait et il continue de s’accomplir selon des modalitéspeu renouvelées.

• Le cas de l’Allemagne est particulièrement significatif : la réunification s’est traduitepar une reconsidération radicale de la politique pénale de la RDA qui est réalisée endeux temps. Une période de crise correspond, entre octobre 1989 et octobre 1990, à ladésorganisation et l’effondrement du régime autoritaire antérieur. Cela se traduit dansnotre domaine par des révoltes de détenus, l’abandon de poste massif de surveillants,des libérations soudaines de détenus… Puis à partir de la réunification le 3 octobre1990, on entre dans ce que F. Jobard qualifie de « période d’alignement». Des réformesimportantes interviennent dans l’urgence en matière de procédure pénale et de droitpénitentiaire, avec la volonté de garantir l’unité de l’État. Rapidement des changementsconcrets significatifs interviennent, aussi bien dans la législation (mise en conformitégénérale avec la loi pénitentiaire de 1977 de la RFA), que pour les personnels (50% dela magistrature et 33% du personnel pénitentiaire uniquement restent en fonction).Mais, après une division par dix durant la phase d’effondrement (1989-1990), la popu-lation des détenus double à partir de 1991 et en cinq ans, « l’harmonisation des taux dedétention» avec les anciens länders est réalisée. De 20 pour 100 000 habitants après

9 Ce fut le cas en France par exemple en 1945 avec l’arrivée au pouvoir d’anciens résistants qui pour la plu-part avaient connu l’incarcération en raison de leurs activités politiques.

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une large amnistie en 1989, le taux dans les nouveaux länders monte à 60 en 1995 et 82en 1998 où il dépasse alors celui des länders de l’ouest. La détention provisoire y estplus importante, en particulier pour les 18-21 ans où elle atteint le double. Le land deSaxe (le plus à l’est) voit son nombre de détenus multiplié par 3,4 entre 1991 et 1995.

• En Russie, malgré la libération des détenus politiques, la mise en place de commissionsd’examen des grâces et la loi pénitentiaire de juin 1992 (qui renforce les droits des déte-nus), l’essentiel des magistrats et du personnel pénitentiaire demeure en place et le tauxd’incarcération ne cesse d’augmenter durant les années 1990. La population péniten-tiaire progresse de 3 à 6% par an entre 1990 et 2000 et cela dans des établissements trèspeu modifiés. Le taux de détention qui était de 459 pour 100 000 en 1991 atteint 502 en1992, 689 en 1996 et 729 en 2000. Les exigences de la démocratisation s’effacent der-rière l’enjeu de la sécurité, le gouvernement fondant sa légitimité sur sa capacité à réta-blir l’ordre dans le pays et à rassurer une population traumatisée par la peur du crime(Baylet, 1997). Depuis 2000, la population carcérale diminue : 924 000 en 2001 (le tauxde détention = 637), 866 000 en 2003 (tdd = 600), 760 000 en 2005 (tdd = 530), notam-ment grâce à des amnisties (2000, 2001), à la redéfinition des peines pour certainesinfractions et à l’introduction d’une réforme de la procédure pénale en 2001.

• En Afrique du Sud, malgré des lois d’amnistie, une série de réformes pénales et péni-tentiaires (1993 et 1998) et l’inscription dans la Constitution de droits pour les détenus(1996), la croissance de la population carcérale a repris une augmentation régulière dès1994. Entre cette date et 2000, l’augmentation est de l’ordre de 50% (113 856 à170 328), elle est particulièrement élevée pour les prévenus qui représentaient 19% dela population carcérale en 94 et 37% en 2000.

• En Turquie, après l’alternance de 1999, une loi d’amnistie longuement négociée entrepartis politiques est adoptée en août 2001. Plus de 25 000 personnes incarcérées oucondamnées en ont bénéficié. Elle ne permet pas cependant la libération de nombreuxdétenus revendiquant un statut politique, mais que les nouvelles autorités considèrent àleur tour comme auteurs d’actes « terroristes» (la loi de 1991 très extensive est mainte-nue). La répression vise autant des membres d’organisation d’extrême gauche marxis-tes, que des organisations kurdes ou dites « islamistes». Dans ce cas, la démocratisationdu régime n’a réglé qu’une faible partie du problème et les mouvements protestatairesradicaux perdurent encore aujourd’hui, d’autant que l’habitude de traiter les grèves dela faim (à l’intérieur de la prison comme au dehors par solidarité avec les détenus) parla force (interventions policières) s’est maintenue. Il n’y a plus eu d’interventionnotoire depuis 2001, en partie en raison d’une baisse de la mobilisation (le dernierdécès a eu lieu fin 2004) ; en revanche, il y a des mesures d’alimentation forcée enmilieu hospitalier pour ceux dont la situation est très critique. La question pénitentiaireest ainsi devenue un des abcès du dossier d’adhésion de la Turquie à l’Union euro-péenne. Selon E. Massicard cette situation de crise s’est, en quelque sorte, routinisée.La Turquie adopte au coup par coup des réformes afin de répondre aux exigences del’Union européenne (dernière réforme en date 13 décembre 2004) mais elles portent surdes points de détail (report de peines pour raisons de santé…).

On pourrait en rester là et conclure : « la démocratisation à quoi bon?», en considérantque les changements intervenus n’ont été que secondaires. Mais pour sortir du dilemme« continuité/changement», il s’agit surtout de différencier les types de changement.

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Des changements, mais de quels types?

La résistance de l’institution «prison» aux changements politiques ne signifie pasimmobilisme. La prison se transforme, mais sous quelle forme et à quel degré? Commentse combinent les mouvements incrémentaux (changements par petites touches et menéesde l’intérieur par les acteurs en situation) et les transformations plus globales, celles quiportent sur le statut sociopolitique de l’institution carcérale? Pour reprendre le raisonne-ment de K. Thelen on se demandera : dans quelle mesure l’histoire de la reproduction ins-titutionnelle s’entremêle-t-elle avec les éléments de transformation à travers une sédimen-tation, une conversion ou tout autre mécanisme (Thelen, 2004, 35)?

Les travaux sur les crises politiques et leurs impacts ont montré qu’un de leurs effetsprincipaux porte sur la mise en cause des catégories cognitives et normatives qui assuraientla suprématie de l’ordre politique précédent. Dans quelle mesure les modifications desreprésentations et des croyances liées à une nouvelle conception du politique se sont ounon répercutées sur la situation pénitentiaire, et si oui, sous quelle forme? Ou, cela dit dif-féremment, dans quelle mesure une certaine conception de la façon de gouverner unepopulation au nom de principes différents de définition du bien commun se matérialise-t-elle au niveau carcéral ?

Pour tenter de répondre à ces questions délicates, je m’appuierai sur les travaux du poli-tologue P. Hall présentés en introduction, qui propose trois niveaux de changement :

• si un gouvernement ne fait que modifier le mode d’utilisation d’un instrument (rénova-tion des établissements, accès au travail et à la formation des détenus, critères d’accès àla libération conditionnelle…), il s’agit d’un changement de premier ordre, qui signifieune forte continuité dans les politiques publiques ;

• si l’autorité publique introduit de nouveaux instruments de politiques publiques (mesu-res de grâce et d’amnistie, modifications du système de peine – suppression de la peinede mort, introduction de maximas –, limitation de la détention préventive, changementsdans le recrutement et la formation des personnels), mais cela sans modification desfinalités qui orientent cette politique, il s’agira de changements de deuxième ordre. Ilsne remettent pas en cause les logiques fondamentales des politiques passées ;

• enfin, si l’autorité politique introduit de nouvelles finalités, donne à l’action publiquedes buts différents de ceux qui préexistaient, il sera possible de parler de changementde troisième ordre, correspondant à un changement de paradigme. Par exemple, le tour-nant néolibéral qui s’observe dans la plupart des grandes politiques sectorielles (libéra-lisation financière, réduction des politiques sociales) relève de ce modèle.

Dans notre domaine, la thèse défendue par L. Wacquant (1999) sur le basculement d’un« État social» à un «État pénal» relève de ce dernier niveau de changement. Face à l’écla-tement d’une société salariale et à l’extension des inégalités, l’État se recentrerait sur sesfonctions punitives primordiales. De même, les analyses de D. Garland (2001) sur ledémantèlement de l’ancien «welfarisme pénal» au profit d’une société de discipline géné-ralisée reposent sur l’hypothèse d’un changement fondamental dans les perceptions de ladéviance et de la criminalité et dans les façons de les traiter. Le taux d’incarcération auxÉtats-Unis qui était de l’ordre de 200 pour 100 000 habitants depuis le début du XXe sièclea commencé à augmenter à la fin des années 1980 où il atteint 250, mais la progressions’est maintenue à un niveau très élevé, faisant plus que tripler pour atteindre le niveau de

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700 pour 100 000 habitants en 2005. La combinaison de cinq grands facteurs, à la fois tech-niques et politiques, est retenue par les spécialistes comme système d’explication : l’intensi-fication des politiques contre les trafics de drogue (on parle désormais de «guerre à la dro-gue»), un relèvement des peines minimales applicables à beaucoup d’infractions de droitcommun, le durcissement des critères d’accès à la libération conditionnelle (80% du tempsde la condamnation initiale doit être accompli) ; et cela s’accomplissant dans un contexte delimitation croissante des budgets d’aide sociale et par une politisation électorale massivedes questions de lutte contre la criminalité (en particulier dans les cas de récidive). PourGarland et Wacquant, les transformations récentes des politiques pénales ne sont pas à envi-sager comme une réponse technique aux transformations de ce qui est perçu et qualifié de«criminalité» (changement de niveau 2 selon P. Hall), mais bien comme des choix culturelset politiques qui reposent sur l’adoption d’une nouvelle conception de l’ordre public et desfaçons de le garantir (niveau 1).

Les observations regroupées dans le tableau I sur des périodes de crise et de transitionpolitique permettent de présenter un ensemble de changements à différents niveaux : celuides paradigmes, celui des orientations de politique publique, et celui des usages opération-nels. Il s’agit de comprendre comment ils se combinent, ou non…

Tableau I : Niveaux de changement.

Niveau 1 Niveau 2 Niveau 3Usage des instruments Choix de politique Paradigme

Allemagne

Russie

Afrique du Sud

Turquie

– fermeture d’établissements

– amélioration conditionsde détention

– amnistie politique

– réforme procédure pénale,droit pénitentiaire

– réforme des personnels

– légalisation (conformité àla loi de 1977)

– défense de la sécuritépublique quotidienne

– rénovation d’établissements

– actions sanitaires

– amnistie politique (Comm. des grâces)

– réforme de la procédurepénale, droit pénitentiaire

– prise en compte formelledes objectifs européensdes Droits de l’Hommeet du Citoyen

– changements organisation-nels faibles

– principes de disciplinecivile (fin des grades)

– importation des systèmesde « sécurité maximale»

– amnistie politique

– démilitarisation

– réformes judiciaire etpénitentiaire («gestion parunité» des établissements

– privatisation

– fin de l’apartheid

– privation de libertéconforme au Bill of rights

– isolement des politiques

– système de « sécuritémaximale»

– amnistie politique

– changement organisation-nel sécuritaire

– références plus ou moinsprécises aux normes del’Union européenne

• En Allemagne, un trait domine les nombreux changements observés : la légalisationdes conditions de jugement et de détention pour rompre avec l’arbitraire politique anté-rieur et faire de l’emprisonnement la réalisation d’une peine et non plus une mesure dedisciplinarisation sociale. Dans ce sens, on peut parler de changement de paradigme.Une des premières mesures a été dès 1990 la fermeture d’anciens établissements àcaractère militaire et la généralisation de la loi pénitentiaire de 1977 à l’ensemble des

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länders (elle ouvre un ensemble de droits aux détenus). Les changements très impor-tants intervenus dans le personnel judiciaire et pénitentiaire vont dans le même sens : lavolonté d’avoir des acteurs bien formés aux principes légaux. En revanche, cette léga-lisation a rapidement été réduite à un changement de niveau 2 dans la mesure où c’esten pratique le modèle pénal de l’ouest qui a été transposé à l’est sans qu’il y ait eu dereformulation des finalités de la politique pénale. Le changement de paradigme vautpour l’ex-RDA, mais il se fait par imposition. Le temps de crise politique n’a qu’uneffet unilatéral, il n’est en rien l’occasion d’une réflexion sur le modèle qui prévaut àl’ouest. À la limite même, celui-ci se voit renforcé en tant que seul modèle possible.Les taux de détention en ex-RDA vont rapidement s’aligner sur l’ouest. La prison ou lepénal échappent à toute reproblématisation au profit de la seule logique de transfert insti-tutionnel. Enfin, la crise sociale à l’est générée par la réunification (chômage, migrationclandestine, atteintes aux biens, drogue) a été en partie traitée par des réponses pénales.

• En Fédération de Russie, on observe essentiellement des changements de niveau 2. Laréduction de la population carcérale est devenue la grande priorité, le préalable à toutchangement plus ambitieux. Et ceci d’autant plus qu’à partir de 1992 la population car-cérale n’a cessé d’augmenter et la surpopulation de s’aggraver. L’enchaînement répéti-tif d’amnisties, de mesures de grâce présidentielle, d’assouplissement de la libérationconditionnelle et de limitation de la détention provisoire a plus accompagné que réduitl’augmentation des mises en détention aux objectifs sécuritaires, même si l’allégementen 2002 des peines prévues pour les atteintes aux biens, qui fondent les condamnationsde la majeure partie de la population pénale, produit aujourd’hui des effets. Le gouver-nement inscrit par ailleurs son activité en référence aux normes de la Convention euro-péenne des droits de l’homme et aux recommandations du Conseil de l’Europe, jouantsur ce point la carte de la coopération, alors que des relations conflictuelles s’observentdans d’autres dossiers tels que celui de la guerre de Tchétchénie. Il faut peut-être y voirun point de passage obligé pour le rapprochement avec l’Union européenne et l’obten-tion d’aides, mais aussi un choix budgétaire lié au besoin de limiter les coûts généréspar l’entretien des détenus et une amélioration a minima des établissements. Mais leuradoption est restée très formelle. Ainsi les diplomates russes devant le Conseil del’Europe s’y réfèrent constamment, mais en le prenant comme argument d’excuse basésur le poids de l’héritage de façon à obtenir des délais de réalisation et des exceptionsdans la mise en œuvre des recommandations européennes.

• En Afrique du Sud, la volonté de rompre avec les principes anciens de l’apartheid setraduit à un premier niveau par un changement de type 3, une rupture de paradigme. LaConstitution est considérée comme une des plus libérales au monde et elle comportedes dispositions spécifiques de protection des personnes détenues. Plusieurs réformessont intervenues tant dans la procédure pénale que dans la détermination des modesd’exécution des sentences. Cependant, un double mouvement a retiré à ces change-ments l’essentiel de leur portée concrète. Tout d’abord, il y eu très peu de changementsdans l’organisation matérielle des établissements et à peu près aucun changementsignificatif dans le personnel. Malgré la démilitarisation de la surveillance, les person-nels sont demeurés en fonction avec un autre statut et l’administration pénitentiaire afait preuve d’une très grande capacité de résistance aux changements (retards considé-rables dans la modification des règlements, maintien des pratiques internes d’arbitraire,corruption importante, rôle formel des visiteurs de prison indépendants : ombudsmen).Ensuite, le problème de la surpopulation non seulement n’a pas été réglé, mais il s’est

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accentué sous le double effet des lenteurs judiciaires et des demandes croissantes desévérité venant de la population (augmentation régulière de la durée moyenne des pei-nes). Cette surpopulation s’est aussi traduite par le renforcement des mesures de sanc-tion interne et l’importation des dispositifs étasuniens de haute sécurité (isolement encellule – cage, port de menottes hors cellule et de stun belt hors établissement). Enfin,les conditions sanitaires sont très mauvaises (forte prévalence du VIH et absence desoins). Le régime de détention est donc jugé globalement comme très dur. Par là même,la priorité officielle de réinsertion figurant dans la constitution est ainsi complètementmarginalisée en pratique et aucune volonté politique ne s’est manifestée pour rappro-cher les idéaux formels des réalités carcérales.

• En Turquie, au mieux on peut considérer que ce pays a connu quelques changements deniveau 2 dans la mesure où ce sont les mauvais traitements (tortures) infligés aux nom-breux détenus politiques sous le régime militaire, puis les mesures de mise à l’isolementsystématique de ces mêmes détenus après la démocratisation qui ont été des facteurs depolitisation du problème et de relatif changement. Mais pour les réformes légales etorganisationnelles le pouvoir politique en est encore aux effets d’annonce (constructionde nouveaux établissements, fin des dortoirs). De plus, les mesures annoncées ont expli-citement des visées sécuritaires (fin des évasions, des émeutes et de l’emprise interne degroupes organisés). Si le dossier est forcément traité régulièrement par les gouverne-ments depuis la candidature à l’adhésion à l’Union européenne, son traitement est com-plètement surdéterminé par la question omniprésente des détenus politiques accusésd’actes terroristes (nationalistes kurdes, islamistes, extrême gauche). Les négociateursde l’Union européenne se concentrent sur les conditions de détention de manière géné-rale. À diverses reprises, des rapports globalement positifs sur les évolutions récentesont été réalisés en se concentrant sur la diminution des mauvais traitements et évacuantla question de l’isolement10. De leur côté, les autorités politiques turques utilisent systé-matiquement la très forte politisation de cet enjeu pour écarter les critiques formuléespar les représentants des détenus, ces soutiens étant systématiquement délégitimés entant qu’appuis à des activités potentiellement terroristes. Les objectifs de «sécuriténationale» qui prévalent font donc obstacle à tout changement profond et les injonctionsde réforme venant de l’Union européenne sont essentiellement instrumentalisées pourpoursuivre les objectifs de politique interne de sécurisation.

Conclusion

Cette approche comparative des formes de changement observables dans les politiquespénitentiaires, même traitée à grands traits, confirme plusieurs des analyses générales deK. Thelen sur les changements institutionnels. Tout d’abord, les institutions ont une fortecapacité à résister à des transformations majeures y compris des ruptures politiques.Ensuite, les formes organisationnelles observables à un temps donné ne correspondent niau projet, « aux préférences congelées» de leurs concepteurs, ni ne s’expliquent par lesseuls rapports de force du présent. De plus, un modèle organisationnel est toujours contes-

10 Voir la section sur le système pénitentiaire des rapports réguliers faits par l’Union européenne sur le pro-cessus d’adhésion de la Turquie : 8 nov. 2000, 13 nov. 2001, 9 oct. 2002, 5 nov. 2003, 6 oct. 2004, tous dis-ponibles sur http://europa.eu.int/comm/enlargement/turkey/docs.htm#regular_reports.

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table politiquement et il l’est souvent de façon discrète et continue même quand telle outelle voie d’évolution domine durant une période donnée. En sourdine, des orientationsalternatives perdurent et peuvent être réactualisées en fonction de conjonctures particuliè-res ; la trajectoire institutionnelle est toujours en devenir, lente autant qu’imprévisible.Enfin, le modèle de changement défini par cet auteur en termes de « sédimentation institu-tionnelle» s’avère adéquat aux situations analysées. Cependant dans le cas présent, on peutconsidérer que la sédimentation est une métaphore trop simple qui laisse entendre que descouches successives de projets et de pratiques s’accumulent pour former un socle institu-tionnel relativement stable. Dans le cas des politiques pénitentiaires, l’expression d’agré-gat institutionnel serait sans doute plus exacte, tant l’hétérogénéité et l’imprévisibilité yprévalent. On peut aussi parler d’enchevêtrement institutionnel pour désigner une situationoù de grandes quantités de normes et de pratiques conventionnelles se sont accumuléesdans le temps sans mise en ordre formelle, et où cette configuration est en elle-même por-teuse de contradictions suffisamment fortes pour laisser anticiper des crises à répétition.

Quant au modèle d’analyse proposé par P. Hall, son intérêt est de mettre en évidence lecaractère indissociable des trois niveaux de changement. Il doit y avoir des transforma-tions simultanées des trois composantes des politiques publiques (paradigme, programmepolitique, mode opérationnel) pour qu’interviennent des changements de fond. Les cas dela Russie et de l’Afrique du sud montrent explicitement qu’un changement de paradigmene se suffit pas à lui-même. S’il n’est pas décliné en programme de politique publique etopérationnalisé par un ensemble de mesures concrètes et mises en œuvre, il n’y a qu’unchangement de surface et le nouveau paradigme se dissout en écran de fumée. De plus, unchangement de paradigme ne signifie pas pour autant une réflexion politique approfondiesur le choix du nouveau paradigme à introduire. Ainsi en Allemagne, le processus de léga-lisation très marqué s’est imposé par simple translation d’un modèle préexistant. Le boule-versement politique engendré par la réunification n’a pas créé à rebours une fenêtre d’op-portunité pour que se développe une interrogation sur la pertinence du modèle venu del’ouest. De la même façon en Afrique du Sud, la volonté affichée et clairement formaliséede rupture avec la violence discriminatrice de l’apartheid n’a nullement fait obstacle àl’importation des dispositifs de haute sécurité des prisons étasuniennes. Ce sont simple-ment des mesures de contrainte rationalisées qui ont été substituées aux formes archaïques.

La politique pénitentiaire se révèle ainsi être paradoxale. Elle est d’un côté une politi-que d’État essentielle qui est directement reliée à la conception et à la défense de l’ordrepublic ; mais, en même temps, elle reste secondaire, n’est jamais traitée comme une prio-rité, elle est peu gouvernée par le politique et ses lentes évolutions sont surtout incrémen-tales, discrètes et menées par les professionnels. Pourtant les « événementspénitentiaires », voire « les crises » n’ont jamais manqué, mais ils n’ont qu’exceptionnel-lement suscité des engagements politiques significatifs. S’il fallait d’un mot caractérisercette politique, je dirais qu’il s’agit d’une avoiding blame politics (Weaver, 1986), d’unepolitique qui tente d’échapper à la critique, aussi bien par une disculpation du passé quepar l’évitement d’un blâme futur. Elle constitue une politique sans grande ambition, nivéritable projet, menée à petite vitesse, sans grand engagement, ni référence à un systèmede valeurs cohérent, peu pilotée politiquement et où finalement ce sont les stratégies et lesroutines professionnelles qui mènent le jeu. Une politique a minima qui voudrait éviterles conflits et surtout les disqualifications nationales et internationales, d’où la constance,en interne, de la rhétorique du changement censée atténuer les contestations et rendre sup-portable le système en place.

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418 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ

Au XXe siècle, les périodes totalitaires ont contribué à renforcer cette image négativeen constituant la prison comme lieu de l’arbitraire. En France, l’emprisonnement et la tor-ture des résistants sous Vichy et, plus tard, l’incarcération des indépendantistes algériens etde leurs sympathisants eurent des effets de même type. Les vieilles images de la prison« école du vice» et « lieu de l’arbitraire» perdurent et imposent une double disqualificationà tel point qu’elle est toujours considérée comme un objet politique intraitable : trop com-plexe, trop risquée et à faibles gains politiques. Il n’est personne pour la défendre et pire,elle ne semble avoir que des ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur. Ce désintérêt pourla prison est également très fort aussi bien dans les représentations communes que dans lespréoccupations des élus. Personne n’en assume vraiment l’existence, personne n’en portepubliquement la cause et elle survit ainsi dans une obscurité honteuse. La prison est en cesens une institution orpheline ; elle dérive au gré des contextes politiques les plus diverssans que jamais personne n’ose l’amarrer. Elle présente en partie les mêmes traits que ceuxsignalés par Ph. Garraud à propos de la politique de lutte contre le chômage. Il met en évi-dence le paradoxe d’une politique conduite par une bureaucratie centrale, mais sur laquelleles alternances politiques ont peu d’effets (Garraud, 2000). Ces secteurs d’action publiquesont de mauvais enjeux permanents parce qu’ils officialisent un échec économique etsocial et ne parviennent pas à être formulés positivement.

Pierre LascoumesCNRS, CEVIPOF Sciences-po

Rue de l’Université 98F-75007 Paris

[email protected]

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Summary

This article is analyzing the process of institutional change of the penitentiary policies in acontext of political crisis. It focuses on the impact of the political transformations on the ori-entation of the public policies in the above mentioned field. Four different political situationsof the 1990s are taken into account: the German reunification, the end of the Soviet Union, theabolishment of apartheid in South Africa and the efforts of democratization in Turkey. Inorder to overpass the classical dialectic of continuity and change our work – which is based onthe researches carried out by P. Hall, aims to differentiate the forms and the levels of change.The confrontation of a certain number of variables allows us to distinguish between what stemfrom the instruments of action, from the public policies orientations and from paradigms.

KEY-WORDS : PENITENTIARY POLITICS – POLITICAL CRISIS – INSTITUTIONAL CHANGE

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