rudolf steiner - le monde des sens et le monde de l'esprit - ga 134.pdf

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  • RUDOLF STEINER

    Le monde des sens et

    le monde de l'esprit

    TRIADES

  • LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

  • RUDOLF STEINER

    LE MONDE DES SENS ET

    LE MONDE DE L'ESPRIT

    Six confrences faites Hanovre du 27 dcembre 1911

    au 1er janvier 1912

    Traduction de Raymond Burlotte

    1997 TRIADES

    PARIS

  • Titre original :

    Die Welt der Sinne und die Welt des Geistes 5' dition, 1990 1959 by Rudolf Steiner-Nachlassverwaltung Dornach (Suisse) GA 134

    dition franaise antrieure dans une autre traduction: Triades, Paris 1965

    Couverture: Improvisation 26 , 1912 de Wassily Kandinsky Adagp, Paris 1997 Photo : Muse d'Art Moderne Georges Pompidou

    1997 by ditions Triades 36 rue Gassendi

    75014 Paris Tous droits rservs

    ISBN 2-85248-195-2

  • SOMMAIRE

    Premire confrence, Hanovre, 27 dcembre 1911 7

    La lutte de la tendance matrialiste et de la tendance spiri-tualiste dans la pense et le sentiment. L'homme voulu par Dieu et l'homme loin de Dieu. L'ducation du penser vers l'tonnement, la vnration et l'accord de l'me avec les ph-nomnes du monde.

    Deuxime confrence, 28 dcembre 1911 25

    L'acceptation de l'ordre du monde. La volont agissante dans le monde des sens. La sagesse agissante dans le monde du natre et du dprir. Le bien comme principe crateur, le mal comme principe de mort.

    Troisime confrence, 29 dcembre 1911 45

    Les secrets de la vie. La perturbation de l'quilibre sous l'ac-tion de Lucifer. L'assemblage irrgulier des quatre consti-tuants de la nature humaine.

    Quatrime confrence, 30 dcembre 1911 63

    La matire et l'espace, l'me et le temps. L'organisation et la mobilit de la vie de l'me dans des formations non spa-tiales. L'apparition de la matire par clatement des formes non spatiales du spirituel. Les diverses sortes de matire dans la nature et dans l'homme.

  • 6 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    Cinquime confrence, 31 dcembre 1911 85

    La double nature de l'homme. La forme jaillissante et la sub-stance rayonnante. Le mystre de leur intgration dans le cosmos: la technique du karma. Le rayonnement de l'esprit li la dgradation de la matire. Le sang: un suc tout par-ticulier.

    Sixime confrence, ler janvier 1912 105

    Le devenir et le dprir. Les sept sphres vgtales et leur centre. Comment l'environnement travaille sur l'homme. La fin de la philosophie en tant que science des ides. Le processus d'expiration et d'inspiration spirituelles.

    Notes 124

    Bibliographie 134

  • PREMIRE CONFRENCE Hanovre, 27 dcembre 1911

    Dans ce cycle de confrences, ma tche sera de jeter un pont entre ce qui fait l'objet de l'exprience quoti-dienne, que chacun peut faire dans la vie courante, et les proccupations les plus leves de l'humanit. Une fois encore, nous allons explorer un des chemins par lesquels on peut passer de la vie de tous les jours ce que l'anthro-posophie, la science de l'esprit, peut offrir notre me et notre esprit. Nous savons que l'anthroposophie, du fait que nous approfondissons ce qu'elle peut nous donner, pntre dans nos sentiments et notre volont. Elle atteint ces forces dont nous avons besoin pour tre la hauteur des multiples vnements de l'existence. Nous savons aussi que l'anthroposophie, telle que nous pouvons prsent en faire l'exprience par les influences qui nous viennent des mondes suprieurs, reprsente une ncessit pour notre humanit actuelle. En effet, l'humanit devrait, en un laps de temps relativement court, perdre toute certitude, tout calme intrieur et toute paix qui lui est indispensable pour vivre, si ce que nous appelons l'anthroposophie ne venait pas vers elle actuellement. Nous savons enfin que, parce qu'il y a ce courant spirituel anthroposophique, deux ten-dances se heurtent fortement aujourd'hui dans la pense et le sentiment des hommes.

    La premire de ces deux tendances s'est prpare depuis de nombreux sicles ; elle s'est rpandue partout dans les milieux les plus varis, et ira encore en se renforant. C'est celle que nous appelons le matrialisme au sens le plus

  • 8 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    large. Elle se dchane pour ainsi dire contre cette autre direction de la pense qui est donne par l'anthroposo-phie, l'orientation de pense spirituelle. Et la lutte entre ces deux orientations du penser et du ressentir sera de plus en plus perceptible dans l'avenir immdiat. Il sera peine possible de distinguer si l'on se trouve devant l'une ou l'autre de ces tendances. S'il peut exister en effet un mat-rialisme patent, ouvertement dclar, il peut aussi se dissi-muler sous toutes sortes de masques. Des courants matrialistes prendront souvent un dguisement spirituel, et il sera parfois difficile de voir o se dissimule vraiment le matrialisme et o se trouve le courant de pense spiri-tuel. quel point il est ardu de s'y reconnatre dans ce cas, je l'ai dit rcemment dans deux confrences o j'ai mon-tr comment, en partant de certaines ides prdominantes notre poque, on pouvait devenir un honnte et loyal adversaire de la science de l'esprit. Le titre de la premire de ces confrences tait: Comment on rfute la science de l'esprit, le titre de la seconde: Comment on fonde la science de l'esprit.'

    Sans prtendre avoir pu aller jusqu'au bout de l'exa-men de ces deux points de vue, j'ai simplement voulu faire natre le sentiment que c'est avec de grandes appa-rences de raison que l'on peut lever beaucoup d'objec-tions contre la conception de la science de l'esprit. Ceux qui ne peuvent en quelque sorte faire autrement que s'le-ver contre elle ne font nullement partie des hommes les moins sincres de notre poque ; ils sont souvent, au contraire, au nombre de ceux qui s'efforcent le plus loya-lement d'atteindre la vrit. Je ne vous rappellerai pas tous les arguments qu'on peut opposer la science de l'es-prit; il suffit d'indiquer qu'tant donn les habitudes de pense et les points de vue actuels, ces objections reposent sur des bases solides, et qu'une rfutation fondamentale de

  • Premire confrence 9

    la science de l'esprit est tout fait possible. Mais il faut se demander, lorsqu'on cherche rfuter cette science, lors-qu'on lui oppose tous les raisonnements possibles : Quelle est la meilleure, la mieux fonde de ces rfutations ? Voyez-vous, si quelqu'un, partir des convictions qui l'animent au plus profond de lui-mme, professe d'abord la science de l'esprit, puis se familiarise ensuite avec l'ensemble des sciences telles qu'elles s'inspirent de la conception mat-rialiste, il pourra tre amen rfuter la science de l'esprit. Mais pour pouvoir faire une telle objection, il faudra d'abord qu'il adopte une certaine attitude. Pour pouvoir entreprendre de rfuter la science de l'esprit, cet homme devra se placer exclusivement au point de vue du raison-nement intellectuel. Ce que j'entends par l, nous le ver-rons mieux en l'tudiant sous l'angle oppos. Tenons-nous-en pour le moment ce que je mets en avant comme tant le rsultat d'une exprience personnelle : si, connaissant les rsultats de la science moderne, on ne s'ap-puie que sur le raisonnement intellectuel, on peut opposer la science de l'esprit une rfutation fondamentale. Mais laissons cela pour le moment et essayons d'aborder notre sujet d'un tout autre point de vue.

    L'homme peut considrer le monde sous deux aspects diffrents. Il peut d'une part contempler un magriifique lever de soleil o l'astre semble se crer lui-mme dans l'or du matin, le suivre dans son lumineux voyage et se repr-senter comment le rayon solaire, la chaleur solaire font miraculeusement sortir de la Terre le cycle annuel de la vie. D'autre part, le soleil s'tant couch et toute lumire cr-pusculaire s'tant teinte, l'homme peut aussi se plonger dans la contemplation des toiles innombrables qui s'allu-ment dans l'obscurit croissante et s'absorber dans l'admi-ration de la vote cleste. Lorsqu'il regarde ainsi la nature qui l'entoure, son me doit s'emplir de flicit. Il fera alors

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    sienne la belle et profonde pense que Goethe exprimait ainsi : Lorsque nous levons le regard vers les merveilles du monde toil, lorsque nous considrons la marche de l'univers avec toutes ses splendeurs, nous avons pourtant le sentiment que toute cette beaut qui nous entoure n'a de sens que lorsqu'elle se reflte dans une me d'homme qui l'admire.2

    Oui, en pensant l'air qui l'entoure de toutes parts, qui pntre en lui lorsqu'il respire, qui le parcourt tout entier, qui forme et construit son tre, l'homme doit se dire qu'en un sens il est non seulement le produit de l'air, de ses lois, des lments qui le constituent, mais il est aussi le produit de l'immense univers qui l'entoure. Cet univers s'infiltre en lui par ses sens, par sa vue, par son oue qui lui rvle le monde des sons, et aussi par d'autres sens qui s'ouvrent sur d'autres mondes. Devant tout cet univers sensible, en rflchissant tout ce qu'il peroit l dehors, il peut se dire que la raison d'tre, le sens de tout ce qui l'entoure se trouve en lui-mme, comme cristallis dans cette merveille qu'est l'tre humain.

    Comment n'aurait-il pas alors ce sentiment que le pote grec exprimait en ces mots : La vie est pleine de prodiges, mais rien n'est plus prodigieux que l'homme! 3 Combien incompltes nous paraissent toutes les manifes-tations du monde extrieur! Dans l'homme, pourtant, elles semblent avoir conflu en un tout. Plus on observe le monde sensible, plus l'homme apparat comme le lieu o confluent tous les lments particuliers du reste de l'uni-vers. Alors, devant ce monde immense dont l'homme est le produit, nat dans notre me le sentiment, surgit en nous la pense, que l'homme est issu de la volont divine, qu'il est la plus noble de toutes les oeuvres de cet univers au centre mme duquel il se dresse et que les desseins, les actions des dieux ont difi son intention. Une oeuvre

  • Premire confrence 11

    voulue des dieux, voil l'homme! Cela, un autre observa-teur l'a dit aussi en mettant le monde extrieur en rapport avec l'homme : Que sont tous les instruments du musicien compars ces autres instruments de musique, ces pro-diges de construction que sont chez l'homme l'oreille et le larynx ?4 On peut admirer beaucoup de choses dans le monde; ne pas s'merveiller devant l'homme tel qu'il se dresse au milieu du monde, c'est mconnatre de quelle faon prodigieuse il est construit, et dans l'me ne peut que natre cette pense : quelle activit cratrice ont donc d dployer les entits divines pour parvenir raliser l'homme!

    Voil un des chemins que l'on peut suivre lorsqu'on observe le monde. Mais il y en a encore un autre, celui qui s'ouvre nous lorsque, ayant dvelopp le sentiment de ce qu'il y a d'lev, de fort et de sublime dans ce que nous appelons l'idal moral, nous en coutons la rsonance dans notre coeur. Toute nature saine et quilibre peut ressentir dans toute sa grandeur la noblesse de l'idal moral humain. Et l'on peut alors prouver devant ces idaux un sentiment analogue celui qui s'lve dans l'me devant la beaut et la splendeur des spectacles de l'univers. Une intense chaleur peut se rpandre dans l'me o s'enflam-ment l'amour et l'enthousiasme pour les buts et les idaux moraux de l'homme. Puis, s'ajoutant ces sentiments, sur-git ncessairement une pense, mais une pense tout autre que celles que nous inspire la contemplation des phno-mnes de l'univers. Ceux qui ressentent cette autre pense de la faon la plus significative sont les hommes qui res-sentent aussi la force des idaux moraux de la faon la plus leve et la plus intense. Ils se disent : Comme tu t'es loi-gn, homme, tel que tu es prsent, des idaux moraux levs qui peuvent natre dans ton coeur ! Comme tu parais petit et misrable dans tes possibilits, dans tes actions, en

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    face des idaux grandioses que tu peux te proposer ! Ne pas avoir ce sentiment, ne pas se sentir tout petit devant la force des idaux moraux, serait faire preuve d'une me elle-mme bien petite. C'est en effet lorsqu'il acquiert une certaine grandeur d'me que l'homme sent qu'il est peu conforme ses idaux. Et nat alors dans l'me la pense qu'il faut chercher avec nergie et courage toutes les occa-sions de gagner en maturit et de transformer toujours davantage ses idaux moraux en forces intrieures. Chez certaines personnes, l'ide de ne pas tre conformes leurs idaux peut mme s'enraciner en elles au point qu'elles se sentent compltement dmolies, loin de Dieu. D'un ct, elles ressentent avec force que l'tre humain, tel qu'il est dans le monde sensible, a t voulu par Dieu, que sa nature extrieure est le confluent de tout l'univers voulu par la Divinit, qu'il est fait l'image de Dieu; mais lors-qu'elles considrent leur vie intrieure, elles voient natre dans leur coeur les idaux que Dieu y a inscrits, idaux qui devraient sans aucun doute constituer pour elles des forces voulues par Dieu, et elles font alors l'exprience de leur propre inadquation.

    Deux voies s'ouvrent donc l'homme quand il observe le monde. Il peut se regarder de l'extrieur et se rjouir profondment l'ide que sa nature a t voulue par Dieu, mais il peut aussi, en s'observant de l'intrieur, tre cras par le sentiment que son me est infiniment loin de Dieu. S'il prouve un sentiment sain, il ne pourra alors que se dire: C'est de la mme source divine que doivent provenir, et les forces qui ont fait de l'homme un prodigieux extrait de l'univers, et les idaux moraux qui sont inscrits dans son coeur.

    Pourquoi l'un de ces aspects du monde est-il si loign de l'autre ? Telle est en ralit la grande nigme de l'exis-tence humaine. Et il n'y aurait jamais eu, en vrit, de

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    thosophie ni mme de philosophie dans le monde si, consciemment ou inconsciemment, l'tat de sentiment ou de pense plus ou moins claire, cette division ne s'tait pas produite dans les mes humaines. Toute rflexion pro-fonde, toute recherche srieuse proviennent en ralit de l'exprience intrieure engendre par cette division. Quel est donc le rapport entre l'homme voulu par Dieu et l'homme loin de Dieu? C'est en fait le problme fonda-mental de toute philosophie. Quelle que soit la manire dont on l'a formule, cette question est la base de toute pense et de toute rflexion humaines. Comment l'homme peut-il se reprsenter qu'un pont puisse tre jet entre la contemplation du monde extrieur, assurment cratrice de bonheur, et ce qu'il constate dans son me, qui non moins assurment est la cause d'un profond dchirement ?

    Pour voir quelle est l'origine des erreurs, il nous faut tout d'abord dcrire le chemin que l'me humaine peut suivre pour s'lever d'une faon juste jusqu'aux plus hautes nigmes de l'existence. Dans le monde o rgne aujour-d'hui la science extrieure, on dira sans doute, lorsqu'il s'agit de savoir, de connatre, que la vrit doit se rvler celui dont la facult de jugement est saine, lorsqu'il a pens de faon juste. Or c'est une erreur de croire que la connais-sance, la vrit, doit forcment apparatre quand nos juge-ments sont corrects. Pour le montrer, je vais me servir d'une comparaison toute simple. Vous verrez ainsi que ce qui est juste ne mne pas ncessairement ce qui est vrai.

    Il tait une fois dans un village un petit garon que ses parents envoyaient souvent acheter des petits pains. On lui donnait toujours dix kreutzers, en change desquels il rap-portait six petits pains. Or lorsqu'on n'en achetait qu'un seul, il cotait deux kreutzers. L'enfant, ne sachant pas l'arithmtique, ne se demandait jamais pourquoi, si un petit pain cotait deux kreutzers, il pouvait en rapporter six

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    pour dix kreutzers. Un jour il fut accompagn par un autre enfant peine plus g que lui, mais plus fort en calcul. Celui-ci, voyant ce qu'il en tait, dit au premier : C'est cinq et non pas six petits pains que tu devrais rapporter. Cet enfant raisonnait juste, mais il ne savait pas que, dans ce village, l'usage tait de donner six petits pains quiconque en achetait cinq. Le bon calculateur avait donc bien rai-sonn, il n'avait pas fait d'erreur, mais son raisonnement juste ne cadrait pas avec la ralit. Cet exemple montre bien que la pense la plus consciencieuse, la plus scrupu-leuse, celle qui ne fait que suivre un cours logique, peut mener une conclusion qui, quoiqu'exacte, se rvle tout fait fausse une fois confronte avec la ralit. Ce peut tou-jours tre le cas. Aussi une preuve tire du raisonnement n'est-elle jamais dterminante pour ce qui est du rel. D'une faon gnrale, il est facile de se tromper dans l'en-chanement particulier des causes et des effets lorsqu'il s'agit de l'appliquer au monde extrieur. En voici un exemple : supposons qu'un homme suive le bord d'une rivire ; tout coup, on le voit de loin tomber l'eau et lorsqu'on l'en retire, il est mort. En regardant le cadavre, on peut conclure qu'il s'est noy et faire d'ingnieuses suppo-sitions ce sujet. Peut-tre y avait-il l'endroit o cet homme est tomb l'eau une pierre sur laquelle il a trbu-ch. Si la supposition est exacte, le raisonnement est juste, car si l'homme a vraiment trbuch sur une pierre qui l'a fait tomber l'eau, il peut fort bien s'tre noy. Mais il se trouve que ce n'est pas le cas pour cet homme-l justement. Si l'on ne s'en tenait pas cet enchanement de cause effet, on pourrait dcouvrir qu'tant au bord de la rivire, cet homme a t atteint d'une crise cardiaque, ce qui a pro-voqu sa chute. Il tait dj mort ce moment-l, tout en semblant agir comme quelqu'un de vivant qui tombe l'eau. Vous voyez dans ce cas comment, en runissant les

  • Premire confrence 15

    donnes extrieures, on parvient une conclusion fausse qui ne correspond pas ce qui s'est vraiment pass. Or c'est tout instant que, dans la littrature scientifique, on rencontre des jugements tout aussi faux, mais on ne s'en aperoit pas, de mme qu'il tait impossible de s'aperce-voir sans enqute que l'homme tomb l'eau avait t vic-time d'une crise cardiaque. Ds que l'enchanement de cause effet est un peu subtil, de pareilles erreurs sont fr-quentes. Voil qui peut vous montrer qu'en fait notre pen-ser est absolument incomptent l'gard de la ralit il n'a aucune valeur dcisive et n'est pas un vritable juge.

    Mais alors, comment sortirons-nous du doute et de l'ignorance si vraiment notre penser ne peut pas tre un guide sr ? Celui qui a l'exprience de ces choses, celui qui s'est beaucoup occup de la pense, sait qu'on peut tout prouver et tout rfuter. L'ingniosit de la philosophie ne lui en impose plus. Il peut l'admirer, mais il ne peut plus se fier au seul jugement de sa raison, sachant qu'on pourra tou-jours lui opposer un jugement contraire tout aussi bien fond. Et ceci s'applique tout ce qui peut tre prouv ou rfut. ce propos, on peut souvent faire des observations fort intressantes dans la vie. On prouve un certain plaisir, purement thorique d'ailleurs, rencontrer des hommes au moment o, dans leur volution intrieure, ils s'aperoivent qu'on peut en effet tout prouver et tout rfuter, mais o ils ne sont pas encore assez mrs pour se faire ce qu'on peut appeler une conception spirituelle du monde.

    J'ai souvent pens ces derniers temps un homme qui, lorsque je l'ai rencontr, tait justement dans cette dispo-sition intrieure, sans pour autant tre parvenu saisir la ralit grce la science de l'esprit. Il tait arriv recon-natre qu'on peut rfuter mais aussi dfendre n'importe quelle affirmation philosophique. C'tait un professeur l'universit de Vienne qui s'appelait Laurenz Miillner.5 Il

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    est mort il y a quelques semaines. C'tait un homme extrmement intelligent qui savait dfendre avec beau-coup de lucidit toutes sortes de systmes philoso-phiques, mais savait aussi les rfuter et se considrait toujours comme un sceptique. Je l'ai moi-mme entendu mettre cette affirmation terrible : Toute philosophie n'est finalement rien d'autre qu'un trs beau jeu de l'es-prit! Lorsqu'on avait souvent observ chez cet homme le jeu tincelant de sa pense, il tait aussi trs intressant de voir que, lorsque quelqu'un attaquait une conception du monde, il pouvait dfendre avec passion celle qu'il avait nergiquement combattue quelques jours plus tt. C'tait un cerveau remarquable, l'un des plus minents philosophes de son temps. Il est aussi intressant de voir ce qui avait provoqu chez lui cet tat d'esprit. Car il tait non seulement un parfait connaisseur de l'volution de la philosophie, mais aussi prtre catholique, et il s'effora toujours de rester un bon prtre catholique, tout en tant finalement pendant des annes professeur la facult de Vienne. Or le fait de s'tre plong dans la faon de pen-ser du catholicisme l'amenait trouver bien mesquin le jeu de penses tel qu'il tait pratiqu dans le monde, lors-qu'il le comparait aux penses imprgnes de ferveur reli-gieuse ; pourtant ce mme catholicisme l'empchait en mme temps de se librer de ses doutes. Il tait lui-mme trop grand pour en rester simplement un catholicisme dogmatique, mais d'un autre ct le catholicisme tait trop fort en lui pour qu'il pt s'lever jusqu' une concep-tion de la ralit selon la science de l'esprit. Il est extr-mement intressant d'observer une pareille me ; cela permet de voir ce qui est ncessaire l'homme pour qu'il puisse atteindre la ralit. Il va de soi que cet homme si perspicace se rendait compte que sa pense ne pouvait pas le mener jusqu' la ralit.

  • Premire confrence 17

    Dans la Grce antique dj, on savait quel doit tre le point de dpart d'une pense saine qui se donne pour but de parvenir jusqu'au rel. L'ancienne maxime grecque est encore valable aujourd'hui : Toute recherche humaine doit partir de l'tonnement.6 Prenons ceci dans le sens positif, chers amis ! Le fait est qu'une me qui veut pntrer jus-qu' la vrit doit tre, en face de l'univers, dans un tat d'tonnement. Si nous comprenons l'antique adage dans toute sa force, nous en viendrons nous dire que lorsqu'on prend l'tonnement pour point de dpart dans l'tude des faits universels, c'est comme si l'on mettait en terre une graine d'o sortira plus tard une plante, et cela quelles que soient les circonstances qui ont provoqu la recherche et l'effort de rflexion. Toute connaissance doit en effet avoir l'tonnement pour germe. Il en est tout autrement de celui qui, au lieu de partir de l'tonnement, s'appuie par exemple sur quelques principes fondamentaux, tels qu'ils lui ont t inculqus pendant sa jeunesse par ses braves professeurs, et ont fait de lui un philosophe ; ou bien de celui qui est devenu philosophe uniquement parce que, dans le milieu o il a t lev, la coutume veut qu'on fasse ce genre d'tudes, et qu'il est bien connu que les examens de philosophie sont les plus faciles. Bref, il y a pour la phi-losophie des centaines, des milliers de points de dpart qui n'ont rien voir avec l'tonnement. Le rapport avec la vrit auquel ils mnent tous est comparable une fleur qui, au lieu de provenir d'une graine, serait faite en papier. La comparaison est parfaitement exacte. Toute vritable connaissance qui a pour but d'tudier les nigmes de l'existence doit provenir de ce germe qu'est l'tonnement. Le penseur le plus ingnieux, mme afflig de ce qu'on pourrait appeler une super-intelligence, n'arrivera rien s'il n'est pas pass par le stade de l'tonnement. Il tablira de savants enchanements d'ides et ne dira rien qui ne

  • 18 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    soit exact, mais l'exact n'atteint pas toujours la ralit. Il est donc indispensable, avant de commencer raisonner, avant mme de mettre sa pense en mouvement, de passer tout d'abord par l'tat d'tonnement. Un penser qui se met en mouvement sans tre pass par cet tat d'tonne-ment reste au fond un simple jeu de la pense. Il faut, en quelque sorte, que le penser naisse de l'tonnement.

    Mais ceci ne suffit pas. Si l'homme prdestin par son karma devenir intelligent en prouve un certain orgueil et, se rjouissant de son ingniosit, se contente de la dvelopper, le fait qu'il ait commenc par s'tonner ne l'aidera en rien. Car, une fois que l'tonnement a pris place dans son me, s'il avance sur le chemin de la pen-se en ne faisant que penser, il ne pourra toujours pas atteindre la ralit. Je ne veux pas dire par l qu'il faut cesser de penser et que la pense est nuisible. C'est l une ide trs rpandue dans certains milieux, mme dans les cercles thosophiques : du moment que le point de dpart doit tre l'tonnement, on y tient le penser pour mauvais, et mme pernicieux. Mais ce n'est pas parce qu'on a fait un petit effort de pense et qu'on sait nu-mrer les sept' de l'homme etc., qu'il faut s'arrter de penser! Il faut continuer au contraire. Mais un autre tat d'me doit succder l'tonnement, tat que nous qua-lifierons le mieux en disant qu'il s'agit de la vnration pour ce que le penser approche. Aprs l'tat d'tonne-ment, il faut passer par l'tat de respect, de vnration. Tout penser qui s'manciperait du respect, de la contem-plation empreinte de respect pour les vrits qui s'offrent au penser, ne parviendrait pas la ralit. Jamais le pen-ser ne doit entrer dans le monde en dansant d'un pied lger. Il doit s'enraciner, une fois dpass l'tat d'tonne-ment, dans un sentiment de vnration pour les fonde-ments de l'univers.

  • Premire confrence 19

    C'est en cela que le chemin de la connaissance s'oppose de la faon la plus frappante ce que de nos jours on appelle la science. Supposez que, s'adressant un savant qui, dans les flacons de son laboratoire, analyse certains produits et en combine d'autres, on lui dise: Tu ne pour-ras jamais trouver la vrit! Tu analyses et tu synthtises bravement toutes ces substances, mais cela ne donne jamais que des faits. Or tu traites sans la moindre pit ni la moindre vnration ces faits de l'univers. Devant ce qui se passe dans tes flacons, tu devrais prouver la mme pit, la mme vnration qu'un prtre devant son autel!. Que vous rpondrait cet homme ? Il claterait probable-ment de rire parce que, du point de vue de la science moderne, il est en effet impossible de comprendre que la vnration puisse avoir quoi que ce soit faire avec la vrit, avec la connaissance. En supposant qu'il ne se moque pas de vous, il vous dirait tout au plus : Je puis m'enthousiasmer pour ce qui se passe dans mes flacons, mais c'est l une affaire strictement personnelle, qui n'a rien voir avec la recherche de la vrit. Toute personne sense l'admettra. On passerait pour plus ou moins fou aux yeux des savants d'aujourd'hui si l'on disait que recherches et rflexions ne doivent jamais tre spares de ce qu'il faut bien appeler la vnration et qu'il n'est pas permis de faire un pas sur le chemin de la pense sans que l'on se soit pntr d'un sentiment de vnration envers ce que l'on tudie. Telle est la seconde condition.

    Mais l'homme qui serait parvenu jusqu' ce sentiment de vnration et qui, de ce fait, voudrait ensuite avancer avec le seul appui du penser aboutirait de nouveau un nant. Il ne progresserait toujours pas. Il dcouvrirait bien quelque chose d'exact et, du moment qu'il serait pass par les deux premiers stades, il atteindrait certes des points de vue solidement tablis. Mais il n'en devrait pas moins

  • 20 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    aboutir l'incertitude. Car l'me qui est passe par l'ton-nement et la vnration doit encore faire un troisime pas que l'on pourrait dcrire ainsi : avoir le sentiment d'tre dans un unisson plein de sagesse avec les lois de l'univers. Or on n'acquiert ce sentiment qu'aprs avoir dj reconnu dans une certaine mesure la non-valeur de la seule pense et s'tre dit maintes reprises que se fier uniquement l'exactitude de la pense qu'elle serve affirmer ou rfuter, peu importe , c'est se mettre dans le cas de l'en-fant avec ses petits pains. S'il avait t capable de se dire que son calcul pouvait tre juste, mais qu'il devait, sans se fier sa seule rflexion, pour rechercher la vrit, se mettre vraiment d'accord avec la ralit, cet enfant aurait dcou-vert ce qui se tient au-dessus de son exactitude lui, savoir l'existence de cette coutume locale de donner six petits pains pour le prix de cinq. Il aurait dcouvert qu'il faut sortir de soi pour aller dans le monde extrieur et qu'il ne suffit pas de penser juste pour dcider si une chose est relle ou si elle ne l'est pas.

    Se mettre ainsi en accord avec la ralit, voil une chose qui ne va pas de soi, sans quoi, mes chers amis, ni vous ni jamais aucun homme ne serait pass en ce point par l'preuve de la tentation lucifrienne. Car l'homme avait bien t destin par les guides divins du monde savoir distinguer le bien du mal, parvenir la connaissance, manger du fruit de l'arbre de la connaissance, mais il devait y arriver plus tard. L o les hommes ont pch, c'est en voulant parvenir trop tt cette notion de la dis-tinction entre le bien et le mal. Ce qui leur tait destin pour plus tard, ils ont voulu, sous l'influence de Lucifer, y parvenir prmaturment. Voil d'o tout cela provient. Il ne pouvait en rsulter qu'une connaissance insuffisante qui, compare la vritable connaissance destine l'homme, est comme un enfant n avant terme par rapport

  • Premire confrence 21

    celui qui est n maturit. Les gnostiques' disaient dj avec raison, on le voit que la connaissance, telle qu'elle accompagne l'homme travers ses incarnations sur terre, tait en ralit un enfant prmatur, un ektroma, du fait que l'humanit n'avait pas su attendre d'tre passe par toutes les expriences qui auraient d l'amener ensuite cette connaissance. Tout un laps de temps aurait d s'couler pendant lequel certains tats d'me auraient peu peu mri chez l'homme, puis la connaissance lui serait chue en partage. Or ce pch originel de l'humanit, on le commet encore aujourd'hui, sans quoi on serait moins press de parvenir rapidement ce qu'on considre comme vrai, et on serait davantage proccup de progres-ser vers la maturit qui seule permet de comprendre cer-taines vrits.

    Voil encore quelque chose qui pourra paratre bien surprenant l'homme d'aujourd'hui. Si on venait en effet lui dire : Tu as sans doute bien compris le thorme de Pythagore: dans un triangle, la somme des carrs des deux cts de l'angle droit est gale au carr de l'hypotnuse -ou, pour prendre un exemple plus simple, le fait que trois fois trois font neuf , mais si tu veux en saisir le sens pro-fond, il faut d'abord que tu fasses telle et telle exprience intrieure! il rirait bien, cet homme d'aujourd'hui, et il rirait encore davantage si on lui disait qu'il ne comprendra ces choses que lorsqu'il se mettra l'unisson avec l'ordre universel qui fait que les lois mathmatiques se rvlent nous d'une certaine faon. En fait, les hommes commet-tent encore le pch originel quand ils croient, chaque stade, pouvoir tout comprendre, et qu'ils ne voient pas que, pour comprendre ceci ou cela, il faut avoir fait cer-taines expriences et tre bien convaincu du fait qu'avec tous ses jugements mme les plus rigoureux, on n'attein-dra jamais rien dans la ralit.

  • 22 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    Cela fait partie du troisime stade que nous avons dcrire. Quelque effort que l'on fasse, l'erreur peut tou-jours se glisser dans un jugement. Un jugement juste ne peut s'obtenir qu'une fois acquises certaines conditions de maturit ; il faut attendre, en quelque sorte, que le juge-ment vienne vers nous. Si nous devons prendre de la peine, ce n'est pas pour laborer un jugement, mais pour acqu-rir la maturit qui permettra ce jugement de s'imposer nous. Alors seulement il correspondra la ralit. Mme celui qui se donne un mal fou pour aboutir un jugement juste ne peut jamais tre certain que l'effort qu'il fait le mnera juger conformment la ralit. Seul peut esp-rer y parvenir celui qui met tous ses soins se rendre de plus en plus mr. Il pourra alors s'attendre ce que des jugements exacts dcoulent directement des phnomnes qui se prsentent lui. On peut faire ce sujet d'ton-nantes expriences. Celui qui juge avec une excessive promptitude pensera naturellement que, si quelqu'un est tomb l'eau et qu'on l'en retire mort, c'est parce qu'il s'est noy. Mais le sage, mri par l'exprience de la vie, saura que la rgle gnrale ne signifie rien dans un cas particulier et qu'il faut chaque fois observer les faits tels qu'ils se pr-sentent, afin que ce soient ces faits eux-mmes qui dci-dent du jugement. Tout cela est facile vrifier dans la vie.

    Prenons le cas suivant : aujourd'hui quelqu'un vous dit quelque chose. Bien. Mais vous pouvez tre d'un autre avis, et trouver que ce qu'il dit est faux. Votre jugement peut tre diffrent du sien. Or son opinion, comme la vtre, peut tre soit fausse, soit juste. certains gards, les deux juge-ments peuvent tre justes, et les deux peuvent aussi tre faux. Parvenu ce troisime stade, vous n'attacherez aucune importance au fait que ces deux opinions diff-rent, car cela ne veut finalement rien dire, chacun se tenant alors, en quelque sorte, sur la pointe de son propre

  • Premire confrence 23

    jugement. Celui qui est devenu sage vitera ce stade de se prononcer, mme s'il pense avoir raison. Il retiendra son jugement, ne serait-ce qu' titre d'exprience, d'preuve. Mais supposez maintenant que quelqu'un vous dise une chose aujourd'hui et le contraire deux mois plus tard. L vous pouvez faire abstraction de vous-mmes; vous n'avez rien voir avec les deux faits. Quand vous les laissez agir sur vous, vous n'avez besoin d'en contredire aucun, car ils se contredisent mutuellement. Le jugement vient du monde extrieur, pas de vous. C'est alors seulement que le sage se formera un jugement.

    On ne comprendra jamais la manire dont Goethe, par exemple, a conduit ses travaux scientifiques si l'on ignore ce principe de sagesse d'aprs lequel ce sont les choses elles-mmes qui doivent juger. Goethe, comme je l'ai montr dans mon introduction ses oeuvres scientifiques, prtendait que l'on ne devrait jamais mettre de juge-ments, d'hypothses en ce qui concerne les phnomnes extrieurs; car les faits eux-mmes sont les thories', ils rvlent eux-mmes leurs ides quand on s'est rendu assez mr pour les laisser agir sur soi de la faon juste. Ce qui importe, ce n'est donc pas de pressurer son me pour savoir ce qu'on tient pour juste, mais de mrir, afin d'ac-cueillir le jugement issu des faits eux-mmes. Il ne faut pas faire du penser un juge des choses, mais un instrument pour l'expression des choses. Voil ce qui s'appelle se mettre l'unisson des choses.

    Puis, une fois atteint ce troisime stade, il ne faut toujours pas que le penser veuille ne s'appuyer que sur lui-mme. Un autre tat d'me doit intervenir, le plus lev de ceux qui mnent la vrit. C'est l'tat que le mot acceptation dpeint le mieux. L'tonnement, la vnration, l'accord plein de sagesse avec les phnomnes du monde, l'accep-tation de l'ordonnance du monde, tels sont les degrs par

  • 24 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    lesquels nous devons passer, et qui doivent toujours accompagner notre penser, ne jamais l'abandonner lui-mme, sans quoi il parviendra seulement ce qui est exact, mais pas ce qui est vritable. Arrtons-nous ici ; travers l'tonnement, la vnration, l'accord avec les phnomnes du monde, nous en sommes arrivs ce que nous avons appel l'acceptation, sans encore l'expliquer. Nous y reviendrons dans la prochaine confrence en rpondant d'autre part une question que nous avons dj souleve : Pourquoi suffit-il de faire de soi un pur intellectuel pour pouvoir rfuter la science de l'esprit? Voici deux questions avec lesquelles nous voulons continuer avancer demain.

  • DEUXIME CONFRENCE Hanovre, 28 dcembre 1911

    Nous en tions arrivs hier considrer un tat d'me que nous avons appel l'acceptation et qui nous est apparu comme le plus lev qu'il faille atteindre pour que le pen-ser, ce qu'on appelle la connaissance dans un sens ordi-naire, pntre dans la ralit, entre en contact avec ce qui est vraiment la ralit. En d'autres termes, un penser qui se serait lev des tats de l'me o nous serions passs par l'tonnement, par la vnration de celui qui s'adonne au monde rel, et ensuite par l'accord plein de sagesse avec les phnomnes, ne pourrait pourtant pas atteindre le rel tant qu'il n'aurait pas russi s'lever jusqu'aux rgions o l'me connat l'acceptation. Or cette acceptation ne peut s'acqurir que si l'on se rappelle sans cesse, de faon tout fait nergique, que le penser seul n'a aucune valeur dter-minante et si l'on s'efforce d'veiller en soi cette impres-sion : Tu ne dois pas attendre de ton penser qu'il t'apporte la connaissance de ce qui est vrai, mais seulement qu'il t'duque ! Il est extrmement important de se rendre compte que le penser nous duque. Si nous tirons de ce principe fondamental toutes ses consquences pratiques, nous surmonterons certains obstacles tout autrement qu'on ne cherche d'habitude le faire.

    Peu d'entre vous sans doute ont tudi fond le philo-sophe Kant. Du reste, ce n'est pas ncessaire. Il nous suffit de rappeler que, dans son ouvrage le plus important, La critique de la raison pure, il prouve le pour aussi bien que le contre. Prenons par exemple une phrase : Le monde a

  • 26 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    eu un commencement dans le temps.'' Ds la page sui-vante, nous en trouvons peut-tre une autre : Le monde a exist de toute ternit. Et l'appui de ces deux phrases, dont il est facile de voir qu'elles affirment deux choses exac-tement contraires, Kant apporte des preuves valables aussi bien pour l'une que pour l'autre. Il prouve, de la mme manire, tantt que le monde a eu un commencement, tantt qu'il n'a jamais commenc. Il se sert de ce qu'il appelle des antinomies pour montrer combien la connaissance humaine est limite dans ses possibilits, et qu'elle aboutit ncessairement ce genre de dmonstration contradictoire. Certes, tant qu'on est d'avis que, soit en pensant, soit en laborant des concepts ou soit encore en rflchissant propos de certaines expriences, on peut parvenir la vrit, c'est--dire s'accorder avec une ralit objective quelconque, il est videmment trs grave de dcouvrir qu'on peut la fois prouver une chose et son contraire. Comment esprer en effet parvenir alors la vrit au moyen d'une dmonstration quelconque ? Mais, si l'on s'est habitu l'ide que le penser ne se prononce pas sur la ralit lorsqu'il s'agit des questions essentielles, si l'on s'est vertu ne voir en lui qu'un moyen pour devenir plus sage, un moyen de prendre en main sa propre ducation vers la sagesse, le fait qu'on puisse prouver une fois une chose, une fois l'autre, n'a plus rien de gnant. On constate alors trs vite, que si l'on peut travailler et s'duquer soi-mme de faon aussi libre au moyen des concepts et des ides, c'est justement parce que, dans l'laboration des concepts, la ralit n'entre pas en jeu. Si l'on tait sans cesse corrig par la ralit, on n'aurait pas dans l'laboration des concepts un moyen de s'duquer librement. Dites-vous bien que si l'laboration de nos concepts est pour nous un moyen d'ducation si efficace, c'est parce que jamais la ra-lit ne vient perturber cette libre laboration des concepts.

  • Deuxime confrence 27

    Qu'est-ce que cela signifie ? Que serait exactement cette perturbation apporte par la ralit la libre laboration des concepts ? Nous pouvons un peu nous le reprsenter en comparant notre penser humain avec le penser divin, tout d'abord titre d'hypothse, mais nous verrons que cela peut ne pas rester une simple hypothse. Nous ne pouvons en effet pas concevoir que le penser divin puisse n'avoir rien voir avec la ralit ; nous sommes au contraire bien convaincus qu'il est en prise avec cette ra-lit. Encore une fois, ne prenons cela qu' titre de simple hypothse. Il s'ensuit que lorsque l'homme fait une erreur de pense, ce n'est pas trs grave, car ce n'est aprs tout qu'une faute de logique. Ds qu'il l'a reconnue, il peut corriger cette erreur ; il a pu ainsi gagner en connaissance de soi et en sagesse. Mais il en est autrement du penser divin : s'il est juste, quelque chose devient une ralit; s'il est faux, par contre, quelque chose est dtruit, ananti. Si donc nous possdions un penser divin, nous provoque-rions des effets destructeurs, tout d'abord dans notre corps astral, puis dans notre corps thrique et de l dans notre corps physique, toutes les fois que nous aurions une ide fausse ! Si nous tions en possession d'un penser divin, agissant, si notre penser tait en rapport avec la ra-lit, une erreur de jugement aurait pour rsultat d'engen-drer dans une partie quelconque de notre tre un lger processus de desschement, d'ossification. Alors bien peu d'erreurs nous seraient permises, car l'homme en aurait bientt commis tellement qu'il desscherait compltement son corps, et que celui-ci se dsagrgerait. Le corps humain ne tarderait pas tre d'une extrme friabilit si les erreurs de pense se transposaient dans la ralit. En fait, nous ne nous maintenons dans la ralit que parce que notre pen-ser ne pntre pas dans cette ralit! Nous en sommes pr-servs. Nous pouvons, en pensant, commettre faute sur

  • 28 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    faute et rectifier ensuite nos erreurs, grce quoi nous nous duquons et devenons plus sages, sans que nos fautes aient eu d'effets destructeurs. Si nous nous imprgnons de plus en plus de la force morale qui rsulte d'une pareille ide, notre me arrivera cette acceptation qui nous mne finalement, lorsqu'il s'agit de s'informer sur des faits ext-rieurs, dans les moments dcisifs de la vie, ne plus du tout utiliser le penser.

    Voil qui est singulier, n'est-ce pas ? Il semble tout d'abord que ce soit impossible raliser. Et pourtant, si ce n'est pas ralisable d'une faon absolue, c'est possible dans une certaine mesure. Il est vident que, faits comme le sont les humains, ils ne peuvent pas se dfaire de leur habi-tude d'mettre des jugements sur toute chose. Il leur faut porter des jugements nous reviendrons sur ce point ne serait-ce que pour la vie pratique, qui, dire vrai, ne va pas jusqu'au trfonds de la ralit. Nous devons juger, mais une sage ducation de nous-mmes devrait nous apprendre la circonspection avant que nous ne tenions pour vrai le jugement que nous portons. Nous devrions sans cesse nous efforcer de regarder en quelque sorte par-dessus notre paule et nous rappeler que l o nous appli-quons notre perspicacit, nous nous heurtons partout l'incertain et que nous pouvons constamment nous trom-per. Cela porte un coup ceux qui croient leur scurit menace s'ils doivent mettre en doute le jugement qu'ils portent sur le moindre fait et le moindre vnement. Combien de gens considrent comme essentiel, lorsque quelque chose se passe, d'mettre leur opinion ! Je pense ceci, je ne crois pas cela, ou bien lorsqu'ils voient quelque chose : Ceci me plat, cela me dplat, etc. Si l'on ne veut pas faire partie de ces gens tellement srs d'eux, il faut donc se dfaire de cette habitude pour diriger vers la ra-lit toute la vie de l'me. Il s'agit de dvelopper en soi un

  • Deuxime confrence 29

    tat d'esprit tel qu'on puisse se dire : Il faut bien que je vive, donc il faut bien que je juge, mais je ne porterai de jugement personnel que dans la mesure o la vie courante l'exige, pas pour connatre la vrit. Pour savoir ce qui est vrai, par contre, je prendrai toujours soin de regarder par-dessus mon paule et de mettre en doute jusqu' un cer-tain point tout jugement que j'mettrai.

    Mais alors, comment nous faire une ide de ce qui est vrai, si nous ne devons pas juger ? Nous y avons dj fait allusion hier : il faut laisser parler les choses, les laisser rvler leurs secrets, devenir davantage passif leur gard. Bien des problmes pourraient tre vits si les gens ne jugeaient pas et laissaient les choses exprimer leurs secrets. On peut apprendre chez Goethe, ce laisser parler les choses de la plus merveilleuse faon. L o il veut dcouvrir la vrit, il s'interdit tout jugement, pour laisser les choses elles-mmes dire ce qu'elles sont. Supposons que quelqu'un juge et que quelqu'un d'autre laisse parler les choses. Prenons un exemple concret. Le premier voit un loup et il le dcrit. Il s'aperoit qu'il existe d'autres ani-maux semblables et parvient ainsi au concept gnral de loup. Il peut alors continuer de juger et se dire : Dans la ralit, il n'y a que des loups particuliers, et le concept que je me fais du loup est n dans mon esprit. Le loup en tant que tel n'existe pas. Dans le monde, il n'existe que des loups particuliers. Un tel homme en arrivera facilement penser qu'on n'a jamais faire qu'avec des tres particu-liers, et que le concept gnral, l'ide, cette image gnrale du loup, n'a aucune ralit. Voil quelles reprsentations se ferait un homme qui se contente de juger. Quant l'autre, celui qui laisse parler la ralit", que pensera-t-il de cet l-ment invisible qui est dans le loup, comme dans chaque loup, et qui caractrise l'ensemble des loups ? Celui-l dira peu prs ceci : Je vais comparer un agneau et un loup. Je

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    ne veux pas juger, mais simplement laisser parler les faits. Supposons donc que ceux-ci se prsentent lui de faon claire et vidente : le loup mange l'agneau. a, c'est clair. Notre homme se dirait alors : Eh bien, l'agneau qui, il y a quelques instants encore, courait ici et l, est maintenant dans le loup. Il s'est fondu dans le loup.

    Vous remarquez quel point cette faon d'observer les choses fait apparatre que la nature loup est une ralit. Car on pourrait se figurer que, si le loup tait priv de toute autre nourriture et ne mangeait que de l'agneau, il devrait peu peu n'y avoir en lui que de l'agneau. Or en fait, il ne devient jamais un agneau, mais reste toujours un loup. Ceci montre clairement, si nous jugeons prsent correctement, que l'lment matriel n'est pas simplement capt dans le loup par un concept sans ralit. Lorsque nous nous laissons instruire par ce que nous rvlent les faits extrieurs, il s'avre que, outre l'lment matriel que nous avons devant nous, le loup est encore quelque chose de tout fait rel qui dpasse cet lment matriel, et qu'ainsi ce qu'on ne voit pas est, au plus haut point, une ralit. Car c'est ce qui ne devient pas entirement matire qui fait qu'un loup reste un loup et ne devient jamais un agneau, bien qu'il ne se nourrisse que d'agneaux et que ce qui est perceptible aux sens soit pass, des agneaux, en lui.

    Il est difficile de bien comprendre la diffrence qu'il y a entre le fait de juger et celui de se laisser instruire par la ralit. Mais quand on l'a comprise, quand on n'applique son jugement que pour rpondre aux ncessits de la vie pratique et qu'on se laisse instruire par les choses pour atteindre la ralit, on parvient peu peu l'tat d'me qui nous dit ce qu'est l'acceptation. Cette acceptation est l'attitude de quelqu'un qui ne recherche pas partir de lui-mme la vrit, mais qui attend que les choses la lui rv-lent et sait patienter jusqu' ce qu'il soit assez mr pour

  • Deuxime confrence 31

    recevoir cette rvlation. Le jugement veut, chaque pas, atteindre la vrit ; l'me acceptante, quand elle, ne travaille pas en vue d'accder par la force telle ou telle vrit. Elle travaille sur elle-mme, sa propre ducation, et attend tranquillement jusqu'au moment o, un cer-tain degr de maturit, elle pourra s'tre entirement pn-tre de la vrit manifeste par les choses. Travailler sagement sa propre ducation avec une patience qui veut nous mener de plus en plus loin, voil l'tat d'me de celui qui accepte.

    Voyons maintenant quels sont les fruits de cette accep-tation de l'me. quoi arrivons-nous du fait que notre penser a progress de l'tonnement la vnration, puis au sentiment d'tre l'unisson de la ralit et enfin l'tat d'acceptation ? Lorsque nous considrons le monde des plantes, sa verdure et les couleurs varies de ses fleurs, l'azur du firmament, la lumire dore des toiles, lorsque, sans en juger par nous-mmes, nous laissons se rvler la ralit des choses et que nous sommes parvenus l'tat d'acceptation, les choses du monde sensible deviennent diffrentes de ce qu'elles taient auparavant ; nous dcou-vrons alors dans le monde des sens quelque chose qu'on ne peut qualifier que d'un terme tir de la vie de notre me. Supposons que, sur mon dessin, la ligne a-b reprsente le monde des sens, le monde fait de toutes les choses qui se rvlent nous (voir dessin p. 38). Supposez que vous soyez ici, en c : vous regardez ce monde des sens qui s'tend comme un voile devant vous. Les sons qui agissent sur l'oreille, les couleurs et les formes que peroivent les yeux, les parfums et les gots qui touchent les autres organes, les sensations de dur et de mou, tout cela, je le reprsente par la ligne a-b. Cette ligne, c'est le monde des sens. Dans la vie courante, nous vivons dans ce monde sensible et nous y appliquons notre facult de jugement. Comment

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    naissent en effet les sciences extrieures ? Du fait que ces sciences approchent le monde sensible et que, par diverses mthodes, elles cherchent dcouvrir quelles lois le rgis-sent. Mais nos considrations prcdentes viennent de nous montrer qu'on n'entre pas ainsi dans le monde de la ralit, parce que le jugement n'est pas un guide et que le seul moyen de s'lever jusqu'au rel, c'est d'duquer son penser travers l'tonnement, la vnration et ainsi de suite. C'est alors seulement que le monde des sens se trans-forme et devient quelque chose d'absolument nouveau. Il est important que nous atteignions ce quelque chose de nouveau si nous voulons, tant soit peu, connatre l'essence du monde sensible.

    Imaginons qu'un homme dans l'me duquel s'est dve-lopp un degr lev l'tat d'acceptation se trouve devant une prairie verte dans toute sa fracheur. Les diff-rentes nuances de l'herbe ne ressortent pas tout d'abord dans l'ensemble, il ne voit que la fracheur de cette cou-leur verte. Cet homme dont l'me a vraiment acquis un haut degr d'acceptation ne pourra faire autrement qu'prouver, au plus profond de lui-mme, en observant cette prairie, une impression d'quilibre. Mais un qui-libre plein de vie, comparable au ruissellement harmo-nieux, rgulier, de l'eau. Il ne pourra faire autrement qu'voquer cette merveilleuse image. De mme, chaque impression de got, d'odeur, il prouvera en lui comme une activit intrieure. Il n'y a pas de couleur, il n'y a pas de son qui ne lui dise quelque chose. Tout lui parle, et cela de telle faon qu'il prouve la ncessit d'y rpondre, non pas par un jugement personnel mais par son activit intrieure. Bref, cet homme en arrive ceci, que le monde sensible tout entier se dvoile lui comme quelque chose qu'il ne peut pas qualifier autrement qu'en disant : C'est de la volont. Tout est volont

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    vivante et agissante dans ce qui se prsente lui comme monde des sens. Comprenez-moi bien : lorsqu'on a acquis un degr lev d'acceptation, on dcouvre que tout, dans l'univers sensible, est de la volont agissante. C'est pour-quoi on trouvera dsagrable, par exemple, de croiser dans la rue une personne habille d'une couleur criarde. On ne pourra pas s'empcher de ressentir que cette couleur heurte tout ce qui l'entoure. Par une volont dont on res-sent partout l'existence, on est li au monde tout entier, et par le fait mme de cette union, on se rapproche de la ra-lit. Le monde des sens devient alors comme un ocan de volont, d'une volont infiniment diffrencie. Mais alors, ce qui nous apparat d'ordinaire sous forme d'tendue nous semble maintenant avoir une certaine paisseur. C'est comme si on voyait et entendait derrire la surface des choses, partout, de la volont en mouvement. Pour ceux qui ont lu Schopenhauer'', je fais remarquer que celui-ci n'a pressenti cette volont active que dans le monde des sons, c'est pourquoi il dcrit la musique comme l'effet des actions diffrencies de l'lment volon-taire. Mais en ralit, dans le monde des sens, tout est de la volont agissante pour celui qui est parvenu cet tat d'acceptation.

    Et lorsque l'homme a appris ainsi sentir partout dans le monde des sens la prsence de cette volont agissante, il peut aller plus loin. Il peut traverser le monde sensible et pntrer jusqu'aux secrets qui, sinon, se drobent d'abord lui.

    Pour comprendre ce qui doit venir maintenant, il faut se demander : Comment sait-on quelque chose du monde sensible ? La rponse est simple : Par nos organes des sens, par notre oreille pour ce qui est du monde sonore, par notre oeil pour ce qui est des couleurs et des formes, etc. L'homme ordinaire laisse le monde sensible agir sur lui et

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    se fait un jugement. L'homme parvenu l'tat d'accepta-tion laisse tout d'abord le monde sensible agir sur ses sens, mais ensuite il ressent comment, de toutes choses, affluent vers lui les flots de la volont agissante. C'est comme s'il nageait avec les choses, dans un ocan fait de cet actif vou-loir. nomme qui, devant les choses, ressent cette volont agissante, est alors tout naturellement pouss vers un degr suprieur de son volution. Du fait qu'il a gravi les degrs prparatoires dont nous avons parl : accord avec la sagesse universelle, vnration, tonnement, il apprend peu peu parce que ces trois tats agissent dans celui qui est atteint en dernier, l'acceptation se fondre dans les choses par son corps thrique, qui est derrire son corps physique. Dans la volont agissante, l'homme s'unit d'abord aux choses par ses organes sensoriels, c'est--dire par son corps physique. Quand nous voyons, entendons, gotons, etc., nous nous soumettons vraiment aux choses, et nous res-sentons leur volont qui s'coule travers notre oeil, notre oreille..., si bien que nous nous sentons en correspondance avec elles. Mais derrire l'oeil physique, il y a le corps th- rique de et derrire l'oreille physique le corps th- rique de l'oreille. Nous sommes totalement imprgns de notre corps thrique. Par la volont agissante, le corps physique peut s'unir aux choses du monde sensible, et il en est de mme pour le corps thrique. Et quand son corps thrique fusionne avec les choses, l'homme parvient une toute nouvelle faon de voir le monde. Le monde se trans-forme pour lui, dans une mesure bien plus grande que lors-qu'il progresse de l'apparence sensible jusqu' la volont agissante. Quand on se fond dans les choses avec son corps thrique, on ne peut laisser tels quels les reprsentations et les concepts qu'on s'en faisait. Ceux-ci se transforment.

    Prenons un exemple : supposons qu'un homme dont l'me est passe par le stade de l'acceptation ait devant lui

  • Deuxime confrence 35

    une feuille verte pleine de sve, et qu'il tourne vers elle son regard intrieur. Il ne peut pas la considrer seulement telle qu'elle est, mais il sent, au moment o il la regarde, qu'elle se dveloppe au-del d'elle-mme, qu'elle a en elle la possi-bilit de devenir autre chose. Nous savons qu'une fois que la plante a termin sa croissance en hauteur, il en sort des ptales colors. Toute la plante est en somme une feuille mtamorphose.'3 Vous pouvez en faire l'exprience en vous appuyant sur les travaux scientifiques de Goethe. Celui qui regarde une feuille voit qu'elle n'est pas termine, qu'elle veut sortir d'elle-mme. Il voit plus que ce que cette feuille lui montre. Elle l'impressionne de telle faon qu'il ressent en lui-mme comme une vie bourgeonnante. C'est comme s'il croissait avec elle. Mais supposons qu'il regarde un morceau d'corce dessche. Il ne pourra s'unir cette corce qu'en prouvant une sorte de sentiment de mort. Dans l'corce dessche, il voit moins que ce qu'elle montre rellement. Celui qui ne voit que l'apparence sensible de l'corce peut l'admirer, elle peut lui plaire, mais alors il ne voit pas son racornissement, ce qui transperce pour ainsi dire l'me et l'emplit d'une pense de mort.

    Il n'y a pas la moindre chose au monde qui ne puisse provoquer un sentiment de croissance, de devenir, de bourgeonnement, ou au contraire de dprissement, de dcomposition, chez celui qui vit une telle union de son corps thrique avec le monde extrieur. On voit l'int-rieur mme des choses. Supposons qu'un homme par-venu l'tat d'acceptation et qui pousse plus loin cette ducation de lui-mme, porte son attention sur le larynx humain ; celui-ci lui apparatra sous un jour tout fait remarquable. Il verra que cet organe se trouve au dbut de son devenir et qu'il a devant lui un grand avenir. C'est le larynx qui, rvlant lui-mme sa propre vrit, nous dit qu'il est comme une graine. Ce n'est pas un

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    fruit, ce n'est pas quelque chose qui se dessche, c'est une graine. Et il viendra un moment dans l'volution humaine on le sait directement par ce que montre le larynx o il sera compltement transform'', o, au lieu que l'homme n'en fasse sortir, comme actuellement, que des paroles, il en natra d'autres hommes. Le larynx est le futur organe de la reproduction, de la naissance. Actuellement l'homme engendre la parole grce au larynx, mais ce dernier est aussi l'bauche, le germe, d'un organe qui se dveloppera l'avenir afin de pou-voir, une fois spiritualis, engendrer l'homme, l'homme tout entier. Voil ce qu'exprime directement le larynx si on lui laisse dire ce qu'il est. D'autres organes du corps nous montrent au contraire qu'ils ont depuis longtemps dpass leur point culminant et qu' l'avenir, ils ne se trouveront mme plus dans l'organisme humain.

    Vous voyez que ce qui, l'avenir, doit devenir et se dvelopper, ou bien aller en dclinant et mourir, se rvle directement une pareille vision. Lorsque nous sommes parvenus cette union du corps thrique avec le monde de la ralit, nous constatons que la vie bourgeonnante et la dcomposition, le dprissement, sont deux choses qui s'enchevtrent partout. Il y a l une dure, trs dure preuve pour l'homme qui progresse quelque peu. Car tous les tres se font alors connatre lui de telle faon que cer-taines choses en eux lui donnent un sentiment de crois-sance et de bourgeonnement, alors que d'autres lui font l'effet d'aller en dprissant. C'est par ces deux forces essentielles que se rvle tout ce que nous voyons derrire le monde sensible. Ce monde, c'est celui que l'occultisme appelle le monde du natre et du dprir. Derrire le monde sensible, le regard plonge donc dans ce monde du natre et du dprir, au-del duquel se trouve la sagesse agissante.

  • Deuxime confrence 37

    Derrire la volont agissante, la sagesse agissante! Je dis bien sagesse agissante, pour la bonne raison que la sagesse que l'homme introduit habituellement dans ses ides est de la sagesse pense, et non pas agissante. Celle que l'homme acquiert lorsqu'il regarde au-del de la volont agissante est lie aux choses. Dans le domaine des choses, l o s'exerce la sagesse agissante, ses effets sont manifestes, elle est vraiment prsente. L o elle se retire en quelque sorte de la ralit, il en rsulte la mort. L o elle pntre apparat le devenir, la vie qui bourgeonne et crot. Or ce monde que nous regardons ainsi et qu'en somme nous pouvons appeler le deuxime monde, nous pouvons le dlimiter et dire: Nous regardons d'abord le monde des sens appelons le A et celui de la sagesse agissante, B, qui est derrire le monde des sens. C'est de ce dernier que provient la substance de notre corps thrique. La sagesse agissante que nous voyons au-dehors, nous la voyons aussi dans notre corps thrique. Et dans notre corps physique, nous ne voyons pas seulement l'apparence sensible, mais aussi de la volont agissante comme il y en a partout dans le monde des sens (voir dessin p. 38).

    Ce qu'il y a de singulier, c'est que si, ayant atteint l'tat d'acceptation, nous rencontrons quelqu'un et que nous le regardons, la couleur de sa peau ne nous apparat plus seu-lement comme rose, jauntre ou verdtre, mais de telle faon que nous nous unissons cette couleur, la ralit, et la volont agissante qui s'y trouve. Tout ce qui vit dans cette personne semble se projeter vers nous travers la cou-leur de ses joues. Et les gens simplement disposs remar-quer ce teint rose diront que c'est l le signe d'une bonne sant. En fait, c'est l'homme mme que l'on rencontre en voyant en lui de la volont agissante. Nous pouvons donc dire, en nous reportant notre dessin, que notre corps phy-sique je le reprsente par un premier cercle provient du

  • 38 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    monde que nous dsignerons par monde A, le monde de la volont agissante, alors que notre corps thrique, que je reprsente par un second cercle, est tir du monde B, du monde de la sagesse agissante. Ceci vous montre quel rapport il y a d'une part entre le monde de la sagesse agissante qui s'tend au-dehors et notre corps thrique et, d'autre part, entre le monde de la volont agissante qui s'tend aussi au-dehors et notre corps physique.

    Pour la vie ordinaire, le pouvoir de connatre ce rapport a t refus l'homme. Sur mon dessin il y a un rapport immdiat entre le monde extrieur sensible et notre corps physique, entre le monde de la sagesse agissante et notre corps thrique. Ces liens existent, mais l'homme n'a sur eux aucune influence. Ils lui chappent. Comment cela se fait-il ? Il y a pourtant une circonstance o nos penses et les jugements que nous formons dans notre me ne sont pas aussi inoffensifs pour notre propre ralit que dans la vie journalire.

    D'ordinaire, lorsque nous sommes veills, des divini-ts bienfaisantes font en sorte que nos penses n'agissent

  • Deuxime confrence 39

    pas trop dangereusement sur notre propre ralit. Elles nous ont privs du pouvoir que nos penses pourraient avoir sur nos corps physique et thrique. Sans quoi tout irait bien mal dans le monde. Si j'insiste encore l-des-sus nos penses avaient vraiment dans notre monde humain la force qu'ont rellement les penses divines, l'homme provoquerait en lui-mme un lger processus de mort chacune de ses erreurs et il serait bientt dessch. Et que dire d'un mensonge! Si, chacun de ses men-songes, l'homme voyait se consumer la partie correspon-dante de son cerveau, comme ce serait le cas s'il pntrait vritablement dans le monde, il verrait combien de temps son cerveau rsisterait! Des dieux bons ont t notre me le pouvoir d'agir sur nos corps physique et thrique. Mais il ne peut pas en tre toujours ainsi. Si vraiment notre me n'avait pas la moindre action sur notre corps physique et notre corps thrique, nous serions bientt au bout des forces qui s'y trouvent et notre vie ne durerait pas long-temps. Comme nous le verrons au cours des prochaines confrences, il y a dans cette me des forces qui doivent passer dans le corps physique et le corps thrique, qui en ont besoin. C'est pourquoi il faut qu' certains moments des courants de forces s'coulent de notre me dans le corps thrique et le corps physique. C'est ce qui se passe pendant la nuit, lorsque nous dormons. Par le dtour du Je et du corps astral, les courants de forces dont nous avons besoin pour chasser la fatigue nous viennent alors de l'univers. Tel est le rapport vivant qui unit le monde de la volont et celui de la sagesse nos corps physique et th-rique. C'est en effet dans ces mondes que disparaissent pendant le sommeil le corps astral et le Je. Ils y pntrent et y constituent des centres d'attraction pour les sub-stances qui doivent maintenant se dverser du monde de la sagesse dans le corps thrique et du monde de la

  • 40 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    volont dans le corps physique. Cela doit se passer pen-dant la nuit. Si, ce moment-l, l'homme restait conscient, vous verriez comment se passerait cet coule-ment de force en lui ! Si, de faon gnrale, il restait conscient, avec toutes ses erreurs, ses dfauts, tout le mal qu'il commet dans le monde, il en rsulterait un pige bien trange pour les forces qui devraient alors se dverser en lui. Ce qu'il introduirait dans son corps thrique et son corps physique partir de son Je et de son corps astral, en provenance des mondes de la sagesse agissante et de la volont agissante, y provoquerait d'horribles destructions.

    C'est pourquoi des dieux bienfaisants ont pris soin que nous ne puissions pas tre consciemment prsents lorsque, pendant la nuit, les bonnes forces doivent se dverser dans notre organisme. Pour cela, ils ont attnu la conscience de l'homme qui dort, afin qu'il ne puisse pas agir et cor-rompre par ses penses ce que, sans cela, il endommagerait certainement. De toutes les expriences que nous pouvons faire en nous levant vers les mondes suprieurs, en avan-ant par un travail consciencieux sur le chemin de la connaissance, c'est la plus douloureuse. Dans le livre Comment parvient-on des connaissances des mondes sup-rieurs? 15, vous pouvez voir comment la vie nocturne, la vie pendant le sommeil, peut tre un moyen pour passer du monde de la ralit extrieure aux mondes suprieurs. Quand l'homme, accdant au monde de l'imagination, commence voir sa conscience de sommeil s'clairer de connaissance et d'exprience, il doit prendre garde de bien exclure de sa conscience tout ce qui pourrait tre une source de destruction pour ses corps physique et th-rique. C'est l ce qui rend ncessaire de vraiment bien se connatre lorsqu'on entreprend cette ascension vers les mondes suprieurs. Or, quand on se connat bien, on cesse en gnral de s'aimer. L'amour de soi qui existe toujours

  • Deuxime confrence 41

    chez celui qui n'est pas parvenu se connatre lui-mme car c'est une illusion de croire qu'on ne s'aime pas, on s'aime plus que tout au monde , cet amour de soi doit tre domin pour qu'on puisse s'exclure soi-mme. Il faut, au cours de cette ascension, pouvoir se dire : Tel que tu es prsent, tu dois te mettre en retrait. C'est dj beaucoup d'avoir atteint l'tat d'acceptation, mais il faut aussi ne plus s'aimer soi-mme. Il faut donc tre capable de se dire : Tu dois te mettre en retrait, car si tu ne sais pas car-ter tout ce que tu aimes tant en toi, tes mesquineries, tes erreurs, tes prjugs, tes sympathies et tes antipathies, etc., lorsque tu t'lveras vers les mondes suprieurs, des forces se mleront ce qui doit te pntrer pour que tu puisses devenir clairvoyant. Ces forces s'attaqueraient alors au corps physique et au corps thrique. Autant d'erreurs, autant de processus de destruction. Tant que pendant le sommeil nous n'avons aucune conscience, tant que nous ne sommes pas capables de nous lever jusqu'au domaine de la clairvoyance, des dieux bons nous prot-gent, afin que les courants venant des mondes de la volont et de la sagesse agissantes ne se dversent pas dans nos corps physique et thrique. Mais lorsque nous le-vons notre conscience jusque sur le plan de la clair-voyance, aucun dieu ne nous protge plus car la protection qu'ils nous donnent consiste justement nous enlever toute conscience , et c'est alors nous-mmes qui devons rejeter nos prjugs, nos sympathies, nos antipa-thies, etc. Nous devons carter tout cela, car s'il nous reste encore de l'gosme, des dsirs personnels, si nous en sommes encore porter tel ou tel jugement venant de ce qu'il y a de personnel en nous, nous nuirons notre sant, c'est--dire nos corps thrique et physique, ds que nous nous dvelopperons en nous levant dans les mondes suprieurs.

  • 42 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    Il est d'une extrme importance que nous voyions bien ce qu'il en est. Nous pouvons comprendre quel point il est essentiel pour l'homme que toute influence sur ses corps thrique et physique lui soit te pendant sa vie diurne, du fait que ses penses, telles qu'il les conoit dans son corps physique et son corps thrique, n'ont rien faire avec la ralit, que ces penses restent inoprantes et ne peuvent donc rien occasionner de dterminant en ce qui concerne la ralit. La nuit, elles peuvent dj entra-ner quelque chose de dcisif. Toute pense fausse dtrui-rait notre corps physique ou thrique. Nous verrions alors apparatre nos yeux tout ce qui vient d'tre dcrit. Le monde sensible nous apparatrait comme un ocan de volont agissante, et derrire, m par cette volont, exci-tant ou calmant cette volont, nous contemplerions la sagesse qui difie le monde. Nous verrions ce monde sus-citer dans son flux et reflux tantt la naissance et la vie, tantt le dclin et la mort. C'est dans le monde vritable que nous plongeons alors le regard, le monde de la volont agissante, celui de la sagesse agissante, celui du natre et du dprir, des naissances perptuelles et des morts perp-tuelles. Ce monde qui est le ntre, il est important de le connatre. Car une fois qu'on le connat, on y trouve un prcieux moyen de parvenir une acceptation qui s'lve de plus en plus haut. On se sent de plus en plus engag dans le courant des naissances et des morts continuelles. On sait que, quoi qu'on fasse, on est dans quelque chose qui nat et quelque chose qui meurt. Et quand une chose est bonne, l'homme n'en dit plus seulement qu'elle est bonne et qu'elle lui inspire de la sympathie. Non, il en vient maintenant savoir que le bien, dans l'univers, est quelque chose qui cre, qui signifie partout le monde du commencement. Du mal, il sent que c'est la dcomposi-tion qui se rpand. Il fait alors un pas important vers une

  • Deuxime confrence 43

    nouvelle conception de l'univers o il ne pourra plus res-sentir le mal autrement que sous l'aspect de l'Ange exter-minateur, l'Ange de la mort avanant travers le monde, et le bien comme le crateur qui fait perptuellement natre les choses dans le monde, qu'elles soient grandes ou petites. La science de l'esprit peut ainsi permettre celui qui a compris ce qui vient d'tre dit d'approfondir la conception qu'il se fait de l'univers, d'acqurir le senti-ment que le domaine du bien et celui du mal ne sont pas seulement tels qu'ils nous apparaissent dans la maya ext-rieure o nous en jugeons de telle faon que nous trouvons seulement l'un sympathique et l'autre antipathique. Non, le domaine du bien, c'est celui de tout ce qui est crateur, et le mal, c'est l'Ange exterminateur qui parcourt le monde arm de sa faux. Chaque fois que nous faisons le mal, nous venons en aide l'Ange exterminateur, nous prenons nous-mmes sa faux et participons son oeuvre de mort et aux processus de destructions. Toute notre conception du monde se trouve consolide si nous fon-dons nos concepts sur une base spirituelle. C'est cette force que, partir de maintenant, l'humanit doit prendre en elle et faire passer dans le dveloppement de la culture, car les hommes en auront besoin l'avenir. Jusqu'ici, des dieux bienfaisants ont pris soin des hommes, mais dsor-mais, dans notre cinquime poque postatlantenne, le temps est venu o les destins, o le bien et le mal, sont plus ou moins remis entre les mains de l'homme. Pour cela il est ncessaire que les hommes sachent que le bien est le principe crateur et le mal celui qui apporte la mort.

  • TROISIME CONFRENCE Hanovre, 29 dcembre 1911

    La dernire confrence nous a montr comment le corps physique de l'homme est en relation avec notre monde des sens. Nous avons vu que ce corps physique se compose de la mme substance que celle que l'on trouve dans le monde sensible extrieur, substance qui, dans sa ralit, s'est prsente nous comme de la volont. On peut donc dire que, dans le monde sensible extrieur, nous avons de la volont agissante comme nous en avons aussi dans notre corps physique. C'est dans ce sens qu'on peut dire du corps physique qu'il fait aussi partie du monde extrieur sensible. Derrire le monde sensible, nous avons dcouvert le domaine du natre et du mourir, et nous avons trouv sa vraie forme, que nous pouvons appeler la sagesse agissante. La sub-stance de cette sagesse agissante a form aussi le corps thrique humain. Et dans ce corps physique et ce corps thrique sont insrs ce que nous appelons le corps astral et le Je, car l'homme complet tel qu'il se prsente nous sur la Terre est un compos : c'est l'assemblage ordonn d'un corps physique, d'un corps thrique, d'un corps astral et d'un Je.

    Ici, nous devons introduire dans notre tude une considration peut-tre un peu difficile saisir, mais qui permettra de comprendre de faon extrmement pro-fonde le monde et l'tre humain en particulier. Au dpart, nous pouvons admettre que le corps physique, le corps thrique, le corps astral et le Je doivent tre

  • 46 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    assembls d'une certaine faon. Or celui qui peut s'ap-puyer sur la clairvoyance pour observer l'homme tel qu'il est tout simplement dans le monde en reoit une impression dont nous allons voir combien il est impor-tant de tenir compte. Il lui semble que ces quatre l-ments qui composent la nature humaine sont associs d'une faon irrgulire, de sorte qu'on peut se demander si, un moment donn, quelque drangement ne se serait pas produit dans cet assemblage. L'tude appro-fondie de l'entit humaine donne l'impression que les quatre lments qui la composent ne sont pas embots les uns dans les autres comme ils devraient l'tre. Un certain dsordre s'est gliss dans leurs rapports. C'est l'impression que l'on a. ce propos vous allez pouvoir constater, une fois de plus, que de profondes vrits sont contenues dans les traditions religieuses et occultes lors-qu'on sait les comprendre.

    Nous verrons peu peu comment ce qui nous fait l'effet d'un dsordre est exprim d'une faon mer-veilleuse dans la Bible par ces mots que Lucifer dit l'homme lorsqu'il s'efforce de l'induire en tentation : Vos yeux seront ouverts et vous saurez distinguer le bien et le mal.'6 Ces paroles sont d'une profondeur inoue. Ce qu'elles signifient, ce n'est pas seulement que les yeux seront ouverts. Les yeux reprsentent ici les sens en gnral. Si nous comprenons bien les paroles de Lucifer, nous pouvons les traduire ainsi : Tous vos sens auront un effet autre que celui qu'ils auraient si vous ne vouliez suivre que les dieux au lieu de me suivre moi, Lucifer. Sous l'influence de Lucifer, l'activit des sens prend une forme autre que celle qu'ils auraient sans cela. Il est dj trs difficile l'homme moderne de se reprsenter com-ment agissent les sens, mais si je vous explique mainte-nant comment agiraient ces sens si Lucifer n'avait pas

  • Troisime confrence 47

    introduit du dsordre dans l'assemblage des quatre constituants de la nature humaine, ce que je vais devoir dire vous semblera grotesque. Il faut bien dire certaines choses grotesques pour la bonne raison que les hommes d'aujourd'hui ne peuvent pas se figurer qu'au dbut, quelque chose d'autre que ce qu'ils vivent actuellement pu tre juste. Si de nos jours on demandait quel-qu'un quoi servent les yeux, il rpondrait, bien entendu, que les yeux servent voir, et en un sens on aurait raison de tenir pour fou celui qui rpondrait que les yeux ne servent pas voir! Pourtant, en ralit, les yeux humains n'ont nullement t destins voir ds l'origine de l'volution terrestre. Ils ne sont parvenus voir comme ils voient aujourd'hui qu'aprs la tentation lucifrienne. Ce qui fait la force de vision chez l'homme ne devait pas, l'origine, pntrer l'oeil et aller vers l'ex-trieur, vers ce qu'on appelle les choses. Cette force devait seulement s'approcher jusqu' l'oeil et, lors de chaque acte visuel, si l'homme avait respect les inten-tions divines initiales, il aurait pris directement conscience de son oeil. Il ne devait pas voir un objet extrieur, mais ressentir son propre oeil. Il devait prendre conscience de l'activit qui s'exerce dans l'oeil lui-mme'', alors qu'aujourd'hui il n'en est pas conscient et ne prend conscience que de ce qui rsulte de l'activit oculaire. Il prend conscience de ce qui se prsente lui en tant qu'objet extrieur. Mais il aurait d prouver une impression de vision bien plus tt, dans sa vision mme, et non pas seulement en atteignant un objet. Il aurait d prendre dj conscience de lui-mme dans son oeil, sentir l'activit de l'oeil en tant que telle.

    Cela, l'homme actuel ne peut gure le faire, en ce qui concerne son oeil, sans avoir suivi un entranement occulte spcial. Mais il peut le faire avec sa main. Il peut

  • 48 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    tout au moins faire une distinction entre l'action de sai-sir un objet avec sa main et l'action de remuer celle-ci librement, sans but, en prenant seulement conscience de l'activit qu'il exerce. Lorsque l'homme n'applique sa force visuelle qu' son oeil, il ne voit rien. Il en est ainsi pour l'homme d'aujourd'hui. Mais primitivement, ce n'est pas ainsi que les choses avaient t prvues. En considrant son oeil, son oreille ou n'importe lequel de ses organes sensoriels, l'homme aurait d avoir la facult de percevoir la volont agissante, d'y nager en quelque sorte, de la recpnnatre d'aprs la manire dont elle affectait ses organes. Pour il aurait d se passer ce qui se passe actuellement pour la main. Lorsque vous saisissez un objet, vous sentez qu'il est dur si vous avez de la peine vaincre sa rsistance, qu'il est mou si cette rsistance est faible. Mais ce que vous percevez en fait, c'est ce que vous faites avec votre main. Il aurait pu en tre de mme pour L'homme aurait pu ne sentir

    que son oeil, en prouvant comment ce dernier est direc-tement en rapport avec la volont agissante, si son corps thrique avait t convenablement imbriqu dans son corps physique.

    Mais ce n'est pas le cas : le corps thrique n'est pas uni au corps physique comme il devrait l'tre. Et ceci n'est qu'un exemple du dsordre qui existe dans l'homme. En fait, aucun des corps de l'entit humaine n'est convenablement insr dans les autres. Tout y est pour ainsi dire en dsordre. Si l'influence lucifrienne ne s'tait pas produite au point de dpart de l'volution ter-restre, l'assemblage des quatre composants de l'entit humaine et t tout autre. Et ce que je veux vous mon-trer aujourd'hui, c'est que le dsordre caus par Lucifer dans l'organisation humaine a eu des consquences tout fait particulires.

  • Troisime confrence 49

    Je voudrais d'abord m'expliquer l'aide d'un schma.

    Corps physique Corps thrique 1 - Prpondrance du corps physique sur le corps thrique:

    monde des sens

    Corps thrique Corps astral 2 Prpondrance du corps thrique sur le corps astral :

    sentiment corporel global *

    Corps astral Corps thrique 3 Prpondrance du corps astral sur le corps thrique:

    Processus vitaux organiques et physiques normaux

    Je Corps astral 4 Prpondrance du Je sur le corps astral :

    Le Je est ml au penser, ressentir et vouloir

    * ici Lucifer et Ahriman se rencontrent

    Considrons tout d'abord la relation du corps phy-sique et du corps thrique qui est insr dans ce corps physique. Si le corps thrique s'tait infiltr tout fait rgulirement dans le corps physique comme cela tait prvu l'origine par les dieux qui ont conduit l'volution, l'homme ressentirait tout autour de lui quelque chose comme un ruissellement constant de volont agissante. Ces choses sont difficiles dire du fait mme qu'elles ne se sont pas ralises ainsi ! L'homme percevrait partout de la volont agissante et diffrencie. Il pourrait tablir cer-taines distinctions entre les effets de cette volont selon qu'il orienterait consciemment ses yeux, ses oreilles ou ses autres organes vers le monde. Ces organes, dans leur

  • 50 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    diversit, ne feraient que lui donner l'occasion de perce-voir la volont de diffrentes faons, mais partout il res-sentirait de la volont qui ruisselle. Voil ce qui se passerait si, comme c'tait prvu par les dieux qui ont conduit l'volution, le corps thrique tait convenable-ment insr dans le corps physique. Or ce n'est pas le cas : le corps thrique ne pntre pas totalement dans le corps physique, de sorte qu'une partie de ce dernier a t pour ainsi dire laisse elle-mme, ce qui lui confre un certain supplment d'activit qu'il ne devrait pas avoir. C'est comme s'il y avait dans le corps physique des endroits qui ne sont pas compltement imprgns d'thrique, comme ils devraient l'tre d'aprs l'intention initiale des entits divines qui dirigent l'volution de la Terre. Et ces endroits sont justement ceux o se forment les organes des sens. De l vient la constitution actuelle de ces organes o, chose extrmement curieuse, se produisent des phno-mnes purement physiques qui sont comme exclus de l'ensemble des activits vitales.

    Vous savez qu'il y a dans l'oeil quelque chose qu'on peut comparer au fonctionnement purement physique d'une chambre noire ou d'un appareil photographique. C'est comme si une partie de l'organe ne recevait pas l'imprgnation gnrale du corps thrique. C'est effecti-vement le cas. Il en est de mme du labyrinthe de l'oreille interne o l'on retrouve quelque chose comme un clavier. Le corps thrique a t en quelque sorte repouss, et dans le corps physique se produisent des actions locales de nature purement physique o le corps thrique n'in-tervient pas. Ainsi naissent ce que nous appelons les sen-sations. Si nous pouvons prouver les couleurs, c'est parce que le corps thrique n'imprgne pas l'oeil d'une faon normale et qu'alors se produisent l'intrieur de l'organe des phnomnes purement physiques. Il en est de mme

  • Troisime confrence 51

    pour chacun des organes sensoriels : le corps physique y prdomine sur le corps thrique. Voil donc un premier fait curieux. Nous sommes amens constater une prdo-minance du corps physique sur le corps thrique. S'il n'y avait pas cette prdominance du corps physique, le monde sensible tel qu'il s'tend autour de nous n'existerait pas. L'tre humain serait uni au monde environnant de faon telle tout serait peru comme de la volont, comme un ruissellement, un flux et un reflux de volont. Si le corps physique ne prdominait pas ainsi sur le corps thrique, l'homme ne serait pas passif dans ses sensations, mais actif, comme il se sent actif lorsqu'il tend sa main. Tels sont les faits d'un puissant intrt qui se rvlent une observation suprieure, occulte, de l'entit humaine. Tout notre monde sensible repose sur le fait que le corps thrique a t repouss des organes des sens et qu'il y a dans ces organes quelque chose qui constitue en nous une enclave purement physique.

    Nous en arrivons en deuxime lieu au rapport qui unit le corps thrique au corps astral. L encore, ce rapport n'est pas ce qu'il devrait tre. Au lieu que le corps astral pntre normalement dans le corps thrique, il y a main-tenant prpondrance du corps thrique sur le corps astral, prpondrance que mme un faible degr de clair-voyance suffit vrifier. Si en effet cette prpondrance n'existait pas, l'homme ne pourrait pas pleurer, par exemple. Ds qu'on observe quelqu'un qui pleure, quel-qu'un dont les glandes lacrymales laissent s'couler leur particulire scrtion sale, on remarque que l'activit du corps thrique est trop intense par rapport celle, propre au corps astral, qui s'y trouve insre. L'homme ne parvient pas faire entrer toute sa vie astrale dans son corps th-rique. Celui-ci prdomine sur le corps astral, ce qui se manifeste par une raction du corps thrique sur le corps

  • 52 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    physique : en pressant sur ce dernier, il provoque la scr-tion des larmes. Il en est de mme de toutes les scrtions glandulaires chez l'homme. Elles reposent toutes sur une prpondrance du corps thrique sur le corps astral, sur une rupture d'quilibre dont les consquences se font sen-tir jusque dans le corps physique, de sorte qu'il en rsulte toutes les scrtions. Si les choses se passaient diffrem-ment, l'activit glandulaire n'aboutirait pas une scrtion. Si l'action du corps thrique correspondait exactement celle du corps astral, l'activit astrale serait entirement absorbe par les mouvements internes, l'action interne des glandes. Celles-ci ne scrteraient rien, leur activit s'pui-serait en elle-mme. Il n'y aurait aucune production de matire scrte. Vous le voyez, pour l'observation occulte, les consquences de la tentation lucifrienne sont normes. Si Lucifer n'tait pas intervenu dans l'ordonnance du monde, l'homme par exemple ne suerait pas veuillez m'excuser d'tre aussi direct , car au lieu du phnomne que nous connaissons, il se produirait un mouvement, une activit interne dans les organes correspondants. Les glandes n'exsuderaient rien vers l'extrieur. L'tude des rap-ports entre le corps thrique et le corps astral nous rvle donc une prpondrance du premier sur le second.

    Alors que nous avons pu faire remonter la prpond-rance du corps physique sur le corps thrique ce qu'est pour nous le monde sensible, sa nature particulire, nous pouvons dire maintenant que la prpondrance du corps thrique sur le corps astral a pour consquence le senti-ment que nous avons de nous-mmes. L'impression que nous avons de former un tout, de nous trouver dans notre corps, provient de cette prpondrance du corps thrique sur le corps astral. Le fait de pouvoir nous ressentir dans notre corps, le sentiment global que nous avons de notre corps, voil l'expression subjective de cette prpondrance.

  • Troisime confrence 53

    Si maintenant nous voulons poursuivre notre tude, ce ne doit pas tre d'une faon schmatique. Il serait en effet facile de dire qu'il y a d'abord prpondrance du corps physique sur le corps thrique, ensuite prpond-rance du corps thrique sur le corps astral et d'en conclure qu'en troisime lieu le corps astral doit son tour prdominer sur le Je. Mais ce serait construire un schma de faon intellectuelle, et procder ainsi ne mne rien. Ce n'est pas de cette faon qu'il faut continuer notre tude. Lorsqu'en effet on reoit communication de faits occultes et qu'on veut ensuite les complter d'une faon thorique, par le raisonnement, la ralit se rvle tout autre. La raison peut servir parfois pendant un moment, puis cela ne va de nouveau plus. En continuant notre tude, nous serons amens, en troisime lieu, constater une action inverse, une prpondrance s'tablissant, en sens contraire, du corps astral sur le corps thrique. Ceci nous oblige donc considrer de nouveau le rapport entre ces deux corps, et l'observation occulte dcouvre alors une prpondrance du corps astral sur le corps thrique.

    La prpondrance que nous constatons maintenant est mme celle qui a le plus d'importance pour l'tude de l'homme. On peut en effet, si l'on considre l'tre humain d'une faon grossire, matrialiste, tel qu'on le dcrit volontiers, en tout cas, dans la plupart des ouvrages mat-rialistes, ne voir en lui qu'un grand appareil de digestion, un appareil qui mange, digre et difie le corps partir des substances qu'il absorbe et transforme de mille faons. En fait, vous trouverez difficilement dans les ouvrages mat-rialistes d'autre description de l'tre humain que celle d'un appareil qui reoit de l'extrieur des substances et les la-bore pour les rpartir dans les muscles, les os, les tendons, etc. Lorsqu'on observe l'homme sans tenir compte de ce qu'il est du fait qu'il peroit un monde sensible, du fait

  • 54 LE MONDE DES SENS ET LE MONDE DE L'ESPRIT

    qu'il a des scrtions qui lui donnent le sentiment de constituer un ensemble, lorsqu'on tudie en gros le ph-nomne de la digestion, en suivant les matires ingres sur le chemin qu'elles parcourent depuis la bouche jusqu' leur assimilation par le sang et la circulation de celui-ci, on ne fait qu'observer un processus qui n'est en fin de compte que l'expression physique de la prdominance du corps astral sur le corps thrique. Vous vous rappelez que si nous considrons le monde d'un point de vue spirituel, il nous faut voir, derrire tout phnomne sensible, quelque chose de spirituel dont ce phnomne sensible n'est que l'apparence extrieure. l'arrire-plan de tous ces proces-sus grossiers de digestion et d'assimilation, nous devons voir l'action spirituelle provenant de la prpondrance du corps astral sur le corps thrique. Cette prpondrance s'exprime dans les phnomnes de la vie, phnomnes organiques, normaux, pour autant qu'ils sont de nature physique.

    Nous avons ainsi dcouvert quelque chose de trs curieux, voyez-vous, et je vous invite y rflchir srieuse-ment. Ce que le matrialisme considre souvent comme l'essentiel chez l'homme, ce qui est en tout cas de beau-coup le principal souci de la plupart des gens, c'est--dire absorber de la nourriture et la transporter ensuite aux dif-frents organes du corps, tout cela n'existe que parce que l'influence lucifrienne a caus un certain dcalage qui a lui-mme provoqu une prdominance du corps astral sur le corps thrique. C'est--dire que s'il n'y avait pas eu Lucifer au dbut de l'volution humaine et s'il n'avait pas perturb, comme nous l'avons indiqu, les rapports entre le corps astral et le corps thrique, l'homme ne pourrait pas manger et digrer, il ne pourrait pas transformer les substances comme il le fait prsent. Par consquent, ce que le matrialiste considre comme l'essentiel est un acte

  • Troisime confrence 55

    purement lucifrien. En produisant un dcalage entre le corps astral et le corps thrique, Lucifer a donn un sup-plment d'activit au corps astral,