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03 Derek Munn Une fresque // 11 Françoise Cohen Tempo // 17 François Claude-Félix QRZ Angélique // 27 Romina Doval L’homme de la voie ferrée // 37 Pierre Favory Le 16 juin 1940 // 41 Philippe Di Maria Le sablier // 45 Adriana Langer Boules Quiès // 51 Guillaume Vissac Les tics du cordon // 55 Chris Simon La langue de Laura // 67 Philippe Turin Mille anges divins, mille séraphins // 71 Marianne Brunschwig Enfin ! // 77 Myrto Gondicas La vie continue // 81 Danielle Lambert Une voiture rouge // 95 Jorge Davila Miguel La Messagère Ce numéro a été publié avec le concours du Centre national du livre et du Conseil régional d’Ile de France RSA25.qxd 29/04/10 13:58 Page 1

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{ L E S Pe t i t s matins}

03 Derek Munn Une fresque // 11 Françoise CohenTempo // 17 François Claude-Félix QRZ Angélique //27 Romina Doval L’homme de la voie ferrée // 37 PierreFavory Le 16 juin 1940 // 41 Philippe Di Maria Lesablier // 45 Adriana Langer Boules Quiès // 51Guillaume Vissac Les tics du cordon // 55 Chris SimonLa langue de Laura // 67 Philippe Turin Mille angesdivins, mille séraphins // 71 Marianne BrunschwigEnfin ! // 77 Myrto Gondicas La vie continue // 81Danielle Lambert Une voiture rouge // 95 Jorge DavilaMiguel La Messagère

Ce numéro a été publié avec le concours du Centre national du livre et du Conseil régional d’Ile de France

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Derek Munn

Une fresque

Il crache, tourne, recule, passe les mains dans les cheveux, sur levisage. Quand il lève les yeux, une petite saignée de lumière coule duhaut du mur. Un éclat doux, jaune orange, où le soleil s’infiltre. Unetache sur le plâtre terne. Une tache qui sera difficile à enlever.

Pourquoi penser ça ?Il pose la tête de la masse sur le sol, s’appuie sur le manche et

regarde. Ça lui fait quelque chose. Un souvenir ? La mémoire d’unrêve ? Quelque chose. Comme si l’ombre de cette pièce l’enfermaitdepuis longtemps.

Un filet de sable, de poussière tombe du bord du trou, il l’entendgrésiller au même moment où il prend conscience du silence. Pour uninstant il écoute.

Puis il s’approche du mur.Il lève une main et la tourne, la rince dans la chaleur et la lumière,

faisant jouer son ombre devant la tache. Il y a un petit morceau de plâtreprêt à tomber. Il le détache et le tient dans les rayons du soleil comme

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s’il examinait une pierre précieuse. Puis il le glisse dans sa poche.De toute façon, il faut tout casser.

Le patron l’a déposé tôt, avec les outils et une première charge desable, avant de repartir pour un autre chantier.

Il faut démolir l’appentis et tout dégager pour créer une terrasseau-dessus de la piscine. Du mur de la maison, une fois que tu l’aurasexposé, il faut enlever le plâtre, puis le nettoyer et l’égaliser le mieuxpossible. Ils veulent qu’on construise un auvent qui avancera sur lamoitié de la terrasse. On crépira la partie du mur là-dessous. Après ilsvont y peindre une fresque.

Une fresque ?Oui.Ce sont des artistes ?Artistes ? Non. Je ne sais pas.Quel type de fresque ?J’imagine que ça sera des palmiers, quelque chose comme ça.Des palmiers ?Des palmiers ou autre chose, des ruines peut-être, des statues

grecques, je n’en sais rien, mais tu vois le genre. Ça fera une ambiancepour la piscine.

Faut garder les tuiles ?Trie-les, s’il y en a qui peuvent encore servir on les amènera.

Mais pour l’auvent ils veulent du neuf. Je reviendrai en fin d’ après-midiavec le camion.

Une fois le bruit du moteur éloigné, le calme était étonnant. Il amis l’échelle en place puis, perché sur le toit de l’appentis, il a fumé unecigarette. C’était une maison isolée, le chant des oiseaux dans les arbresautour semblait affûter le silence. En regardant du haut il avait l’impres-sion d’avoir la charge de ce silence. Pour un instant il a ressenti une

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sorte de réticence en pensant à la violence que serait le bruit de sontravail. La cigarette terminée cependant et le mégot jeté, il n’y a pluspensé.

Ça va ? Ça se passe bien ?C’est une jeune femme, il ne l’a pas vue arriver.Oui, oui, pas de problème.Mais vous êtes seul ?Oui.Ça doit être dur non ?On a l’habitude.Il secoue la tête, dégage quelques morceaux de débris de ses

cheveux.Elle lui semble frêle. Il suit son regard vers l’appentis qui a déjà

l’air d’une ruine avec sa charpente exposée et les ouvertures de la porteet les fenêtres béantes. Le silence s’étire.

Là je suis obligée de sortir, mais je ne serai pas partie trèslongtemps. Je ne sais pas si vous aurez besoin de quelque chose...

Non, non, j’ai tout ce qu’il me faut. Merci.Je ne serai pas longue en tout cas. Après je serai là toute la

journée. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à deman-der. Je serai dans la maison.

Quand elle est partie, il a eu l’impression de l’avoir imaginée. Ilallume une cigarette. Pendant qu’il la fume il pense au morceau deplâtre. Il le sort de sa poche et le regarde dans la lumière intense dusoleil. La face lisse porte des traces d’un vieux badigeon rouge. Ça luisemble comme un souvenir de quelque chose d’agréable.

À midi le travail est bien avancé. Il se lave les mains et le visagesous un robinet sur le mur de la maison. Pour manger il s’assoit dansl’herbe, sur une pente où il imagine qu’ils vont construire des marches.

Une fresque

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La piscine est en bas, protégée pasrune bâche et encore entourée deterre nue. La margelle et la plage seront installées en même temps quela terrasse en haut. Le jardin est enfermé par des arbres et une haiesauvage. À la lumière du soleil, le feuillage renvoie le chatoiement d’uninfini de tons de vert.

Je vais faire du café, vous en voudriez ?Volontiers. Je vous remercie.Il vient juste d’allumer une cigarette, savourant les derniers

moments avant de réempoigner la masse.Elle revient quelques minutes plus tard, portant un petit plateau

qu’elle pose à même le sol.Vous prenez du sucre ?Non, merci.Elle lui tend une tasse puis prend l’autre et avance vers ce qui

reste de l’appentis.Ça fait bizarre.On dit toujours ça, mais très vite on oublie.Et vous avancez vite, pourtant il avait l’air d’être bien solide.Il l’était. Bien entretenu il aurait pu nous enterrer tous les deux

sans problème. Mais vous savez, avec les matériaux qu’ils utilisaient àl’époque, une fois entamé, c’était assez friable aussi.

C’est dommage peut-être.Il a servi, maintenant vos besoins sont différents. Il ne faut pas

regretter.Il a l’impression, quand elle sourit, d’un sourire dilué. Elle lui

semble plus jeune qu’elle ne puisse l’être. Elle a quelque chose d’uneenfant, mais, en même temps, d’une enfant mûre avant son âge.

Le patron m’a dit que vous allez y peindre une fresque. Vous êtesune artiste ?

Moi ! Pas du tout ! Non, nous avons une amie qui est peintre.

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Elle nous a proposé d’y faire quelque chose. Je ne sais pas ce qu’elle aen tête, elle ne veut pas nous dire. Nous devons lui faire confiance.D’habitude j’aime bien ce qu’elle fait, mais là, je ne sais pas ce que ça vadonner. Ce n’est pas comme une toile.

Avec le site, quand tout sera fini, je suis sûr que ça va être beau.Vous croyez ?Oui. Je suis certain.Merci.Il la regarde s’éloigner en s’étonnant de se sentir ému par la

silhouette délicate de son dos. Elle porte une robe, ocre rouge, d’untissu léger et d’une coupe simple, pure. Ses jambes sont pâles. Aumoment où elle arrive au coin de la maison, le soleil fait étinceler unmaillon de la petite chaîne entourant sa taille.

Il est blanc de poussière, en train de trier quelques pierres dansle tas de gravats, quand le patron revient en fin d’après-midi accompa-gné d’un autre ouvrier. Ils mettent quelques tuiles derrière le camion,mais il reste peu de place car il a déjà été chargé sur l’autre chantier.

T’es bien avancé. Lundi on attaquera la dalle.Avant de monter dans le camion il se secoue et se frotte les

cheveux, le visage.Au dépôt, ils déchargent le camion, puis se serrent la main et

chacun part de son côté.Bon week-end.De nouveau il bat ses vêtements et se peigne les cheveux avec les

doigts avant de monter dans sa voiture.

Et alors, y es-tu allée, qu’est-ce qu’il t’a dit ?Qu’est-ce que tu veux qu’il me dise. Pour l’instant il a juste

renouvelé l’ordonnance. Peut-être la prochaine fois, si les résultats destests sont toujours stables, on essayera un autre médicament, plus léger.

Une fresque

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Mais faut pas attendre des miracles. C’est l’âge aussi tu sais.On n’est pas vieux.Elle rit.On n’est plus trop jeune non plus.Il se sert un autre verre d’eau et le vide d’un trait.J’avais soif.Tu m’étonnes. Vu l’état de tes vêtements. Je les ai mis à laver. Il y

avait ça dans une poche.Oui, je l’avais oublié.Parce que tu l’avais gardé exprès ! Mon pauvre. Tu ramènes ton

travail à la maison maintenant. Tu aurais dû commencer avant. Si tuavais apporté une pierre ou une brique chaque jour. Avec tous leschantiers que tu as faits, on aurait pu construire notre propre maison.

Elle pose le petit bout de plâtre sur la table entre les assiettessales.

Il rit.Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris. Il y avait quelque chose sur le

moment. Un jeu de lumière. Et ces traces de rouge. Tu ne trouves pasça joli ?

Et tu dis qu’on n’est pas vieux.Pour une fois que je t’amène un cadeau. On va se balader un

peu ?Non, pas ce soir.Ça te ferait du bien.Non. Je sais. Mais je suis trop fatiguée. Vas-y toi. Va voir tes

copains.Il se lève. En contournant la table il lui pose une main sur

l’épaule et elle penche la tête pour la coincer un instant avec sa joue.

Il descend la poubelle en même temps. Sur le trottoir devant laporte d’entrée il allume une cigarette et regarde si une place s’est libérée

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pour rapprocher la voiture.Non.Au coin de la rue, la configuration des bâtiments laisse une

ouverture sur le ciel, une sorte de crevasse entre les murs où il voit lesteintes flamboyantes du coucher du soleil. Sur quelques mètres, lesmurs réverbèrent une clarté étonnante. Il s’arrête un moment, commepour l’aspirer avec la fumée.

Rachid et Bruno sont déjà sur l’esplanade en train de regarder lesparties de pétanque. Il les rejoint sur le banc sous les arbres.

Ça va ?Comment va ta femme ?Comment va ton fils ?J’ai deux pneus à changer.Plus que les paroles, c’est le calme qu’ils partagent. Un calme qui

laisse sa place à la fatigue.À un moment il regarde ses mains, il a l’impression qu’elles

serrent un vide pesant. Elles tremblent. Il ferme les yeux et se frotte levisage. Il sent le savon de sa douche, mais dans sa peau il y a comme unsouvenir de sable, de poussière.

Je vais me coucher.

Il se faufile entre les jeux, les parterres.Avant de traverser la route il décide d’allumer une dernière ciga-

rette. En sortant le briquet il sort aussi le morceau de plâtre. Il sourit.Il le regarde, le retourne. Sous la lumière indifférente des lampadairesil est terne, éteint. Il le lance dans l’air, le rattrape.

Tu es con.Puis il le jette parmi les pierres au bord du chemin.Sur ses doigts, quand il actionne le briquet, reste la sensation

d’un résidu poudreux.

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Françoise Cohen

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Françoise Cohen

Tempo

Elle – Ce doit être un peu comme se jeter à l’eau. Il y a d’abord l’idée, plutôtdésagréable, du frisson provoqué par le froid. Ensuite, la décision, difficile, de se jeter toutde même. Puis la sensation bien réelle de l’eau froide.

Mais sauter de l’écran au monde, c’est différent, et, sans transition, elle seretrouve en plein milieu d’une plaine sous un soleil ardent. Elle n’en a jamais connud’aussi fort. La chaleur et la lumière l’étourdissent et l’immobilisent à la fois. Qu’attend-elle ? Que fait-elle là, au milieu de cette plaine ? Ne dirait-on pas qu’il lui manquequelque chose ? Pas un détail, quelque chose d’essentiel. Peut-être un élan, oui, une sortede mouvement qui l’entraînerait et la ferait aller de l’avant, irrésistiblement.

Elle chantonne. Elle le fait sans s’en rendre compte. Peu à peu, elle en vient àprêter attention à ce qu’elle chante, à s’écouter : c’est un air connu, la musique d’un film.Qu’il faisait bon vivre au milieu des musiques de film ! Elle connaît si bien leursrythmes : le galop des chevauchées du Far West, les romances aux mélodies sucrées, lesaccords graves et les silences annonciateurs de tragédies. Tout cela n’est plus quesouvenir… Car il y a un avant et un après le saut, de l’autre côté de l’écran. Alors, àcet instant précis, seule, au milieu des champs, elle désire violemment que la musiquel’enveloppe à nouveau, la porte, la guide dans la direction à suivre, comme naguère.Comme lorsqu’elle était l’image d’une autre sur une pellicule.

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Elle se souvient de Louise, dont elle n’était qu’un reflet, l’ombre, ou plutôt lalumière.

Le soleil l’éblouit, elle ferme les yeux et avance droit devant elle, heureuse desentir sur ses joues, sur ses lèvres, le vent qui caresse et qui apaise. Les yeux fermés, sessens s’affinent peu à peu.

Il y a d’abord l’odeur des pins qu’apporte la brise. Il y a cette lumière persis-tante au fond de sa rétine, qui se pose comme un voile brillant sous ses paupières et lessaupoudre de paillettes d’or. Il y a, sur son cou, les rayons verticaux du soleil, et le collierde gouttelettes qu’ils ont fait naître. Elle ne se contente pas d’accueillir toutes les sensa-tions nouvelles, elle paraît se dissoudre en elles : au chant d’un grillon, elle tressaille, puisdevient chant de grillon.

Elle rouvre les yeux et s’assoit sur le bord du chemin. Soudain, plus le moindrebruit, plus le moindre son. Elle n’y est pas habituée et cela l’effraie. Elle en a même levertige. Le silence est-il aussi annonciateur de malheur dans ce monde-ci ?

La liberté, c’est donc cela ? Un vertige de silence qu’il faut combler, chacun à samanière, et des temps morts dont on ne sait que faire ? Elle habitait dans un monde delumières, un monde où la musique emplissait le temps et l’espace. Chaque geste comp-tait alors, chaque sentiment, chaque action était suffisamment intense pour la souleverd’enthousiasme. Tout avait un sens. Mais c’était un lieu parfait et clos dont elle croyaitne pouvoir jamais s’échapper.

Là-bas, elle n’était qu’une empreinte lumineuse, simple projection de Louise.Elle s’est affranchie de tout et ne sait pas si elle doit s’en réjouir.

*En ce début janvier 2001, le laboratoire de la cinémathèque

évoque un îlot de lumières artificielles dans un jour d’orage à la tona-lité sombre. Un homme vêtu d’une blouse blanche passe dans le couloiren poussant devant lui un chariot rempli de pellicules. Il frappe à uneporte et l’ouvre sans attendre.

– Dernier arrivage de films anciens ! Marc, on m’a chargé d’unmessage pour toi : prends bien soin de Soleil sur la plaine, s’il te plaît. Unpetit bijou en péril, à ce qu’il paraît. Il date de 1937. Il vaudrait mieux

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que tu t’en occupes toi-même. La bande-son contient d’excellentesinterprétations de morceaux classiques.

La porte s’est refermée. Marc joue un moment avec l’une desprécieuses bobines qu’il fait rouler sur la table, puis regarde vers lafenêtre, source d’obscurité, aujourd’hui.

*Elle – Devant un terrain vague, elle imagine qu’elle se trouve au milieu d’un

champ de coquelicots : taches orange parsemant la prairie qu’elle traverserait, le corps àmoitié enfoui dans l’herbe haute. Elle fait mine de soutenir le manche d’une ombrelle.

Rien ni personne ne peut l’empêcher à présent d’exercer sa fantaisie. Commec’est exaltant ! Et maintenant : « Musique, maestro ! » Elle se met à chanter à pleinevoix les premiers mouvements de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak.

Elle voudrait, telle une héroïne, une Louise, s’élancer à la recherche de quelqueparadis, de quelque Amérique… Elle se lève et part en courant comme si elle connais-sait le chemin. Elle rencontre l’odeur de la pluie, la fraîcheur du soir, le soleil ardent. Elledécouvre tous ces bruits inconnus, et cette vie qui étreint et qui surprend.

À ce moment-là, des voix de paysans qui travaillent dans les champs se fontentendre. En s’approchant, elle aperçoit un homme barbu, aux traits rudes. Plus loin,c’est le contraste du visage fripé d’une vieille femme, encadré de deux bandeaux lisses,qui retient son attention.

Je serais comblée, pense-t-elle, si la musique de Dvorak se mettait à résonnermaintenant, comme si elle fracassait le ciel d’été. Elle me prendrait la main pour meconduire dans ce labyrinthe. Ou hors du labyrinthe, qui sait ?

*Cinq ou six personnes vont et viennent, affairées, dans le labo-

ratoire. Marc, lui, sort de la salle de projection en titubant. Il s’arrête,perplexe, pour examiner la bobine de film qu’il tient à la main. Il latourne dans tous les sens : « Soleil sur la plaine, 1937 », dit l’étiquette.Cette pellicule est bien l’une de celles qu’on lui a confiées hier et qu’ilvient de traiter, un film au nitrate qu’il a transféré sur un support plusmoderne. Décidément, il n’y comprend rien. Il se frotte les yeux. Il a

Tempo

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pourtant procédé comme de coutume, avec toute la minutie dont estcapable un spécialiste en restauration comme lui. Alors ? Alors, pour lapremière fois, il se sent dépassé par un phénomène inconnu.L’opération de sauvetage ne s’est pas du tout passée comme prévu.Incompétent, lui ? Par la trouée rectangulaire de la fenêtre, ses penséestentent de s’accrocher à un point de fuite lointain. Le ciel bleu pâle quela tourmente de la veille a allégé semble le narguer de sa transparence.

*Elle – Le crépuscule, déjà : le feu se fait cendre. La prairie prend fin abrupte-

ment sur le rebord d’une falaise. En bas, les vagues avancent sur la plage pour se cogneret se casser aussitôt contre le roc. Elle voit tout ça, l’invente ou s’en souvient. Peu importe.Le sable qui s’imbibe d’eau, de sel et de tiédeur. À mesure qu’elle s’éloigne de son pointd’origine, de son enfermement, elle revit. Une symphonie de Mahler s’accorderait àmerveille avec la lumière crépusculaire qui s’éprend des vagues, des dunes et des mouettes,avec les mouettes se posant sur les flaques d’eau miroitantes. Elle fredonne une symphoniepour les mouettes.

Peut-être un voilier au loin, peut-être un marin qui revient. Elle a besoin d’unehistoire à tisser, la voilà maîtresse du scénario : elle l’attend, elle est sa femme, impatienteet joyeuse, et la mer, avec sa respiration, son mouvement perpétuel l’accompagne. La merqui se donne et se reprend, la mer qui connaît le secret du temps et de l’harmonie.

*Marc a revu le film plusieurs fois. Il n’en revient toujours pas.

C’est une obsession qui ne le quitte plus et qu’il se sent incapable departager avec qui que ce soit : hier, à la première projection, la parte-naire du paysan barbu était une jeune femme blonde. Où est-elle doncpassée aujourd’hui ? Là, sur l’ancienne pellicule, il ne reste qu’uneombre chinoise et sur la nouvelle, un paysan totalement seul quis’adresse au vide en gesticulant comme un dément. Marc fouillenerveusement dans son fichier d’archives. Peu de renseignements.Louise Langeais a joué dans deux autres films. En 1936 : Le retour dumarin et, en 1938, Les coquelicots, hommage à Claude Monet, dont les dernières

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copies ont été perdues. « Pour des raisons inconnues, cette jeune étoiledu cinéma d’avant-guerre interrompt précocement sa carrière. » Ilscrute et scrute encore la pellicule comme si la clef du mystère y étaitinscrite en filigrane. Le jour tombe. La lumière déserte aussi soncerveau.

– Je peux partir ? demande son assistante, qui a passé la tête parla porte entrebâillée.

– Attendez, juste une petite recherche, s’il vous plaît. Je voudraissavoir si l’actrice Louise Langeais est encore en vie.

La tête disparaît avec un léger soupir.Elle réapparaît cinq minutes plus tard :– Décédée le 2 janvier 2001.– 2 janvier 2001… Mais c’était hier ! s’exclame Marc.– Oui, c’est vrai. C’est important ?– Non, non, pas vraiment… Merci, à demain.

*Elle – L’empreinte lumineuse est devenue source de lumière, elle a gagné son

autonomie. Elle ne dépend plus de Louise. Pourquoi se sent-elle aussi légère qu’une créa-ture de rêve ? Quelque chose s’est délié, distendu, brisé. Quelque chose l’a quittée. Lacorde qui la tenait attachée a été coupée et elle pourrait s’envoler maintenant comme unballon gonflé à l’hélium. Peut-être restera-t-elle à tout jamais dans cette sorte d’apesan-teur.

Elle avancera droit devant elle sans connaître la suite de l’histoire, à la recherched’un tempo, le sien. Le soir est tombé, et la mousse, ce velours des forêts, se gonfle d’hu-midité. Elle boit les senteurs à petites gorgées longuement savourées. Tout au long de lajournée, elle s’est laissé traverser par les couleurs, les images, les paysages. Elle s’est écorchéles mains contre d’imprévisibles sculptures : les troncs d’arbres.

Brusquement, à l’horizon, une ville. C’est une cité aux tours arrogantes, capi-tale dans la nuit, striée en tous sens de rues luisantes sous les réverbères ; les gens presséset les voitures rugissantes y composent et décomposent à l’infini un tableau aux tachesde couleur mouvantes, un ballet à chorégraphie variable. Elle se souvient d’une autre

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François Claude-Félixville, en carton pâte, plus opaque, sur fond de Rhapsody in blue, mais laisse lesouvenir s’envoler telle une bulle de savon. Le monde a l’air si vaste ! Il lui reste certaine-ment des milliers de territoires à explorer. Elle se met à chanter une mélodie nouvelle,un air qu’elle invente pour l’occasion et se déploie finement comme une dentelle sous lalune.

*Marc se retourne dans son lit, marmonne quelques mots, gémit,

puis rejette brutalement son drap. Quelque chose le tourmente. Peut-être l’image d’une femme dans la nuit qui avance droit devant elle, à larecherche d’un tempo, sans connaître la suite de l’histoire, une femmequi traverse ses rêves et s’achemine en dansant vers une ville inconnue.

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François Claude-Félix

QRZ Angélique

Les champs de colza déroulaient un infini désert de dunesjaunes. Leur odeur entêtante submergeait la cabine du Scania quiprogressait lourdement sur la nationale. La C.B. grésillait depuis desheures, mélangeant ses sifflements à la musique ethnique que déversaitl’autoradio. Ibrahim était tenté d’interrompre ces bruits, pour se retrou-ver dans le silence lénifiant de cette fin d’après-midi ; enfant, il avaitaimé traverser les grands ergs, où seul l’imperceptible bruissement duvent sur le sable emplissaient le crépuscule – et cela lui semblait déjàtout un vacarme. Mais il craignait de s’assoupir, et les informationstransmises par les collègues gardaient leur valeur. Il se résignait donc àsubir les plaisanteries douteuses et les banalités, comme chaque jourdepuis qu’il conduisait seul son trente tonnes sur les routes de France.

Lui-même parlait peu dans le micro ; juste le nécessaire poursignaler sa présence ou retransmettre une information. Il reconnaissaitcertaines voix, avant même que les utilisateurs n’aient décliné leur iden-tification ; celles des routiers habitués des mêmes parcours, ou celles

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des émetteurs fixes égrenés tout au long de sa route, femmes de chauf-feurs solitaires dans les cités, retraités désœuvrés ou gamins recherchantsur la B.L.U. les contacts les plus lointains. Parmi tous ceux-ci, quiaurait pu parler d’Ibrahim ? Sans doute la plupart l’avaient-ils entenduprononcer son nom, mais aucun ne se souvenait d’un propos ; pourtant,il les écoutait, les suivait même parfois sur des canaux moins encom-brés, lorsqu’une conversation captait son attention. Et ainsi avait-ilappris bien des choses !

Le soir tombait. Il s’arrêta une demi-heure dans une aire de ser-vice, avala un hamburger – qui sait s’il n’y avait pas de la graisse de porcdans cette mixture sans goût défini ? Dieu me pardonne ! se demandait-il à chaque fois – une bouteille d’eau minérale et un café. Puis, le pleinde gazole fait, il repartit sur la route. Le crépuscule avançait. Il n’avaitpas sommeil, mais son mouchard l’obligerait à une halte prolongée danspeu de temps ; il avait pu acheter son propre camion, il était son seulmaître maintenant, et il ne voulait pas compromettre son activité entransgressant la loi. Il connaissait plusieurs endroits pour stationnerdans ce secteur. Il savait qu’il risquait sans doute davantage d’êtredétroussé là que sur une aire aménagée, mais c’était le prix de la tran-quillité et du silence. Il se rangea dans un ancien méandre de lanationale, à l’abri d’une double rangée de peupliers. La nuit était main-tenant profonde, la lune ne s’était pas encore levée.

Malgré l’obscurité, Ibrahim ne se décidait pas à s’allonger sur lacouchette ; il écoutait, calé dans son siège, les conversations qui traver-saient le canal 14. Des voix habituelles répétaient les mêmes phrasesqu’hier, ponctuées des codes et des nombres qui encombrent les ondes.Les indicatifs se croisaient et, s’il connaissait la plupart des routiers, ilcherchait à imaginer quel aspect pouvaient avoir ceux qui s’affublaientde surnoms aussi pompeux que Vénus 21, Napoléon 39 ou Soleil 07 ;la modestie n’est pas de mise dans ce monde ! Chacun avait son sujetpréféré : ainsi, chaque soir, Gus dissertait-il sur des questions pseudo-

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scientifiques pour qui voulait bien écouter ses interprétations renou-velées des derniers articles de Science et Avenir ; cette vulgarisation envalait bien une autre et cela évitait à Ibrahim la lecture du magazine. Ilrangeait dans un coin de sa mémoire tout ce fatras – et lorsque leprofesseur se répétait, il lui arrivait de lancer un joyeux « Arrête, Gus,tu nous l’as déjà dit cent fois ! », qui déclenchait inéluctablement unflot d’excuses confuses… Il était aussi tenu au courant de l’intimité desstars, des stratégies souterraines des hommes du pouvoir, et de tout unensemble de fatalités qui frappaient l’un ou l’autre ou le monde entier.Il ne triait rien, enregistrait tout et s’endormait sans éteindre le récep-teur.

Ses rêves étaient ainsi nourris d’un monde de paroles, mais leurpaysage restait un désert – des dunes de son enfance aux grandescultures qui environnaient sa route quotidienne. Les mots n’étaient quedu sable, ou des semences uniquement vouées à la reproduction iden-tique d’autres semences. Son esprit était un silo où les grains s’amon-celaient ; de la farine, car déjà moulue par sa mémoire – mais sans levainpour en faire du pain. Alors il voyait sa mère, là-bas, dans le douar –Que Dieu et le Prophète la bénissent ! – qui pétrissait la pâte pour lenourrir de galettes au miel. C’était cela, un homme ? Une pâtisserie quiattend de lever ?

Et soudain une voix traversa son hébétude : « 88, c’estAngélique ! » Il sursauta. Était-elle part du rêve ? C’était une voixnouvelle et inattendue, avec des harmoniques à la fois fraîches et gravesqui avaient résonné dans la cabine. Une voix de galette au miel et lasource Zem-Zem au milieu du désert. « 88, Angélique ! » Cette fois,Ibrahim était bien éveillé. La voix ne venait pas de l’intérieur de lui-même. Pourtant, personne ne lui répondait. L’émetteur devait être toutproche, mais il n’était pas assez puissant pour couvrir le brouillage del’autoroute et parvenir jusqu’aux stations éloignées. Ainsi, pensaIbrahim, Angélique « modulait » pour lui seul. Une troisième fois, la

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jeune femme énonça son nom après les chiffres de courtoisie tradition-nels. « Ibrahim pour Angélique ! tenta le routier. 88, suis-moi sur lecanal 21. » Il tourna la manette de sept positions vers la droite, captantau passage des bribes de discours. Le 21 était désert. Il avait dit cenombre par hasard – mais à cette heure, il devait y avoir encore beau-coup de canaux disponibles sur la fréquence pour une conversationprivée, bien qu’on ne puisse jamais être certain que quelqu’un n’écoutaitpas sans se manifester. Lui-même avait parfois pratiqué ce voyeurisme,et il avait surpris bien des paroles impudiques et des secrets qui l’avaientconforté dans sa méfiance envers tous les hommes et toutes les femmes,et dans sa réserve au micro.

Pourtant, ce soir, il y avait dans cette voix une vibration inédite,une magie qui l’incitait à répondre. Il l’entendit avec jubilation réson-ner de nouveau dans le haut-parleur : « Angélique pour Ibrahim ! » et,cette fois, sans aucun doute pour lui seul. C’était un parfum qui péné-trait dans sa cabine, substituant le jasmin à la fadeur entêtante du colza.

– Bonsoir, Angélique, dit-il. Il se tut quelques secondes, nesachant que dire. Puis il se lança. J’aime ta voix. Je réponds rarement, jene sais pas parler. Mais j’aime ta voix. Tu es nouvelle ? Je ne t’avaisjamais captée.

– Merci, Ibrahim, je ne cherche pas les compliments. J’essaie deplaire, de te plaire puisque c’est toi qui m’as répondu. Je ne connaispersonne.

– Tu modules depuis un mobile ?– Oh, épargne-moi le jargon de la C.B., veux-tu ? Nous ne

sommes plus sur le 14, et je ne t’ai pas suivie jusqu’ici pour ces mots-là.

– Je n’en connais pas beaucoup d’autres, tu sais. Je ne suis qu’unroutier ; toujours au volant, hormis les pauses réglementaires, commeen ce moment. Je dois rembourser le camion, et c’est dur. Angélique,c’est ton nom, ou seulement un indicatif ? Moi, je m’appelle vraiment

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Ibrahim, je suis un homme simple.– Tu as une voix agréable, Ibrahim, continue à me parler. Ne me

pose pas de questions. Pas encore. Parle-moi.– Qu’ai-je à dire ? Je suis un homme simple. Mon univers se

borne aux deux rubans de paysage qui défilent à droite et à gauche dema cabine ; et cela a toujours été ainsi. Je ne suis qu’un regard au traversde la transparence du pare-brise.

(Qui parle ? s’interrogeait Ibrahim en s’étonnant des mots qu’ilprononçait. Je suis certainement possédé par un djinn. Jamais je n’ai ditautant de paroles à la suite. Cela n’a pas de sens.)

– Ce n’est pas mal pour un homme simple, dit ironiquement lavoix de la jeune femme. Des paysages…

– Non, non, je ne sais pas parler.– Apprends pour moi. Je t’aiderai, s’il le faut.– C’est le vent du désert, le sirocco qui apporte les discours des

djenoun.– Mes paysages aussi sont des déserts. Des déserts immobiles.– Sur chaque rocher du Haut Atlas, il y a un génie..., commença

Ibrahim à la manière des Anciens. Mais tout cela était trop lointain. Aujourd’hui, c’était l’odeur

âcre de l’asphalte, des graviers, mêlée aux relents des cultures indus-trielles, les bribes de conversations triviales qui avaient remplacé les veil-lées. Comment assembler tout cela et produire un discours ?

– Autour de moi, pas une lumière, dit-il. Une rangée de peu-pliers, une étendue de colza qu’on devine au parfum plus qu’on ne lavoit – et seulement ta voix. Que veux-tu que je te dise de plus ?

– Le désert, insista-t-elle.– Tout est désert, s’entendit-il répondre. J’ai du sable dans la

mémoire.– Le sable mesure notre temps, suggéra-t-elle. Laisse-le s’écouler.Alors il se souvint de son dernier voyage, et il s’essaya à le dire.

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Angélique l’encourageait : le plus souvent, elle répétait ses derniersmots, créant ainsi une impérieuse nécessité d’aller au-delà. Puis sesinterventions s’espacèrent, se limitant à un mot, à une syllabe, à un son.Ibrahim s’aperçut qu’il venait de parler plusieurs minutes… Il fit unelongue pause, et ils n’entendirent plus, l’un et l’autre, au travers dugrésillement de la porteuse, que la lente scansion de leur respiration.L’homme sentit qu’il devait rompre cette attente. Il se remit à parler,apprenant les mots au fur et à mesure qu’il les proférait ; c’était untravail semblable à celui d’un mineur, qui découvre et extrait le mineraid’une galerie sans lumière – et, ramené au jour, celui-ci revêt un aspectinattendu, révèle des couleurs, des chamarrures, parfois un refletéblouissant qui force à fermer les yeux, mais aussi des brisures, desarêtes ou des cavités où le regard s’égare.

Il parlait de ses paysages ; et, tout en parlant, il écoutait le souf-fle d’Angélique. Elle ne répondait pas : il ne laissait aucun intervalle,son discours était plein et continu. Le souffle cependant, et l’attentionde la jeune femme qu’il traduisait, prenaient autour de lui forme etconsistance. Il eut bientôt l’impression de pouvoir la toucher. La cabineétait habitée par cette écoute sans pudeur. Lorsqu’un moment, il secontraignit à un silence, il crut entendre une plainte, ou peut-être unchant ; la voix était chair autour de lui, contre lui. Alors, de la carrièresi longtemps inexploitée de ses sens, il arracha des joyaux ignorés.

Il décrivit les paysages de ce corps qu’elle avait installé là et danslequel il retrouvait la splendeur du désert ; et il traçait sur les dunes leslettres géométriques des alphabets du Tafilalet, dont il ne connaissaitpas la signification, mais qu’il avait vu les Anciens – Que Dieu et leProphète les bénissent ! – former sur le sable.

– Je sens ton regard pénétrer à l’intérieur de ma cage de verre ; etmon regard à l’intérieur de toi caresse ton corps stéréophonique prèsde moi…

– À l’intérieur de toi..., murmura Angélique. Où suis-je ?

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– Ici, répondit-il, et il tendit la main vers elle. Je ne te vois pas. Ilfait nuit.

– Viens me rejoindre.Il quitta le parking et le camion se glissa dans l’obscurité de

minuit. Presque aussitôt après avoir quitté la nationale, il traversa ungros bourg que n’éclairait plus qu’un lampadaire ; puis la voix le guidasur des chaussées secondaires dont il ignorait la destination. Il tâchaitde se repérer, conscient du risque de s’égarer à l’écart d’un itinérairepraticable. Des pinceaux de lumière trouaient parfois la nuit, provenantd’on ne sait trop où. Il savait que l’émetteur d’Angélique n’était pas trèséloigné de son point de départ : la grande route devait être là, derrièreces collines brumeuses. Une forêt s’ouvrit devant lui, annoncée par desbosquets épars au bord des champs sans limites. Il s’engagea sur sagauche dans un chemin forestier. La maison était tout au bout ; c’étaitun simple pavillon rectangulaire, aux fenêtres encadrées de briquesvernies posées obliquement, comme l’administration en a construit descentaines au début du siècle pour loger ses fonctionnaires au plus prèsde leur tâche. Un panonceau ancien, en tôle émaillée criblée de pointsde rouille, luit sous les phares : La Combe Noire.

Ibrahim rangea son engin sur un terre-plein d’herbe sèche seméd’orties. La haie était envahie de ronces, qui projetaient des lianescouvertes de fleurs blanches et d’épines vers la bâtisse. Dans l’entrée,découpée sur un rectangle de lumière, il distingua une étroite silhouettesombre. La fille avait attendu qu’il ait éteint ses projecteurs pour ouvrirla porte. Ce n’est que lorsqu’il se trouva près d’elle qu’il vit qu’elle étaitnue ; elle frissonnait sur le seuil. Il la porta vers l’intérieur dans ses brascomme une épousée. Les lèvres d’Ibrahim étaient tout près du visagemince dévoré par des yeux immenses et clairs. Il lui semblait que cen’étaient que pupilles sans paupières et sans fond, des yeux d’oiseau denuit reflétant la lune.

Il quitta la Combe Noire avant l’aube : il devait livrer dès l’ou-

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verture du dépôt. Il avait plu. La cabine se désembourba avec un bruitd’arrachement et la remorque dérapa lourdement à sa suite, laissantdans la glaise deux larges ornières béantes. Il avait laissé Angélique enfinendormie, ivre de mots autant que de plaisir – car chacun de leurs gestesavait été un discours. Ce n’est qu’arrivé à la première ville qu’il s’aperçutqu’il n’avait pas allumé son émetteur. Ibrahim avançait dans le silence.

Sur le quai, pendant que les Fenwick allaient et venaient, il revintpeu à peu à lui. Puis ses collègues, le restaurant, le chargement du fretde retour lui permirent de passer une matinée machinale. Vers la fin del’après-midi, il se retrouva sur le parking de sa nuit. Il tâcha de se remé-morer son chemin jusqu’à Angélique. Mais alentour il ne retrouvaaucun bourg : peut-être ces quelques maisons groupées à un carrefourlui avaient-elles paru dans la nuit une localité plus importante. Là aussi,un seul lampadaire se dressait au milieu d’un trottoir dépavé. Il gara lesemi le long de l’accotement. Un homme âgé se tenait sur le pas de saporte.

– La Combe Noire ? Non, pas ici. Il n’y a pas de forêt, pas mêmede bois ni même de haies ; plus rien que du colza, du maïs, des céréalesà n’en plus finir ; un océan de grandes cultures qui ont tout submergé.Peut-être avant guerre… J’ai entendu mon père raconter cela. LaMadelon de la Combe Noire. Avant guerre...

Souvent Ibrahim a stationné sur l’aire d’Angélique. Plus d’unefois il a passé là des nuits de veille, lançant sur la fréquence mille et unappels : « Ibrahim pour Angélique ! Ibrahim pour Angélique ! »Ailleurs, il discourait sur Elle. Puis les saisons de vingt-cinq années ontrecouvert le paysage de nouvelles végétations – le brun des labours, levert des levées, l’or des récoltes, et le souvenir tenace malgré tout.

Sur le barrage, les poids lourds s’accumulent en longuescolonnes épaisses. Dans les premiers rangs, Ibrahim organise le bivouac.Ses camarades l’ont choisi pour porte-parole ; il est celui que l’on verra

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sur les écrans régionaux, peut-être même au journal de 20 heures. Ilporte beau une chevelure d’argent, épanouie en larges boucles. Sa voixest restée sonore, avec des accents de mélancolie dont il joue avec artpour surprendre la vigilance de ses interlocuteurs. À ces moments-là, lesouvenir du désert et d’un corps l’aide à trouver les mots : « Que t’au-rais-je dit, Angélique ? » Des voitures de presse sont parvenues àtraverser les files de camions pour parvenir jusqu’à lui.

C’est alors qu’il la voit : une jeune journaliste de l’équipe deFrance 3, qui s’avance vers lui caméra à l’épaule. Celle-ci est brune, maisil reconnaît les yeux sans paupières dans lesquels dansent ce soir desreflets du monde de métal qui les entoure. Il sait que le micro ne fonc-tionne pas encore : le voyant d’enregistrement est éteint. « Vingt-cinqans, pense-t-il. Vingt-cinq ans hier. »

– Venez, dit-il à la jeune fille. Je vous connais. Vous êtes laMadelon de la Combe Noire.

– Je connais cette histoire, sourit-elle, Je suis née dans unemaison forestière.

Elle avance vers la cabine, fait un signe à un technicien.– Vous avez connu votre père ?– Djinna, on y va ? interrompt l’homme qui les a rejoints.

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Romina Doval

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Romina Doval

L’homme de la voie ferrée

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne

Je n’oublierai jamais ce voyage. On est parti, avait dit papa, etmaman avait dû préparer en deux temps trois mouvements un sac devêtements et de chaussures. On va où, demandais-je sans cesse et sansarrêt, mais papa ne disait rien et maman était très nerveuse. Lorsqu’onest sorti dans la rue j’ai réalisé que papa portait un paquet dans chaquemain. Par chance la gare se trouvait à quelques rues de la maison etlorsqu’on est arrivé il y avait un train vide prêt à partir. Maman courutacheter les billets et on monta une seconde avant que les portes ne seferment. Papa plaça les paquets près de lui, enleva ses lunettes et sepassa une main sur le visage.

– On va où ? demandai-je à nouveau.– Demande à ton père, dit maman.Papa mit du temps à répondre puis enfin il dit :– On va voir l’oncle invisible.J’eus à peine le temps de montrer ma joie quand maman cria :– Je me demande bien pourquoi t’as fourré mon frère là-dedans.– Parle moins fort, dit papa, et il ajouta : Je sais pas si t’es au

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courant mais ton frère nous donne un coup de main. L’oncle invisible, c’était l’oncle Arthur. Même quand tu me vois

dans la rue, me disait-il toujours, tu ne dois jamais prononcer mon nomparce que parfois je deviens invisible. Il était grand et en plus il mettaitdes chapeaux et avait une longue moustache qu’il n’arrêtait pas detripoter. C’était mon oncle préféré.

Le train se mit en marche. Papa ouvrit alors un journal qui luicachait le visage. Cela me fit penser à l’histoire de l’homme de la voieferrée : un homme qui vivait dans le village de ma maman et qui un jourse rendit à la gare et s’assit au milieu de la voie avec un journal à atten-dre la mort, selon maman. Bien que le conducteur du train le klaxon-nât sans relâche, l’homme ne bougea pas et le train lui passa sur le corps.

– Maman, raconte-moi encore une fois l’histoire de l’homme dela voie ferrée.

– Ta gueule, dit-elle, furieuse.– Mais quoi ?– Tais-toi, tu veux.C’est que j’avais l’habitude que maman me raconte des histoires,

à chaque fois qu’on voyageait en train, qu’elle ou d’autres avaient vécuesdans les trains. Il n’y en avait pas tant que ça, mais j’aimais bien qu’elleme les raconte une nouvelle fois parce qu’elle ajoutait toujours desdétails. L’histoire de la femme coupée en deux me fascinait. Lorsqu’elleétait petite, une femme coupée en deux était montée dans le train ettout le monde avait été horrifié. Imagine-toi, me disait-elle, coupée endeux comme si on l’avait sciée, sauf la tête. Et celle de la femme pleinede poux. Elle s’était assise juste à côté d’elle et sa tête était un nuage depoux sautillants. Et ça c’était rien. Un jour un homme était monté avecun ours et avait fait un spectacle de cirque. Mais celle de l’homme de lavoie ferrée était celle qui m’impressionnait le plus. Tu le connaissais cemonsieur ? lui demandais-je toujours. Mais bien sûr, disait-elle, iltravaillait à la municipalité. Et il ressemblait à quoi ? Oh, je ne m’en

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souviens plus parce que j’étais très petite. Pendant les trajets j’essayaisde m’imaginer le visage de ce monsieur, je me le représentais avec tousceux que je croisais dans le wagon, pourtant aucun ne me convenait. Àquoi pouvait ressembler le visage de quelqu’un qui attend la mort ?

Le voyage était si ennuyeux que le bruit et le balancement dutrain me donnèrent sommeil. J’allais m’endormir lorsque papa dit :

– C’est ici.En descendant du train, je réalisai que ce n’était pas la gare du

village où vivait mon oncle. – Maman, c’est pas ici.– Un mot de plus et j’explose, dit-elle.Je me la suis imaginée éclatant comme une bombe, l’air plein de

petits morceaux de maman, et ça m’a fait rigoler.L’oncle Arthur nous attendait à l’extérieur de la gare aux côtés

de sa voiture la grenouillette, comme je la surnommais. Je courus verslui. Mon oncle me souleva et m’embrassa bruyamment sur le front.

– Tu es toujours invisible ? lui demandai-je.– Plus que jamais.– Pourquoi ? Mon oncle me reposa, salua maman et aida papa avec les

paquets. Ils les mirent dans le coffre et on monta dans la voiture.– On va où ? demandai-je à nouveau.– Tu peux la faire taire ? demanda papa à maman.L’oncle Arthur me regarda dans le rétroviseur et mit son index

devant la bouche. – On va dans un endroit secret, dit-il, puis il me fit un clin d’œil. L’idée d’aller dans un endroit secret me sembla amusante. Mon

oncle démarra sa grenouillette et on se dirigea vers le village. On passaquelques rues désertes quand soudain mon oncle dit :

– C’est celle-ci, et il gara la voiture devant une maison blancheau toit de tuiles.

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J’étais déçue. Ça n’avait rien d’un endroit secret mais au moins ily avait une placette avec des jeux au coin de la rue. On entra. La maisonétait petite, elle avait un jardin au fond et était meublée mais pasdécorée, sans aucune photo. Maman voulut ouvrir les fenêtres pouraérer un peu, mais mon oncle l’en empêcha.

Je demandai : – Elle est à qui cette maison ?– À un de mes amis qui est parti en Espagne, dit l’oncle.– Un autre homme invisible ? demanda maman.Je tirai sur un bout de tissu qui était sur la télé, la découvris puis

l’allumai. Un petit point gris apparut et prit de plus en plus d’ampleurjusqu’à devenir une image. Un monsieur pâle avec une paire de petitesmoustaches parlait assis derrière une table. Je le montrai du doigt enm’exclamant :

– Regardez, Chaplin.Il n’y avait pas si longtemps papa et l’oncle Arthur m’avaient

emmenée dans une maison où ils avaient projeté deux films de Chaplin.Je me souvenais juste que dans l’un des deux il jouait le rôle d’untravailleur qui n’arrêtait pas de serrer des vis et dans l’autre il étaithabillé en militaire et dansait avec un globe terrestre.

– C’est pas Chaplin, dit maman. C’est le général Videla. – Qui ?– Le président.Papa, qui parlait avec l’oncle, arrêta de parler, puis il dit :– Président ? Dis-lui que c’est un dictateur et explique-lui ce

qu’est un dictateur.– Je te rappelle que ta fille a six ans, dit-elle, et en regardant mon

oncle : Tu veux savoir ce qu’il a fait l’autre jour ? Il lui a montré la photode Mao Tsé-toung, il lui a raconté qui c’était et je ne sais quelles autresatrocités.

Mon oncle rigola.

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– Et sa grand-mère alors, dit papa, ne lui montre-t-elle pas leséglises que Peron a brûlées, par hasard ?

– C’est quoi un dictateur ? demandai-jeMon oncle s’approcha de moi et se pencha.– Disons qu’un dictateur c’est un homme très méchant qui

enlève les gens. Comme l’histoire de l’homme au sac.– Mais l’homme au sac n’existe pas, tonton.– Le dictateur si, dit-il.– C’est ça, rajoutes-en une couche toi aussi, dit maman en s’ap-

prochant de la télé pour l’éteindre.L’image du moustachu diminua et se tranforma en un point qui

finit par disparaître. – Faites-le maintenant, dit maman.– Oui, dit l’oncle, le plus tôt sera le mieux.– Comme si c’était si simple, dit papa.– Bien sûr que c’est simple, dit-elle.Papa sortit.– Tout ça à cause de ce type, dit maman. Je savais de quoi elle parlait parce qu’elle me racontait toujours

tout. Quelques jours auparavant, alors que j’étais à l’école, le policier dusixième était descendu pour lui dire que, au moindre doute ou soupçon,elle pouvait compter sur lui. La nuit venue, lorsque papa fut au courantde la visite du policier, il devint fou de rage. Il faisait les cent pas etparlait tout seul. Il a dû dire ça à cause des cambrioleurs, lui disaitmaman pour le tranquilliser. Je ne comprenais pas grand-chose, mais ilse passait quelque chose.

– Il serait mieux que vous ne retourniez pas à Buenos Airespendant quelque temps, dit l’oncle.

– Combien de temps ? demanda maman.L’oncle ne répondit pas, il vit papa entrer avec les paquets et se

dirigea vers lui. Moi aussi je m’approchai de papa et attendis qu’il les

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ouvre. Lorsque je vis que ce n’était rien d’autre que des livres, je fusdéçue.

– Il en manque, dit l’oncle.– Comment pouvais-je tous les apporter en train ? dit papa en

élevant la voix.Papa amena les livres au fond du jardin et les entassa sur l’herbe.– Allons dormir, dit maman, et elle me coucha pour faire la

sieste dans une pièce où il y avait un grand lit. Quelques minutes plus tard, je descendis du lit et me rendis au

fond du jardin. Il y avait un feu. L’oncle Arthur et maman étaient assisà l’entrée du jardin ; papa était debout très près du feu et il regardait seslivres partir en fumée.

– Pourquoi il les brûle ? demandai-je.– Qu’est-ce que tu fais là ? dit maman.– Laisse-la, dit l’oncle et il mit son bras autour de mes épaules.– Tonton, qu’est-ce qu’il a papa ?, demandai-je, parce que je

voyais bien qu’il avait le visage triste.– Il aime ses livres plus que nous, voilà ce qu’il a, dit maman. L’oncle Arthur partit la nuit même et nous on resta dans cette

maison avec les fenêtres fermées.Le lendemain matin, l’oncle Arthur nous apporta un panier

plein de boîtes de conserve. Il parla un instant avec maman puis ilpartit. Papa passa la journée devant la télé alors que maman n’arrêtaitpas de tricoter. Je demandai à maman qu’elle m’emmène sur la place.

– Hors de question, me dit-elle, comme si ça la dérangeait. Je fis la même demande à papa mais il ne me répondit pas. Il

semblait hypnotisé par l’écran.Les jours suivants furent semblables : papa regardait la télé,

maman n’arrêtait pas de tricoter, l’oncle Arthur venait avec son panierde nourriture et s’en allait rapidement. Moi je m’ennuyais.

– Qu’est-ce qu’on fait là ? demandais-je tout le temps.

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Jusqu’au jour où maman péta les plombs :– Je sais pas ce qu’on fout là, je sais pas, cria-t-elle, alors ne pose

plus la question.Je n’ai plus jamais reposé la question.Mais un autre jour l’oncle Arthur arriva avec son panier et une

boîte à chaussures. Dans la boîte se trouvaient un carnet avec desfeuilles quadrillées et quelques crayons de couleur. L’oncle s’assit à latable de la cuisine, se mit à dessiner quelques « jeunes filles », commeil les surnomma, et enfin il me laissa les colorier. Puis il les découpa.

– Ce sont des poupées de papier, m’expliqua-t-il. Et maintenantje vais leur faire une maisonnette.

Il prit la boîte à chaussures et avec les ciseaux il fit une porte etplusieurs fenêtres.

Je jouai avec mes poupées de papier tout l’après-midi jusqu’aumoment où je vis l’oncle Arthur mettre son chapeau. Je courus luidemander qu’il m’emmène sur la place. Mon oncle me prit dans sesbras, m’embrassa et me dit :

– C’est très dangereux de sortir d’ici.– Pourquoi ?L’oncle regarda maman et elle dit :– Elle va devenir folle, cette petite.– D’accord, dit-il, mais pas longtemps.C’était un jour ensoleillé et la placette était déserte. Je grimpai

sur une voiture de manège qui avait un volant au centre et je me mis àtourner en rond jusqu’à me sentir mal. Je fis plusieurs fois du tobogganet je courus jusqu’à une balançoire. L’oncle vint me pousser.

– Tonton, dis-je, je veux un pigeon.– Un pigeon ? Et pourquoi tu veux un pigeon ?– Pour jouer avec lui.– Mais on peut pas jouer avec un pigeon. Ils ne savent pas jouer.– Je peux lui apprendre.

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L’oncle rigola.– S’il te plaît, tonton, un pigeon, un seul...L’oncle retint la balançoire d’un seul coup et dit : – On devrait y aller maintenant.– Non, protestai-je, je veux un pigeon.– Et comment je fais pour attraper un pigeon moi ?J’insistai tellement que l’oncle finit par dire :– Bon d’accord, on va essayer, mais si je n’y arrive pas on y va,

hein ?– Vas-y, vas-y, celui-ci juste là, regarde.L’oncle se pencha, termina à quatre pattes et très lentement s’ap-

procha d’un groupe de pigeons. Quelques-uns s’enfuyaient mais il y enavait un, seul et derrière le grand corps de mon oncle, qui pouvait êtreà moi. Je me concentrai sur ce pigeon comme si je pouvais l’aider avecla pensée quand soudain il lança sa main et l’attrapa. Il le tenait entreses mains. L’oncle se mit debout et vint vers moi avec le pigeon qui nepouvait plus battre des ailes. Je me mis à sautiller et à crier :

– Tu l’as attrapé ! Tu l’as attrapé !Mais l’oncle avait un air très sérieux et regardait quelque chose

derrière moi. Je me retournai et vis un policier.– Vous ne savez pas, monsieur, qu’il est interdit de dérober les

pigeons de la voie publique ? Vos papiers, s’il vous plaît.L’oncle lâcha le pigeon et moi je lui courus après jusqu’à ce qu’il

s’envole très haut. Lorsque je me retournai, mon oncle n’était plus là.Quelque part le bruit d’un moteur de voiture se fit entendre. Je restai làà l’attendre et lorsque j’en eus assez je retournai à la maison. Papa, quiépiait à la fenêtre, sortit en courant.

– Où est l’oncle ? cria-t-il.Je ne l’ai jamais revu et pendant un certain temps j’ai pensé qu’il

était devenu invisible pour de bon. Aujourd’hui, à chaque fois que jeprends le train et que je me souviens de l’histoire de l’homme de la voie

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ferrée, j’imagine que l’homme baisse le journal et que celui qui se trouvederrière, c’est mon oncle Arthur.

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Pierre Favory

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Pierre Favory

Le 16 juin 1940

Dans le village où j’ai une maison, la poste, la perception, lamairie sont contiguës et ont la même adresse, rue du 16 juin 1940. Cenom qui semble manquer de deux jours une date célébrée depuis, a étédonné pour commémorer un bombardement aérien, celui de ce bourgpendant la débâcle française.

J’ai entendu plusieurs versions de cet événement, dans certainesles assaillants étaient italiens, ils étaient entrés en guerre le 10 juin, dansd’autres on me les a présentés comme des Anglais essayant de retarderl’avance allemande. Mais il y a une constante dans la manière dont cetteattaque est relatée, c’est son absence d’objectif. Comme les gens n’ai-ment pas penser que l’on puisse mourir sans raison, d’aucuns pensentque ce sont des ponts sur la Loire, éloignée d’une douzaine de kilo-mètres, qui étaient visés. Moi qui n’ai aucune connaissance militaire etpeu d’espoir, je pense que les aviateurs ont simplement jeté des bombesdont ils ne savaient que faire.

Une partie de ma famille avait quitté Paris jugé trop exposé,

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pour venir se réfugier à la campagne. Je suppose que dans ce momentde désorganisation et dans un lieu aussi mince que ce village il n’y eutaucune alerte pour prévenir les habitants de l’imminence d’une attaque,et que leurs premières alarmes furent celles des bombes éclatant.

Dans notre maison il y avait trois femmes. Deux hommes – Sadi,le premier mari de ma mère, et son très jeune fils – se promenaient dansles collines. L’une des femmes, mon arrière-grand-mère, était âgée etpassait pour sage et pleine d’autorité, quand j’étais petit on me ladécrivait comme une maîtresse femme, notion qui à mon avis ne fonc-tionne qu’en temps de paix et de situation sociale assise. Elle entraînama tante, une très jeune fille à peine sortie de l’enfance, et une voisine,une réfugiée espagnole échouée là par le hasard des armes (on m’aparfois signalé qu’elle était la mère d’un bébé qu’elle portait dans sesbras à ce moment, mais je n’en ai retrouvé aucune trace sur le monu-ment aux morts. A-t-il survécu ? Était-il trop petit pour être comptéparmi les combattants ?) dans une course folle vers le jardin.

Elles eurent sans doute peur d’être ensevelies sous les décombresde la maison, ou bien se mirent-elles à courir parce que l’on courttoujours lorsque l’on est pris sous un bombardement. Quand la mortest si présente une part de notre cerveau se met à hurler : « Fuis ! »

Elles auraient survécu si elles étaient restées à l’abri des murs, lebâtiment ne fut pas directement touché, mais elles avaient parcouru unecentaine de mètres quand une bombe explosa dans l’allée. Une écuriefut soufflée et la terre retournée. La terre du mois de juin, tiède etfertile. Plus tard, ma tante, dans la première lettre qu’elle écrivitdécrivant l’attaque, dira : « Je crois que grand-mère est morte son corpscouché dans les lilas. »

Oliva De Antoni, la réfugiée, est morte là aussi.Sadi vit l’attaque du haut des coteaux. Quand il arriva au village,

un convoi militaire français y entrait. Il tira le corps de la survivantejusqu’à la route, elle était grièvement blessée à la jambe et au flanc, et

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avait reçu de multiples éclats de moindre importance.Ce convoi avait une mission sanitaire, transporter des soldats

blessés et quelques civils jusqu’à un train passant à Cosne et allant versdes hôpitaux de l’arrière.

Sadi arrêta un officier, il était lui-même militaire, lui montra sabelle-sœur blessée. Elle avait manifestement besoin d’être opérée, maisil n’y avait plus de place dans les ambulances.

J’imagine ces deux hommes, l’un en uniforme, l’autre en civil,exténués, entre les maisons bombardées, avec à leurs pieds le corpsd’une jeune fille de seize ans.

À bout d’arguments il dit à l’officier : « Regardez-la, elle est sijolie ! »

Le militaire appela deux infirmiers, fit descendre un brancardportant une autre femme et partit avec ma tante.

Dans toute cette succession d’événements, soixante ans après, leseul fait qui pour moi puisse avoir un peu de sens est qu’un choixsensuel et esthétique ait présidé à la vie d’une femme et à la mort d’uneautre.

Le 16 juin 1940

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Philippe Di Maria

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Philippe Di Maria

Le sablierÀ Anne

L’émergence de sciences nouvelles et la disparition de sciencesanciennes sont soumises à des lois implacablement aléatoires. L’une deces sciences disparues laisse derrière elle une aura de mystère : lachronolecture. Les ouvrages, rares, qui traitent de cette science sont :Lucien Temporet, La Chronolecture, grandeur et décadence, Chaprot, 1967, etPhilippe Secont, Chronolecture : science, jeu d’esprit ou mystification,Cosmochronos, 1960.

L’abbé Horatio serait le premier à avoir eu l’idée de mesurer letemps de lecture des prières et à s’être aperçu qu’une page de missel selisait en une minute environ. Puis il eut l’idée d’utiliser cette duréemoyenne d’une minute pour chronométrer les diverses activités de l’ab-baye. Il nota toutes ses mesures puis il rédigea ce qui constitue proba-blement le premier traité de chronolecture : Quomodo metiendum orarumtempus adhibeatur lectio1. Le livre fut vite célèbre. Tous les lieux de prière eneurent rapidement un exemplaire. Bien que de nombreux points de sonouvrage aient été contestés depuis, la durée qu’il avait proposée est

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toujours restée valable. La popularité du texte traversa la Manche. EnAngleterre, il fut repris et considérablement développé dans le Guide ofTime of Prayers de James Oglethorpe, Londres, 1577. Un siècle plus tard,Huygens, dans son Horologium oscillatorium, Den Haag, 1673, note, à lapage 402, comment il utilisa la lecture comme un des moyens decontrôler la régularité de son horloge à balancier. Puis les grandsauteurs français, italiens, allemands se mirent à édifier les basesthéoriques de cette nouvelle science. Diderot lui consacra un article deson Encyclopédie, Voltaire, dans son Essai sur les mœurs de 1756, conseil-lait aux écrivains de faire des « gammes de chronolecture ». Les auteursde fiction l’utilisèrent également. Robinson Crusoé peut, grâce à unlivre trouvé sur la plage, régler son système d’horloge. La marquise deMerteuil, dans la lettre XX des Liaisons dangereuses, conseille à Valmontd’envoyer un chronolectogramme à sa Présidente. Puis, Verne, Byron,Balzac, Poe bien sûr (Eureka, le Scarabée d’or), et beaucoup d’autresgoûtèrent les joies de la chronolecture/chronoécriture.

L’auteur qui poussa le plus loin le travail littéraire sur le tempsde lecture est incontestablement Gustave Flaubert. Il faut relire lespassages où Bouvard et Pécuchet veulent s’initier aux chronolec-togrammes2 ! Flaubert réalise là un exceptionnel tour de force : faire de« l’inter-chronolecture ». La durée du texte écrit par Bouvard est exacte-ment dix fois plus brève que le texte du roman lui-même ! Bouvard dit :« Voilà, j’ai mis dix minutes à écrire ce qui prendra UNE minute àlire », en montrant son travail à Pécuchet. La scène est écrite sur dixpages tandis que, si l’on fait l’addition des phrases du texte inventé parBouvard, on s’aperçoit que celles-ci font une page exactement.

Chez Flaubert la chronocomposition avait atteint un immensedegré d’élaboration mais cela ne resta pour lui qu’un simple « jeu del’esprit ». Il s’est expliqué là-dessus dans sa correspondance avecMaupassant.

Les textes composés pour mesurer telle ou telle activité dans un

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domaine particulier s’adressaient presque toujours à des érudits ou àdes techniciens du domaine en question. Ce n’est qu’en 1908 que l’idéede regrouper des textes écrits pour chronométrer des activités domes-tiques fit son apparition. L’ouvrage le plus célèbre sur ce sujet s’appelait45 petits textes pour tout faire à la maison, Horge, 1908, de Paul Dutant. Lelivre eut un immense succès parmi les ménagères qui, à cette époque, nedisposaient pas toutes de pendules, d’horloges ou de montres dans leursfoyers. Les textes étaient classés par difficulté croissante de lecture, cequi permettait à des « lecteurs » plus ou moins rapides de choisir leurniveau. Les trois premières pages servaient de test de mesure afin dechoisir son niveau de difficulté de manière à ce que la durée d’une pagesoit toujours d’une minute. Le texte « référence », sous ses trois aspects,a été composé de manière extrêmement subtile. L’ouvrage proposait destextes pour mesurer la cuisson des rôtis (50-60 pages), le temps dechauffe des biberons (2-3 pages), ou des fers à repasser (4 pages), letemps d’une absence, d’une course, la durée d’une infusion (1-2 pages),la cuisson des pommes de terre (10 pages en doublure), la durée dutrempage du linge dans l’eau bouillante (10-20 pages avec triplure ounon), les devoirs des enfants etc. Dutant avait introduit un système delecture doublée ou triplée (les doublures, triplures) qui économisait lenombre de pages de l’ouvrage car celui-ci avec ses 452 pages était déjàtrès imposant.

Après la Grande Guerre, l’attrait pour cette science diminua eton parla de moins en moins de la chronolecture.

Le physicien Henri Timès, célèbre auteur des Principes de la physiquealéatoire, Hermès, 1955, fit à la fin des années cinquante une tentativepour la faire renaître. Il alla voir en septembre 1960 Louis FerdinandCéline, le seul écrivain, d’après lui, capable d’écrire des romans intégrantdes éléments de chronolecture. Son voyage à Meudon se solda par unéchec. Céline, épuisé et trop occupé à son futur Rigodon, ne désirait passe lancer dans une telle aventure.

Le sablier

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Adriana LangerPour Timès ce fut une grande déception. Sa rencontre avec legrand écrivain figure dans Nouvelles digressions physiques et mathématiques,Opcode, Bruxelles, 1961, p. 183-185.

Viktor Zeitman, érudit allemand francophone, a accompli en1981 l’un des derniers travaux connus sur la chronolecture. Il a choisi60 œuvres parmi les grands classiques de la littérature, les a mesuréeset les a classées par durée décroissante. Son ouvrage, 60 manières de ne pasperdre du temps, Paris, 1982, tiré à mille exemplaires, est devenu presqueintrouvable. Le travail de Zeitman est toutefois d’un intérêt limité carles durées de lecture proposées sont très importantes3.

Les diverses recherches que j’ai moi-même effectuées depuissemblent montrer que la chronolecture a définitivement cessé d’in-téresser les hommes de lettres.

Le dernier chronolectogramme que j’ai pu examiner et qui mesemble digne d’intérêt est un court texte de quelques pages appelé : LeSablier.

Vous venez de le lire en 3 minutes.Il a été tout spécialement composé pour mesurer la cuisson des

œufs à la coque.

1. Utilisation de la lecture pour mesurer le temps des prières.

2. Un chronolectogramme est un texte composé pour être lu en un nombre

précis de minutes. À partir de 1910, on accepta une équivalence/minute de 1560

caractères (espaces compris) par page. Cela permettait de mesurer un chronolec-

togramme sans tenir compte des nombreux formats de livres.

3. 3042 pages soit 50 h 42 mn pour la Recherche du temps perdu ; 791 pages soit

13 h 11 mn pour la Divine comédie, 107 pages soit 1 h 47 mn pour Eureka etc.

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Adriana Langer

Boules Quiès

– Je n’arrive pas à dormir. Elle parlait fort pour qu’il l’entende.– Pourquoi tu ne ferais pas comme moi ?Il portait son pyjama bleu à rayures et tenait un livre à la main.

Elle ne les voyait pas dépasser de ses oreilles, mais elle les savait là. Nuitaprès nuit. Ça l’avait étonnée au début, fait rire même, car il n’avait pasl’air, pour autant, de s’être débarrassé de ses insomnies. Ces maîtressesnocturnes avaient, cependant, un effet dissuasif certain. Elle lui adres-sait rarement la parole une fois qu’il les avait, après un rituel complexe,introduites en lui : signal solennel, comme celui des soldats britan-niques qui se relaient à heures fixes, immuables, devant le château de SaMajesté la Reine. Maintenant laissez-la.

Elle eut un rire gêné. Elle avait toujours pensé, en lisantRhinocéros, qu’elle résisterait et ne céderait pas à la folie collective ;que, même seule, elle s’en tiendrait à ses valeurs, ses idées. Mais chaquelecteur n’entretient-il pas la même illusion ?

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– Ça fait un peu bizarre au début. Il se tourna vers elle, posa seslunettes et son livre sur la housse de couette verte qui gisait, en creux,entre leurs deux corps. Mais ça aide, je t’assure.

Son silence à elle n’était pas un oui, pas un acquiescement, pasencore, du moins. Et ce n’était pas un non.

« Un silence de femme », se dit-il en souriant, et il se tourna ànouveau, vers sa table de nuit cette fois, pour en prendre une paire.

Elle le regardait. Il fit une démonstration du mode d’emploidevant elle, comme les hôtesses de l’air avant le décollage d’un avion –en cas de dépressurisation, en cas d’accident, etc., prenez le masque àoxygène, repérez la sortie, mettez la veste gonflable, merci de nous avoirécoutés, etc., voici des bonbons – mais en plus convaincant, plusprésent, et agrémenté de quelques sourires pour son unique auditrice.

Elle ne tendit pas la main, mais ne refusa pas non plus quand illes lui donna. Deux petites boules blanches, toutes rondes, lisses. Lecontact de leur coton est un peu désagréable. Elle les malaxe ainsi queci-dessus indiqué : elles sont presque aussi molles que du chewing-gum,mais elles ne collent pas. Leur température est adaptée à celle de soncorps prêt à les recevoir, elles sont tièdes. Elles se glissent et se moulentsans difficulté aux fines parois de ses oreilles externes, elles s’adossentaux rideaux clos de ses tympans. Leur contact intime n’est pas, toutcompte fait, si pénible. Elle les pousse un peu plus avant, décèle peu àpeu au toucher leur consistance, leur malléabilité. Les voilà bien calées.Elle attend : les bruits de la rue sont amortis.

– Ça y est ? Une voix lointaine, ou a-t-elle perçu ses mouvements plutôt que

cette voix familière ? – Hum, hum, bonne nuit. Elle se rallonge sur le dos.Elle le voit reprendre son livre avec un

sourire. Peu importe : ses nouvelles sensations commencent à l’in-téresser.

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Elle ferme les yeux, se concentre sur son audition. Qu’entend-elle maintenant, comment l’entend-elle ? Qu’est-ce qui persiste encoredu monde extérieur ?

Les bruits provenant de la rue sont lointains, atténués : unemoto qui vrombit en passant à toute allure, le klaxon d’un automo-biliste égoïste et curieusement impatient en pleine nuit, un bus quidémarre à un probable quoique invisible feu vert. Cet extérieur estencore plus extérieur, rejeté loin, presque oublié. C’est peut-être commeça lorsqu’on vieillit, se dit-elle.

Est-ce l’heure tardive ? Même ces sons intermittents se font deplus en plus rares. Le silence n’est plus une pause parmi les bruits : ilssont maintenant eux-mêmes de brèves et rares pauses au sein d’un longsilence.

Elle se rappelle ce roman où une vieille exilée russe met et enlèveson appareil auditif de page en page au gré de son désir – solitude,compagnie – et le Berlin qu’elle voit est dans les deux cas bien différent.Dans un roman parallèle, c’est le Berlin d’un myope dont les lunettes sesont cassées qui est déformé, plongé dans une brume que l’opticiendissipera quelques jours plus tard.

Sa chambre à elle, dans ce silence soudain, est ce Berlin malléableet mouvant. La pièce paraît plus large et plus blanche, et la lumièremoins jaunâtre. Son lit est devenu très vaste, on dirait qu’elle-même arétréci et n’en occupe plus qu’une infime partie : elle se sent étrangère,intruse, dans sa propre chambre.

Puis, de même que les yeux s’adaptent progressivement à l’ob-scurité, se mettant à percevoir des objets qui leur étaient d’abord cachés,ainsi son ouïe, une fois accoutumée au silence le plus apparent, le plusgrossier, s’affine : tout un monde de sons infimes se dévoile. Commeun plongeur qui découvre un monde peuplé d’algues, de poissons,plantes et rochers, de couleurs et vies inconnus de lui jusque-là, dans cequ’il ne voyait d’en haut que comme une surface étale.

Boules Quiès

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– J’éteins ? – Oui. Elle s’entend prononcer cette syllabe : sa propre voix lui paraît

lointaine, comme si, alors qu’elle plongeait, ses lèvres à demi indépen-dantes se mouvaient seules, et les paroles, telles les bulles à travers letuba, émergent à la surface.

La lumière s’éteint, et cette obscurité nouvelle est un plongeonsupplémentaire : dix mètres d’un coup. Un infime bourdonnementdans ses oreilles. Le lent mouvement de sa poitrine lui permet depercevoir ce souffle presque inaudible qui va et vient. Elle respiresoudain plus fort, comme pour être sûre de bien l’entendre, ce souffle,pour s’assurer de sa propre présence. Elle tousse : on dirait une explo-sion.

– Ça va ? fait une voix inquiète, faible et lointaine comme celled’un vieillard dans une pièce voisine.

– Oui, oui, résonne sa propre voix.– Dors bien. On dirait que le vieillard s’est déplacé, il est à présent dans le

couloir.– C’est drôle, quand même, ces boules Quiès.– Au début, oui, c’est vrai, après on s’habitue. Et le vieillard, qui a élu maintenant domicile dans la dernière

pièce tout au bout du couloir, semble l’accueillir dans sa maison deretraite. Sa voix rauque, tremblotante, se veut rassurante : « Certes, audébut c’est triste, on se sent seul, isolé du monde, abandonné même.Mais on s’y fait, vous verrez. »

Alors, brusquement, comme pour punir à la fois ce sinistre vieil-lard et son imagination ridiculement impressionnable, elle se tourne surle côté, vers son mur à elle. Vingt mètres d’un coup : elle vient d’écraserson oreille droite contre l’oreiller. Encore une plongée, encore unepartie du monde sensible qui disparaît. Elle entend le gargouillement

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dans son ventre, qui erre de-ci de-là. D’elle : ce ventre, le souffle, ses pieds engourdis, ses oreilles qui,

ayant tout assourdi, chuchotent en elles-mêmes.Et de lui que reste-t-il maintenant, au bout du couloir, la voix

faible, le souffle presque inexistant ? Il tire à lui la couette : un signe devie, enfin.

Est-ce cela, la vieillesse, cet éloignement progressif de tout, oubien est-ce la mort déjà, ce long tunnel silencieux, tout à fait indolore,comme si une mère venait doucement éteindre une lumière aprèsl’autre : la vue, l’ouïe, les odeurs, les mouvements, tout s’atténue, touts’éloigne, s’adoucit, et on glisse, sans savoir à quel moment on est mort,si on y est enfin.

Elle touche la couette, la tire à elle. Elle l’entend grogner dansson sommeil et répliquer par un mouvement de son corps, qui setourne vers son mur à lui.

– C’est vraiment drôle, ces boules Quiès ! et elle rit.Il n’a pas entendu. Il dort, là-bas, au fond de son couloir, dans

l’obscurité.

Boules Quiès

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Guillaume Vissac

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Guillaume Vissac

Les tics du cordon

Je suis (ils m’ont appelé) Javier, Zain, Adam ou autre. Adam, jene déteste pas. Au moins c’est honnête. Ça déborde de bonnes inten-tions (symbolisme bien-pensant, certains disent). Tellement bienpensant que le kitsch ressort. Tellement kitsch qu’on pourrait lepunaiser rose fuchsia sur le mur d’une chambre adolescente. Tellementadolescente que ça pourrait être la mienne.

Je suis (ils auraient pu m’appeler) Levothyrox slash Cervarixslash Tamiflu slash Prozac. Plus compliqué à épeler mais c’est unepossibilité.

Je suis (la presse m’a appelé) le bébé-médicament-du-troisième-millénaire. Du moins durant les jours de l’avant, pendant, après insémi-nation in-vitro. Avant, pendant, juste après grossesse. Passél’accouchement, la guérison du grand frère slash de la grande sœur, cenom m’est tombé des bras qui ne tenaient plus rien. Passé l’accouche-

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ment, c’était différent déjà, et le fait est qu’on ne m’appelait plus dutout.

La grande sœur slash le grand frère avait, a, aura un nom normal.Un prénom de tous les jours qu’on connaît sans connaître, qu’on écritsans buter. Le grand frère slash la grande sœur avant était malade maisne l’est plus. Une histoire de maladie génétique super-rare (ils disent)ou d’anémie congénitale (les journalistes disent) ou de bêta-thalassémiemajeure (les médecins disent). Ça veut dire qu’avant moi la grande sœurslash le grand frère manquait de rouge dans le sang. Ça veut dire qu’a-vant moi vivre correctement c’était compliqué. Qu’on avait besoin d’in-jection de bébé-médicament à l’intérieur pour faire couler tout ça. Çaveut dire, en gros, qu’on avait besoin de moi et que je ne suis pas népour rien.

Venez voir ma chambre (j’ouvre la porte), elle est vide. Je suisdevenu, au fil du temps, un maniaque de la propreté des choses. Rienne dépasse et la poussière je ne la supporte pas. C’est un trait de moncaractère (ils précisent) qui n’a rien à voir avec l’éprouvette qui m’a unjour porté. Je suis un corps comme tout le monde (ils constatent), justeque je préfère m’asseoir par terre et attendre que le temps passe sansrien faire ni bouger. Le reste du temps je range : on est bien comme onpeut. Encadrée au-dessus de mon lit : la photo-Polaroid de l’éprouvettequi m’a un jour porté (j’aimerais pouvoir le dire mais c’est faux).Éprouvette (ils définissent) : art d’éprouver.

Venez voir la chambre du grand frère slash de la grande sœur (jepousse la porte), elle est vide aussi. La grande sœur slash le grand frèren’est pas souvent là la journée ou la nuit. On a des amis qui sortent etqui font sortir, qui boivent et font boire, qui fument et incitent à fumer.On a des amis qui se droguent des fois ou fuguent aussi. On a des amis

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adolescents-normaux (les parents disent), ça passera (les parents disentaussi), on espère que ça va passer (les parents ajoutent en fermant lavoix). Le grand frère slash la grande sœur a fugué une fois, il a falluappeler la police puis le retour dans la nuit derrière un gyrophare. Aumoins on est en bonne santé, on profite de la vie (ils disent pourrassurer quelqu’un mais j’ignore qui ça peut être). Au moins on a dusang rouge qui coule sous la peau et des fois on l’ouvre un peu pourvérifier qu’il est bien là.

Plus tard (j’explique) je serai pompier ou chômeur ou architecte.Plus tard (je sais) je ne serai ni médecin ni rien de tout ça. Pourtant (ilsdisent souvent) je dois être habitué à sauver des vies maintenant et jeréponds oui en souriant poliment et mes parents déglutissent. Je suis(ils savent) un bébé-médicament très bien élevé, même à présent que jen’en suis plus un et que j’ignore quoi être pour dépanner. Mais (ilsbafouillent vite pour se rattraper) c’est quand même vachement bien ceque t’as fait pour ta grande sœur slash ton grand frère. Oui (jeréponds), c’est vachement bien.

D’après les spécialistes (les journaux de l’époque racontent), il afallu écarter au moins quinze embryons avant de tomber sur un fœtussain slash normal slash immuno-compatible. Parfois je pense à cesquinze copies erronées de moi-même et je me sens moins seul sur le solde ma chambre. D’autres fois je vois juste la viande emportée par lachasse d’eau lâchée, puis la lumière éteinte dans la foulée d’un gantblanc. Mais (on me demande et m’ordonne) je ne dois pas penser à ceschoses-là qui me dépassent.

Plus tard (j’espère), allongé sur le sol de mon psy (ils disent qu’ilfaudrait sans doute), je parlerai à quelqu’un de tout ça et ce quelqu’unprendra des notes quelque part où tout existera. Je raconterai ce qu’il

Les tics du cordon

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Chris Simonfaudra raconter et percerai en moi ce qu’il y aura à percer. Le ton de mavoix sera le même que celui qui a toujours été et ne pourrait pas ne plusêtre. Je ne dois pas (le docteur Machin expliquera) laisser mes originesbiologiques dicter le cheminement de ma vie présente (ou quelquechose comme ça). Oui (je répondrai) et je laisserai ma vie présente seconstruire autour de l’éprouvette qui m’a toujours porté. Ce sera madéviance, pathologie, mon alcoolisme. Le grand frère slash la grandesœur pourra expérimenter la santé chaude des corps normaux, jusqu’àl’autodestruction peut-être, si ça lui chante, et moi je me laisserai coulerdans mon Polaroïd désert, je vivrai la vie de ceux qui s’en fichent. Jeregarderai les autres de loin et ce sera tout. J’ai déjà tout vécu avant decommencer à vivre (ils diront et certains répéteront à d’autres et le bonmot se propagera), à présent j’ai bien le droit de rester un peu à l’écart.Je cultiverai ma déviance, pathologie, mon identité (j’ai hâte). Jefermerai la porte derrière moi, personne n’osera plus l’ouvrir. Merci audocteur Machin et à l’alibi qu’il contresignera, je me paierai le luxe del’inutilité. Là (enfin) je pourrai souffler, je commencerai à vivre.

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Chris Simon

La langue de Laura

Un garçon, comme un chien, a besoin d’un maître.

Quand le nouveau a épelé son nom, elle le jurerait, elle les avaitvues : toutes petites, pointues, dansantes, et si entassées les unes contreles autres que ça ressemblait davantage à une ville-champignon enchantier qu’à une gencive. Laura n’écoute ni sa voisine, ni le professeur,elle épie Nicolas Mauduit, assis au troisième rang. Depuis le jour deson arrivée, il porte le même T-shirt café crème assorti à ses yeux, avectrois lettres majuscules en son centre ; s’assoit au troisième rang enrusse, en math et en français et mâche des chewing-gums bleu Klein. Ilcroise les bras, les aisselles couvant ses mains, et s’endort quelquessecondes chaque fois que le prof écrit au tableau, un sourire hermétiqueaux lèvres. Laura observe ses narines frémir, chatouillées par le va-et-vient de l’air qu’il inspire et expire, aussi attentive qu’une chercheuse duCNRS qui croit découvrir les origines de l’air ou du soufflé.

– T’es jalouse.

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Boubou, la voisine de Laura, hausse les épaules. – Tu parles, il a les cheveux blancs.– Blonds !– Blancs.

Laura se sent étrangement amoureuse ; pour la première fois, elleéprouve un sentiment envers un être de sa vie quotidienne. La veille, elleavait rompu avec Pete Doherty, s’effaçant de la liste de ses fans surFacebook. Ça n’avait pas été facile, Boubou l’avait soutenue bien qu’ellepensât qu’elle faisait l’erreur de sa vie. Pour elle, Pete était aussi réel queNicolas Mauduit.

Elles passent devant la piscine, prennent à gauche rue Blomet.Laura s’applique à respecter la règle des quatre mètres, elle l’a apprised’une série de blondes, détectives privés, qui se passe à Los Angeles.L’odeur d’ammoniaque leur démange le nez, elles s’arrêtent, se grattent.

– Je croyais qu’on marchait pas à L.A. ?Boubou est très potache parfois. Le feu passe au rouge pour les

piétons. Nicolas Mauduit a déjà traversé. Elles suivent des yeux sasilhouette prenant à gauche. Les détectives et les filles amoureuses ontun point commun, elles marchent sans jamais savoir où elles vont. Lefeu passe au vert, elles courent sur les passages piétons, puis tournent àgauche sur ses traces. Il a disparu. Laura a envie de pleurer comme pourune interro ratée. Boubou pense qu’on ne pleure pas pour un garçon quia des cheveux blancs, de petites dents et la voix qui mue mais elle se taitet préfère se rendre utile.

– Alors, il habite dans cette rue.

Elles explorent chaque immeuble, cherchent son visage auxfenêtres, comparent les couleurs des rideaux, notent les portes cochèresavec ou sans code avant 18 heures, d’un clic prennent quelques clichés

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de la rue Borromée avec leur portable et rentrent chez elles.

Laura, cachée derrière une voiturette jaune citron, surveille lesentrées et sorties des immeubles. La rue Borromée est morte. Lescaniveaux lessivés ruissellent d’une eau sale à l’écume mousseuse. Rienque des chiens tenus en laisse, des marmots qui traînent du pied, desassistantes dont les talons pianotent l’asphalte d’un rythme accéléré. Lemoteur de la voiturette citron démarre, Laura n’a pas le temps de secacher, l’auto disparaît et la tignasse blanche sur le trottoir surgit devantelle.

– On peut faire le chemin ensemble ?Il dit oui et montre quatre incisives, hyperpointues et fines

comme des aiguilles à coudre taillées dans de l’os par des homo sa-piens. Elle a envie de l’embrasser, tout de suite, comme elle avait euenvie d’embrasser Michael Jackson, Madonna et Pete Doherty, avec unesoudaineté terrassante. Le baiser, une sensation qui passe par la bouche,qui vient de nulle part et qui va nulle part. Nicolas se trouve si prèsd’elle. Elle saisit sa main et la serre très très fort à lui aplatir les liga-ments des doigts.

Le bâtiment de l’école se dresse devant eux. Nicolas s’arrête, metles mains dans ses poches, écarte les jambes et la regarde droit dans lesyeux.

– À plus.Il s’éloigne et elle n’a pas le temps de l’embrasser. Plus tard…

Plus tard, Boubou l’abandonne à son sort rue des Volontaires,c’est-à-dire avec Nicolas. Ils passent devant la piscine.

– Tu nages le crawl ?– Non.Elle trouve ça bizarre, les garçons répondent toujours oui à cette

question, même s’ils crawlent pitoyablement. Elle l’observe du coin de

La langue de Laura

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l’œil et s’aperçoit que trois poils d’une longueur extravagante luipoussent au-dessus de la lèvre supérieure. Ça ne semble pas le déranger.Est-ce que ça pique quand on l’embrasse ?

Laura et Nicolas débouchent dans la rue Borromée. Il la faitentrer dans son immeuble, lui donne un baiser sous la cage d’escalier.Elle entre la langue, la fait tourner autour de la sienne dans le sens desaiguilles d’une montre, puis dans l’autre, ferme les yeux. Une éternité.Le palais de Nicolas est mœlleux, ses dents sont coupantes et sa salivea le goût du curaçao.

La minuterie se déclenche, des pas résonnent sur les marches au-dessus de leurs têtes. Leurs bouches se décollent. Ils s’arrachent à l’éter-nité. Ça lui picote dans toute la bouche jusqu’à la gorge. Nicolas montel’escalier tandis qu’elle pousse la porte d’entrée et lui fait un signed’adieu.

Dehors tout est si lumineux que la rue embouteillée lui fait malau crâne. Laura rentre chez elle sur un pied, la tête dans les nuages griset le palais desséché, ressentant une absence, un vide, comme l’icebergdont une partie viendrait de craquer et de se détacher. Elle dîne, silen-cieuse, avec ses parents bavards. Elle ne peut pas avaler, n’a pas faim, nese plaint pas. Elle a hâte de confier à Boubou tous les détails de sonaventure.

Rue des Volontaires, Boubou court dans les bras de Laura, l’as-somme de questions : Embrassé ? Pas embrassé ?

– Ben qu’est-ce que tu as ?Boubou l’interroge du regard. La bouche de Laura se contor-

sionne. Le son ne sort pas. Boubou la secoue. Rien, pas un mot.Boubou ne comprend pas. Laura ouvre la bouche, ordonne d’un gesteà sa copine de l’observer de plus près.

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– Enlève ta main, j’vois rien.Boubou pousse un cri de stupeur. Laura s’affole, enfonce un

doigt à l’intérieur de sa bouche béante, triture, devant, derrière les dents.Elle est prise d’une mélancolie de jours de pluie, se met à pleurer sansson. De grosses larmes roulent jusqu’au rebord de sa lèvre supérieurepuis tombent dans le vide. Il a pris sa langue. Il est amoureux au pointde garder un morceau d’elle. Laura plonge dans une sorte d’extase sansidiome. Boubou la regarde avec une curiosité avide.

Nicolas, toujours assis au troisième rang, dessine des pyramidesdans la marge de ses notes de maths. Laura écrit sur un bout de papier :C’est Nicolas, le plie en deux et le passe à sa voisine. Boubou le déplie,lit et murmure :

– Ses dents de cannibale ! et pouffe de rire.Le prof de maths monte le ton. Boubou écrit : Qu’est ce que tu

vas faire ? Laura répond dans la marge de son cahier de textes : La

récupérer. On va aller chez lui.On ? écrit Boubou. Tu vas pas me laisser tomber ? griffonne

Laura dans le brouhaha des élèves qui remballent leurs affaires fréné-tiquement et se précipitent vers le cours suivant.

Nicolas n’est pas un garçon timide. Les deux copines poussentla lourde porte cochère à quatre mains, prennent, fatiguées, l’ascenseuret sonnent au premier. Nicolas ouvre la porte en grand et disparaît.Tandis que Boubou referme la porte d’entrée, Laura suit le garçon danssa chambre.

La pièce est carrée, les murs peints en noir et rafés à la craieblanche ou à la bombe. Des chicotements et un couinement qui s’ap-parente à une roue de vélo rouillée tournant inlassablement montent

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d’un coin de la pièce. Nicolas leur propose un soda. Boubou s’assoit surle lit.

Laura et Nicolas se rendent à la cuisine, une pièce blanchepropre et aseptisée comme un laboratoire et en deux dimensions. Desmeubles de différentes tailles aux fonctions obscures lui donnent l’im-pression que deux sortes d’habitants fréquentent l’espace. Elle l’em-brasse, enfonce ses dents dans la bouche de Nicolas, sent une langue,mais pas deux. Ils sortent des sodas, les décapsulent et rejoignentBoubou dans la chambre.

Nicolas, debout devant un écran, consulte ses mails. Laurasuggère à sa copine d’embrasser Nicolas, car sans sa langue, elle ne peutlui farfouiller le palais. Boubou pouffe de rire, sirote son soda et inter-roge Nicolas sur les grincements qu’elle vient de localiser dans le coinle plus obscur de la pièce.

Il continue de gérer son courrier électronique et finalementrépond de dos :

– Ce sont mes parents…Les deux copines se regardent éberluées. – … J’ai oublié de vous les présenter. Il avance au fond de la pièce, soulève un tissu noir et découvre

une large cage. À l’intérieur, deux souris blanches actionnent une rouesans relâche, si bien que Laura se demande si les souris font tourner laroue ou si la roue entraîne les souris.

Les filles se pincent, se retiennent de rire. – Ils me ressemblent ?– Les dents, dit Boubou timidement.– Les miennes sont plus grandes.Il retrousse les lèvres pour convaincre son auditoire et Boubou

ne peut même pas imaginer qu’elle va devoir enfoncer une languechercheuse dans ce godet à cure-dents, pour dépanner sa copine. Il

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plonge un avant-bras imberbe par la porte de la cage, attrape une souris,l’hélitreuille jusqu’à sa bouche et dépose un baiser entre ses oreillesrondes et roses.

– C’est ma mère.Ils ont la même moustache, la même couleur de poil, mais pour

le reste, rien en commun ! Laura n’en croit pas ses yeux, une mère siminuscule… Cela expliquait le mobilier de la cuisine.

– Tu les gardes toujours en cage ? un texto que tape Laura surson portable.

Nicolas le reçoit instantanément sur son écran et répond de vivevoix.

– Non. Seulement quand j’ai de la visite, les gens n’ont pasl’habitude et ils pourraient les écraser.

Il serre sa mère dans sa main, lui caresse le museau. La mère, latruffe humant l’espace, dévore de ses yeux rouges le nez de Laura. Lesfilles reculent ; les rongeurs, elles n’en raffolent pas. L’autre souriscontinue de s’affiner les mollets, patinant sur les barreaux de la petiteroue jaune qui grince tous les quatre tours avec une obsession crispante.Laura pense à sa langue qu’elle est venue récupérer coûte que coûte. Çalui donne du courage pour surmonter sa peur des rongeurs.

– Tu n’es tout de même pas prête à tout pour une langue ? luimurmure Boubou, tandis que Nicolas récite un théorème à sa mèrepour lui prouver qu’il a bien étudié sa leçon de maths.

– Mes parents sont des souris de laboratoire.Il le dit avec un peu de peine dans la voix, et de fierté aussi. La

souris refuse de retourner dans sa cage. Nicolas la force, mais elle luiéchappe des doigts et se réfugie sous le lit. Les filles se regardent,paniquées. L’autre souris descend de la roue, se lève sur ses pattespostérieures, pattes antérieures agrippées aux barreaux de la cage, et

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dévisage les filles de ses minuscules pupilles rouges.– C’est ton père ? demande Boubou pour se donner une conte-

nance.– Ce sont deux femelles.– Est-ce que tu pourrais récupérer ta mère sous le lit ? tape

Laura sur le clavier de son portable.Nicolas sent la panique des filles. Il plonge sous le lit, découvre

sa mère tapie contre le mur. – Elle n’est plus là.

Sa voix parvient aux filles, étouffée. Elles s’assoient et relèventleurs jambes le plus haut possible. La souris s’agrippe à la couette etl’escalade. Les filles découvrent le museau pointé, sursautent fesses enl’air et hurlent de frayeur. Nicolas bondit sur le lit et attrape sa mèred’une main. Il la maintient ferme, la tête reposant sur son pouce, le restedu corps dissimulé dans son poing.

– Tiens-toi tranquille, maman.Puis d’un sourire un peu narquois, deux incisives cisaillant sa

lèvre, il effraie les filles en leur titillant le nez avec la souris capturée.Laura, saisie d’angoisse, a mal au ventre et se serre contre Boubou, elle-même envahie d’une nausée sournoise et subite.

– Enlevez votre T-shirt ou je les lâche.L’autre souris ne demande que ça de sortir de sa cage, les filles

prennent la parole de Nicolas très au sérieux.

Prisonnières sur le lit, les deux copines en soutien-gorge sesoumettent, terrorisées, au poing menaçant de Nicolas qui brandit samère. Le poing descend entre les seins de Laura, la souris affolée claquedes incisives, qui aiguisées sectionnent l’agrafe... Le soutien-gorge lâchela poitrine qu’il contenait et se pose sur les cuisses de Laura, légercomme un double pétale. Ses seins pointent dans l’obscurité de la

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chambre tandis que grincent en diminuant les tours de la roue.

Boubou pleure. La mère couine comme une souris mécanique, latête dodelinant hors du poing de son fils. Nicolas la calme, puisembrasse tour à tour Boubou et Laura sur la bouche. Laura reprend sesesprits et aspire la langue de Nicolas. Celle-ci lui reste dans la gorge uncertain temps, l’étouffe, elle la repousse, se dégage… Au tour deBoubou. Nicolas lui engloutit la bouche. Boubou plonge sa langue dansla ville-champignon, farfouille, tente de localiser du bout de sa langueune troisième langue. Rien d’extraterrestre ! Des crevasses molles, desnerfs gorgés et humides, des fluides mousseux… Les yeux rougesépient ses moindres mouvements et s’agitent, peut-être parce quecomme Boubou, la souris se sent prise au piège.

Nicolas en profite pour poursuivre le strip-tease. Des filles enculotte, il en avait déjà vu, mais pas dans sa chambre et surtout pasentièrement soumises à sa volonté comme des personnages de jeuxvidéo.

Laura, gênée, regarde ailleurs, embarrassée par son corps devenuun torse nu et une culotte. Elle aperçoit sur une étagère une série degommes de toutes les formes et de toutes les couleurs, son regard s’ar-rête sur l’une d’elles : rouge sombre, granuleuse, en forme de cornet,non de petite flamme, la pointe léchant l’étagère du dessus et très bril-lante. Tandis que Boubou happe la bouche de Nicolas, fourrant salangue dans tous les recoins, Laura s’approche de l’étagère, saisitdiscrètement la gomme et, sans prendre le temps de l’inspecter soustous les angles, l’enfourne. La chose charnue s’affaisse entre ses dentscomme une guimauve, gonfle légèrement au fond de son palaisinférieur, obstruant sa respiration.

Boubou, en apnée, tente de se dégager des lèvres de Nicolas afin

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de reprendre une bouffée d’oxygène. Laura soulève une chaise, lafracasse sur le dos de Nicolas. La chaise ne se démantèle pas, maisNicolas s’écroule. Sa mère s’échappe de ses mains et fait une triplepirouette avant de venir s’écraser au sol. Boubou, bouche libérée,comprend la manœuvre, fait un grand écart pour éviter d’aplatir la mèregroggy par la chute et ramasse tous leurs vêtements.

Toutes deux referment la porte derrière elles et s’élancent dansle couloir de l’appartement, se rhabillant, entraînées dans une cavale quis’achève dans un essoufflement souverain. La gomme dégonfle,s’aplatit, se scelle dans la bouche de Laura. Elle la touche avec un doigt,la gomme se rétracte. Boubou inspecte l’intérieur de la cavité buccale deLaura. Les deux filles se regardent avec fierté.

– Tu as retrouvé ta langue !– ŒØÚBoubou dévisage sa camarade, intriguée.– Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?– ߢ† ∑µ∞ ߶£Boubou ne comprend pas un mot, ne reconnaît pas un son.

Laura s’égosille, articule… Rien à faire, Boubou ne capte plus.

Nicolas se relève avec une bosse sur le front et un mal de genouxatroce. Il entend les souris chicoter, les cherche. Il trouve la premièrecoincée entre le mur et sa table de nuit : moins une, elle était écrasée !Il tire la table, soutenant la souris pour ne pas la faire tomber. Elle esttremblante, ses yeux rubis naviguent dans leurs orbites comme s’ilscherchaient à s’en échapper définitivement. Il l’enferme dans la cage etcherche la deuxième. Il la trouve griffes plantées dans la doublure de lamanche de son sweat-shirt, prise d’un vertige circulaire et chicotantcomme un souriceau.

– Ma petite chérie, lui murmure-t-il, l’étreignant contre sa joue.

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Elle grimpe sur son épaule, se love au creux de sa clavicule, toutheureuse de retrouver son odeur et de se sentir en sécurité. Nicolas luicaresse le dos jusqu’à la queue, souple et fine, qu’il entortille autour deson doigt.

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Philippe Turin

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Philippe Turin

Mille anges divins,mille séraphins

Minuit est largement dépassé. Dans la nef de l’église Saint-Sulpice, les lumières éteintes, le silence est revenu. Les orgues monu-mentales ont mis quelque temps à retrouver leur inertie, émettantencore par moments quelques soupirs inattendus, comme les soubre-sauts réflexes d’un canard décapité. Au sommet de la chaire, un char-mant putto de bois tourne la tête et interpelle un autre putto, sonhomologue exactement symétrique :

– On y va ?– On y va.

À Notre-Dame, à Saint-Eustache, à Saint-Étienne-du-Mont, àla Trinité, enfin dans toutes les églises de Paris, de la plus modestechapelle jusqu’à la prétentieuse Sainte-Madeleine des mariagesmondains, tout ce qui ressemble un peu, en trois dimensions, à unmessager divin selon la hiérarchie des sept ordres établie par le Pseudo-Denys l’Aréopagite1, se tient prêt. Angelots, anges, archanges, chéru-bins, séraphins, et cetera, déploient leurs ailes, s’ébrouent, effectuent

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quelques mouvements gymniques et retiennent leur souffle avant de selancer dans l’air glacé de décembre. Ils ont bien du courage, tous cesenfants dénudés : la température ne dépasse pas le zéro. Mais sont-ilssensibles à de telles contingences ? Il ne semble pas.

Les anges de nos églises, et tout particulièrement les angelotsjoufflus des décors baroques ou sulpiciens, les putti, comme disent lesItaliens, ne sont pas des objets morts. Ils sont figés, emprisonnés par lamatière, mais ils regardent, écoutent, s’informent, curieux de tout. Etils bavardent. Ils sont doués d’un sens aigu de la critique, d’une forteaversion pour toutes les expressions de la fatuité humaine et d’un espritfacétieux au-delà de l’imagination.

Traversant silencieusement le ciel parisien, un petit groupe de larive gauche marque une pause au sommet de l’arc du Carrousel, et, là,effectue sa jonction avec ceux de Saint-Roch, réputés pour leur espritpotache. Ces derniers, étant du quartier, ont ce soir une missiond’estafettes.

– Alors, on va où ?– C’est la surprise.Regardant vers le nord, ils repèrent un essaim bruyant d’une

bonne centaine d’angelots qui descendent vers le Théâtre-Français.– C’est l’équipe du Sacré-Cœur. Ils viennent toujours en force.

Un sacré gang de fouteurs de merde.– Alors, qu’est-ce qu’on arrose, cette année ?– C’est la surprise. C’est la surprise.– L’année dernière, c’était chouette, hein ?– On s’était payé la Grande Bibliothèque, quelle rigolade !– Et l’année d’avant ?

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Les douze mille anges de toutes les églises de Paris sont main-tenant réunis en conclave dans les jardins du Palais-Royal. Il y en a detoutes tailles et de toutes couleurs, en bois, en or, en bronze, en marbre,en stuc, en plastique… et même un en papier mâché. Ils ont beau êtresilencieux, ils font beaucoup de bruit. Des vedettes, des grands saints,Michel, vainqueur des dragons, Raphaël et Gabriel, et tous lesanonymes qui, sans préséance ni distinction hiérarchique, sont venuspisser de bon cœur sur les colonnes de Buren, en riant comme desdamnés.

Le gardien, un vieux schnock réveillé par cette cataractesoudaine, s’élance hors de sa loge.

– Petits salopards ! Vous ne respectez rien.– On a bien le droit de s’amuser. C’est Noël !

* Le Pseudo-Denys l’Aréopagite, évêque d’Athènes au 1er siècle, a proposé une

classification systématique des anges.

Mille anges divins, mille séraphins

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Marianne Brunschwig

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Marianne Brunschwig

Enfin !

C’est sans doute le fauteuil profond et une incroyable fatigue quil’emportèrent au-delà d’elle-même et lui firent comprendre ce qu’ellen’osait dire : elle se sentait magnifiquement bien. Le soleil allumait lebout de ses chaussures, les coussins épousaient le creux de ses reins etelle était plus seule qu’elle ne l’avait jamais été. Ce qu’elle éprouvait étaitscandaleux et elle ne pouvait le dire à personne, n’était pas partageablemais elle en était si consciente qu’il fallait qu’elle prononce à haute voixce moment unique d’égoïsme exempt de tout jugement moral.Doucement des larmes mouillèrent ses joues. Un instant elle fut éter-nelle.

Après l’instant, elle se dit : « Je suis dé-bar-ras-sée. Enfin ! »Et le téléphone sonna entre l’éternité et les emmerdements.

On compatissait. On l’invitait. On l’assourdissait de silencespleins de gêne pendant une plombe au téléphone.

Elle ne pouvait pas révéler son bien-être. C’était inenvisageable.

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Vraiment, elle ne voyait pas comment enfreindre cet interdit-là.D’autant que dans ces cas-là, les gens se multiplient, comme elle le véri-fia au nombre de coups de téléphone : bouche à oreille, nouvellesrépétées en écho de connaissance en connaissance.

Elle choisit de laisser les communications ricocher sur le répon-deur parce qu’elle avait à réfléchir à la manière de continuer à êtreheureuse et immorale.

Sa famille, en tout temps, avait été gentille, chacun s’y compor-tait en « membre » comme il faut et apportait comme il se doit sa partde liens à l’ensemble. Elle se souvint de tous les soirs où elle appelait samère bien qu’elle n’eût rien à dire, pour lui signifier sa présence etqu’elle l’assurât de la sienne, par ses phrases vides, ses questions restéessans réponse, couvertes aussitôt de nouvelles demandes par devoir etpar crainte d’oublier quelque chose dans le rôle du « fami-liant »...

– Tu vas bien, maman, et ton genou ? Tu as vu Gilles ? Jojo estguéri ? Prends bien tes médicaments, je te rappellerai demain.

Et elle rappelait. Et elle se mêlait autant de leur temps qu’eux-mêmes s’emparaient de ses affaires. « Papa, j’ai lu que l’acupuncturefaisait merveille pour les lumbagos, tu as de quoi noter l’adresse ?... »Son père, qui s’en fichait, n’avait rien noté, avait continué sur le mêmeton : « Mais oui ma fille, merci, je t’embrasse, embrasse Paul et à bien-tôt », en bouffant une plaquette entière d’antalgiques, plié en deux delombalgie et esclave lui aussi de cette dépendance qu’il supportaitcomme elle, depuis qu’il était marié, depuis qu’il était fils de sa propremère, depuis qu’il était au monde !

Et merde à la fin, il les emmerdait tous ! Et elle Julie, sa fille, quil’appelait pour ne rien dire, qui l’appelait sans laisser place à aucunsilence, qui leur adressait tous les jours une pluie de baisers de plastiqueà travers le téléphone, était bien consciente de cela ! Et oui, mais Julie,elle aussi, était « membre de famille »,

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C’était précisément la disparition de ces liens et des jugementsqu’ils génèrent, qui la rendait si libre. Toutes les servitudes se trouvaientabolies.

Elle éprouva le besoin de faire part à son entourage de son exis-tence soudain affranchie par une circonstance si terrible et prit dupapier pour écrire. Le soleil éclairait maintenant toute la pièce.

Elle n’était plus éternelle puisqu’elle travaillait à recomposer sonavenir.

La vie était belle, pourtant.

Donc il fallait qu’elle utilise ce qui venait de lui arriver.Sa soudaine brochette de cadavres embarrassait tout le monde et

continuerait de clouer les becs. Peu nombreux seraient ceux qui pour-raient dire, comme chaque fois que quelque chose vous arrive : « C’estcomme moi... » et s’étendre sur les catastrophes survenues dans leurentourage en même temps que les vôtres. Avec sa quantité, elle battaitle record et elle imposerait le respect. Mais ce qu’il fallait à tout prixéviter, c’était d’être elle-même victime de « la tête de circonstance ». Dene pas parvenir à se défaire du masque de malheur arboré devant lesautres et de ne pas retrouver le sentiment de magnifique liberté qui luiavait été offert comme une grâce dans le fauteuil.

Si elle cédait, ce serait terrible. Sa vie entière ne suffirait pas àfaire un deuil de cette importance.

Paul , peut-être, pourrait l’aider. Ils ne s’étaient pas vraimentparlé depuis l’accident, n’avaient échangé que des phrases administra-tives. Elle avait préféré qu’ils restent chacun chez soi, ces derniers soirset il avait respecté son besoin de solitude. Elle l’appela.

Paul était le vilain petit canard d’une dynastie de génies. Il avaitle teint blafard et le poil maigre des fins de race. La réprobation de la

Enfin !

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famille de Julie quant à sa vie vague d’artiste l’agaçait, mais il n’en parlaitpas et continuait à se sentir extrêmement proche de son amie. Cettecomplicité aida Julie à lui proposer, malgré la situation :

– Paul, tu te rappelles, les places pour Un Turc en Italie ? C’est cesoir ! Tu passes me prendre vers sept heures ?

Au bout du fil Paul sourit. Quelle fille ! Quelle trempe !En même temps Nelly sonna pour d’énièmes condoléances.– Je sais pas quoi dire– Je suis fatiguée.En deux phrases les quatre morts étaient pleurés, ressuscités, ré-

enterrés, débarrassés. Nelly partit. Puis vinrent Andrée et son mari quidirent ensemble, très ensemble car ils se tenaient par le bras :

– Nous sommes venus...– C’est gentil d’être venus– C’est normal– Je suis fatiguée.Exit à nouveau la visite.Mireille qui montait les croisa dans l’escalier. – Comment va-t-elle ?– Pas bien, la pauvre.Ils continuèrent à descendre et elle poursuivit sa montée.– J’ai appris... C’est insupportable. Mireille se jette sur elle, l’embrasse.– Appelle quand tu veux.Cette visite à son tour s’en fut.C’est alors qu’elle se prit à en espérer d’autres, beaucoup, encore

et encore pour s’étourdir et leur faire plaisir, pour leur donner le mini-mum, se racheter de ce qu’elle ne ferait pas !

Elle s’était arrangée pour faire d’une « mort sur le coup » unemort sans souffrance. Donc si eux n’avaient pas souffert, pas de raisonpour qu’elle-même souffre !

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Elle avait quitté précipitamment la maison de campagne encom-brée de tuyaux, hurlante de sirènes. Personne n’était croyant. La mortn’existait pas. Les parents, le frère, la sœur, tous faisaient fi des sima-grées. On en avait parlé, çà et là, dans la vie : la fosse commune seraitbien. Peu importait le cimetière. Du moment que tout fût fait vite.

Elle n’était même pas retournée dans l’appartement de sesparents à Paris.

Enverrait des déménageurs.Pourtant, sa conduite n’était pas une caricature. Elle se

demandait comment « placer » ses morts. Non pas en terre, l’enterre-ment lui importait peu, mais en véritable place : elle les aimait telle-ment ! Elle connaissait si bien chacun de leurs travers, l’inquiétude dansle regard de maman quand la voix dit « Oui ma chérie, vas-y ! », la peurcachée en phrase toute faite, « Mais oui, nous sommes contents, c’estun garçon très bien ! », la mesquinerie de Mimi quand elle lui disait« Tu es bien coiffée », les mensonges de Jojo et leur extraordinaire soli-darité quand il avait fallu cacher aux parents qu’elle était enceinte !

Elle ne voulait pas les abandonner. Pour rien au monde elle n’ou-blierait. Qu’on les laisse vivre, mon Dieu, qu’on la laisse les faire vivre !

Elle ne voulait pas s’occuper elle-même des formalités adminis-tratives, parce que dans la famille on négligeait ces choses-là, mais ellevoulait garder le contact avec chacun d’entre eux, comme s’il étaitvivant.

« Je veux, se dit-elle, conserver avec papa, avec maman, avecMimi, avec frérot, une complicité flottante... Au fond, il me faudraitquelqu’un qui les adopte. »

Elle réfléchit alors à des voisins qui iraient les voir au cimetière,qui apporteraient des fleurs... Des gens auxquels elle confierait leursdates de naissance, prétextes à des visites supplémentaires et à deslarmes renouvelées, des gens qui feraient les gestes qu’elle ne savait pasfaire.

Enfin !

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Myrto GondicasSans peur et sans devoir alors, elle verrait revivre d’eux toussourires, tendresses, pensées, trésors nouveaux surgis d’une mémoiresans souffrance, préservée pour elle toute seule. Imperceptiblement ilsrenaîtraient au monde.

Elle rappela Paul.– Est ce que tu ne pourrais pas t’occuper d’eux, toi ? risqua-

t-elle, folle de l’espérance qu’il comprendrait à demi mot.Paul, qui savait combien elle pouvait être folle, la prit au mot :– J’en étais sûr.Elle tordit son mouchoir à l’autre bout du fil, car, de seconde en

seconde, ce qu’elle demandait à Paul lui semblait crucial pour toute safamille.

Elle murmura :– Paul, ça serait mon plus beau cadeau...– Tu veux que je m’occupe de leur avenir sous terre ? demanda-

t-il tout doucement Alors elle fondit en larmes.Il avait compris. Il se chargerait d’eux.Dans un sanglot elle dit encore : – Tu me donneras quand même leur adresse ?...

Il passa la prendre à sept heures et ils allèrent à l’Opéra.

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Myrto Gondicas

La vie continue

Ombres, ombres portées des nuages qui passent. Lucie allongele pas entre les robiniers, à contre-pente tâte gaiement la résistance dutrottoir : petits rebonds qui remontent dans les vertèbres, elle s’ébroueet happe du regard les corps qui la brossent en avançant, fait provisionde visages d’autrui, quelques-uns vaguement familiers ; au haut de l’al-lée clignotent, incongrus, les bouquets blancs d’un marronnier àmoitié chauve.

– Deux cafés, deux !Le bar du coin n’a pas encore rentré ses tables ; les fumeurs s’y

attardent sous le ciel hésitant, Lucie aime y traîner en lapant très lente-ment un espresso derrière l’autre – le goût, après, s’attarde dans labouche mêlé au rythme des conversations, des pas des inconnus, desenvols de pigeons sous les gargouilles de l’église. Lovée dans un brouil-lard de sons, le dos calé contre la chaise, elle effleure d’un ou deuxdoigts le formica frais couleur taupe, puis réchauffe sa paume contre

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la tasse. Accueille le calme qui vient.

Quelque chose, tout à coup, cloche : comme si l’on venait de luitirer de sous les pieds un tapis invisible. Avant-goût de vertige et denausée, alerte minuscule. Le corps devient poreux, la tête flotte ; insi-dieusement brutales, deux syllabes s’y sont glissées et font écran à ladiversité pimpante du réel. Lucie tente la fuite, s’arrime l’œil à un ferde balcon, une corniche allumée de soleil, une porte cochère… Échectotal.

« Bernard. »

Une gorgée de café tiède, la dernière, en vain. Cela revient toutseul maintenant et s’entête. Jaillit de sous le sol (elle a payé et s’estlevée), tombe du ciel, suinte des caniveaux qu’elle longe en accéléré,avec un soupçon de colère. Le nom persécuteur est mat, opaque ; il lavrille sans lui livrer accès à rien d’autre que lui-même, toutes imagesabolies, souvenirs tués. « Bernard » lui fait dévaler la rue à petits passaccadés, regard éteint, dos dur, poings serrés dans les poches. Elle nesait pas quand il s’en ira. Elle attend.

*

Il l’appelait « Madame Lulu » avec un mélange, en proportionsvariables, de tendresse égrillarde et d’agacement. Il roulait pour elle envirtuose des pétards coupés de gros tabac brun et lui inventait desblanquettes à l’abricot sec, des omelettes au whisky. Sa voix, souvent,la chavirait, baryton clair étirant les voyelles à la fin des mots ; ill’émoustillait de calembours qu’elle goûtait d’autant mieux qu’ilsétaient mauvais ; il promenait sur elle et sur le monde un regard gris

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filtré par des paupières lourdes sous les sourcils d’or roux.

Ils ont connu l’ivresse des commencements, étonnés de s’êtretrouvés, riant d’être deux ; ensemble ou non, ils allaient lestés chacunde l’existence de l’autre, qui déroulait dans leurs journées sa bassecontinue ; par-dessus jouait, à des moments choisis, la mélodie simplede leurs étreintes ; ils avaient des gestes lents et légers, des cris naïfs, et,gourmands de se voir, ne craignaient pas de se quitter.

Un jour il n’a plus été là, présent de corps seulement et à tropgrands intervalles, la voix avait perdu sa pointe, l’iris gris se brouillait,requis ailleurs. Elle a pensé à une amourette, c’était un amour, il avaitnom : Fred. L’apprenant, elle a ri ; puis ont commencé les ruminations,les peurs, la digestion difficile.

Ils ont cessé de se voir. Lui s’installait avec méthode dans unhabitat partagé, avec tâches communes et sorties calculées d’avance ;réchauffée de trivialités, intensément tranquille, leur vie défilait, fortede son évidence. Elle l’a revu brièvement, croyant pouvoir : à deux, àtrois, ces rencontres la revigoraient, la laissant après coup vacante,effarouchée, ventre troué de hurlement muets. Jusqu’à ce qu’à nouveauelle s’absente.

*

Au-dessus de Lucie les néons filent lentement tandis qu’elle setient, une jambe pliée l’autre droite, sur deux marches de l’escaliermécanique, serrant la main courante tachée de tags, tailladée au cutter.Des visages montent à sa rencontre, elle les scrute machinalement(deux iris verts, deux iris noirs, deux iris gris), puis lâche prise. Le sol

La vie continue

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Danielle Lambertciré de frais exhale une senteur de malabar à la fraise. Petit froncementde nez. En d’autres temps Lucie aurait écrit aux autorités, démocra-tiquement exposé ses doléances. Sa colère est ailleurs, en sursis. Et,surprise ! le nom méchant ne la mord plus ; il s’est, dirait-on, renfoncédans un brouillard clément. À sa place émergent les souvenirs : un boutd’épaule piqué de taches de rousseur, une silhouette râblée trottant àpas aériens, la façade éclaboussée de soleil de la gare de Palerme. Lucieprend cela et l’abrite en elle, avec la sonnerie du portillon, le bruit dumétro sur les rails. Debout serrée dans la forêt des voyageurs, ellemâche et remâche ces images désarrimées, se berce de leur récurrence.Pour un moment la bête aboyeuse s’est tue, et Lucie reste avec cesnourritures du rêve, aliment et poison mêlés, qui vont l’accompagnerun temps au cours de sa journée, puis s’effilocheront en lui rendant sasolitude, alerte ou lourde, elle ne sait pas – ou le commerce improvisédes amis. Le métro grince, souffle et la secoue. Demain, Lucie recom-mencera.

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Danielle Lambert

Une voiture rouge

Nous ne dirons pas que la sonnerie stridente du téléphone adéchiré l’air de la salle de réunion. Du reste, tu ne te souviens pas decette sonnerie. La Golf GTI de ta collègue a avalé les virages serrés dela vallée conduisant chez tes parents. Moteur et gyrophare éteints,devant la porte de la maison stationnait la grosse ambulance rouge despompiers. Tout semblait frappé de stupeur et d’immobilité.

L’infirmier au volant de l’ambulance s’était penché vers toi. – Vous êtes de la famille ? Alors je préfère vous prévenir. Il est

mort.La maison offrait un sourire édenté. Tes vingt ans n’avaient plus

vingt ans.

*

Paris, métro Barbès-Rochechouart, printemps 2008

C’est la brûlure d’un contraste, entre le rose tiède de la chair etle blanc froid du carrelage.

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Sur l’assise d’un quai du métro Barbès, il semble faire son lit.Gestes lents et répétés, il lisse un plastique comme il le ferait d’un drap.

Civilité tacite des métropoles ou indifférence généralisée,personne ne le regarde. C’est l’été. Il porte un grand manteau bleumarine qui pend comme une voile sur ses pieds nus qui tanguent.

*

La date est précise, unique, qui se détache du continuum desjours comme la note hypnotique d’Alina d’Arvo Pärt.

Aujourd’hui, tu as cinquante ans d’une vie amputée de son sens.C’est dimanche. Stores à demi-baissés sur l’éclaboussement de l’été,piano qui s’égrène, bouquet de fleurs indécises. De quelle cérémonies’agit-il ?

*

Métro Place de Clichy, 23 avril 2008

Tout au bout de la fatigue de cette station de métro se découpeune zone de quai étrangement déserte. Au milieu, une échelle, unafficheur, un seau. De chaque côté, une silhouette allongée sur un banc.Le premier corps présente son derrière maigre et taché. Celui d’unefemme endormie, secouée de petits soubresauts. À ses pieds, un sacplastique ricane sous le slogan « E. Leclerc. Nous aimons vous fairegagner ».

*

Cinquante ans et ni enfant, ni mariage, ni maison. L’absenceconduit au règne du rien, au vide des jours. Vertigineuse ascèse de la

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perte. Constance du mot fin toujours prêt à s’écrire. Le parfum de lysflotte sur une mémoire blanche. Tu n’auras pas joué.

*

Rue de Tilsitt, 27 mai 2008

Sous des vêtements bleu marine, c’est un fouillis de jambes et debras abandonné à la pluie qui tombe dru. Il a près de soixante-dix ans.

– Je suis comédien. J’ai pas de boulot en ce moment, rien, mêmepas un billet.

– Vous ne touchez pas de retraite ?– Si, 400 euros.Je lui tends une pièce d’un euro qu’il examine avec méfiance et

incrédulité.– C’est quoi ça ?

*

Au téléphone, la voix de cet homme que tu viens de quitter.Contractée, gelée, au bord justement du point de rupture. Il te dit qu’ila froid. Il t’appelle de la petite ville de banlieue où il habite. Dans lanuit de son téléphone portable éclatent parfois des aboiements furieux.Il te dit : il faut que j’y aille. Il le répète sans mettre de terme à l’appel.Il te dit d’une voix enrouée : j’ai eu une semaine abominable et, aujour-d’hui, je me suis fâché avec tout le monde. Le chien fait de nouveauexploser la paix de la nuit. Tu tentes d’être légère et souriante. Après larupture, il avait eu ces mots étranges : « Tu restes en moi. » Il veutsavoir ce que contenait le message que tu lui as envoyé. Savoir si tupenses lui refaire des pâtes aux truffes, un jour. Savoir ce que tu veux,toi.

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Le lendemain, tu te diras que le personnage principal de cettescène était la nuit qui vous enveloppait et, finalement, vous réunissait.

*

Boulevard de Magenta, août 2008

Est-il mort ou vivant ? Affalé au milieu du trottoir, il abandonneson corps au tout-venant. La rue est son ventre qui ne le protège pas,ne le berce pas, le nourrit mal.

*

Qui est l’être absent ? Dans son ombre bercée de temps,combien de frères morts, de pères perdus, d’ancêtres tus ?

Nulle autre œuvre que Gerry de Gus van Sant n’aura à tes yeuxcapturé cette incandescente vérité. Deux adolescents errant dans undésert américain où rôdent leurs fantômes. L’un y laisse la vie, l’autrerepart au milieu des vivants.

Tu es retournée au milieu des mots vivants. C’est ce qui arrivelorsqu’à la vie est préférée la vérité. Ainsi disent ceux qui écrivent :l’écriture s’échange contre la vie.

Tu es repartie dans la patience de ce qui survient avant la fin.Seul bagage de certitude : ce que tu as perdu est ce qu’une voiture rougea emporté.

*

Trouville, le 24 août 2008

Debout sur ce petit trottoir, la main franchement tendue, il

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apostrophe les passants. À ceux qui passent en faisant mine de l’ignorer,il jette : « Oh putain, ils ont encore grossi ! »

Et ceux-là ont le cul qui s’alourdit.

*

Sa dernière maison offre dorénavant un sourire édenté, figé.Point de passé, plus jamais de futur, juste ce présent évidé s’étirant sansfin comme les fils de sucre d’une barbe à papa.

Les voix des autres mettent en relief celle qui s’est tue, vacuitédu ronronnement humain, interchangeabilité des propos, sons voués àsignifier que la vie se poursuit, sans lui.

Il semble que chacun mime une existence, un quotidien factice,émettant des signaux d’apparence rationnelle qui te faisaient penser,enfant, que les grandes personnes n’existaient pas vraiment.

Seul le cri des mouettes dans le port, trait d’union entre ciel etterre, seul ce qui parle d’ailleurs parle de lui et parle vrai.

*

Rue Boursault, hiver 2009

Une immobilité de statue de Vierge Marie, une superpositionordonnée de sacs en plastique sur lesquels elle trône, le regard fixe, elle-même recouverte d’une grande bâche. Tu n’avais pas tout de suitediscerné la forme humaine dans cet amoncellement où, plus que s’en-castrer, elle semble vouloir se fondre.

*

Entre les minutes, c’est un fourmillement. Sur le temps qui se

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suspend, c’est un voile de présence familière, presque protectrice. Decelui, trop aimé, qui est parti trop tôt, reste ce qui relève de l’impalpa-ble.

L’écho sonore d’un cri sur la mer après l’été, quelques bassesouatées d’une musique lointaine donnée pour les autres. Avec celui quis’est définitivement absenté, l’air même semble s’être retiré. Toutressemble à septembre.

*

Rue Boursault, mars 2009

Une incroyable broussaille de cheveux blancs surmontant unebarbe jaune et, entre les deux, une main qui se soulève et se rabat sur lesyeux. Ainsi avance-t-il, tête baissée, face voilée, épaules rentrées. Et dansla nuit de cet homme, tu te demandes quelle honte a brûlé à jamais leregard.

*

Se souvenir de cette conviction d’enfant : les adultes cessaientleur manège une fois hors de vue. Se souvenir qu’ainsi se tissait l’attentedu moment où commencerait la vraie vie, celle qui se tenait cachée, cegrand mystère triste.

Brouhaha de gestes, de voix, empilement d’empressements diversen écran de fumée. Il est clair que cette unanimité divertissante n’ad’autre but que de masquer un indicible familial. Depuis toujours cettesensation d’une identité traversée, parcourue, empreinte de ceux quit’ont précédée et rendent chaque lieu, chaque événement comme fami-liers, au sens premier du terme.

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Église Saint-Laurent, été 2009

Droit comme une majuscule, il se tient assis sur le muret devantl’église. Bien droite également, posée à côté de lui en un étrange paral-lèle, sa jambe artificielle. Son petit monde est rangé. Il attend.

*

Tu as cinquante ans, un jour de pluie en Normandie tu t’allongesdans une chambre vide et tu as dix ans, tu es malade pour être seule,pour mettre fin, pour être au vrai.

Un jour de gris laiteux. De cendre liquide qui étouffe le son desautres comme une fenêtre se fermant dans la chambre d’un bébé quidort. Un jour où les enfants morts ne jouent pas dans les greniers.

Tu as cinquante ans de solitude accompagnée.

*

Rue Sarrette, juillet 2009

Yeux clos, affalé à même le sol sur un trottoir, la tête posée surson bras gauche, son immobilité est totale. Un passant se penche, prendson pouls, repart. Dans son sommeil, une main se soulève puisretombe. Elle dessine le seul mouvement humain de la rue vide de cetété à Paris.

Au pays de celui qui est parti, les souvenirs comme le temps sontabolis. Ici règne l’entre-deux. Entre la vie et la mort. Entre le dehors etle dedans. Entre l’enfance et la vieillesse. Entre rêve et réalité. Entresilence et son. Entre-temps.

Flotter comme une invisible méduse à la surface étale de la mer

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des choses, être celle qui se pose là où on la pose, attente souple et flot-tante.

*

Boulevard de Magenta, juillet 2009

En slip, debout sur sa couverture, totalement indifférent à lafoule habituelle de ce boulevard parisien, il tente d’enfiler son pantalon.Comme si quatre murs l’entouraient, les passants l’évitent. Il est entière-ment accaparé par sa tâche : commencer sa journée, comme eux vontvers la leur.

*

De celui qui s’est définitivement absenté aux autres, le seul savoirdonné et intangible serait qu’il ne reviendra pas.

Une seule donnée. Et pour l’assimiler, parfois, une vie.Combien d’inconnus, pendant combien d’années, ont-ils fait

voler en éclats ta croyance en se retournant dans la rue ?

L’absent ne parle pas. Il vient parfois à murmurer. Lorsque, aucreux des jours absents, solitude et silence bruissent du secret desdisparus.

Écrire, alors, est-ce dire ou retranscrire ? Vivre, est-ce habiter unespace-temps ou être habité par celui qui n’y est pas ? Sait-on jamais quiparle en nous ? Qui erre entre les mots ?

*

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Rue Mariotte, septembre 2009

Assis devant la Poste des Batignolles, les yeux injectés de sang,son visage de Popeye affichant malgré lui d’ineffables souffrances, illivre chaque jour le récit confiant de son quotidien. Il dort « à lamairie ». Le soir, soupe populaire. Oui, c’est bien, ça lui suffit, parfoisil rajoute une boîte. Un jour, il n’est plus seul. À ses côtés s’active unefemme jeune et silencieuse qu’il te présente. Tout naturellement, il passealors au « on ». On s’est fait agresser aujourd’hui. Dans cette petite rueretirée, ils dessinent une bulle d’intimité que contournent les passants.

*

C’est lui. En une impalpable fraction de seconde, tempssuspendu qui joue le jeu, qui fait le mort, comme dans le désert lorsquela chaleur fait vibrer l’air pour accueillir l’hallucination, sa silhouettedanse au bout d’une guitare, ses cheveux ondulés autour de la douceurdu visage, flottant dans un jean indifférent, il est là devant toi qui entresà ton tour dans l’irréel. Le frère qui erre, celui à jamais échappé de laterre, parti sans ce petit mot que tu cherches en grattant la boue depuisvingt-sept ans, reléguée à tous ces autres mots qui ne seront jamais ledernier, la fraction de seconde s’efface, ce n’est plus lui. C’est l’autre,c’est le surgissement de l’inconnu, l’errant de l’erreur, le sans-domicileintérieur, le sans-abri vertigineux.

Celui qui erre flotte entre les notes de Spiegel im Spiegel d’ArvoPärt, hurlant l’impossible enfance. Il est l’air que respire Affleck dansGerry, la route grise que tu n’atteindras pas. Il est la douleur réfugiéedans les poumons d’Alain Bashung lorsqu’il emporte tout l’Olympiaavec trois mots, Je t’ai manqué. Il est entre les images du Temps des Gitans,dans une sorte d’espace-temps intersticiel, fractal, désespérément intan-gible. Il est la possibilité de l’autre enfouie au creux de chaque SDF que

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tu croises et dont le regard parle d’un au-delà de l’identité, d’une frater-nité de ravins et d’abîmes. Il est. Pas encore mort.

Vivant par le remords qui se trouve ainsi être le contraire de re-mort. Vivant remords emplissant ta poitrine, respiration poussière,présent de cendres désenchantées, enfant que tu n’as pas eu semantl’arythmie. Vivant, il se tient là au plus près de toi, au sein de ces cellulesappliquant le secret programme final, inversion toute, ne nous multi-plions plus pour vivre mais pour en finir, se rapprocher du mort tropvivant, le retrouver là où se tapit une mémoire embryonnaire de peau etde fœtus, ignorant savamment biopsies et microscopes. Mort douéd’une dimension d’être supérieure.

*

Place de la Madeleine, novembre 2009

Ce soir d’hiver froid près de la Madeleine, imposant bloc demarbre dont les jambes et le siège entourés du même tissu forment unpiédestal, la femme est âgée, rides figées comme son regard dans unailleurs inexpressif. Elle paraît totalement indifférente au pouvoir dedéflagration des deux mots écrits sur le bout de carton posé à sespieds : RESTER VIVANTE.

*

Ton appartement patiente. Ta vie s’écrit au rythme du goutte-à-goutte moussu d’une vieille fontaine. Que rien ni personne ne sur-vienne. Tout attend. Rien n’adviendra.

C’est surtout pendant l’été, lorsque le soleil jette ses grandesombres tranchantes, que le quotidien s’emplit soudain de gestes, acti-vités, déambulations d’humains si réels, mus par une vitalité si évidente.

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C’est surtout pendant l’été que sa mémoire vient se poser sur la pénom-bre accueillante de tes dimanches.

Que ne peux-tu t’allonger, t’allonger immensément sur ceprésent d’attente et de patience, sur ce fourmillement aérien qui t’en-toure comme une cendre dansante.

Comme une grande main, son absence alors se pose sur tonfront, dimanche retombe en enfance et, avant la fin du jour, tu aurasrejoint la grande équivalence liquide, la larme douce et majuscule, lanuit se noyant dans le fleuve étal des semaines.

Des enfants joueront dans des églises où résonneront les riresd’autrefois dont tu ne gardais que la légèreté sans savoir l’imperma-nence.

Silence. Une note de piano meurt, un frère se lève, là où tu esdansent les impalpables qui écrivent la vie en creux.

*

Métro Place de Clichy, décembre 2009

Ses doigts violets et gonflés agrippent péniblement le ticketrestaurant, qu’il examine d’un air interrogateur avant de s’illuminer.« Eh ! Revenez ! Merci ! Ah… Mais… Je vous reconnais, vous… » Ils’anime. Ses compagnons restent parfaitement immobiles.

*

Il se peut que l’absence devienne cri, appel, incantation. Il arriveque l’absence insiste et réitère cette note de piano hypnotique jouant àla fois sur la corde du manque et celle du questionnement.

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Est-il possible de répondre à cette question : qui manque ? Etqui vit ce manque en toi ?

Dans ce creux sonore, tant d’échos, si peu d’aveux.Vivants, méfiez-vous des enfants qui jouent aux fantômes, des

heures entières sous des draps blancs, en pleurant de rire.

*

Dans le métro de Paris, décembre 2009

Revoici la tignasse blanc-jaune tombant comme un rideau sur lapoitrine du vieillard à la tête baissée. C’est l’homme sans visage, s’op-posant par sa fixité et son anonymat au flux rapide des voyageurs quil’ignorent. Il ne mendie pas. Il ne possède qu’un petit sac plastique. Etun rideau de cheveux immobiles qui le projette hors du mouvement dela vie.

*

Douleur torve et molle, lovée sous le diaphragme, baignant entreles eaux de la nostalgie et du vieux désespoir, avec dans la bouche legoût poussiéreux de l’irréparable.

Au creux de chaque fibre, de chaque particule de l’air que turespires, humus de ta mémoire, le sentiment d’échec inscrit jusqu’à lafin des jours en une certitude de cellules désolées. Texture intime del’absence et du manque mêlés. De l’absence-manque. Manque au sensde ce qui manque à l’appel, impératif énonçant la présence ratéeindéfiniment.

Aucun mot, soudain, ne se met à hurler. La grosse voiture depompiers, gyrophare éteint ou plutôt muet, « Je préfère vous prévenir,

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il est mort », ce qui peut signifier vivant en toi à jamais, padam, padam,il arrive en courant derrière toi, danse entre les pixels du réel, ça criedans les cellules, ça coule, s’écroule sans s’épancher, ça teinte, imprègne,retire la substance, installe l’évitement, prémunit de toute importance,c’est devenu toi.

Tu es devenue l’être de manque et d’absence. Manque aux autres,absente à toi-même. Restée avec lui.

Avec lui l’insidieuse douceur d’être comme morte, mieux encore,dans les limbes, en cette étrange hésitation du pas-encore-vivant.Retrouver la fraternité légère de la cellule avant l’embryon, toutedouleur interdite alors, toi pas née il ne serait pas ton petit frère etencore moins ton petit frère mort, toi pas née aucun présent de l’indi-catif : quelle différence avec celle qui se manque en permanence ?

Il s’agirait d’écrire un livre entier, plein, sur un grand rire venantd’une cour voisine, ricochant sur un été indifférent ; un grand rire d’en-fant des limbes.

Il te sourit dans la poussière jaunie. Trente ans ont passé depuiscette photo. Et déjà quelque chose dans ce sourire, quelque chose detremblé, appelant en vain depuis le fond de l’œil, une douloureusehumidité.

C’est aujourd’hui qu’il joue, s’autorise l’aérien, le presque joyeux,le gai savoir enfantin, la note posée sans peser.

C’est aujourd’hui qu’il te sourit dans la poussière où tu vis.

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Jorge Davila Miguel

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Jorge Davila Miguel

La MessagèreTraduit de l’espagnol par Melina Cariz

Sud de l’Afrique, 1976

Il y a très longtemps, deux cents ans peut-être, les Portugaisinstallèrent ces pilotis à cet endroit. Une paire de chaque côté. Solides,légèrement bombés aux extrémités, le nœud du câble autour de la partiela plus étroite. Le frottement des câbles était encore visible, mais unelégère couche de rouille recouvrait le tout. On voyait des milliers depetits orifices, comme sur n’importe quelle pièce de fer qui serait restéeau contact de l’air si longtemps. José Brañas, tâtant l’un d’entre eux, endéduisit que les autres aussi, de l’autre côté du courant, tiendraient bon.Il boutonna son blouson jusqu’au cou, tira une nouvelle bouffée de sacigarette et jaugea la distance d’un bord à l’autre.

Il y avait un détachement d’avant-garde qui se trouvait douzekilomètres au-delà du fleuve Queve depuis huit jours. Il avait traverséce qui restait du pont à moitié immergé en assurant avant tout laprotection de l’armement. Mais la majorité du régiment était resté de

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ce côté-ci de la rive, avec les blindés, l’artillerie et le ravitaillement. Lecommandement ne savait pas comment acheminer la nourriture defaçon régulière vers le détachement. Il était impossible à la brigaded’ingénieurs de dresser un pont d’urgence. Dans cette partie du Queveles eaux étaient denses à cette époque de l’année ; le printemps avaitdébuté dans toute sa violence dans le nord-est et la pluie, des joursdurant, avait amoncelé les feuilles les unes après les autres, les feuillesavaient inondé la terre et la terre n’avait eu d’autre choix que de sedéverser dans la rivière.

Sous un falot à plein régime les chefs discutaient. Le capitainePruna avait proposé de faire passer une moto Oural avec side-car del’autre côté et que chaque jour, deux agents de liaison se chargent d’ap-porter le rata aux soldats. Il fallait faire quelque chose. Jusqu’à présentle transport des thermos se faisait à pied. Les gardes d’en bas nepouvaient pas faire de feu, ils n’avaient mangé chaud que deux foisdepuis la traversée du fleuve. Ils avaient envoyé une note codée aucommandant : « Camarade Rojo, avec cette diète nous sommes chaquejour une cible plus difficile pour l’ennemi, mais le problème c’est que sile vent souffle, il nous disperse : seul le fusil nous ancre à terre. LaPatrie ou la Mort. Nous vaincrons. »

Le premier jour, ils avaient tenté la traversée avec un camionléger, un peu plus en aval du pont que l’ennemi n’avait pas totalementdétruit. Le Zil faillit sombrer, le courant formait des tourbillons là oùla structure en béton immergée se transformait en entonnoirs d’eau etde boue. Heureusement, le chauffeur, un métis oriental qui avait apprisà conduire au volant de camions chargés de troncs sur des chemins demontagne glissants, eut le temps de s’arrêter. « Putain, je suis venu à laguerre pour tirer des coups de feu et pas pour me noyer comme unpauvre con dans ce fleuve », jura-t-il. Malgré tout il manqua tout justede se noyer dans son propre jus en faisant marche arrière. Quand le

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camion passa enfin à reculons sur la fangeuse berge nord, le chauffeuravait le front, la figure et le cou sillonnés d’une sueur qui avait trempésans pitié son uniforme. Il ferma la porte. « Je n’ai jamais pu apprendreà nager », expliqua-t-il à ceux qui le regardaient, tandis qu’il s’engageaitsur la terre ferme et que le museau du camion semblait s’abreuver dansle fleuve.

Par-dessus les débris du pont, c’était impossible. Ils songèrent àfaire passer une cuisine de campagne démontée, mais le capitaine Prunas’y opposa : « Ça revient au même, comment on fera après pouremmener la nourriture jusqu’en bas ? En plus, les cuisinières que nousavons pour le régiment ne suffisent plus. Tout ce qu’on aura, c’est dessoldats affamés partout ».

Il fallait faire traverser un moyen de transport coûte que coûte.Ce fut alors que leur vint l’idée de faire passer la moto.

– Ça résout le problème, dit Pruna.– Mais comment fait-on passer la moto ? demanda Rodríguez,

le commissaire politique. – Sur deux radeaux en caoutchouc russes, répondit le capitaine,

un pour la moto et un autre pour le side-car. Après les hommestraversent à pied sur ce qui reste du pont, et chaque jour on envoie lanourriture avec la moto.

Il y eut un silence général dans la tente de campagne où les chefsdiscutaient. On n’entendait que le vrombissement du falot : mélange dekérosène et d’air sous pression qui alimentait la mèche incandescente.Alors le commandant dit à Pruna :

– Trouve-moi le meilleur motocycliste de liaison, le petit bronzémaigrichon qu’on a sanctionné l’autre jour pour avoir commercé avecles villageois. Choisis une escouade d’explorateurs pour qu’elle campede l’autre côté du fleuve.

Le commandant alluma à nouveau le bout de son cigare etrecracha la fumée avec satisfaction.

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– C’est comme si c’était fait, répondit le capitaine Pruna. On faitpasser la moto et le motocycliste cette nuit-même et les gardes aurontun repas chaud demain. Je vais prévenir les lieutenants.

– Ce Noir va se noyer, dit Brañas à Pruna, qui venait d’informerles officiers de tout ce qui devait se trouver au bord de la rivière unedemi-heure plus tard. Ce noir va se noyer capitaine. J’ai entendu ce quevous allez faire et ça ne va pas marcher.

– Qu’est-ce que tu racontes, Brañas ? Ne sois pas si négatif.Pruna craignait que le garde n’eût raison.– Les canots pneumatiques ne vont pas résister.– Ah Brañas ! soupira le capitaine, pourquoi ils ne résisteraient

pas si chacun peut porter quinze hommes ?– Quinze hommes, c’est de la chair et la moto, c’est du fer, capi-

taine. Ce n’est pas pareil. Le canot se retourne, la moto coule et le Noirse noie.

– On a fait le calcul. C’est le même poids, dit Pruna, et il atten-dit la réponse.

– Je sais ce que je dis, capitaine. À cause du pont effondré, le litdu fleuve se rétrécit et à cinq mètres du dernier bout de béton, lecourant redouble par en dessous. C’est comme un tuyau de vingt qu’onréduirait à cinq. L’eau sera sous pression et le Noir va se noyer.

Brañas était plongeur. Il avait été recruté comme tel. C’était satâche lors des travaux de débarquement dans le port de la capitaledurant des mois, chaque fois qu’un navire rempli d’armes ou de soldatsarrivait. Il était chargé de prévenir les sabotages. Il avait été ensuiteexplorateur de fonds marins, mais il avait souffert d’un problème auxpieds. C’est pourquoi il avait été affecté au 12e régiment, du comman-dant Aurelio Rojo, en exercice. Brañas alla avec Pruna à la rive et luiexpliqua le problème.

– Tu as raison, soldat, admit le capitaine, tu as raison.

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L’état-major était encore en train de discuter d’autres problèmessous le falot lorsque Pruna arriva et déclara que l’idée de la moto n’étaitpas réalisable. L’affaire qu’ils traitaient resta en suspens. Tous les chefseurent la sensation de ne pas avoir avancé d’un pouce de toute la nuit.Le commandant regarda Pruna et lui dit :

– Mais putain, que se passe-t-il, capitaine ?– Eh bien camarade Rojo, dit Pruna embarrassé d’être le

messager de mauvaises nouvelles, vous savez que Brañas est plongeur... – Et alors ?– Il dit que ça ne marchera pas. Que les canots ne résisteront pas.Et il lui expliqua tout, comme Brañas le lui avait détaillé. Mais le plongeur dut tout de même sortir avec l’état-major au

complet et le falot jusqu’au bord de la rivière pour les convaincre quece qu’il disait était vrai.

– Bon, Brañas, dit Rojo, tandis qu’il allumait à nouveau le mégotde cigare qui était déjà plus petit que son nez, toi, le rabat-joie, dis-nousce qu’on fait.

– Moi, je vous fais traverser la moto commandant. – Vas-y.– Donnez-moi six bidons vides de cinquante-cinq galons. Et

aussi des câbles, des cordes et de grosses planches. Je vous la faistraverser.

Le jour se levait quand Brañas franchit l’eau glacée du Queve surle pont détruit. C’était à l’endroit même où le détachement était passéhuit jours auparavant. Sur plusieurs mètres, de l’eau jusqu’à la poitrine,il dut s’agripper de toutes ses forces aux fers tordus pour ne pas perdrel’équilibre. Il portait deux bouts de corde épaisse, une sur chaqueépaule, et leur poids n’avait de cesse de se relayer pour le renverser. À unmoment, il n’eut plus pied et disparut complètement sous l’eau, mais ilressortit un peu plus loin. Il atteignit enfin la rive sud et attacha les

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bouts aux vieux pilotis portugais.Il avait passé toute la nuit entre nœuds et cordages. Les six

bidons furent solidement fixés. Au-dessus se trouvaient aussi lesplanches bien attachées, et de chaque coin ressortait une énorme bouclepar où passeraient les câbles de commande du radeau.

Vers dix heures du matin, Brañas monta sur la petite plate-formeflottante avec la moto en marche, en accélérant à plein régime commes’il allait propulser son vaisseau improvisé par le seul rugissement del’Oural. Il y installa également le petit motocycliste bronzé. La corde,attachée aux deux extrémités du radeau, faisait le tour depuis l’autrecôté. Elle finissait dans le treuil d’un camion Berlietz Tramagal qui latracta petit à petit. Le soldat arriva sur l’autre rive avec le radeau, lamoto et le motocycliste. Après avoir touché la berge opposée du Queve,Brañas fit démarrer le véhicule à pleine puissance et la moto gagna laterre sur ses propres roues.

Depuis la rive nord tous les chefs avaient suivi la traversée avecattention et félicitèrent Brañas.

Puis, le radeau servit à faire traverser une escouade de gardes ainsique les thermos russes de campagne. Le commandant en personne ainsique tout l’état-major voulurent profiter de l’aventure. Il faisait assezchaud et les gardes, à qui l’on avait permis d’aller jusqu’au fleuve et dese baigner, purent contempler le radeau immobile près de son débar-cadère improvisé.

La nuit, les chefs discutèrent à nouveau sous le falot. Dans lescentaines de tentes dispersées dans la forêt, les soldats parlaient del’éloignement du foyer, de l’incertitude et de leurs femmes. Le petitradeau avait déjà perdu toute le charme de sa nouveauté et son pouvoird’émotion. Sauf pour Brañas, qui s’appliquait à barbouiller de graisseépaisse les points de frottement du câble et à calculer comment onpouvait améliorer les conditions de la traversée. C’était sa façon d’ou-

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blier les éternelles préoccupations nocturnes des gardes. Il pensait quepour l’opération du lendemain, il serait préférable de rapprocher de laberge le camion avec le treuil, ou même de démonter le treuil pour lefixer sur la rive. Le commandant s’approcha de lui avec deux lieu-tenants.

– Brañas, lui dit-il, Brañas, tu t’aventurerais à faire traverser destanks et des camions ?

Le plongeur le regarda, surpris. D’une moto Oural à un blindé,il y a une grande différence, pensa-t-il. Il ne s’était jamais imaginé qu’onpouvait lui demander ça. Mais Brañas s’étonna lui-même de sa réponse.

– Je vous fais traverser ce que vous voulez commandant.– Tu as besoin de quoi ?– D’aller à la capitale. Au port de la capitale.– Pourquoi faire ?– Dans les ports, les dragueurs utilisent des flotteurs pour la

tuyauterie du dragage. Avec quelques flotteurs bien attachés et deux outrois trucs en plus, je vous fais traverser un tank. J’ai aussi besoin decornières. Je sais ce dont j’ai besoin. Il me faut beaucoup de bidons decinquante-cinq gallons.

– Et il te faut combien de temps ?– L’aller-retour et deux jours sur place. Qu’on me donne l’au-

torisation. Je vous fais traverser le tank.– Fais-moi la liste soldat, dit sèchement le commandant. Je te

l’envoie chercher. Il n’y a pas de temps pour faire l’aller-retour. On estcoincé, plongeur, commence à réfléchir à comment tu vas t’y prendre.Je t’amène tout ça.

– Combien pèse un tank ?– Trente-deux tonnes.– Trouvez-moi deux cents bidons de cinquante-cinq gallons,

huit flotteurs de dragage, de la soudure, des chevilles, des cornières, lesplus grandes vis que vous trouviez, quatre plate-formes de camion, des

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plus grandes également, celles qui ont douze roues, et amenez-moivingt jantes de jeep russe, ou de n’importe quel engin capitaliste. J’aiaussi besoin de pneus, vieux si vous voulez mais pas pourris, j’en aibesoin pour les butoirs de ce bord et de l’autre, il en faudrait cinquante.

On lui amena tout ce qu’il avait demandé. Les bidonscommencèrent à arriver dès le deuxième jour dans l’après-midi. Cettenuit-là, une énorme remorque sur laquelle l’emblème de la compagniepétrolière Total était encore visible, déchargea cornières, chevilles, vis,goupilles, écrous, câbles, outils, et même un vieux poêle à bois, commeceux des westerns, dont Brañas ne s’expliqua jamais la présence. Lechauffeur du camion à remorque non plus. Jamais personne ne sutcomment cette cuisinière avait atterri sur la rive Nord du Queve, nipourquoi.

– Il y a assez de matériel pour construire un destroyer, dit enplaisantant Pruna à Brañas. Pourquoi tu nous ferais pas ensuite un petitbateau pour organiser notre propre convoi pour le retour ? ajouta lecapitaine pendant que le plongeur marchait au milieu de tout cematériel entassé comme par enchantement du jour au lendemain. Bon,de combien de bataillons tu as besoin pour construire le radeau ?

– Il y a un problème capitaine.Pruna, qui souriait, pinça immédiatement les lèvres d’un air buté.

Il regarda Brañas.– Que se passe-t-il ?– Les quatre plateformes ne sont pas encore arrivées, et c’est ce

qui va au-dessus du radeau. Il faut les retourner, leur enlever les douzeroues, les assembler avec précaution, les parer de vis et de chevilles,coller les bidons et les flotteurs en dessous et les remettre dans l’autresens pour que tout soit bien ajusté. On retourne toute la charpente avecpoulies et bras de grue puis on la dépose directement dans l’eau sur leventre. Avec les bidons, ça flottera.

– Et ça ne revient pas au même de mettre les plates formes sur

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les bidons déjà montés et de traîner le tout ensuite dans l’eau ?– Ça ne sera pas bien ajusté. Certains flotteurs vont s’abîmer à

cause du poids et du traînage.– Combien pèse chaque plate-forme ? demanda Pruna.– Trois tonnes je pense.– Un bataillon suffit pour l’ajuster.– Traîner toute la charpente jusqu’au fleuve risque d’être diffi-

cile...– Avec trois bataillons, on la soulève.– En plus, capitaine, je ne connais pas la forme exacte des

compartiments, je ne peux pas commencer à souder les bidons…– Fais-le, Brañas, dit Pruna très lentement.– D’accord, capitaine. Mais plein d’hommes vont se casser les

reins.

Le travail commença le soir même. Le chef de l’explorationenvoya ses deux pelotons sur la rive sud pour qu’ils montent nuit et jourune garde double. Il fallait s’assurer que l’armée ennemie ignorait ce quise préparait. Alors même que la confusion régnait dans leurs propresrangs. Ils attendaient l’offensive de ce côté-ci, mais rien ne venait. Lerenseignement militaire rapportait que l’ennemi ne les croyait pas capa-bles de franchir le fleuve à cet endroit, persuadé de l’incompétence deleur brigade des ponts. L’adversaire semblait convaincu qu’un piège sepréparait à des dizaines de kilomètres plus au sud. L’état-major de l’ar-mée expéditionnaire se chargea d’entretenir ce malentendu : il envoyades dizaines de camions vides vers Mucusso pour faire croire qu’ilsavaient décidé d’entrer en Namibie par l’est. Même si le commande-ment ennemi ne comprenait pas comment l’armée expéditionnairepouvait se lancer dans une telle aventure, susceptible de provoquer unconflit régional majeur, un officier supérieur sud-africain affirma :

– S’ils ont fait monter une armée de quarante mille hommes sur

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des navires sucriers et ont traversé l’océan sans cachets contre le mal demer, pourquoi diable ne pourraient-ils pas entrer en Namibie par l’Est ?

Jamais auparavant l’incompétence d’une brigade d’ingénieursn’avait été aussi productive. C’est pourquoi il aurait été désastreux quele commandement ennemi découvre le pot aux roses : tout simplementque la troupe ne pouvait pas traverser le fleuve – comme dans n’importequel film – avec un pont portatif, et qu’en réalité on essayait de fairepasser un régiment de tanks sur une sorte de cuvette. Non seulement,cela aurait été dangereux que les généraux ennemis apprennent, mais,pire : c’était honteux. C’est pourquoi le commandant Coronado avaitremis au commandant Rojo des instructions catégoriques :

– Qu’aucun ennemi n’approche à moins de cinq kilomètres, et jene veux pas de prisonniers. Si l’un vient à s’échapper, qu’on donnel’alerte immédiatement pour envoyer les hélicoptères.

Lorsque Rojo rappela à Coronado qu’il n’y avait pas un seul héli-coptère à six kilomètres à la ronde, le commandant répondit :

– Peu importe, qu’ils viennent de Luanda, mais aucun salaudd’ennemi ne va se moquer de moi.

Rojo lui expliqua qu’ils n’arriveraient pas à temps depuisLuanda. Coronado, lui répondit, d’un ton tranchant :

– Mais putain, c’est pour ça que je te dis de n’en laisser aucuns’échapper.

Tout le régiment avait appris l’histoire du ponton. Même lesunités situées dix kilomètres en arrière. L’entreprise de Brañas était surles lèvres de tous les soldats, qui en parlaient avec un certain mystère.L’embarcation avait réalisé l’exploit de faire oublier les préoccupationsquotidiennes : les femmes et le foyer. Ils se demandaient constammentles uns les autres ce qu’ils savaient des évènements sur la rive nord dufleuve. Ce qui se dit de garde en garde sur les opérations peut avoir unrésultat formidable ou désastreux dans une guerre. Une armée toutentière peut apprendre quelque chose en quelques heures, si ce quelque

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chose est vital pour les soldats. Ce ponton était plus que vital pour lescombattants, qui, retenus sur la berge nord, savaient que leur sort endépendait. Tous voulaient savoir combien de temps les séparait de labataille qui aurait lieu un jour. C’était un mélange d’anxiété et decrainte, car pour le soldat le calme et l’ennui sont presque aussi terri-bles que la peur.

Brañas arriva à avoir quarante hommes travaillant sous ses ordres.Les plates-formes arrivèrent en dernier sur le chantier naval improvisé.C’étaient d’énormes planches, parfaitement solides, finies de cornièresd’acier, dont les axes et le système de transmission avaient été coupéshâtivement par les soudeurs de l’arrière-garde. C’était tout ce quimanquait au radeau qui devait traverser le Queve, auquel les gardesavaient déjà donné un nom : la Messagère. Elles arrivèrent sur quatrevéhicules qui servaient à transporter des tanks endommagés. Le bras degrue et les cabestans que Brañas avait préparés ne suffirent pas à lesdescendre, on eut besoin de toute une buffleterie de cordes, de rouleauxet de poulies pour que les rectangles, qui pesaient effectivement troisbonnes tonnes et demi, pussent reposer délicatement sur le sol près dulieu où l’on assemblait jour et nuit le soubassement de flottaison. Leplongeur avait une totale confiance en ce qu’il faisait. Il ne parlait quasi-ment à personne. À partir du moment où il commença à souder lespremiers bidons à la structure qui serait ensuite assemblée aux gigan-tesques planches, il ne faisait rien d’autre que surveiller les détails lesplus insignifiants. C’était un homme de nature sérieuse, même s’il sepermettait quelques plaisanteries ; il était même plutôt doué pour fairedes blagues. Le caporal Bergutín disait que Brañas était un comique-némais qu’il n’avait pas grandi pour le devenir, définition qui plaisait auplongeur et que personne d’autre ne comprenait. Beaucoup letaquinaient ces jours-là au sujet de la Messagère et, s’il acceptait ce jeu,jamais il ne répondit de façon amusée. Non parce qu’il pensait que ce

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qu’il faisait était plus sérieux que n’importe quoi d’autre, avait-il dit àPruna le soir où ils terminèrent d’assembler les deux cent bidons sur lastructure de cornières. Ce n’est pas ça, lui dit-il. Ce qu’il y a, disaitBrañas, c’est que les choses se font ou ne se font pas et son cerveau nelui permettait pas de faire deux choses en même temps : construire unbateau qui transporterait des blindés et plaisanter à ce sujet. Je ne suispas ingénieur, Pruna, lui dit-il, je ne suis pas très intelligent non plus.Tu imagines dans quel pétrin je me mets si ça ne marche pas ? Les genssont parfois coupables si quelque chose ne marche pas comme ilsvoulaient. On ne peut pas être serveur dans un restaurant et rire auxéclats, même si on dépose les assiettes tout doucement sur la nappe.C’est comme ça pour tout. Moi je ne peux pas faire ma Messagère etplaisanter à propos de ça. Même avec tendresse. On me demande mêmesi je vais y ajouter une passerelle de manœuvre.

– Mais, Pruna, ajouta-t-il au moment où le capitaine allait l’en-voyer se reposer en la désignant de sa main ouverte, comme s’il latouchait, dites-moi la vérité, elle n’est pas belle ma Messagère ?

– Descends ! Descends !Les huit cabestans à bras destinés à accommoder les planches sur

les flotteurs et les bidons se dressaient symétriques et presque perpen-diculaires vers le ciel ce matin-là. On aurait dit une cathédrale gothiquefaite d’acier et de poulies. Les câbles étaient tendus, depuis les clochersjusqu’aux durs rectangles et arcs-boutants en forme de tréteaux en boisdur de la jungle. Tout n’était que verticalité en ce jour clair et la fiertéde l’inventeur n’était altérée que par le balancement léger mais constantde la première plate-forme.

– Eh, le bridé, enlève les cales pour la déplacer un peu vers ladroite ! cria Brañas.

Brañas avait disposé la structure de bidons sur des rondeaux debois. Il voulait éviter de devoir la retourner sur la plate-forme pour se

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voir ensuite obligé de retourner le tout à nouveau. Le temps presse etun risque vaut mieux que deux, se dit-il. « Je vais déposer les planchessur les bidons comme une plume qui touche le sol. »

– Maintenant tire vers le coin ! demandait le capitaine Pruna,devenu adjoint du plongeur, depuis l’autre côté du chantier navalimprovisé.

Il y avait cependant quelque chose qui ne marchait pas. Celafaisait déjà trois heures qu’ils déplaçaient la plate-forme de haut en baset le plongeur ne consentait jamais à la déposer pour de bon. Et il avaitraison, lors d’une première tentative, quatre bidons s’étaient abîmés.Brañas savait ce que cela pouvait signifier quand on mettrait laMessagère à l’eau.

– Remonte, le bridé ! Remonte et bougez plus ! L’énorme planche d’acier resta à nouveau suspendue en l’air. À

une quinzaine de mètres. Elle resta là, à osciller légèrement maisinsolemment, comme un immense cerf-volant. Plusieurs gardes, quisuffoquaient sous la chaleur du jour qui redoublait à cette heure-là, s’as-sirent sous son ombre, qui ne tombait pas directement sous sa masse.

– Ça ne marche pas, commandant, dit gravement Brañas commepour que le chef l’encourage, ça ne marche pas. Il faut tenter autrechose. Ce que je vous ai dit au début.

– Plongeur, lui répondit le commandant, tentez ce que vousvoulez. Je sais que vous allez réussir à faire traverser tout l’acier néces-saire par dessus ce fleuve. Mais, soldat, on n’a plus de temps de conti-nuer les essais. On demande des nouvelles de la Messagère depuis trèsloin.

On déposa à nouveau la planche sur le sol, et on la retournasoigneusement. Brañas decida de souder les bidons pour pouvoirensuite la retourner à nouveau sur elle même. C’était l’opération qu’ilavait tenté d’éviter. Cette nuit-là, les réflecteurs des blindés éclairèrentle travail d’élévation de la structure de flottaison. Ce que le plongeur

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redoutait arriva. La structure céda et il fallut à nouveau la poser parterre pour la renforcer avec de nouvelles cornières. Cette nuit-là, onservit de la bière aux constructeurs sur la rive nord du Queve. Brañas etses hommes se démenaient contre les bidons et les réajustaient entreune imprécation, une gorgée de bière chaude et des sourires nerveux. Àl’aube tout était reconstitué : les bidons et les flotteurs de dragueursreposaient sur le ventre des planches. La soudure et le vissage pouvaientalors commencer.

– Brañas, le commandant vous a ordonné d’aller vous reposer,lui dit l’officier de garde.

Le plongeur obéit et se retira dans sa tente. Mais à peine troisheures plus tard, il était de nouveau sur pied à regarder une nouvelleéquipe de tankistes souder d’interminables points le long de laMessagère. Le sommeil lui avait fait du bien. Mais il lui semblait quedes années s’étaient écoulées. Son radeau lui semblait quelque peuétranger. Lorsqu’il arriva sur le site vers onze heures du matin et qu’il levit reposant sur le dos de tout son long, il eut l’impression de ne pas lereconnaître, bien qu’il pût alors le contempler dans toute sa beauté.C’était un rectangle large et énorme, parfaitement profilé, qui avait l’airbougrement bien construit. Assez pour supporter sa propre maison,toute sa famille, et un tank en plus.

On commença à hisser à trois heures précises. De nombreuxgardes dans les différents bivouacs manquèrent ce jour-là à la disciplineet s’approchèrent de l’endroit en question pour assister à l’évènement.Des émissaires des campements les plus éloignés furent envoyés pourpouvoir ensuite rapporter aux autres le déroulement de l’opération.Brañas était tout à fait serein, comme quand on boit du tafia pur le soiret qu’on se lève tôt le lendemain, sans la moindre préoccupation. Il nese fit plus de souci. Il appela les grutiers et discuta avec eux un moment.Il leur parla lentement. Comme un entraîneur à son équipe dans lesderniers moments d’un match. Il leur expliqua comment ils devaient

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hisser lentement la structure et la faire redescendre, encore plus lente-ment. Il leur fit répéter la façon dont devait se dérouler la manœuvre deretournement sur les rouleaux qui emmèneraient la Messagère jusqu’àson lit aquatique.

Puis il s’assit et alluma une cigarette près des hommes qui avaientconstruit tout cela. Quelqu’un amena une bière, il en but quelquesgorgées et ne voulut pas la finir. Il laissa la bouteille à l’ombre et dit :

– Bon, on va retourner le bateau. Mais doucement.

Le drame survint quand un des câbles céda. Il claqua dans l’aircomme un coup de fouet de muletier. La Messagère perdit quasimentun mètre d’un coup dans un coin, ce qui fit trembler les autres cabestansà bras, mais ils tinrent le choc. De toutes façons, on ne pouvait plusfaire marche arrière. Même si ce coin s’enfonçait dans le sol, Brañas etses camarades n’étaient pas disposés à tolérer d’autres caprices duradeau. Au moment du choc, Brañas se redressa mais ne dit mot. Alorsil se rassit et de sa voix normale, sans la moindre altération, il continuaà diriger la manœuvre. Il se rendait compte en effet qu’une voix basse,presque un murmure, était le ton approprié pour cet instant et que dansle silence de cette multitude de gardes, altéré par le seul bruit des eauxagitées du Queve, une voix criarde et nerveuse n’aurait fait qu’empirerles choses, en plus d’être désagréable à entendre.

Si dans les derniers moments de la descente de la Messagère,Brañas avait eu la force de l’immobiliser dans les airs, au-dessus desrouleaux qui l’attendaient, on aurait pu confirmer qu’effectivement, lesdistances qui séparaient chaque angle des rouleaux de traînage ne va-riaient pas plus que de l’épaisseur d’un stylo. C’est ce qui attira le plusl’attention des soldats et des chefs qui regardaient. La façon dont leradeau se posa, au même instant dans toute son extension, telle unepoule prête à couver, sur les troncs de bois. C’est ce dont on parla leplus par la suite, dans les bivouacs.

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Pour Brañas, ce dernier instant des bidons effleurant le bois futtrès étrange. Tout lui parut singulièrement distant. Il voulut arrêter ladescente une minute pour pouvoir admirer son œuvre une dernière fois,mais il prit peur. Il ne comprit jamais le pourquoi de ce désir, mais il leressentit. Il voulut aussi dire quelque chose avant que le radeau ne sepose, quelque chose comme une incantation ou un discours, mais sagorge se noua et il n’entendit en sortir que le simple mot « descendez »,accompagné d’un mouvement tendre et doux de ses bras. Il fit signe auxgrutiers de lâcher peu à peu les leviers. D’en retirer leurs mains. De finirde poser enfin sa messagère sur terre.

Il n’y eut aucun applaudissement. Après le grincement desbidons et des cornières, des vis et de l’immense planche, qui s’ajustaiententre eux comme un couple gigantesque, étendu sur le lit de rouleaux ;une fois que les moteurs des cabestans se turent, il y eut un bruit sec eton entendit à nouveau en solitaire, comme s’il ne s’était rien passé, lecourant rapide des eaux du Queve. Aucun garde ne cria. Certains regar-daient la Messagère qui reposait sur le sol, mais la plupart regardaitBrañas à nouveau assis sur sa pierre. Le commandant Rojo était l’und’eux, et il garda les yeux rivés sur lui jusqu’à ce que le plongeur leregardât. Alors il lui fit un geste de la tête. Puis il se retourna et s’en alla.L’état-major s’éloigna derrière lui.

Il fut facile d’embraquer les câbles de la Messagère. Elle se glissadoucement dans le fleuve, même si avec l’élan, l’eau recouvrit toute sasuperficie tandis qu’elle s’enfonçait un instant dans les eaux sombres.Ce fut son deuxième baptême, car Brañas, lorsque la Messagère avaitcommencé à glisser vers le Queve, avait brisé sur un de ses angles labouteille de bière à moitié vide qu’il avait laissée à l’ombre quelquesheures auparavant.

Pruna fut le premier à monter sur le ponton. Il s’élança et, aprèsen avoir parcouru les quatre coins, marchant à grands pas et sautantcomme s’il voulait le faire couler, redescendit à terre et étreignit Brañas

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dans ses bras, alors que celui-ci regardait son radeau fixement, avec uneétrange sensation d’éloignement.

Le débarquement commença la nuit même. Les gardes quiétaient venus voir la dernière manœuvre du ponton eurent tout juste letemps de rejoindre leurs bivouacs et de raconter une ou deux choses.L’ordre de départ arriva en effet presque en même temps qu’eux. Àminuit la rive nord du fleuve ressemblait à l’avenue d’une grande ville.Un cordon de lumières et de camions s’étendait sur des kilomètres. Lesgroupes étaient formés en colonne. C’était une file interminabled’hommes et de moteurs qui attendaient de pouvoir passer. Beaucoupd’autres véhicules à l’arrêt attendaient à différents endroits, mais ilstransportaient tous des troupes et ils attendaient seulement que la voiximpersonnelle de la radio leur ordonne de s’incorporer à la longuequeue de blindés, chars et canons qui finissait devant la Messagère.Deux compagnies de tanks traversèrent en premier. Puis vint le tourd’une brigade d’artillerie légère. Le silence de l’aurore s’était transforméen un grondement rauque et constant de moteurs qui attendaient.Toutes les vingt-sept minutes, un convoi d’acier et de troupes débar-quait sur la berge sud. À trois heures du matin la première colonne futformée de l’autre côté du fleuve. On ordonna son départ. Plusieurshommes calculèrent plus tard que les tirs de mortiers ennemis avaientcommencé à la même heure des kilomètres plus bas, mais il aurait ététotalement impossible de le remarquer à ce moment-là, parce qu’avec legrondement des blindés, on entendait difficilement même les ordresd’amarrage et de démarrage de la Messagère. Et ne serait-ce qu’avec lesréflecteurs des blindés, qui éclairaient, tel un stade, la nuit, les restes dupont, le radeau, les pilotis portugais et le Queve, il eût été impossibled’entendre quoi que ce fût. L’ouïe était aveuglée par tant de lumière etde poussière.

Brañas fut l’un des derniers à étrenner son radeau. Lorsque levéhicule de son escouade monta dessus, il demanda la permission de

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descendre et de le palper sans autre intermédiaire que ses bottes, et devoyager ainsi. Il s’installa à la poupe.

Revêtu de son équipement de combat, il n’était plus unconstructeur de vaisseaux mais un soldat parmi tant d’autres, bienqu’aucun des soldats ne se sentît aussi bien que José Brañas pendant levoyage. Il voulait connaître le ponton dans ses moindres mouvementset va-et-vient et il n’avait que très peu de temps pour cela, avant que nes’achève son très court voyage vers la guerre. Il sentait que désormais laMessagère n’était plus un objet inanimé mais autre chose, quelque chosede vivant, quelque chose d’étrange peut-être, mais palpitant, même sielle n’appartenait pas au monde de ceux qui respiraient. Et lorsqu’il serendit compte que de telles pensées traversaient son esprit, il sursauta.

Il regarda derrière lui, vers la rive nord, où il restait quelquesblindés qui attendaient l’embarquement. Le bord du Queve n’était plusla fin d’une énorme couleuvre de camions qui faisaient mugir leursmoteurs. Il restait dix, douze, quinze chars tout au plus, dispersés avecla langueur d’une fête qui se termine. Le soldat, serein, posa son regardjusque là-bas. Un garde urinait à quelques mètres de son tank. Un autrearrangeait ses cartouchières. Deux chauffeurs essayaient sans succès defaire démarrer un énorme camion-citerne. Partout il y avait des objetsabandonnés, des caisses de fusils, des conserves vides. Il réussit àdistinguer dans un coin le vieux poêle du Far-West dont jamaispersonne n’avait su expliquer la présence. Chaque char de combat retar-dataire, chaque soldat, chaque gourde cassée dans la poussière de cetendroit s’intégrait pour constituer une scène parfaite d’abandon. Maissoudain Brañas perdit tout cela de vue. De la même façon qu’il perditla perception de tout bruit. Alors il vit, de ses yeux clairs et grandsouverts, non pas le jour où il se trouvait, mais un autre soir, une autrenuit et d’autres choses. Dans ce même endroit, au lieu des chars retar-dataires, il vit sa Messagère incomplète ainsi que la besogne qu’elle avaitsignifiée pour lui pendant tant de temps. Et il se vit lui-même, s’agiteant

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d’un côté à l’autre, donnant des ordres et submergé par ses pensées quine lui permettaient pas de voir autre chose qu’elle, seule, démembrée,encore inexistante. Et il tressaillit. Car ce qu’il voyait à présent, jamaisil ne l’avait vu quand il vivait ces moments-là. Il vit les boulonsdéfectueux et les poutres mal soudées, il vit les dangers du treuillage etles flotteurs imparfaits. Il vit, enfin, comme dans un rêve, tout ce pourquoi il avait lutté. Tout ce pour quoi il avait passé des nuits sans repos,ce pourquoi il avait vibré au milieu de ce coin perdu d’Afrique. Voilàtout ce qu’il vit et il vit aussi, en un éclair, tous les autres dénouementspossibles de sa persévérance, qui naviguaient maintenant en-dessous delui, parfaitement organisés, et le portaient dans son voyage. Et il se ditalors, plus serein que surpris, oui, c’est maintenant que commence monseul et vrai travail, le danger et les nuits de peur. Et cette pensée lebouleversa, tellement et si soudainement, qu’il eut peur de retourner parle tunnel de son regard jusqu’aux moments qu’il avait tant aimés. Maisil vit davantage. Il vit le site de sa Messagère, mais sans elle, sans lessoldats ni les boulons, sans les flotteurs ni même les vieux pilotis portu-gais qu’on avait cloués aux rives du Queve au moins cent ans plus tôt.Il ne vit que la jungle, puissante et silencieuse, et des arbres immenses.Il contempla tout cela avec étonnement. Il se rendit compte à quelpoint son regard pourrait voyager dans le lointain à cet instant et alorsil se sentit insignifiant, comme un vocable sans importance. Brañass’agrippa à la rambarde de la Messagère. Il se souvint de ce qui avaitdéfilé devant ses yeux et il remarqua également que durant toutes sesvisions, la barque s’était à peine déplacée sur le fleuve. À présent, ungarde, perché sur un camion, finissait de prononcer la phrase grossièrequ’il avait commencée juste au moment où le plongeur avait fixé sonregard sur la rive qui s’éloignait. Une pensée inquiétante traversa l’espritde Brañas. Il se retourna et regarda vers la rive sud, puis vers l’horizonde la rive sud de ce pays. Et il ne vit pas un seul des blindés qui devaientêtre là, à initier leur marche, il ne vit pas non plus un seul des hommes

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qui devaient être là à assister le débarquement. Il vit quelques scènesdispersées, mais il ne put en reconnaître aucune. Si ce n’est l’image d’uneénorme forêt, silencieuse, patiente, éternelle. Il la regarda tellement,qu’il sentit ses jambes fléchir, la sueur envahir son front et il tressaillità nouveau. Mais il n’y prêta pas d’importance. Sa gorge laissa échapperun léger gémissement. « Tout cela n’est qu’une hallucination », se dit lesoldat, et il se proposa d’oublier, mais il remarqua la sueur sur son frontainsi qu’un léger tremblement. « Il faut voir les choses qui m’arrivent,se dit-il, ce n’était qu’un moment, ça doit être la tension », et il sedisposa à profiter de son court voyage. Il ne lui restait que quelquesminutes avec elle et il regarda, en prenant une grande bouffée d’air, àl’horizon où l’on voyait clairement désormais la fumée de la canonnadeet d’où le vent apportait aussi le grondement du combat. Il resta ainsitandis qu’il faisait son plus bref et définitif voyage, et c’est ainsi qu’ilarriva quand le radeau heurta la rive sud.

Une fois assis sur le banc massif du camion qui s’apprêtait àdémarrer vers le front, il vit les sapeurs miner les accès à l’embarcadèreimprovisé où la Messagère terminait son parcours. Ils plaçaient en-dessous de chaque pilotis portugais une charge d’explosif et il vit lescharges plastiques qui seraient placées dans la structure de son bateauaussitôt que le dernier soldat en serait descendu. Aussitôt que lecommandement avait constaté l’efficacité du radeau, il avait décidé quel’ennemi ne l’utiliserait jamais. Ma pauvre Messagère, pensa Brañas, tonefficacité sera la cause de ta mort.

Le capitaine des sapeurs mineurs criait après tous ses soldatspour qu’ils abrègent cette tâche qui lui faisait perdre son temps près dufleuve, alors qu’on écrivait déjà l’histoire à quelques kilomètres de là.Le capitaine criait, furieux, que tout ce minage était inutile, ils’époumo-nait : « Les tanks de l’ennemi sont deux fois plus lourds, etleurs canons aussi. Ce radeau ne résistera pas, il ne résistera jamais. »Brañas l’écoutait depuis le blindé de son escouade en regardant l’eau de

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la rivière, tandis qu’il s’éloignait en direction du sud. Il contempla saMessagère une dernière fois. « Elle pourrait les transporter eux aussi,eux et tous leurs canons, se dit-il tandis qu’il s’éloignait du radeau sansdétacher son regard un seul instant, et aucun d’entre nous, aucun d’en-tre eux n’aurait pu la faire mieux que ça. » Et il s’imagina à nouveau laMessagère victorieuse des eaux tumultueuses du Queve, en sens inverse,et cette pensée lui procura un dernier et inquiétant plaisir.

Il se fit la promesse de traverser à nouveau le Queve sur sonradeau quand il reviendrait vers le nord. Même si dix ponts cent foisplus solides le traversaient. Il le ferait, se jura-t-il, tandis qu’il ne quit-tait pas le ponton des yeux. Mais Brañas n’est jamais rentré par cechemin là, ni par aucun autre. Pruna, le petit bronzé maigrichon, l’o-riental et le commandant Rojo ne remontèrent pas sur elle non plus.Peut-être s’embarquèrent-ils de retour chez eux par l’un des ports dusud, mais je ne peux pas l’assurer. Ce qui est sûr c’est qu’aucun d’entreeux ne revit la Messagère. Elle est encore là, et elle résiste.

Des soldats qui ont navigué dessus, il ne reste rien. Pas plus quedu grondement de la bataille, ni de la gloire. Il ne reste que le remousdes eaux boueuses du Queve, quand elles descendent ponctuellementchaque année, une fois le printemps arrivé.

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Repèresbibliographiques

Marianne Brunschwig a publié plusieurs nouvelles, notammentdans Le Monde, Rue Saint Ambroise et des journaux de rue.

Françoise Cohen, qui a longtemps vécu à Buenos Aires, apublié plusieurs ouvrages en espagnol : un conte poétique pourenfants, une monographie sur George Sand, un recueil de nouvelles, etplusieurs textes dans un quotidien argentin. En français et à Paris, ellea publié plusieurs nouvelles dans Textes et marges, Brèves et Rue SaintAmbroise. Elle a récemment écrit une biographie d'artiste pour l'ouvrageEmilioTrad, éditions Snoeck, Belgique, et un roman qui n'a pas encoreété publié.

François Claude-Félix a publié un roman, Un beau voyage,Edilivre 2009. La nouvelle que nous publions dans ce numéro estextraite du recueil La Combe Noire. Pour en savoir plus, consultez sonblog : www.claudefelix.unblog.fr.

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Jorge Davila Miguel a publié une première version de LaMensajera dans la revue Encuentro, 1998.

Philippe di Maria a écrit un recueil de nouvelles, La Caged'Escalier et autres badineries pour tuer le Temps, éd. Michel Champendal,Paris, 2008 ; ainsi que plusieurs nouvelles primées dans des concourslittéraires.

Romina Doval a reçu le premier Prix National pour le recueilde nouvelles Signo de los Tiempos. Elle a traduit en espagnol la biographieMon frère Arthur d'Isabelle Rimbaud. Ses nouvelles et articles ont étépubliés dans des revues et des anthologies nationales et étrangères. Ellea vécu en France pendant presque dix ans et vit actuellement à BuenosAires. http://www.rominadoval.com.ar/

Pierre Favory est plasticien. Il ajoute des textes à ses travaux quideviennent depuis quelque temps des nouvelles autonomes. Certainesont été publiées dans Rue Saint Ambroise.

Myrto Gondicas est traductrice de textes grecs anciens(éditions Arléa, Espaces 34, Comp'Act) et plus particulièrement dethéâtre, ou de théorie théâtrale (éditions Circé). Elle a travaillé récem-ment avec Emmanuelle Bollack, peintre, sur des livres d'artiste etpublié Six petites pièces dans la revue L'Atelier du roman.

Danielle Lambert a publié des extraits poétiques dans lesrevues : Le mensuel littéraire et poétique, Petite, Décharge, Gros textes, Contre-allées ;les proses brèves de Charité désordonnée dans la revue Les Moments Littéraireset plusieurs textes dans Rue Saint Ambroise.

Adriana Langer a publié des nouvelles dans les revues Moebius,

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Ravages et Psycho-oncologie au sein d'une rubrique intitulée Petitesnouvelles du cancer.

Derek Munn vit et écrit dans le Sud-Ouest de la France. Il apublié des textes dans la revue Borborygmes et plusieurs nouvelles dansRue Saint Ambroise.

Chris Simon a publié des nouvelles dans les revues Remue-Méninges, Jointure, Décharge, Ancrages, Mercure Liquide, Mondes Francophones etRue Saint Ambroise.

Philippe Turin publie pour la première fois.

Guillaume Vissac a publié des nouvelles dans la revueCyclocosmia et plusieurs textes sur Publie.net, plateforme d'éditionnumérique. Il termine actuellement l'écriture de son premier roman,Coup de tête. Son labo est visible en ligne sur http://www.omega-blue.net.

L'envoi de textes se fait uniquement par mail à l'adresse :[email protected].

Les textes doivent se présenter sous forme de fichier Word etcomporter le nom de l'auteur. Evitez toute mise en page autre quecelle indispensable à la compréhension du texte. Nombre de signesmaximun : 25 000.

Nous lisons tous les textes que nous recevons et répondonstoujours à leurs auteurs.

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{ L E S Pe t i t s matins}Revue de création littéraire

11, allée Francis Lemarque94100 Saint-Maur-des-Fossés

[email protected]://ruesaintambroise.weebly.com/

Directeur de la publicationBernardo Toro

Comité de lectureMarianne Brunschwig, Françoise Cohen, Luc-Michel Fouassier, Elisabeth Lesne et Bernardo Toro

MaquetteLpm d’après Labomatic

Réalisation : André MoraRévision : Elisabeth Lesne, Françoise Cohen

Vente au numéro 10 eurosAbonnement 3 livraisons par anFrance 25 eurosÉtranger 30 eurosAbonnement de soutien 50 euros

Dépôt légal juin 20101632-2584

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Achevé d’imprimer par TREFLE Communication, Paris

en mai 2010 N° d’impression : 7642

dépôt légal : mai 2010

Imprimé en France