roland barthes_los juguetes

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M. Musitelli – cours résumé – laurea triennale II Roland Barthes, Mythologies JOUETS (texte intégral) Que l’adulte français voit l’Enfant comme un autre lui-même, il n’y en a pas de meilleur exemple que le jouet français. Les jouets courants sont essentiellement un microcosme adulte ; ils sont tous reproductions amoindries d’objets humains, comme si aux yeux du public l’enfant n’était en somme qu’un homme plus petit, un homunculus à qui il faut fournir des objets à sa taille. Les formes inventées sont très rares : quelques jeux de construction, fondés sur le génie de la bricole, proposent seuls des formes dynamiques. Pour le reste, le jouet français signifie toujours quelque chose, et ce quelque chose est toujours entièrement socialisé, constitué par les mythes ou les techniques de la vie moderne adulte : l’Armée, la Radio, les Postes, la Médecine (trousses miniatures de médecin, salles d’opération pour poupées), l’École, la Coiffure d’Art (Casques à onduler), l’Aviation (parachutistes), les transports (Trains, Citroën, Vedette, Vespa, Stations-services), la Science (Jouets martiens). 5 10 15 20 25 30 35 40 45 Que les jouets français préfigurent littéralement l’univers des fonctions adultes ne peut évidemment que préparer l’enfant à les accepter toutes, en lui constituant avant même qu’il réfléchisse l’alibi d’une nature qui a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas. Le jouet livre ici le catalogue de tout ce dont l’adulte ne s’étonne pas : la guerre, la bureaucratie, la laideur, les Martiens, etc. Ce n’est pas tant, d’ailleurs, l’imitation qui est signe d’abdication, que sa littéralité : le jouet français est comme une tête réduite de Jivaro, où l’on retrouve à la taille d’une pomme les rides et les cheveux de l’adulte. Il existe par exemple des poupées qui urinent ; elles ont un oesophage, on leur donne le biberon, elles mouillent leurs langes ; bientôt, sans nul doute, le lait dans leur ventre se transformera en eau. On peut par là préparer la petite fille à la causalité ménagère, la « conditionner » à son futur rôle de mère. Seulement, devant cet univers d’objets fidèles et compliqués, l’enfant ne peut se constituer qu’en propriétaire, en usager, jamais en créateur ; il n’invente pas le monde, il l’utilise : on lui prépare des gestes sans aventure, sans étonnement et sans joie. On fait de lui un petit propriétaire pantouflard qui n’a même pas à inventer les ressorts de la causalité adulte ; on les lui fournit tout prêts : il n’a qu’à se servir, on ne lui donne jamais rien à parcourir. Le moindre jeu de construction, pourvu qu’il ne soit pas trop raffiné, implique un apprentissage du monde bien différent : l’enfant n’y crée nullement des objets significatifs, il lui importe peu qu’ils aient un nom d’adulte : ce qu’il exerce, ce n’est pas un usage, c’est une démiurgie : il crée des formes qui marchent, qui roulent, il crée une vie, non une propriété ; les objets s’y conduisent eux-mêmes, ils n’y sont plus une matière inerte et compliquée dans le creux de la main. Mais cela est plus rare : le jouet français est d’ordinaire un jouet d’imitation, il veut faire des enfants usagers, non des enfants créateurs. L'embourgeoisement du jouet ne se reconnaît pas seulement à ses formes, toutes fonctionnelles, mais aussi à sa substance. Les jouets courants sont d'une matière ingrate, produits d'une chimie, non d'une nature. Beaucoup sont maintenant moulés dans des pâtes compliquées : la matière plastique y a une apparence à la fois grossière et hygiénique, elle éteint le plaisir, la douceur, l’humanité du toucher. Un signe consternant, c'est la disparition progressive du bois, matière pourtant idéale par sa fermeté et sa tendreur, la chaleur naturelle de son contact ; le bois ôte, de toute forme qu'il soutient, la blessure des angles trop vifs, le froid chimique du métal ; lorsque l'enfant le manie et le cogne, il ne vibre ni ne grince ; il a un son sourd et net à la fois ; c'est une substance familière et poétique, qui laisse l'enfant dans une continuité de contact avec l'arbre, la table, le plancher. Le bois ne blesse, ni ne se détraque ; il ne se casse pas, il s'use, peut durer longtemps, vivre avec l'enfant, modifier peu à peu les rapports de l'objet et de la main ; s'il meurt, c'est en diminuant, non en se gonflant, comme ces jouets mécaniques qui disparaissent sous la hernie d'un ressort détraqué. Le bois fait des objets essentiels, des objets de toujours. Or il n'y a presque plus de ces jouets en bois, de ces bergeries vosgiennes, possibles, il est vrai, dans un temps d'artisanat. Le jouet est désormais chimique, de substance et de couleur : son matériau même introduit à une cénesthésie de l'usage, non du plaisir. Ces jouets meurent d'ailleurs très vite, et une fois morts, ils n'ont pour l'enfant aucune vie posthume.

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Semiología

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Page 1: Roland Barthes_Los Juguetes

M. Musitelli – cours résumé – laurea triennale II

Roland Barthes, Mythologies

JOUETS (texte intégral)

Que l’adulte français voit l’Enfant comme un autre lui-même, il n’y en a pas de meilleur

exemple que le jouet français. Les jouets courants sont essentiellement un microcosme adulte ; ils sont tous reproductions amoindries d’objets humains, comme si aux yeux du public l’enfant n’était en somme qu’un homme plus petit, un homunculus à qui il faut fournir des objets à sa taille.

Les formes inventées sont très rares : quelques jeux de construction, fondés sur le génie de la bricole, proposent seuls des formes dynamiques. Pour le reste, le jouet français signifie toujours quelque chose, et ce quelque chose est toujours entièrement socialisé, constitué par les mythes ou les techniques de la vie moderne adulte : l’Armée, la Radio, les Postes, la Médecine (trousses miniatures de médecin, salles d’opération pour poupées), l’École, la Coiffure d’Art (Casques à onduler), l’Aviation (parachutistes), les transports (Trains, Citroën, Vedette, Vespa, Stations-services), la Science (Jouets martiens).

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Que les jouets français préfigurent littéralement l’univers des fonctions adultes ne peut évidemment que préparer l’enfant à les accepter toutes, en lui constituant avant même qu’il réfléchisse l’alibi d’une nature qui a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas. Le jouet livre ici le catalogue de tout ce dont l’adulte ne s’étonne pas : la guerre, la bureaucratie, la laideur, les Martiens, etc. Ce n’est pas tant, d’ailleurs, l’imitation qui est signe d’abdication, que sa littéralité : le jouet français est comme une tête réduite de Jivaro, où l’on retrouve à la taille d’une pomme les rides et les cheveux de l’adulte. Il existe par exemple des poupées qui urinent ; elles ont un oesophage, on leur donne le biberon, elles mouillent leurs langes ; bientôt, sans nul doute, le lait dans leur ventre se transformera en eau. On peut par là préparer la petite fille à la causalité ménagère, la « conditionner » à son futur rôle de mère. Seulement, devant cet univers d’objets fidèles et compliqués, l’enfant ne peut se constituer qu’en propriétaire, en usager, jamais en créateur ; il n’invente pas le monde, il l’utilise : on lui prépare des gestes sans aventure, sans étonnement et sans joie. On fait de lui un petit propriétaire pantouflard qui n’a même pas à inventer les ressorts de la causalité adulte ; on les lui fournit tout prêts : il n’a qu’à se servir, on ne lui donne jamais rien à parcourir. Le moindre jeu de construction, pourvu qu’il ne soit pas trop raffiné, implique un apprentissage du monde bien différent : l’enfant n’y crée nullement des objets significatifs, il lui importe peu qu’ils aient un nom d’adulte : ce qu’il exerce, ce n’est pas un usage, c’est une démiurgie : il crée des formes qui marchent, qui roulent, il crée une vie, non une propriété ; les objets s’y conduisent eux-mêmes, ils n’y sont plus une matière inerte et compliquée dans le creux de la main. Mais cela est plus rare : le jouet français est d’ordinaire un jouet d’imitation, il veut faire des enfants usagers, non des enfants créateurs.

L'embourgeoisement du jouet ne se reconnaît pas seulement à ses formes, toutes fonctionnelles, mais aussi à sa substance. Les jouets courants sont d'une matière ingrate, produits d'une chimie, non d'une nature. Beaucoup sont maintenant moulés dans des pâtes compliquées : la matière plastique y a une apparence à la fois grossière et hygiénique, elle éteint le plaisir, la douceur, l’humanité du toucher. Un signe consternant, c'est la disparition progressive du bois, matière pourtant idéale par sa fermeté et sa tendreur, la chaleur naturelle de son contact ; le bois ôte, de toute forme qu'il soutient, la blessure des angles trop vifs, le froid chimique du métal ; lorsque l'enfant le manie et le cogne, il ne vibre ni ne grince ; il a un son sourd et net à la fois ; c'est une substance familière et poétique, qui laisse l'enfant dans une continuité de contact avec l'arbre, la table, le plancher. Le bois ne blesse, ni ne se détraque ; il ne se casse pas, il s'use, peut durer longtemps, vivre avec l'enfant, modifier peu à peu les rapports de l'objet et de la main ; s'il meurt, c'est en diminuant, non en se gonflant, comme ces jouets mécaniques qui disparaissent sous la hernie d'un ressort détraqué. Le bois fait des objets essentiels, des objets de toujours. Or il n'y a presque plus de ces jouets en bois, de ces bergeries vosgiennes, possibles, il est vrai, dans un temps d'artisanat. Le jouet est désormais chimique, de substance et de couleur : son matériau même introduit à une cénesthésie de l'usage, non du plaisir. Ces jouets meurent d'ailleurs très vite, et une fois morts, ils n'ont pour l'enfant aucune vie posthume.

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M. Musitelli – cours résumé – laurea triennale II

Résumer le texte en 200 mots (+ ou – 10%) Proposition de résumé 1ère idée - forme fonctionnelle / signification sociale : à l’enfant, homme plus petit, on offre des jouets qui préfigurent le monde adulte.

L’enfant est considéré comme un adulte en miniature. La société estime donc qu’il faut lui donner des jouets, qui soient des reproductions réduites des objets humains, reflets fidèles et complexes du monde. Pour cette raison, le jouet a toujours une signification sociale, dans la mesure où il renvoie directement à la civilisation des adultes. Déterminé dans sa fonction, il conditionne l’enfant et le prédispose, en tant que simple utilisateur, à accepter son futur rôle social. Les petites filles deviennent mères et femmes au foyer, les petits garçons militaires ou bureaucrates. La signification sociale du jouet enferme l’enfant dans un conformisme qu’il croit naturel. (103 mots)

2ème idée - l’usage contre la création : le jouet moderne empêche l’épanouissement de l’imagination et la liberté de créer.

C’est pourquoi les jouets ne permettent plus l’apprentissage du monde. Ils interdisent en effet la découverte et l’abstraction en obligeant l’enfant à admettre leur signification. Trop fonctionnels et référentiels, ils sont contraignants et excluent la liberté d’invention, l’imagination. En somme, l’acte de création est sacrifié pour imposer un usage. (50 mots)

3ème idée - la substance : une chimie et non une nature

En outre, le jouet moderne est fabriqué avec des matières composites, contrairement au jouet en bois, naturel et poétique mais abandonné au profit de jouets déplaisants au toucher, agressifs et fragiles. Car le jouet moderne dans sa complexité se casse facilement. Il devient alors inutilisable, et n’ayant plus d’usage, perd son intérêt. (52 mots)

103 + 50 + 52 = 205 mots

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Roland Barthes et les Mythologies, présentation succincte et éléments de compréhension

. l’homme et son œuvre : Roland Barthes, 1915-1980. Critique littéraire, sémiologue, essayiste. Un de ses projets était de combattre le pouvoir du langage institué. Son œuvre questionne l’histoire, la mode, la littérature, la publicité, la photo, la peinture, le théâtre, le cinéma et s’applique à en mettre à nu la structure et le sens. Il est à l’origine de ce qui fut appelé la « nouvelle critique », faite de scientificité, de désir, de plaisir, d’humour, de lucidité. A noter que les œuvres de Roland Barthes, difficiles à lire en français pour les étudiants de 2ème année, sont traduites en italien et se trouvent sans difficulté. En particulier : Miti d’oggi (Mythologies), Frammenti di un discorso amoroso (Fragments d’un discours amoureux), . quelques notes à propos des Mythologies : Pour mieux comprendre le projet de Roland Barthes Ces textes ont été écrits entre 1954 et 1956. Ils obéissent à une double détermination : 1. une critique idéologique portant sur le langage de la culture dite de masse ; 2. un démontage sémiologique de ce langage. L’auteur traite les représentations collectives comme des

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systèmes de signes pour rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite bourgeoise en nature universelle. Barthes vise un « ennemi capital » : la norme bourgeoise. Les textes sont écrits au gré de l’actualité. Ils permettent de réfléchir sur quelques mythes de la vie quotidienne française de l’époque (les années 50). De dénicher l’abus idéologique qui confond, dans le récit de l’actualité, Nature et Histoire. De dénoncer l’attitude des médias, de l’art, du sens commun, qui tend à présenter les faits d’actualité comme une réalité « naturelle » (« qui va de soi »), quand elle est parfaitement historique. « Le mythe est une parole » : parole particulière, système de communication, message. Pour étudier le mythe, Barthes recourt à la sémiologie, science générale des signes et de leur signification. Le signe mythologique est différent du signe purement linguistique (théorisé par Saussure), dans le sens où, pouvant être une parole, une publicité, une image, un objet, un rite, un plat, etc., il est caractérisé par une triple articulation : non seulement du signifiant (image sonore) et du signifié (sens véhiculé), mais aussi de la signification (« le mot est ici d’autant mieux justifié, que le mythe a justement une double fonction : il désigne et il notifie, il fait comprendre et il impose. ») Le sémiologue/mythologue perçoit et souligne le danger d’une naturalisation des phénomènes culturels et se propose par la pratique de l’essai de contrer l’opinion. La dimension idéologique (tendance marxiste) de ces textes est évidente mais ne saurait en aucun cas les lier au contexte historique et politique de leur rédaction non plus qu’au cadre national français. Ces textes sont toujours (et plus que jamais) d’actualité et les mythes modernes sont aujourd’hui suffisamment « globalisés » pour qu’ils s’adressent à tous et soient compris de chacun dans leur nécessité, leur intelligence et leur humour.

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