barthes, roland. jeunes chercheurs

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Communications Jeunes chercheurs Roland Barthes Citer ce document Cite this document : Barthes Roland. Jeunes chercheurs. In: Communications, 19, 1972. Le texte : de la théorie à la recherche. pp. 1-5. doi : 10.3406/comm.1972.1276 http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1972_num_19_1_1276 Document généré le 15/10/2015

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8/19/2019 BARTHES, Roland. Jeunes Chercheurs.

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Communications

Jeunes chercheursRoland Barthes

Citer ce document Cite this document :

Barthes Roland. Jeunes chercheurs. In: Communications, 19, 1972. Le texte : de la théorie à la recherche. pp. 1-5.

doi : 10.3406/comm.1972.1276

http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1972_num_19_1_1276

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8/19/2019 BARTHES, Roland. Jeunes Chercheurs.

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Roland Barthes

Jeunes chercheurs

Ce numéro de Communications

est

particulier: il

n a

pas

été conçu

pour

explorer un savoir

ou

illustrer un

thème

; son

unité, du moins

son

unité

originelle

n est

pas

dans

son

objet,

mais

dans

le

groupe

de

ses

auteurs:

ce

sont

tous

des

étudiants, récemment engagés dans la recherche :

ce

qui

a

été volontai-

rement rassemblé, ce sont les

premiers

travaux de

jeunes

chercheurs,

suffisamment libres pour

avoir

conçu eux-mêmes leur projet de recherche et

cependant encore

soumis à

une institution, celle du doctorat de troisième cycle.

Ce sur quoi on

s interroge

ici est

donc principalement la

recherche

elle-même,

ou du moins une certaine

recherche,

celle qui est encore liée au

domaine

traditionnel

des arts

et

des

lettres.

Cest uniquement de

cette

recherche

qu il

s agira.

Au

seuil

de

son travail,

l étudiant

subit une

série

de

divisions.

En

tant

que jeune,

il appartient à

une

classe économique

définie par son

improductivité: il n est

ni possédant ni producteur;

il est hors

de

l échange, et même, si

Von

peut dire,

hors

de l exploitation : socialement,

il

est exclu de toute

nomination. En tant qu intellectuel,

il est entraîné

dans la hiérarchie des

travaux,

il

est censé participer

à

un luxe

spéculatif,

dont

il

ne peut cependant jouir

car

il

n en a pas

la

maîtrise, c est-à-dire

la

disponibilité de communication.

En tant

que

chercheur, il est

voué à

la séparation

des discours

: d un côté le

discours de

la

scientificité (discours de

la

Loi) et de

l autre,

le discours du

désir, ou écriture.

Le

travail

(de

recherche)

doit

être

pris dans

le désir.

Si

cette

prise ne

s accomplit pas,

le

travail

est

morose,

fonctionnel,

aliéné,

mû par la

seule

nécessité

de

passer

un examen,

d obtenir

un diplôme, d assurer une promotion de

carrière. Pour

que

le désir s insinue dans

mon

travail, il

faut que ce travail

me

soit

demandé,

non

par une

collectivité

qui entend s assurer de mon labeur

(de

ma peine) et

comptabiliser

la rentabilité des prestations

qu elle me

consent,

mais

par

une assemblée vivante de lecteurs

en qui

se fait entendre le désir de

l Autre (et non le

contrôle de

la Loi).

Or

dans notre société, dans nos

institutions

ce

qu on demande

à

l étudiant, au

jeune

chercheur, au

travailleur

intellectuel,

n est jamais

son désir : on ne lui demande pas d écrire, on lui

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Roland

Barthes

demande

ou de parler (au long d innombrables

exposés) ou

de « rapporter »

(en

vue

de contrôles réguliers).

On a voulu ici que le

travail

de recherche soit dès ses

débuts

Vobjet d une

demande forte,

formulée

en dehors

de V

institution et qui ne

peut

être

que

la

demande

d écriture.

Bien

entendu,

c est seulement

un

petit

morceau

d

utopie

qui

est figuré dans ce numéro, car on se doute

bien

que la

société n est

pas

prête

à

concéder largement, institutionnellement,

à

Vétudiant, et

singulièrement

à V

étudiant

«

en

lettres

»,

ce bonheur

: qu on

ait

besoin

de lui

: non

de sa

compétence ou de sa fonction futures, mais de sa passion présente.

Il est peut-être temps

d ébranler

une

certaine

fiction: la

fiction

qui veut

que la recherche

s expose

mais ne s écrit pas. Le chercheur serait

essentiellement un prospecteur de matériaux et c est

à ce niveau

que

se poseraient ses

problèmes

;

parvenu

au

moment de

communiquer

des

«

résultats

»,

tout

seraitrésolu

j

« mettre

en

forme

» ne

serait

plus qu une

vague opération

finale,

rapidement

menée

grâce

à quelques

techniques

d « expression » apprises au lycée

et dont la

seule contrainte serait de se

soumettre

au code du genre

(«.

clarté

»,

suppression des

images,

respect des lois du raisonnement). Pourtant

il

s en

faut

de

beaucoup que, même en en restant

à de simples

tâches d «

expression

»,

Vétudiant en

sciences

sociales

soit suffisamment

armé.

Et

lorsque l objet

de la recherche est le

Texte (on reviendra

sur ce mot), le chercheur est acculé

à

un dilemme redoutable : ou bien

parler du

Texte selon

le

code conventionnel

de Vécrivance, c est-à-dire rester prisonnier de

V

« imaginaire »

du

savant, qui

se veut,

ou,

ce

qui est bien

pis, se

croit extérieur

à l objet de son

étude et

prétend

en

toute innocence,

en

toute

assurance,

mettre

son propre langage

en

position

d exterritorialité; ou

bien

entrer

lui-même

dans

le

jeu

du signifiant,

dans l infini de l énonciation,

en

un mot « écrire » (ce qui ne veut pas dire

simplement

« bien écrire

»),

retirer le «

moi

», qu il croit être, de sa

coque

imaginaire,

de ce code

scientifique, qui protège mais

aussi

trompe, en un

mot

jeter

le sujet à

travers

le blanc de la page,

non

pour V « exprimer » (rien à voir avec

la « subjectivité r>), mais

pour

le disperser :

ce

qui est alors

déborder le discours

régulier

de la

recherche.

C est évidemment ce

débordement,

fût-il léger, auquel

on

permet, dans

ce

numéro-ci,

d entrer

en scène: débordement

variable

selon

les auteurs :

on

n a pas cherché

à

donner une prime

particulière à

telle ou telle

écriture;

l important, c est

qu à

un niveau

ou

à

un autre

de son

travail

(savoir,

méthode, énonciation) le chercheur décide de ne pas s en

laisser

accroire par

la

Loi

du discours scientifique.

(Le

discours

de

la

science n est

pas

forcément

la science :

en

contestant le

discours

du savant, l écriture ne dispense

en

rien

des

règles

du travail scientifique.)

La recherche est faite

pour

être publiée, mais elle l est rarement,

surtout

en

ses débuts,

qui

ne sont pas forcément moins

importants

que sa fin:

la

réussite d une recherche

— surtout

textuelle — ne tient pas

à

son « résultat »,

notion fallacieuse, mais

à

la nature reflexive de son énonciation : c est

à

tout

instant de son parcours

qu une

recherche peut retourner le langage sur lui-

même

et

faire

ainsi

céder

la

mauvaise

foi

du

savant:

en

un

mot,

déplacer1

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Roland

Barthes

soit issu de

cette

théorie préalable

ou

des

méthodes d analyse qui Vont

préparée.

En matière de « lettres », la réflexion sur la recherche conduit au

Texte

(ou

du

moins :

admettons

aujourd hui

qu elle a

la liberté d y

conduire)

: le Texte

est

donc, à

l égal

de la

recherche,

l objet de ce numéro.

Le Texte: ne

nous

méprenons

ni

sur

ce

singulier ni sur cette majuscule :

quand

nous disons le

Texte,

ce

n est

pas pour

le diviniser, en

faire

la

déité

d une nouvelle

mystique, c est pour dénoter

une masse,

un champ, obligeant

à

une expression partitive, et

non

numérative: tout ce

qu on

peut dire d une

œuvre, c est

qu il

y a

en elle

du

Texte. Autrement

dit,

en passant du texte

au

Texte,

il faut

changer

la

numération:

d une part, le Texte n est pas un

objet computable,

c est un champ méthodologique

se

poursuivent, selon

un mouvement

plus

« einsteinien » que « newtonien

»,

l énoncé et Vénonciation,

le commenté

et

le commentant

;

d autre

part,

il n y

a pas

nécessité

à

ce

que

le

Texte

soit

exclusivement moderne :

il

peut y

avoir du

Texte

dans des

œuvres

anciennes; et

c est précisément la

présence

de ce

germe

inquantifiable

qui

oblige à

troubler,

à dépasser

les anciennes divisions de

l Histoire littéraire;

l une des

tâches immédiates, évidentes,

de

la jeune

recherche est

de procéder

à

ces

relevés

d écriture,

à repérer ce

qu il peut

y avoir de

Texte

dans

Diderot,

dans

Chateaubriand,

dans

Flaubert,

dans Gide: c est ce que font beaucoup

des auteurs réunis

ici; comme le dit l un

d eux, parlant

implicitement au nom

de plusieurs de ses

camarades: « Peut-être notre

travail ne

consiste-t-il qu à

repérer

des

lambeaux d écriture

pris

dans une parole dont

le

Père

reste

le

garant.

» On ne peut mieux définir ce qui, dans l œuvre ancienne,

est

Littérature

et

ce

qui

est

Texte.

Autrement

dit:

comment

cette

œuvre

passée

peut-

elle encore être lue? On créditera ces jeunes

chercheurs

de porter leur

travail au niveau d une tâche critique: l évaluation

actuelle

d une culture

passée.

Toutes ces études forment un geste collectif:

c est

le territoire

même du Texte,

qui

est peu à peu

tracé,

colorié.

Suivons

un instant d article

en

article la main

commune

qui, loin

d écrire la définition

du

Texte

(il

n y en

a

pas

: le Texte

n est pas un concept), décrit

(de-scrit)

la pratique d écriture.

Tout

d abord

ceci,

qui

est

nécessaire

pour

comprendre

et

accepter

l éventail

des articles qui sont

réunis

ici: le Texte

déjoue toute

typologie culturelle:

montrer

le

caractère illimité d une

œuvre, c est

en faire

un texte;

même si la

réflexion sur le Texte commence

à

la

littérature (c est-à-dire

à

un objet

constitué

par

l institution),

le Texte

ne s y

arrête

pas forcément: partout

où une

activité

de signifiance est

mise en

scène selon des règles de combinaison, de

transformation et

de

déplacement,

il y a du

Texte: dans

les

productions

écrites, bien sûr, mais

aussi

dans les

jeux d images,

de

signes,

d objets : dans

les films, dans les bandes dessinées, dans les objets rituels.

Ceci

encore:

comme déploiement du signifiant, le Texte débat souvent

dramatiquement

avec

le

signifié

qui

tend à

faire retour en

lui

: s il succombe

à

ce

retour,

si

le

signifié

triomphe,

le

texte

cesse d être

Texte,

en

lui

le

stéréo-

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Jeunes chercheurs

type devient

«

vérité »,

au lieu

d être

V

objet

ludique

d une

combinatoire seconde.

Il est

donc

logique

que le Texte engage son opérateur dans ce que

Von

peut

appeler un drame

d écriture

(que

Von

verra analysé ici à propos de Flaubert),

ou

son lecteur

dans une évaluation critique

préalable

(c est le cas

du discours

du Droit,

évalué, ici, avant

d être

analysé).

Gependant,

l approche principale

et

pour

ainsi

dire

massive que

Von

peut faire du Texte

consiste

à

en

explorer

tous

les

manifestes signifiants:

structures proprement dites, telles que la linguistique du discours peut les

atteindre, configurations phoniques (jeux de mots, noms propres), mises

en

pages et mises

en

lignes,

polysémies,

rejets, annonces, associations, blancs,

collages, tout ce qui

met

en

cause la matière

du

livre se

retrouvera

ici,

proposé

au gré d auteurs divers, de Flaubert à

Claude Simon.

Enfin, le Texte est

avant tout

(ou après

tout)

cette longue

opération à travers

laquelle un auteur

(un

sujet énonciateur) découvre (ou fait

découvrir

au

lecteur)

Tirrépérabilité de sa parole et

parvient

à substituer

le ça

parle au

je

parle.

Connaître

l imaginaire

de l expression, c est le

vider,

puisque

l imagin aire

est

méconnaissance:

plusieurs

études,

ici

même,

tentent

d évaluer

l imaginaire d écriture

à

propos de Chateaubriand, de Gide, de Michel

Leiris)

ou

l imaginaire

du chercheur

lui-même

à

propos d une recherche

sur

le

suspense cinématographique).

Il

ne faut pas

penser

que

ces « prospects » divers contribuent

à

cerner le

Texte;

c est

plutôt

à

l éployer

que tout le

numéro

travaille.

Il faut

donc

résister

à

vouloir

organiser,

programmer ces

études, dont l écriture reste très

diverse

(c est

à

regret

que

j en suis

venu à admettre la

nécessité

de présenter

ce numéro, risquant ainsi de lui donner une

unité

dans

laquelle

tous les

contributeurs

ne se reconnaîtraient pas,

et

de prêter à chacun

d eux une

voix

qui

n est

peut-être pas

tout à

fait la

sienne

: toute présentation, par son intention

de

synthèse,

est

une manière

de

concession

au

discours

passé).

Ce

qu il

faudrait,

c est

qu à chaque moment

du numéro,

indépendamment

de ce

qui précède et

de

ce qui suit, la

recherche,

cette

jeune

recherche

qui

s énonce ici, apparaisse à

la

fois comme

la

mise au

jour

de

certaines

structures

d énonciation (fussent-

elles encore analysées dans le simple langage d un

exposé)

et la critique même

(V

auto-critique) de toute énonciation : c est d ailleurs au

moment où

la

recherche

parvient

à lier son objet à son discours et à déproprier

notre

savoir

par

la

lumière

qu elle porte sur des

objets

mieux

qu inconnus : inattendus,

c est à ce

moment-là

qu elle

devient une véritable interlocution, un

travail

pour les

autres,

en

un mot : une production sociale.

Roland

Barthes

Paris, École

Pratique des

Hautes Études.