roland barthes, le metier d'ecrire

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Eric Marty

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Page 1: Roland Barthes, Le Metier d'Ecrire
Page 2: Roland Barthes, Le Metier d'Ecrire

DU MÊME AUTEUR

L’Écriture du jourLe Journal d’André Gide

Seuil, 1985Grand prix de la Critique littéraire 1986

André GideManufacture, 1987

René CharSeuil, 1990

Sacrificeroman

Seuil, 1991Louis Althusser, un sujet sans procès.

Anatomie d’un passé très récentGallimard, coll. « L’Infini », 1999

Bref séjour à JérusalemGallimard, coll. « L’Infini », 2003

Lacan et la littérature(sous la direction d’Éric Marty)

Manucius, coll. « Le Marteau sans maître », 2005Jean Genet, post-scriptum

Verdier, 2006

Page 3: Roland Barthes, Le Metier d'Ecrire

ŒUVRES DE ROLAND BARTHES

Le Degré zéro de l’écritureSeuil, 1953

Rééd. Denoël-Gonthier, 1965 (suivi des Éléments desémiologie)

Rééd. Seuil, 1972, coll. « Points Essais » (suivi desNouveaux essais critiques)

MicheletSeuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954, 1995

MythologiesSeuil, 1957 ; coll. « Points Essais », 1970

Sur RacineSeuil, 1963 ; coll. « Points Essais », 1979

Essais critiquesSeuil, 1964 ; coll. « Points Essais », 1981

La Tour Eiffel(photographies d’André Martin)

Delpire, 1964. Rééd. CNP/Seuil, 1989, 1999Éléments de sémiologie

Denoël-Gonthier, 1965 (à la suite du Degré zéro del’écriture)

Repris dans L’Aventure sémiologique, Seuil, 1985,coll. « Points Essais », 1991, 1999

Page 4: Roland Barthes, Le Metier d'Ecrire

Critique et véritéSeuil, 1966 ; coll. « Points Essais », 1999

Système de la ModeSeuil, 1967 ; coll. « Points Essais », 1983

S/ZSeuil, 1970 ; coll. « Points Essais », 1976

L’Empire des signesSkira, 1970, 1993

Rééd. Flammarion, coll. « Champs », 1980Sade, Fourier, Loyola

Seuil, 1971 ; coll. « Points Essais », 1980Nouveaux essais critiques

(à la suite du Degré zéro de l’écriture)Seuil, coll. « Points Essais », 1972

Le Plaisir du texteSeuil, 1973 ; coll. « Points Essais », 1982

Roland Barthes par Roland BarthesSeuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, 1995

ErtéJ.M. Ricci, 1975

Fragments d’un discours amoureuxSeuil, 1977

Poétique du récit(en collaboration)

Seuil, coll. « Points Essais », 1977Arcimboldo

F.M. Ricci, 1978Leçon

Page 5: Roland Barthes, Le Metier d'Ecrire

Seuil, 1978 ; coll. « Points Essais », 1989Sollers écrivain

Seuil, 1979La Chambre claire. Note sur la photographie

Gallimard/Seuil, 1980, 1989Le Grain de la voix. Entretiens (1962-1980)Seuil, 1981 ; coll. « Points Essais », 1999

Littérature et réalité(en collaboration)

Seuil, coll. « Points Essais », 1982Essais critiques, III : L’Obvie et l’obtus

Seuil, 1982 ; coll. « Points Essais », 1992Essais critiques, IV : Le Bruissement de la langue

Seuil, 1984 ; coll. « Points Essais », 1993L’Aventure sémiologique

Seuil, 1985 ; coll. « Points Essais », 1991Incidents

Seuil, 1987Œuvres complètes (en 3 vol.)

t. I : 1942-1965 (Seuil, 1993); t. II : 1966-1973 (Seuil,1994)

t. III : 1974-1980 (Seuil, 1995)Le Plaisir du texte, précédé de Variations sur l’écriture

(préface de Carlo Ossola)Seuil, 2000

Nouvelle édition des Œuvres complètes (en 5 vol.)t. I : 1942-1961 ; t. II : 1962-1967 ; t. III : 1968-1971 ;

t. IV : 1972-1976 ; t. V : 1977-1980

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Seuil, 2002Comment vivre ensemble. Simulations romanesques

de quelques espaces quotidiensCours et séminaires au Collège de France (1976-1977)

Texte établi, annoté et présenté par Claude Coste,sous la direction d’Éric Marty

Seuil, coll. « Traces écrites », 2002Le Neutre

Cours au Collège de France (1977-1978)Texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc,

sous la direction d’Éric MartySeuil, coll. « Traces écrites », 2002La Préparation du roman (vol. 1 et 2)

Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et1979-1980)

Texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger,sous la direction d’Éric Marty

Seuil, coll. « Traces écrites », 2003

Page 7: Roland Barthes, Le Metier d'Ecrire

COLLECTION« Fiction & Cie »

fondée par Denis Rochedirigée par Bernard Comment

ISBN 978-2-02-100716-9

© ÉDITIONS DU SEUIL, AVRIL 2006

www.seuil.com

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« Songer à ses dettes. »

René Char

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Table des matières

Couverture

Table des matières

Avant-propos

I - Mémoire d’une amitié

II - L’œuvre

Présentation

Tome i des Œuvrescomplètes (1942-1961) Le Degrézéro del’écriture Michelet Mythologies

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Tome ii des Œuvrescomplètes (1962-1967) SurRacine Essais critiques La TourEiffel Éléments desémiologie Critique etvérité Système de la Mode

Tome iii des Œuvrescomplètes (1968-1971) S/Z L’Empire dessignes Sade, Fourier, Loyola

Tome iv des Œuvrescomplètes (1972-1976) Nouveauxessais critiques Le Plaisir dutexte Roland Barthes par RolandBarthes

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Tome v des Œuvrescomplètes (1977-1980) Fragmentsd’un discoursamoureux Leçon Sollersécrivain La Chambre claire

III - Sur les « Fragments d’un discoursamoureux ». Réflexions sur l’Image -Séminaire tenu à l’université deParis VII, février-juin 2005

I - Les « Fragments d’un discoursamoureux » et la modernité

Une évidence problématique

Le contexte

La solitude

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La question de l’anti-modernité

L’Imaginaire

Le cœur gros

Imaginaire et castration

« Theoria » et subjectivité

Le divertissement

Le métalangage

Le Neutre et le métalangage

II - Le discours amoureux.Questions de méthode

1. Ce qui précède

2. Conditions de possibilité d’un discoursrigoureux de l’imaginaire dans l’Imaginaire

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3. Discours et fragment

III - L’Image

Première description de l’Image

L’ordre des figures

L’abîme

Deuxième description de l’Image

Barthes et Sartre

L’Image comme stéréotype, l’Image commenéant

L’Image comme anti-langage

L’Image et le Paradis

Quelle Image ?

IV - L’Image, le fétiche, l’objet

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aimé

Le sujet pervers

La Mère

L’Image distincte du fétiche

L’amoureux du Sens

V - L’autre

L’objet aimé, autrui

L’autre, l’Image et le Non-Vouloir

L’un l’autre

VI - Le Non-Vouloir-Saisir

Désir

NVS

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Avant-propos

Pourquoi Roland Barthes ? C’estpeut-être à cette interrogation que leprésent livre tente de répondre. Plus devingt-cinq ans après la mort de Barthes,mais aussi, après la disparition, dans lesannées qui suivirent, de toute unegénération qui avait donné un sens neuf àl’acte de penser, une telle question n’estpas indécente. Plus qu’une nécessité,

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elle trouve un certain charme, unecertaine saveur à être posée.

Vue sous cet angle, l’enquête peutdevenir une démarche positive. Neservant pas à justifier la survie d’unepensée, d’une doctrine ou d’un système,elle devient une forme nouvelle demédiation, de lecture, d’écoute, deregard, de présence, de perception.

Au demeurant, ce qui distingue,sans doute, Barthes de ses compagnons,c’est que son œuvre, quoiqueconstamment traversée par la« théorie », est caractérisée par desréponses où l’écriture a la plus bellepart. En elle, rien de ces vastes systèmesconceptuels dont les conclusions sont

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toujours, hélas, les mêmes, prises etenfermées dans l’imperturbableprotocole, dans l’éternel rituel discursifde la philosophie.

Privilégier l’écriture est, d’unecertaine manière, la meilleure façon depenser : l’écriture, c’est la décision,c’est la responsabilité sans cesseréactivée de choisir une position qui soitaussi un acte, c’est passer d’une positionface au monde à un acte dans le monde.On pourrait dire, à ce titre, qu’il n’y apas de doctrine barthésienne parce que,de Barthes, il n’y a que des livres :c’est-à-dire des actes qui, chacun, ontleur configuration propre, leur aspect,leur tonalité, leur timbre, leur matière,

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leur parfum. Du Degré zéro del’écriture jusqu’à La Chambre claire,de L’Empire des signes aux Fragmentsd’un discours amoureux, desMythologies au Plaisir du texte,Barthes décide du sens de la littérature,du sens de la mort, de la photographie,de l’autre pays, du pays des signes, del’amour et de son discours, de la Francecontemporaine et de ses images, de lalittérature encore, de la littératuretoujours, avec la certitude qu’aucuneréponse ne vaut qui ne soit, de part enpart, fondée par l’être même du livrequi, seul, peut la déployer en véritévivante, active, disséminante.

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La seule question alors qui se poseà qui reste attaché, pour mille et uneraisons, à cette époque — la modernité—, dont on pourrait dire que celui qui nel’a pas connue ne sait pas ce qu’est lebonheur de penser et le bonheurd’écrire, la seule question donc, c’estcelle de la médiation. Et cette questionne peut être pensée jusqu’au bout qu’àpartir du moment où l’on a la certitudequ’il n’y a pas de médiation, la certitudeque toute transmission est un échec. Lamédiation, c’est qu’il n’y a pas demédiation : il n’y a que des ruptures, dessauts, des discontinuités, des fidélitésqui sont des trahisons et des trahisonsqui sont des fidélités, des morts et des

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naissances. Le « passeur » est peut-êtretoujours un imposteur. C’est en ce sensalors qu’en effet la réponse à la question« Pourquoi Roland Barthes ? » nesaurait être le plaidoyer pour unedoctrine, c’est-à-dire la défense despréjugés qui constituent le ciment facticede toute œuvre.

Le constat de l’impossibilité detoute médiation peut produire deuxformes antagonistes de réponses. Lapremière est dialectique ; elle consiste àvoir dans l’œuvre une réfutation d’elle-même et à mettre en évidence cette auto-réfutation. C’est ce que j’ai tenté defaire, par exemple, à propos de LouisAlthusser ou de Jean Genet1. Mais, c’est

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aussi parce que leur œuvre mêmecontenait cette auto-réfutation. Pour lepremier en raison de la folie, du meurtrede son épouse et de la constitution,extérieurement à l’œuvre philosophique,d’un corpus autobiographique quiinterrompait de manière éblouissante lapossibilité même de la philosophie etprocédait à la mise à mort, presquetauromachique, du concept. Le secondparce que l’antisémitisme profondémentconfondu avec sa propre littératureobligeait à un acte féroce de lecture, lalire en ennemi, c’est-à-dire en effet laréfuter, et la fracturer de violences,seule empathie à laquelle son œuvrepuisse s’ouvrir.

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Avec Barthes, c’est tout autrechose. Parce que son œuvre est, à mesyeux, entièrement marquée par lapositivité, et cela y compris dansl’activité démystifiante de la critique(comme les Mythologies) ou encoredans le chant funèbre (comme dans LaChambre claire). Barthes a fait sienne laformule de Kafka qu’il note dès un textede 19602 et dont il fera son talismandans son dernier cours au Collège deFrance en 1979 : « Dans le combat entretoi et le monde, seconde le monde. »3

Cet aphorisme, Barthes lecommente ainsi : « La certitude dusingulier vient en face de cette autrecertitude : “Ce n’est pas dans l’individu,

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mais dans le chœur que réside lavérité” ; en un sens, le monde, quel qu’ilsoit, est dans le vrai, car la vérité estdans l’indissoluble unité du mondehumain. »4 Cette positivité par où lemonde est sauvé dans l’acte même ducorps-à-corps avec le dehors, et quis’assimile alors au combat de Jacobavec l’ange, est au cœur de l’éthiquequi, au plus profond, sous-tend l’activitéde Barthes et je dirais même ce qu’onpourrait appeler son style. De la sorte, ilserait vain de penser que l’échec de lamédiation puisse être compensé ouconfirmé par un retournement de l’œuvresur elle-même ou contre elle-même : il

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n’y a pas, dans l’œuvre de Barthes,d’espace pour la négation.

Si toute médiation est un échec,comment alors peut-on parlerpositivement d’une œuvre ? Telle est laquestion que pose la seconde possibilitéde l’alternative. L’œuvre ne se réfuteplus, elle affirme, elle s’affirme, elle nefait que s’affirmer. Que faire de cetteaffirmation ? Tel fut toujours monembarras à l’égard de Barthes depuis samort et qui souvent a suspendu en moi leprojet d’écrire sur lui. Je ne suis pascertain d’avoir levé cette gêne encomposant ce livre.

Quoi qu’il en soit, j’ai tenté, endonnant trois formes très différentes à

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mon propos — le témoignage, lasynthèse, la recherche —, de multiplierles réponses et peut-être d’éviter ainsi lalourdeur de la monumentalisation, c’est-à-dire, sans aucun doute, là où l’échecde la transmission est le pluscaricaturalement patent.

La première partie de ce livres’intitule « Mémoire d’une amitié ». Ils’agit d’un portrait autobiographique deBarthes. Autobiographique, parce qu’ilme semblait qu’un portrait détaché detout récit serait artificiel. C’est donc leportrait de Barthes décrit et raconté autravers du regard du jeune homme devingt ans que j’étais quand je l’airencontré. Le lecteur me pardonnera de

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parler de moi-même puisqu’il ne s’agit,au fil des anecdotes et desréminiscences, que de restituer uneprésence, une voix, une existence quin’est pas la mienne. Il m’a paru aussique l’autobiographie était le plus justemoyen de recréer une époque, des lieux,des personnes, des échanges, des façonsd’être dans leur saveur passée.

J’ai toujours admiré lestémoignages sur les écrivains, que cesoient ceux de Maria Van Rysselberghe(la Petite Dame) sur Gide, de CélesteAlbaret sur Proust, d’Isabelle et VitalieRimbaud sur leur frère Arthur, de Valérysur Mallarmé, et, pour lescontemporains, de Jean-Benoît Puech

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sur Louis-René des Forêts, de SibylleLacan sur son père, ou sur Duras ceux deYann Andréa… Tous, qu’ils prennent laforme du récit, du journal, des lettres,même s’ils mêlent toujours un peu defiction à la restitution du passé, ont uncharme particulier à la mesure del’intérêt que l’on éprouve pour lapersonne dont il est question : le charmede la vérité. Un détail suffit. Comment,malgré ou à cause peut-être de leurextrême simplicité, ne pas être ému parces lignes de Vitalie évoquant l’arrivéede Rimbaud le jour du Vendredi saint1873 à Roche ? « Je me vois encore,dans notre chambre où nous restionshabituellement occupés à ranger

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quelques affaires ; ma mère, mon frère etma sœur étaient auprès de moi,lorsqu’un coup discret retentit à la porte.J’allai ouvrir et… jugez ma surprise, jeme trouvai face à face avec Arthur. »

« Mémoire d’une amitié » n’a pasd’autre ambition que de restituer, demanière bien sûr fragmentaire etpartielle, certaines attitudes, certainsgestes, certains propos de Barthes, sasilhouette, peut-être son regard. Il s’agitaussi d’une réflexion sur les liens quipeuvent unir l’écrivain et celui quin’écrit pas ou n’écrit pas encore, celuiqui se présente sous l’aspect dudisciple. Cette réflexion appartient enpropre au témoignage puisqu’il s’agit ici

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d’évoquer Barthes dans la position oùl’époque l’avait porté : comme maître.J’ai essayé dans ce travail de mémoirede ne pas minimiser la part de naïvetéqui pouvait être la mienne, et quid’ailleurs n’était pas seulement celle demon jeune âge mais également celle del’époque, qui, elle aussi, était jeune.

La deuxième partie du livre,« L’œuvre », reprend les cinq préfacesque j’ai écrites en 2002 pour laréédition de ses Œuvres complètes en 5volumes aux Éditions du Seuil. Lepropos est explicitement didactique ; ils’agit de s’interroger sur l’unité d’uneœuvre, et sur la série d’unités quechacun des volumes — correspondant à

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une période particulière — compose. Lamême question, amplifiée, variée,répétée, réverbérée par le champ socialou intellectuel, y revient, toujoursidentique : à quelles conditions y a-t-ilœuvre ? Quand y a-t-il œuvre ? C’estl’enjeu de chacun de ses livres.

Si Barthes, d’une certaine manière,a pu, en secret, faire le rêve de réécrirefragmentairement la Recherche deProust, s’il a pu regretter d’avoiréchoué, sans doute peut-on seconvaincre qu’à défaut d’avoir réussison vœu, il en a réalisé un autre. Nonpas réécrire Proust mais écrire Proust,non pas réécrire À la recherche dutemps perdu mais écrire le Contre

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Sainte-Beuve abandonné par leromancier. On sait que Proust hésitaitsur la forme à donner à son œuvre :essai ou roman. Ce dilemme revintcomme une question angoissante etdécisive chez Barthes à la fin de sa vie.La mort l’a laissé dans l’histoire sousles habits de l’essayiste. Mais, commele donnent à imaginer les premièrespages de l’essai proustien qui futdélaissé et qui s’ouvrent sur un dialogueentre l’auteur et sa mère, penser lalittérature, polémiquer, lire lesécrivains, les commenter était aussi,était surtout un chemin initiatique, uneanabase, une déambulation vitale d’oùl’œuvre aussi pouvait trouver sa forme,

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c’est-à-dire fonder les conditions d’uneinterrogation sur sa propre valeur,interrogation sans laquelle l’écriture estsans objet. À la différence de Proust, ledialogue avec la Mère chez Barthesn’est pas le préambule du Livre, c’en estl’épilogue, plus d’ailleurs dans lesesquisses d’un texte posthume jamaisécrit, Vita Nova, dont j’ai publié lesprojets au dernier tome des œuvres, quedans La Chambre claire, où le rendez-vous avec elle, comme dans unemystagogie néo-platonicienne, estmédiumnique, fantomatique, mystérieux :une photographie.

La question « Quand y a-t-ilœuvre ? » est la question silencieuse,

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ironique, la question combattue maislancinante, la question lyrique, laquestion méthodique, la question latentequi, repoussant toute réponse, se projetteà chaque étape, à chaque instant, àchaque page comme la formuletalismanique où se concentre, se creuseet se déploie ce que, dans le titre de celivre, nous avons appelé le métierd’écrire. Ainsi peut-on lire cet ensemblede préfaces autant comme uneprésentation synthétique des grandsthèmes, des grands leitmotive du travailde Barthes, que comme une réflexion surla signification de ce « métierd’écrire », frère jumeau de la très belleformule de Cesare Pavese pour intituler

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mélancoliquement l’un de ses livres : lemétier de vivre. Comme chez Pavese, le« ne pas vivre » appartientauthentiquement au « métier de vivre »,le « ne pas écrire » est aussi ce qui,peut-être, éclaire et colore de réalitél’utopie que formulait Barthes, ce « rêveorphéen » d’un « écrivain sanslittérature ».

La troisième partie du livre est biendifférente encore, puisqu’il s’agit de latranscription du séminaire que j’ai tenude février à juin 2005 à l’universitéParis VII sur Fragments d’un discoursamoureux. Je n’ai pas voulu remodelermon propos, au risque de conserverbeaucoup des défauts : didactisme,

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synthèses parfois sommaires (commentexpliquer l’épochè phénoménologique,le complexe de castration chez Lacan,l’image selon Sartre ou Blanchot enquelques minutes à une salle d’unecinquantaine d’étudiants dont lecosmopolitisme suppose une fortehétérogénéité culturelle ?), trop longspréalables sans doute sur le contexteintellectuel dans lequel est apparu lelivre de Barthes (un professeur atoujours tendance à tarder un peu avantd’entrer dans le vif du sujet), etc. Lelecteur me pardonnera, je l’espère, cesdéfauts, en voulant bien admettre qu’ilssont inhérents au genre lui-même.

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Si j’ai finalement pensé que ceséminaire pouvait être ainsi imprimé,sans presque aucune modification(quelques longueurs ont tout de mêmeété supprimées), c’est qu’il me semblaitpeut-être intéressant de rendre public unexercice de lecture sur un livre deBarthes. Un commentaire qui fait deBarthes un auteur comme un autre, unauteur passé dans le canon universitaire.Il me semble alors que la relation delecture change, que cette intégration del’œuvre à l’immensité des textesdevenus « objets d’enseignement »ouvre à d’autres possibilités decompréhension, ouvre le texte lui-mêmeà d’autres significations. Et c’est aussi à

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ce titre que l’activité d’enseignement estprécieuse. Grâce aux étudiants, grâce àleur présence, à leur compréhensionspontanée comme à leursincompréhensions radicales, la questionde la médiation et le pessimisme quel’on peut éprouver à son égard senuancent. Il y a cette extraordinairejustesse dans l’écoute même desétudiants, dans leur regard, dans leursrésistances vitales comme dans leurabandon au savoir, qui nécessairementsuggère que la médiation n’est peut-êtrepas une transmission unilatérale entre unpassé mort et un présent clos sur lui-même, mais qu’elle prend parfois laforme d’une ouverture du temps, du

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temps du séminaire, du temps de la

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séance, à quelque chose comme unéchange.

À côté de son caractère didactique,un séminaire est aussi un moment derecherche. D’où la présence d’autresdéfauts, conclusions hâtives, promessesd’éclaircissements non tenues,développements inachevés, digressionsparfois inutiles. Rédigé semaine aprèssemaine, le séminaire accumule lesidées sans toujours les dialectiser dansun propos synthétique. L’objet même ducours se dégage ainsi souvent sans qu’onl’ait prévu. J’ai donné comme sous-titreà cette troisième partie « Réflexions surl’image », alors que cette questionn’était nullement à l’origine de mon

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séminaire et qu’elle est devenue encours de route centrale. L’Image y estdéfinie comme manque dans le langage.Elle prend alors à bras-le-corps laquestion du Neutre qui, dans lesFragments d’un discours amoureux,s’exprime dans la notion du Non-Vouloir-Saisir.

C’est sur le Non-Vouloir-Saisir etune réflexion sur cette mystérieuseformule, extase la plus haute du désiramoureux, que se termine le séminaire,et c’est donc avec elle que le livre seclôt. Je ne sais s’il faut y voir quelquechose d’allégorique : un noli me tangeremurmuré par Barthes ou par son textelui-même comme épilogue de cet essai.

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1.

2.

Alors peut-être la question de lamédiation pourrait-elle prendre un toutautre sens, son échec présumé commeles moyens d’y remédier. Le Non-Vouloir-Saisir, s’il est une extaseamoureuse, est peut-être aussi unephilosophie, une sagesse qui est la clefde toute relation, de toute transmission,de tout contact, de toute médiation donc.Alors, si c’est le cas, le dernier motappartient à Barthes.

Je me permets de renvoyer à Louis Althusser, unsujet sans procès,Gallimard, coll. « L’Infini »,1999, « Jean Genet à Chatila », in Bref séjouràJérusalem, Gallimard, coll. « L’Infini », 2003, etJean Genet, post-scriptum,Verdier, 2006.« La réponse de Kafka », Essais critiques, inŒuvres complètes (OC),éd. en 5 vol., Seuil, 2002,t. II, p. 395.

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3.

4.

La Préparation du roman, cours du Collège deFrance, édité, annotéet présenté par NathalieLéger, Seuil-IMEC, coll. « Traces écrites », 2003,p. 272-273. L’aphorisme de Kafka est extrait deses cahiers posthumes,aphorisme 52. VoirJournaux, in Œuvres complètes, t. III, traductionsparMarthe Robert, Claude David et Jean-PierreDanès, édition présentée etannotée par ClaudeDavid, Gallimard, coll. « Bibliothèque de laPléiade »,1984, p. 456.La Préparation du roman, op. cit., p. 273. Kafka,quant à lui, commenteainsi son aphorisme : « Onne doit frustrer personne, pas même lemonde, desa victoire » (Journaux, op. cit., p. 456).

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I

Mémoire d’uneamitié

J’ai vingt et un ou vingt-deux ans,peut-être vingt-trois, je monte l’escalierde l’immeuble de la rue Servandoni, unlivre dans la main droite. Je me suisarrêté au deuxième étage. À travers laporte, on entend du piano. J’écoute. Cesont quelques-uns des Préludes deDebussy, ou du Schumann, ou bien du

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Fauré, je ne sais plus. J’attends un peu.À peine aurai-je pressé la sonnette quela musique s’interrompra instantanément.Je sonne. Comme un automate, Barthesarrête de jouer. Cela me fascine.

Après les premiers mots de bonjouret d’accueil, nous voilà dans la cuisineoù mijote quelque chose sur le feu.J’aime ces déjeuners que nous prenonsensemble, et chez lui, depuis que samère est morte. Nos entretiens sontmoins silencieux que le soir au Flore. Lemidi, c’est autre chose. La cuisine estétroite, il faut de temps en temps selever pour ouvrir la marmite, chercherdu sel, prendre une serviette, couper dupain, et la conversation est comme

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animée, remplie, interrompue, ponctuée,dérangée (et donc alimentée) par lacontingence burlesque et ironique de lavie quotidienne : les odeurs, les bruits,le temps de la cuisson, l’ordre des plats.Il me semble me rappeler que souventquelque chose a brûlé sur le feu.

Barthes mange vite, comme lefaisait Genet, paraît-il. Celui-ci par deshabitudes prises en prison, et Barthessans doute à cause du sanatorium.

Il me demande ce que j’ai faitpendant la semaine, je n’ai pas grand-chose à raconter : lectures, quelquesidées que j’ai le plus grand mal àrassembler et surtout à formuler. Parfois,j’ai été un peu malade. Puis, c’est à mon

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tour de l’interroger. Lui non plus n’a rienfait d’extraordinaire. Il est fatigué. Et ilparle de la fatigue. Des problèmes desommeil. Non pas d’endormissement,mais de réveil, des réveils brusquesjuste avant l’aube. Nous parlons aussides amis. Les plus proches. Et si laconversation a bien pris, nous partonsdans quelques jeux romanesques :Youssef y est tantôt un personnage deLawrence Durrell ou des Mille et unenuits, ou tout d’un coup MadameVerdurin, l’Informateur naïf ou perversdes Fragments d’un discoursamoureux ; Paul provient des sœursBrontë ou d’un roman de Powys, etJean-Louis depuis longtemps traverse

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les pages de L’Homme sans qualités oud’une fiction philosophique deKierkegaard, et surtout il est le princeMuichkine ; quant à Florence, je ne saispourquoi, elle me fait penser à unehéroïne de Giraudoux. Cela fait rireBarthes qui préférerait que dans ce caselle s’appelle Suzanne.

Si une fête vient d’avoir lieu et quele « micmac », selon son expression,nous a fait croiser les cerclessecondaires du réseau, alors cela dureun peu plus. D’autres visages circulent,d’autres portraits, quelques plaisanteriessur les noms s’ils rencontrent Proust ouun autre (un certain Bontemps, à causede la tante d’Albertine, alimentera ainsi

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longtemps les petits bavardages de nosdéjeuners).

Mais cela s’interrompt tout demême bien vite. Après un silence, nouspassons à autre chose. J’interprète alorscette réserve qui semble être la règlepresque monastique de la conversation,comme le signe d’une fatigue. Pour moi,qui pourtant suis très peu bavard, je doisréfréner la volubilité toute relative dema jeunesse et m’adapter à une formed’économie particulière du corps, dusouffle, du langage qui s’épuise, quis’épuise très vite.

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Il se plaint beaucoup du« Collège », sans pourtant jamaisregretter d’avoir accepté la propositionde Michel Foucault de s’y présenter.Foucault « a une relation politique trèsforte (et sans doute juste) àl’Institution », dit-il : occuper, noyauter,contrôler. L’échec programmé del’expérience de Vincennes (tropunivoque, trop innocemment marginalesans doute) l’a conduit à investir unautre lieu. Barthes, lui, sembleinsensible à la dimension politique deson élection au Collège de France,même si cette question n’était pasabsente de sa leçon inaugurale. Maisprécisément, à mon sens, dans un

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anachronisme surprenant lorsqu’ildéfinissait l’enseignement des lettrescomme « déchiré jusqu’à la fatigue entreles pressions de la demandetechnocratique et le désirrévolutionnaire de ses étudiants ». Moiqui, alors, suis un jeune étudiant, je saisbien que ces mots ne signifient déjà plusrien ou bien peu de chose.

En réalité, Barthes expérimente lavalidité de son projet, celui d’undiscours sans personne, un public dontla présence serait aussi discrète,apaisante et douce que celle de cesquelques étudiants asiatiques muets quisont là, ou, plus simplement encore, quiserait celle, purement bienveillante, des

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amis. Cette expérimentation est, à sesyeux, un échec.

Sans doute a-t-il la nostalgie du« Séminaire » de l’École pratique deshautes études ; le Maître assis au milieude ses disciples dont la géographieautour de lui est aussi savante que celledes chevaliers de la Table Ronde, sansexcepter même le subtil fauteuil vide.

La position d’orateur dansl’amphithéâtre du Collège lui interdit dese reposer sur l’acquiescement ou lesremarques de ses élèves. Il se plaintdonc.

La plainte n’est, en fait, qu’une desmodulations naturelles de laconversation. Elle appartient au rite

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affectif. La relation d’affection supposeque l’ami ne rechigne pas à entendre lesplaintes ; ce qui ne rend pas la relationpour autant insincère mais dissout enelle tout psychologisme et donc enprincipe tout reproche (le reprochequ’on pourrait lui faire de se plaindre).

Le Collège est un piège dont seul letemps le sauvera, dit-il. Le public est« assommant ». Trop nombreux, il vientcomme au spectacle. Même le quartierest à ses yeux « ingrat ». Je ne parvienspas à imaginer qu’il puisse souhaiter saretraite. Cela affole le jeune homme queje suis.

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Le dessert est sur la table. Un fruitgénéralement, qu’il pèle patiemment. Onfume en prenant le café préparé dans unecafetière à l’italienne. Lui, un havane detaille moyenne, et moi des Camel à boutfiltre. On bavarde encore, car c’est à cemoment-là que nous reviennent leschoses à se dire qu’on avait oubliées.Caféine et nicotine induisent cesréminiscences. Tout est soudain serein,comme si le monde était fait pour finirpar un « bon cigare » et dans la fuméebleue qui s’exhale en volutes de noscorps. Ces rappels sont brefs, jamaistrès nombreux, mais ce sontgénéralement de « bonnes nouvelles ». Ilm’annonce qu’il a eu des places pour tel

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concert ou bien c’est moi qui en ai prispour l’Opéra, je suis sur le point determiner l’article « Oral/Écrit » qu’ilm’a chargé d’écrire pour l’EnciclopediaEinaudi et qu’il doit cosigner, il mepropose de m’emmener au Maroc pourles vacances de Pâques (nous n’ironspas), un groupe de chercheursaméricains est en train de développer unprogramme informatique sur la base descinq codes de lecture forgés pour S/Z(les débuts de l’hypertexte dont Barthes,sans le savoir, serait l’inventeur…).

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On a vaguement rangé les assietteset les plats dans l’évier. Une jeune fille

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vient à je ne sais quelle heure1. Il vafaire sa sieste. Un regard pour savoir sij’ai envie d’aller reposer aussi. Et,tandis qu’il se rend lentement vers lachambre du fond, celle où sa mère avécu et où elle est morte, je m’installedans son bureau. Je vais lire ou jouer unpeu de piano (avec la sourdine), pendantla petite heure d’ennui où il va dormir.

Cette sieste, telle que je me lareprésente, appartient au temps de satuberculose, à ce temps lointain de lamaladie. Cette maladie, qui est plus unétat qu’une maladie. Elle se prolongedans le temps et il semble en réitérer leprotocole comme un sujet incurable,comme un personnage de roman. Car la

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sieste appartient aussi au monde deslettres, à celui de Gide. J’en trouve desavoureuses descriptions dans lesextraordinaires Cahiers de la PetiteDame.

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Je joue peu et mal. Mais il y a lesInventions de Bach sur le piano,j’essaie de travailler les plus faciles quisont aussi les plus envoûtantes,appartenant au monde mélancolique del’enfance. Parfois, j’essaie un Nocturnede Chopin, pas trop difficile. Barthes,pendant ce temps-là, dort. Il dort sansrêver, dans une sorte d’absence réglée.(Dort-il ? Oui, je l’ai vu parfois

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endormi. Le visage impassible, un reliefde pierre. C’était dans le train d’Urt àParis.) C’est, pendant que je bricoledans une autre pièce, comme un sommeilsans sommeil. Un acte littéraire tel celuique j’accomplis en déchiffrantmaladroitement à son piano une partitionqu’il a annotée (à moins que ce ne soit lamain de sa grand-mère ou de sa grand-tante).

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Lorsqu’il revient de la chambre,nous échangeons quelques mots et noustravaillons. Ces déjeuners chez Barthescorrespondent à la situation nouvelleque la mort de sa mère a créée ; je dois

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lui permettre de rattraper le retard qu’ila dans son courrier, et jusque vers cinqheures je rédige des réponses à desdizaines d’inconnus qui lui demandentquelque chose ou lui envoient un texte,un livre ou mille autres objets. Je leurécris à tous que « Roland Barthes, tropfatigué, ne peut leur répondrepersonnellement mais qu’il les remercie,etc. ». Une fois, je dois expliquer autraducteur japonais du Roland Barthespar Roland Barthes des mots comme« boulingrin », « Bon Goût », ou qui est« Élise » dans le fragment « Est-ce toi,chère Élise… ».

Pendant que je rédige ces petitsmots, assis à un petit pupitre, Barthes

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travaille dans la même pièce. Ledispositif dans lequel je me trouve mefait penser à un tableau hollandais duXVIIe siècle représentant un maîtreverrier ou un diamantaire dans sonatelier avec son apprenti, tant l’espacede travail que Barthes a conçu évoquecelui d’un artisan. Espaceincroyablement matériel avec sesplumiers, ses buvards, ses différentstypes de papiers, ses pendules, sescalendriers, ses instruments parfoisinconnus, ses carnets, agendas, gommes,ses casiers, ses fichiers de bois… Touteune géographie du travail, aérée,précise, efficace, belle. Écrire est réel,voilà ce qui me vient à l’esprit en

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l’observant procéder calmement, avecl’exactitude des gestes d’un peintre, àses travaux d’écriture. Barthes n’écritpas, il trace, il enlumine, il copie. Sonencre bleue colore les pages blanches. Ildispose les feuilles dans des chemisesou bien par petits tas esthétiquementparfaits, il découpe, biffe, revient enarrière, il reprend, trace, colle, agrafe, ilobserve, regarde, se déplace. Et pendantque je griffonne des pattes de mouchepour des inconnus, je m’imprègne dubain de sagesse, du bain de maîtrise, dubain d’énergie qui, comme le verniscouvrant la toile, éternise ce tableau oùj’oublie qui je suis, où j’oublie le temps.

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Après ces travaux menés en silencedans son bureau, nous allons prendre lethé dans la salle à manger, en bavardant,en parlant de tout et de rien et en fumantencore. Nous écoutons France-Musique.C’est souvent du Sibelius à cette heurede la journée. Il déteste. Une fois, ce futla Symphonie espagnole de Lalo, quenous écoutâmes, je ne sais pourquoi,religieusement. Le temps s’est dissipé,l’après-midi s’effiloche. Nous nousséparons.

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Barthes me raccompagne sur leseuil, il porte une djellaba. C’est dansce costume qu’il m’a ouvert à midi. Elle

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est élégante, très simple, en coton, bleueje crois. Cela ne m’étonne plus. Ce typede vêtement correspond à une tendancetrès obstinée chez lui par où il aspire à« l’aise ». Quand il rentre le soir, ildépose tout ce qui l’encombre dans un« vide-poches » qui se trouve posé surune petite table dans l’entrée. Mais c’estplus aussi.

Cela a peut-être un peu à voir avecl’habit arménien de Rousseau mais rienavec les travestissements extravagantsde Loti.

Il m’a dit, un jour, regretter que larobe soit devenue un habitexclusivement féminin. J’ai ri et, commec’était au moment où il faisait son cours

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sur « La préparation du roman », je luiai suggéré d’en parler. La robe et leroman, la robe de l’écrivain. La robe dechambre de Balzac. Par moments, il mesemble que le Système de la Mode, quepersonne apparemment n’a lu, seraitpeut-être son livre le plus révélateur,parce que le plus protégé par le jargonstructural.

C’est en tout cas à cette occasion,que je me suis aperçu combien Barthes,pour glisser quelques propospersonnels, pouvait faire des citationsd’auteurs imaginaires (qui sont en faitlui), comme celle-ci : « Un moralistes’est écrié un jour : Je me convertiraisbien pour pouvoir porter le caftan, la

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djellaba et le selham ! C’est-à-dire tousles mensonges du monde pour que moncostume soit vrai ! »2

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Il y a chez lui une grandeadmiration pour l’extravagancearistocratique, par où il interprète lesmanies vestimentaires des écrivains,manies d’isolement, mais je n’arrive pasà le suivre concernant l’habit deRousseau. Il me semble y voir aucontraire l’aspiration tragique à laposition du bouc émissaire, quelquechose où l’Orient est déjà là.

En le quittant sur le pas de la porte,je le regarde donc dans son élégante

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djellaba bleue, mais il me semble, unbref instant, qu’au fond cela ne lui vapas si bien. Et je me dis que le seulvêtement de ce genre qui conviendraitréellement à son visage, ce serait la togeromaine. Toute blanche.

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Bien des années après la mort deBarthes, alors que je vivais à Londres,j’ai rencontré un professeur français quienseignait la littérature, le grec et lelatin au Lycée français. Homosexuel, ilm’avait dit avoir rencontré Barthes dansun sauna, dans les dernières années desa vie. Et il me l’avait décrit, seul, trèsseul, dans un peignoir blanc, dans la

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« salle des vapeurs » vide, terriblementlas (faisant l’épreuve de son« délaissement » comme il l’écrit lui-même dans « Soirées de Paris »), mais,ajoutait cet ami, « d’une extraordinairenoblesse » ; puis, après un silence, il medit ceci : « C’est étrange, on aurait dit unempereur romain. » Alors je ne pusm’empêcher, en revoyant Barthes tel queje l’avais moi aussi « vu » en togeromaine sur le pas de la porte, deprononcer le nom de Marc Aurèle.L’ironie stoïcienne et, en effet, cetteespèce d’élégance antique que je luiavais prêtée ce jour-là en le quittant.

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Bien que très proche de Barthes àcette époque, j’ignorais à peu près toutde ces virées un peu sidérantes commecelles qu’il raconte dans « Soirées deParis », ou plutôt je devais n’en rienignorer, mais je ne me les représentaispas. De même que, lorsque je notaisparfois chez lui un état de tristesseprolongé, je n’y pensais jamais. Je nem’imaginais pas Barthes mélancolique.Je ne m’imaginais rien, comme sansdoute il est normal chez le disciple de nerien imaginer de l’écrivain, beaucoupplus âgé que lui, dont il a eu la chanced’obtenir l’amitié. Je vivais cette amitiéavec, sans doute, la sensibilité égoïsted’un jeune homme.

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J’ai connu Barthes, un matin, audébut de l’automne 1976. Ma tanteNoëlle Châtelet devait soutenir sa thèseà Vincennes avec lui au jury et NicosPoulantzas, peut-être aussi Lyotard ouDeleuze, je ne sais plus. Nous étionsarrivés tôt avec mes parents. Lasoutenance commença. Je me souvienssurtout de mon oncle, François Châtelet,que j’aimais beaucoup, debout,immense, socratique, appuyé contre unmur, le visage un peu tendu, maissouriant et lumineux, acquiesçant à toutce que disait Noëlle.

J’observais Barthes. Une dizainede minutes après avoir parlé, il avait

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allumé un cigare et confectionné avecune étrange habileté une sorte decendrier de papier parfaitement efficace.Cela formait un très curieux cornet.

Je me rappelle que Poulantzas avaitémis quelques critiques sur la manièredont Noëlle traitait des liens entrenourriture et religion, mais le jury avaitété très élogieux. Barthes avaitcommencé en disant qu’il aurait aiméécrire cette thèse, ce qui avait provoquéun petit frisson dans l’assistance. Puis ilavait continué dans une lecture patienteet bienveillante.

À la sortie, alors que je me tenais,je ne sais pourquoi, un peu à l’écart detout le monde, Barthes, qui se dirigeait

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vers la sortie, a brusquement obliquévers moi et m’a dit quelque chosecomme : « Et vous, qu’est-ce que vousfaites ? » C’est ainsi que nous avons faitconnaissance.

Il m’a proposé qu’on se retrouveune dizaine de jours plus tard au café dumétro Mabillon3 et nous nous sommesséparés. À la réception qui eut lieu lesoir même chez ma tante et mon oncle,dans leur bel appartement du neuvièmearrondissement, il ne vint pas.

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Ce fut une très belle fête. Mononcle avait fait une gigantesquechoucroute, je me rappelle l’image de

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Nicos Poulantzas, seul à une table,mangeant son plat comme un dîneursolitaire au restaurant, et celle de matante faisant une très marivaudiennepantomime depuis la loggia quisurplombait la pièce de réception. Jepensais à Barthes que j’avais rencontréle matin même, pour lequel je ressentaisdepuis un an ou deux la plus viveadmiration. Comme l’a écrit Jean-Claude Milner, à cette époque Barthesétait le prince de la jeunesse (le motavait je crois été employé autrefois pourle jeune Barrès), et l’idée de lerencontrer tenait pour moi du miracle. Jecrois que je n’ai pas touché à lachoucroute de mon oncle ce soir-là,

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m’envoûtant simplement de la présencedes nombreux invités, jolies jeunesfemmes aux toilettes élégantes et auxcorps parfumés, et têtes del’intelligentsia parisienne. Je neconnaissais personne, à l’exception dela famille.

Barthes, le matin, m’avait accepté àson séminaire restreint de l’École deshautes études, où je pourrais suivre ainsison enseignement comme j’en avaisdepuis si longtemps rêvé. Et c’est à celaque je pensais, ayant le plus grand mal àimaginer ce qui s’y passait, qui étaientles autres étudiants, comment Barthesdirigeait son cours, ce qu’il pouvait ydire. L’espace même de la salle était

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pour moi une source inépuisable dequestions, la couleur des murs, ladisposition des tables, la place quej’occuperais.

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Le jour convenu, c’était un jeudi, jesuis donc allé à Mabillon, au caféindiqué pour notre rendez-vous, sanssavoir que j’accomplissais là un rite trèsancien, un rite universel, celui du jeunedisciple qui part rencontrer son Maître.

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Nous sommes l’un en face del’autre. Arrivé le premier, j’ai choisi

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avec beaucoup d’hésitations une placequi ne soit ni trop centrale ni trop enretrait. Je commence mon apprentissage.La conversation est très discontinue. Detrès nombreux silences. Je necomprendrai qu’après sa mort que jen’avais pas à souhaiter entendre deschoses très intelligentes et que je devaismoins encore espérer trouversuffisamment de confiance en moi pouren dire. Non. C’est dans les silences,dans les interruptions de laconversation, moments qui, lorsqu’ils seprolongent trop, deviennent viteangoissants, que j’apprends.

La relation m’apparaîtimmédiatement si compliquée à vivre

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que, sans m’en rendre compte tout à fait,je trouve pour m’y adapter l’instinctmimétique. Je l’imite. Je fume, je bois,je tourne la tête au même moment quelui. Et dans cette imitation je trouve enquelque sorte le moyen de calmer monangoisse et de lever progressivement matimidité.

Nous parlons tout de même un peu.À un moment, alors que je lui raconteque je commence toutes mes séancesd’analyse par « Donc, je disais… », jele vois extraire de sa poche un petitcarnet à spirale et y noter quelque chose.Ce moment, qui se répétera souvent lorsde nos rencontres, est un moment dif-ficile. Je dois continuer de parler pour

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faire comme si je ne le voyais pas écriretout en sachant qu’il n’écoute plus.Qu’écrit-il dans ce carnet ? Qu’a-t-ilnoté ? Il a écrit sans rien dire. Quelquesmois après, j’aurai la solution enassistant à la première séance de sonséminaire du Collège de France sur« Tenir un discours », qu’il commenceraen citant ma phrase comme une« épiphanie », un trait de discours, dequelqu’un qu’il connaît.

Il a remis son carnet dans la pocheintérieure de sa veste. Je ne saiscomment reprendre. Cela n’a aucuneimportance. Il sort une cigarette, moiaussi. Je les allume toutes les deux.Nous regardons dehors la pluie qui doit

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tomber. Il est temps de se séparer. Il va àun dîner qui l’assomme (ce sont sesmots). Avant de nous quitter, il me ditcette phrase mystérieuse : « Vous êtes unêtre de réponse. »

Je ne lui demande pas ce que celaveut dire. C’est une phrase que jeconserve comme une phrase. Le disciplene doit pas demander au maître des’expliquer. Il comprend même s’il necomprend pas, il fait sien ce qui lui estétranger.

Il fait nuit. Il doit être un peu plusde sept heures. Je rentre à la maison.

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C’est ainsi que commence lapremière période de l’amitié. Nous nousvoyons seuls. D’abord en fin d’après-midi au café, pour prendre un verre, puisaprès un certain temps à dîner, aurestaurant. Les cours du Collège deFrance ont commencé et le séminairerestreint de l’École des hautes études.Ainsi, la configuration est plus ouverte.La relation individuelle, seul à seul, unefois par semaine environ, le cours duCollège à l’issue duquel nous déjeunonsà une dizaine au « chinois de la rue deTournon » et le séminaire de l’École oùil dispense un tout autre typed’enseignement que celui du Collège.

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Le déjeuner du samedi après leCollège rassemble toutes sortes de gens,des étudiants, des amis. Renaud Camusest l’un des plus réguliers ; d’autresnoms me reviennent : Frédéric Berthet,Patrick Mauriès, Évelyne Bachelier, mesamis Bruno Herbulot et Patrick Jan, et labelle et fameuse Florence à laquelle j’aidéjà fait allusion. Barthes y est le maîtreexotérique, celui qui donne la parole àtel ou tel, écoute, s’informe, plaisante unpeu, ironise, discute parfois une opinion.Chacun est extrêmement déférent. Labienveillance règne. Nous parlons unpeu du cours qui vient d’avoir lieu.Barthes raconte parfois des histoires : undéjeuner avec Malraux il y a longtemps,

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la Roumanie où il a vécu un peu après laguerre en poste à l’Institut de Bucarest.Nous parlons politique. De musique. Ontente de le convaincre que son aversionpour Mahler est injuste au regard de seslieder. D’autres lui rapportent lescancans du milieu littéraire etintellectuel qui nous amusent lorsqu’onen est au café. Une fois, je m’ensouviens, nous discutons de la revuelacanienne dont le premier numéro vasortir, L’Âne. Nous parlons du titre, etBarthes, qui aime beaucoup Jacques-Alain Miller, lâche néanmoins ensouriant que ses créateurs n’ont sansdoute pas pensé à Nietzsche. Il est rareque nous rations le rituel des beignets

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aux pommes que le patron du restaurantenflamme à la grande joie de tous.

En sortant, tout le mondes’embrasse pour se dire au revoir,Barthes se moque un peu et dit : « Ondirait ces dames au chapeau vert. »Personne n’a lu le roman, mais on rit debon cœur à cause de la désuétude de laréférence.

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Je me souviens que, pourtant, cesdéjeuners pouvaient être le théâtre d’»incidents » où Barthes manifestait sa trèsvive susceptibilité. Une fois, ce futlorsque Jean-Michel Ribettes luireprocha d’avoir accepté l’adaptation

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théâtrale des Fragments d’un discoursamoureux, ridicule selon lui ; une autrefois, Barthes se mit en colère contreRenaud Camus qui lui avait faitremarquer une erreur de sa part lors deson cours à propos, je crois, d’unpersonnage du Chevalier à la rose.Barthes, dans ces deux situations (il y eneut sans doute d’autres), se montraextrêmement violent et presque injuste.Je me souviens très précisément duvisage blême des deux fautifs battant enretraite. En réalité, par cette violencequi laissait sans voix, Barthes énonçaitun interdit, comme Moïse devant lesHébreux. Cet interdit aurait pu prendrela forme suivante, si la colère n’avait

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pas empêché Barthes de le prononcer :« Jamais tu ne feras un reproche àl’ami. »

Je ne sais si c’est seulement lacolère qui empêchait Barthes deformuler la Loi, je crois aussi que, pourBarthes, la Loi, soit devait être sue « parla naissance », soit devait avoir étéapprise silencieusement à son contact.

« Jamais un reproche », jamais uneremarque, ou mieux encore « jamais uneobservation ». Cette Loi venait de laMère, qu’il définit, dans La Chambreclaire, comme celle qui, de sa vie, ne luiavait jamais fait une seule observation.Nous vivions donc tous sous cette belleLoi de la Mère que Barthes résumera

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dans l’aspiration à un monde soustrait àl’Image. « Que jamais tu ne produisesune image de moi », telle était la Loi dela Loi, celle dont le parfait dispositifaurait tout réglé pourvu qu’on l’observeà la lettre.

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La Loi du « sans reproches »pouvait aller très loin. Je me souviensqu’un soir, chez Youssef, lors de l’un deces dîners qui faisaient à tous notre joie,un des convives, alors critique decinéma et scénariste, avait vouluentamer une longue diatribe contreSollers. Presque immédiatement,Barthes l’avait interrompu avec la même

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violence que celle qu’il avait manifestéeà l’égard de Ribettes ou de RenaudCamus, et il avait provoqué la mêmestupéfaction et le même silence gênédans l’assemblée. Mais Youssef, enparfait maître oriental, avait su bien viterétablir la complicité entre nous tous.Ces colères étaient d’autant plus du côtéde la Loi qu’elles ne signifiaient jamaisune désaffection à l’égard du coupable.Celui-ci, après avoir été violemmentmalmené pendant quelques minutes,redevenait l’ami qu’il n’avait jamaiscessé d’être à l’instant suivant. Ainsicette violence était réellement celle deMoïse, une non-violence, si du moins

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l’on suit les admirables thèses de WalterBenjamin sur la question.

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Le séminaire restreint de l’Écoledes hautes études qu’il menaitparallèlement aux cours du Collège, etqui fut le dernier, avait pour sujet « Lavoix » et « La rature ». J’y ai fait deuxexposés dont j’ai tout oublié, sauf uncommentaire sur la scène d’adieu deSiegfried et Brünnhilde à la fin duprologue du Crépuscule des dieux ; jeme souviens seulement d’avoir parlé du« Heil » chanté à l’unisson par les deuxamants, auquel j’opposais le dernier duode Pelléas et Mélisande : et les

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déchirants « Encore ! Encore !Donne… », « Toute !… Toute, toute !… ». Nous avions écouté les deuxscènes, le Wagner dans la version deKarajan et le Debussy dans celle deDésormière, avec Jacques Jansen etIrène Joachim. On ne pouvait pas faireplus barthésien que ces deux dernierschanteurs. À ce moment du séminaire,j’essayais, je m’en souviens maintenant,de comprendre ce qu’était exactement un« baryton Martin », tessiture qui doitêtre celle de l’interprète de Pelléas ; jeparlais de « territoires de voix », maisdemeurait l’énigme d’une tessitureassociée à un individu. J’en concluaisque par là le personnage de Pelléas

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échappait à l’opéra pour avoir commeseul statut un statut poétique.

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Barthes parle peu. Il est simplementlà. Attentif à ce que les étudiants disent.Le seul élément de réelle fantaisie est laprésence des deux frères Bogdanov, trèsjeunes alors, qui deviendront célèbrespar la télévision et leurs travaux devulgarisation en astrophysique. Ilsforment un couple étrange et décalé.Barthes est fasciné par leur beautéidentique.

Il y a aussi, je crois bien, AgnèsRosenstiehl, le futur auteur de MimiCracra. D’autres encore. Mes amis

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Patrick et Bruno. Il y a aussi AndréGuyaux, Philippe-Joseph Salazar, NancyHuston…

Il a fait une sorte de conférenceinaugurale sur les deux sujets. Sonpropos est étrangement et violemmentpolémique à l’égard de l’opéra. Il yénonce l’essentiel de ses thèses du« Chant romantique », la voix unifiée dulied contre le quatuor œdipien del’opéra.

Il dit à un moment que, selon lui,l’opéra n’est pas de la musique. Tout lemonde sursaute. Pour moi qui, àl’époque, comme beaucoup, suisfanatique d’opéra, j’admets la phraseavec une lente réticence. C’est une

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phrase, une nouvelle phrase. C’est-à-dire quelque chose qui fait bloc et quin’est intelligente et intelligible que si onl’accepte totalement, sans la discuter.

Le disciple n’est jamais sûr d’avoiraffaire à des énoncés vrais, peu luiimporte. C’est pourquoi le disciple doitêtre jeune. Timide. Ce qui compte, c’estla puissance d’affirmation de l’énoncé etles efforts qu’il doit faire pour enpénétrer la matière littéralement et danstous les sens. L’énoncé du maître estcomme un barrage, un barrage brutalauquel il se heurte, et qui suppose, pourêtre franchi, que le disciple monte plushaut que sa taille ne le lui permetordinairement. Il monte soit, lors de

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l’escalade, en s’arrachant les ongles lelong des parois verticales du barrage,soit, plus tranquillement, en laissant leseaux confiantes et pures de la fidélité leporter jusqu’au sommet.

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Un peu plus tard, il me dira qu’iln’a jamais autant souffert du manque demusique que l’été précédent où il s’estrendu à Bayreuth, en compagnie de sonami d’alors Romaric, pour assister auRing mis en scène par Chéreau.

Nous sommes au Flore, c’est doncle troisième volet de « notrecommerce » comme on disait jadis. Je lerevois encore, il me dit, le visage

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étrangement froncé, qu’il a voulu voirParsifal — car à ses yeux Parsifal n’estpas un opéra, c’est donc de la musique— pour respirer un peu entre deuxjournées de la Tétralogie, mais ce futpis encore car « c’était dirigé par ceboucher de Horst Stein ». Il ne dit riende la hideuse mise en scène de WolfgangWagner qui sera mon supplice quand, àmon tour, je ferai le voyage à Bayreuth.

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Il y a donc ce troisième volet, pourmoi le plus important, où nous nousvoyons seuls, régulièrement, pourprendre un verre ou pour dîner. Jesouffre parfois du caractère

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excessivement abstrait de cette relation.Nous allons dans un petit restaurantjaponais de la rue de Rennes, qui aaujourd’hui disparu, prendre un bouillonclair agrémenté d’une algue et un bol deriz blanc avec une tasse de thé vert, oubien au Flore manger un œuf à la coqueou une paire de « Francfort » avec unverre de bordeaux. L’ascèse alimentaireest à l’image de l’ascèse de la relation.Si j’étais un bon disciple, je pourrai nesouffrir ni de l’une ni de l’autre.

Nous parlons un peu, au début, detoutes sortes de choses, banales. Parfoisun sujet sort. Un soir, nous parlons ainsilonguement de Sade. Ce qui l’intéressechez Sade n’a rien de véritablement

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pervers, du moins sexuellement. Tout auplus est-il fasciné par la disponibilitédes corps, des victimes. Mais c’est enfait, étrangement, la féodalité qui l’attirechez Sade, la possibilité de liens dedomination acceptés, les signes sociauxde la puissance, l’existence d’unepopulace comme réservoir infinid’esclaves. J’acquiesce. Tout cela n’aaucune importance.

Il m’arrive aussi de pouvoir parlerun peu. Mais ni l’un ni l’autre (lui parennui, moi par impuissance) ne « tenonsde discours ». Par exemple, il estpratiquement impossible d’avoir uneconversation un peu nourrie sur un filmou un livre.

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Il y a toujours le petit carnet àspirale qu’il sort régulièrement et surlequel il note quelque chose, quelquechose que peut-être j’ai dit. De la sorte,il y a comme un phénomènecompensatoire : quelques secondesd’écriture rattrapent les défections de laparole. À ceci près qu’écrire réinstauretoujours, une fois le carnet remis dans lapoche de la veste, un silence plusdifficile à manœuvrer encore que lesautres.

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Plus tard, quand notre relation auraété transformée dans sa nature même parmon intégration au premier cercle de ses

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amis, il me dira un peu solennellement,un soir que, fait inhabituel, nous dînionschez lui dans le « grenier », qu’ilregrette précisément cette époque quej’évoque. Il a, c’est curieux, acheté unrepas pantagruélique chez un traiteur dela place Saint- Sulpice, et je ne parvienspas à manger le dixième de ce qui traînesur la table, lui non plus ne mange pasbeaucoup. J’écoute ce qu’il dit, la têteétourdie par l’abondance d’unenourriture aux parfums un peu tropcapiteux, comme « le jeune homme decondition modeste » que Proust évoquequelque part.

Il regrette et il est un peu déçu quecette époque soit close, me dit-il, car il

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avait trouvé avec moi quelque chose« d’extrêmement rare », une relation quiapprochait le zen. Je suis surpris. Ils’aperçoit de mon désarroi, de monémotion, alors il me rassure en souriant.

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Il a raison. C’est une relation aussipeu française que possible. Et peut-êtreétait-elle, en effet, comme il me l’a dit,« zen ». Lors de ces soirées au Flore ouau petit restaurant japonais, il demeurepresque aussi immobile qu’un Bouddha.Après qu’on eut dîné frugalement, il sortun havane, il l’allume et il fume. Pendantdix minutes, nous ne disons pas un mot.Il regarde autour de lui, ses yeux se

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fixent et parfois se ferment. Laconversation n’a aucune importance.Être là suffit. Le disciple n’a qu’uneseule chose à faire. Être là et, par lasensualité de sa présence, communiquerau maître sa vie, un peu de son âme, unpeu de sa chair, en échange de quoi ledisciple, silencieusement et dansl’abandon apparent où le place lemaître, mûrit. Il mûrit passivement encaptant le rayonnement spirituel de laprésence du maître et activement parl’angoisse qu’il ressent d’être en deçàde ce rayonnement.

Parfois quelqu’un qu’il connaîtpasse devant notre table et parle avec luiquelques instants. Après son départ,

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nous nous retrouvons pour échanger ànouveau quelques mots et il arrive alorsqu’un bout de conversation prenne,surtout si l’indiscret a dit une bêtise ou aemployé une formule dont on peut semoquer un peu. Je me rappelle Jean-Edern Hallier, légèrement titubant,apparemment poudré comme un acteurd’autrefois, s’approchant de nous (noussommes toujours assis côte à côte) et,nous fixant, s’essayant au jargon qu’onprête alors à Barthes.

Il est bientôt dix heures. Nouspartons. Je le raccompagne chez lui.

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Nous traversons le boulevardSaint-Germain, et nous sommes bientôtdevant le drugstore (aujourd’huiremplacé par Armani), et là commenceun passage toujours délicat. À l’époque,de très nombreux gigolos arpentent letrottoir à cet endroit, ou bien, adossés àla vitrine du drugstore, forment une sortede haie mouvante et désordonnée aumilieu de laquelle nous passons. J’ail’impression étrange de traverser un descercles de l’Enfer où de pauvres hèresnous hèlent, nous parlent, nous inter-pellent. Je ne regarde pas. J’ai à mescôtés un Virgile à la démarche moinssûre que le guide de Dante. Il me sembleles entendre prononcer son prénom. Il

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les connaît tous à l’évidence, et tous leconnaissent. Je presse le pas,embarrassé par la déambulationhésitante, traînante, de Barthes. Passéles lumières du drugstore, nousretrouvons la nuit pure, et la direction dela place Saint-Sulpice.

Une fois, au sortir de cette« selve » de fantômes, j’ai dit à Barthes,je ne sais pourquoi (si, peut-être pourrompre tout simplement le silence),qu’ils étaient beaux, alors que je lestrouvais tous évidemment affreux (j’étaisfrappé par leur pâleur, les cernes sousles yeux, la bouche gonflée), ce qu’ilrapporta curieusement dans son journal,« Soirées de Paris », sous cette forme

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qui est comme une leçon d’ironie : « Il[il s’agit de moi] me raccompagne par larue de Rennes, s’étonne de la densitédes gigolos, de leur beauté (je suis plusréservé), me raconte… etc. »

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La deuxième époque de mon amitiéavec Barthes commence enjanvier 1977, lors de la soirée qui suit laleçon inaugurale qu’il prononce auCollège de France.

La leçon de Barthes a lieu enmilieu d’après-midi dans une sallebondée, envahie progressivement parceux qui n’avaient pas de cartond’invitation et qui s’assoient par terre

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dans les travées. Sur le moment, je necomprends pas grand-chose. C’est trèsbeau. Il y a la voix de Barthes,légèrement nasale, parfaitementmaîtrisée dans le rythme comme dans lessonorités des voyelles, et surtoutmaîtresse du souffle et de la respiration(Barthes a suivi des cours de chant duplus grand maître qui soit, CharlesPanzéra, avant la guerre), cette voix,donc, est celle-là même qu’il décrit dansLe Grain de la voix. C’est le souffle quiest important, de lui dépend ledéploiement du timbre, le rythme desséquences, la ductilité de la phrase. Lamaîtrise du souffle est une maîtrisephysique et spirituelle. C’est elle qui

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donne à la parole de Barthes safascinante sérénité. De sorte que, s’ilpeut paraître par moments ressembler àun maître stoïcien par le décalageironique et mélancolique de sa parole,c’est à un maître asiatique qu’il faitpenser lorsqu’il déploie cette parole endiscours.

Mais cette attention à la voix mefait perdre le fil de ce qu’il dit.

Peu à peu, je me rendrai compted’ailleurs que, depuis que je le connais,j’ai le plus grand mal à comprendre et àaimer sincèrement ce qu’il écrit. Je suissouvent déçu, mais c’est pour mettreaussitôt cette déception sur le compte demon insuffisance.

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Quand, dans le train, je liraiFragments d’un discours amoureuxdont il est venu m’apporter monexemplaire à la gare de Lyon le soird’un départ en vacances pour l’Italieavec un ami, j’aurai l’impression de liresans rien comprendre, comme si le livreétait vide de sens. Et il en sera ainsipour la plupart des textes et même pourLa Chambre claire. Ce qui me rend lelivre cher, c’est qu’il soit venu mel’apporter lui-même afin que je l’aiepour me « distraire pendant le voyage »,comme il me le dit affectueusement,alors que je monte dans le wagon.

Les tout premiers exemplairesviennent juste de sortir de l’imprimerie.

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Je lui écrirai une longue lettre de Caprien luttant contre cette impression devide.

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Le soir de la leçon inaugurale, il ya donc une grande réception que Barthesdonne chez son ami Youssef, YoussefBaccouche, qu’il m’a décrit quelquesjours auparavant et présenté, je crois merappeler, comme un « prince tunisien ».

Dans l’ascenseur, je me trouveavec François Wahl et Severo Sarduy4.Couple merveilleux par le contrastequ’ils combinent. François Wahl estl’exact sosie de l’Hannibal Lecter dufilm Le Silence des agneaux ; Severo

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possède un visage totalement à lui, doux,drôle et tendre, les lèvres épaisses etsouvent violettes et le crânepratiquement chauve.

Qu’importe le déroulement de lasoirée, j’y fais la connaissance des plusproches amis de Barthes : Wahl, Sarduy,Jean-Louis Bouttes et Paul qui tous deuxvivent avec Youssef dans uneconfiguration triangulaire étrange, AndréTéchiné et tant d’autres. Barthes sembleheureux. C’est la première fois que je levois dans un « milieu ». Nous en parlonsun peu. Il me parle de sa Mère qui esttrop fatiguée pour être là. Il dit deux outrois banalités pour l’excuser de manièreinsistante. Derrière lui, un garçon, celui

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qui apparaît sous le nom de Darlamedans « Soirées de Paris », fait un élogehyperbolique de la leçon inaugurale quigêne tout le monde. Il est peut-être unpeu ivre.

Beaucoup de gens qui ne se sontjamais vus vont faire connaissance cesoir-là, détruisant le compartimentagecomplexe qui organise la vie de Barthes.C’est ce qu’il appelle donc un« micmac » — figure de l’anti-structure—, qui est pour lui un momentd’angoisse, car chaque relation, chaqueami qui est d’une nature particulière, quia sa qualité propre, va se mêler à uneautre, à un autre, va se confondre,s’abîmer sans doute, perdre sa nuance,

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révéler ses lieux communs, sa banalité(car sur quoi vont se rencontrer tous cesêtres si divers, si ce n’est sur desgénéralités ?). Ainsi tous ces visagesauront perdu ce qui constituait leurdessin unique. C’est comme cela que, jel’imagine, Barthes nous voit tous, voittant de connaissances dont il étaitl’unique interlocuteur, parler ensemble,rire, boire, se rencontrer, échanger desnuméros de téléphone, projeter de serevoir.

Je ne peux m’empêcher de parleravec tout le monde. J’ai une longueconversation avec Michel Foucault surla perversion. Il me dit n’avoir jamaisrencontré de vrais pervers. Je ne

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comprends pas et je m’étonnenaïvement. Puis nous parlons, je crois,d’un film sur Munch qui vient de sortir, àmoins que ce ne soit lors d’unerencontre suivante au cours d’une fêtechez François Regnault.

Et surtout je rencontre le disciplede Barthes dont le visage, si marquant,constitue dans les photographies duRoland Barthes par Roland Barthes lafigure idéale du disciple, Jean-LouisBouttes. Un Nathanaël adulte, jeune,sombre, fascinant, dont l’intelligences’exprime, de manière quasiarchétypale, dès cette photographie, parune aura lumineuse et obscure que

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Daniel Boudinet, le photographe, a sucapter avec une étrange subtilité.

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Cette soirée, occasion de tant derencontres, est le commencement d’unautre type de relations avec Barthes. Cesont surtout les dîners chez Youssef quien constituent la nouvelle structurerégulière. Ces dîners sont merveilleuxde raffinement, de plaisirs et desociabilité.

Youssef (c’est pourquoi j’en parleun peu longuement) est la grandesolution rencontrée par Barthes à sesdifficultés avec le monde, avec lerapport social. Avant même de penser à

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des difficultés d’ordre « métaphysique »dont l’ennui est le principal symptôme,il y a les difficultés d’ordre culturel.

Qu’est-ce que la vie sociale d’unintellectuel ? La période 1950-1980, quifut l’âge d’or de l’intelligentsiafrançaise, serait sans aucun doute unmagnifique objet d’études pour unsociologue des mœurs. De la vie socialepassée de Barthes, je n’ai que des bribesde souvenirs liées à ses appartenancesou semi-appartenances à des clans. Il yen eut sans doute de nombreux. Il y eut,je crois, l’époque d’Edgar Morin. Unsoir, Barthes, en s’en amusant, meraconte qu’ils fêtaient régulièrement leréveillon du 31 décembre, qui était pour

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lui toujours un peu « cafardeux » carMarguerite Duras voulait à toute forcedanser avec lui. De là peut-être l’étrangemélange de désir et d’animosité qu’ellelui a manifesté, ou plus précisémentqu’elle a manifesté à l’égard de sonhomosexualité et dont l’épilogueallégorique fut la longue et belle liaisonqu’elle eut, les dernières années de savie, avec Yann Andréa, sujet barthésienentre tous.

De cette époque, il ne reste pluspour Barthes qu’une très fidèle amitiépour Violette Morin, qu’il voitrégulièrement, alors qu’il ne voitquasiment plus Morin lui-même, pour

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lequel il a perdu depuis longtemps, il mesemble, toute estime.

Il y eut sans doute bien d’autrescercles, celui de Maurice Nadeau, celuiqu’il forma avec Bernard Dort parexemple, ou encore avec HenriLefebvre. Puis il y eut, dans les années60-70, l’amitié avec Foucault, avec quiil dîne très souvent en bande, encompagnie notamment de Robert Mauzi,professeur à la Sorbonne. C’est celui-ciqui me racontera plus tard que la disputequi les sépara quelques années, avant laréconciliation du Collège, était due aufait que Barthes avait tutoyé DanielDefert, l’ami de Foucault. Je ne sais sic’est vrai.

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Tous ces cercles, ces clans quiorganisent la vie sociale de l’intellectuelont sans doute ceci d’étranger à lasensibilité de Barthes, qu’ils demeurentprofondément français, au sens desMythologies. Discussions, joutes,excitation politique, disputes, conflitsnarcissiques, stratégies sociales,renversements d’alliances,proclamations intempestives (tel film,tel livre, telle exposition est « unemerde », Untel est « un con »), oukases,pressions de toutes sortes, exercicesd’ego, lieux où se mettent en place lesmodes intellectuelles, etc.

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Ce que Youssef lui apporte, c’estpeut-être d’abord un lieu, un espacesocial dont il est en quelque sortel’inspirateur. Mais ce n’est sans doutepas l’essentiel, ou du moins, si c’est unecondition nécessaire à une sociabilitésingulière, ce n’est pas une conditionsuffisante. Youssef apporte l’Orient, lasociabilité arabe si évidemmentsupérieure à la nôtre.

Ainsi, un étrange « salon »apparaît, où tous les défauts del’intellectualité parisienne ont disparucomme par enchantement. S’il demeurebien sûr quelque chose de « français »dans ces soirées, ces longs dîners, cesfêtes, c’est par la langue qu’on parle

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mais non par la façon dont on converse.L’aménité, l’affabilité, la sensualité, lesens du temps présent, l’ivresse parfaiteoù l’on est conduit, cette orientalitéparfaitement maîtrisée de notre hôte, quisait être aussi ironique et détachée,configure les lieux en un espace oùBarthes, tout comme au séminaire, maisici dans une oisiveté irresponsable,trouve cette sociabilité — celle du soir— qui construit sa vie, sa viequotidienne comme un « vivre »heureux.

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Sans doute pourrait-on définir cettemondanité comme une mondanité

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épanouie, car libérée de tout surmoiintellectuel. Cet effacement tient au faitque le maître de maison n’est pas lui-même un intellectuel et qu’il peut doncen toute « sincérité » faire de lamondanité un plaisir pur, un butdébarrassé de tout alibi. D’où, comme jel’ai dit, cohabitant avec la civilité arabe,un côté Madame Verdurin qui auraitréussi, avec Barthes, à avoir son« Bergotte ».

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Et puis il y a ces grandes fêtes,chez Youssef, chez Téchiné, chezFrançois Flahaut et la belle MadeleineLévy, chez d’autres encore, où se mêlent

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des univers qui ont chacun un charmeparticulier : intellectuels, acteurs,professeurs, actrices, écrivains,journalistes, critiques, oisifs, et toutessortes de jeunes gens et jeunes filles nonidentifiables. Musique, danse, jeux(notamment la murder party),champagne, alcool, drogues.

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C’est Jean-Louis qui, le premier,avait fait la connaissance de Barthes,par l’intermédiaire d’Anne Fabre-Luce,qui écrivait à cette époque pour LaQuinzaine littéraire et qui l’aimaitbeaucoup.

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Youssef me raconta que le premiersoir où Jean-Louis avait amené Barthesà dîner chez eux, cela ne s’était pas trèsbien passé. Barthes (et je ne le reconnaispas dans ce geste) avait apporté avec luiplusieurs disques de Charles Panzéraqu’il avait fallu écouter après le repas.Youssef s’était endormi.

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« L’ennui » dont Barthes souffraitétait pour moi une énigme. Je ne lerattachais à aucun état connu comme lamélancolie, la dépression ou toute autrecatégorie clinique qui aurait pu en êtrel’explication. Lui-même parle de l’ennuicomme de « son hystérie ». Moi, je

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prenais cet ennui à la lettre. Commecelui dont parle Baudelaire dans sonadresse au lecteur des Fleurs du mal ouRimbaud dans ses lettres, mais sans leurviolence, ou avec une violencedifférente par rapport au monde. Un étatde sécession plus qu’une situation dedégoût. Non pas le bâillement nauséeuxmais la platitude mate de la réalité.

L’ennui de Barthes était aussicentral dans sa vie que l’était sa mère.

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Peu à peu je me suis convaincu queBarthes aimait son ennui. Qu’il aimaitinterrompre longuement toutecommunication et peu à peu chuter dans

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le neutre comme dans une sorte de comapublic.

J’aimais penser que cet amour del’ennui, ou du moins cet art ascétique del’ennui qui absorbait son énergie vitale,était né avec la cure de silence qu’ilavait faite lors de son séjour à Saint-Hilaire pendant sa tuberculose. Je medisais que cette étrange cure, dont je n’aijamais su exactement le protocole et lamotivation thérapeutique, avait étécomme originaire dans cette habitudeprise de s’ennuyer. Une habitude au sensde Proust, comme l’habitude du baisermaternel.

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Je me disais aussi que cettehabitude de l’ennui — cette névrose del’ennui — était liée au métier d’écrire.Je me rappelle que la seconde fois quej’avais vu Barthes, quelques joursseulement après notre rendez-vous deMabillon, il s’était montré bien plussilencieux que la fois précédente et bienplus silencieux qu’il ne le sera plusjamais avec moi. Après un certaintemps, s’apercevant enfin de mondésarroi, il s’en excusa en disant qu’ilavait beaucoup écrit tout l’après-midi.

Alors son ennui m’apparut commeun effet de son travail. L’état d’intensitésubjective dans lequel le plaçait lapratique d’écrire éteignait parfois pour

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de longues heures le désir de vivre ; ladépense d’énergie avait été si forte quela vie, l’espace de la vie n’était plusqu’un temps de récupération des forceset ne permettait aucune dépense vitalesupplémentaire.

Il ne s’agissait peut-être passeulement d’énergie, d’une dépensenerveuse ou psychique qui l’aurait ainsianémié et restitué au monde sous uneforme fantomatique, mais il s’agissaitaussi de langage. Je m’imaginaisqu’après avoir écrit il lui devenaitdifficile de parler. Parler demandait uneffort qui était au-dessus de ses forces,car les mots partagés, les mots communsdu monde sonnaient creux, ou bien au

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contraire étaient devenus si lourds qued’avance il reculait.

Un peu comme un boxeur qui, aprèsun combat, ne peut plus serrer la main depersonne, ne peut plus avoir un contactphysique avec quiconque car son corpsest trop intensément tendu et brûlantpour supporter un simple effleurement.

Cet ennui était devenu la véritablemaison qu’il habitait, sorte de coquilled’escargot dans laquelle il serecroquevillait, prudemment, à l’abri dumonde extérieur dont il n’entendait plusles échos que grâce au vide qui s’étaitspontanément fait.

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C’est ainsi qu’au fond j’entendaisle silence qui émanait de lui quand nousétions tous les deux au Flore. Il mesemblait que, parce que j’étais jeune,vivant, que j’étais un ami, j’autorisais unennui qui ne virait pas au cauchemarcomme lorsqu’il se trouvait avec unétranger ou, pis encore, invité à un repasoù il ne connaissait que peu les conviveset où l’indiscrétion de ses hôtesviendrait déranger son ennui à coups dequestions et de demandes.

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L’ennui de Barthes : ce fut l’un despremiers grands sujets de conversationque j’eus avec Jean-Louis Bouttes, celui

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qui tenait donc le rôle du disciple aimédans l’iconographie du Roland Barthespar Roland Barthes. Nous parlions deBarthes. Nous parlions de bien d’autreschoses, longuement, des soirées ou desnuits entières, après le départ de Barthesqui quittait les dîners organisés parYoussef jamais plus tard que onzeheures. Il était l’intelligence même, maisune intelligence parfois déformée,souvent brouillée par une sorted’hystérie religieuse, véhémente,mystique, un désir d’abîme extrêmequ’attisaient la drogue et de trèsviolentes révoltes auxquellessuccédaient des moments de dépressionterribles. Sa beauté, dont j’ai parlé, une

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beauté qui exaltait tout son visage maisplus particulièrement ses yeux etl’entour de ses yeux, donnait auxconversations avec lui quelque chosed’épuisant et d’enivrant. Pour expliquerle « climat » que sa présence pouvaitcréer, je ne peux que penser à TerenceStamp dans Théorème de Pasolini. MaisJean-Louis parlait longuement,généreusement, en fumant beaucoup, enriant, en souriant sans cesse.

Sa relation avec Barthes était laplus compliquée du monde. Il était celuique le maître aimait, mais, lui, étaitsans cesse dans un désir à moitiéesquissé de transgression. Parfois, je levoyais nerveusement contredire Barthes

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pour presque aussitôt, avec la confusioncompliquée du prince Muichkine,s’excuser. Il y eut ainsi des petitsincidents, par exemple à propos deMolière que Barthes un soir commença àcritiquer pour son « esprit petit-bourgeois » et que Jean-Louis voulutdéfendre comme s’il s’agissait d’Artaud.Et d’autres incidents de ce genre qui neprovoquaient alors jamais chez Barthesun quelconque mouvement de colère,mais une étrange peine, et c’est cetteimmédiate tristesse qui plongeait Jean-Louis dans des mouvementsd’interminables remords.

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À ce moment-là, Jean-Louisécrivait son livre, Le Destructeurd’intensité, que François Wahl fitparaître au Seuil un an avant la mort deBarthes, je crois. Ce livre était devenuune sorte d’objet mythique et, lorsque jele lus, mais j’en avais eu lepressentiment avant, je compris qu’ilétait dirigé contre Barthes. Ledestructeur d’intensité, c’était Barthes,c’était le barthésianisme, l’ennuibarthésien, la Mère, la douceur, lanuance, la peur, la délicatesse, le cigare,etc.

Bien entendu, la dimensionpolémique du propos visait d’autrespersonnes, mais de toute façon, son

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hermétisme, sa complexité, ses mille etune chausse-trappes le rendaientininterprétable. François Wahl admiraitbeaucoup ce livre, qui n’eut aucun écho,ni aucun succès, et disait de Jean-Louisqu’il était le nouveau Bataille. Il y eut unarticle de Pascal Bonitzer qui devaitparaître dans Le Nouvel Observateur etqui fut finalement publié dans Critique.Le second livre de Jean-Louis, sur Jung,paru après la mort de Barthes, rencontrale même silence.

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Je parlais souvent de Jean-Louisavec Barthes. Barthes aimait bienironiser un peu sur son côté Artaud, ou

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son côté nietzschéen, mais il aimait aussis’inspirer de ses fulgurances, et luidonner l’occasion de prises de paroleétranges, folles, fascinantes, commel’intervention qu’il fit à Cerisy ou celle,plus belle encore, qu’il fit au Collègelors du séminaire sur le labyrinthe. Lesinterventions de Jean-Louis étaientimprévisibles, de cette imprévisibilitéque seule la timidité mystique peutpermettre, et Barthes était, comme noustous, fasciné par ces moments de pureperte où, prenant les plus grands risques,il parvenait à produire une sorte decérémonie poétique extrême, au bord dugouffre.

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D’une certaine façon, Jean-Louisétait, par son tempérament même,profondément anti-barthésien, sonhystérie ne pouvait que l’amener àrendre grimaçant son beau et tendrevisage et à le transformer en un masqueaux traits tourmentés, mais s’il avaitchoisi Barthes comme maître, c’est qu’ilsentait en lui la possibilité d’un rapportà la vérité où son hystérie trouverait uneforme de suture, un antidote ou, hélas, unpoison.

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Il lui arrivait de faire de terriblesgaffes. Un soir, Barthes nous avaitemmenés, Jean-Louis, son ami Paul et

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moi, au cinéma, voir un remake tout àfait extraordinaire des Trente-NeufMarches d’Hitchcock. Nous étions tousles quatre très euphoriques en sortant ducinéma et, peu après, installés dans uncafé autour d’un verre, Jean-Louis,voulant évoquer une scèneparticulièrement réussie où il y avait unfauteuil roulant, fit le lapsus et parla du« fauteuil roland ». Je vis le visage deBarthes s’assombrir, tandis que Jean-Louis se perdait dans une détresse detout son corps. Severo Sarduy, à qui jel’avais raconté un soir, en compagnie deFrançois Wahl, adorait cette histoire etme demandait sans cesse de la lui redire

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et, à chaque fois, elle le faisait rire auxlarmes.

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Un soir à Cerisy, lors du colloqueBarthes, nous étions plusieurs dans unechambre avec Jean-Louis qui faisaitcirculer un « joint ». La porte s’ouvre, etl’on voit la silhouette de Barthes. C’estJean-Louis qui a le joint dans la main. Ilest comme un enfant jouant au furet etqui se fait prendre ; il l’écrase sur leparquet précipitamment. Barthes faitsemblant de rien et vient nous rejoindreavec son petit ami, pour parler.

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Je me souviens de ces soirées oùJean-Louis, consentant à quitterl’écriture de son livre, dînait avec nous.

Il fut un temps où ce fut la modedes jeux, à cause de François Flahaut,qui, voulant faire fortune, en avaitinventé un qui devait devenirl’équivalent du Monopoly pourintellectuels. Il s’agissait d’un jeu trèscompliqué et dont l’ingrédient était desphrases avec lesquelles on faisait unparcours ou une joute. Jeu trèsparanoïsant car il fallait avoir barre surl’autre et faire des « plis » grâce à desphrases toutes faites qui étaientdistribuées aux joueurs. Flahaut avait eul’idée d’organiser une partie modèle par

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des intellectuels célèbres pourpromouvoir son jeu auprès d’industriels.Devaient y participer Barthes bien sûr,Umberto Eco, Julia Kristeva je crois, etun dernier nom que j’ai oublié, GérardGenette peut-être, ou Tzvetan Todorov.

En attendant, il nous arrivaitparfois de nous exercer le soir, après undîner. Cela donnait lieu àd’interminables contestations car lesrègles n’étaient jamais tout à fait aupoint. Un soir que je fis un pli gagnantmais qui remettait en cause le principemême du jeu, Barthes, devant lesexplications confuses de Flahaut, prit madéfense avec une très légère pointe desadisme. D’autres soirs, nous jouions

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aux fables de La Fontaine : il s’agissaitd’identifier les personnes présentes àpartir des fables. Je me rappelle qu’uneautre fois nous avons joué à renverserdes aphorismes. Barthes proposa : « Laseule peur de ma vie fut la passion » ;quelqu’un d’autre : « L’invention est unhomme récent » ; et moi : « La sociétéest bonne, c’est l’homme qui la rendmauvaise. »

Barthes se mit à rire et dit : « Ça,c’est à creuser ! »

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Parfois nous parlions d’amour et ilfallait répondre à la question : « Qu’est-ce que faire l’amour ? » Quand ce fut

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mon tour, je répondis, je ne saispourquoi : « C’est l’étreinte. » EtBarthes ajouta : « C’est ça. C’est tout àfait ça. »

Parfois nous parlions de politique.L’un des convives, qui donnait danstoutes les modes intellectuelles, était àce moment-là dans une phased’anticommunisme aigu, et avait cité, ens’en scandalisant, la réponse dumilliardaire du PCF, Jean-BaptisteDoumeng, à une question surSoljenitsyne : « Je ne lis que les auteursmorts ». Barthes avait sorti son carnet àspirale et avait noté quelque chose. Maisquelques semaines plus tard, à soncours, il citait la phrase de Doumeng,

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hors de son contexte, comme unaphorisme qu’il faisait sien.

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Une chose m’avait frappé, c’était lenombre de femmes plus ou moins follesque Barthes attirait derrière lui.

Parfois en sortant d’un restaurant,j’en apercevais une, très maigre,habillée de manière plus ou moinsexcentrique, avec une sorte de turbanvert extravagant à plumeau et des yeuxexorbités, inquiétants, le visage rouge etridé, très maquillée, qui l’attendait et quinous suivait jusque chez lui. D’autresfois au café, une autre, tout en noir,jusqu’aux lèvres peintes de cette

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couleur, s’asseyait non loin de nous et lefixait interminablement. Il y en avaitquatre ou cinq qui, sans être tout à faitdes persécutrices, avaient quelque chosed’inquiétant. Je pensais aux Érinyes, ouaux Furies, et à Orphée poursuivi parces femmes furieuses, et démembré parelles pour avoir tout sacrifié à une seule,Eurydice. Il me semblait voir dans cescréatures la punition que le mondeféminin lui infligeait pour l’avoirsacrifié à l’amour d’une seule, sa mère.

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J’ai rencontré la mère de Barthesassez tôt dans l’histoire de ma relationavec lui. Un soir que j’étais allé le

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chercher chez lui pour nous rendre aucinéma.

Il vivait depuis un certain tempsavec elle au deuxième étage del’immeuble dans un petit trois-piècesqu’il avait loué, laissant son frèreMichel et Rachel sa belle-sœur dansl’appartement du cinquième qu’ilsoccupaient tous ensemble auparavant,avec, pour Barthes, le « grenier », justeau-dessus, fait de chambres de bonnesréunies où il travaillait et vivait, unetrappe assurant la communication entreles deux espaces.

Elle était assise à la table de lasalle à manger. Barthes venait de la fairedîner. La première chose que j’ai envie

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de dire d’elle, c’est qu’elle était trèsbelle. D’une beauté qui tenait,maintenant qu’elle était très âgée, à unegrande élégance dans sa façon d’être,dans le port de son buste et dans sonregard qui n’était pas celui de quelqu’unde son âge. Des yeux de la mêmecouleur que ceux de Barthes. Trèslumineux et captivants. Sa voix aussim’a frappé. Une voix qui n’avaitapparemment pas vieilli. Ellem’interpella d’un « Jeune homme ! »plein d’énergie mais très aimable, et cequi me frappa alors, ce fut la force de savoix, et la féminité très « dame » quiémanait d’elle. Barthes était à côtéd’elle et la regardait en souriant.

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Elle me parla un peu plus que lasimple courtoisie ne le nécessitait,comme si elle voulait faire, avec unecertaine coquetterie, belle impressionsur un ami de son fils. Je crois mesouvenir qu’elle dit quelques mots dufilm que nous allions voir, non pascomme si elle l’avait vu elle-même ainsique font certains, mais pour mettre envaleur notre bon goût d’y aller.

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Une seconde chose me frappaalors, et si fortement qu’à chaque foisque je me retrouvai avec elle je fusd’une particulière vigilance à ce qu’elledisait, c’est qu’elle parlait avec le style

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de Barthes. Comment dire cela ?Certains mots, certaines inflexions, unton, un esprit « Barthes » était dans toutce qu’elle disait, comme si, au fond, elleétait réellement la langue maternelle oùBarthes puisait pour écrire. Le pluscurieux est que ce style et cet espritétaient perceptibles dans les mots lesplus simples, et qu’à la seule façond’incliner la tête pour dire au revoir, onretrouvait comme une page desFragments d’un discours amoureux.

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Alors en entendant l’écriture deBarthes dans la voix de sa mère (letimbre, l’accent, le rythme), je

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comprenais cette vie « impénétrable »car toujours déjà écrite, vie simplifiéede l’intérieur par le regard lumineux etsimple de la mère, ce regard qui, sponta-nément, disposait le chaos desévénements, des choses, des rencontres,des folies, dans l’ordre parfait de laphrase barthésienne.

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Je me suis vite rendu comptequ’entre Barthes et sa mère s’était nouéeune relation très particulière qu’onn’aurait pu réduire à la simple généralitéœdipienne, ou à celle plus stéréotypée,et plus vulgaire encore, de l’homosexuelvivant avec sa mère. C’était la relation

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de deux individus dont le lien dematernité ou de filialité avait été commedébordé par un amour totalementpersonnel, d’une grande autonomie etd’une grande plénitude dans les contenusimaginaires qu’elle déployait.

D’une certaine manière, et mêmes’il manquait l’essentiel, j’avaisl’impression que Barthes aimait etadmirait sa mère comme on aime et onadmire une femme. Et pour être plusprécis encore, l’impression qui megagnait un peu plus à chaque fois, c’estque si Barthes aimait à ce point sa mère,c’est qu’elle le méritait comme femme.

Barthes n’était pas embarrassé parcet amour. Je me rappelle qu’une fois il

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m’avait dit qu’un de ses amis lui avaitécrit qu’il aurait dû dédier lesFragments d’un discours amoureux à samère, et il avait ajouté, les yeux perdusdans le lointain comme pour se pénétrerde cette phrase, d’un air très doux maisavec une certaine solennité, comme s’ilvoulait que je le comprenne bien : « Oui,c’est vrai. »

Mais Barthes sans doute auraitaimé que cette relation si forte et sicentrale qu’il avait pour sa mère ne soitpas interprétée comme une figure de sonhomosexualité. Il était sans doute alorsdans la souffrance de savoir son amourmenacé par la facticité de sa sexualité,sans cesse menacé de ne pouvoir

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s’authentifier auprès du monde commen’importe quel amour, sans cessemenacé de ne pouvoir échapper à ladétermination névrotique.

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C’est surtout lors des vacances àUrt, petit village près de Biarritz et deBayonne, que je pus mieux la connaître.J’y allais une semaine pour Noël,Pâques et les vacances d’été.

La première fois que je m’y suisrendu, Barthes, toujours soucieux desrites, m’a emmené boire un chocolatchaud chez l’un des meilleurschocolatiers de Bayonne, puis nousavons pris la voiture, ce que Barthes

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appelait « l’auto », une coccinelle rouge,pour Urt. J’imaginais le lieu moinsd’après la photographie du RolandBarthes par Roland Barthes qued’après le petit fragment du même livreoù il donne son emploi du temps à lacampagne. Je considérais alors cet« emploi du temps » comme un texteparfait, comme la perfection de la vieécrite (« Pendant les vacances, je melève à sept heures, je descends, j’ouvrela maison, je me fais du thé, etc. »).Mais, bien sûr, rien ne ressemblait à cequi était écrit et je fus d’abord un peudéçu.

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Quoi qu’il en soit, la vie qu’on ymenait avait quelque chose de celle queJean-Jacques Rousseau décrit danscertaines pages de ses écritsautobiographiques. La vie simple, celled’une communauté plus que d’unefamille, des sortes de rites, des silenceset des conversations, les repas frugauxmais agréables, un peu de vin à table, lecigare, le travail chacun dans sachambre et les après-midi s’effilochantdoucement vers le neutre que condensaitl’heure du thé. Le soir du Jour de l’an,une simple tranche de foie gras avec unverre de vin de Bordeaux pristardivement.

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Si Barthes était réellement l’espritde la maison, sa mère, souvent cloîtréedans la chambre à cause de la fatigue etde la maladie, en était l’âme, l’âmesilencieuse. Elle descendait parfois,aidée par Barthes, lorsqu’elle se sentaitmieux. Je ne pouvais m’empêcher depenser à la grand-mère du narrateur d’Àla recherche du temps perdu. Cettescène aux cabinets des jardins desChamps-Élysées où, malgré le malaise,elle tient à demeurer dans toute sonélégance et doit dissimuler la petiteparalysie faciale que l’attaque aprovoquée par des propos où elle tentede maintenir toute sa culture et toute sonélégance. Il en était de même pour la

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mère de Barthes. Malgré la maladie, lafaiblesse extrême et l’anorexie,l’épuisement, elle jouait encore, pourBarthes, son rôle où toute sa vivacité etson esprit se manifestaient par éclatsdont j’étais le témoin silencieux.

En voyant Barthes et sa mère, jecomprenais de manière confusepourquoi Proust avait dans son œuvresubstitué à sa mère la figure de sa grand-mère, comme pour donner peut-être uneplus grande individualité à celle-ci etsurtout pour construire une relation quiaurait sauté le processus de lagénération, de la procréation.

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La présence de Michel et deRachel, le frère et la belle-sœur deBarthes, colorait un peu l’atmosphèred’un autre charme. La mater dolorosaqui se tenait à l’étage dans la chambre,et la bru, rieuse, fantaisiste, qui, juivemarocaine, introduisait, dans cet universdu demi-mot et de l’allusion, des éclatsde rire et sa merveilleuse naïveté(mâtinée d’un peu d’espièglerie).

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Un été où je ne vins que plus tard àUrt, je reçus de Barthes la lettresuivante :

« Mercredi [le cachet de la poste est17 h, 13-7-1977]. Mon cher petit Éric,

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je me rends bien compte que je te distrès peu de choses au téléphone. C’estque souvent maman est à côté et que je

ne sais trop bien comment dire ce qui neva pas. Elle est bien fatiguée, reste

pratiquement au lit depuis notre arrivéeet j’ai le cœur gros. — Je n’ai pu encore

travailler, sans cesse requis par soins,tâches de ménage — et peut-être aussi

par une certaine paresse dépressive.J’aimerais te faire venir mais il faut que

j’y voie plus clair dans l’organisation del’espace, qui est compliquée. — Le

message de tout cela est que vous memanquez, que je me sens un peu seul et

pense à toi… »

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J’ai détruit toutes les autres lettresde Barthes ainsi que les dessins qu’ilm’avait offerts et les livres qu’il m’avaitdédicacés, quelques années après samort. J’avais oublié celle-ci dans unlivre et je l’ai retrouvée il n’y a pas silongtemps, par hasard.

Je suis finalement allé à Urt un peuplus tard puisque, dans l’extrait de sonjournal qu’il publie dans« Délibération » à la date du 22 juillet,il nous décrit dans un supermarché d’unvillage près d’Urt. J’aime beaucoup cepassage, c’est une vraie photo. Maiscette lettre, je ne regrette pas de l’avoirmalgré moi conservée, car elle aussi estune photographie. De lui et de notre

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relation. La vie était devenue trèsdifficile. Barthes portait toute la réalitésur ses épaules et j’étais bien incapablede l’aider. Sa mère descendaitquelquefois, Barthes l’installaitdélicatement dans le jardin sur unechaise longue à l’abri du soleil.

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Au fond, la Mère, c’était Barthes.Au sens le plus profond du mot « être ».Il m’avait parlé un jour, de manière trèsallusive, de l’homme avec qui elle avaiteu une liaison, après la mort du père deBarthes et dont était né son frère,Michel. Michel Salzedo. C’était un juifsépharade, et, selon Barthes, sa mère

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avait eu à le cacher pendant l’occupationallemande.

En elle, en effet, le peu de tempsque je l’ai connue, je n’ai rien perçu enelle de maternant. L’intuition que j’avaisd’elle, c’était celle d’une femmeoriginale, pleine de fantaisie, et trèsintelligente. Très libre.

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Parfois le soir à Urt, nousregardions la télévision. En fait, nousl’avons bien peu regardée tant elle noussemblait bête (jamais je n’ai eu autantqu’en compagnie de Barthes cesentiment de bêtise face à un téléviseur).Un soir, si. Un film de Buñuel, Simon du

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désert, que Barthes voulait voir aussi àcause du cours qu’il allait faire sur le« Vivre ensemble » où il était questiondes mystiques et notamment desanachorètes du désert. Mais sans doutecela traînait-il un peu et, au bout de vingtminutes, Barthes se leva pour tenter uneautre chaîne, et l’on vit alors le visagegrimaçant de Jacques Laurent apparaîtresur l’écran et hurler : « Barthes est uncon ! » Barthes alors ferma le téléviseursans rien dire.

L’unique fois où nous l’avonsregardée jusqu’au bout, ce fut un soirque Barthes nous avait fait dîner un peuplus tôt que d’habitude comme s’il avaitenvie de voir quelque chose de précis.

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On s’installa donc dans les fauteuils, etvint l’émission attendue. Sur l’écran, laphoto d’un petit garçon aux cheveuxlongs et en jupe, c’était Barthes enfant.Je l’entendis dire à sa mère, qui étaitdans la chambre du haut : « Maman,c’est une émission sur moi. » Et il montale volume pour qu’elle entende, maisbientôt il y renonça car sa voix étaitdéformée. C’était une émission de PierreDumayet qui reposait sur le principed’un invité dont l’identité lui étaitcachée (ainsi qu’au téléspectateur) etdont il devait deviner le nom par sesquestions. Ainsi la voix brouillée deBarthes qui montait jusqu’à la chambrede la mère ne devait rien lui évoquer, et

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il baissa le son. Au bout d’un moment, levisage et la voix de Barthes revinrent enclair car Dumayet l’avait identifié.Barthes alors fit descendre doucement samère jusqu’à l’installer sur une sorte dedivan. La suite de l’émission consistaiten un entretien entre Dumayet et soninvité, entrecoupé des questions poséespar des personnalités. Il y eut Averty,protestant violemment parce que Barthesavait écrit dans le Roland Barthes quela télévision était intrinsèquement bête,ou bien Jean-Louis Bory reprochant trèsgentiment à Barthes de trop se contrôler,de ne pas assez « caracoler » : je merappelle le mot précis et l’éclat de rirequi nous prit tous les trois.

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Ainsi passait le temps. Après lamort de sa mère, la vie quotidienne nechangea guère à Urt. Tous les objetssemblaient dater. Un jour, j’aidaisBarthes à ranger sa bibliothèque. À unmoment, je suis tombé sur la magnifiqueédition originale des Plaisirs et lesjours de Proust illustrée par MadeleineLemaire, et je l’ai feuilletée quelquesinstants. Un mois plus tard, alors quej’étais à Paris, Barthes me fit porter unpaquet par Youssef qui était allé le voirlà-bas. C’était le Proust, avec ce petitmot dedans qui disait quelque chosecomme : « Les objets comme les êtresdoivent aller à ceux qui les désirent. »

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À ce cadeau, il ajouta deux de sesdessins, intitulés respectivement LeSommeil d’Éric et Le Réveil d’Éric, carje lui avais longuement raconté l’abîmequ’était pour moi le sommeil, cetteépaisseur sans fond où je chutaisinterminablement dans des chatoiementsde couleurs fascinants et dont je nerevenais que très difficilement le matin,sans toujours parvenir très facilement àdistinguer le rêve de la veille. Celal’avait fait rire.

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Le jour de cette mort, je reçus uncoup de téléphone de lui. Il me dit lachose de manière si oblique que je ne

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compris pas tout de suite. J’en eus unpeu honte. Il utilisa, pour me demanderd’aller le voir, une expression trèsétrange mais que je ne me rappelle plusbien et qui correspondait à des ritesmortuaires qui m’étaient aussi étrangers,à cette époque, que s’il se fût agi d’unecoutume aztèque. Il fallait que je vienne« veiller le corps ».

Une fois dans la pièce où elle setrouvait, où son corps reposait, commeje ne savais que faire, je m’agenouillaicomme pour une prière, ce qui n’eut pasl’air de le surprendre. Puis, nousallâmes dans sa chambre. Et il se mit àpleurer.

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Je compris aux coups de sonnettequi se succédèrent que, toute la journée,des gens, des amis viendraient, et que lascène que j’avais vécue se répéteraitjusqu’à la nuit tombée.

**

(C’est à cette occasion que je pusêtre témoin de l’amitié que Foucaultavait pour Barthes. Le lendemain de lamort de sa mère, j’étais allé travaillercomme souvent à la Bibliothèquenationale qui se situait alors rue deRichelieu ; j’y préparais mon mémoirede maîtrise qui portait sur La Fontaine.Lors d’une pause au café qui donne surle petit square faisant face à la BN, je

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rencontrai Foucault et lui annonçai ledeuil. Et cette face, que jusqu’alorsj’avais appris à voir comme un masque,comme le masque de l’intellectualité, del’ultra-cérébralité, se métamorphosa, eten un instant devint visage, un visagetourmenté et bouleversé.)

**

L’enterrement eut lieu à Urt. C’estJean-Louis Bouttes qui l’accompagna là-bas. Au retour, nous l’avons attenduavec Youssef à la gare et il y eut unesorte de dîner de deuil le soir mêmechez lui. Au fond, Youssef, par saculture, par la tradition arabe, était alorsplus proche de lui que nous tous. Nous

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étions devenus étrangers à l’univers dela mort et là était notre vide.

Je ne me souviens plus dudéroulement du repas. Je me rappelleseulement que, dans un moment desilence, Barthes, en souriant, dit endésignant Jean-Louis du visage etcomme on parle d’un enfant : « Il a pluspleuré que moi. »

**

Ce qui changea chez Barthes avecla mort de sa mère, c’est l’étrangepression, l’étrange impératif qu’ilressentit d’écrire un roman. Tout lemonde alors dans notre petit cercleécrivait un roman. Y compris moi-même,

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les premiers balbutiements de ce quiallait paraître bien des années aprèssous le titre de Sacrifice. Nous enparlions un peu. Je me rappelle d’unrepas au très bon restaurant d’Urt, « LaGalupe », où je lui avais dit que c’étaitun mélange de récit biblique et deL’Homme sans qualités de Musil. Et ilme dit : « Qu’avez-vous tous avecMusil ? »

À la fin de repas, Christian Parra,qui n’avait pas alors la grande notoriétéqu’il connut par la suite, vint nous voirpour nous offrir un extraordinairearmagnac. Il parlait à Barthes demanière extrêmement respectueuse,comme à un grand seigneur. Je compris à

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cette occasion que Barthes était unenotabilité du village, et qu’il connaissaitpresque chaque famille. Cela m’étonnabeaucoup de penser qu’il y avait uneface provinciale chez lui, une faceréellement gasconne.

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Je me souviens que, sur le cheminqui menait au restaurant (un chemin quidescendait, assez accidenté, demeuredans ma mémoire), nous rencontrâmesun couple, encore jeune, main dans lamain et le sourire aux lèvres. Aprèsavoir, en silence, croisé les amoureux,tandis qu’eux riaient en batifolant,

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Barthes me dit : « C’est Couples, jevous hais que Gide aurait dû écrire… »

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Le projet de roman était à la foisimpérieux et le mettait mal à l’aise. Onne comprenait pas ce qu’il voulait faire.Un jour, François-Marie Banier, queYoussef, à force d’intrigues mondaines,avait réussi à attirer à ses soirées, dit deBarthes : « Il ne saura jamaisraconter… »

Il y avait avec lui Pascal Greggory,dont Youssef, qui l’avait présenté àTéchiné, se vanta de lui avoir obtenu lerôle du « frère » dans Les Sœurs Brontëqui fut tourné cet été-là en Angleterre,

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avec Barthes dans le rôle de Thackeray.Le film fut un cauchemar pour Barthes,que, je ne sais pourquoi, Téchiné faitlonguement discourir tout en marchant delong en large, rendant par là sa présencedans le film empruntée et gauche.

Le film fut un échec. Un soir quenous étions avec Barthes, François Wahlet Severo Sarduy, nous en parlâmes unpeu longuement. À propos de PascalGreggory, dont c’était le premier vrairôle, Barthes dit à un moment : « Pourincarner Branwell, il lui a fallu imiterJean-Louis. » (Depuis, il me semble quele jeu de Pascal Greggory s’en est tenu àcette très belle contrefaçon.)

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Peut-être alors la description deBranwell que Barthes fait dans l’articlequ’il a écrit sur le film de Téchiné est-elle le meilleur portrait de Jean-LouisBouttes. Une prédiction.

Severo était enthousiaste à l’idéede Barthes, parce qu’elle confirmaittoutes ses théories merveilleuses sur lemimétisme dont toute son œuvreromanesque est l’émanation.

**

Nous étions allés ce soir-là, tousles quatre, dans un étrange et trèssombre cabaret situé près de Chantilly,non loin de la résidence de week-end deWahl et de Severo. C’était un spectacle

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de travestis auquel Severo avait voulude toute force nous mener pour y voirune éblouissante réincarnation masculinede Piaf. Réincarnation bouleversante eneffet, du même humour tragique que lespersonnages de ses romans : la mêmedouleur. Barthes regardait tout cela avecune certaine réserve ; mais, comme ilaimait énormément Severo, il ne disaitrien. Je ne sais ce que pensait FrançoisWahl, dont Barthes a très bien décrit lasilhouette dans ses « Soirées de Paris »sous la figure du « prêtre ». Peut-êtretout simplement contrôlait-il notre étatpsychique à tous les trois : Barthes,Severo et moi.

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Barthes, lui, surveillait manourriture. Comme je commandai unesole meunière pour le dîner, il me ledéconseilla formellement en me disantqu’un dimanche soir en province, « cene pouvait être que du surgelé ».

Quelle drôle d’allure devions-nousavoir, tous les quatre, dans cette aubergedont la clientèle semblait exclusivementcomposée de notaires couperosés enménage ou d’agents immobiliers envadrouille avec leur maîtresse ! Je nesais pourquoi, je nous vis soudaincomme les quatre libertins, pervers etphilosophes, du château de la Justine deSade.

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Le roman dont Barthes rêvaitn’était pas un récit. D’une certainemanière, La Chambre claire a pu être,dans son esprit, une première esquissedu roman. Mais c’est avec Vita Novaqu’il tentait de trouver une solution à cequ’il y avait d’impossible à écrire. Ladialectique ultime de la Mèresubvertissant toutes les valeurs duMonde, dans son principe de réalitécomme dans son principe de plaisir, oùtout, de la politique au gigolo, de l’ennuià l’ami, de la femme (commeagacement) au Militant (comme autrePrêtre), se serait déployé en positivitévide, en « souvenir », en un « ayantété », et dont le point de catalyse eût été

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le neutre, l’oisiveté pure, l’enfantmarocain (l’idéal du moi), où comment,à partir du deuil (la perte du vrai guide),le sujet atteint l’absence de maîtrise, lasimplicité du « il y a ».

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Nous parlions de tout cela au Flore,Barthes et moi. Ce Flore avec tous sespersonnages dont le plus important étaitcelui qu’on appelait cérémonieusement« Monsieur Jacques » — le garçon quiétait affecté à Barthes — et qu’il aimaitbeaucoup à cause de sa ressemblancestupéfiante avec Claude Lévi-Strauss.

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Le roman n’a pu être écrit. C’étaitun labyrinthe. Et Barthes hésitait àl’emprunter. Question de temps. Dans ceroman devaient entrer des fragments detoutes sortes, journal, incidents, fiches,méditations, portraits, micro-récits.

J’avais parfois l’impression queBarthes butait sur quelque chose de plusfort que lui. C’est peut-être qu’au cœurdu labyrinthe il y avait un Minotaure. Lamère ?

Et puis il y eut la mort.

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C’est un soir du mois de mai. Il faitencore jour, nous sommes sur leboulevard Saint-Germain, nous allons au

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Flore et, au moment où nous approchonsdu marchand de journaux, il me dit sansplus d’explications : « Tout celam’embête énormément… » Et il achèteLes Nouvelles littéraires où est publiéesa lettre à Bernard-Henri Lévy à proposde La Barbarie à visage humain. C’estl’époque des « Nouveaux Philosophes »que Foucault a décidé de soutenirpubliquement (articles élogieux, surGlucksmann, sur Clavel…), ainsi queSollers, mais que Deleuze condamne (ilva ou il vient de publier unminipamphlet un peu raté qu’on trouvegratuitement à La Hune).

Barthes lui-même est embarrassé.Mais sa gêne vient surtout du fait qu’il

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avait cru pouvoir éviter une prise deposition publique en envoyant une lettreà B.-H.L. Et surtout, par une sorte demise en abyme discrète, en croyant larendre impubliable. Assis l’un à côté del’autre au Flore, il me donne le journalouvert à la page de son article et jecomprends quand je tombe sur ceparagraphe : « C’est ici le point où votrelivre me souffle une hypothèse peut-êtredangereuse mais que je puis risquer sansconséquence dans une lettre… »

Quelle plus subtile façon, en effet,de dire à Bernard-Henri Lévy qu’ils’agit d’une lettre privée qui ne doit pasêtre rendue publique ! Mais Barthes estici comme les Céline et Flora de Proust,

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dont il se moquait dans le RolandBarthes…, qui remercient Swann de sescadeaux d’une manière « si allusive quepersonne ne les entend »…

En tombant sur cette phrase, je luidis : « Il n’a pas compris… » Barthessoupire sans rien répondre.

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Une semaine plus tard, Barthes meconfie qu’il a été « convoqué » parDeleuze à une sorte d’amical tribunal oùil a dû s’expliquer. Il me dit qu’il adéfendu deux thèses. La première, c’estque le puritanisme anti-média n’a pas desens, la seconde, c’est que la critique dumarxisme et des grands systèmes de la

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modernité ne doit plus faire l’objet d’untabou.

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La question politique est devenuepour lui un énorme problème dont il nesait pas comment se sortir. C’est à cetteépoque qu’a lieu le fameux déjeunerchez Giscard. Pour l’excuser d’y êtreallé, on invoque l’influence néfaste deSollers.

Barthes voudrait que la politiquen’existe plus, ou du moins qu’elle nel’implique plus. Peut-être juge-t-il alorsqu’il aurait été plus politique de refuserd’y aller que de s’y rendre (selon sathéorie du « marqué » et du « non

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marqué », le « non » est plus marquéque le « oui »).

Où est le neutre ? Le neutre n’estpas facile à trouver en politique car ilsuppose un degré de subversion extrême,une sorte de scandale implosif etincompréhensible, comme celui deAlors, la Chine ?… le scandale de ladéception.

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Il me dit un jour, c’est à Urt, qu’ilconsidère désormais que le discourspolitique ne peut être que le lieu de labêtise. Il a l’intention de faire le journalde sa propre bêtise politique. Jel’encourage dans ce sens. Je regrette que

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Barthes n’ait pas tenu ce journal,véritable projet flaubertien dont jecomprends maintenant tout le rôlecarnavalesque qu’il aurait pu avoir dansVita Nova. L’expérience corrosive duNeutre.

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De manière plus triviale, Barthes ades positions modérées. Je me souviensqu’un jour, dans un taxi avec Youssef, jeles entends critiquer la position descommunistes qui exigent que leProgramme commun de la gauche étendeà leurs filiales le processus denationalisation prévu pour les grandesentreprises qui sont sur la liste. Je suis

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un peu choqué de cette pusillanimité,moi qui, il y a deux ou trois ansseulement, militais à Lutte ouvrière.

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L’autre problème, peut-être pluscrucial, était celui des garçons. J’avaisbeaucoup de mal à apprécier lesdifficultés qu’il rencontrait alors. Et jecrois que personne, à l’exception deYoussef, ne mesurait la détresse etl’espèce de dérapage dans lequel ilsemblait peu à peu verser, à cause ausside l’âge. Il avait beaucoup de « petitsamis », au-delà de liaisons plus oumoins régulières avec certains de lapetite bande qui gravitait autour de lui.

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Ainsi, lorsqu’il y eut le colloque deCerisy, il fut rejoint par un jeune hommede Caen, je crois, qui ressemblaitétrangement à Yann Andréa (c’était peut-être lui) et qui fut, en quelque sorte, son« régulier » pendant toute la durée duséjour. Personne ne le connaissait, il serévéla d’ailleurs profondémentsympathique.

Mais il y avait une sorted’impossibilité du bonheur. S’ilfréquentait tant les gigolos, c’est qu’ilscorrespondaient à la structure même deson « Ennui ». L’incapacité à vivre. J’aiété très longtemps admiratif du passagede « Soirées de Paris » où, rencontrantun prostitué, il lui donne de l’argent

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d’avance en lui proposant un rendez-vous un peu plus tard à cause du manquede chambre libre à l’hôtel de passe qu’ilfréquente. Bien entendu, le jeune hommen’est pas là au rendez-vous et Barthesnote : « … et je me suis dit que, puisqueau fond je n’avais pas tellement envie delui (ni même de coucher), le résultatétait le même : couché ou non, à huitheures je me serais retrouvé au mêmepoint de ma vie… » C’est en lisant celaque je pense aussi à Marc Aurèle, àl’ironie stoïcienne. Le « ne pas vivre ».

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Parfois, il disait (sa mère étaitmorte depuis un certain temps) : « Ce

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qu’il me faudrait, c’est faire un “mariagetardif”… » Autre modalité de l’ironiestoïcienne.

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Il avait parfois des gestesinattendus, hors du neutre. Ainsi, àCerisy, un soir où Barthes donne un petitconcert au piano en faisant un « quatremains » pour interpréter Ma mère l’Oyede Ravel, et que nous applaudissons, sonregard croise le mien et il me fait unpetit signe pour m’inviter à venir jouer !La mine affolée que je dus faireprovoqua en lui un mouvement immédiatde compréhension qui me rendit alorsinexplicable sa proposition.

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Lorsque nous prenions le taxi, il yavait toujours des histoires. Un jour,comme le boulevard Saint-Germain étaitbloqué par des « motards en colère »,Barthes entreprit le chauffeur, croyanttrouver un interlocuteur complaisant,pour dire du mal de la manifestation.Mais ce fut tout le contraire ; lechauffeur, très excité, commença unéloge interminable des motards qui nousassourdit pendant tout le trajet. Une autrefois, ce fut un taxi qui voulait supprimerle second feu rouge de l’angle de la ruede Rennes et du boulevard Saint-Germain, qui empêche les taxis de lastation de passer comme bon leur

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semble. Barthes, très rationnel, voulutlui expliquer que cela poserait desproblèmes aux piétons pour traverser.Rien n’y fit et, là encore, tout le trajet futoccupé par la logorrhée du conducteur.Je ne comprenais pas le besoin qu’ilavait de parler avec les taxis, lui qui,avec moi, était si silencieux.

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Une autre fois, nous déjeunons àplusieurs, à une terrasse, c’est l’été.Nous sommes en bout de table avecPascal Bonitzer et une jeune femme audoux prénom d’Hélène qui lui est liée etque j’aime beaucoup. Nous parlons decinéma. Et soudain, très étrangement,

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sans apparemment aucun souci pour lapudeur féminine, Barthes se met àraconter un film pornographiquehomosexuel, qu’il a vu la semaineprécédente, d’une manière extrêmementcrue. C’est à l’époque où les filmspornographiques racontent une histoire.Et celle-ci amuse beaucoup Barthes. Jesuis face à la jeune femme, et je tente depercer dans son regard ce qu’elle peutpenser de tout cela. Elle souritgentiment, les yeux légèrement baissés.

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Ce qui me trouble encoreaujourd’hui, c’est d’avoir, à la fin, été sipeu conscient de la chute mélancolique.

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Je ne voyais rien. Plus tard, lors d’unecérémonie en son honneur, on projeta unentretien télévisé qu’il avait donné pourla sortie de La Chambre claire, et je fusstupéfait de voir sur son visage lesstigmates les plus violents de cettemélancolie. Notamment ce regard,entièrement perdu.

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La grande différence entre lesrelations du maître avec le disciple etcelles du professeur avec l’élève, c’estque ces dernières sont transmission depouvoir : le professeur aura son élèvecomme successeur, il lui transmettra sa

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chaire. Le maître, lui, est toujours horsinstitutions, il ne laisse rien en héritage.

Si Barthes acceptait de donner despréfaces, des lettres de recommandation,des articles à qui lui indifférait, iln’aurait jamais fait la même chose audisciple, à celui qui l’aimait. Je mesouviens de deux violents refus de sapart. Lorsque Jean-Louis Bouttes luidemanda d’écrire une préface à unrecueil de poésies que son ami Paulvoulait publier5, et lorsque Youssef luidemanda de prendre Jean-Louis commeassistant au Collège de France (plustard, après sa mort, en classant sespapiers avec François Wahl, nous eûmesla surprise de trouver une lettre de lui

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demandant à l’administrateur du Collègede France la création d’un posted’assistant pour Frédéric Berthet).

Barthes avait, je crois, raison. Ilétait déçu et irrité que ceux quil’aimaient puissent lui demanderquelque chose, un objet, un privilège.Autre chose que l’amitié qui, elle, estsans matérialité, et donc intangible. Desorte que le disciple est celui qui, dumaître, doit recevoir matériellement lemoins.

Je me souviens pourtant avoirdemandé quelque chose à Barthes, unsoir : un ticket de métro. Je me rappelleson regard incrédule et agacé, et medisant : « Mais tu n’as pas d’argent ? Tu

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risques de te faire prendre pourvagabondage », et il me donna une piècede dix francs.

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J’ai parlé précédemment desÉrinyes, ces femmes folles qui étaientsur son passage, mais il y avait la faceheureuse de ses relations avec lesfemmes. Barthes en fréquentait beaucoupplus qu’on ne peut imaginer. Il y avaitles femmes de son âge comme VioletteMorin ou Claude Maupomé6, et puis lesjeunes filles, disciples et amies, commecette Florence dont il a été plusieurs foisquestion, Adé Bachelier, ÉvelyneCazade… et d’autres. Il aimait

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particulièrement bien ces jeunes filles,et parfois me racontait ses rencontresavec elles. Je me souviens qu’il étaitsouvent question d’histoires d’amour, deleurs histoires d’amour.

De manière générale, il ne détestaitpas, je crois, la présence des jeunesfilles auprès de lui, pourvu qu’elles nefussent pas trop bavardes, que la couleurde leur robe fût euphorisante et qu’unparfum discret mais identifiable (lemuguet par exemple) émanât de leurcorps.

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Un jour, je vécus une scène qu’ilavait décrite dans les Fragments d’un

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discours amoureux. Nous étions touteune bande au théâtre pour assister à lareprésentation de la pièce de Sarduy, LaPlage. Pièce qui fut d’ailleurs un échecretentissant malgré un article de Barthesdans Le Monde (mais l’article lui-mêmevenait au secours — trop tard — du« four »). Barthes n’était pas là, ilattendait certains d’entre nous au Florepour la soirée. Parmi nous, il y avait legarçon qui avait été le prétexte del’écriture des Fragments. Je ne saispourquoi, alors que ce n’était pas prévu,à la sortie du théâtre je lui proposai devenir avec nous. Et, à l’arrivée au café,ce fut comme dans le livre. Barthes, enl’apercevant, pâlit soudainement et, sans

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regarder personne, s’enfuit très vite dansla rue. Youssef courut à sa poursuitemais ne parvint pas à le ramener.

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Pourtant, une autre fois (il est vraiqu’une année, peut-être, avait passé),Barthes me proposa de dîner un soiravec celui qui, donc, avait été leprétexte des Fragments, car, ajouta-t-il,« il t’aime bien ». Je fus surpris par cetétrange « arrangement » et un peuembarrassé de devoir accepter. Nousdînâmes au « chinois » de la rue deTournon (je ne pus m’empêcher depenser à La Princesse de Clèves en m’yrendant). La soirée fut morose, l’une de

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ces soirées sinistres quim’épouvantaient. Barthes étaittotalement absent, attentif seulementlorsqu’il fut question du « labyrinthe »,sujet du séminaire qu’il devait faire auCollège de France l’année suivante. Ilsortit son petit carnet à spirale quand,banalement, je remarquai qu’unvéritable arbre généalogique doit avoirla topologie d’un labyrinthe, enattribuant par timidité cette idée à unécrivain sud-américain. Ce soir-là, ilproposa à son ex-ami d’intervenir surcette question à son séminaire.Proposition qui, d’ailleurs, comme toutecette soirée, n’eut pas de suite.

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J’en voulais à Barthes d’avoirrompu avec son éthique, d’avoir trahiles lois immémoriales qui, à mes yeux,gouvernaient sa vie.

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Quelle était cette éthique ? Il meserait aisé de la reconstituer, mais cen’est pas mon propos ici de résumerBarthes. Disons plutôt ceci : du premierjour où je l’ai rencontré jusqu’au jour desa mort, il m’a semblé que le seul réelqui était le sien était l’écriture. Rien,dans ses gestes, dans ses propos, dansson regard, dans ses coups de téléphone,dans son rire, rien ne s’écartait d’unepage d’écriture, rien ne semblait pouvoir

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tomber dans la trivialité ordinaire de lavie, dans la sphère profane, incohérente,grise de la quotidienneté. Était-ce moiqui idéalisais ainsi, comme un enfantnaïf, celui de qui j’avais reçu l’amitié ?Peut-être.

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Il y eut pourtant une fois où je misen doute que son seul réel fût l’écriture.Une fin d’après-midi où je traînais chezlui, j’ouvris par désœuvrement unexemplaire du Roland Barthes parRoland Barthes, et je fus surpris de lamodification qui avait été apportée à lalégende d’une des photographies qui sesituent au seuil du livre. Alors que, dans

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mon exemplaire, il y avait : « Mefascine : la bonne », on lisaitmaintenant : « Me fascine, au fond, labonne. » Il avait dû modifier le texteparce que, m’expliqua-t-il, des gensavaient pris sa grand-mère au premierplan de la photo pour la bonne qui sesituait au fond, dans l’encadrement d’uneporte. J’étais choqué que Barthes aitpréféré rendre banal un trait d’écritureparfait pour la mémoire de sa grand-mère.

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Je me souviens du col cassé deRenaud Camus qui amusa tant Barthes,lors d’une fête que Camus donna, rue du

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Cherche-Midi, dans un immenseappartement qui appartenait, me semble-t-il, à Andy Warhol, pour la sortie d’unde ses livres. Il y avait là Robbe-Grillet,et sa femme Catherine dont le regardm’avait fasciné. Il y avait aussi Perecqui venait d’avoir un prix pour La Viemode d’emploi, et tant d’autrespersonnes aujourd’hui disparues.

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J’ai dit que jamais la télévision nem’avait semblé si bête que lorsque je laregardais avec Barthes. Une foispourtant, les choses se passèrentautrement. Nous étions dans la maisonde campagne de François Wahl et

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Severo Sarduy avec Barthes et peut-êtred’autres personnes. Mais nous étionsseuls, Severo et moi, dans le salon,devant la télévision, parce qu’il voulaitregarder un show télévisé dont lavedette devait être Dalida, qu’il adorait.Lorsqu’elle parut sur l’écran, déguiséeen pharaon et portée à bout de bras parune ribambelle d’esclaves égyptiens etde danseuses costumées, nous fûmespris, Severo et moi, d’un énorme etinterminable fou rire qui fit surgirBarthes et François Wahl dans le grandsalon, inquiets des cris que nouspoussions. Ils étaient là, tous les deux,stupéfaits devant le téléviseur allumé oùDalida se trémoussait, et devant nous qui

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ne pouvions nous arrêter de rire, levisage couvert de larmes. Lorsque aprèsde très longues minutes nous pûmes,Severo et moi, retrouver un peu decontenance, j’entendis Severo, avec soninimitable accent cubain, dire à FrançoisWahl et à Barthes : « Tous les deux, vousêtes aussi raides qu’un juif et unprotestant », ce qui évidemment, devantle visage fermé de nos deux juges,déclencha une nouvelle tempête de rires.

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Qu’est-ce que l’amitié entre unvieil écrivain et un jeune homme ?Pourquoi ce type de rencontre échoue-t-il systématiquement chez Proust ?

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Pourquoi les maîtres sont-ils, dès ledébut ou progressivement, dévalués :Elstir, Vinteuil, Bergotte ? Pourquoi leplus ridicule des maîtres, et dont Proustrefuse d’être le disciple, appartient-il aumonde de Sodome, Charlus ? Sans douteparce que Proust est homosexuel.

Que le maître lui-même soithomosexuel est pourtant une bonnechose, quelle que soit la sexualité dudisciple : puisque la relation au maîtreest toujours profondément libidinale (lalibido sciendi, le désir de savoir), autantqu’il y ait en effet une confusion, mêmelégère, de l’éros et du logos ; autant quele savoir, même de manière oblique, soitchargé de désir.

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Rien n’a lieu entre le maître et ledisciple, mais ils vivent tout de mêmedans la sphère où Éros et Logoséchangent parfois leur voix, par instantleur regard, et quelquefois un geste.

Je pensais au malheureux Nietzschecondamné à aimer éperdument Cosima età renier Wagner. Et à tous ces disciplespoussés à épouser la fille de leur maîtreet pourquoi pas sa veuve.

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Après la mort de Barthes, il m’estarrivé parfois de faire un même rêve (àmoins que ce rêve je ne l’aie fait qu’unefois mais avec l’illusion du déjà-vu).Dans ce rêve, j’apprends qu’en réalité

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Barthes n’est pas mort ; à peine l’ai-jeappris que je me rends compte que je lesavais déjà mais que je l’avais oublié. Ilvit, en effet, mais n’écrit plus. Il habiteseul dans son petit appartement de la rueServandoni et voit quelquefois des amis.Je me sens coupable d’être resté de silongues années sans « lui faire signe ».Je dois lui téléphoner. À l’appareil, jel’entends. Il est content que je l’appelleet propose qu’on se voie un jour, sanspréciser de date. Et plus tard, en entrantchez lui, je le vois. Il n’a pas changé.Simplement, il n’écrit plus. Je le vois, ilsemble si simple, presque dénuéd’existence, un retraité qui mène sapetite vie, jour après jour, sans presque

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jamais sortir. Ce rêve avait un tel effetde réalité qu’au réveil il me fallut delongues minutes pour me rendre compteque tout cela n’était qu’une fiction, etces longues minutes étaient d’uneintensité si forte qu’elles m’ont plusimpressionné que le rêve (c’étaient ellesqui me donnaient l’impression que toutcela était possible, que tout cela étaitvrai).

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Nous sommes au « chinois » de larue de Tournon, après un cours duCollège. Barthes a invité ce jour-làquelqu’un à parler, c’est donc uneséance du séminaire. Il est

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particulièrement absent et silencieux,l’air profondément triste, replié dans untemps antédiluvien, quasiment pré-historique. Le convive est très gêné parle silence qui se prolonge sianormalement. Ne sachant que dire, ilmontre d’un air interrogatif la main deBarthes dont un doigt, le médius, porteun pansement, et au moment où Barthes,sortant lentement de son mutisme, vaparler, je dis très vite et sans savoirpourquoi : « Oui, c’est le même doigtque Schumann… »7 Alors, soudain, levisage de Barthes rayonne et s’éclairede manière extrêmement spectaculaire,et, devant le convive abasourdi, il posela main sur mon épaule, près du cou, et

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dit à l’autre en souriant : « Ça, c’est unami… »

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La musique tenait une place trèsimportante dans notre relation. Barthesprit pour nous deux un abonnement aux« Lundis de l’Athénée » qu’organisaitalors Pierre Bergé et qui étaientconsacrés essentiellement à la musiquede chambre. Nous prenions le bus, placeSaint-Germain-des-Prés. C’était demerveilleux programmes.

Un soir, il y avait eu un très beauconcert pour piano et violoncelle aucours duquel on avait entendu dessonates de Beethoven. À la fin du

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concert, le pianiste, dont j’ai oublié lenom (Christian Ivaldi ?), s’approche dela scène et dit très solennellement :« Une partition jusque-là inédite deSchubert vient d’être retrouvée à Vienneet nous avons le plaisir de vousl’interpréter en première mondiale… »Et après un court silence, ilscommencèrent à jouer l’air fameux deLa Panthère rose… Le public, pâmé, semit à rire et à applaudir. Barthes étaitfurieux et comme désespéré.

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Nous allions aussi à l’Opéra, etc’était alors moi qui l’invitais. Noussommes allés voir notamment Wozzeck

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dans une mise en scène de Ronconi,qu’il n’aima pas beaucoup. Comme àchaque fois, à l’entracte, alors qu’àl’instar des jeunes gens de mon âgej’aimais applaudir inlassablement, luim’entraîna presque immédiatementdehors, et nous allâmes boire une coupede champagne et manger quelques trèsbons petits sandwiches dans un dessalons illuminés du Palais-Garnier.

Mon plus grand regret fut den’avoir pas pu l’emmener avec moi lesoir où j’eus, au dernier moment, desplaces pour Les Contes d’Hoffmannpour lesquels Patrice Chéreau avaitconçu une éblouissante mise en scène.

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Mais il était pris ce soir-là à un dînerdont il ne pouvait pas se « dépêtrer ».

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À un moment, notre grand sujet deconversation fut Wagner, car j’avais lachance, grâce à l’amitié de FrançoisRegnault, de pouvoir me rendre àBayreuth chaque été, de 1977 à 1979,pour assister à la générale du Ring. J’airaconté combien, lui, avait souffert dumanque de musique lors de son séjourlà-bas qui avait eu lieu en 1976. Pourmoi, ce fut au contraire une expérienceesthétique qui ne sera sans doute jamaisdépassée.

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Je lui disais qu’à mes yeux Wagnerétait le plus grand des artistes, ce qui nevoulait pas dire, ajoutais-je dans unefausse concession, le plus grand desmusiciens. Je ne comprenais pas qu’iln’ait pas pleuré comme moi à la mort deSiegfried et à celle de Siegmund, ni ri deMime, ni éprouvé de la compassion pourFasolt, ni été effrayé par Hagen,Albérich, Fafner, Hunding, ni été émuaux larmes par les adieux de Wotan àBrünnhilde ou par la scène entreBrünnhilde et Siegmund peu avant samort lorsqu’elle vient lui proposer leWalhalla et qu’il refuse, ni par lesscènes d’amour de Sieglinde etSiegmund… Je ne comprenais pas

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davantage, lui qui était écrivain, qu’iln’ait pas été profondément impressionnépar la métaphysique profonde del’œuvre, de la volonté, du désir où toutl’impossible se noue et que Wotandéploie, à la manière du héros de laRecherche, depuis le monde frivole desdésirs jusqu’à l’enfermement, non dansla chambre de liège, mais dans sonéquivalent divin, le Walhalla.

Je ne comprenais pas qu’il n’aitpas été ébloui par la beauté etl’intelligence de la mise en scène dePatrice Chéreau. Nous nous retrouvâmespour louer l’excellence de la directionde Pierre Boulez.

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Il trouvait Cosima Wagner d’unetrès grande élégance.

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Il me semble avoir lu dans lacorrespondance d’Hannah Arendt et deHeidegger un commentaire de celle-cidisant que, quand elle était en présencede Heidegger, instinctivement elle jouaità « l’idiote », elle faisait l’enfant. C’està la fois touchant et un peu terrible. Lerapport entre le maître et le jeunehomme est d’une tout autre nature. Latimidité que doit arborer ce dernier estune timidité particulière.

Celui qui se présente commedisciple désire savoir et il est alors

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celui qui, par l’expression de ce désir,admet qu’il ne sait rien. Mais au lieu,comme pour Arendt, que ce vide lecontraigne à faire l’enfant, il l’oblige,selon l’expression de Rimbaud, à être« très intelligent ». Si le maître, enl’occurrence Heidegger, peut désirer lapudeur de la jeune fille (« … cette jeunefille qui franchit la première fois le seuilde mon bureau, gratifiant de réponsesparcimonieuses, empreintes de retenueet de pudeur, les questions qui lui étaientposées… »), le maître désire chez ledisciple, chez le jeune homme, lecommencement de la pensée, la jeunessede toute pensée.

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Il m’est impossible de raconter la« chute » de Barthes, cette dérive liée àl’amour des garçons, puisque je ne l’aipas vue. J’ai eu, un jour, la grande joiede découvrir dans un livre de Heideggercette étrange citation qu’il fait deHölderlin, étrange parce que,s’adressant à Socrate, elle necorrespondait guère au destinataire, àcelui qui dans Le Banquet rejette sondisciple, mais collait parfaitement avecBarthes. Le poème s’intitule « Socrate etAlcibiade » :

Pourquoi, très vénéré Socrate, tes hommagesRépétés à ce jeune homme ? Ne connais-turien de plus grand ?Pourquoi ton œil le regarde-t-ilAvec amour, comme s’il voyait des dieux ?

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Qui a pensé dans la plus grande profondeuraime ce qu’il y a de plus vivant,Il comprend la haute jeunesse, celui qui aregardé le monde,Et les sages en fin de vieSe penchent souvent vers la beauté.

Comme l’écrit Hannah Arendt, ellequi, toute jeune, a fait l’amour avec lemaître, à son propos et pour son quatre-vingtième anniversaire : avec lui,« penser et être-vivant deviennent un ».

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J’avais pourtant tous les élémentspour savoir que quelque chose n’allaitpas chez lui « du côté des garçons », unesorte de glissement progressif. Un jour,

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Florence, avec qui j’entretenais unepetite liaison, me raconta que, lors duvoyage en train que Fabrice Emaer avaitorganisé pour l’inauguration du« Palace » qu’il venait d’ouvrir àCabourg, Barthes s’était fait « chahuter »par des « jeunes gens ». Elle étaitbouleversée. Elle me décrivait Barthescomme une sorte de Charlus qui nesemblait pas se rendre compte desmoqueries dont il faisait l’objet. Dieumerci, l’oral de l’agrégation m’avaitempêché d’être du voyage, et je mis cerécit sur le compte d’une certainetendance à l’apitoiement qu’ont lesjeunes filles à l’égard des hommes quipourraient être leur père.

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Puis, il y eut un autre incident. Undes jeunes gens qui tournaient alorsautour de Barthes et que j’ai déjà cité,Darlame (nom forgé par François Wahlpour le désigner dans l’édition posthumede « Soirées de Paris »), avait faitparaître un été, dans le journal Sud-Ouest, une petite annonce matrimonialeau nom de Barthes, qui reçut ainsi tout lemois d’août des demandes en mariagede « femmes mûres ». À son retour, ilnous soupçonna tous plus ou moins, puiscela s’oublia. C’est Youssef qui, un jour,me confia que l’auteur de cette mauvaisefarce était donc ce « Darlame ».

Ce n’était nullement un gigolo. Unsimple étudiant en lettres, un peu paumé,

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un peu voyou, assez sympathique. Ilressemblait tout à fait au hérospasolinien, lèvres épaisses, nez camus,coupe de cheveux sur les oreilles, corpsmusculeux et un peu voûté. La dernièrefois que je le vis, ce fut lors del’agrégation, sur le trottoir, en attendantque les portes de la salle du concourss’ouvrent. Il paradait devant un groupede jeunes filles, disant à haute voix qu’ilécrirait n’importe quoi « pour faire chierle correcteur ».

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Un jour, « Darlame » avait laisséchez Youssef le manuscrit d’un romanqu’il avait écrit et qui venait d’être

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refusé par tous les grands éditeurs. Ilm’avait dit qu’il était certain de ne pasavoir été lu car, ayant intervertisystématiquement deux pages, il avaitconstaté que le manuscrit lui était revenudans ce désordre initial. J’ouvris leroman et je tombai sur cette phrase :« Le vieux buvait du raki. »

Le soir même, nous étions dans lebus qui nous menait à l’Athénée pourl’un des concerts du lundi soir, etBarthes se plaignit que, depuis qu’ilsongeait à un roman, tout le monde enécrivait un. Et il ajouta alors que mêmele fameux « Darlame » venait de finir lesien. Pour l’amuser, je lui citai la phraseque j’avais lue le matin même — « Le

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vieux buvait du raki » —, ce qui ledivertit au-delà de ce que j’avaisimaginé. Il me dit : « C’est mille foismieux que la marquise sortit à cinqheures… » Lui qui ne riait jamais, ou sipeu, se mit à rire en répétant à plusieursreprises la phrase qui, peu à peu, devintcélèbre dans le petit réseau que nousformions, car, lors de repas chez les unsou les autres, Barthes revint plusieursfois sur cette histoire et sur cette phrase,devenue le fétiche saumâtre du petit etsympathique voyou qu’était Darlame, etde la « cochonnerie » du roman.

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Que dit le maître au disciple poursusciter ainsi chez lui ce désir de savoir,ce désir de penser ? Il lui dit toutsimplement : « Tu peux penser. »

De cette possibilité, le disciplepeut entrevoir qu’écrire est un acte réel,qu’écrire n’est pas n’importe quoi.

Ainsi la relation du disciple aumaître n’est pas une relationd’admiration. Je n’admirais pas Bartheset, comme je l’ai écrit, ses livres, depuisque je le connaissais, m’apparaissaientétrangement décevants. La relation avecBarthes ne se situait pas sur un planintellectuel, encore moins doctrinal. Ilme semble que l’aura dans laquelle ilparaissait à mes yeux tenait à ce que,

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grâce à lui, le langage avait cessé d’êtreune angoisse. J’étais désormais certainque le langage ne pourrait pas me trahir,qu’il ne pourrait plus trahir, qu’il ne metrahirait jamais. Qu’il suffisait que je mepenche sur lui avec amour et confiancepour y trouver la vérité, qu’un usage vraidu langage faisait accéder au vrai.

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Il me semble maintenant qu’il étaittout à fait normal qu’avec l’amitié,l’admiration pour l’œuvre se soitpartiellement et provisoirement tarie. Jene saurais dire pourquoi, et bien qu’àl’époque j’en aie été malheureux, cela

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m’apparaît aujourd’hui comme un trèsbon signe.

J’avais mis le sentiment dedéception que je ressentais à le lire surle compte d’une ingratitude immotivée,puis, un jour, je lus dans un livre : « Ellene put même retenir une remarque surmon ingratitude — trait que je ne devaisjamais oublier, parce qu’il me fitcomprendre alors que l’ingratitudepouvait être un bien et une nécessité. »

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Comme je l’ai dit, Barthes un jourme demanda d’écrire pour lui un longarticle destiné à l’encyclopédie italiennedes Éditions Einaudi, le sujet en était

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« Oral/Écrit ». Il avait accepté d’enfaire plusieurs, mais se sentait tropfatigué pour en écrire la moindre ligne.C’est ainsi que le premier texteimportant que j’aie publié le fut sous nosdeux signatures.

C’est ma mère qui avaitdactylographié impeccablement le texte.Barthes en fut ému, et il lui envoya untrès beau bouquet de fleurs avec un petitmot extrêmement touchant.

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La plupart des jeunes filles,nombreuses autour de Barthes, portaientsouvent des jupes et robes, car il avaitécrit quelque part qu’il n’aimait pas les

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femmes en pantalon. Cela était agréablepour tout le monde.

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Il avait été profondément déçu queLe Monde fasse figurer la critique de LaChambre claire dans la rubrique« Photographie » du journal et non danscelle des livres. Que l’auteur en soitHervé Guibert n’était pas sans y ajouterun certain agacement.

Il y eut cette très belle lettre qu’illui avait envoyée et que Guibert apubliée après la mort de Barthes,« Fragments pour H. » (on peut la liredans le tome V des Œuvres complètes).

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Barthes disait avoir lu dans son regard« un refus de tout temps ».

Plus tard, dans un entretien, Guibertrevint sur l’incident qui avait été leprétexte à cette lettre, et prétendit queBarthes avait exigé qu’il couche avec luien échange d’une préface qu’il luidemandait.

Plus tard encore, Michel Foucaultdit à Guibert à propos de ses livres : « Ilne t’arrive que des choses fausses. »

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Pour Lacan, la position de Maîtren’est pas loin d’avoir été unecatastrophe, un peu comme pour JulesCésar de devenir empereur. Il écrit :

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« Ce qu’il faut bien accentuer, c’est qu’às’offrir à l’enseignement, le discourspsychanalytique amène le psychanalysteà la position de psychanalysant, c’est-à-dire à ne produire rien du maître-idole,malgré l’apparence, sinon au titre desymptôme. »

Ce fut l’inverse pour Barthes,comme il l’écrit dans « Au séminaire ».Son silence, sa position, son stoïcisme,son « asiatisme », neutralisaient lerisque de devenir — chose horrible —un « psychanalysant ».

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Un jour nous sommes au bar duPont-Royal, bizarrement désert. Il y a un

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homme d’une cinquantaine d’années, trèssous-auteur Gallimard, en costume bleu,couperosé et un peu saoul. Il s’approchede nous, arrache une nappe et demande àBarthes un autographe. Barthes signe, etl’autre, alors, se met à hurler à plusieursreprises : « J’ai une merde de RolandBarthes… » Je me lève, je le gifle etnous le mettons dehors avec le barman.

Barthes reste tassé dans le fauteuilen cuir du bar.

Je comprends peu à peu ce qu’estla notoriété. Un autre jour, nous sommesdans une église pour un concert. Auprogramme, le Quintette pour clarinettede Brahms puis deux de ses quatuorsextraordinairement beaux8. À l’entracte,

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un couple de personnes d’âge mûr setourne et fait des éloges à Barthes sur unton pompeux et désuet. Nous avons l’airde deux premiers communiants.

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Il ne savait guère vivresérieusement sa notoriété. Un jour, à Urt,il me raconte qu’étant allé à Bayonnechez le notaire pour régler desproblèmes liés à la mort de sa mère, iln’a pas supporté l’attente interminablequ’on lui faisait subir et a quitté l’étude,en affichant son mécontentement et ensignifiant à la réceptionniste, pourqu’elle le rapporte à son employeur, quiil était (discours du « On ne fait pas

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attendre à ce point un professeur auCollège de France… »). Il me racontecela comme pour recevoir monapprobation à quelque chose qu’il a faitet qui n’est pas son genre.

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Youssef se chargeait de ce dossierdélicat — la notoriété —, comme debien d’autres. Il nous arrivait de partiren bande dîner à Montparnasse,notamment avec Téchiné, dans un petitrestaurant dont le patron s’appelaitEmilio (le nom me revient à l’instant,mais je n’en suis pas si sûr) ; c’était unrestaurant pour « gens de cinéma » où iln’y avait jamais une table de libre. On

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prenait un ou deux taxis et, arrivésdevant le restaurant, on attendait queYoussef obtienne une table, qu’ilnégociait précisément grâce à larenommée de Barthes. Du taxi, on voyaitYoussef nous faire un signe depuis leseuil de chez Emilio, et nous entrions enentourant Barthes comme les membresde la Mafia le font avec leur Parrain.

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Qu’est-ce que l’amitié du jeunehomme et du vieil écrivain ? Ce qui faitleur amitié, c’est peut-être l’ignorancecommune où ils en sont de la vie.L’amitié les isole. Ils vaquent le jour àleurs occupations, ils aiment, ils

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travaillent, ils dorment séparément, maiscette amitié, quand ils se retrouvent à latombée de la nuit, met pour un instant lamort entre parenthèses. Puis, je tombepar hasard sur ce morceau de phrase quiest de lui : « … l’adolescent dont levieillard partage la situationexistentielle d’abandonnement. » C’étaittout à fait cela.

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Un jour, nous avons déjeuné avecDeleuze à la suite d’une de sesinterventions au séminaire de Barthes auCollège. Claire Parnet était avec lui. Cequi faisait le lien entre Barthes et

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Deleuze, c’était Schumann, Proust etNietzsche.

Je crois que si Barthes aimaitDeleuze, c’est parce qu’il était l’un desrares philosophes qu’il connaissait àêtre sans arrogance, sans vulgarité. Merevient le beau visage de Deleuze. Luiaussi a les poumons totalement ravagés.Je regarde ses ongles longs. Dans monsouvenir, il parle beaucoup de son amieClaire. Et il la fait parler. Il semblel’admirer.

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Une autre fois, un soir, lors d’undîner chez Youssef, je parle de je ne saisplus qui en termes très sévères (je crois

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qu’il s’agit d’Hélène Cixous). À la finde mon propos, Barthes lâche quelquechose comme « Tu es réellement snob,Éric… », et comme, incrédule et sansdoute le visage pourpre, j’exprime unesorte d’indignation, Barthes reprend :« Snob, au bon sens du terme. »

Une fois le repas terminé, et tandisque les invités, plus ou moins dispersés,devisaient, buvaient, lisaient, fumaientou allaient dans les chambres, rompantavec ma discipline de ne jamaisquestionner le Maître, je lui demandai,rassuré par son rectificatif, ce qu’ilentendait par « snob, au bon sens duterme ». Il répliqua, avec un sourire oùse mêlait l’amitié et un peu d’ironie :

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« Tu es toujours en quête de ladistinction… » Sur le moment, je ne mesentis pas plus avancé.

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Barthes : sa modernité étaitdevenue secrète, personnelle etobsessionnelle après avoir étécollective, explicite et revendiquée. Lesraisons de ce retournement du moderneen un crypto-moderne sont multiples.Elles ne tenaient pas seulement au soucilogique d’un écrivain, arrivé à lamaturité de son œuvre, de sacrifier lesamulettes, les tics, les jeux du passé etde creuser un parcours plus singulier,plus personnel. Il y a sans doute d’autres

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raisons, mais je retiens surtout celle dontnous parlions lorsque parut La Chambreclaire. Barthes voulait réconcilier lamodernité et la mort, prendre lamodernité par la nuque, lui faire quitterson horizon naturel, celui de l’ici etmaintenant, et la plonger de force dansles abîmes, dans les ténèbres épaissesde la mort. À un moment, il eut l’idéefolle, suggérée par Severo Sarduy etcontre laquelle il avait été d’abordfurieux, d’intituler son livre Foto. Titretypique du moderne, en effet. Il y avaitrenoncé, avec regret, lui préférant celui,plus profond, plus barthésien, deChambre claire, titre qui fait poème.

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Lorsque nous en parlâmes, c’étaitpeu de temps avant sa mort, je lui disque c’était en fait son livre le plusmoderne. Il eut comme un étrangesourire, et, malgré moi, je lui dis alorsque, dans sa conception matériellemême, il avait inventé un objetentièrement neuf, un objet unique, aussiunique et nouveau que le Nadja deBreton.

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Barthes aimait les traditions. Lejour où j’ai obtenu l’agrégation delettres, nous sommes allés dîner au« 7 », le restaurant de Fabrice Emaer, ledirecteur du « Palace », rue Sainte-

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Anne. Un repas au champagne. Je mesouviens que « Fabrice » vint noussaluer à la fin du repas. Barthes meprésenta en lui disant que je venaisd’obtenir l’agrégation. L’autre écarquillales yeux et répéta d’une voix assezefféminée : « L’a-gré-ga-tion ! »

Barthes avait connu Fabrice Emaertrès jeune, alors que celui-ci, si j’ai biencompris ce qu’il me raconta ce soir-là,était encore un gigolo. Il disait toujours« Fabrice » avec un ton paternel, commel’on parle d’un jeune neveu qui s’en estbien sorti.

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Ce soir-là, nous parlâmesbeaucoup, dans une sorte de joieeuphorique. Je ne me souviens trèsprécisément que d’une chose : il causalonguement de son amitié pour PhilippeSollers. Cette amitié avait une sorte desupplément : la reconnaissance. Peut-être une dette. Il me parla de lui demanière très particulière et nouvellepour moi, car les qualités de celui qu’iln’appelait que « Philippe » n’étaient pasproprement barthésiennes, et j’étaissurpris et touché que, dans son univers,il y ait aussi des planètes étrangères (aumoins une) : force, violence, radicalité,désir de rompre, refus des héritages,courage, rire, vitalité sans désespoir.

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Je crois que ce qui plaisaitfondamentalement à Barthes chezSollers, c’est qu’il incarnait unedévotion non religieuse pour l’écriture,une dévotion non malade, une dévotionvivante. Parfois, au cours de cettelongue conversation, j’eus le sentimentque Barthes était reconnaissant à Sollersd’exister. C’est le seul, me dit-il, quiparle parfaitement le français.

Peut-être aussi, grâce à Tel Quel,Sollers offrait à Barthes un espaceamical d’expression, de pensée,d’écriture qui, malgré tous les dangersqu’il présentait (provocation,extrémisme politique, violence), lui étaitdevenu vital. Je pensais à ce que disait

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Gide sur la nécessité, pour l’écrivain, àun moment de sa vie, d’avoir « unmilieu », c’est-à-dire d’ajouter àl’extrême solitude de l’acte d’écrire despoints de fidélité, de communication, desolidarité. Barthes acquiesça, mais ilajouta aussitôt qu’avec « Philippe » il yavait autre chose, un supplément. Etcomme je lui demandais lequel, il me diten riant : l’aventure, l’absence de repos.

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L’hiver, il nous arrivait d’aller aucirque. Je me souviens très bien d’unefois où il m’emmena au Cirque deMoscou. Il avait pris les meilleuresplaces. Il y avait notamment un fabuleux

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numéro d’ours bruns jouant au hockeysur glace qui nous fit beaucoup rire.C’était tout de même des momentsétranges. À quoi correspondait cetteinvitation ? Me pensait-il si enfant qu’ilfallait me distraire par desdivertissements de ce genre ? Aimait-illui-même le cirque au point d’y allerpratiquement tous les ans ? Était-ce unesimple tradition ? Une traditionlittéraire ? Gide aussi aimaiténormément le cirque et y conduisaitrégulièrement ses neveux ou les jeunesAllégret.

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Parfois, nous allions au théâtre. Unsoir, il m’emmena voir Rosencrantz etGuildenstern sont morts. Son ennuialors devenait contagieux. Je m’ennuyaiscomme lui. Est-ce parce que la pièceétait vraiment mauvaise ? Peut-être. Ilme semble me souvenir que seul le titrede la pièce était réussi. En sortant, noustombâmes sur Alain et Catherine Robbe-Grillet (des yeux et des sourires de quije me méfiais maintenant depuis lesrécits de Florence sur les tortures queCatherine lui avait fait subir en présencede son mari : ligotée sur un lit, elle futpiquée aux endroits les plus tendres ducorps à l’aide de longues aiguilles).Robbe-Grillet, avec sa jovialité

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habituelle, se précipita vers nous etdemanda à Barthes si, comme lui, ilavait aimé l’acteur principal dont tout lemonde raffolait à l’époque (j’ai oubliéqui : Jean-Luc Moreau ? Jean-LucBideau ?).

« Il est formidable, non ? » Mais levisage fermé de Barthes coupa court auxeffusions, et Robbe-Grillet n’insista pas.Je fus déçu de voir qu’il pouvait prendreplaisir à ce qui m’était apparu commeune fausse fable de boulevard bienficelée. Je ne pus m’empêcher de dire àBarthes, en quittant le théâtre : « C’estbizarre qu’il ait aimé, non ? » Et Barthesme répondit benoîtement : « Tu sais, il

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lui arrive souvent d’avoir mauvais goût,ça fait partie de son talent… »

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Il y a un ridicule propre audisciple. Je le sentais bien. Mais je medisais que c’était un bon ridicule. Lesmoments de ridicule dans lesquels setrouve le disciple sont pour lui desoccasions de macération, d’ironiebrûlante, de situations au bord dugouffre.

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Comme Pascal, Barthes avaittendance à prendre la plupart des gens

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pour des fous, y compris ses propresamis. Jean-Louis bien sûr, mais celuiqui, à ses yeux, était le plus fou de noustous, c’était François Wahl. Sur lemoment, je ne comprenais pas. C’estaprès la mort de Barthes, lorsque je meliai d’amitié avec lui et qu’il publia monpremier livre au Seuil, que j’ai pumesurer combien Barthes avait vu justedans ce merveilleux mais énigmatiqueami.

Et puis, il y avait les fousordinaires. Il me semblait alors parfoisque, pour Barthes, était folle toutepersonne dont la vie n’était pasdisciplinée par l’écriture.

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D’une manière générale, Barthesavait un rapport étrange avec la folie,avec les fous. Il en avait terriblementpeur. Il y avait bien sûr ces femmes,mouches malfaisantes, dont j’ai parlé, etil y avait tous ces « dingues » qu’ilrencontrait dans la sphère intellectuelle,professorale ou sexuelle. Pourtant, cesdingues, il les connaissait bien et il enmaîtrisait assez facilement lesdébordements, et s’amusait peut-être dela mythomanie des gigolos et desintellectuels, qui n’est pas différente.Sans doute, cette peur de la folie,comme toute véritable peur, était unepeur à l’égard de lui-même, à l’égard desa propre folie.

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Sa folie était pascalienne elleaussi, sa folie c’était sa raison, sanormalité qu’il vivait comme une folie,comme un empêchement à vivre, désirer,aimer (être aimé). Un empêchementaussi violent qu’une grave paranoïa, uneschizophrénie. Cet empêchement dont iltentait de percer l’origine et que parfoisil identifiait à la maladie d’écrire. Safolie, c’était son moi.

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Un jour, bien après sa mort, sonfrère Michel, en riant, me confia queBarthes avait dit de moi que j’étais sansdoute le seul, de « toute la bande », àêtre à peu près normal, le seul à ne pas

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être fou. Je me suis demandé ce qu’ilvoulait dire.

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Parfois, le silence était si lourd quej’en arrivais à dire n’importe quoi. Jepréférais, me disais-je, me discréditerauprès de lui plutôt que de disparaîtredans le silence.

Je me souviens de m’être discréditéde manière particulièrementmalheureuse. C’était un soir. On traînaitdu côté de l’Odéon avec un désir vaguede cinéma. La Chambre verte deTruffaut venait de sortir, sa mère venaitde mourir et, de peur qu’il nous yconduise en en ignorant le sujet, je

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préférai l’entraîner brusquement voirn’importe quoi. Cela tomba sur un filmparticulièrement inepte qui s’appelait jecrois Le One two two avec je ne saisplus quel idiot dans le rôle principal. Ensortant, passablement déprimé, il me fitremarquer le Truffaut qui passait à côté,en regrettant qu’on l’ait raté.

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Le disciple doit être jeune et, pourse protéger psychiquement de l’épreuvede cette amitié, il doit décider d’êtreingénu, naïf, et en cela il est aidé par sonjeune âge, qui est son alibi. Il doit êtresans soupçons, sans volonté de ne pasêtre dupe, il doit se donner pleinement

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en toute innocence en sachant que c’estprécisément cette innocence qui leprotégera des risques que présente touteaventure, toute initiation.

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Nous sommes allés, Barthes et moi,aux magnifiques « concerts-lectures »que donna Boulez sur le temps musicalet auxquels il avait invité plusieursintellectuels pour une sorte deséminaire. Nous nous retrouvions donctous après les exposés de Boulez dansune salle qui se situe de l’autre côté dela scène, dans le théâtre. Je me souviensde Boulez, extrêmement sympathique etvivant, me demandant, avec un bon

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sourire, si je ne veux pas un sandwichsupplémentaire, comme si j’étais un petitgarçon. Pendant ces séminaires, je noteune fois de plus combien Barthes, quidans la vie semble absent, apparaîtextrêmement réactif dans des situationscomme celles-là. La sœur de JuliaKristeva est là qui, précisément, le meten cause sur cette question du tempsmusical ; il lui répond avec beaucoupd’ironie et d’acidité comme au temps dela polémique avec Raymond Picard surRacine.

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Peu après, nous nous retrouvonsavec des amis dans un café sur les quais

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de la Seine. Alors, voulant dire, avec unpeu trop de zèle, mon admiration pour le(alors très jeune) pianiste Pierre-LaurentAymard qui a participé au concert deBoulez, je renverse mon verre, etBarthes lâche un « Mon pauvre Éric… »Le mot « pauvre » chez Barthes n’a riende méprisant, il lui vient à tout proposcomme un signe affectueux.

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Barthes m’a toujours sembléétranger à ce qu’on appelle aujourd’huila culture « gay », à l’empire deSodome. L’homosexualité, me semble-t-il, n’a jamais été pour lui autre chosequ’une sexualité ou plutôt une question

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d’» objet sexuel ». Si, sans doute, il sesent bien dans cet univers (restaurantsestampillés comme tels par exemple), lafigure de l’homosexuel n’est, chez lui, enaucun cas un « idéal du moi ». Je suissensible à cela et surtout au fait que cetteindifférence ne soit pas un refoulement.Il y a des traces, des signes, des lettres,comme la fameuse lettre « H », dont ilfait une admirable déesse, « la déesseH », la déesse rimbaldienne, dans leRoland Barthes.

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L’un des ridicules du disciple tientà ce qu’il ne doit jamais faire preuve deliberté à l’égard du maître, alors qu’il

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est sans doute celui qui, mieux quequiconque, connaît ses faiblesses.

Alors le diable lui demande deprouver son autonomie en critiquant lemaître, lui demande de lâcher quelquesreproches, de prouver sa liberté.

Si j’avais à faire la liste de ce queje n’aime pas chez Barthes, elle seraitaussi longue que celle où je dirais ceque j’aime, et ce serait à peu près lamême. Pourtant, il y avait deux chosesque je n’aimais pas chez Barthes.

C’est d’abord le thème de la« peur » qui apparaît dans Le Plaisir dutexte. De quoi avait-il peur ? Il n’avaitpas peur de quelque chose ou dequelqu’un. Il avait montré dans son

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parcours intellectuel un certain courage(des refus, des engagements, etc.), etpourtant il avait peur. Je comprenaiscette peur mais je n’aimais pas qu’ellese traduise par une hostilité revendiquéeà l’égard de toute morale de l’héroïsme,de toute morale du risque. J’aimais laviolence. Il me semblait alors qu’unhomme ne doit pas avoir peur ; qu’unécrivain, un intellectuel doit s’imposerdes points de non-retour, voire ne pascraindre une certaine fuite en avant.Briser des solidarités.

Le second différend touchait aumonde arabe. Lorsqu’il m’avait fait lireIncidents, série de fragments liés à sonséjour au Maroc, et que François Wahl a

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publié de manière posthume, je lui avaisdonné un avis positif. Mais au fond demoi-même quelque chose n’adhérait pasà ce texte. Partout ailleurs, ce qu’il écritdu monde arabe me touche, par exemplela très belle lettre-poème à Khatibi surle couscous au beurre rance. Mais jen’aimais pas l’espèce de mauvaise foiqui agitait le désir de Barthes dans cetexte. À la fois, il y avait le désir dusexe des jeunes Arabes et,simultanément, un regard condescendantet méprisant pour leur« phallocentrisme ». C’est le reprochemême fait à ce qu’on convoite. Le désird’avoir accès au pénis toujoursdisponible, toujours bandé des

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adolescents arabes et en même temps lefait que cette disponibilité apparaissecomme quelque chose qui lesinfériorisait étaient typiquementl’expression du mensonge, de lafaiblesse. Barthes ne le publia pas.Signe qu’il sentait que quelque chose necollait pas tout à fait.

Sans doute avait-il l’intention del’intégrer à Vita Nova où il aurait pris untout autre sens dans la bathmologie quidevait être le principe organisateur del’œuvre, c’est-à-dire dans une ironiedialectique, un décalage, un jeu subtil dedegré, une réfutation retardée. N’est-cepas d’ailleurs ce que son esquisse laisse

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pressentir par le rôle final et purementpoétique donné à « l’enfant marocain » ?

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Barthes avait fait lire ce texteautour du Maroc à quelques amis.Lorsqu’il me rendit compte, une dizainede jours après, du résultat, il eut unsourire pour me dire qu’» Antoine » luiavait donné 10 sur 20.

Antoine Compagnon avait uneplace particulière dans le groupe.Barthes l’avait chargé d’organiser lecolloque de Cerisy autour de son œuvreet il soutenait beaucoup son travail,notamment sur Montaigne. Antoinefréquentait le cercle de Youssef et Jean-

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Louis Bouttes qu’il aimait beaucoup. Il yeut sa soutenance de thèse au cours delaquelle Genette fut assez critique (je mesouviens qu’il avait commencé à s’enprendre avec beaucoup d’aigreur au« Tout est dit » de La Bruyère queCompagnon reprenait à son compte), etBarthes, à côté de qui j’étais assis dansla salle, en fut très irrité.

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Il semble qu’Abû-Nuwâs a écritune épitaphe pour lui :

« La mort de Wâliba a fait couler nos larmesUne pleureuse, au sein des amis, a surgi.Devant la tombe ouverte où mon bon maîtregît,

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Elle célèbre les vertus qu’elle proclame. »

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Un jour, j’étais chez moi, et jereçois un coup de téléphone de RobertMauzi, qui me dit : « Roland a eu unaccident. »

Barthes a été renversé par unecamionnette en traversant la rue desÉcoles devant le Collège de France.Apparemment, il n’avait pas ses papierssur lui. Mauzi, professeur à la Sorbonne,qui était fortuitement sur les lieux, avaitété le premier à l’identifier, mais iln’avait pas le numéro de téléphone de lafamille.

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La première fois que je le vois,alors que les médecins considèrent qu’iln’est pas en danger, je saisis dans sonregard un tel désespoir que c’est commes’il était prisonnier de la mort.

Youssef m’a prévenu que celapourrait m’être pénible et, en effet,l’image que j’ai sous les yeux est cellede la déréliction la plus absolue. Lapièce est toute blanche, presqueaveuglante de clarté, et il est allongé surun lit plus haut qu’un lit ordinaire, ce quidonne l’impression d’un corps exhibé,sans plus de liens avec le sol, corpscouvert d’un drap blanc et truffé detoutes sortes de fils de perfusion, de

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contrôle, corps ayant perdu touteexistence vitale. Mais, de ce corpsétranger, inhumain, sort une têtedésespérée qui me regarde traverserlentement la chambre pour arriverjusqu’à lui.

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J’étais immobile. Je voyais pluslonguement dans ses yeux cet abîme detristesse que j’ai déjà dit, comme unerésignation désespérée. Je ne pusm’empêcher alors de reculer un peu, tantj’avais le sentiment que la mort était làqui l’étouffait et l’empêchait de sedélivrer. Plus tard, lors d’undocumentaire télévisé, j’ai vu

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littéralement le même regard ; c’étaitcelui d’un animal qu’un énorme boa étaiten train d’avaler vivant. Seule la partieinférieure de son corps était dans lagueule démesurément agrandie dumonstre. On ne voyait plus que le torse,les pattes avant et la tête de l’animal quiallait bientôt disparaître, dévoré par lenéant. Je vis alors le regard de cetanimal ressusciter le regard de Barthes.Le regard de celui que la vie est en trainde trahir et qui n’a plus un objet, unebranche, un fil, un brin d’herbe verslesquels tendre les doigts ; je retrouvaiscette sorte d’ombre qui obscurcissait savue, une ombre qui atténuait toutreproche fait aux vivants, mais qui

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laissait voir, dans l’éclat étrangementterne qui avait saisi ses yeux, une atroceangoisse, celle de la présence physiquetoute proche, injuste, effroyable de lamort.

Il eut un mouvement vers moi, unléger geste mais ce mouvement était sidétaché du corps qu’il semblait ne riensignifier. Je m’aperçus alors qu’il nepouvait plus parler. Une trachéotomie.

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On a dit qu’il s’était laissé mourir.Sa blessure n’était pas si grave ; enréalité, il est mort d’une infectionnosocomiale. On ne l’a pas dit car, àl’époque, on ne parlait pas de cela. Mais

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il me semble qu’en effet il n’y avait pasen lui assez de force pour supporter lablessure. Comme le sang des hémophilesne peut coaguler et qu’une simplecoupure peut vider un corps sans qu’onpuisse rien faire, je sentais, en le voyant,que la vie s’échappait de lui sans qu’onpuisse la retenir. Ce qui le défigurait, cequi l’avait blessé, ce qui l’avaitimmobilisé, cette blessure avait ouvertquelque chose d’irrémédiable, et cetécoulement était si irréversible qu’il nelui permettrait pas de retrouver leMonde, de se retrouver, lui, dereprendre contact avec les choses.

Je me suis demandé même si le seulfait de sa défiguration n’avait pas suffi à

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le vaincre. Et dans ce qui s’échappait delui sans qu’il puisse le retenir, je sentisque c’était son image qui le quittait,c’est-à-dire la lumière.

Pris dans ce drap, dans ces fils,immobilisé sur le lit médical, Barthesétait comme ces héros d’opéra ou dethéâtre qui gisent interminablement surla scène et dont l’épuisement nous serrele cœur.

Je me suis placé à côté du lit, j’aivoulu prendre sa main, mais il mesemblait qu’il pouvait lire sur monvisage sa propre mort, alors j’aidétourné la tête et je suis parti sanspresque rien dire.

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Assez vite, il est tombé dans lecoma. Nous étions là pratiquement tousles jours mais impuissants à retourner lasituation. Lorsqu’on entrait dans lachambre, des infirmières hurlaient en lesecouant : « Monsieur Barthes, nedormez pas. Vos amis sont là. Réveillez-vous… Sinon ils ne reviendrontplus… » Je regardais Barthes, enfermédans le sommeil comme par un sortilège,se faire secouer, le visage fermé,intensément fermé.

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Un jour son amie Claude Maupoméest venue. Elle a suggéré qu’on lui mettede la musique. Mais elle a dit : « Tout

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sauf Les Chants de l’aube deSchumann… »

Je pensais à Tristan et à sesbouleversantes paroles alors qu’ilmeurt : « Die alte Weise — was wecktsie mich ? » (« L’air ancien — pourquoim’éveille-t-il ? »). Les premiers motsqu’il dit en sortant de son sommeil demort et qui naissent du chant du berger,de la mélodie de son enfance que leberger joue sur son chalumeau, cet airtriste et lancinant aux harmonies sisimples et en même temps si profondes.

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La mort est venue. Avec Jean-Louisnous avons été les derniers à le voir. Il

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me semble me souvenir d’un visageredevenu normal.

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Nous avons pris le train pour Urtoù il devait être enterré. Étrange voyagequi me fit penser à une séquence de filmou à un épisode de roman tant il avait laperfection d’une scène : nous étionstous, tout d’un coup, des personnages,des « drôles » mais pas « très solides »comme dans la « Parade » de Rimbaud,et les deux ou trois compartiments quenous occupions avaient quelque chosed’infiniment allégorique dans ledéplacement qu’ils nous faisaient opérercollectivement, pendant que lui, ou

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plutôt son corps, isolé de nous, gagnaitla même destination, par la route, à bordd’un corbillard.

Là-bas, je ne me rappelle que lapluie battante, folle, violente, et le ventglacé qui nous enveloppa, resserréscomme une petite troupe aux abois, et lespectacle immémorial du cercueil qu’ondescendait dans la fosse.

Un détail me retient, c’est qu’au lieu de la recrutersur petite annonce ou par ouï-dire, il est allé à lamairie où apparemment un bureau gère lesdemandes d’emploi du quartier. Dans cette façonde faire, il me semble alors retrouver une sorte depatine républicaine, un vieil usage où se dissoutce qu’il y a, à mes yeux, de bourgeois dans le faitd’avoir une femme de ménage.Il y en a de très nombreuses autres, comme celle-ci par exemple : « Ce tic rapporté par un auteurcontemporain de certains gigolos qui enlevaienttous leurs vêtements, sauf leurs chaussettes. »

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Ce café, me semble-t-il, a disparu, remplacé par unrestaurant appartenant à une « chaîne » derestauration quelconque.Je ne sais si le nom de Severo Sarduy dit encorequelque chose. Écrivain cubain exilé en France, ila écrit de merveilleux romans qui mêlent lebaroque et l’ultra-modernité et dont le plusconnu est Cobra. Quant à François Wahl, éditeurau Seuil, il était responsable alors des scienceshumaines, et fut donc l’éditeur de Lacan et deBarthes et le responsable du grand prestigeintellectuel que connurent alors les Éditions duSeuil.Ce recueil a été publié bien après la mort deBarthes, sous le pseudonyme de Paul Le Jeloux,et sous le titre de Le Vin d’amour (Obsidiane,1990).Claude Maupomé, femme merveilleuse, futproductrice à France-Musique de deux très bellesémissions « Le Concert égoïste » et « Commentl’entendez-vous ? », auxquelles elle invitanaturellement Barthes pour qui elle éprouvait unetrès vive admiration.Selon certaines versions, il s’agit pour Schumannde l’annulaire.Écoutant le troisième mouvement du Quatuor ensi bémol majeur, si bouleversant, je n’ai pas dedoute ; c’était l’un des deux quatuors au

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programme.

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II

L’œuvre

Présentation

Nous proposons ici, sous le titre« L’œuvre », les cinq préfaces écritespour la réédition des Œuvres complètesde Barthes au Seuil en 2002. Par unepure coïncidence, le découpage quej’avais fait, opéré sur des critèrespurement matériels, pour cette nouvelle

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édition, correspondait à celui queBarthes lui-même proposait dans un petittableau intitulé « Phases », dans sonRoland Barthes par Roland Barthes,pour représenter les différentesséquences de son œuvre. Barthesretenait pour chacune des séquencesl’intertexte (c’est-à-dire le réseaud’influence) et le genre.

Voici donc comment les cinq tomespourraient être présentés au travers descritères de Barthes :

Le tome I (1942-1961) a pourintertexte Sartre, Marx et Brecht et pourgenre « la mythologie sociale ».

Le tome II (1962-1967) a pourintertexte Saussure et comme genre « la

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sémiologie ».Le tome III (1968-1971) a pour

intertexte Sollers, Kristeva, Derrida,Lacan et pour genre « la textualité ».

Le tome IV (1972-1976) a pourintertexte Nietzsche et comme genre « lamoralité ».

Le tome V (1977-1980), constituéd’œuvres écrites postérieurement à cepetit diagramme pour manuel scolaire, aun « intertexte » et un « genre » quirestent à établir par le lecteur lui-même.

Roland Barthes, dans ce tableau,avait eu ce soin de distinguer pour lesdébuts une ligne antérieure à touteproduction écrite. Cette ligne donnaitpour intertexte le nom de Gide, pour

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genre « l’envie d’écrire » et, bien sûr,laissait vide la case des « œuvres ». Ils’agissait de faire peser sur les livresréels l’ombre silencieuse d’un désir quidépassait précisément toute productioneffective : le désir d’écrire ou ce qu’ilappellera plus tard encore le désird’œuvre.

Tome I des Œuvrescomplètes (1942-1961)Le Degré zéro de l’écritureMicheletMythologies

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Le premier volume des Œuvrescomplètes, et c’est là la caractéristiquede tout ce qui est au commencement,mêle à la première étape décrite parRoland Barthes, celle de « la mythologiesociale », les traces de l’antériorité, lestraces du silence antérieur : ce qu’onécrit avant de commencer à écrire ; cequi est donc encore sous le signe dudésir d’écrire et qui s’abrite sous lafigure gidienne. Les premiers textes dece volume (« Culture et tragédie »,« Notes sur Gide et son Journal », etc.)constituent, si l’on peut dire, lesdernières traces de ce désir d’écrire. Ilssont écrits au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet où Barthes va faire

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plusieurs longs séjours à partir de 1942jusqu’à la fin de la guerre et ils sontpubliés dans Existences, la revue dulieu. De fait, un texte comme « Réflexionsur le style de L’Étranger » ou celui surle Journal de Gide, s’ils peuventsembler annoncer les thèses du Degrézéro de l’écriture, demeurent des objetsisolés, épars, tout à la fois beaux etvelléitaires, tout comme « En Grèce »que Barthes considérait comme trèsinspiré des Nourritures terrestres.

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Étrangement Barthes, dans le petittableau dont il a été question, nementionne que trois « œuvres » pour

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cette première période : Le Degré zéro,les Mythologies et ce qu’il appelle« Écrits sur le théâtre ». Il y a là unparadoxe puisque, d’une part, Barthes atoujours repoussé à plus tard l’idéed’une publication en volume de cesfameux « écrits sur le théâtre »1 et que,d’autre part, il omet de citer l’œuvredont il se plaignait souvent par ailleursque la critique l’ait négligée, sonMichelet, paru, en 1954, dans lacollection des « Écrivains de toujours »,sous le titre canonique de Michelet parlui-même.

Voilà de quoi s’interroger ànouveau sur la pertinence despériodisations et se méfier de ce qu’un

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écrivain dit de lui-même. Michelet, eneffet, ne correspond guère aux influencesrétrospectives au travers desquellesBarthes se considère plus de vingt ansaprès : ni Sartre, ni Marx, ni Brecht nesont présents aux interstices de ce livre.Sans doute le Michelet appartient-il àcette catégorie des œuvres en retard : ilappartient à l’époque du sanatoriumpendant laquelle Barthes lit toutMichelet et « le met en fiches ». Sonpremier texte important, au-delà despremiers articles autour du Degré zérode l’écriture publiés dans Combat àpartir de 1946, sera d’ailleurs« Michelet, l’Histoire et la Mort », parudans Esprit, en avril 1951. Cet écrit

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préfigure, avec ses substantivesmajuscules conférées au mot Histoirecomme au mot Mort, le livre lui-mêmedont le thématisme (« Mort-sommeil etmort-soleil », « Fleur de sang », « SaMajesté la femme », « L’ultra-sexe »…)fragmente violemment l’œuvre deMichelet et lui confère une intensitéexistentielle proprement poétique et oùl’euphorie de l’écriture détonne avec lestyle pédagogique de la collection danslaquelle il paraît, mais contrasteégalement avec la lecture lourdementidéologique de cette œuvrepartiellement annexée à l’époque par lesintellectuels du parti communiste.

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Ce livre, conçu dans la solitude etl’immobilité du repos imposé par latuberculose ou dans cette immobilitéplus grande encore de la cure de silencequ’on lui prescrivit au sanatorium, est eneffet une œuvre en retard, sans doute leplus intérieur de ses textes critiques etoù, selon sa propre formule, Barthes faitsur Michelet ce qu’il prétendait queMichelet avait fait sur la matièrehistorique : une œuvre de prédation.

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Les trois axes que Barthes identifiecomme caractérisant la période quecouvre ce volume sont aisémentrepérables dans leur genèse et dans leur

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accomplissement. Tout commence pardes articles. Le Degré zéro del’écriture, publié au Seuil dans lacollection « Pierres vives » en 1953,réunit, refonde, redéploie et complèteune série d’articles publiés dansCombat à partir de 19472 ; Mythologies(1957) sélectionne, trie et raccourcitdans l’ensemble des « mythologies » queBarthes a commencé à publier à partirde 1952, d’abord dans Esprit, puis dansles Lettres nouvelles3 ; les « Écrits surle théâtre » que Barthes, comme on l’adit, n’a jamais réunis en volume,naissent, eux, au même moment que les« mythologies », d’abord dans lesLettres nouvelles puis, très vite, dans

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Théâtre populaire, revue fondée avecBernard Dort et Jean Duvignaud et dontle premier numéro paraît en mai-juin 1953.

Si le nom de Sartre est rappelé parBarthes, c’est bien sûr en raison desrésonances importantes qui associent LeDegré zéro de l’écriture à Qu’est-ceque la littérature ? Le livre de Sartreparaît en 1948 alors que Barthes a déjàconstitué ses principaux repères dès1947 par ses articles parus dans lespages littéraires de Combat que dirigeMaurice Nadeau. Pourtant, s’il fallait àtout prix constituer des réseauxd’interférences, il faudrait à tout lemoins citer le nom de Maurice Blanchot

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dont les œuvres essentielles sont, il estvrai, un peu plus tardives — L’Espacelittéraire (1955), Le Livre à venir(1959) —, mais chez qui la question duNeutre est sans doute plus en accordavec le Barthes du Degré zéro4 que latrès violente interrogation de Sartreessentiellement hantée par la rencontreforcée de sa génération avec l’Histoireet obsédée par la question de lalittérature comme praxis, c’est-à-direcomme action, comme faire, et dont lesissues se veulent immédiates. Ladésacralisation de la littérature y est aurebours de celle opérée par Barthes. Ils’agit pour Sartre, comme toujours, detotaliser : totaliser public et lecteur,

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écrivain et militant, politique et écriture,littérature et histoire, morale etengagement, et d’une certaine façonalors Sartre, tout à l’envers de ce quefait et fera Barthes, déploie logiquementson pamphlet contre la modernité ou dumoins à l’écart de celle-ci : « Si lesmots sont malades, c’est à nous de lesguérir. Au lieu de cela, beaucoup viventde cette maladie. La littérature moderne,en beaucoup de cas, est un cancer demots. »5

Si Le Degré zéro de l’écriture peutpasser aux yeux de Barthes lui-mêmepour assignable à l’espace sartrien, c’esten raison de la notion de responsabilitéqui y est centrale. Pourtant, cette notion

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qui est au départ du projet6, en dépit del’autonomie qu’elle prend à l’égard deSartre en devenant responsabilité de laforme littéraire, n’est pas un conceptsuffisant et c’est pourquoi Barthes nechoisit pas pour titre un concept ou unenotion propre à l’univers philosophiqueou idéologique français. C’est un titrequi, pour reprendre l’expression si justede Julia Kristeva, parle en langueétrangère. Le Degré zéro est un termeissu de la linguistique du Danois ViggoBrøndal, et donc d’une « langueétrangère » à tous les sens du termepuisqu’il provient d’une science quis’est développée hors de France et dontles néologismes, le « jargon »,

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constituent un idiome dont l’importationdans la langue française sera longtempsl’un des reproches les plus violemmentexprimés par les esprits hostiles àBarthes.

Barthes, en fait, a attendu, pourfaire de ses articles un livre, derencontrer un langage qui extrairait deson propos la formule la moins poreuseà la vulgate du temps. Et par ce « degrézéro » — termes souvent parodiés oupastichés comme une sorte de fétichenégatif —, Barthes alors s’autorise àpasser du texte à l’œuvre et à nouerensemble les réflexions et méditations,jusque-là éparses, sous la forme d’unopuscule. Le « degré zéro » est la

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formule qui permet de repenserengagement et responsabilité autrement,non dans une dialectique de latotalisation comme chez Sartre, mais aucontraire dans la dialectique totalementouverte d’une utopie offerte à lalittérature : « L’écriture se réduit alors àune sorte de mode négatif dans lequelles caractères sociaux ou mythiques dulangage s’abolissent au profit d’un étatneutre et inerte de la forme ; la penséegarde ainsi toute sa responsabilité, sansse recouvrir d’un engagement accessoirede la forme dans une Histoire qui ne luiappartient pas. »

Disjoindre responsabilité etengagement, c’est éviter que la

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démythification de la Littérature ne fassetomber celle-ci dans un mythe peut-êtreplus lourd et plus sournois : celui duprogressisme.

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Cette utopie prend pour finir uneforme qu’on dira avec Barthesapophatique, c’est-à-dire négative,puisqu’il apparaît que désormais lechef-d’œuvre est chose impossible etque l’écrivain contemporain sembleécrasé par la littérature qu’il ne peutpoursuivre que comme rituel et noncomme une réconciliation avec le mondequi l’entoure. Sans doute faut-il entendrelà une délibération très personnelle de

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Barthes sur ce qu’il lui est permisd’espérer de son propre « désird’écrire », mais sans doute faut-il voirégalement, au travers de l’écrivain,l’esquisse d’une sorte d’anthropologiedu sujet contemporain vouéhistoriquement à l’aliénation du mythe.C’est évidemment là que se noue le lienentre Le Degré zéro de l’écriture et lesMythologies.

Barthes a compris, avant Althusser,que l’idéologie ne se situe pas dans lescroyances vagues et ineffables ou dansles grands préjugés conscients ouinconscients (le ciel des idées), maisqu’elle possède une réalité matérielle,corporelle et organique ; il a compris

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qu’il y a une matérialité de l’idéologieet que sa puissance consiste à seconfondre avec la réalité, à habiter laréalité et à l’investir dans ses formes lesplus concrètes, les plus quotidiennes, lesplus consommables, et à se déguiser enNature. C’est pourquoi Barthes, dans cesMythologies, aborde l’idéologie dans lasérie d’objets qui entoure les Françaisdes années 50 dans leur temps le plusproche : le quotidien. Il analyse ainsi levin, le jouet, le bifteck et les frites, laDS, etc., en montrant que tout est signe etsignification sous les apparences d’uneévidence naturelle, et que manger unbifteck ce n’est pas consommer de laviande mais de la « francité ». Cette

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démystification permet à Barthes deproduire par de minuscules tableaux etportraits un panorama de cette Franceque, comme la plupart des intellectuelsde cette époque, il n’aime guère.

Là encore, on observe un décalageavec les repères que Barthes a lui-mêmefournis. En effet, si Sartre et Marx ont pualimenter une certaine violence ou unecertaine lucidité critique face à cetteFrance grise des années 50, le véritableressort intellectuel de l’entreprise c’estl’apport de la linguistique, Saussure,Hjelmslev, les couples langue/parole etdénotation/ connotation.

Ce qui est important, c’est que nonseulement l’idéologie investit des objets

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concrets, des « choses », des instancesmatérielles, mais aussi que celle-cidésormais peut être mise au jour, visibleà l’œil nu, comme le microbe l’est parle microscope, à l’aide du schémasémiologique. Le mythe suppose unschéma sémiologique second, décroché,parasitant un schéma premier. Pour êtrebref et immédiatement compris, onproposera, quitte à être simpliste,l’exemple très pédagogique proposé parBarthes. Celui-ci cite l’exemple degrammaire latine « Quia ego nominorleo » (« C’est pourquoi je m’appellelion ») : cette phrase telle qu’elleapparaît dans une grammaire pourcollégien prend deux sens, un sens

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littéral que propose sa traduction et unsens second qui est « Je suis un exemplede grammaire pour illustrer les règles del’accord de l’attribut en latin ». Biensûr, ce sens second, ce sens parasite,interdit une écoute transitive du senspremier de cette phrase. De même que lalittérature ne véhicule plus que lemessage « Je suis la littérature », demême la couverture d’un numéro deParis-Match où un « jeune nègre vêtud’un uniforme français » fait le salutmilitaire les yeux levés vers un supposédrapeau tricolore, affirme l’impérialitéfrançaise : c’est là que se situe tout leprocessus de ce que Barthes appelle « lemythe comme langage volé ». La

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sémiologie est alors une nouvellemanière de repenser entièrement laquestion de l’aliénation, non plus dansle flou métaphysique de la gauchehégéliano-marxiste, mais sur un modeeffectif où le langage alors devient lagrande question, l’enjeu crucial dontBarthes propose les premiers élémentsdans Le Mythe, aujourd’hui(septembre 1956), qu’il publie enannexe aux Mythologies.

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Il y a pourtant quelque chose quifrappe en lisant ces Mythologies, c’estqu’au revers de la violencedémystificatrice il y ait ce bonheur

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d’écrire et ce plaisir du texte. S’il estvrai que Barthes, par exemple, réduit levin à un mythe français et en ce sens ledéréalise, sa description de la matièremême est si profondément sensuellequ’au moment même où le vin sembledisparaître dans le travail dudécryptage, il est paradoxalementretrouvé dans son être, ou dans ce qu’onpourrait appeler son noème. Il y a ainsi,à côté de « mythologies » purementdénonciatrices et qui tombent parfoisdans le poncif de gauche, de nombreusesmythologies positives (fût-ceironiquement) comme celles du Tour deFrance, du catch, de la DS, Adamov etle langage, l’abbé Pierre, etc., et puis il

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y a des mythologies profondémentambiguës comme l’une des premières etl’une des plus longues que Barthes aitécrites, qu’il n’a pas repris en volume,et qui a pour titre « Folies-Bergère »(février 1955), où il s’abrite dans laconscience plate d’un maquignon dupays d’Auge ou d’un commerçantbruxellois pour, à la façon du Flaubertde Bouvard et Pécuchet, déployer lesomptueux génie de la bêtise.

En réalité, Barthes, en parlantd’une marque de lessive, d’un modèlede voiture récent ou de tel sloganpolitique, fait avec ses « mythologies »ce que les écrivains contemporains sont,à ses yeux, incapables de faire : ouvrir

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la littérature à la violence et à laprésence agressive, fascinante outriviale de l’histoire contemporaine.

D’un autre côté, cette positivité des« mythologies » sauve Barthes desfacilités de la simple critique et desimpasses du nihilisme, c’est-à-dire laposture de la pure négativité, celle del’intellectuel qui paie et acquiert saplace de pouvoir par les armes de larelativisation, de la réduction, de ladétermination, la posture du « ne…que », telle qu’elle a pu apparaître parexemple chez le Bourdieu de LaDistinction.

Cette positivité est essentielle. Elleva même jusqu’à se formuler en toute

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clarté dans un paragraphe du Mythe,aujourd’hui où Barthes écrit :« Aujourd’hui, pour le moment encore, iln’y a qu’un choix possible, et ce choixne peut porter que sur deux méthodeségalement excessives : ou bien poser unréel entièrement perméable à l’histoire,et idéologiser ; ou bien, à l’inverse,poser un réel finalement impénétrable,irréductible et, dans ce cas, poétiser. Enun mot, je ne vois pas encore desynthèse entre l’idéologie et la poésie(j’entends par poésie, d’une façon trèsgénérale, la recherche du sensinaliénable des choses). »

L’important dans ce propos, c’estl’adverbe finalement qui laisse entendre

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qu’il peut y avoir compatibilité (et nonpas synthèse en effet) entre l’idée d’unréel perméable à l’idéologie et celled’un réel qui lui serait imperméable : levin est tout à la fois mythique et réel,tout comme cette publicité, cette voitureou ce mariage à la cour royaled’Angleterre. De tout cela, il en estcomme de la robe de la duchesse deGuermantes selon Proust ou de l’or dePanama selon Mallarmé : au-delà d’unréel qui s’effondre par sa mise à nucritique, se lève un autre réel fondépoétiquement sur l’idée d’un sensinaliénable. On comprend alors quelquechose d’essentiel chez Barthes, et qui ledistingue des intellectuels de sa

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génération qui ont suivi avec luil’immense aventure que le surgissementde la question du langage avait ouverte :la sémiologie structurale commeinstrument critique ne signifie pas pourlui, comme pour les autres, une ruptureavec la phénoménologie, voire uncombat contre elle, car cette idée d’unsens inaliénable des choses estévidemment empruntée, au travers deMerleau-Ponty, à cette philosophie del’inaliénable7.

S’il fallait démontrerl’ambivalence des « mythologies » etmettre en évidence leur positivitééthique, rien ne saurait mieux le prouverque la confusion que certaines d’entre

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elles entretiennent avec les fameux« Écrits sur le théâtre ». On l’a dit, les« mythologies » et les textes sur lethéâtre apparaissent au même moment,début 1953, et d’abord dans la mêmerevue, les Lettres nouvelles. Mais il y aplus : comment distinguer par exemplela mythologie « Le monde où l’oncatche », où Barthes lit un match decatch au travers de la tragédie grecque,et « Pouvoirs de la tragédie antique »,premier grand texte de Barthes sur lethéâtre8, où il lit la tragédie antique autravers d’un match de catch ?

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Parmi les trois noms proposés parBarthes comme intertexte à cettepériode, Sartre, Marx et Brecht, c’estévidemment Brecht seul qui n’usurpepas sa place. Encore une manière deparler dans une langue étrangère(Verfremdung, distancement,Episierung, théâtre épique, etc.).Barthes lui-même a fait le récit de cet« éblouissement »9… Le théâtre aura étél’une des grandes aventures positives desa vie, et elle ne commence pas avecBrecht, mais avec Vilar, Avignon,Beckett, Adamov, Vinaver, Planchon, leTNP, Maria Casarès, Genet… Elles’arrête au seuil des années 60.

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Le théâtre est aux yeux de Barthesun lieu et un espace essentiels : espaceréel qui fait l’objet de nombreux textesde Barthes, espace de signes, espaced’une communauté que produit le tempsdramaturgique. Sans doute le théâtre etla représentation théâtrale sont-ils alors,pour lui, l’occasion providentielle, dansla France affaissée des années 50, deproduire un espace où le peuples’assemble, c’est-à-dire, en réalité,l’occasion de produire ce peuple, cettecommunauté qui n’existe pas encore ouqui est en train de s’anéantir dans lesimili petit-bourgeois.

L’esthétisme dramaturgique deBarthes est essentiellement politique, il

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a un ennemi haï, la bourgeoisie, unehantise, la petite-bourgeoisie, unerépulsion, l’argent. Tout cela donne lieuà des écrits d’une étonnante violence etparfois d’un terrorisme sans embarras.Mais cette violence extrême ne surgitqu’en alternance avec des momentsd’enchantement dont tout d’abord Vilarest le premier intercesseur. On a lesentiment que les enchantements commeles colères engagent plus que le plaisirou le dégoût personnel ; à chaque fois,s’ils s’expriment avec tant devéhémence, c’est qu’au-delà de Barthes,il y a en quelque sorte le « peuple » quiest pris en otage et se métamorphose enun public dégradé par la paresse, la

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vulgarité, la laideur dans lesquelles lethéâtre bourgeois le capture et lecorrompt ou au contraire semétamorphose en un sujet, assurant lafonction démiurgique de dire au Théâtre,« comme Dieu au Chaos : ici est le jour,là est la nuit, ici est l’évidence tragique,là est l’ombre quotidienne »10.

Brecht va être pour Barthes lemoyen de disjoindre de manière radicalece théâtre du « peuple » auquel il aspire,du théâtre progressiste que la Francesemble avoir trouvé pour seul remède authéâtre bourgeois. Tel est du moins lepropos du premier texte qu’il consacre àBrecht en juillet 195411. On assiste alorsà un renversement complet. À la place

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du spectateur actif qu’il louait Vilard’avoir suscité, c’est désormais à uneesthétique de la distance qu’il remetl’essentiel du théâtre, et c’est donc à unenouvelle dialectique de la dramaturgieque Barthes se rallie. De sa génération,Barthes semble avoir été le seul, avecAlthusser un peu plus tard12, à avoirrendu compte de l’expérience esthétiqued’un théâtre matérialiste, c’est-à-dire unthéâtre de la connaissance et non de laconscience, de l’action et non del’intériorisation, de la cité et non dupeuple, de l’intervalle et du saut et nonde l’identification, de la liberté et nonde la psychologie. Avec Brecht, Barthesretrouve ce qu’il avait engagé au départ

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de son aventure, le grand théâtre grecqu’il ressuscite au présent, débarrassédu pathos métaphysique dont, à sesyeux, Wagner et le premier Nietzschel’avaient recouvert.

Cette rencontre avec Brecht signeen même temps la fin de l’aventurethéâtrale pour Barthes. Signe de cedeuil, c’est au travers de la photographie— les admirables photographies que Pica faites de Mère Courage — queBarthes écrit ses derniers grands textessur Brecht.

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À relire aujourd’hui ces articles,ces livres, ces interventions de toutes

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sortes, ce qui apparaît le plus nettement,c’est que la présence de Marx, parexemple, est davantage une présence destructure qu’une influence intérieure.Pour Barthes, l’impossible, c’est depenser dans le vide, à partir de rien. Onne commence à bien penser que dans lastructure, un peu comme, selon certainstextes de Mallarmé, on ne poétise bienqu’à l’intérieur de l’alexandrin. D’unecertaine manière d’ailleurs, la structurecomme l’alexandrin sont du vide et durien, mais un vide et un rien quiaménagent la signification en termessériels, en opposition, en contraste, encontradiction et éloignent la hantise del’informe. Le marxisme a joué ce rôle de

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structure, à la manière du catholicismepour Pascal. Il contraint à une grandevigilance par rapport au dehors, maisparadoxalement il autorise à une libertéquasiment infinie au-dedans.

Tome II des Œuvrescomplètes (1962-1967)Sur RacineEssais critiquesLa Tour EiffelÉléments de sémiologie

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Critique et véritéSystème de la Mode

Barthes a-t-il été structuraliste ?Sans aucun doute. Il aura même été unstructuraliste fécond et efficace, commeen témoignent l’appétit et l’énergie aveclesquels il a fondé la sémiologiearticulée sur l’épistémologiestructurale ; épistémologie que l’on peutrésumer ainsi : la réalité peut êtreintégralement décrite en termes de puredifférence.

L’histoire est désormais bienconnue, au point qu’elle fait figure delégende : alors que, dans le programme

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saussurien, la linguistique ne devait êtrequ’une branche de la sémiologie dont lafondation était projetée dans le futur,Barthes réalise le programme saussurienen l’inversant : pour être fondée, lasémiologie doit être une branche de lalinguistique et le signe linguistique doitêtre le modèle épistémologiquepermettant de saisir n’importe quelmessage. Si Barthes place Saussurecomme le maître de cette période, c’estdonc un Saussure éclairé par Jakobsonet par Hjelmslev qui apporte avec luides notions capitales comme celles demétalangage, de dénotation, deconnotation, etc.

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Le couronnement de cetteentreprise sera l’énorme Système de laMode. En réalité, Barthes, avant des’engager avec intensité dans leprogramme structural, avait déjà utiliséles concepts linguistiques soit demanière métaphorique (« le degrézéro »), soit à des fins critiques (autourdu mythe), mais au seuil des années 60,c’est une tout autre aventure danslaquelle il s’investit : aventureintellectuelle, aventure institutionnelle,aventure personnelle aussi.

Le premier texte appartenant à cetteveine est « Langage et vêtement »(mars 1959) qui, sous couvert d’unecritique de l’histoire du vêtement,

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propose la première linguistique ducostume. Selon Barthes, on peutappliquer au vêtement, comme objetsémiologique, la distinctionsaussurienne entre la langue et laparole : comme langue, le vêtement estun système institutionnel, abstrait, définipar ses fonctions, formes ritualisées,usages fixes, distributions desaccessoires, congruences etincompatibilités des pièces, etc. ;comme parole, c’est un être individuelpar le degré d’usure, de désordre, desaleté, les carences d’usage, etc. Ce quiest notable, c’est le binarisme méthodo-logique dont s’empare Barthes pourfaire signifier le vêtement comme un

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langage : boutons boutonnés ou non,manches enfilées ou non, opposition descouleurs, etc. Le costume apparaît alorscomme un texte sans fin dont il fautapprendre à délimiter les unitéssignificatives.

C’est à partir de cette date queBarthes multiplie les textessémiologiques, sur le vêtement bien sûrqui est l’un des objets privilégiés, maiségalement sur la nourriture, laphotographie, l’information, le cinéma,le message publicitaire, l’image, lerécit, l’urbanisme, le fait divers. Tout cequi relève de l’échange et de lacommunication peut en droit être analysécomme un langage.

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C’est sans aucun doute cette part del’œuvre de Barthes qui a le plus gêné etqui a entraîné le plus de résistance, leplus de hargne parfois de la part del’opinion, et quand, un peu plus tard,Barthes a semblé revenir à de« meilleurs sentiments », à plusd’humanité envers les choses (plus degourmandise envers la nourriture, plusde passivité envers les films, ou plus decoquetterie envers les vêtements), etqu’il a semblé retrouver les réflexes del’écrivain, ce fut au grand soulagementdu « monde des lettres ». Ce qu’au fondl’opinion reprochait au Barthesstructuraliste, c’était sa froideur, sonjargon, son intellectualisme excessif et

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son culturalisme démocratique.Les choses, en réalité, sont plus

compliquées. De même que lasuspension de la posture esthétique n’anullement signifié un nivellement de l’artou un nihilisme sournois, de mêmel’abstraction formelle dans laquelleBarthes a semblé s’enfermer n’anullement impliqué une rupture ou unedésolidarisation d’avec la vie. C’estmême le contraire. On pourrait dire queBarthes a éprouvé une véritable passionintellectuelle pour la structure, pour lalinguistique et pour le signe, la passiond’un enfermement dans le langage qui,pendant quelques années, l’a fait passerpour un janséniste lors même qu’il

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s’agissait pour lui, plus jésuitiquement,de jouer : la structure étant, on le sait,l’espace idéal du jeu.

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La sémiologie, c’est d’abord, si onl’examine strictement du point de vue del’évolution de Barthes lui-même, lesmythologies moins l’idéologie. Si, parexemple, le film de Chabrol Le BeauSerge est l’objet d’une mythologie acidesur « Cinéma droite et gauche »(mars 1959), le même film devient dans« Le problème de la signification aucinéma » (1er trimestre 1960) le simplesupport visant à mettre en évidencel’extrême mobilité des signifiants

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cinématographiques. Prenons un autreexemple : si, dans certaines mythologies,l’analyse des publicités s’accompagnaitd’un discours moqueur, parfois mêmeréprobateur — quoique déjà dans« Publicité de la profondeur » onperçoive chez Barthes une grandevolupté à décrire le détergent comme unfluide —, la célèbre descriptionsémiologique de la publicité pour lesspaghettis Panzani13 écarte toutegénéralisation et se contente d’énumérersa pure substance linguistique : au-delàdu message verbal véhiculé par lamarque, ce qui intéresse Barthes, c’estle second message porté par les quatresignes de l’image, le retour du marché,

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l’italianité, la totalité nutritive, la naturemorte, dont les signifiants sontsuccessivement le filet entrouvert, lateinte tricolore de la tomate et despoivrons, l’accumulation de produits, ladisposition picturale des objets. Mais,au-delà encore de l’analyse contrastivequi permet de mettre en évidence lecaractère articulé de ce second message,ce qui fascine Barthes, c’est qu’il y a untroisième niveau de message qui est unvéritable paradoxe : l’idée d’unmessage sans code, la photographie.Dans ce message, la relation dusignifiant au signifié est tautologique.Les opérations photographiques(cadrage, réduction, aplatissement) ne

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sont pas un codage (une transformation).En réalité, le message littéral (dénoté)est le support du message symbolique(connoté), le travail du sémiologue étantde penser l’articulation de ces deuxmessages qu’on ne peut disjoindre.

Or ce qui est intéressant ici, c’estqu’en réalité ce type de messagepurement littéral rejoint par soncaractère utopique (on ne peut ledisjoindre du message symbolique)certaines des réflexions du tout premierBarthes autour du « degré zéro » ; onretrouve les mêmes mots : étatadamique, innocence, utopie14. De lamême manière, mais dans l’autre sens,on peut retrouver les méditations du

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dernier Barthes autour de laphotographie où il maintient, mais cettefois-ci au cœur d’une réflexionphénoménologique, l’idée de laphotographie comme message sans code.À ce moment-là, Barthes utilise leconcept de « trauma », qui anticipe surle noème du « ça a été » conféré à laphotographie, puisque le « trauma » estentièrement tributaire de « la certitudeque la scène a réellement eu lieu ».15

Pourtant, si nous restons dans lesimple contexte de cette époque, ce quiest notable chez Barthes, plus proche deFaust que d’un laborantin structuralistedu CNRS, c’est sa fascination pour lesmonstres sémiologiques, de sorte qu’à

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côté de textes fondateurs etpédagogiques comme Éléments desémiologie (1965), il développe unerecherche curieuse, aimant à forger desobjets sémiologiques à la manière d’undémiurge qui n’aurait à sa dispositionque les outils de la littéralisation pourmaîtriser le réel.

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Mais, il y a plus qu’une aventureintellectuelle de type personnel danscette période. La démarche de Barthes,pour la première fois, devientinstitutionnelle, et cela dans le cadre del’École pratique des hautes études dontil est devenu chef de travaux en 1960

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puis directeur d’études en 1962(VIe section). C’est, par exemple, en1961, la fondation du CECMAS (Centred’études des communications de masse)et de la revue Communications : ils’agit de relier la recherchesociologique aux phénomènes massifsnouveaux que la société contemporaineproduit (la Presse, la Radio, laTélévision, le Cinéma, la Publicité…),et cela par un travail collectif. Barthesécrit dans des revues moins littérairesqu’auparavant, Annales,Communications, Information sur lessciences sociales, Revue internationalede filmologie, etc. Et de ce fait, ilsemble que se produit une mutation dans

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sa réflexion. Le concept de « masses »lui-même, qui est au centre de l’activitéde recherche, déplace radicalement laposition personnelle de Barthes, jusque-là engagée dans la posture del’intellectuel marginal et critique, versune positivité nouvelle, intégralementliée à cet objet, à cette recherche et à cestatut de « chercheur ». D’une certainemanière, ce qui était, au temps del’aventure théâtrale, honni et méprisé —la petite-bourgeoisie — devient, par laseule vertu de ce mot nouveau, ce mottechnique, vidé de ses connotationspolitiques et populistes, ce mot devenulisse et neutre — les masses, lamassification, la société de masse —, et

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par la vertu de la nouvelle science quipeut l’appréhender, l’objet d’unenthousiasme intellectuel.

Barthes, à l’occasion de sesréflexions sur l’ancienne rhétorique,développe un raccourci historiqueambitieux. Selon lui, la rhétoriquearistotélicienne, telle qu’elle s’estdéployée sur une logique duvraisemblable et du sens commun,conviendrait bien aux produits de laculture de masse contemporaine ; dèslors, la sociologie structurale serait unnouvel aristotélisme, d’une efficacitétechnique bien sûr incommensurable,mais acceptant elle aussi de penser, sansles réticences de l’intellectuel esthète,

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les grandes productions discursivesproduites par ce sens commun.

La mutation sociologique,économique, discursive et donc formelleque la France des années 60 connaît etdévoile, implique de reconsidérerentièrement l’attitude de l’intellectuelface à la petite-bourgeoisie, qui n’estplus, comme c’était le cas depuis leXVIIe siècle, la parodie risible del’aristocratie, puis avec le XVIIe sièclecelle de la bourgeoisie, mais unensemble structural qui désormaisproduit un langage, des objets, uneculture, des mœurs, une esthétique, uneéconomie qui lui sont propres et qui ontatteint la dignité d’un système. Le texte

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de cette période le plus significatif d’untel retournement d’optique est sansaucun doute l’» Introduction à l’analysestructurale des récits » (1966), dont lepremier paragraphe se termine par cettephrase célèbre : « Le récit se moque dela bonne et de la mauvaise littérature :international, transhistorique,transculturel, le récit est là, comme lavie. » L’intuition de Barthes estéminemment structurale : le modèle del’analyse du récit sera la phrase, lathéorie est qu’on ne trouve rien dans lesfonctions du récit qui ne soit observableau niveau de la phrase et les exemplesseront empruntés tour à tour à JamesBond, à Flaubert et à Proust. Avec

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l’émergence de la modernité petite-bourgeoise, une approche de lalittérature exclusivement fondée sur lavaleur esthétique n’a plus de sens.

Si Barthes est un structuralistepositif et heureux, il a très tôt compris lecaractère fictif du structuralisme, fictifau sens qu’il retrouvera par exemplechez Mallarmé (« Toute méthode estfiction. Le langage lui est apparul’instrument de la fiction : il suivra laméthode du langage »16, etc.). Dans untexte de 1963, repris dans les Essaiscritiques, Barthes, au travers d’uneallusion implicite à l’origine poétiquedu structuralisme (le formalisme russe),développe l’idée de « l’homme

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structuraliste » comme producteur : « Lebut de toute activité structuraliste,qu’elle soit réflexive ou poétique, est dereconstituer un “objet”, de façon àmanifester dans cette reconstitution lesrègles de fonctionnement de cet objet. Lastructure est donc en fait un simulacre del’objet. » Alors, s’il y a deux objets,l’objet lui-même et son simulacreconstitué, cela signifie que l’activitéstructuraliste « produit du nouveau ».

Barthes, ainsi, décrit l’activitéstructuraliste comme une activitéartistique et compare la productionstructuraliste aux œuvres de Mondrian,Boulez, Pousseur ou Butor. Entre lesérialisme, le formalisme et le

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structuralisme, il y a au fond uneméthode en commun et surtout unimaginaire partagé. C’est qu’il apparaîtpour Barthes que son activitéintellectuelle n’est pas un bricolage,qu’elle implique une sorte de mutationanthropologique : Homo significans, telserait le nouvel homme de la recherchestructurale.

En réalité, l’espèce de goujaterie àl’égard de l’art que certains ont crupercevoir à la lecture de texteslégèrement provocateurs comme l’»Introduction à l’analyse structurale desrécits », où James Bond et Proust étaientposés sur le même pied, possèdequelques justifications : tout d’abord,

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sans doute faut-il accorder à Barthes ledroit à la profanation et au jeu, maissurtout, ce que Barthes vise à détruire,ce n’est pas la bonne littérature, maisce qui demeure en lui-même, peut-être,d’aristocratisme intellectuel commeconscience isolée. On a le sentimentqu’il y a, pendant ces quelques années,la volonté chez lui de se réconcilieravec la société, de l’examiner sansdédain ni élitisme. Tel est peut-être cequi caractérise l’euphorie intellectuelledes années 60 qui sera brisée par lesévénements de 1968. D’une certainemanière, si l’activité structurale produitdes simulacres, des réseaux designifications jusque-là invisibles et que

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dégagent des agencements formels aussiparfaits que les carrés de Mondrian,alors, en effet, un épisode de JamesBond devient — comme la bandedessinée dans le pop’art — un fragmentde signification nouveau et en ce sensparticipe totalement à l’aventurehumaine des formes qui est, aux yeux deBarthes, la seule chose qui importe.

Cette fascination pour la sociétécomme productrice d’objets sémantiquesneufs, et qui devient donc l’aliment d’untravail de questionnement et dedévoilement, n’est pas pour autant uneabdication devant cette société. Il s’agitd’opérer tout simplement unemétamorphose de l’intellectuel,

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d’anéantir sa négativité, de suspendre enlui l’éternelle conscience malheureusequi en fait un spectateur tragique etmaladroit de l’histoire pour l’amener àparticiper à l’intelligible historique.C’est sur ces propos que Barthes conclut« L’activité structuraliste » : « Lesformes ne sont-elles pas dans le monde,les formes ne sont-elles pasresponsables ? Ce qu’il y a eu derévolutionnaire dans Brecht, était-cevraiment le marxisme ? N’était-ce pasplutôt la décision de lier au marxisme,sur le théâtre, la place d’un réflecteur oul’usure d’un habit ? »17 De la mêmemanière, l’opposition entre « culture demasse » et « culture supérieure » cesse

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d’être l’objet d’une analyse de typecritique où se dévoilerait unantagonisme pathétique modelé sur unephilosophie de l’aliénation. Barthes voitdans cette opposition une « antithèsedissymétrique » nécessaire à la sociétécomme structure : « Le partage est lacondition formelle de toute culture, dèslors qu’elle quitte le plan des techniquespour atteindre celui des symboles. »18

Barthes, avec intuition, prédit, dans« L’activité structuraliste », la mortprochaine du structuralisme : « Ilimporte peu, sans doute, à l’hommestructural de durer : il sait que lestructuralisme est lui aussi une certaineforme du monde qui changera avec le

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monde. » De fait, la publication duSystème de la Mode, en 1967, à laveille de 1968, fait coïncider la sortiede « l’œuvre », couronnant dix ans detravail, avec le deuil de l’intellectuelnouveau produit par cette période :l’intellectuel-chercheur, un intellectuelpositif qui investit, dans ses recoins lesplus reculés, le monde de la positivitéde la signification et de la positivité dela forme. Une nouvelle orientation vas’imposer et, d’une certaine manière,l’intellectuel ancien, dont le modèle estSartre, va resurgir19.

Le Système de la Mode, qui auraitdû donc être un texte fondateur — lesannées 60 sont une période où l’on aime

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fonder —, va décevoir, et cela d’uneétrange façon, car c’est son auteur mêmequi, dès la première page, le présentecomme anachronique : « Cette aventure[celle du livre], il faut le reconnaître, estdéjà datée. » La préface, dans son entier,est d’ailleurs tout à fait étrange : Barthesy parle de lui-même à la troisièmepersonne, non par vanité mais bien aucontraire avec un profond détachementet avec la froideur de l’ennui, comme onparle d’un mort.

En réalité, au-delà du savoureuxdocument sur l’utopie structurale quecette œuvre constitue, peut-être peut-onlire aujourd’hui le Système de la Modecomme une étrange œuvre baroque,

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débordante d’une terminologie saisiedans le vertige des formalisations lesplus artificielles ; peut-être peut-onégalement méditer longuement cesénoncés qui peuvent nous fasciner delongs moments : « La Mode proposeainsi ce paradoxe précieux d’un systèmesémantique dont la seule fin est dedécevoir le sens qu’il élaboreluxueusement : le système abandonnealors le sens sans cependant rien céderdu spectacle même de lasignification. »20 C’est à propos de ceténoncé que Barthes subrepticementinscrit le nom de Mallarmé, celui de LaDernière Mode, comme l’un desmodèles poétiques de son discours :

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« La Dernière Mode ne contient pourainsi dire aucun signifié plein, seulementdes signifiants de Mode ; en restituant lapure immanence du “bibelot”, Mallarmévisait à élaborer humainement unsystème sémantique purement réflexif :le monde signifie, mais il signifie“rien” : vide, mais non absurde. »21

On comprend alors que le charmeessentiel du Système de la Mode résidedans ses creux, et, plus que dans sadimension fondatrice, dans sa frivolitéque l’on goûte au travers des épigraphesdont Barthes parsème et aère son« système » : « Le fameux petit tailleurqui ressemble à un tailleur », « Ceinturede cuir audessus de la taille, piquée

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d’une rose, sur une robe souple enshetland », « Pour le déjeuner de fête àDeauville, le canezou douillet », « Lestenues de ville se ponctuent de blanc »,« Un cardigan sport ou habillé, selonque le col est ouvert ou fermé ».

Ces énoncés, merveilleux de videet de poésie, sont prélevés dans Marie-Claire ou dans Elle. Leur présence,ironique et étrange, montre que Barthesvise moins à mettre en évidence lapositivité sémiotique de son objet que, àla manière de Flaubert ou de Mallarmé,d’ouvrir et de déployer, comme unéventail ou comme une copie, les joyauxde la parole vide. Si le Système de laMode échoue à fonder quoi que ce soit,

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c’est sans doute qu’il vient trop tard etqu’il est déjà obsolète, c’est aussi que lasociété est en train de se fissurer departout et court à l’abolition desstructures, mais c’est peut-être aussi quela mode était un mauvais objet. Non pasun mauvais objet structural — Barthesmontre avec virtuosité à partir del’énoncé « Cette année les cols serontouverts » l’articulation de l’objet et dusupport —, mais peut-être un mauvaisobjet moderne. Si Barthes ne parvientpas à produire un système sémiologiquefondateur, c’est que la mode, aucontraire de la cafetière électrique, de lapublicité télévisuelle, d’un repas deself-service, ne correspond pas à cette

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culture de masse qui est, on a vupourquoi, l’objet absolu de l’hommestructural. Avec le Système de la Mode,Barthes se perd dans une sorte dejouissance — d’autant plus autistequ’elle est dissimulée par un jargoncybernétique — à énumérer les matièreset les formes (marinière, tricot, clip,jumper, caraco, col-polo, cardigan…), àdécrire les ajustements et lesmouvements (ajusté, cintré, galbé, mou,nonchalant, renflé, tuyauté…), à lamanière d’un Proust décrivant lestoilettes d’Albertine.

Bref, devant la mode, Barthes cessed’être un moderne parce que son objetest tout simplement un objet antimoderne

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au sens où la sociologie a déclarémoderne la société de masse.

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En fait, de la période 1962-1967qui constitue le second volume, on neretient aujourd’hui que les œuvres quisont en marge de cette aventure qui en apourtant forgé le cœur. On retient surtoutle Sur Racine qui paraît en 1963 et quipropose certes une certaine perceptionstructurale de cette œuvre par l’idéed’un dispositif racinien, mais qui, aufond, investit ce découpage d’uneperspective profondémentessentialisante autour du « hérosracinien ». Si la tragédie est traitée

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comme un système d’unités, l’idée mêmed’un « homme racinien », décrit entermes d’essences — l’homme enfermé—, amène Barthes à renouer avec l’idéede substance. La polémique quil’opposera à l’université traditionnelleen la personne de Raymond Picard leconduira donc à doubler l’aventureeuphorique de la sémiologie d’uncombat violent qui précisément faitopérer à l’idéologie les premièresamorces d’un retour, et dont lamanifestation la plus visible sera lapublication de Critique et vérité dans lacollection « Tel Quel » dirigée parPhilippe Sollers.

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La seconde caractéristique de cetteépoque, c’est l’importance que prendaux yeux de Barthes l’apparition duNouveau Roman, dont il avait salué lanaissance avec « Littératureobjective »22 (1954) et avec lequel senoue une sorte d’alliance (ainsi, le textede Barthes sur La Sorcière de Michelet[1959] constituera l’une des sourcesd’inspiration du film de Robbe-GrilletGlissements progressifs du plaisir) ;c’est aussi, comme on l’a laisséentendre, le moment où Barthescommence à écrire pour Tel Quel(première intervention dans la revue en1961).

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Barthes maintient donc un lienessentiel avec la littérature ; pourtant,tout en parlant de Racine, de La Bruyère,de Robbe-Grillet ou de Butor, ilexplique sans concession, en 1963, dansTel Quel, le point de vue qui est le sien :« Il n’est ou ne sera plus possible decomprendre la littérature “heuristique”(celle qui cherche) sans la rapporterfonctionnellement à la culture de masse,avec laquelle elle entretiendra (etentretient déjà) des rapportscomplémentaires de résistance, desubversion, d’échange ou de complicité(c’est l’acculturation qui domine notreépoque, et l’on peut rêver d’une histoireparallèle — et relationnelle — du

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Nouveau Roman et de la presse ducœur). »23

La continuité avec l’entreprisequ’on a décrite précédemment est donc,pour une grande part, maintenuefermement. Qu’aujourd’hui seul le SurRacine demeure mémorable n’estpourtant pas tout à fait étonnant. Toutd’abord parce que ce livre a été sansaucun doute l’un des objets intellectuelsles plus symboliques de la crise del’Université dont 1968 sera en quelquesorte l’aboutissement : criseinstitutionnelle (les savoirs neufs seconstituent hors de l’Université), crisedu mandarinat (ce livre remet en causel’autorité du savoir mandarinal), crise

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intellectuelle (Racine n’est plus Racine).La portée subversive du livre de Bartheslui confère donc une valeur symboliqueforte que n’ont pas les œuvresvéritablement structuralistes. Mais celivre est également mémorable parcequ’il s’inscrit dans un processusd’appropriation de la culturepatrimoniale par la modernité, dont lethéâtre sera, au travers notamment d’unegénération neuve de metteurs en scène,l’objet privilégié et l’éternelle occasionde scandale. Racine, et c’est là tout lesel de l’affaire, devient au XXe siècle,avec l’affrontement mythique entreBarthes et Picard dont l’enjeu est lepouvoir sur les jeunes esprits, le nouvel

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objet de la querelle des Anciens et desModernes. Enfin, le Sur Racineentretient avec le dernier Barthes,notamment celui des Fragments d’undiscours amoureux, des liensd’anticipation qui sans doute le rendentplus familier que les autres œuvres dumoment.

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Barthes a été un structuralisteheureux. On pourrait même dire qu’il aété l’un des rares structuralistesrigoureux, échappant à la tentation, telsAlthusser, Lacan ou Foucault, de faire dustructuralisme une antiphilosophie.

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N’étant pas philosophe et ne sesentant aucune dette à l’égard de laphilosophie, Barthes n’a pas eu à sejustifier de cette aventure devant lesphilosophes et devant la philosophie. Ila évité ainsi la scabreuse aventure del’anti-humanisme, les plans ambitieuxvisant à déconstruire la métaphysique etautres projets grandioses. Lestructuralisme, à ses yeux, n’était pasune philosophie et du coup ne pouvaitpas être une antiphilosophie. Tout sejouait à l’écart de la philosophie et sansconséquence pour elle. À la différenceégalement d’un Claude Lévi-Strauss,d’un Althusser ou d’un Foucault, aucunerage antisartrienne n’étouffait Barthes ;

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aucun dédain, de sa part, pour la

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phénoménologie réduite à n’être qu’unephilosophie du vécu.

Barthes a pu ainsi éviter le piègephilosophique tendu par la structure àqui voulait l’explorer dans sa totalitépour en ramener une vérité sanglante àproclamer urbi et orbi : Lévi-Strauss sedonnant pour but de dissoudre l’homme,Foucault en appelant à la mort del’homme, Althusser allant jusqu’àvouloir supprimer le mot lui-même.Barthes s’est contenté de parler de « lamort de l’auteur », ce qui était beaucoupplus sage et plus structural puisquec’était accepter de ne tenir de discoursqu’à l’intérieur d’instances singulières,qu’au sein d’unités discursives

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parfaitement homogènes et faisantsystème ; c’était se refuser à outrepasserles limites mêmes de la structure et doncse refuser à la tentation de vouloir enextraire une vérité au grand jour ; c’étaitse refuser à la vanité des généralités.Barthes, en un sens, fut donc unstructuraliste sage.

Tome III des Œuvrescomplètes (1968-1971)S/ZL’Empire des signesSade, Fourier, Loyola

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Il n’a pas été indifférent à Barthesd’être un moderne. Entendons par làdeux postures qui ne se recoupent pasnécessairement. Être moderne a pusignifier tout d’abord pour Barthes être« actuel », avoir des contemporains, leurparler, partager avec eux le souci duprésent. Cette dimension-là, on peut direqu’en effet elle s’accomplit pleinementen cette période 1968-1971. Barthes,dans le petit tableau du Roland Barthespar Roland Barthes qui nous sert deréférence, se donne pour cette « phase »,comme « intertexte », c’est-à-direcomme réseau d’influence et dedialogue, Lacan, Sollers, Kristeva, etDerrida — des vivants pour la première

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fois. Être moderne, c’est cesser d’êtreseul, c’est être dans l’histoire, et à lameilleure, la plus juste des places.

Si Barthes confère à descontemporains un rôle qu’il n’accordaitjusque-là qu’aux morts, c’est en fonctiond’une conjoncture historique particulière— la période 1968-1971 — qui fut,d’une certaine manière, le triomphe dela modernité. Rien, dans le champculturel français, n’a alors semblérésister à la radicalité d’un discoursdont la violence, la force et la séductiontenaient à sa puissance théorétique et àla domination de la theoria. Cettepuissance, on s’en souvient, s’esttraduite par l’influence d’un certain

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style, d’un certain vocabulaire, parl’émergence de certains mots en qui secondensaient soudain des visions dumonde, des intuitions intimes, desrévélations brutales, des existences. Cesmots sont : pli, dissémination, texte,polyphonie, phallus, signifiant,différance, signifiance, textualité, signe,langage, etc. Très étrangement, leconcept, dans ce qu’il a de plus abstrait,est devenu alors, pour tout un ensemblehumain, la langue de tous les jours, laseule langue susceptible de rendrecompte d’expériences quotidiennes etsubjectives. Aujourd’hui encore,quelques personnes — de plus en plusrares — en ont gardé certains tics. Sans

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doute en est-il toujours de même, dans lemilieu littéraire ou intellectuel, pendantles périodes de mutation, de fracture oùquelque chose comme une croyance enl’intelligence se cristallise autour d’uneépistémè. À cette aventure, Barthes nonseulement a participé, mais il acontribué au lexique contemporain :scripteur, texte, logothète, écrivance,biographème, sens obvie/sens obtus,lexie, etc., termes qui, comme les autres,sont pour la plupart aujourd’hui oubliés.

On l’a vu, l’aventure structuralistes’achève pour Barthes à la veille de1968, avec la publication de ce « poèmescientifique », le Système de la Mode.D’une certaine manière, le programme

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structuraliste est accompli. Le conceptde structure a fait ses preuves : toutphénomène est descriptible en termes dedifférence ; le signe linguistique et sa loide commutation sont le modèle absolude capture et d’intelligibilité de toutechose. Pourtant, étrangement, l’édificecommence à se fissurer, etl’extraordinaire et excessive efficacitéd’une épistémologie si minimaleinquiète ceux-là mêmes qui s’en étaientfaits les principaux promoteurs.Pratiquement au même moment, lesgourous structuralistes disent ne pas oune plus l’être, ou prétendent même nel’avoir jamais été. La linguistique,source originaire de la révolution

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structurale, a opéré, il faut le dire, unerévolution dans la révolution avec lalinguistique générative de Chomsky, quin’enchante que très éphémèrement ceuxqui avaient pourtant fait du langagel’alpha et l’oméga de la pensée : leretour à Descartes, prôné par Chomsky,n’est peut-être pas le chemin le plusenchanteur.

D’une certaine manière, lespenseurs qui fondaient leurs catégoriesconceptuelles sur des opérations de typestructural (d’Althusser à Lacan) abjurentune épistémologie qui se révèle un peucourte et qui les indispose par lesclôtures qu’elle implique, peut-êtreaussi par les conséquences

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inanalysables et imprévisiblesqu’entraîne toute appartenance. Mais il ya aussi sans doute ceci : lestructuralisme, parce qu’il n’est au fondqu’un formalisme empirique, ne peutétancher la soif et la demandeinaltérable de theoria, de cérébralité,d’abstraction théorique, qui dominentcette époque. Il faut aller plus loin quele bricolage proposé, avec peut-être unpeu de perversité, par Lévi-Strauss,comme horizon de la méthode.

Le structuralisme, qui dans lesannées 60 a pu correspondre à lamodernité sociologique brusquementapparue en Europe, se révèleprécisément d’une modernité éphémère,

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superficielle, complaisante ; et qu’il aitpu n’être qu’une mode, très vite défunte,n’étonne pas. Outre son déficitthéorétique, quelque chose manque austructuralisme pour être absolumentmoderne, c’est la transgression, ladramatisation intellectuelle des enjeux,dont le maître mot, qui régnera comme« signifiant-Maître » de ces années-là,est la Politique. Demeurer structuralisteau-delà de la simple expérimentationd’un formalisme très efficace sur desobjets locaux ou régionaux (le texte, lelangage du rêve, le discours de la folie,l’épistémè marxiste, les systèmes deparenté…) aurait pu paraître comme unsigne d’immaturité ou de naïveté.

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Prolonger l’expérience, et c’estalors une image, inquiétante etenvoûtante, qui se dessine, celle duchapitre sept d’Alice au pays desmerveilles où le Lièvre de mars et leChapelier — deux pervers déglingués— tentent de convaincre la petite fillequ’elle n’est que le prédicat du principede symétrie. Si cette question,hermétiquement abordée par GillesDeleuze dans La Logique du sens, a pufasciner certains, nul doute pourtantqu’elle était étrangère à Barthes et avaittout pour le faire fuir.

Être moderne, en effet, signifieaussi, dans le cas de Barthes, quederrière cette présence visible dans le

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temps et l’espace actifs du monde, aucœur de réseaux (revues, colloques,interventions), le sujet moderne se situeen avant de ce monde. Être moderne,cela ne veut pas dire seulementparticiper à l’animation du spectacleintellectuel ou artistique de la sociétécontemporaine (cela, c’est l’apparence),c’est également et surtout construire dessignifications, des mots, des façonsd’être, des champs culturels, textuels quiprécèdent ce qui est disponible. Ainsi,être moderne, ce n’est pas se contenterde l’euphorie d’un bien-êtrecommunautaire, mais c’est faire que sondésir advienne au langage — bref,emporte les choix, les doctrines, les

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mots d’ordre, les paroles descontemporains.

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La modernité historique de Barthesse manifeste d’abord par la rupturebrutale et déclarée avec lestructuralisme. Dès la première page deS/Z (1970), Barthes, à l’abri d’unecitation de Rimbaud, renverseradicalement le propos qui était le siendans son « Introduction à l’analysestructurale des récits » : selon lui, « lespremiers analystes du récit » auraientbien voulu « voir tous les récits dumonde (il y en a tant et tant eu) dans uneseule structure : nous allons, pensaient-

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ils, extraire de chaque conte son modèle,puis de ces modèles nous ferons unegrande structure narrative, que nousreverserons (pour vérification) surn’importe quel récit : tâche épuisante(“Science avec patience. Le suppliceest sûr“) et finalement indésirable, carle texte y perd sa différence ». Certes lepropos de Barthes n’était pas tout à faitcelui-là puisque le modèle était unmodèle fourni a priori par la phrase,elle-même modèle de tout récit, mais cequi est néanmoins visé c’est le conceptmême de structure, dévalué, renduindésirable. Un concept a chassé l’autre.Celui d’écriture tout d’abord qui estentièrement remanié par rapport à ce

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qu’il signifiait dans Le Degré zéro, puis,ou en même temps et débordant sur lepremier, le concept de textualité, plusouvert, moins immédiatementdéfinissable.

Avant de publier S/Z, en 1970, quiest la réélaboration d’un séminaire tenuà l’École pratique des hautes études,commencé en 1967-1968, sur lanouvelle de Balzac intitulée Sarrasine,Barthes a écrit quelques textesimportants qui sont autantd’interventions délibérément en ruptureavec les travaux sémiologiques desannées précédentes. Il s’agit de « L’effetde réel » (1968), de « La mort del’auteur » (1968) et de « Écrire, verbe

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intransitif ? » (1970). À ces trois textes,on peut rattacher un certain nombred’interventions comme « Le troisièmesens » (1970) ou « Écrivains,intellectuels, professeurs » (1971).

Dès « L’effet de réel », il s’agitpour Barthes d’envisager, dans le texte,ce qui se soustrait à la structure, et c’estalors qu’il esquisse les premièresréflexions autour de la notation, dunotable, de la signification del’insignifiance, qu’il reprendralonguement en 1979 lors de son derniercours au Collège de France sur « Lapréparation du roman ». C’est dans « Lamort de l’auteur » que Barthes lance lemot de scripteur. L’enjeu n’est pas pour

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lui, dans une sorte de puritanismethéorique, de substituer à l’auteur,comme personne psychologique etsubstantielle, une sorte d’automatemallarméen à la manière de certainsthéoriciens du Nouveau Roman, maistout d’abord de poser que la personnemême de l’auteur est un obstacle autexte. Proust est retenu comme une figuremajeure pour avoir su « brouillerinexorablement, par une subtilisationextrême, le rapport de l’écrivain et deses personnages ». S’il y a un modèlethéorique, il faut alors le chercher ducôté des théories de l’énonciation en tantque celle-ci est un « processus vide », ets’il y a une issue à ce vide, c’est en

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déclarant alors que « tout texte est écritéternellement ici et maintenant », c’estaussi en privilégiant l’idée d’unetextualité labyrinthique où, comme chezBorges, elle ouvre un immensedictionnaire dans lequel elle puise uneécriture qui ne peut connaître aucunarrêt, c’est enfin en affirmant sapolyphonie essentielle et le caractèreincertain des instances qui la constituent,instances de Personne, d’un Nemo qui nese rassemblent qu’en un lieu qui est lelecteur. Barthes ajoute, pour conclure,une proposition qui servira longtempsd’emblème à cette rupture : « Lanaissance du lecteur doit se payer de lamort de l’Auteur. »24 C’est dans

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« Écrire, verbe intransitif ? » queBarthes inscrit ces réflexions — autourde la temporalité, de la personne —dans un propos sur les écrituresimmédiatement contemporaines(notamment Sollers) où « la distance duscripteur et du langage diminueasymptotiquement ».

S/Z est le livre dans lequel Barthesva tenter de rassembler et de fonder cesruptures particulières en un propos plusambitieux. Ce n’est sans doute paspourtant le livre de Barthes qui a eu leplus d’influence. On lui a reprochél’apparente proximité formelle qu’ilpouvait avoir avec le Système de laMode dont il se sépare pourtant si

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nettement dans le fond, et également lefait qu’il ne s’agissait pas tout à fait d’unlivre, mais d’un séminaire recomposéqui reproduisait l’effet rébarbatif dujargon linguistique, cette fois-ci par lesabréviations, les sigles, les chiffres quiponctuent le texte ou plutôt les textes,car S/Z fait le pari d’un commentaireintégral de la nouvelle de Balzacreproduite en fragments minutieusementdécoupés et analysés. On a parfois lesentiment d’avoir affaire à une sorte desur-exégèse qui fait songer à certainesbibles de la Renaissance où le texte dela révélation est comme encerclé par lescommentaires philologiques,théologiques des clercs. Mais alors qu’il

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s’agit dans l’exégèse religieuse d’établirle texte comme un, le travail de Barthesconsiste à le déconstruire.

Cette déconstruction opèreprincipalement par le travaild’éclatement du flux narratif au traversdes cinq codes au crible desquelsSarrasine est soumis : le codeherméneutique où se condensent lesdifférents termes au gré desquels uneénigme se formule et se dénoue ; le codesémique ou sémantique où se constituece que Barthes appelle des particules desens, soit encore l’espace desconnotations (par exemple la féminitéconnotée par le nom même du hérosSarrasine) ; le code symbolique, c’est-à-

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dire en fait les grandes structures desymbolisation comme celle, essentielle,de l’antithèse par exemple ; le codeproaïrétique constitué par les actions,les comportements, les séquencesévénementielles ; et enfin le codeculturel où l’intertexte, les citations, lesréférences intralittéraires sontdistribuées. Ces cinq codes ont plusieursfonctions pour Barthes. Ils sont d’abordun encodage cybernétique du texte quiest censé le traverser intégralement surun mode multiple, mais ils sont en mêmetemps le contraire d’un encodage : « Cequ’on appelle code, ici, n’est donc pasune liste, un paradigme qu’il faille à toutprix reconstituer. Le code est une

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perspective de citations, un mirage destructures. »

Et c’est là que se situe l’ambiguïtéde l’entreprise. D’un côté une ambitiontotalisatrice qui la fait ressembler, autravers des cinq codes, aux fonctions dulangage élaborées par Roman Jakobson,et de l’autre une sorte de jeu de l’oie oùil s’agit de se perdre. L’ambiguïté seredouble avec l’un des enjeux de lanouvelle de Balzac qui est la figure de lacastration et du leurre sexuel. Barthesmanipule avec une étrange, mais sansdoute salubre désinvolture, le discourspsychanalytique dont il use comme d’unephénoménologie clinique mais qu’il nesuit pas dans ses conséquences

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archétypales ou structurales. Lacastration, autour de laquelle Barthes vafaire jouer le monogramme S/Z, est unpôle symbolique qui le fascine dans lelien qu’il articule au Neutre. Il analyseainsi de manière très vive le thème ducontact de la Femme et du castrat : « Lecontact physique de ces deux substancesexclusives, la femme et le castrat,l’inanimé et l’animé, produit unecatastrophe : il y a choc explosif,conflagration paradigmatique, fuiteéperdue des deux corps indûmentrapprochés : chaque partenaire est lelieu d’une véritable révolutionphysiologique : sueur et cri : chacun, parl’autre, est comme retourné ; touché par

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un agent chimique d’une extraordinairepuissance (la Femme pour le castrat, lacastration pour la Femme), le profondest expulsé, comme dans unvomissement. » Ou encore lorsqu’ildécrit Zambinella, le castrat, comme la« Sur-Femme, la Femme essentielle » etcomme le « sous-homme », retrouvantquelques accents déjà apparus, bienauparavant, dans le Michelet.

En réalité, à mesure que l’on serapproche du centre du livre où trône lemonogramme qui lui sert de titre, ons’éloigne de ce qui a pu sembler être unpari analytique — à la manière du Lacande La Lettre volée : produire la lectured’un texte qui soit allégorique de sa

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méthode — pour s’approcher d’uneforme surprenante de lecture. Barthes, enquelque sorte, propose une méditationpoétique sur une double lettre S/Z quisemble, au lieu d’éclaircir quoi que cesoit, recouvrir une énigmesupplémentaire. « Z est la lettre de lamutilation : phonétiquement, Z estcinglant à la façon d’un fouet châtieur,d’un insecte érinyque ; graphiquement,jeté par la main, en écharpe, à travers lablancheur égale de la page, parmi lesrondeurs de l’alphabet, comme untranchant oblique et illégal, il coupe, ilbarre, il zèbre. » Le S et le Z, loin d’êtrel’équation littéralisée de la nouvelle deBalzac, peuvent être lus peut-être

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comme un mythogramme personnel,voire le mythogramme de sa proprebiographie, à la manière d’un récitcrypté de Borges ou de Georges Perec :les deux consonnes d’appui du nompropre de l’homme qui fut, après la mortdu père, le compagnon de sa mère :Salzedo. Cette mère dont il parle danstous ses livres.

De la sorte, S/Z demeure un livreétrange. La dénégation y joue un rôlecentral jusqu’à prendre ironiquement laforme de l’aveu où Barthes parodie letitre d’un célèbre tableau de Magritte :« Ceci n’est pas une explication detexte. » Tout en déniant à son propos unrôle méthodologique général, il

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s’emploiera par la suite à appliquercette « méthode » à d’autres textes25 ;tout en s’inscrivant comme seul sujet dulivre, il s’efface sans cesse sous couvertd’une exploration totalisante d’un texte.

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D’une certaine manière, on pourraitdire que L’Empire des signes est lepremier livre de Roland Barthes.Jusque-là, il n’a guère publié que desœuvres qui ne sont en fait que desrassemblements d’articles (du Degrézéro à Sur Racine), des textesinstitutionnels ou liés à l’institutionuniversitaire (du Système de la Mode àS/Z), ou bien, avec le Michelet, un livre

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dont la structure est soumise au principetrès strict de la collection « Écrivains detoujours ».

Barthes a fait son premier séjour auJapon en 1966 à l’occasion d’uneinvitation de son ami Maurice Pinguet,alors directeur de l’Institut français deTokyo. Il y retournera en 1967 puis en1968, année où il publie, dans la revueTel Quel, un premier texte sur le Japon,intitulé « Leçon d’écriture » autour duBunraku.

On pourrait dire que, bien queparaissant la même année que S/Z,L’Empire des signes en constitue unefigure totalement contraire. Si Bartheséchoue finalement dans S/Z à rompre

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avec une sorte d’académismeintellectuel profondément français, ilparvient à s’en détacher véritablementavec cette œuvre et à parler enfin unelangue nouvelle.

L’Empire des signes n’est pas unlivre sur le Japon, c’est une œuvre defiction, mais d’une fiction extrêmementparticulière au sens où le fictum a pournom un nom réel — le Japon — et enpossède toutes les apparences. Cettecoïncidence ressemble assez à cellequ’on trouve dans les récits utopiquesdans lesquels notre univers sert de décorà une fiction située par exemple dans unmonde parallèle. Les lecteurs japonaisde Barthes, de même que les

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orientalistes d’ailleurs, ont bien perçu lanature étrange de cette œuvre quiinvestit de vide, de vide et de signes, unespace humain et historique, devenusoudain une pure surface muette qui sedéplie dans les séquences extrêmementraffinées d’un livre constitué d’images,de graphismes, de fragments, dephotographies, de légendes, de poèmes,de traces.

S’il y a rupture avec les annéesprécédentes, ce n’est pas parce qu’àl’unicité de la structure Barthes auraitsubstitué le pluriel des signes, carchacun de ces signes demeure « un »,mais c’est que la structure cesse deprétendre à la theoria : Lacan clarifiant

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l’inconscient structuré comme unlangage ; Foucault cartographiant lesgrandes discontinuités discursives etdévoilant les généalogies des maîtresmots de l’Occident — la folie, l’homme,l’enfermement ; Althusser discernant parla lecture symptomale le Marxmatérialiste de la vieille métaphysiquehégélienne ; Lévi-Strauss, par unsystème de relations et d’oppositions,établissant les liens complexes deparenté de telle civilisation moribonde,etc. La structure n’est plus l’outil génialpropre à dévoiler et à clarifier larationalité organisatrice d’objetsapparemment confus. La structure est là,toute présente et non enfouie sous les

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couches complexes de sédiments idéo-logiques, mythiques ou historiques qu’ilfaudrait excaver ; la structure cessed’être un outil de la science, elle estdévoilée, accessible, tout entière dans laréalité sensible dont il suffit de selaisser saisir. Par exemple, dans cetteadmirable photographie d’un demi-visage masculin : « Les yeux, et non pasle regard, la fente et non pas l’âme » ;dans cette scène de courbettes : « Quisalue qui ? » ; ou dans ce décorabsolument symétrique : « Renversezl’image : rien de plus, rien d’autre,rien » ; dans les baguettes du repas dontla description suit, dans sa simpleprésence, l’être immédiat de ses

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mouvements ; dans un plan ancien deTokyo, véritable cartographie du vide.Voilà le niveau auquel s’opère le vraidétachement à l’égard du structuralisme,et se retourne le concept de structure.Détachement et retournement qu’il est leseul à accomplir sur ce mode — il n’y aplus de discontinuité entre la structurecomme outil de saisie et ce qui est àsaisir — et qui lui évitera cette impassesi caractéristique de l’hybris théorique,la recherche d’une antiphilosophie, ledésir vain de déconstruire ou d’acheverla métaphysique, etc. ; mais aussi cetteautre impasse et qui est généralement lelieu de décomposition de la philosophie,l’engagement politique.

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C’est parce que L’Empire dessignes est une fiction qu’il ne s’agit pasd’une nouvelle mythologie et qu’enfinBarthes invente une nouvelle formed’écrire. Très surprenante est ladéclaration presque liminaire :« L’Orient m’est indifférent. » Barthesen effet, dans ce livre, déplace, par cepropos, toute une tradition française duvoyage en Orient qui n’est que lapénible répétition d’un mythe épuisédepuis plus d’un siècle et dont lesurréalisme et Henri Michaux ont été lesderniers et contradictoires témoins.

Si, d’une certaine manière,« l’empire des signes » bouleverse uneforme d’occidentalité, ce n’est pas par

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antithèse, c’est par suspension. Lefictum que Barthes investit suspendl’Occident ; il ouvre au bonheur d’une« déprise » et non aux impasses de lacontradiction, du conflit ou d’uneopposition. Là encore, ce qu’il fautsouligner chez Barthes, c’est la forceéthique de la positivité. L’empire dessignes ne conteste pas l’Occident, ill’évapore et ouvre, pour le sujetoccidental qui en accepte les lois, lapossibilité d’un séjour heureux hic etnunc, parce qu’essentiellement poétique.D’une certaine manière, si le « Japon »est un fictum, c’est parce qu’il estl’autre nom du mot « poème », qui, on lecomprend mieux maintenant, est

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réciproquement le synonyme exact de« l’empire des signes ». Telle est aussila valeur du déplacement que Barthesopère dans ce livre où d’ailleurs lapoésie tient une place comme en aucunautre livre — à l’exception desFragments d’un discours amoureux —au travers notamment des trèsnombreuses pages consacrées au haïku.

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Parmi les textes du second versantde la période 1968-1971, sans doutefaut-il prêter une attention particulièreau texte sur quelques photogrammesd’Eisenstein, intitulé « Le troisièmesens » (1970), tant il anticipe sur les

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réflexions de la dernière œuvre, LaChambre claire. Le « sens obtus » de laphotographie, malgré des grandesdifférences, s’apparente au punctum : iltrouble et stérilise le métalangage (lacritique), il est indifférent à toutscénario, il ne se remplit pas et « il semaintient en état d’éréthisme perpétuel ;en lui le désir n’aboutit pas à ce spasmedu signifié qui, d’ordinaire, faitretomber voluptueusement le sujet dansla paix des nominations. Enfin, le sensobtus peut être vu comme un accent, laforme même d’une émergence, d’un pli(voire d’un faux pli), dont est marquéela lourde nappe des informations et dessignifications ». Puis Barthes lui donne

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un dernier équivalent textuel : le haïkuet pour rendre alors le troisième sensqui perce la photographie d’une vieillefemme ; il propose :

« Bouche tirée, yeux fermés qui louchent,Coiffe bas sur le front,Elle pleure. »

Les thèmes insistants des dernièresannées sont là.

On le voit, la modernité de Barthesne correspond pas tout à fait à celle quirègne sur les esprits français. Et pourtantelle passe pour être aussi moderne queles autres. S’il n’est pas indifférent àBarthes d’être moderne, c’est dans unesorte de passivité étrange à l’intérieur

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de laquelle il s’autorise des écarts, desdigressions très personnelles, desfugues, bref une façon marginale d’êtremoderne.

Sade, Fourier, Loyola (1971) estsans doute l’exemple le plus accomplide cette forme de marginalité. Barthesréunit ces trois auteurs autour de lanotion de logothète, c’est-à-dire commedes fondateurs de langue, au travers dequatre opérations, l’isolement, les règlesde combinaison, le rite ordonné, et laformulation. La question que nous avonssoulevée à propos de L’Empire dessignes, celle de la langue nouvelle, estbien la question centrale pour Barthes. Ilne s’agit plus comme dans S/Z

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d’encoder un texte sous couvert de ledéconstruire, il s’agit au contraired’épouser le plus totalement son objet,sans souci de se placer à distance de lui,il s’agit de partager empathiquement sondésir.

C’est à partir de ce dernier livre« moderne » que Barthes va concevoir etlancer un nouveau maître-mot par lequelva s’ouvrir pour lui une nouvellepériode (la question éthique), celui deplaisir : « Rien de plus déprimant qued’imaginer le Texte comme un objetintellectuel (de réflexion, d’analyse, decomparaison, de reflet, etc.). Le Texteest un objet de plaisir. » Or le plaisirn’est pas une notion moderne, il est trop

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apparemment subjectif, trop hédoniste.Pis encore, c’est une notion sansradicalité, c’est-à-dire sans effet depouvoir, de terreur, d’intimidation. Au« plaisir » de Barthes, les modernesopposent leur maître-mot qui est« jouissance ». Cette notion de plaisirque Barthes élabore très discrètementdans Sade, Fourier, Loyola, avant d’enfaire l’objet d’un petit livre aux accentsplus polémiques26, n’est pourtant pas unsupplément de sensualité propre àadoucir le discours très abstrait quirègne alors, c’est le point de départ d’unnouveau renversement. Ainsi, dans sapréface, l’auteur de « La mort del’auteur » écrit : « Le plaisir du Texte

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comporte aussi un retour amical del’auteur. » Étrange expression que cellede « retour amical ». Certes, et c’estl’évidence, Barthes explique que cet« auteur » qui fait retour n’est pas lemême que celui des « institutionslittéraires », ni le héros des biographies.Barthes maintient même les apparencesdu discours moderne : « Ce n’est pasune personne (civile, morale), c’est uncorps. »

Barthes, en effet, ne revient pashypocritement au bon sens des valeurséternelles. Mais, désormais, il s’estforgé une langue, dont le sens n’a plusque des résonances singulières, internesà l’œuvre, et, par exemple, le mot

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« corps », s’il appartient en effet àl’imaginaire des contemporains, possèdechez lui une signification trèspersonnelle, fort loin du corps-Artaudou du corps-Bataille qui alors sont lesréférences du système moderne. Leretour amical de l’auteur n’est doncévidemment pas une soudaine régressionou une allégeance aux académies, maiss’il est amical c’est parce que ce retours’inscrit dans un rapport nouveau àl’écriture, au texte, à la littérature quis’exprime de la plus éclairante manièredans ce propos de la préface : « Car s’ilfaut que par une dialectique retorse il yait dans le Texte, destructeur de toutsujet, un sujet à aimer, ce sujet est

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dispersé, un peu comme les cendres quel’on jette au vent après la mort […] : sij’étais écrivain, et mort, commej’aimerais que ma vie se réduisît, par lessoins d’un biographe amical etdésinvolte, à quelques détails, àquelques goûts, à quelques inflexions,disons : des “biographèmes”, dont ladistinction et la mobilité pourraientvoyager hors de tout destin et venirtoucher, à la façon des atomesépicuriens, quelque corps futur, promis àla même dispersion. »

Dans ces quelques lignes, Barthesévoque la mort de l’auteur, mais c’esttout d’abord la sienne dont il parle, etc’est en plus une mort qui s’inscrit dans

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ce temps si particulier qui est le tempsposthume et qui ici possède quelquechose de gidien, ne serait-ce que par laconstitution du lecteur comme « corpsfutur » et de la lecture comme étreinte.

On a alors le sentiment que si, eneffet, il n’a pas été indifférent à Barthesd’être moderne, c’est avec l’ambiguïtéde ces agents doubles qui goûtent auxplaisirs éphémères que leur procure leurcouverture mais qui n’en maintiennentpas moins secrètement les exigences deleur mission.

Tome IV des Œuvrescomplètes

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(1972-1976)Nouveaux essais critiquesLe Plaisir du texteRoland Barthes par RolandBarthes

L’ensemble 1972-1976, si l’oncontinue de suivre la périodisationproposée par Roland Barthes lui-même,se construit autour du mot « moralité ».Deux œuvres dominent cette époque, LePlaisir du texte et le Roland Barthespar Roland Barthes.

Le premier terme que Barthes lanceest donc celui de « plaisir » en publiant

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en 1973 Le Plaisir du texte, opusculedont la forme brève et fragmentairecorrespond bien à ce qu’il appelle à lamême époque un prospectus. Cettenotion de plaisir, déjà présente, commeon l’a noté, dans la préface du Sade,Fourier, Loyola, est sans doute celle quiaura produit le plus de malentendus. Ony a vu un terme doux, accommodant,libéral, aux antipodes du pesantpuritanisme théorique de l’époque ; on ya vu le retour de l’individu, de l’honnêtehomme, de l’idéologie du goût ; on y avu enfin la résurgence de la« lisibilité », de la sensualité, du feutrécontre l’abstraction et la cérébralitédominantes. Or, et c’est là le premier

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point, le terme de « plaisir » a été, toutd’abord, une arme de guerre, et ensuitecette arme de guerre, comme dans toutcombat bien mené, n’a pas eu un seuladversaire mais plusieurs, elle n’a paseu pour objectif de remporter unebataille mais de gagner la guerre. Ceterme de « plaisir », Barthes veut leporter loin et veut qu’il porte loin.

Ce qui est notable, en premier lieu,c’est l’amplitude conceptuelle queBarthes lui attribue. Il confère en effet auplaisir une vertu équivalente à l’épochèphénoménologique. Le plaisir relèvedonc d’abord du champ méthodologique,il correspond à la suspension, la miseentre parenthèses du moi empirique : le

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plaisir est ce qui suspend chez le sujetson « moi naturel », l’éthos du plaisirest méthode subjective de connaissanceet d’existence. C’est sur ce thème quefinit et que commence le livre : « Nejamais assez dire la force de suspensiondu plaisir : c’est une véritable épochè,un arrêt qui fige au loin toutes lesvaleurs admises (admises par soi-même). Le plaisir est un neutre (laforme la plus perverse dudémoniaque) », dit l’antépénultièmefragment. Le plaisir, on le voit, n’est pasun relâchement : c’est un arrêt, ce n’estpas un abandon, c’est une force. Leplaisir n’est pas une aise, unecomplaisance, c’est au contraire une

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force et un arrêt, qui combat lesconformismes subjectifs.

Le Neutre, évoqué ici commel’autre nom du plaisir, démultiplie, enoutre, les niveaux, et interdit bienévidemment d’assimiler le plaisir à deséquivalents douceâtres (saveur,contentement, etc.) : le plaisir est unneutre, au sens où il a une fonctionthéorétique de neutralisation. Lui aussi,comme jadis le « degré zéro », maisdans un sens inverse, détruit lesparadigmes, les oppositions logiques,l’incompatibilité de A et de Non-A, lacontradiction, les valeurs établies, lerituel littéraire et les momificationshistoriques. C’est une neutralisation

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féconde et c’est un Neutre del’abondance qui se dessine alors. Enoutre, le plaisir est un neutre quipossède la ressource inattendue etparadoxale d’être « la forme la plusperverse du démoniaque » : ce Neutre— l’autre nom du plaisir — est, commechez Bernanos, une sorte de « MonsieurOuine », ce sujet en qui le « oui » et le« non » cohabitent avec perversitécontre l’interdit évangélique27 et sefécondent de cette transgression.

Cette fonction de suspension duplaisir touche en réalité directement,parmi de nombreux thèmes, un pointessentiel dans lequel Barthes a perçumieux que les autres le péché majeur de

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la Modernité : la Cause. « Ce que leplaisir suspend, c’est la valeursignifiée : la (bonne) Cause. » Au fond,le plaisir subvertit la modernité entouchant à ce qui, en elle, la leste et lapourrit d’un fond d’éternelle et de fatalemétaphysique, et il est, en ce sens, enavant de la modernité, c’est pourquoi onpeut le dire, mais dans un sens toutbarthésien, post-moderne.

Ce fond métaphysique de la« Cause » est en effet, malgré lessubterfuges rhétoriques, partout actifdans la modernité, là même où il auraitdû être levé, notamment dans le champpolitique ; et, à ce titre, Le Plaisir dutexte est peut-être d’abord un texte de

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« l’anti-politique » : « Fiction d’unindividu (quelque M. Teste à l’envers)qui abolirait en lui les barrières, lesclasses, les exclusions, non parsyncrétisme, mais par simple débarrasde ce vieux spectre : la contradictionlogique ; qui mélangerait tous leslangages, fussent-ils réputésincompatibles ; qui supporterait muet,toutes les accusations d’illogisme,d’infidélité ; qui resterait impassibledevant l’ironie socratique (amenerl’autre au suprême opprobre : secontredire) […]. Cet homme seraitl’abjection de notre société : lestribunaux, l’école, l’asile, laconversation, en feraient un étranger :

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qui supporte sans honte lacontradiction ? Or ce contre-hérosexiste : c’est le lecteur de texte, dans lemoment où il prend son plaisir. »

À l’évidence, le sujet du plaisir estle contre-héros d’un héroïsme qui nepeut être que celui du sujet politique. Etcette anti-politique, Barthes aural’occasion de la pratiquer à lastupéfaction de tous, l’année suivante, en1974, avec « Alors, la Chine ? », danslequel, de retour du royaume ducommunisme, il propose comme seulcommentaire ce qu’il nomme lui-même,avec une sorte de cynisme grec, une« hallucination négative » de la Chinedont les termes déroutants sont : la

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délicatesse, l’assentiment, la pâleur, le« non-colorié », le paisible, la fadeur, laprose des gestes…

Le mot « plaisir », s’il a donc unefonction conceptuelle de suspension,demeure néanmoins, aux yeux deBarthes, au plus près de son sens trivial,comme par exemple dans cette phrase :« Le plaisir du texte est semblable à cetinstant intenable, impossible, purementromanesque, que le libertin goûte auterme d’une machination hardie, faisantcouper la corde qui le pend, au momentoù il jouit. » Il apparaît alors que leconcept de « suspension » ou d’épochè— emprunté à la phénoménologie —appartient également, simultanément, et

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parfois crûment, à une érotique dontBarthes propose, par fragments, lerégime et les lois. L’épochè, le neutre, lasuspension des préjugés, sont aussi desbouleversements corporels.

Ainsi oppose-t-il cette érotique quitouche essentiellement à l’instant, à lamarge, aux bordures, aux interstices, àcelle, par exemple, du « strip-tease »dans laquelle il voit le modèle du plaisirclassique de type narratif, où « toutel’excitation se réfugie dans l’espoir devoir le sexe (rêve de collégien) ou deconnaître la fin de l’histoire (satisfactionromanesque) », plaisir qualifiéd’œdipéen : dénuder, savoir, connaîtrel’origine et la fin. Le Plaisir du texte ne

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développe donc nullement une apologieconsensuelle et humaniste du plaisir dela lecture, mais plus essentiellement, etpeut-être plus secrètement, il prend laforme d’une sorte d’autoportrait ducorps de celui qui parle, un corps« sublimé » et transfiguré par leprocessus de lecture dans lequel le textel’engage : « Le plaisir du texte, c’est cemoment où mon corps va suivre sespropres idées — car mon corps n’a pasles mêmes idées que moi. »

Mais ce livre va être égalementl’occasion d’affirmer le plaisir — ceplaisir — comme valeur, et c’est en cesens que le terme de « moralité » prendson véritable sens, un sens emprunté à

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Nietzsche que Barthes choisit, pour cetteépoque, comme référence. Barthesdéfend la « moralité » du plaisir, c’est-à-dire la valeur qu’il contient, contre lessimplifications idéologiques dont il estl’objet, en projetant de faire de ce mot,théoriquement « faible » et sans portéestructurante, un mot décisif, quid’ailleurs « ne peut être pris en chargepar aucune collectivité, aucunementalité, aucun idiolecte ». Pour cela,il faut réciproquement se débarrasser del’idée d’une jouissance « forte, violente,crue : quelque chose de nécessairementmusclé, tendu, phallique ». Barthesajoute : « Contre la règle générale : nejamais s’en laisser accroire par l’image

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de la jouissance ; accepter de lareconnaître partout où survient untrouble de la régulation amoureuse(jouissance précoce, retardée, émue,etc.). »

Il faut reconsidérer — et c’est làl’un des grands enjeux du livre — lecouple jouissance/plaisir, il faut briseret brouiller le paradigme car c’est luiqui dévalue et abâtardit les deux termesen les inscrivant dans une rivalitéstéréotypée. Il s’agit bien d’affirmercontre le monde (la règle générale, lacollectivité) les certitudes absolues dusujet qui refuse d’être intimidé par cequi n’est pas lui et, dans un premiertemps méthodique, par l’idée d’une

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hiérarchie entre jouissance et plaisir,d’une supériorité ou d’un prestigestructurel conféré par le conformismeintellectuel ou populaire à la premièreau détriment du second.

C’est précisément parce que lelivre est porté par la nécessité d’une« moralité » au sens nietzschéen qu’ildoit, avec une certaine violence,s’opposer à tout discours théorique —nécessairement grégaire — qui voudraitavoir prise sur lui et plus précisément,plus violemment encore, aux discours dela démystification (réactifs) : « À peinea-t-on dit un mot, quelque part, duplaisir du texte, que deux gendarmessont prêts à vous tomber dessus : le

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gendarme politique et le gendarmepsychanalytique : futilité et/ouculpabilité, le plaisir est ou oisif ouvain, c’est une idée de classe ou uneillusion. » Barthes pose les jalons de cequi sera développé plus tard dans lesFragments d’un discours amoureux, où« le sentiment amoureux » de la mêmefaçon sera défendu, affirmé contre lesintimidations de langage venues desgrands systèmes totalisants.

Le Plaisir du texte est doncessentiellement une morale du plaisir etproduit une éthique, mais il ne seraitqu’un petit traité de plus si le mot« plaisir » était simplement homonymede lui-même, c’est-à-dire s’il était

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simplement et bourgeoisement affirmédans la solitude de sa suffisance et leconfort d’une simple satisfaction. Ce quiest troublant dans ce livre, ce sontprécisément les synonymes curieux querecouvre secrètement le mot plaisir, etpar exemple le mot « peur », qui figuresi étrangement dans la mystérieuseépigraphe de Hobbes, et qui a priori —comme celui de neutre — s’apparie simal au titre du livre : « La seule passionde ma vie a été la peur. »

La peur, placée à l’orée du livre età laquelle Barthes consacre un fragmentsibyllin, est bien essentielle au dispositifbarthésien. La peur est essentielle parcequ’elle est ce qui accompagne le plaisir

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et s’ajoute à lui dans sa puissance deneutralisation des paradigmes et desoppositions, dans ses capacités àsubstituer aux contraintes stérilisantes dela symétrie — celle de l’ordre, de larègle, du « langage consistant » — leseffets retors et incalculables desasymétries : « À l’origine de tout, laPeur ? (De quoi ? Des coups ?) » Parelle, par la peur, l’écriture s’ouvre alorsà ce qui la fait trembler, inscrivant dansl’écriture raisonnable et mesurée duplaisir, l’excès, les dérives,l’inavouable qui parfois lui manquentpeut-être et que la jouissance lui dérobe.L’écriture s’ouvre clandestinement auSchaudern (tremblement) gœthéen

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découvert dans Gide, à la crainte et autremblement rencontrés chezKierkegaard, à une forme de vide que lapeur porte en elle, et, par là même,permet de trouver à l’impossibleéquation de la jouissance et du plaisir,qui obsède tant Barthes tout au long dece livre, une résolution toutepersonnelle. D’une certaine manière, ladémarche de Barthes s’apparentepartiellement à celle de Bataille, maisen inversant les priorités rhétoriques etpassionnelles ; car chez Batailledemeure ce que Barthes appelle« l’éréthisme de certaines expressions »et un « héroïsme insidieux », alors que« le plaisir du texte (la jouissance du

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texte) est au contraire comme uneffacement brusque de la valeurguerrière, une desquamation passagèredes ergots de l’écrivain, un arrêt du“cœur” (du courage) ». La peur alorsapparaît comme le signe sur lequels’ouvre le plaisir dans une structure demasque particulièrement fascinante.

Et la structure ? dira-t-on à cepropos. On a vu à propos de L’Empiredes signes qu’en en faisant l’espace dela fiction, Barthes avait, pour son proprecompte, totalement déplacé, et à son seulprofit, cette notion qui donc perduresous des formes dérivées. L’idée destructure semble avoir disparu avec LePlaisir du texte. Pourtant, peut-être se

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maintient-elle dans la présence dufragment. Pas seulement parce que lefragment possède des qualités definitude, de discontinuité, de clôture,mais aussi parce que les fragments —comme ensemble — sont un dispositifparticulièrement structural : le senss’évapore au profit de la valeur puisquec’est dans la dimension relationnelle defragment à fragment que la significationse déploie, et à la linéarité de ladissertation le discours fragmentairesubstitue la synchronie mobile d’unsystème. Le paradigme a vacillé, lescouples binaires ne commutent plus, lastructure a cessé d’être sage. Ce qui estnouveau également avec Le Plaisir du

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texte, c’est que le fragmentaire est aussi,en tant que structure, l’abri dusubjectif. Et cela est vraiment nouveaupour Barthes — du moins de manièreaussi affichée — et pour la constellationintellectuelle à laquelle il appartient.

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Au-delà d’une rupture comme celledu Plaisir du texte, cette période estcaractérisée par toutes sortesd’interventions nouvelles qui sontégalement représentatives d’un certainnombre de mutations : interventions surla musique, interventions sur la peinturemoderne et contemporaine, interventionssur le cinéma.

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Ce qui définit les plus importantsde ces textes, c’est qu’ils s’inscriventdans un dessein autobiographique dont ilfaut mesurer la complexité. Cela estévidemment visible dans les textes sur lamusique, où dans « Le grain de lavoix », par exemple, Barthes évoque unefigure musicale propre à son passé, lechanteur Charles Panzéra dont il a été lejeune élève, ou encore dans « En sortantdu cinéma » où la questioncinématographique est vidée de toutcontenu « filmique », et où la questionde l’œuvre a disparu au profit d’unpropos qui ne concerne plus que lelocuteur lui-même : « Le sujet qui parleici doit reconnaître une chose : il aime à

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sortir du cinéma ». Dans « Le grain de lavoix », Barthes développe une critiquetrès violente de l’art du barytonallemand Dietrich Fischer-Dieskau, quirègne alors sur le lied romantique, et luioppose le chant de son ancien maître.Cette opposition qui, d’une certainemanière, pourrait rappeler ledogmatisme d’une « mythologie » desannées 50, où Barthes exécutait lechanteur français Gérard Souzay28, estpourtant bien différente malgré un typed’argumentation critique relativementproche. Cette violence est tout autreparce qu’elle se fonde sur la mémoire, etsur la mémoire d’un objet perdu : l’artde Panzéra est alors inaudible, faute

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d’avoir été enregistré et conservé demanière correcte. Barthes ne peut —mais c’est précisément ce qu’il veut —que nous renvoyer à une anamnèsepersonnelle construite dans un récit àl’imparfait qui ressuscite de manièrepurement subjective l’art de Panzéra :« Tout l’art de Panzéra, au contraire,était dans les lettres, non dans le soufflet(simple trait technique : on nel’entendait pas respirer, mais seulementdécouper la phrase). Une penséeextrême réglait la prosodie del’énonciation, etc. » Cette évocation dece qui est objectivement perdu et qui nesurvit qu’au travers de cette longueréminiscence se termine par cette

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interrogation à propos de cettephonétique unique dans le chantfrançais : « Suis-je seul à la percevoir ?Est-ce que j’entends des voix dans lavoix ? »

On dira alors que Barthes, dans cetexte, et d’une manière plus légère dansson texte sur le cinéma, est en train deconstituer au creux de son œuvre le pôled’une hyper-subjectivité dont oncommence à concevoir les contoursparticuliers. Il ne s’agit pas, comme ilconvient à l’écrivain bourgeois,d’afficher les goûts de sa maturité —rien du « questionnaire de Proust » dansces propos.

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Il s’agit, en cette période où le« je » est banni, où la theoria règne, detransgresser les règles de la modernité etde faire de cette transgression le pointde départ d’une nouvelle façon de dire« je », qui aura été sans doutel’obsession la plus durable de Barthes.On le voit, la confidenceautobiographique n’est pas unsupplément d’âme au texte théorique,elle agit à l’intérieur même du texte, à lamanière d’une pure égologie, comme sontotal déplacement. Barthes justifie ainsicette démarche dans le fragment « Moi,je » du Roland Barthes par RolandBarthes : « … aujourd’hui, le sujet seprend ailleurs, et la “subjectivité” peut

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revenir à une autre place de la spirale :déconstruite, désunie, déportée, sansancrage : pourquoi ne parlerais-je pasde “moi”, puisque “moi” n’est plus“soi” ? »

Alors que les Modernes cherchentpar tous les moyens, parfois les plusabsurdes ou les plus enfantins, à ne pasdire « je » (on utilise le « ça », le« on », l’impersonnel…), Barthesdénoue d’un seul geste la censure en laretournant en liberté : puisque lamodernité a délogé le « moi »,puisqu’elle a démasqué tous les leurrespossibles de l’imaginaire, puisqu’elle adétruit la subjectivité, nous voilà enfinlibres de dire « je », libres de nos

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illusions et de notre néant. Tel est doncle second dispositif mis en place parBarthes. Au travail libérateur du« Plaisir » dont on a vu précédemment laconfiguration, s’ajoute, dans un secondtemps, le travail libérateur de lasubjectivité. Tous deux s’associent dansle fait qu’alors la démystificationmoderne, et du plaisir, et de lasubjectivité, loin de conduire à leurdeuil, autorise, dans un renversementtypiquement barthésien, à les rendre ànouveau désirables, à les étreindre, à lespratiquer, mais, bien évidemment, toutautrement. La démystification cessed’être réactive — source du

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ressentiment —, elle devient active,productrice de nouveau.

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Le Roland Barthes par RolandBarthes (1975) est sans aucun doute,après L’Empire des signes, le livre leplus concerté, le plus réfléchi et le pluscomposé qu’ait jamais écrit Barthesjusque-là. C’est aussi — et c’estimportant — le livre le plus heureux.Plus heureux que tout ce qui précède etplus heureux que tout ce qui suit.

À l’origine, une initiativeéditoriale : faire écrire par lui-même levolume Barthes prévu pour la collection« Écrivains de toujours » du Seuil, dans

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laquelle il avait jadis publié le Michelet(1954). De ce qui pourrait passer pourune sorte de « coup », Barthes va sesaisir pour inventer une forme tout à faitinédite d’autoportrait. Comme on l’adéjà vu, la structure — une« collection » est une structure — est lacondition nécessaire à la liberté.

Le dispositif fragmentaire joue unrôle évidemment beaucoup pluscomplexe que dans les livres antérieurspuisqu’il ajoute cette fois-ci auxfonctions de morcellement (le Japon), deprotection (le plaisir), des procéduresextrêmes, où l’ironie, la parodie,l’intime, le carnavalesque, ledialogisme, la mise en abyme le saturent

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pour en faire réellement un empire dessignes : dessins ou pastels, graphies,photographies, images, légendes,partitions, markers, dessins, textes,textes dans les textes (citations,parenthèses, digressions, auto-commentaires), personne dans lapersonne puisque tous les pronoms dusingulier nomment le même individu etcela parfois au sein d’un même fragment.On l’a dit, la grande intuitionbarthésienne est que l’œuvre estpossible dès qu’on a trouvé une nouvellefaçon de dire « je ». Le Roland Barthespar Roland Barthes dénoue de manièreparticulièrement forte le dilemme dans

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le temps même où il invente un objetlittéraire inédit.

L’image y joue un rôle premierpuisqu’elle est ce sur quoi s’ouvre lelivre, dans le modèle essentiellementproustien du « temps perdu », où sedéploient la mère, les noms de lieux(« Bayonne, Bayonne, villeparfaite… »), la maison, le jardin, lasexualité de l’enfance, la généalogie —vieillesse, neurasthénie, mélancolie desfamilles mortes —, le roman familial,l’enfance — « L’envers noir de moi-même, l’ennui, la vulnérabilité,l’aptitude aux désespoirs (heureusementpluriels), l’émoi interne, coupé pour sonmalheur de toute expression » —,

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l’adolescence (« En ce temps-là, leslycéens étaient de petits messieurs »),Soi (« Nous, toujours nous… aux amisprès »).

Ce qui est profondément barthésien,c’est le traitement de la photographie,agencement, cadrage, jeux du passé et duprésent, inscription du temps, fascinationpour le fragment photographique dans lelarge spectre de l’image (« Me fascine,au fond, la bonne »), c’est aussi un art,un soin particulier du légendage qui faitde l’image une sorte d’inspiratriceparticulièrement enivrante : « Degénération en génération, le thé : indicebourgeois et charme certain », « Lafamille sans le familialisme »,

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« Contemporains ? Je commençais àmarcher, Proust vivait encore etterminait la Recherche », « D’où vientdonc cet air-là ? la Nature ? leCode ? »… Chacune de ces phrases estimmédiatement mémorable comme unecitation ; tel est le charme particulier del’usage des images et des légendes àl’orée du volume, puis tout au long decelui-ci, que de susciter une poétiquetrès particulière parce qu’elle ne relèvepas d’un égotisme personnel ou privé,mais qu’elle est entièrement vouée ànourrir la vérité recherchée par le livre.Cette poétique est celle des « pré-histoires », au sens anthropologiquecomme au sens romanesque. Poétique de

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ce sujet encore improductif, encoreoisif, de « ce corps qui s’achemine versle travail, la jouissance d’écriture »,vers l’écriture, c’est-à-dire vers le deuilet la disparition de toutes les images.

Si les images sont la pré-histoiredu sujet, alors le texte, les fragments,eux, constituent son histoire. Chaquefragment déroule un mot appartenant à ladoctrine barthésienne, « adjectif »,« aise », « analogie », « argent »,« Argo », « arrogance », sous la formedu commentaire (« Le démon del’analogie »), du souvenir (« Quand jejouais aux barres »), de l’aveu (« Lajeune fille bourgeoise »), de la maxime(« Éros et le théâtre »), des listes

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(« J’aime, je n’aime pas »), du dialogue(« Reproche de Brecht à R.B. »), de laréflexion (« Le plein du cinéma »), de lacitation (« Lettre de Jilali »), du récit(« La côtelette »), de l’épigramme (« Lacourbe folle de l’imago »), del’allégorie (« La déesse H. »), dudiscours (« Un mauvais sujetpolitique »), du paradoxe (« Enfait… »), de la série (« Pause :anamnèses »), de la confidence (« Aupetit matin »), etc.

Ce qui est important ici, c’est letransfert qu’opère Barthes. Tout sontravail est de transférer la valeur de sadoctrine, ou du corps de doctrineconstitué par son œuvre (thèses,

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axiomes, assertions, théories,réfutations, pensées), sur un personnage,lui-même, ce lui-même dont il écrit :« Tout ceci doit être considéré commedit par un personnage de roman. »Soyons plus précis et disons que letransfert de la doctrine sur la personnes’accompagne, dans ce transfert même,d’une métamorphose de la personne enpersonnage.

Le transfert de la doctrine sur lapersonne opère au niveau le plusélémentaire lorsque par exemple unconcept perd toute intensité abstraitepour s’énoncer sous la forme d’un plipersonnel (« L’amour d’une idée »),mais plus généralement, ce transfert

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opère sous les formes qu’on a déjànommées : le dialogisme, lecarnavalesque, la parodie, l’ironie,l’intime, la mise en abyme où la pensées’éparpille dans l’insignifiant qui de cefait devient le plus haut lieu del’abstraction et où cet éparpillement està la fois dénoncé comme vanité littéraireet confirmé par cette dénonciationmême. C’est un jeu. Mais comme toutjeu, porté à l’extrême, il cesse de l’êtretout à fait et construit un sérieux qui luiest propre.

Telle est peut-être l’inventionlittéraire de Barthes à laquelle on peutencore aujourd’hui être sensible : dansl’épuisement de l’autoportrait, en ces

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années 70 où le moi est haïssable, avoirporté à la plus extrême légèreté labanalité vive du sujet et lui avoir rendusa nécessité littéraire : « J’aime : lasalade, la cannelle, le fromage, lespiments, la pâte d’amandes, l’odeur dufoin coupé […], les roses, les pivoines,la lavande, le champagne, des positionslégères en politique, Glenn Gould… »,et réciproquement, avoir su, grâce à lablancheur même de la phrase, saisir lesouvenir dans sa pureté épiphanique :« Retour en tramway, le dimanche soir,de chez les grands-parents. On dînaitdans la chambre, au coin du feu, debouillon et de pain grillé » ; « Dans lessoirs d’été, quand le jour n’en finit pas,

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les mères se promenaient sur de petitesroutes, les enfants voletaient autour,c’était la fête », etc.

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Barthes est devenu par ce livre unMaître. La Modernité a d’ailleurs étéune machine à produire des maîtres.Mais Barthes ne consent à le devenirque sous une forme bien particulière etchoisie. D’un certain point de vue, cemaître est un anti-Socrate (il reste« impassible devant l’ironiesocratique », écrivait-il dans Le Plaisirdu texte), et cela est logique si l’onsonge à l’inspiration nietzschéenne deson discours. La Maîtrise s’accompagne

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simultanément chez lui d’une sorte dedessaisissement des instruments dupouvoir intellectuel — fondé sur leprestige que confère le pouvoir del’abstraction, sur l’intimidationconceptuelle, sur la radicalité dudiscours (par exemple politique). Lamaîtrise à laquelle aspire Barthes nedoit pas outrepasser une mesuresubjective et intersubjective et elletrouve son expression dans ce qu’il aappelé ailleurs une « rhétoriqueérotisée »29, qui prend sa source chezPlaton, l’anti-Socrate, où se déploie unedialectique qui est essentiellement ledialogue amoureux du maître et dudisciple : « Peut-être Mallarmé

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suggérait-il cela, lorsqu’il demandaitque le Livre fût analogue à uneconversation. Car, dans la conversation,il y a aussi une réserve, et cette réserve,c’est le corps. Le corps est toujoursl’avenir de ce qui se dit “entre nous” »,écrit également Barthes dans « Auséminaire » (1974), texte dans lequel la« maîtrise » barthésienne se distinguetrès précisément de celle de tous lesmaîtres modernes : « L’espace duséminaire n’est pas œdipien, il estphalanstérien, c’est-à-dire, en un sens,romanesque […] ; le romanesque n’estni le faux ni le sentimental ; c’estseulement l’espace de circulation desdésirs subtils, des désirs mobiles ; c’est,

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dans l’artifice même d’une socialité dontl’opacité serait miraculeusementexténuée, l’enchevêtrement des rapportsamoureux. »

Ce dialogue amoureux qui est doncrecherché explique l’opération amorcéepar Le Plaisir du texte et systématiséepar Le Roland Barthes par RolandBarthes, à savoir le fait que la doctrineabandonne l’espace théorique pour setransférer et se déployer sur la personnede Barthes devenue auteur de lui-même.

Certaines synthèses alors peuventse faire : Barthes republie en 1972 LeDegré zéro de l’écriture suivi desNouveaux essais critiques quirassemblent des études écrites pendant

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les dix dernières années, parmilesquelles « Flaubert et la phrase »(1967) ou « Pierre Loti : Aziyadé »(1971) et surtout « Chateaubriand : Viede Rancé » (1965), texte dans lequel ontrouve la meilleure préface à cettepériode de la « moralité » constituée parLe Plaisir du texte et le Roland Barthespar Roland Barthes : « Tout homme quiécrit (et donc qui lit) a en lui un Rancé etun Chateaubriand ; Rancé lui dit que sonmoi ne saurait supporter le théâtred’aucune parole, sauf à se perdre : direJe, c’est fatalement ouvrir un rideau, nonpas tant dévoiler (ceci importedésormais fort peu) qu’inaugurer lecérémonial de l’imaginaire ;

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Chateaubriand de son côté lui dit que lessouffrances, les malaises, lesexaltations, bref le pur sentimentd’existence de ce moi, ne peuvent queplonger dans le langage, que l’âme“sensible” est condamnée à la parole, etpar suite au théâtre même de cetteparole. »

Barthes ajoute alors — faisant lelien entre Le Degré zéro de l’écriture etl’exercice étrange auquel il va se livrerdans le Roland Barthes : « Cettecontradiction rôde depuis bientôt deuxsiècles autour de nos écrivains : on seprend en conséquence à rêver d’un purécrivain qui n’écrirait pas. »

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Tome V des Œuvrescomplètes (1977-1980)Fragments d’un discoursamoureuxLeçonSollers écrivainLa Chambre claire

Avant même d’en faire l’un desthèmes majeurs du Degré zéro del’écriture, Roland Barthes, dans un texteécrit en 1944 au sanatorium de Saint-Hilaire, avait désigné Orphée comme le

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modèle même de l’écriture par oùs’enchaînent « les objets et les hommesrétifs à la parole ». Tout au long de sonœuvre, la figure d’Orphée estsuperstitieusement convoquée comme unmémorial, c’est-à-dire comme un guidedétenant une vérité inaliénable :« L’écrivain et Orphée sont tous deuxfrappés d’une même interdiction, qui faitleur “chant” : l’interdiction de seretourner sur ce qu’ils aiment. »

C’est au crépuscule de sa vie quel’orphisme de Barthes s’est accomplipleinement, dans toute son intensité, samesure, et sa démesure en tant qu’il estvoué à transgresser cet interdit. Il estmarqué par trois œuvres : un traité du

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sentiment amoureux (Fragments d’undiscours amoureux), un traité del’écrivain sans œuvre (Leçon) et enfinun traité de la descente vers la mort oula morte (La Chambre claire), sanscompter bien sûr les très nombreuxtextes ou interventions qui, à la manièrede miniatures, accompagnent cesœuvres, les précèdent, les ponctuentcomme de petites variations, parmilesquels « Le chant romantique » (1977),« Sur des photographies de DanielBoudinet » (1977), « Longtemps, je mesuis couché de bonne heure » (1978),« L’image » (1978), « La chronique »(1979), « Aimer Schumann » (1979) ouencore « On échoue toujours à parler de

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ce qu’on aime » (1980), texte inachevé,interrompu par l’accident, puisdéfinitivement par la mort, et dont letitre est assez parlant.

Parmi ces œuvres, l’une, parce quemoins personnelle, semble fairecontraste, Sollers écrivain (1979),recueil d’interventions consacrées àl’œuvre de Philippe Sollers. Et pourtant,commentant Drame, Barthes écrit :« Sollers suit de très près le mythefondamental de l’écrivain : Orphée nepeut se retourner, il doit aller de l’avantet chanter ce qu’il désire sans leconsidérer : toute parole juste ne peutêtre qu’une esquive profonde ; leproblème, en effet, pour quelqu’un qui

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croit le langage excessif (empoisonné desocialité, de sens fabriqués) et qui veutcependant parler (refusant l’ineffable),c’est de s’arrêter avant que ce trop delangage ne se forme : prendre de vitessele langage acquis, lui substituer unlangage inné, antérieur à touteconscience et doué cependant d’unegrammaticalité irréprochable. »

Sollers, l’ami, sans doute le seulparmi les écrivains contemporains, àpropos de qui il écrit encore, dans unautre texte du livre : « Il ne se retournepas sur l’arrière du langage. Ses amisou ses ennemis, il nous maintient tousvivants. » En cela, Sollers est un Orphéeheureux ; c’est-à-dire une exception.

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L’Orphée barthésien, lui, va jusqu’aubout de la menace qui pèse sur lui etqu’il était pourtant censé surmonter.

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Fragments d’un discoursamoureux (1977) est un livre sansmodèle parmi ses contemporains, et s’ilfallait lui en trouver un, ce serait alorsdans le lointain passé, la Vita Nova deDante, Le Livre de l’ami et de l’aimé deRaymond Lulle, ou dans d’autrescivilisations, notamment orientales,arabes pré- ou post-islamiques ouasiatiques, et peut-être même jusquedans le Cantique des cantiques sioriginaire, mais aussi bien sûr dans la

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poésie romantique, celle chantée parSchumann ou Schubert, ou encoresymboliste, si l’on songe à Pelléas etMélisande, seul opéra véritablementimportant pour Barthes.

À Dante, Lulle, à la tradition juive,arabe ou asiatique, Barthes emprunte ledispositif fragmentaire, la forme dutraité lyrique où pensée, sagesse et désirse concilient dans une parole qui se veutlogos ; à la littérature profane, etnotamment au Werther de Gœthe,Barthes prend en quelque sorte lamatière littéraire qui se confond avec sapropre vie.

Ce qui est essentiel à toutes cestraditions et qui, bien sûr, les inscrit

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également dans le modèle orphique,c’est la structure duelle du sujetamoureux et du sujet aimé : le sujetamoureux n’a jamais à faire qu’à l’Un.Le Deux y est le simple multiple del’Un, son enclos. D’où le fait d’ailleursqu’au-delà des noms et des traditions, auprincipe de toute hénologie et de toutdialogue, Platon, celui du Banquet, soitl’une des références les plus insistantes.

Le couple de l’amoureux et del’aimé est ainsi ce qui structure tous lesfragments et les constitue en structure.L’aimé est l’Absent, il est l’Adorable, ilest Atopos, il est Tel ; le sujet amoureuxest ascétique, celui qui attend, il estl’écorché, il est langoureux…

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D’ailleurs, le sentiment amoureux esttout entier un fait de structure : « Dansl’incident, ce n’est pas la cause qui meretient et retentit en moi, c’est lastructure. Toute la structure de larelation vient à moi comme on tire unenappe : ses redents, ses pièges, sesimpasses […]. Je ne récrimine pas, je nesuspecte pas, je ne cherche pas lescauses ; je vois avec effroi l’ampleur dela situation dans laquelle je suis pris ; jene suis pas l’homme du ressentiment,mais celui de la fatalité. (L’incident estpour moi un signe, non un indice :l’élément d’un système, nonl’efflorescence d’une causalité). »

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D’une certaine manière, lesFragments sont un livre structural. Onpourrait le lire comme le dispositifsystématique dans lequel une situationest saisie tout aussi bien dans lacombinatoire qui articule les unes auxautres les cases du système que dans lescommutations infinies qui engendrentchez le sujet amoureux les mêmesattitudes, les mêmes gestes, les mêmespropos, les mêmes dispositions. Lesdeux gestes structuraux, découpage etagencement, sont la matière même dulivre. Le dispositif structural possèdeune fonction méthodique d’épochè : ils’agit bien d’atteindre le sentimentamoureux comme phénomène et, pour

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cela, de mettre entre parenthèses tout cequi le parasite ou le dilue dans unegénéralité humaine, c’est-à-dire dans lapsychologie. La structure est, à ce titre,un outil de purification de l’êtreamoureux où celui-ci est débarrassé dece qui l’encombre ou l’abâtardit, etl’assujettirait comme un sujetquelconque aux lois générales et à lamatière banale des expériencesordinaires.

La structure est un anti-positivisme.En cernant au plus près les lois localesou régionales propres à son objet — icile sentiment amoureux —, en mettant aujour les dispositifs spécifiques qui sontau service de cet objet, en séparant avec

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une rigueur toute puritaine ce qui enrelève de ce qui n’en relève pas, lastructure rejette radicalement touteinterprétation en extériorité de son objet(d’où, par exemple, le rejet de lacausalité au profit du système) et, bienau contraire, ne l’aborde de ce fait qu’enintériorité, dans une immanenceradicale et pure.

Ainsi la figure CONTACTS, qui« réfère à tout discours intérieur suscitépar un contact furtif avec le corps (etplus précisément la peau) de l’êtredésiré », propose-t-elle une série simplede situations qui sont autant devariations autour du même point et dontle rôle précis, méthodique, est, par ces

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variations mêmes, d’en saisir le sensspécifique : « (Pressions de mains —immense dossier romanesque —, gesteténu à l’intérieur de la paume, genou quine s’écarte pas, bras étendu, comme side rien n’était, le long d’un dossier decanapé et sur lequel la tête de l’autrevient peu à peu reposer, c’est la régionparadisiaque des signes subtils etclandestins : comme une fête, non dessens, mais du sens.) »

Pourtant, le sujet amoureux eststructural comme l’était le sujet racinien.Car si la procédure structurale vise àreculer toujours plus loin, dans une sorted’infini sans signification — infini athée—, l’idée d’une essence fixe des choses

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et vise à abolir l’idée même d’essence,cette même procédure, sous la directionde Barthes, aboutit au contraire à faireaffleurer, à faire apparaître et à saisir cequ’en termes phénoménologiques onappellerait le noème du sentimentamoureux, c’est-à-dire la chose même,la chose telle qu’en elle-même, la chosedevenue phénomène. La structure estbien ici l’instrument d’unephénoménologie. Le sentimentamoureux, en tant qu’il est reconstituésous la forme d’un simulacre parfait,d’une grande pureté formelle etstructurale, peut être le truchement, nonplus d’une simple entreprise deconnaissance, mais de l’expérience

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d’une parole réduite et reconduite par lefragment à son essence, c’est-à-dire àl’origine de tout sens, c’est-à-direencore à la subjectivité absolue.

Au fond, l’expérience, toute limitéeet toute singulière qu’elle soit, commel’est aux yeux du monde celle dusentiment amoureux, menée absolument,conduit à une forme d’universalité, à uneforme d’originel, et à une forme detranscendance tout aussi radicale que lesexpériences ontologiques les plushautes. L’amoureux, pourrait-on dire,c’est le sujet. Et ce sujet est si bien saisien sa vie égologique, sa parole est sibien réduite à son simple et purpossible, qu’alors les Fragments d’un

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discours amoureux sont en effet, commetoute phénoménologie, une véritableontologie concrète.

On n’épiloguera pas sur tous cesfragments, où le corps, où la chair sontdécrits comme le chemin vers cettealtérité de l’aimé. Il s’agit bien d’uneprésence qui donne en personne lecaractère inaccessible de l’autre tout enétant entrelacée à une donation de soncorps. L’ego alors se transcendevéritablement lui-même par cetteconstitution de l’autre.

Ce qui constitue donc la singularitédes Fragments d’un discoursamoureux, c’est tout d’abord le transfertdu génie de la structure sur une

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phénoménologie, et simultanément le faitqu’il s’agit du premier livre — précédéd’une certaine façon, il est vrai, parL’Empire des signes — où la theorian’a plus de fonction dominante, régenteou conductrice. La réhabilitation de ladoxa opérée par Barthes explique biensûr que la langue barthésienne, même sielle joue encore partiellement avec lathéorie, investit pleinement, mais demanière « tempérée » — au sens musicaldu terme —, la langue naturelle, lalangue naïve, la langue de latransitivité : « (N’est-ce donc rien, pourvous, que d’être la fête dequelqu’un ?) »

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Ce retrait de la théorie est sansdoute ce qui expliquel’incompréhension, l’étrange apathie etla paresse avec lesquelles ce livre a étélu par une portion significative dumonde intellectuel, trahissant peut-êtreaussi par cette incompréhensionquelques signes de décadence. Mais cen’est pas seulement en se soustrayant auxapparences de la theoria que Barthesprenait le risque d’être incompris, c’estaussi parce qu’il s’écartait des grandsmythes rationnels de l’intelligentsia, etnotamment les deux grandes mythologiesfreudienne et marxiste. Nous retrouvonsdonc ici ce que nous avions vus’esquisser dans Le Plaisir du texte, à

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savoir la lecture de ces deux systèmestotalisants comme simples systèmesdiscursifs de cœrcition, comme paroledu Pouvoir, ce que Barthes appelled’une manière nietzschéenne le discoursdu « Prêtre » : il s’agit toujours dedémystifier, de déprécier, de réduire parla détermination. Barthes y oppose ceci :« Je veux changer de système : ne plusdémasquer, ne plus interpréter mais fairede la conscience même une drogue, etpar là accéder à la vision sans reste duréel, au grand rêve clair, à l’amourprophétique. »

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L’année 1977 n’est pas seulementcelle des Fragments d’un discoursamoureux, c’est aussi, le 7 janvier, cellede la leçon inaugurale au Collège deFrance où il vient d’être élu, et en juincelle de la décade de Cerisy qui lui estconsacrée sous le titre « Prétexte :Roland Barthes » sous la directiond’Antoine Compagnon.

Le Collège de France et la Leçonqu’il y prononce vont être pour Barthesl’occasion de définir ce que peut être unenseignement dont la « littérature »serait l’objet. Occasion également pourretracer son propre itinéraire etl’aventure sémiologique, occasion pourrevenir sur les mots. Et c’est à chaque

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fois dans le souci du déplacement etmême du renversement : enseignerdevient désapprendre, l’oppositionlangue/parole est levée puisque ces deuxéléments glissent selon le même axe depouvoir, la mimèsis cesse d’être honniepour être définie comme ce à quoi lalittérature ne renonce pas, lemétalangage qui fut autrefois la baguettedu sourcier structuraliste devient unconcept insoutenable, le signe lui-mêmedevient une fiction, un imaginaire.

Tout au long de cette Leçon,Barthes revient à la même question,celle du pouvoir. Mais l’obsession deBarthes n’est pas essentiellementpolitique. Même si, bien sûr, son

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interprétation n’est pas totalementétrangère à tout souci de ce type, elledéborde très largement lespréoccupations de l’époque, celle desannées 70 finissantes.

La question du pouvoir, telle queBarthes l’esquisse ici, est chez lui à lafois absolue et subjective, d’où lesinnombrables malentendus, et le plusfameux d’entre eux autour d’une phrasequi ne pouvait guère être comprise, celleoù il déclare que la langue, commeperformance de tout langage, est toutsimplement fasciste. Énoncé énorme,excessif, scandaleux, presque fou, dontle contexte — l’intronisation d’unpenseur au Collège de France — n’était

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pas le plus propice, et pour lequel lesexemples donnés n’étaient d’ailleursguère convaincants, voire dérisoires(l’obligation de choisir entre le « tu » etle « vous », entre le « masculin » et le« féminin », etc.). Ce terme de fasciste— par son inadéquation évidente maissans doute voulue — laissait dansl’ombre le propos plus essentiel oùBarthes exprimait, à la manière desécrivains les plus marginaux de la litté-rature, une aspiration violente etdésespérée au silence.

Or, cette aspiration possède uncontenu si problématique qu’oncomprend que Barthes ait voulu enneutraliser la difficulté par un scandale

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anecdotique et trivial (la référence aufascisme) qui servit de contre-feu, car lefond de son propos est pour le moins enporte-à-faux avec toute idéologie, toutprogressisme, et tous bons sentiments.Ce que Barthes appelle le « fascisme »de la langue, c’est-à-dire sa fonctiond’assujettissement et de répétition, cequ’il appelle également « la voixdominatrice, têtue, implacable de lastructure », ce n’est pas autre chose, eneffet, que « l’espèce en tant qu’elleparle ». Et ce qu’il oppose à la langueen tant qu’elle oppresse, c’est-à-diredonc à l’humanité parlante, objet pourlui de la plus violente phobie, ce n’estpoint une littérature libératrice, mais

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deux exemples de silence sollicités chezdeux penseurs on ne peut moinsdémocratiques : Kierkegaard etNietzsche. D’une part, le silenced’Abraham, lors du sacrifice d’Isaac,défini par Kierkegaard comme « acteinouï, vide de toute parole, mêmeintérieure, dressé contre la généralité, lagrégarité, la moralité du langage », etd’autre part « l’amen nietzschéen, qui estcomme une secousse jubilatoire donnéeà la servilité de la langue ».

Si le degré zéro de l’écriture, sil’écriture blanche, vide ou neutreavaient pu passer autrefois pour leremède à la grande usure de la langueproduite par une littérature réduite à

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n’être plus qu’un rituel bourgeois, cesont deux silences extrêmementsinguliers, celui mystique d’Abraham,celui « sur-humain » de Nietzsche, quidésormais sont requis pour s’opposer,non plus à la mauvaise littérature, maisplus radicalement et absolument àl’incessant, l’interminable, servile etoppressant bavardage humain, devenu lalangue totalisée. La langue commefascisme, c’est au fond et en fait d’abordun rejet de la parole humaine commetelle, et c’est une aspiration à l’écriturecomme production de « l’autre langue ».Une « autre langue » à qui le silenceserait ce que le bavardage est à lalangue des hommes.

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L’écriture, pourtant, possède desressources dialectiques. Barthes n’a pasla naïveté de croire à la totalesouveraineté du silence, ni même peut-être d’ailleurs à la totale souverainetéde l’écriture. « L’autre langue » est aussice qui, dans la langue, dans la doxa,comme on l’a vu à propos de Fragmentsd’un discours amoureux, recueille lestrésors endormis, et ce qui sépare alorscette « autre langue » de la langue estégalement ce qui les superpose l’une àl’autre, permettant, dans un manègeincessant, de déjouer ou mieux deneutraliser ce « fascisme », cettegrégarité, cet ulcérant et incœrcibleusage universel du verbe.

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L’écriture, tout comme la méthode,doit être apophatique, soustractive :active par sa négativité qui est celle dusilence, de la déprise, de lafragmentation, de la digression. Elledessine une figure du Maître qui déjoueles images, qui se fait « fils », qui sedessaisit de toute mémoire au profit dela force de toute vie vivante, « l’oubli »,bref, qui abandonne la maîtrise, et qui sedonne alors pour seule tâche, la plusapophatique de toutes :« désapprendre ».

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Si le langage a été investi, depuisle début de l’aventure intellectuelle,

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comme l’objet central de la quêteintellectuelle et comme l’instrument decette quête, cela a été moins dans lefantasme d’une maîtrise démiurgique,scientifique et théorique du monde quedans le souci patient de l’épuiser, del’épurer à l’extrême, de le purifier. Decela témoigne le dernier livre — LaChambre claire —, épilogue de cettealchimie du Verbe où, à l’approche de laquestion de la mort, Barthes accomplitun acte de poétisation extrême — acteorphique par excellence —, descendreau royaume des Ombres — au travers dela plaque photographique —, étreindrel’inaliénable essence de la mère : « ça aété », formule talismanique d’une

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rencontre inaugurée de longue date avecle réel.

La mère est morte le25 octobre 1977. Songeant, sans savoirexactement comment, à lui rendrehommage, Barthes saisit la commande,par les Cahiers du cinéma, d’un livresur la photographie, pour tracer uneméditation phénoménologique sur cequ’il appelle lui-même — ce sont lesdeux derniers mots du livre —« l’intraitable réalité ». Parler de lamère pour Barthes, ce n’est pas céder àune faiblesse sentimentale, c’estconstruire un livre — un tombeau —,c’est-à-dire à nouveau inventer uneforme, dessiner des volumes, produire

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un temps, nouer une fiction. L’étrangeincongruité, qui a quelque chose destendhalien30, sur laquelle commence lelivre, dérobe au lecteur tout espace deconnivence ordinaire : « Un jour, il y abien longtemps, je tombai sur unephotographie du dernier frère deNapoléon, Jérôme (1852). Je me disalors, avec un étonnement que depuis jen’ai jamais pu réduire : “Je vois lesyeux qui ont vu l’Empereur.” »

Il s’agit bien de cela : parcourir, àtravers « la cime du particulier », selonl’expression empruntée à Proust, lechamp photographique en tant qu’il estd’abord un objet commun, ordinaire,universel, le plus universellement

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partagé, appartenant au « tout-venant »du monde. Si la méthode ou levocabulaire sont empruntés à laphénoménologie, seule parole qui necède pas sur la positivité essentielle deses objets, il ne s’agit pas pour autant dela part de Barthes de faire unephénoménologie de la photographie. Aufond, quelle phénoménologie est capabled’aller jusqu’au bout de son objet et dele laisser se manifester dans son logospropre ?

Ce qui est singulier dans LaChambre claire, c’est que, inversant leschéma des grands romans initiatiques,depuis ceux de la Table Ronde jusqu’àProust, la quête de l’essence est ce qui

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déguise le récit d’une aventureindividuelle. Les notions d’Operator, deSpectator, de Sténopé, de Studium ou dePunctum qui constituent les étapessuccessives où se dévoileprogressivement la visibilité propre à laphotographie, sont comme les outilsconceptuels appliqués à un « tempsperdu » — le temps improductif ducheminement mondain — dont lespersonnages sont les photographies deStieglitz, Wessing, Klein, Avedon,Sander, Clifford, Van der Zee, Kertész…Ce temps perdu est le temps généreux dela vie où le sujet, curieux du monde,donne à voir, décrit, nomme, désigne, seprête à la fête, à « la pression de

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l’indicible qui veut se dire ». Chaquephotographie est le lieu d’une aventure,d’une joie, d’une blessure, l’occasiond’un épisode descriptif, d’une scène quis’ajoute à une autre scène, et dontl’ensemble constitue un bien étrangeroman : depuis le « Terminus de la gareà chevaux de New York » photographiépar Stieglitz jusqu’au « Jeune homme aubras étendu » de Mapplethorpe. C’esttout le roman du monde qui s’estdéployé en quelques images : la ville, laguerre, l’histoire politique, la famille, lamaison, le voyage, la beauté, et autravers duquel Barthes étend sa lecture,car ce ne sont pas des « choses », des« objets » ou des « gens » qu’il décrit,

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mais c’est le visage (« Le masque, c’estle sens, en tant qu’il est absolumentpur… »), c’est le lieu (« C’est là que jevoudrais vivre… »), c’est le pathétiqueet l’énigme (« Pourquoi ce linge ? »),c’est le temps : les souliers à brides dela jeune Noire debout (« Pourquoi undémodé aussi daté me touche-t-il ? Jeveux dire : à quelle date me renvoie-t-il ? »).

Ce qui est troublant, c’est que ceroman du monde, à mesure qu’il sedéploie sous nos yeux, sous le prétextede parcourir capricieusement desphotographies découvertes apparemmentau hasard des lectures, se donne sous laforme de fragments de plus en plus

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minuscules et dont l’échelle cesse d’êtrecelle de l’image, comme on l’a vu àpropos des souliers à brides. Il y a eneffet les mauvaises dents d’un petitgarçon, le grain d’une chaussée terreuse,le col Danton d’un enfant anormal et lepansement au doigt de la petite fillehydrocéphale qui se tient derrière lui(« Je congédie tout savoir, touteculture… »), et ce jusqu’à ce que ledétail cesse d’être concrètementdiscernable et demeure pourtant bienprésent : « La main […] dans son bondegré d’ouverture, sa densitéd’abandon… »

Oui, nous sommes bien ici dans leroman, non pas au sens de l’imagination

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ou du romanesque, mais bien aucontraire, parce qu’il s’agit, commeBarthes le déclarait dans la Leçon, den’avoir jamais que le réel pour objet dedésir et ce réel le faire advenir, leconvoquer au travers des expériencesprofanes, quotidiennes, communes deshommes. C’est ce que Barthes appelle,dans « Longtemps, je me suis couché debonne heure », le pouvoir decompassion du Roman dont le modèle,qui fut obsédant pour lui, était ledialogue de Bolkonski avec sa filleMarie dans Guerre et paix.

La seconde partie du livre renversele temps perdu de l’exploration profaneen temps retrouvé de l’extase. C’est la

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découverte feinte, par l’auteur lui-même,qu’il n’a suivi jusque-là qu’uncheminement « hédoniste », et c’estl’épisode au cours duquel il retrouve,« un soir de novembre », laphotographie de sa mère qui va être lerévélateur de ce qu’il cherchait depuistoujours.

Cette seconde partie se construitelle aussi sur une structure de fiction :« Or, un soir de novembre, peu de tempsaprès la mort de ma mère, je rangeai desphotos. Je n’espérais pas la “retrouver”,je n’attendais rien… » Mais la fiction nerelève pas seulement d’une chevillenarrative (« Or, un soir denovembre… ») par laquelle, sans souci

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parodique, Barthes imite consciemmentle roman, c’est aussi une fiction où latheoria est le support d’une expériencede résurrection. La découverte du noème« ça a été », qui est censé dire l’essenceabstraite et universelle de laphotographie, devient le décor d’uneexpérience concrète et singulière : la« certitude que le corps photographiévient me toucher de ses propresrayons ». La photographie est lumièreéternisée par les halogénures d’argent,lumière captée à jamais et à jamaisrayonnante pour qui accepte, ne serait-cequ’un instant, de s’exposer lui-même àla lumière qui émane de la photo,comme le fait Barthes devant la

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Photographie du Jardin d’Hiver :« (Ainsi, la Photographie du Jardind’Hiver, si pâle soit-elle, est pour moile trésor des rayons qui émanaient de mamère enfant, de ses cheveux, de sa peau,de sa robe, de son regard, ce jour-là.) »

La Mère et la Mort sont lumière,clarté, rayons, rayonnements, radiations,phosphorescence, ondes, halo, aura,étoiles mortes, nimbe, illumination,spectres. La photographie, comme ledésir d’Orphée, a été la tentation mêmede se retourner, un soir d’hiver, etd’entamer une catabase vers une nuitclaire, vers la chambre où se situe,comme l’écrivait Barthes à propos deRacine, l’espace du silence : la

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chambre, lieu indéfini dont on ne parlequ’avec respect et terreur, espace d’unePuissance dont on ne sait si elle estvivante ou morte, si elle est présente ouabsente tel le Dieu juif, lieu invisible etredoutable, antre mythique dont il fautbien franchir la porte, ouvrir le rideau,le voile.

Cette expérience est une expérienceparticulièrement profonde du temps,parce que soudain l’antériorité de lamort devient la loi inexorable del’existence : la photo place le tempsdans un envers exorbitant, le souvenir ydevient contre-souvenir, toute sensationy devient son propre deuil, et toutecrainte celle d’une catastrophe qui a

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déjà eu lieu. C’est en fait une expériencepure du temps que l’antériorité de lamort produit, une expérience du tempssous l’instance même de la « réalité ».

Mais cette certitude et cetteexpérience, loin de se pétrifier dans unevérité intérieure comme dans uneidéalisation naïve, redéploient lespectacle du monde, qui était un instantforclos, et les images font retour, celled’» Ernest » par Kertész, « La Tablemise » de Niepce, le « Portrait de LewisPayne » par Gardner, celui de MarcelineDesbordes-Valmore par Nadar…

Le roman revient mais c’est unautre roman, habité intérieurement parune autre trame et un autre souci, une

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autre temporalité, puis peu à peul’accès, par fragments, aux nouvellesvérités romanesques : « laressemblance », « l’air », « l’identité »,« le lignage », « la folie », « la pitié »,jusqu’à cette ultime photo, celle deKertész représentant un jeune garçontenant un petit chien contre lui, et oùBarthes délivre une sorte d’autoportraitde son propre regard : « Il ne regarderien ; il retient vers le dedans son amouret sa peur : c’est cela, le Regard. »

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Le dernier grand projet littéraire deRoland Barthes date de la fin de l’été1979, il s’intitule Vita Nova, titre

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emprunté à Dante, « Vie Nouvelle » quiserait une sorte de grâce qui permet decontempler la vie avec un regard« transformant ». De ce projet, nousn’avons que huit feuillets, huit esquisses,huit plans que nous reproduisons en fac-similé à la fin du tome V des Œuvrescomplètes. Les deux premièresesquisses construisent une sorte dedialectique ; la première donne unmodèle : à l’origine, le deuil, celui de laMère : c’est le prologue qui précèdetoute dialectique et tout logos ; suiventalors cinq parties : 1) la critique dumonde et du divertissement (lesplaisirs) ; 2) la littérature commesolution (substitut) ; 3) imagination

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d’une Vita Nova ; 4) la désillusion : lalittérature n’était qu’un momentinitiatique : critique de l’écriture ; 5)l’oisiveté (le Neutre), puis vientl’épilogue qui est la Rencontre. Laseconde esquisse reprend le schéma enle nourrissant d’exemples et de stadesintermédiaires. Avec les troisième,quatrième et cinquième feuillets, uneintrigue supplémentaire introduit unnouvel élément, c’est celui du Maître.Avec la disparition de la mère, Barthes aperdu le « vrai guide ». À cette pertesuccède une opposition, d’un côté les« maîtres du discours », de l’autre lesfigures de « l’anti-discours ». C’est surcette opposition que l’œuvre se

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construit, mais pour aboutir à un échecnécessaire : l’absence de maître, dont lemodèle est « l’enfant marocain », le« Sans-Guide ». C’est sans doute lecinquième feuillet qui donne du projet sareprésentation la plus aboutie car il mêleles deux projets : la mère devient le filconducteur du récit et ne trouve à êtreremplacée qu’à la toute fin par unealternative : l’œuvre ou l’enfant(marocain), et Barthes alors constituel’alternative comme rhétoriquestructurant la fin de l’œuvre : « Je nesavais pas si je me retirais pour ceci ouson contraire », c’est-à-dire pour« l’œuvre » ou « l’enfant ».

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Les feuillets six et sept ouvrent,eux, une nouvelle perspective, moinspersonnelle et moins romanesque. Lemodèle est nettement pascalien, il s’agitd’une « apologie » pour laquelle Barthestrouve des formes (récit, description,fragments, faux dialogues), mais pas de« contenu ». En réalité, la référence àPascal, c’est d’abord et essentiellementle modèle d’une œuvre saisie par ledésordre, par l’indéchiffrable, parl’apparent échec. C’est, en réalité, LesPensées comme œuvre romantique quiattire Barthes, comme « roman absolu ».

La huitième et dernière esquisserevient à l’hypothèse première et ajouteune notion nouvelle tirée de Heidegger.

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Cette notion est celle du « possible » oudu cercle du possible en tant qu’elles’oppose à la Volonté. La Volonté est,chez Heidegger, ce qui s’apparente à latechnique, à ce qui force, dérange,détruit : ce qui force par exemple la« Terre » à sortir de son possible, lasecoue et « l’engage dans de grandesfatigues ». À l’opposé, le « Possible »,c’est la modération « qui se contente dela naissance et de la mort », dont ildonne cet exemple : « Le bouleau nedépasse jamais la ligne de sonpossible. »

Le possible de Barthes, c’est ce quiréconcilie la pure présence terrestre(innocente) avec l’écriture, c’est ce qui

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réconcilie l’oisiveté et l’œuvre, leNeutre et la création, l’enfant marocainet le guide, la Mère et le fils, puisqueprécisément « son possible », comme ill’écrit, c’est la littérature. Il y a donc unsalut et ce salut était précisément dans ledilemme.

Ce possible est déjà en partieaccompli lorsque Barthes trace ceslignes, par l’œuvre déjà faite ; cepossible se nourrit également destentatives, auxquelles il se prête, d’uneautre écriture (le « journal », lesfragments, les notations, lesépiphanies…), il se nourrit de ce projetmême de Vita Nova, mais également, parcontre-coup, du cours qu’il donne au

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1.

2.

Collège de France sur « La préparationdu roman » ou de telle conférence, de telarticle, des amis.

Ce possible, cette notion depossible, c’est une façon de dire que toutest accompli. Que l’œuvre est là, toutprête, qu’il ne faut ni la forcer, ni luifaire violence, ni la vouloir, maisattendre, attendre qu’elle atteigne laligne de son possible. Tout simplement.

Ces textes sont publiés désormais sous le titreTextes sur le théâtre, choix, établissement del’édition et préface de Jean-Loup Rivière, Seuil,coll. « Points ».Le premier article sur ce thème paraît dans lenuméro du 1er août 1947 de Combat, le dernier,intitulé « La troisième personne du roman »,paraît dans le numéro du 13 septembre 1951 dumême journal.

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La première « mythologie » de Barthes (« Lemonde où l’on catche ») paraît dans Esprit enoctobre 1952, la dernière (« Les deux salons »)dans les Lettres nouvelles du 4 novembre 1959.

Voir notamment le chapitre 11 de la IVe partie(« Où va la littérature ? »), qui a pour titre « Larecherche du point zéro », où Blanchot rendhommage à Barthes.Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, coll.« Folio », 1996 [1948], p. 281.« Responsabilité de la grammaire » paraît dans lenuméro du 26 septembre 1947 de Combat.Voir l’Avant-propos de Merleau-Ponty à LaPhénoménologie de la perception où la notionde sens inaliénable apparaît et où Barthes l’avraisemblablement prise.« Le monde où l’on catche » paraît dans Espriten octobre 1952, « Pouvoirs de la tragédieantique » dans Théâtre populaire en juillet-août 1953.« L’éblouissement » (mars 1971), in OC, t. III,p. 871-872.« Avignon, l’hiver » (avril 1954), in OC, t. I,p. 472-475.« Théâtre capital », in OC, t. I, p. 503-505.« Le “Piccolo”, Bertolazzi et Brecht (Notes sur unthéâtre matérialiste) », août 1962, in Pour Marx,

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Maspero, 1973.« Le message publicitaire » (1963), in OC, t. II,p. 243-247.Voir, dans « Rhétorique de l’image », la section« L’image dénotée » (in OC, t. II, p. 581-584). Voiraussi « Le message photographique »(4e trimestre 1961), in OC, t. I, p. 1120-1133.« Le message photographique », op. cit.Voir Leçon (1978), in OC, t. V, p. 427-446.Dans Essais critiques, in OC, t. II, p. 472.« Culture de masse, culture supérieure » (1965),in OC, t. II, p. 707-710.Je rejoins sur ce point l’analyse de Jean-ClaudeMilner dans Le Périple structural, Seuil, 2002.Système de la Mode (1967), § III-20-9, « Ladéception du sens », in OC, t. II, p. 1185.Ibid., p. 1185 n.Dans Essais critiques, in OC, t. II, p. 293-303.« Littérature et signification », repris dans Essaiscritiques (1964), in OC, t. II, p. 508-525.OC, t. III, p. 45.Sur un extrait des Actes des apôtres (1970), in OC,t. III, p. 451-476 ; sur un fragment de la Pharsalede Lucain (1972), in OC, t. IV, p. 133-143 ; sur unfragment de la Genèse (1972), in OC, t. IV, p. 157-169 ; sur un conte d’Edgar Pœ (1973), in OC, t. IV,

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p. 413-442.Le Plaisir du texte (1973), in OC, t. IV, p. 217-264.« Que votre parole soit : oui, oui, non, non ; lesurplus est mauvais » (Matthieu, V,37).« L’art vocal bourgeois », Mythologies (1957), inOC, t. I, p. 802-804.« L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire » (1970),§ A.3.2, in OC, t. III, p. 534.Sur ce point, voir le très bel article de GeorgesKliebenstein, « Barthes avait lu Stendhal », inL’Année Stendhal, nº 4, 2000, Klincksieck.

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III

Sur les « Fragmentsd’un discoursamoureux ».

Réflexions surl’Image

Séminaire tenu àl’université de Paris VII,

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février-juin 2005

« L’époque est étroite parce quel’essence de la douleur, de la

mort et de l’amour ne lui est pasouverte. »

« La mort se dérobe dansl’énigmatique. Le secret de la

douleur est voilé. L’amour n’estpas appris. »

Martin HEIDEGGERPourquoi des poètes ?

AVERTISSEMENT AU LECTEURLes citations de Barthes sont

suivies de leurs références entreparenthèses : tout d’abord le numéro de

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la page dans l’édition courante desFragments d’un discours amoureux(Seuil, 1977), puis, après la barreoblique, le numéro de la page du tome Vdes Œuvres complètes en cinq volumes(Seuil, 2002) où les Fragments sontreproduits.

I

Les « Fragments d’undiscours amoureux » et lamodernité

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UNE ÉVIDENCE PROBLÉMATIQUE

L’objet de ce séminaire est simple :un livre, Fragments d’un discoursamoureux, paru en 1977. Notre premierimpératif sera celui de nous placer à unecertaine distance du livre. Pourquoi ?Son apparence extrêmement simple (unesorte de dictionnaire ou d’inventaire desétats amoureux), la transparence decertains contenus, la possibilité pour lelecteur de s’y projeter, doivent êtreinterrogées. Toute évidence poseproblème, soit que, comme évidence,elle nous glisse des doigts, soit qu’ellese révèle comme un leurre propre àégarer le lecteur.

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En l’occurrence, si l’évidence doitêtre interrogée, c’est parce que lesFragments viennent d’un auteur donttout le travail a été caractérisé,antérieurement à ce livre, par un certainhermétisme, un théoricisme et surtout parle refus des évidences dont sesMythologies sont l’exemple le pluscriant : discours de démystification desévidences qui sont renvoyées, dans leurstructure même, à la sphère del’idéologique, de l’aliénation, du faux.Ainsi, la simplicité apparente du livrene doit pas provoquer chez nous unesuspicion réflexe mais une réflexionméthodologique, voire épistémologique,c’est-à-dire concernant le champ de

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connaissance, le champ de rationalité enjeu.

Face à tout texte qui s’affiche dansune apparente évidence, je doissuspendre cette évidence en la brisant, etje peux la briser en me posant laquestion de la particularité de sonévidence. Cette question peut seformuler ainsi : quelle est la subjectivitéà l’œuvre dans cette parole qui s’offre àmoi ? Ainsi, face aux Fables de LaFontaine — autre œuvre de l’évidence—, je dois me demander ce que signifiele fait de donner la parole aux animaux ;ici, je dois me demander quel animal estle sujet amoureux, qui est l’amoureux« qui parle et qui dit ».

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Nous ne lirons donc pas lesFragments comme un simple livre surl’amour. Ou plutôt si. Mais on essaieraalors de le lire comme on peut lire deslivres anciens, par exemple ceux desPrécieuses et des Précieux, ces traitésdu sentiment amoureux représenté autravers de la carte du Tendre1, quireprennent et développent des schémasantérieurs issus du Roman de la rose ouencore de l’immense tradition desœuvres qui, depuis le Cantique descantiques des juifs, en passant par lapoésie amoureuse arabe ou la penséegrecque de l’amour, ont tenté decartographier l’imaginaire du sujetamoureux et d’en produire la

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philosophie.Mlle de Scudéry écrit dans Le

Grand Cyrus, à propos de « l’anatomiedu cœur amoureux », qu’il s’agit dedécrire « toutes les jalousies, toutes lesinquiétudes, toutes les impatiences,toutes les joies, tous les dégoûts, tousles murmures, tous les désespoirs, toutesles espérances, toutes les révoltes, ettous les sentiments qui ne sont jamais sibien connus que de ceux qui les sententou qui les ont sentis ».

« … jamais si bien connus que deceux qui les sentent ou qui les ontsentis » : le sujet amoureux n’est pas unindividu quelconque, c’est un sujet. Il sesépare du mode ordinaire d’être au

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monde par un savoir qui le distingue.Son existence, son expérience ont faitretour sur lui sous la forme d’uneréflexion. L’individu quelconque, c’estl’homme sans qualités, l’homme duquotidien, l’homme des foules, mais quipeut, par le truchement d’un événement,d’une aventure (ici l’amour), devenirsujet dans la brève durée del’événement amoureux — sujet de cetévénement. La qualité de sujet est rare,car elle n’est pas une qualité donnée unefois pour toutes à la naissance : un sujet,ce n’est pas le propriétaire d’un ego, unmoi qui aurait la substance etl’intemporalité d’une chose. Le sujet estun événement, une aventure, et c’est

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ainsi que nous envisagerons le sujet, lelocuteur ou le narrateur des Fragments :« C’est donc un amoureux qui parle etqui dit : ». Telle est, ne l’oublions pas,la phrase inaugurale du livre.

On essaiera de comprendre en quoicette expérience fragmentaire du tumultepsychique, l’état amoureux, est uneprocédure ou un processus deconstitution subjective, et en quoi ellepeut, comme toute expériencefragmentaire faite par le sujet, éclairerla question du sujet en général, voireapparaître comme un modèle desubjectivité qui ne se restreindrait passeulement à la question de l’amour maisqui s’universaliserait et vaudrait donc

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pour la subjectivité en général. Celasignifierait alors que les valeurssubjectives du sujet amoureux ne sontpas seulement celles de l’amour, mêmesi bien évidemment ces valeurs sedisent, s’éprouvent et se constituent dansune langue particulière, qui est la languede l’amour.

Très simplement, on pourras’interroger sur ce que la structuresubjective du sujet amoureux dévoile dela structure de l’Imaginaire en général,ou de la structure du langage ou del’altérité. Par exemple, qui est le « tu »de la relation amoureuse ? Que signifiele « Je t’aime » pour le langage ? Etc. Àmoins que nous ne déduisions de notre

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lecture de Barthes qu’il n’y a pas destructure de l’Imaginaire « en général »,et que les processus d’universalisationpensés sur ce mode sont des leurres.

Prenons, à ce titre, un exempleconcret et très compréhensible, celui dela différence sexuelle. Les Fragmentsposent un sujet amoureux ni masculin niféminin en qui s’opère une annulation dela différence sexuelle plus complexequ’elle n’y paraît et qui en tout cas n’arien à voir avec, par exemple,l’unisexuation du sujet cartésien qui, lui,est également sans sexe : le locuteur du« Je pense donc je suis » n’est ni hommeni femme et le sexe s’annule dans l’acte

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même du cogito, produisant un sujet quiest un universel abstrait.

La neutralisation de l’oppositionmasculin/féminin, qui d’ailleurs est entotale et paradoxale opposition avecl’exacerbation de cette opposition dansle roman d’amour, est une thèsediscutable (nous la discuterons), mais sion l’admet, on doit reconnaître qu’elleest liée à un processus bien particulier,qui possède sa propre logique desubjectivation. Elle a une valeurprofondément originale : elle oriente letype d’être qu’est le sujet amoureux surun certain mode de vérité subjective, etil va de soi alors que cette valeur

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dépasse la situation particulière de cesujet.

Cette universalisation est pourtantbien curieuse dans la mesure où cetteconquête subjective (la neutralisationdes sexes) demeure entièrement nouéeaux conditions qui l’ont fait naître (lesentiment amoureux) et ne peuts’imposer au « sujet en général » quesous la forme d’une possibilité, d’uneutopie, d’une nostalgie qu’il peut sansdoute concevoir abstraitement mais qu’ilne pourra éprouver qu’en situationamoureuse. Nous avons à faire alors àun universel-singulier spécifique, cetuniversel est, en quelque sorte, ununiversel latent. Moi, sujet ordinaire, je

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suis toujours dans la possibilitéd’éprouver en moi-même l’abolition dessexes, mais cette possibilité qui estmienne et qui est universelle, je nel’éprouverai que lorsque je cesseraid’être ordinaire, lorsque je serai sujetde l’amour ou plutôt quand je serailocuteur du discours amoureux.

LE CONTEXTE

Fragments d’un discoursamoureux donne l’impression d’un livrestrictement personnel, égotiste, sorte deparenthèse subjective dans l’itinéraired’un intellectuel jusque-là inscrit dans lamodernité, un livre solitaire. Même si

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l’on sait que ce livre est d’abordl’émanation d’un séminaire que Barthesa tenu pendant deux ans à l’École deshautes études2, et même si ce séminaire,qui suppose donc un contexte collectif,institutionnel, intellectuel, n’est pas loindu livre, cette impression demeure.

De même, le livre apparaît protégéde toute solitude par les nombreusesréférences aux contemporains dont lesnoms paraissent en marge du livre :Lacan, Sollers, Foucault, François Wahl,Severo Sarduy… Pourtant, cesréférences théoriques ou littéraires sontprises dans un système citationnel trèsparticulier. Lorsque Barthes cite Lacan,la citation semble être non une garantie,

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une preuve, une autorité, mais unesimple coïncidence. Tout d’un coup, laparole du sujet amoureux traverse duLacan, puis du saint Jean de la Croix ouencore du Socrate, comme si ces proposn’appartenaient pas à leur auteur (Lacan,saint Jean de la Croix, Socrate), maisétaient du discours amoureux à l’étatpur empruntant ces voix pour le simpleplaisir de dire les choses à leur façon :ces propos appartiennent en fait à lalangue universelle du monde amoureux.Il ne s’agit pas d’un « métadiscours », etnous reviendrons bientôt sur cettequestion capitale du recours à dumétadiscours.

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Le discours amoureux est si pleinde lui-même qu’il s’approprie despropos pris çà et là, sans aucun égardpour le système de pensée d’où viennentles citations. Citer Lacan, Platon, ne faitnullement de l’amoureux un lacanien ouun platonicien, bien au contraire, carc’est souvent en contredisant l’idéologiequi est à l’œuvre chez Lacan ou Platonque Barthes en cite le texte. De sortequ’en effet, malgré l’immense champ desavoir collectif mobilisé par le livre,celui-ci peut sembler d’une étrangesolitude, comme si, jusque dans leprocessus citationnel, Barthes agissaitcomme un étranger, comme un autiste, unsujet relativement coupé de son monde,

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de son univers institutionnel.

LA SOLITUDE

Il y a un lien, bien sûr, entre cettesolitude intellectuelle, ce sentiment d’unlivre orphelin, et le sujet amoureux qui,on le sait, est toujours seul. Quoi qu’ilen soit, nous voilà face à une autreévidence du livre : sa solitude. Texte quid’ailleurs a été reçu comme tel.

Fragments d’un discoursamoureux est le premier livre issu de lamouvance structuraliste et post-structuraliste qui n’a pas été seulementun succès immense de librairie, mais aété acheté et lu par un public non

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intellectuel3, et qui, simultanément, n’aété ni reçu, ni lu, ni commenté parl’intelligentsia, de sorte que son lexique,ses formules n’ont pas passé dans lavulgate intellectuelle du temps, commece fut au contraire le cas avec les succèsde librairie de ses amis grâce auxquelstant de mots furent mis à la mode(déterritorialisation, devenir-animal,plis, épistémè, signifiants-maîtres,pli…). Les Fragments n’ont produitaucune vulgate et il faut y voir le signed’une non-réception inversementproportionnelle au succès des ventes.

Plutôt que de prendre cette solitudethéorique dans son sens le plusstéréotypé (Barthes, l’intellectuel

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abstrait qui tombe dans la facilité et laséduction), il convient de s’intéresser àla violence de cette solitude, au sensactif, par où elle fait irruption dans lacarrière de Barthes. Ce qu’il nous fautcomprendre d’abord, c’est l’étrangeté dece livre aux yeux du milieu intellectueldont il émane. Comprendre cetteétrangeté, cette contre-réception.

Il y aurait mille explications aunon-lieu que constitue le livre deBarthes pour son milieu, et au silencequi l’accueille, mais je n’en garderaiqu’une. Le silence s’explique par le faitque Barthes, en écrivant les Fragments,rompt avec le pacte tacite qui définit etconfigure sa génération ou sa

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communauté intellectuelle4. Quel est cepacte ? On dira que la communauté àlaquelle Barthes appartient est nouéeautour de l’idée de theoria. Sesmembres pensent que « l’attitudethéorique » est la seule admissible, c’estla seule à partir de laquelle il estpossible de décrire, de penser le mondeet de le transformer. Il y a là une sorted’hybris, d’ivresse théorique dont lessymptômes criants sont l’extraordinairecérébralité de toute la productionintellectuelle de cette époque,extraordinaire abstraction,extraordinaire travail deconceptualisation dont les innombrablesnéologismes attestent la vigueur. La

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séquence 1950-1980, qui, trèsgrossièrement, date les choses, apparaîtcomme séquence parce que l’époquetrouve de nouvelles raisons d’espérer,d’espérer penser, moment de coupure, etsi la theoria est en effet le lieu du pactede cette nouvelle espérance, c’est parcequ’il ne s’agit pas d’une énièmespéculation, divagation sur l’Être deschoses, mais parce qu’elle a trouvé lelevier, l’objet absolu, le langage, devenuobjet et instrument du nouvel espace dela conquête, et qui, par cette mise enabyme, devient, par définition, infini5.D’où l’espèce d’effervescence théoriqueinouïe, aussi agitée et féroce que la ruéevers l’or des pionniers américains, aussi

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subtile et ésotérique que la conquête dela Toison d’or des Argonautes ou celledu Graal par les chevaliers de la TableRonde6.

Le pacte théorique dont j’ai parléne concerne en rien les contenusextrêmement contradictoires des champsde pensée mis au jour. Que L’Anti-Œdipe pulvérise la psychanalyse, queLes Mots et les choses anéantisse lemarxisme, que la pensée lacanienne parson pessimisme aristocratique soit tout àl’opposé des rêves d’émancipation dudeleuzisme et de ceux, bien différents,du foucaldisme, tout cela — et tantd’autres exemples — n’a, du point devue du pacte, aucune importance. Ces

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théories sont d’ailleurs suffisammentsibyllines pour autoriser mille lectureset, par ailleurs, au-delà de leursdivergences, parfois radicales, il y asuffisamment de lieux communs partagéspour nouer des solidarités de fond entreles écoles. Ces lieux communs touchentessentiellement à un anti-humanismeradical, à une critique de lamétaphysique et, de manière plussensible, à un même éthos de laModernité, sans compter les solidaritéssociales, éditoriales, politiques,institutionnelles et anti-institutionnelles.

À ce titre, la marginalisation dulivre de Barthes, paru en 1977, qui estun moment d’ultime effervescence

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théorique, ne tient nullement à desdéductions conceptuelles ou doctrinales.Pour prendre un exemple contemporain,quelqu’un comme Michel Foucaulttransgresse au même moment de trèsnombreux tabous, à mille lieues de laradicalité qui règne alors : soutien aux« Nouveaux Philosophes », remise encause de son exaltation du « délinquant »de la phase précédente, rapprochementavec la CFDT7. Au même moment, ilpublie Histoire de la sexualité (1976)où il professe des idées qui sont d’unetrès grande violence contre la vulgate dela modernité puisqu’il y suspend ce qu’ilappelle « l’hypothèse répressive » —titre de la première partie de son livre

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— ou encore ce qu’il appelle« l’hypothèse négative du pouvoir » enénonçant que la période historiquetraditionnellement définie commerépressive à l’égard du sexe doit êtreredéfinie inversement comme une« incitation au discours »8. Foucaultécarte délibérément la représentation dupouvoir en termes négatifs9.

Ce n’est pas non plus l’objet choisipar Barthes qui pose tant de problèmes.La question de l’amour est au centred’un séminaire très important de Lacan,intitulé Encore — titre qui simulel’infini de la jouissance féminine —publié en 1975, c’est-à-dire au momentoù Barthes tient lui-même son propre

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séminaire sur la question. Œuvre oùretentit comme leitmotiv le fameuxénoncé selon lequel « il n’y a pas derapport sexuel », énoncé fondamentaldans la mesure où l’amour est alorsdéfini comme ce qui supplée au ratagedu rapport sexuel. Ce ratage est analyséde diverses façons par Lacan etprincipalement autour de l’oppositionentre l’infini de la jouissance féminine etla finitude de la jouissance phallique :l’altérité de l’autre sexe relève d’unRéel qui empêche de faire lien, d’établirun rapport10. L’amour est alors lesignifié qui supplée au ratage du rapportsexuel, sauf, ajoute Lacan, si cet amour— comme dans l’amour courtois, par

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exemple — est précisément le prétexte àse dérober au rapport sexuel : « L’amourcourtois c’est pour l’homme la seulefaçon de se tirer avec élégance del’absence de rapport sexuel. »11 L’amourest donc un objet digne de considérationthéorique, comme l’atteste le travail deLacan.

Ces discours, ceux de Lacan et deFoucault, s’ils sont extrêmementcorrosifs par rapport aux mythes desavant-gardes, sont néanmoins intégréspar cette modernité comme partiesprenantes de la modernité et n’entraînentaucune mise à l’écart, parce qu’ilsdemeurent, dans leur langage commedans leur démarche, dans la sphère de la

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theoria. De sorte que si les Fragmentssont un livre orphelin, la solitude de celivre ne tient ni aux contenus conceptuelsni à l’objet choisi. La solitude du livrepar rapport à la sphère d’où il vient,tient à une rupture avec la theoria elle-même, dans sa substance la plusprofonde : le livre abandonnel’hypothèse que la theoria puisse être lelieu hégémonique de lecture du monde etde production de vérités. « C’est unamoureux qui parle et qui dit. » Du pointde vue de la theoria, y a-t-il sujet plusindigent, plus « nul »12 que l’amoureux ?Y a-t-il sujet moins théorique ? Lesclochards de Beckett ont plus dechances, dans le rien existentiel qui est

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le leur, d’accéder à un axiome ou à unconcept que cet amoureux dont lelangage est par essence faible, toutentier du côté du « cœur », fadasse.

Barthes pousse d’ailleurs l’audace(mais pour la theoria, ce n’est pas del’audace, c’est une régression) deconsacrer une figure à ce mot CŒUR. Ilutilise même une formule qui ne peutqu’irriter les esprits forts, « avoir lecœur gros » : « Le cœur, c’est ce qui mereste, et ce cœur qui me reste sur lecœur, c’est le cœur gros : gros du refluxqui l’a rempli de lui-même (seulsl’amoureux et l’enfant ont le cœurgros) »13 (p. 64 / 84). Cette répétition dumot « cœur » est plus que la theoria ne

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peut en supporter, elle qui s’estemployée à briser toutes les synthèsesidéologiques passives, à multiplier lesénoncés les plus extrêmes, jusqu’à desénoncés purs comme « La femmen’existe pas », « L’histoire est un procèssans sujet », « L’homme est uneinvention récente », « La langue estfasciste »14, etc., pour en revenir au pire« avoir le cœur gros » qui combine lefait d’être un stéréotype de discours etd’utiliser un mot qui, depuis Rimbaud etpour tous les Modernes, a fait l’objetd’une exclusion radicale.

Ce qui est fondamentalementirrecevable pour la theoria, c’est lelangage faible de l’amoureux, c’est que

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la vérité n’y est plus la sienne, celle deson langage, mais celle du langage del’amoureux ; cet amoureux qui n’est ni lesujet de la science, ni le Maître, nil’universitaire, mais qui, par la douceuret le ridicule mêmes de son nom, par lafaiblesse de son être et de sa posture, nepourra jamais produire des énoncésintégrables à l’immense liste desénoncés modernes.

LA QUESTION DE L’ANTI-MODERNITÉ

Barthes avait déjà fait quelquechose de ce genre dans son livreprécédent, Roland Barthes par RolandBarthes, qui s’ouvrait sur « Tout ceci

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doit être considéré comme dit par unpersonnage de roman ». Mais, àl’inverse des Fragments, ce propos,plein de ruse, introduisait un seconddegré et déployé, qui plus est, dans unjeu carnavalesque où alternaient les« je », « vous », « il », déréglant lediscours autobiographique,conformément donc aux prescriptionsmodernes. À l’inverse, l’amoureux desFragments est et s’affiche comme unsujet anti-moderne, « entraîné dans ladérive de l’inactuel ».

Le terme d’» anti-moderne » aquelque chose de réactif qui pourtant neconvient pas à l’amoureux et, quoiquetoute étiquette soit fausse, si l’on voulait

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absolument étiqueter « l’amoureuxbarthésien », alors il faudrait sans doutele qualifier de premier héros « post-moderne » de l’époque15. La notion depost-modernité, issue des milieux del’art américain et notamment del’architecte Charles Jenks, est introduiteen France en 1979 par Jean-FrançoisLyotard16 et semble être, en effet,préfigurée par l’amoureux : 1) refus etmise à mort des grands récits au profitde micro-histoires marginales,aléatoires, fragmentaires ; 2) critique del’abstraction et de la pureté modernes ;3) critique du culte du présent ; retour dupassé dans l’art (citations, souvenirsfragmentaires, thème de l’effacé) ; 4)

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impureté, ironie, satire, saturation desgenres.

Or, tous ces éléments décrivent trèsprécisément le livre de Barthes, et cettenotion de post-modernité, s’il ne faut pasen faire une clef absolue, est néanmoinsutile, car elle donne une premièredimension positive à la solitude desFragments ; elle suggère qu’en fait c’estla modernité qui est en retard, faisant deses propres porte-parole des sortes deMme Bovary empêtrées dans un langagemort. Elle permet également d’apprécierautrement les apparents faux pas deBarthes. Pris dans une sensibilité post-moderne, le mot « cœur » prend tout sonsens, il devient autre chose, et presque

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un « intraduisible » : kitsch ? citation ?parodie ? désuétude assumée ?provocation ?

S’il faut cependant faire attention àcette notion, c’est qu’elle est encoreprise dans le chantage moderne duconcept, qu’elle semble n’avoir pourobjet que celui de « sauver » Barthes,même si celui-ci a pu, notamment dansl’autoportrait de lui-même sous la figurede l’imposteur apparu dans« L’image »17 et dans le Roland Barthespar Roland Barthes, contribuer à ouvrirau sein de sa propre modernité desportes de sortie « ironiques » annonçantla dérive post-moderne. S’il faut enfinprendre cette notion avec une certaine

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réserve, c’est que la notion de « post-modernisme » est rapidement devenue,dans les années 80, un qualificatif assezpauvre, assez élastique etprogressivement sans consistance.

L’IMAGINAIRE

Quoi qu’il en soit, l’hypothèse d’unBarthes post-moderne n’a pu être cellede ses contemporains, d’une part parceque l’époque n’a pas encore intégrécette notion dans son lexique, d’autrepart parce que, Barthes ne s’enrevendiquant pas, il donne son livre sansaucun système de défense ni aucuneétiquette protectrice. Il faut donc se

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passer de cette notion pour avancer dansla solitude barthésienne telle qu’elle sedéploie à la fin des années 70.

Le pacte de la modernité autour dela theoria comme perspective absolue,voire comme « mode de vie », commedécision qui, faisant du langage le cœurmême de cette nouvelle attitude, supposeque toute réalité, que tout existant, quetout être soit formalisable etintégralement pensable, ce pacte donc,qui, croyant subvertir l’Occident, ne faitqu’assumer le destin même de l’êtreoccidental18, suppose de grandssacrifices et, parmi eux, le sacrificesuprême auquel la collectivité estconviée, c’est celui de l’Imaginaire.

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Très rapidement (trop rapidement),on pourrait caractériser la séquencemoderne comme une vaste chasse àl’Imaginaire19. Cette chasse est double.Il s’agit tout d’abord de définirl’Imaginaire comme espace de leurres,de mystifications, d’aliénations. Il nes’agit plus cependant, comme dans laphilosophie d’autrefois, de rectifier lesillusions de l’imagination ou de laperception sensible (le fameux bâtonplongé dans l’eau), mais, et c’est lepremier renversement, d’identifierimaginaire et idéologie, psychanalyse etmarxisme faisant là route commune (onsait toute la dette d’Althusser auprès deLacan pour la redéfinition

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« matérialiste » de l’idéologie). Lesecond renversement consiste à donner,dans le système idéologie/imaginaire,une place centrale au langage. Ce n’estpas dans la sensibilité ou dans laconscience de chacun qu’opèrent cesmystifications, mais dans le langage etpar le langage. Ce n’est plus uneconscience qui est « volée » mais lelangage qui opère une sorte de rapt dontil est à la fois la victime et l’agent, dontil est donc la structure. C’est par ce volaccompli sur lui-même que lessignifications deviennent dessignifications aliénées, des stéréotypesidéologiques20. C’est ainsi que Bartheslui-même, dans les années 50-60, voit

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dans les phénomènes de connotationslexicales le processus réel d’aliénation.Ces connotations sont les senssecondaires, sociaux, mythiques qui,comme des parasites accompagnantl’animal dont ils se nourrissent,interdisent en quelque sorte aux sujetsune pratique et une vie non aliénées.Ainsi les connotations du mot « cœur »(féminité, passivité, charité, insexualité,idéalisme) confisquent le mot et en fontle médium de valeurs petites-bourgeoises. Ces valeurs, nullementabstraites, sont nouées à la totalitésociale comme pratique : phénomènessocioculturels (presse du cœur),anthropologiques (le couple, la

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conjugalité), culturels (coupure duféminin et du masculin), économique (lanotion de « ménage »), etc. À ce titre,Barthes consacre une mythologie trèscorrosive à cette question du « cœur »21,où il montre, comme il le fait à proposd’une multitude d’objetsidéologiques/imaginaires, qu’il ne s’agitplus de simples illusions isolées, maisde composantes d’un système, systèmesémiologique, vaste empire des signes,vaste empire langagier et totalitaire descontenus aliénés.

La critique du signe s’opère endissociant le signe de sa faussesignification : le cœur cesse d’être la« bonne image » du lien conjugal ou

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amoureux mais devient l’alibi où sedissimule des schémas comportementauximposés par la société. Le cœur n’estqu’un alibi et, comme tous les alibis, ilen trahit l’imposture puisqu’il n’est plusque le véhicule de stéréotypes, desensations préfabriquées. Par là, cetteconjugalité du cœur n’apparaît plus quecomme un simple rouage de la sociétéqui n’a d’autres visées que lareproduction d’existences assujetties etde son système de valeurs. Cette mise encrise du langage vise au même effet quela dramaturgie brechtienne dans Noceschez les petits-bourgeois où, le jour dumariage, tous les meubles du jeunecouple s’effondrent les uns après les

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autres : produire le vide, produire,produire le néant à partir duquel uneautre vie, un autre sens, une autre sociétéest possible. Car, bien sûr, le projetmoderne n’est pas de suggérer un « sensplein », un sens juste qui prendrait laplace des significations aliénées parl’idéologique. L’entreprise moderne estune entreprise radicale et il n’y a pas un« bon imaginaire » en réserve. Ce quiimporte, c’est le travail critique. Il s’agitd’un nihilisme positif. Le semblant quiconstitue l’idéologie sociale et dont lelangage est à la fois l’agent et la victime,est l’objet d’une chasse particulièrementféroce, implacable, parce que cesemblant est le masque de la violence

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primitive des rapports sociaux dedomination.

LE CŒUR GROS

Si l’on s’arrête un instant sur cemot « cœur », on ne peut s’empêcher deremarquer que, dans les Fragments,Barthes ne s’éloigne apparemment pasd’un usage mythologique de ce termedénoncé avec virulence par lui-mêmeune vingtaine d’années auparavant. Le« cœur » est cité sous la forme d’uneredondance plate avec l’image : c’estl’organe du désir, écrit Barthes, il « segonfle, défaille […], comme le sexe »(p. 63/83). Comment comprendre une

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telle palinodie ? Ne nous faut-il pasfaire l’effort, avant d’avaliser l’idée queBarthes « a changé » (c’est-à-direrisquer un contresens sur lequel il seraitdifficile de revenir), d’essayer decomprendre s’il y a réellement rupture,renversement, inversion du point de vueet si les Fragments sont autre chosequ’un livre « à part ».

Il faut noter tout d’abord que l’idéed’une assimilation totale de l’imaginaireavec l’idéologie ou la consciencefaussée du sujet aliéné, même si, commetous les dogmes de l’époque, elle estassumée par Barthes22, n’est pas unethèse proprement barthésienne. Elledemeure, me semble-t-il, comme la

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plupart des dogmes de l’époque, unethèse provisoire et simplementopportune. À l’idée que tout le Réelhistorique est idéologique — compromisdans l’idéologie —, Barthes ajoute lathèse inverse, à savoir qu’il y a un Réelinaliénable, c’est-à-dire un Réel quel’idéologie ne peut corrompre. Barthesdéfinit ce Réel-là comme « poétique »23,Réel à partir duquel la parole tend àdévoiler « le sens inaliénable deschoses ».

Barthes cependant pense, àl’époque des mythologies, qu’il n’estpas temps de poétiser, qu’il y a d’autresurgences historiques et qu’il est plusimportant et crucial de démystifier la

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société que de célébrer le Réel.Politique d’abord, poétique plus tard.Mais cette hypothèse pose tout de mêmel’idée d’une autonomie relative del’Imaginaire. Peut-on alors penser que,dans les Fragments d’un discoursamoureux, Barthes poétise et qu’iltrouve opportun le moment d’affirmer le« sens inaliénable » du cœur ? Peut-être.Nous aurons plus tard l’occasiond’examiner l’hypothèse du poème dansles Fragments.

Mais il existe une autre possibilité.Plutôt que de vouloir détruirel’idéologie en célébrant transitivementl’être absolu des choses comme le fait lepoète24, Barthes pose déjà dans les

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Mythologies l’hypothèse d’une autrepossibilité, la possibilité de mythifier àson tour : « Puisque le mythe vole dulangage, pourquoi ne pas voler lemythe ? »25 Il suffit pour cela de faire dumythe lui-même le départ d’unetroisième chaîne sémiologique. Il y a unlangage premier que parasite un langagesecond, celui du mythe, il reste donc àinventer un langage troisième quidétruise le mythe. Et Barthes donnecomme exemple celui de Flaubert et deBouvard et Pécuchet.

Plus généralement, selon lui,l’écriture de Flaubert joue ce jeu. Ainsi,Emma Bovary a accès à un « langagevolé », la vulgate petite-bourgeoise de

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l’amour issue d’un romantisme qui n’estplus que la parodie de lui-même à forcede se répéter, mais elle est elle-mêmeune citation de citation : Mme Bovary estcitée par Flaubert citant les romantiques.Alors celle-ci ne fait pas l’objet d’unedémystification ordinaire car, par cette« restauration archéologique d’uneparole mythique », elle s’ouvre, dans levertige des niveaux de discoursenchâssés les uns dans les autres, à uneforme de vacillement de la vérité et dusemblant qui se joue précisément dansl’infime écart et comme à la jointure del’imaginaire et de l’idéologie.

Dès lors, on pourrait dire que lafigure CŒUR des Fragments d’un

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discours amoureux peut prétendre à cestatut de parole flaubertienne, et, alors,l’étrangeté prosodique des phrases de cefragment s’explique, cet étrangeentremêlement du « il » et du « je »,cette espèce de tonalité énigmatique despropos autour d’une expression sitrivialement banale, « avoir le cœurgros » :

« (X… doit partir pour des semaines, et peut-être au-delà ; il veut, au dernier moment,acheter une montre pour son voyage ; laburaliste lui fait des mines : “Voulez-vous lamienne ? Vous deviez être bien jeune, quandelles valaient ce prix-là, etc.” ; elle ne sait pasque j’ai le cœur gros) » (p. 64/84).

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Pourquoi cette parenthèse ?Pourquoi ce changement de pronom (de« X » à « je »), pourquoi ce masque,« X » ? Pourquoi cette incertitude :« pour des semaines, et peut-être au-delà » ?

La figure CŒUR, tout en jouant surla parole figée du stéréotype, produitune phrase décalée, détimbrée, étrange,que déjoue précisément la platitudeconvenue que le cliché devrait produire.Or, cette disposition, cette dissociationentre la parole figée et l’énonciation,n’est pas seulement aux yeux de Barthestypique de la procédure flaubertienne àl’égard des contenus imaginaires, elleest très précisément, pour lui, le modèle

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même de l’écriture, telle qu’il la définitpeu après les Mythologies, en 1963 :

« La matière première de la littérature n’estpas l’innommable, mais bien au contraire lenommé […]. L’écrivain n’a donc nullement à“arracher” un verbe au silence, comme il estdit dans de pieuses hagiographies littéraires,mais à l’inverse, et combien plus difficilement,plus cruellement et moins glorieusement, àdétacher une parole seconde de l’engluementdes paroles premières que lui fournissent lemonde, l’histoire, son existence, bref unintelligible qui lui préexiste, car il vient dans unmonde plein de langage, et il n’est aucun réelqui ne soit déjà classé par les hommes : naîtren’est rien d’autre que trouver ce code tout faitet devoir s’en accommoder. On entendsouvent dire que l’art a pour charged’exprimer l’inexprimable : c’est le contrairequ’il faut dire (sans nulle intention de

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paradoxe) : toute la tâche de l’art estd’inexprimer l’exprimable… »26

L’exprimable, dans la figure CŒUR,c’est « avoir le cœur gros » ; l’acte paroù cet exprimable est inexprimé c’esttout le jeu d’ellipse, le jeu sur lespronoms, l’étrangeté de la parenthèse,etc., où une sorte de silence vientinexprimer l’exprimable, vientneutraliser la parole aliénée du monde :inexprimer l’exprimable, c’est par laconversion de la parole aliénée encitation la vider, la creuser, laneutraliser et, de ce fait, porter lelangage à une forme d’issue face audéjà-dit du monde. C’est accéder à une

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des formes possibles du degré zéro del’écriture.

Dès lors, on comprend que, tout enparticipant à une critique violente del’Imaginaire et du mythe dans les annéesde la modernité agressive etconquérante, Barthes a en fait laissé lapossibilité non d’une palinodie, mais deretournements possibles. Il a constituéen quelque sorte toute une série deréserves, d’écarts, de détourssusceptibles de ne pas l’enfermer dansun dogmatisme dont il pressent sansdoute les impasses futures. Ce qui nousimporte ici de noter, c’est que si Barthesaccompagne ses contemporains dans lachasse à l’Imaginaire, c’est sans la

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naïveté, sans la naïve méchanceté, des« Modernes ».

IMAGINAIRE ET CASTRATION

À côté de la chasse politique àl’Imaginaire dont les marxistes sontévidemment les plus ardentsparticipants27, il y a également,notamment autour du lacanisme, tout undogmatisme, que je ne veux pas jugerici, et qui, mieux que les autres, a fourniles armes conceptuelles les plus acéréesà cet égard.

Si le lacanisme a pu jouer ce rôle,c’est grâce à la capacité magistrale deLacan à construire une véritable

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topologie conceptuelle de l’Imaginaire,où celui-ci est déterminé dans une triadeavec le Réel et le Symbolique. Ondéfinira alors, selon les propositions deJean-Claude Milner, l’Imaginaire(l’image) comme ce qui représente et cequi lie, le Symbolique (le langage)comme ce qui nomme et ce qui sépare, etle Réel (la chose) comme ce qui résisteet ce qui obscurcit. Il nous suffit de noterque, dans le lacanisme classique, lathérapie a pour méthode et pour fin defaire en sorte que l’Imaginaire s’effacedevant le Symbolique. On dira alors quele moi, qui est imaginaire, constitué enson noyau par une série d’identificationsaliénantes, doit céder devant le sujet qui

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est parlant ; on dira également quel’Imaginaire est par essenceinconsistant, sauf à être rapporté à lachaîne symbolique qui le lie etl’oriente28. C’est d’ailleurs laprédominance du Symbolique qui permetde donner à l’association libre enanalyse sa vraie valeur. Cetteprédominance s’atteste par des énoncéscomme « L’homme parle donc, maisc’est parce que le symbole l’a faithomme »29. Ainsi peut-on en arriver àcette idée que, chez Lacan, l’inconscientest sans image. L’inconscient, pris dansune conception logifiée, est lieu dulangage (il est structuré comme unlangage) ou, mieux encore, de la lettre.

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Notons, encore une fois, que je neprétends pas ici décrire le lacanismedans sa complexité essentielle maispointer une vulgate qui constitue sansaucun doute le contexte intellectuel danslequel Barthes se situe lorsqu’il écrit lesFragments d’un discours amoureux.

Dans cette place exorbitantedonnée au Symbolique, la question de lacastration est centrale. Si le stade dumiroir est une expérience imaginaire oùl’ego se constitue dans et par une imagemystifiante, le complexe de castrationest le moment salvateur pour le sujet oùle Symbolique parvient à prendre ledessus sur l’Imaginaire. Mythiquement,le complexe de castration s’énonce

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ainsi : « Si tu veux jouir des femmes tudois renoncer à ta mère, si tu veux êtrepuissant tu dois être châtré par rapport àta mère et la mère doit être châtrée deson enfant. » Cette castration symboliqueest structurante des relations humaines,elle donne forme à l’informe del’Imaginaire et de ses fantasmes detoute-puissance, en articulant le désirautour de la limite, du manque, dont lelangage formalise universellement lanécessité.

Le complexe de castration, qu’onpeut assimiler au tabou de l’inceste et àl’intégration de la Loi, permet au sujetde dissoudre les mythes infantiles que lepervers ne manque pas, lui, de

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maintenir : la mère comme pourvue dupénis, lui-même comme substitut dupénis manquant pour la mère, etc. ; ilouvre enfin le sujet à la distinction dessexes, du masculin et du féminin, maisplus encore il fait accéder le sujet aurôle symbolique du langage, c’est-à-direqu’il rend acceptable l’absence de lachose, son manque et donc la maîtrise dece manque, l’acceptation de ce manquequ’organise la castration.

Ainsi, parmi toutes les bonnesraisons pour lesquelles il faut renoncer àl’Imaginaire, il y a, la psychanalyse nousl’apprend, celle de renoncer à la Mère.

Or, les Fragments, outre qu’ilsreposent sur l’abolition de la différence

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sexuelle comme on l’a vu, semblentrefuser de renoncer à la Mère dans letemps même où, renonçant à la theoria,ils offrent à l’Imaginaire, celui del’amoureux, une place royale.

Il y a même dans ce refus deBarthes quelque chose de provocant, carc’est parfois en citant Lacan qu’il estquestion du fantasme d’une reconductiondu lien amoureux entre l’enfant et lamère30 (p. 139/153), ou qu’il définitl’étreinte amoureuse comme lareconduction d’un inceste (p. 121/137),et, pour faire bonne mesure, dans unesorte de régression en deçà duSymbolique, Barthes cite un célèbrepoème Tao qui compare précisément la

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solitude de l’amoureux enclos dans lasphère de l’Imaginaire à la solitude decelui qui tient « à téter [sa] Mère »(p. 252/262).

On reviendra bien sûr longuementsur cette figure de la Mère qui sembleêtre au centre des Fragments comme le« signifié » ultime par où les relations àl’être aimé trouvent une forme denomination, on reviendra aussi surl’amoureux défini par Barthes commecelui qui rate l’épreuve symbolique dela castration et qui fait de ce ratage unevaleur (p. 273/283), mais ce qui nousintéresse ici c’est la valeur de la« Mère » par rapport aux réquisits de latheoria.

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Ce qu’il nous faut d’abord noter,c’est que la Mère dont parle Barthes esttoujours citée dans l’acception qui est,en gros, celle du champ sémantique de latheoria, et plus précisément dulacanisme. Barthes n’utilise pas ce termedans un sens jungien par exemple oumoins encore dans une acceptionautobiographique (sa mère). C’est biende « la » Mère dont il est question,placée du côté de l’Imaginaire, de lademande (et non du désir), du ratage dela castration symbolique. Et la questionqu’on peut se poser est la suivante.Pourquoi Barthes emprunte-t-il cettefigure de la Mère à un champ doctrinalqui ne cesse de déloger cette figure de la

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place positive où lui la place ?Je proposerai une réponse simple

et pour cela je prendrai un exemple. Ilen est, du point de vue qui est ici lenôtre, du sujet amoureux tel que Barthesle parle, de ce qu’il en est de Phèdre, laPhèdre de Racine, qui dit son désir dansla langue et le langage du jansénisme,langue et langage qui précisémentcomprennent et condamnent ce désir.Phèdre ne dit pas son amour pourHippolyte dans une parole spontanée —celle d’une reine vieillissanteamoureuse de son beau-fils —, elle ditson désir et ne peut le dire que dans lelangage qui le condamne, parce que celangage (jansénisme) qui condamne son

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désir est le seul qui a su le nommer. Onfera l’hypothèse qu’il en est de même dulacanisme, qui d’ailleurs n’est pas loind’être une forme profane du jansénismeoù Dieu est Inconscient. Le lacanismeest une doctrine, un langage, un systèmede concepts qui est le seul, au momentoù Barthes pense, vit et écrit, à avoirrigoureusement nommé les catégories del’amoureux barthésien pour les avoirexclues en les nommant. Lacan, par laradicalité théorique qui est la sienne, parle dispositif structural extrêmementrigoureux de sa doctrine, confère ausignifiant Mère — le signifiant est ce quinomme — son plus haut sens.

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L’amoureux barthésien s’appropriece signifiant (la Mère), mais n’enconserve que la dimensionphénoménologique ou descriptive en ensoustrayant la dimension clinique etgénétique (comme Phèdre qui parle dansla phénoménologie du désir jansénistemais qui se soustrait en réalité à sonétroite norme). Foin de la Mère commesymptôme, trauma, détermination.L’amoureux barthésien,aristocratiquement — comme Phèdre —,ne retient que l’être phénoménologiquede la Mère lacanienne, c’est-à-dire unphénomène pur (un être absolu) et écartedédaigneusement les conséquencescliniques que la doctrine lacanienne

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ajoute à sa description31. Le mot« Mère » du poème Tao (je tiens à téterma Mère) est pris dans son acceptionlacanienne, mais sauvé de l’enferclinique où la psychanalyse voudrait leplacer.

D’une certaine manière, le mot« Mère », chaque fois qu’il apparaîtchez Barthes, est une forme de citation,mais c’est une citation différente decelle du mot « cœur » que nous avonsépinglée comme appartenant à« l’exprimable » qu’il s’agit d’»inexprimer », car si le mot « cœur » telque le reprend Barthes est issu de ladoxa (« le cœur gros »), le mot « Mère »est, lui, issu de la theoria. Il s’agit pour

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Barthes, en empruntant une partie de sonlexique à la theoria, d’éviter de chuterdans un propos égotiste, purementpersonnel et, pour cela, de passer parl’ascèse d’une langue « haute ». Ontrouve là une défiance à l’égard durisque d’une complaisance envers soi, etsurtout à propos de la Mère dont lecontenu personnel très chargé risqueraitde faire verser Barthes dans un pathossubjectif. Il y a donc un désir ascétiquede parler dans une langue contrôlée,rigide, structurante.

Il faut cependant aller plus loin et,au risque d’anticiper sur la suite, notertout de suite que Barthes, dans l’empruntqu’il fait au freudo-lacanisme du

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signifiant « Mère », le fait sous la formede l’image. Par exemple, c’est autravers de l’image (par opposition auconcept) fameuse que Freud donne del’enfant jouant avec une bobine de filqu’il lance et qu’il ramène en ponctuantces allées et venues des fameux Fort etDa que Barthes se saisit de la Mère, entant qu’elle définit, au travers de cetteprésence/ absence (du Fort/Da), unerythmique du discours amoureux.

Ce que Barthes fait ici, c’est uneopération majeure : garder l’image maislaisser de côté le concept en tant quecelui-ci est ce qui objective, ce qui poseun savoir, ce qui sait quelque chose surmoi qui ne le sais pas. Ainsi l’amoureux

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barthésien n’ignore pas ce que lesignifiant « Mère » charrie et véhiculecomme savoir objectivant mais il n’entient pas compte en décidant que l’imageest supérieure au savoir, que lephénomène est supérieur àl’objectivation du concept. Ainsi le sujetamoureux n’est-il pas un sujet régressifqui agirait comme un névropathe, un purpaquet de symptômes : il sait. Il sait,mais il écarte le savoir sur le symptômeet donc le concept de symptôme lui-même, car ce savoir est pour lui sansvaleur dans la mesure où c’est un savoirqui se tient au-dehors de ce dont il parle,un savoir extérieur puisqu’il ramène à unréseau externe de causalité ce qui est en

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jeu (la Mère). Le sujet amoureux, lui,décide de faire de l’imagephénoménologique l’unique et suffisantespace de la connaissance.

Dans son Roland Barthes parRoland Barthes, Barthes définissaitl’Imaginaire épistémologiquementcomme une catégorie d’avenir. Leraisonnement de Barthes était lesuivant : puisque le travail d’épurationmené par la modernité contrel’Imaginaire a opéré, puisque tous lessemblants sont levés, puisque nous necroyons plus au « moi » comme centredu sujet, puisque nous avons uneméfiance sans mesure à l’égard del’ineffable et des images, puisque

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l’Imaginaire est partout sous contrôle duSymbolique, puisqu’il n’y a plus derisques de se faire prendre aux fables du« moi, je », alors il est temps deredonner un avenir à l’Imaginaire, d’enrefaire une catégorie d’avenir32.

« THEORIA » ET SUBJECTIVITÉ

On dira que Barthes fait des plisavec la théorie et rend la théorieméconnaissable à la theoria qui, de cefait, devient opaque à elle-même. Ellen’est pas seulement prise par desrenversements. Elle devient, non plus lediscours qui régenterait la vérité, maisun discours comme un autre qui,

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fragmentairement, devient l’un desmultiples propos du sujet amoureux. Latheoria ainsi apparaît çà et là, non pluscomme dispositif ou comme épistémèqui aiderait Barthes à mieux définir lediscours amoureux, mais comme unfragment du discours amoureux lui-même, absorbé par ce discours. Pisencore, la theoria apparaît dans lesFragments d’un discours amoureuxcomme des fragments d’idéologie del’amoureux qui les manipule et lesmaltraite au gré de sa fantaisie, de sondésir.

Voilà sans aucun doute ce quidemeure un problème pour les modernescontemporains de Barthes et explique le

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silence « théorique » qui entoure laparution des Fragments. Que peut direla theoria d’une œuvre où elle n’a pasplus de place qu’un poème, qu’unechanson, qu’un magazine sentimental ?

Pour mieux comprendre ce qui sepasse, il nous faut laisser le locuteur desFragments, l’» amoureux qui parle etqui dit », que nous avons comparé àMme Bovary ou à Phèdre, pour nousintéresser à Barthes lui-même, l’auteurdu livre. Dans la stratégie qui est lasienne ici, il me semble reconnaître, aumoins partiellement, ce que fut lastratégie d’un philosophe (ou d’un anti-philosophe), Kierkegaard, inspirateur del’existentialisme, le Kierkegaard que

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décrit Sartre dans son admirable texte« L’Universel singulier »33 : ce quifascine Sartre chez Kierkegaard, c’est sarésistance à Hegel et à l’hégélianisme,qui fut « l’esprit du temps », laphilosophie devenue monde, le mondedevenu hégélien. Toute l’œuvre deKierkegaard est décrite commerésistance à l’entreprise hégélienne detotalisation du monde comme objet desavoir. Dans l’optique hégélienne, larésistance de Kierkegaard n’est qu’un« moment » dialectique où l’Esprits’accomplit, il n’est qu’une simpleconscience malheureuse. C’est parceque cette résistance est prévue (toutcomme la résistance à la psychanalyse

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est prévue par la psychanalyse elle-même comme symptôme) qu’elle prendchez Kierkegaard des formes tout à faitfascinantes, comme pour échapper àcette « prévisibilité » : elle passe, chezce chrétien et mystique, par toute unestratégie d’opacités personnelles :pseudonymie, hétéronymie, pamphlets,œuvres ambiguës (le Journal d’unséducteur par exemple), attitudes plusou moins scandaleuses, bref par untravail remarquable d’énonciation qui apour éléments d’inspiration aussi bien lafigure de don Juan ou de Faust quecelles issues de la sphère théologique,tels Abraham ou Job chez qui le silence,l’intériorité pure du silence sont les

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signifiants majeurs de cette opacitéexistentielle par où le sujet humainatteste qu’il n’est jamais le simplesignifié d’un signifiant transcendant, fût-il Dieu.

Ce que Kierkegaard veut mettre enévidence, c’est l’incommensurabilitéabsolue entre l’existence (le subjectif) etle savoir : la vie subjective est ce quiéchappe à tout savoir, elle est existence.Mais ce que remarque alors Sartre, c’estque Kierkegaard pense sa propresituation anti-hégélienne avec lesconcepts de Hegel, et que la révolte deKierkegaard, malgré le génie de sonœuvre, échoue partiellement à échapperà ce qui le nie.

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On dira que Barthes est unKierkegaard qui aurait comprisl’inutilité, voire la vanité, de la révoltecontre l’Esprit du temps. Plutôt que decontester polémiquement le savoirobjectivant de la theoria, Barthes cite latheoria en la dépossédant du savoir etdu processus d’objectivation qu’ellevéhicule.

Résister polémiquement à latheoria, c’est prendre, en outre, lerisque de finir « comme l’intellectuelbourgeois qui fuit son objectivité dansune subjectivité exquise et se fascinelui-même dans un présent ineffable pourne pas voir son avenir »34.

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Barthes choisit de résister aupouvoir objectivant de la theoria, nonpar la violence de l’histrionisme ou dumasque de Kierkegaard, ni par unerégression dans l’individualismesubjectif — sans issue et sans intérêt —,mais en intégrant la theoria à son proprediscours sous une forme neutralisée.

Cette ambition chez un penseur des’extraire de la puissance totalisante dela theoria n’est pas un phénomène isoléqui ne toucherait que des individusmarginaux par rapport à la philosophie,comme le furent Kierkegaard ou Barthes,c’est en fait un projet plus fréquentqu’on ne le croit (mais la theoria estaveugle à l’égard de toute dissidence),

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et l’on pourrait trouver chez Merleau-Ponty une démarche un peu différentemais qui n’est pas sans points communs.Il ne s’agit plus d’abolir le savoirobjectif mais de suspendre en quelquesorte ce savoir du côté du sujet de laconnaissance : neutraliser la polaritéentre objet et sujet de la connaissance etdemeurer au contact de « l’irréfléchi » ;pour cela, il faut sortir de la theoria,accéder à un type de rapport au mondeoù le sujet se laisse envahir par sonobjet, où le sujet fait preuveexemplairement de sa faiblesse, dans cequ’on pourrait appeler un « héroïsme dela faiblesse ». Cet héroïsme de lafaiblesse, malgré toutes les différences

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qui séparent Barthes de Merleau-Ponty,on pourrait le retrouver dans la manièredont Barthes se laisse envahir etposséder, pour dévoiler sa vérité, par lesujet le plus faible qui soit, l’amoureux.

LE DIVERTISSEMENT

Jean-Claude Milner, dans son livretout à fait admirable Le Pasphilosophique de Roland Barthes35,définit les Fragments d’un discoursamoureux, et toute la période qui va dela rupture avec le structuralisme jusqu’àla dernière phase qui fait surgir laquestion de la mort (La Chambre

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claire), comme œuvre dedivertissement.

On comprend que Milner emploiece terme dans un sens strictementpascalien : période de divertissementqui se situe entre deux grandesséquences qui sont définies d’une partcomme le champ de la science (theoria)(1945-1970), et d’autre part commecelui de la mort (métaphysique) (1979-1980), où Barthes passe de la questionde la structure (le signe) à celle del’essence (qu’est-ce en soi que laphotographie ?), ou plutôt fait un saut del’une à l’autre, saut qui est traversé dudivertissement. Milner ne développe pasbeaucoup cette notion de divertissement

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dans ce livre, merveille d’intelligence,de densité et de concision. Nouscomprenons que le divertissementbarthésien est ce qui détourne de deuxtypes de savoir : le savoir de la structure(le Symbolique) et le savoir de la mort(le Réel). D’une certaine manière, c’estbien cela : entre l’épreuve duSymbolique, qui a été celle de lamaturité, et l’épreuve du Réel, qui estcelle de la fin de la vie, de l’avant-mort,Barthes aurait donc occupé quelquesannées (en gros 1971-1978), qui sontcelles de sa gloire intellectuelle, à sedivertir, à jouir dans l’Imaginaire :plaisir du texte, du moi, de l’écrivain, del’amoureux, période donc où Barthes,

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oubliant « les mathématiques sévères »et reculant devant la mort, s’adonne àtoutes les vanités disponibles.

Cette thèse, qui est bien sûr tout àfait valide, nous pose un problème,puisqu’elle est celle de la theoria, etqu’elle aboutit à sous-estimer lesFragments d’un discours amoureux,alors que nous faisons le pari inversed’une autre lecture des Fragments36. Ledivertissement est condamné sévèrementpar Pascal et l’on pourrait retrouverdans cette condamnation le discréditdans lequel la theoria a placél’Imaginaire. Pour lui donner un sens quinous soit profitable, il nous faut doncconférer un autre sens à cette idée de

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divertissement. Un sens qui, parexemple, soit celui de Kierkegaard, chezqui le divertissement est une feinte, ouencore le sens que lui donne Blanchot,chez qui il y a neutralisation dujugement37, ou enfin celui qu’on trouvechez Dostoïevski, notamment dans LeJoueur. Tout le défaut de la conceptionpascalienne du divertissement, c’est devouloir le lire et le penser à partir de laMort et donc de son anéantissement. (Ilest vrai que cette lecture destructrice etdogmatique aboutit à cette découverteessentielle qui est la « logique ducœur », l’un des noms de la charité, dontrares sont ceux qui en ont saisi toute lavaleur, à l’exception peut-être de

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Rimbaud avec Une saison en enfer, etprécisément Barthes avec La Chambreclaire38.)

Quoi qu’il en soit, le projetpascalien, celui d’une Apologiemarquée tout entière du désir de« convertir », aboutit à une liquidationdes phases liées au Monde : critique dela science (esprit de géométrie), critiquedu divertissement. Notre projet delecture va à l’inverse. Il fait le choixd’affirmer que l’Imaginaire n’est pas lesimple espace de la méconnaissancemais qu’il est l’espace d’une autreconnaissance dont le phénomène estl’objet, qu’il est aussi connaissance dela méconnaissance, et l’on pourrait

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alors, en paraphrasant Kierkegaard, voiren lui « le vouloir réfléchi del’irréfléchi » où le sujet peut vivre etvoir simultanément le spectacle de lavie, saisir l’instant comme instant etl’immobiliser, fixer le moi, non dansl’infatuation vaine, mais, par le prodigedu divertissement qui associe ironie etgravité, dans sa défection, dans ses jeux,ses simulacres, et en photographier lesvertiges. Ce qui constitue l’apparencemême de l’amoureux barthésien, lafragmentation de sa parole atteste toutcela par la discontinuité, la brisure, lessilences qui la constituent. Commel’explique Barthes dans le cours qui està l’origine de son livre, le Symbolique

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est pris en charge par l’Imaginaire,révolution copernicienne dans le champdu discours que régentait la theoria etque la theoria sous-estime car elle nes’y reconnaît plus.

LE MÉTALANGAGE

Pour conclure, il nous faut revenir àl’exergue fondamental du livre —« C’est donc un amoureux qui parle etqui dit : » — où nous avons cru pouvoirrepérer l’élément d’opacité crucial pourla theoria, et cela très précisément dansla figure, inconvenante, de l’amoureux,pas assez noble pour l’orgueil théorique.Mais il y a autre chose dans cet exergue,

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ce sont les verbes « dire » et « parler »qui, eux, ne devraient pas choquer latheoria, tant celle-ci a martelé et répétél’axiome selon lequel il n’y a pas demétalangage, c’est-à-dire de vrai sur levrai, de discours sur le discours, qu’iln’y a pas de savoir positif où un langagedominerait un autre langage pour endéduire la vérité.

Cet axiome a pu apparaître demultiples façons, par exemple chezFoucault lorsque, à propos de sonHistoire de la folie à l’âge classique, ilexplique qu’il admettrait fort bien qu’unhistorien dise de ce qu’il a écrit « cen’est pas vrai », car l’important pour luin’est pas de produire le métalangage de

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la folie à l’âge classique, mais, ajoute-t-il : « Mon livre a eu un effet sur lamanière dont les gens perçoivent lafolie. Et, donc, mon livre et la thèse quej’y développe ont une vérité dans laréalité d’aujourd’hui. »39

La vérité pour les Modernes n’estpas une vérité positive, la vérité estdéplacement des forces telles qu’ellessont en jeu, déplacement des énoncés,déplacement de la vérité elle-même40. Iln’y a pas de vérité sur la folie à l’âgeclassique (métalangage), mais, parl’intermédiaire de ce discours sur lafolie (de l’âge classique), on déplace lechamp de vérité actuel où se délimitent

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et se découpent les représentationscontemporaines de la folie.

Cet axiome est omniprésent chezLacan, et notamment dans un texteimportant, « La science et la vérité »41.Et, comme chez Foucault, il signifie quela theoria n’est pas un simple savoir dediscours mais que la theoria est praxis :travail du Réel par le Symbolique42.C’est en fait chez les marxistes que cettenotion de la theoria comme praxis serala plus vulgarisée, notamment parréférence à la célèbre thèse de Marxselon laquelle les philosophes nedoivent plus interpréter le monde(métalangage) mais le transformer(praxis). Mais l’incroyable méli-mélo

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philosophique — cette liberté fastueuse— qui compose la theoria a pupermettre aux Modernes tout aussi biende donner à Nietzsche ou encore àHeidegger (critique de la conception dumonde43) le rôle d’inspirateurs de cettecritique du métalangage.

Cet axiome selon lequel il n’y a pasde métalangage confère toute laresponsabilité au dire du discours,dramatise ce dire, puisque ce dire,comme action de la parole, est l’espacemême de la praxis44. Sa formulation laplus célèbre, c’est la prosopopée de lavérité de Lacan où « c’est la vérité quiparle toute seule » : « Moi, la vérité, jeparle. » Dans cette prosopopée, la vérité

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se réhabilite en prenant la parole et ennommant les lieux où elle se manifeste,lieux qui ne sont pas ceux du discours :les actes manqués, le rêve, le nonsense,les calembours, le hasard45, etc.

On dira alors que la theoria secaractérise par le fait d’avoir intégrécette donnée nouvelle, de s’inscrire souscette condition que la vérité, ça ne sepossède pas sous la forme d’unmétalangage, mais, un peu comme pourla théologie négative, ça se cherche et sedessine en déconstruisant les savoirspositifs.

On pourrait dire alors que Barthes,en ouvrant son livre par « C’est donc unamoureux qui parle et qui dit », s’inscrit

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dans cette logique46 et souscrit à l’idéeque la seule autorité qui ne soit pas uneimposture, c’est l’autorité d’un dire.Comment la theoria peut-elle, dans cettemesure, reprocher à Barthes de se placersous l’enseigne d’une énonciation ?

Mon hypothèse est la suivante.C’est peut-être que, comme souvent, lesaxiomes de la theoria sont des vœuxpieux, et l’on peut douter de la sincéritéde l’énoncé de Lacan lorsqu’il sembleremettre la vérité dans les bras nus del’erreur, du calembour ou du lapsus, toutcomme on peut suspecter celle deFoucault lorsqu’il prétend n’avoir eupour seul objet dans son Histoire de lafolie que les représentations présentes.

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Cette espèce d’héroïsme ou dedramatisation de la parole et du dire estcontredite par le style même de l’un etde l’autre qui sont tout entiers dans leregistre d’un savoir objectivant : lepremier par les graphes et les mathèmes,le second par un travail considérable surl’archive qui mobilise l’empirique.

Barthes, quant à lui, lorsqu’il s’estplacé au cœur de la theoria (la périodestructuraliste), n’a jamais anéantientièrement l’idée de métalangage, il adéfini d’ailleurs dans le Système de laMode l’analyse structurale comme unmétalangage — un emboîtement de« langages » associés47 — mais enprenant soin de relativiser la vérité

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véhiculée par ce métalangage, véritéprovisoire : « Le sémiologue est celuiqui exprime sa mort future dans lestermes mêmes où il a nommé et comprisle monde. »48 Le métalangage de latheoria est un langage mortel.

D’une certaine manière, on peutdire que Barthes, dans cette période,s’accorde sur une critique de la véritépositiviste mais ne tient apparemmentpas à déplacer cette vérité dans un au-delà du métalangage, il ne tient pas àsauver la vérité sous la forme héroïquede sa théâtralisation au sein de latheoria : bien au contraire, il n’y a, dansle statut même du discours de la theoria,d’autre place future que celle de la mort.

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Si Barthes utilise la formule« C’est donc un amoureux qui parle etqui dit », cela n’a rien à voir avec le cride la vérité chez Lacan : « Moi, lavérité, je parle… » Chez Lacan, le« dire » est là comme pour combattre lemétalangage et rivaliser avec lui, alorsque chez Barthes c’est tout autre chose.D’abord, le « dire » surgit, dans lesFragments, sans aucune rivalité àl’égard du métalangage ; ensuite, ce« dire » n’est nullement, comme c’est lecas chez Lacan, un simple effetrhétorique résorbé par le retour d’unstyle discursif qui efface bien vite leseffets théâtraux de la prosopopée ; etenfin, le dire n’est pas, comme chez

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Lacan, une tentative de renouveler et desauver la theoria mais au contraire de laneutraliser.

LE NEUTRE ET LE MÉTALANGAGE

Mais il faut aller plus loin et mettreen évidence l’originalité paradoxale deBarthes. Quelles que soient les prises deposition qu’il a pu afficher çà et là49, iln’envisage pas de sortie possible horsdu métalangage, du moins au sens deLacan. Au sein de la theoria, le discoursde l’intellectuel, on vient de le voir,tombe dans l’échelonnement deslangages entrelacés les uns dans lesautres, et hors de la theoria, on a vu que

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Barthes développait une vision del’écriture où celle-ci tendperpétuellement au citationnel : écrire,c’est inexprimer l’exprimable, et naîtren’est rien d’autre que trouver ce codetout fait et devoir s’en accommoder50. Sitel est le cas, alors tout est métalangage,il n’y a que du métalangage, au sens oùil n’y a pas de dire qui ne soit pris dansune relation de commentaire, derépétition, de parodie, de ré-écritured’un déjà-dit.

Si nous synthétisons la position dela modernité, nous pouvons la résumeren cinq points :

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1. La vérité est au présent.Elle ne porte pas sur quelquechose, elle déplace les discours etinstitue de nouvelles frontièresentre le vrai et le faux.

2. La vérité parle toute seule,elle parle comme dans laprosopopée de Lacan pour direqu’elle est là où l’homme ne peut laposséder.

3. La theoria n’est pas logos,elle est praxis, elle ne représentepas, elle transforme.

4. Il y a une prétention de latheoria à subvertir l’époque et unrenoncement aux formes positivesdu savoir.

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5. Il y a donc une prétention dela theoria à accéder, dans latheoria elle-même, à un dire.

D’une certaine manière, Barthespeut reprendre l’ensemble de cespropositions mais en les déplaçant,parce que, pour lui, il n’y a pasd’opposition, de dualité entre le dire etle métalangage, et sans doute voit-ildans cette dualité, censée ruiner lapositivité métaphysique classique, undernier reste de métaphysique. Cedernier reste s’inscrivant dans uneidéalisation : idéalisation del’inconscient comme lieu de productionde la vérité chez Lacan, idéalisation du

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politique chez Althusser, du fou ou duprisonnier chez Foucault, qui laisseentendre la nostalgie d’une parolepremière. Or Barthes, peut-être parcequ’il n’est pas philosophe, peut-êtreparce que son seul et unique objet(quelle qu’en soit l’apparence) estl’écriture, ne peut que s’inscrire dans laperspective d’un toujours-déjà, d’untoujours-déjà écrit. S’il y a chez lui un« héroïsme » de l’écrivain, del’intellectuel, ce ne peut être l’héroïsmed’un dire, mais (et c’est pourquoi nousparlions d’» originalité paradoxale »)l’héroïsme d’un silence, d’une« inexpression », héroïsme qui est, onl’aura reconnu, celui du Neutre par où le

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sujet délivre le langage, la parole, ledire de l’aliénation d’un senspréconstitué, du plein du stéréotype, dela répétition, de la généralité. Et cela,par le travail de la neutralisation, del’assèchement, de la purification qui estle travail de l’écriture, dont Flaubertpeut apparaître comme un modèle, maisqui va bien au-delà d’une œuvre préciseou d’un écrivain particulier, et quiconcerne l’écriture en tant que telle.

On dira que, pour Barthes, tout est,en effet, métalangage, puisqu’il s’agitbien d’inexprimer l’exprimable, maisqu’en même temps tout métalangage estaboli puisqu’il n’y a pas de savoirobjectivant, pas de vrai sur le vrai, pas

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de dernier mot51, il n’y a que leperpétuel combat de la mort et de la vie,de l’abolition des langages et dessubstitutions de langages, effacement,résurrection, immense et vertigineuxéternel retour d’une différence qui ne sedit que dans les interstices d’une languequi nous précède.

Cette omniprésence d’un déjà-dit,d’un code qui nous est antérieur,n’entraîne aucun scepticisme chezBarthes, aucun renoncement (celui de« la canaille » selon Lacan ou celui du« salaud » au sens de Sartre), car si leparticulier a toujours affaire à dugénéral, ce n’est pas, platement, pourfaire de « l’humain avec de

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l’individuel » qui est la servitude, etplonger dans les basses eaux del’universel singulier bourgeois, mais aucontraire pour retrouver un particulierultime en dépit de l’instrument généralqui lui est donné, retrouver ceparticulier dans l’utopie d’un langageparticulier, sachant donc que le« particulier extrême n’est pasl’individuel », l’individuel étant encorerégi par les catégories du général52.

Alors le poétique, l’inaliénable etle langage du monde, le langage de lagénéralité, peuvent se croiser. Dansquelles conditions ? C’est ce que nousallons voir.

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II

Le discours amoureux.Questions de méthode

1. CE QUI PRÉCÈDE

On définira l’entreprisebarthésienne des Fragments d’undiscours amoureux comme le discoursrigoureux de l’imaginaire dansl’Imaginaire. Ce discours rigoureux,dont on va explorer la rigueur, a connudes anticipations, des annonces. Il n’apas surgi comme un caprice dans le

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parcours de Barthes. Ces anticipationssont nombreuses. On peut en citer troisprincipales : Sur Racine (1963) où il estquestion du discours amoureux racinien,S/Z (1970) où il est question du discoursamoureux dans le récit narratif (Balzac),et enfin le Roland Barthes par RolandBarthes (1975) où les Fragments sontprogrammés, voire annoncés.

Dans le Sur Racine, l’éros racinienest décrit comme placé sous l’empire del’Imaginaire. Ce que Racine met enscène, ce n’est pas le désir, c’estl’aliénation amoureuse : ce qui y faitévénement, ce n’est pas le réel de larencontre mais l’image de cetterencontre : l’image fantasmatique qui est

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monologue, répétition obsessionnelle dutrauma, du rapt (« Je le vis, je rougis, jepâlis à sa vue… »). Pourtant, Racinecesse d’être un modèle possible dudiscours amoureux barthésien dans lamesure où son théâtre est défini commethéâtre non de l’amour mais du rapportde force. Son véritable sujet, c’estl’usage d’une force (pulsiondominatrice) au sein d’une « situationgénéralement amoureuse ». Théâtreprofondément sadique fondé sur la faute,la Loi, le Père, la culpabilité, et en cesens strictement opposé au discoursamoureux de Barthes.

S/Z, qui commente un récit deBalzac, Sarrasine, est un très singulier

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objet puisque la castration en est le sujetcentral : un jeune homme, sculpteur,tombe amoureux de ce qu’il croit êtreune femme, cantatrice d’opéra, et qui esten fait un castrat. Il y a quelque chose detroublant dans l’intérêt que prendBarthes à ce texte et à la puissance desubversion des codes de lareprésentation classique que lacastration engendre dans le récit deBalzac… Le leurre dans lequel tombe lejeune homme (Sarrasine), en s’éprenantd’un castrat et en y voyant la femmeparfaite, renvoie précisément au ratagepar le sujet de l’épreuve de la castrationsymbolique. Celui-ci est en plein dansl’Imaginaire, voyant le Même là où il y a

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l’Autre et réciproquement, entièrementpris par le leurre de la représentation,pris par l’image. Barthes étudie alors lefonctionnement du discours amoureuxcomme fourvoyé dans l’impasse del’Imaginaire, à partir d’une lecturelacanienne de la castration. Le point devue n’est pas celui de l’amoureux, il n’ya pas d’identification avec lui, et leNeutre du castrat n’a de positif que safonction destructrice : destruction descodes bourgeois. Dans cette mesure, lediscours amoureux qui est rencontrédans le récit de Balzac est pris au seind’un plus vaste ensemble sémiologiquequi est sous le contrôle de la theoria. Decet ensemble, très complexe, peuvent

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être extraits des fragments quis’apparentent à ceux du discoursamoureux, comme le fragment LXXV,intitulé « La déclaration d’amour », oùl’on retrouve certains éléments quiseront présents dans les Fragments, oùle « Je t’aime » est désigné comme un« jeu obsessionnel du sens » assimilé aujeu de l’enfant freudien du Fort/Da, au« dieu indou qui alterne sans fin lacréation et l’anéantissement du monde »,où le « Je t’aime » fait donc du sens ceque Barthes appelle un « jeusupérieur »53. Mais cette analyse du « Jet’aime » est purement ponctuelle ;Barthes se propose de faire plus tard un« inventaire des formes de la parole

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amoureuse »54, ce qui est, d’une certainemanière, une façon d’annoncer lesFragments d’un discours amoureux.

Ce serait, en tout cas, un contresensque de voir dans la figure du castrat, entant qu’il dérègle l’opposition dumasculin et du féminin, une anticipationde l’amoureux en qui est suspendu leparadigme sexuel. La subversion ducastrat et la suspension de l’amoureuxsont antithétiques.

Le troisième livre, Roland Barthespar Roland Barthes, est le plus prochechronologiquement des Fragments. Ils’inscrit dans une période commune oùs’exprime le projet d’une explorationrigoureuse de l’Imaginaire. Dans ce

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livre, il y a trois fragments successifsqui peuvent être considérés comme uneanticipation réelle des Fragments. Cestrois fragments, intitulés « Le discoursjubilatoire », « Comblement » et « Letravail du mot »55, sont trois approchesdu « Je t’aime ».

1. Le « discours jubilatoire » estl’occasion d’un dialogue entrel’amoureux et le clinicien (lacanien) : lepsychanalyste ne cesse de répéter que le« Je t’aime » n’est qu’un symptôme,celui du manque : « Rien à faire : c’estle mot de la demande : il ne peut doncque gêner qui le reçoit, sauf la Mère. »

2. Le « comblement » correspondau « Je t’aime » romantique où il a le

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goût des « pleurs amers » (Heine). Lemot d’amour est simultanément uneperte, un deuil.

3. Il y a enfin « le travail du mot »qui serait la bonne solution face àl’échec apparent du premier fragment età la mort qui surplombe le deuxième. Larépétition du « Je t’aime » est comparéeà une sorte d’épopée verbale, une longue« course dialectique » où peu à peu secomplexifie la demande originelle sansque cette dialectique ne ternisse« l’incandescence de la premièreadresse ». La répétition du « Je t’aime »,envisagée comme le travail du signifiant,créerait « une langue inouïe où la formedu signe se répète, mais jamais son

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signifié » (comme dans l’énoncépoétique). Alors, explique Barthes, « leparleur et l’amoureux triomphent enfinde l’atroce réduction que le langage (etla science psychanalytique) impriment àtous nos affects »56, à savoir cetteréduction opérée par le clinicien quiréduit le « Je t’aime » à n’être que de lademande, du symptôme, etc.

C’est ce troisième « Je t’aime » quiest choisi par Barthes, « car si uneimage est construite, cette image est dumoins celle d’une transformationdialectique — d’une praxis »57.

Si ces trois fragments anticipent surles Fragments d’un discours amoureux,c’est d’une part parce qu’ils en donnent

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la trame (les trois registres du « Jet’aime » où se trament les trois filsdiscursifs du Symbolique, du Réel, del’Imaginaire), et d’autre part parcequ’ils en esquissent l’épistémologie parla critique de la theoria (« atroceréduction ») et par le fait de placerl’image au centre de la paroleamoureuse. Certes, par un dernierscrupule moderne, l’image demeurelégèrement suspectée (« si une image estconstruite, cette image est dumoins… »), mais l’image est sauvéeparce qu’elle peut être plus qu’unesimple image ((mimèsis), elle peut êtrele produit d’un travail (praxis). Ce restede suspicion à l’égard de l’image montre

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combien la theoria demeure liée auxsavoirs antérieurs qu’elle prétendcontester : ici, c’est évidemment le pointde vue platonicien qui intervient :l’image est suspectée comme mimèsis,comme imitation. Mais la rupture queBarthes opère, c’est de faire de l’imagele lieu d’une praxis et de lui donner unstatut équivalent à celui du signifiant.

2. CONDITIONS DE POSSIBILITÉD’UN DISCOURS RIGOUREUX DEL’IMAGINAIRE DANS L’IMAGINAIRE

L’épochè

Nous venons de voir qu’il n’y avaitde possibilité d’atteindre le discours

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amoureux qu’à une première condition :que celui-ci existe comme imagedialectisée par une praxis. Cette praxis,Barthes n’en offre, dans le RolandBarthes par Roland Barthes, qu’unedescription sommaire que nous avonsrésumée comme « l’odyssée du Jet’aime », le « Je t’aime » dont larépétition et les variations constituent« la course ». Cette dialectique, cettepraxis, ne sont pas autre chose quecelles que déploient les Fragments : leterme de « course » revient d’ailleursdans la brève préface des Fragmentslorsque Barthes définit ainsi lediscours :

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« Dis-cursus, c’est, originellement, l’action decourir çà et là, ce sont des allées et venues,des “démarches”, des “intrigues”.L’amoureux ne cesse en effet de courir danssa tête, d’entreprendre de nouvellesdémarches et d’intriguer contre lui-même »(p. 7/29).

Ce qui nous importe ici, c’est quela dialectique encore invoquée dans leRoland Barthes a disparu avec lesFragments. Ce n’est pas une dialectiqueentre un dedans (la parole amoureuse) etun dehors (la société, la guerre, la luttedes classes, le sexe), mais un jeu propreau « dedans » même du discoursamoureux58.

Le dévoilement du discoursamoureux ne peut s’opérer que si,

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précisément, je mets entre parenthèses,si je suspends le contexte mondain,social, sociétal, historique, sexuel où ilparaît et si je l’en isole, bref si j’opèrece que les phénoménologues appellentl’épochè et qui est l’acte de cette miseentre parenthèses.

Ce que fait la phénoménologie parméthode (mettre entre parenthèses lemonde pour saisir le phénomène commephénomène), Barthes le fait sans s’enexpliquer ; mais nul doute que l’épochèest la première des conditions pouraccéder à un discours rigoureux del’imaginaire dans l’Imaginaire :suspension du monde, du contexte et, ducoup, suspension chez le sujet de ce

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qu’on peut appeler sa « consciencenaturelle », cette conscience de l’hommequelconque perdu dans les brumes dumonde, pris dans le flux indifférencié del’horizon sur lequel les « choses » sedéploient, suspension qui permetd’obtenir l’objet comme phénomène,dans son apparaître et donc dans sonêtre propre, dans sa phénoménalitésingulière59. Nous reviendrons un peuplus tard sur la dimension philosophiquede l’épochè à l’œuvre dans lesFragments. Il nous faut, en revanche,tout de suite en tirer une conclusion dupoint de vue de la praxis (de l’écriturecomme travail60). On dira, de ce point devue, que la seconde condition d’un

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discours rigoureux de l’imaginaire dansl’Imaginaire, liée d’ailleurs à lapremière, c’est que le discoursamoureux ne passe pas par la fabricationd’un récit. Ainsi, la premièresuspension, la première mise horscircuit (la première épochè) qu’il fautappliquer aux structures du monde, doittoucher à « l’histoire d’amour ».

Cet axiome est énoncé dansl’avant-propos du livre :

« … l’histoire d’amour, asservie au grandAutre narratif, à l’opinion générale quidéprécie toute force excessive et veut que lesujet réduise lui-même le grand ruissellementimaginaire dont il est traversé sans ordre etsans fin, à une crise douloureuse, morbide,dont il faut guérir […] : l’histoire d’amour

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(l’“aventure”) est le tribut que l’amoureux doitpayer au monde pour se réconcilier avec lui »(p. 11/32).

De quel ordre est donc cetteépochè sur le plan de la praxis ? Dequel ordre est cette épochè qui doit faireen sorte que le « divertissement », aulieu d’être recul devant la chose, soit aucontraire pure connaissance,connaissance et extase ? Cela, Barthesnous le dit très clairement : pour quel’être du discours amoureux puisse sedévoiler dans l’extase de tout son être(« le grand ruissellement imaginairedont il est traversé sans ordre et sansfin »), l’épochè, la suspension doit

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d’abord toucher à l’histoire d’amour,c’est-à-dire au récit.

L’épochè relève bien de la praxis,il s’agit bien d’un travail sur l’objet et lesujet de la connaissance que je modifietous deux par une intériorisation toujoursplus intérieure, visant à susciter un face-à-face, un entrelacs de l’apparaître de lachose et de ma perception, un« chiasme », selon l’expression deMerleau-Ponty, où s’emboîtent sujet etobjet. La question qu’on doit se poserest la suivante : pourquoi cetteconnaissance (extatique) doit-elle passerpar la suspension de l’histoire d’amour,qui est précisément la forme et la

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médiation la plus évidente, la plusrépandue du sentiment amoureux ?

Avant de répondre directement àcette question, il faut tout de suiteremarquer que l’épochè doit viser ce quiest au plus proche de l’objet deconnaissance, elle doit toucher à ce quienrobe cet objet et donc le dérobe, elledoit, comme opération de suspension,concerner le contexte intime de l’objet.Face à un tableau, ce que je dois mettreentre parenthèses, ce n’est pas seulementl’uniforme du gardien de musée qui estplanté à côté de la toile, mais aussi lecadre doré, la paroi de verre qui leprotège des fous, et peut-être même lesfibres de la toile qui trament la

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picturalité. La fragmentation de l’objetregardé peut participer à ce travail desuspension : c’est ainsi, par exemple,qu’on peut considérer ce que faitBarthes sur le tableau de Verrocchioqu’il a choisi pour la couverture de sonlivre, en ne nous en montrant que lesdeux mains se frôlant dans unecontinuité/discontinuité du contact et ensuspendant du coup entièrement le sensthéologique du tableau qui représenteune scène biblique, associant Tobie et unange, mais en suspendant égalementtoute une dimension de sa picturalitépropre puisque ce n’est pas le tableauqu’il veut nous faire apparaître, dans cefrôlement des mains, mais ce qu’il

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nomme au dernier fragment de son livrele « Non-Vouloir-Saisir », qui est enquelque sorte l’» être » du sentimentamoureux parvenu à sa plus haute extase.

L’épochè touche donc ce qui esttoujours au plus proche de l’objet qu’ils’agit de connaître. Ici le rejet parBarthes de « l’histoire d’amour », durécit, relève d’une décision imposée parl’objet et non directement d’une positiondogmatique appartenant à une doctrineantérieure et qui s’appliqueraitextérieurement à la question dusentiment amoureux. S’il est vrai qu’il ya chez Barthes une critique du roman, undiscours général sur le roman quiapparaît dès Le Degré zéro de l’écriture

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jusque (mais sous une forme retorse) àson dernier cours du Collège deFrance61, cette critique, même si ellepeut dans le détail fournir des argumentsà l’épochè pratiquée dans lesFragments, ne peut en rien lui êtreassimilée.

Discours/ Récit

Barthes propose donc non pas un« récit amoureux » mais un « discoursamoureux ». Ce choix est un choixviolent qui suppose l’expulsion, lebannissement du récit. Si l’on reprend labrève citation où Barthes s’explique surce choix, on peut trouver trois motifs desuspendre le récit, l’histoire d’amour en

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tant donc qu’elle est « asservie au grandAutre narratif ».

1. L’histoire d’amour, comme récit,est du côté de la doxa (l’opiniongénérale) qui « déprécie toute forceexcessive » et veut que le « sujetamoureux » réduise ce qu’il vitintérieurement à « une crisedouloureuse, morbide, dont il fautguérir ».

2. L’histoire d’amour (et c’est biensûr lié à la première question) estasservie parce qu’elle ne peutfonctionner que sur le mode de« l’ordre », d’une causalité procédant dusystème : crise, résolution de la crise,

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fin (par opposition au discoursamoureux qui est « ruissellement »).

3. L’histoire d’amour est du côté del’ordre social parce qu’elle est le« tribut que l’amoureux doit payer aumonde pour se réconcilier avec lui » :l’histoire d’amour n’est qu’unetransaction qui rend consommablel’extase amoureuse par le « monde » etoblige l’amoureux à retrouver la sociétéen sortant de l’hypnose où l’emprisonneson discours.

Le discours amoureux (le soliloquedu « Je t’aime ») échappe à ces troisasservissements, à l’Autre, mais il y aplus, car, pour mieux opposer discourset histoire, Barthes pose que le discours

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amoureux et l’histoire d’amour sont dansune relation d’étrangeté absolue l’unepar rapport à l’autre. Barthes en effetajoute que le discours amoureux« accompagne cette histoire [l’histoired’amour] sans jamais la connaître »,comme si l’amoureux perdait l’essencede son être dès lors qu’il se le figurait àlui-même sous la forme d’un récit, d’unehistoire, comme si l’amoureux étaitaveugle, ignorant de la trame, duscénario dans lequel les autres le voientévoluer.

On dira que, selon Barthes, lediscours amoureux est du côté del’authenticité (il exprime absolumentl’être dont il est le phénomène) tandis

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que le récit est du côté de la facticité :facticité au sens ordinaire mais aussi ausens phénoménologique qui définit lafacticité comme étant de l’ordre de lacontingence. La facticité du récitd’amour tient à sa nature narrative. Toutrécit est un écoulement de faits pris dansune forme de contingence (il faut que lehéros ait un nom, qu’il soit brun, blondou roux, qu’il habite à la ville ou à lacampagne, etc.).

Barthes a développé cette critiquedu récit comme facticité dans Le Degrézéro, par exemple au travers du passésimple, temps de la facticité pure. Ilparle de « temps factice »62, il le définitcomme « système de sécurité des

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Belles-Lettres » et trouve déjà dans cetemps verbal l’asservissement auMonde, à la société qu’il établit dans lesFragments : « Il constitue l’un de cesnombreux pactes formels établis entrel’écrivain et la société, pour lajustification de l’un et la sérénité del’autre. »63 Cette contingence (« Ça naît,ça monte, ça fait souffrir, ça passe »64)est l’expression même d’une facticitéasservie, c’est-à-dire qu’elle est auservice d’un ordre : l’ordre narratifreflet de l’ordre social (sérénité,réconciliation).

L’histoire d’amour, le récit ou leroman pourraient être au sentiment(extatique) de l’amour ce qu’est aux

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yeux de Platon une copie, un simulacre,une imitation d’une essence qui, du faitde cette imitation, est perdue. D’unecertaine manière, dans son textethéorique « Introduction à l’analysestructurale des récits » (1966) quidéploie pourtant un structuralismeclassique, Barthes, au détour de sesconsidérations structurales, pose bien leproblème en des termes très proches. Ilexplique qu’en raison précisément de lapuissance de la structure narrative dontil met au jour les mécanismes, la libertédu récit est « bornée, limitée » parce quele récit est pris dans un code fort (codequi impose des contraintes, notammentdes contraintes au niveau des actions).

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Mais il ajoute ceci qui nous intéresse : ily a un interstice de liberté entre le codefort du récit et le code fort de la langue,et cet interstice de liberté, c’est laphrase. Il écrit que le récit part du« plus codé » (le niveau phonématiquede la langue65), qu’il « se détendprogressivement jusqu’à la phrase,pointe extrême de la libertécombinatoire », puis le récit« recommence à se tendre en partant despetits groupes de phrases (micro-séquences), encore très libres, jusqu’auxgrandes actions, qui forment un code fortet restreint »66. Il faudrait égalements’intéresser à cet éloge de la phrase paropposition au récit, dans son article

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« Flaubert et la phrase »67 (1967) où ilconfère à la phrase une libertémétaphysique, « l’arrêt gratuit d’uneliberté infinie », infini dont l’expressionla plus évidente, dans l’excès mêmequ’il déploie, est le fameux Coup de désde Mallarmé et sa phrase infinie, saphrase-tableau, sa phrase disséminée.Quoi qu’il en soit, la phrase est bien iciopposée au récit et dès lors éclaire lechoix que fait Barthes du « discours »,ou plus exactement du discours que lafragmentation restitue à son déploiementen phrases68.

La facticité, l’asservissement dudiscours amoureux que promeut le récitsont le propre de la fausse dialectique

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entre le dedans et le dehors, entre lessubjectivités et la société, et d’unecertaine manière (faisant fi du génie desécrivains concernés) contaminent lesrécits d’amour qui, tous, se résument auschéma suivant : l’amour est en butte àla société qui y fait obstacle et il ne luisurvit que vaincu par elle : de JulienSorel guillotiné à Roméo et Julietteréunis dans le suicide : le récit aaccompli sa corvée, sa tâche sociale, lacatharsis, permettant à la bourgeoisie dese purger de ses passions. Voilàpourquoi Barthes ne veut pas céder auprestige de l’histoire d’amour et ne veutrien lui concéder, comme il le dit audébut de son séminaire sur le discours

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amoureux, en 1974, d’où le livre estissu.

Cette critique du récit, cettesuspension du narratif dans lesFragments, ne sont pas guidées par uneespèce de puritanisme moderniste contrele roman lui-même. Pas plus que cettesuspension ne signifie que le discoursamoureux serait supérieuresthétiquement au récit amoureux. Bienau contraire, Barthes admet volontiersque certains de ses fragments sont plats,usés ou « tournent court » (p. 8/30). Laquestion ne se situe pas là, elle ne sesitue pas dans la sphère esthétique. Danscette sphère, à l’inverse, le roman estd’autant plus à même de montrer sa

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supériorité. Barthes, d’ailleurs, cite àplusieurs reprises des traits du discoursamoureux empruntés à des romans ourécits69, puisque ces récits possèdent desinterstices précieux, qui sont ceux de laphrase. On remarquera néanmoins que letexte « tuteur » des Fragments est unroman par lettres, Werther, dont lastructure épistolaire favorise le discoursau détriment du récit. Et puis, on leremarquera aussi, Barthes sembleinsensible aux « intrigues », àl’épisodisme, à la dimension narrativedes romans qu’il cite. Et, en les citant, ilébranle précisément le code, lanarration, la contingence, la facticité : la

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parole amoureuse s’y retrouve pureparole, hors contexte.

La figure DRAME, qui a poursurtitre « Roman/drame », permet demieux comprendre en quoi l’amoureuxest étranger à son roman, pourquoi il neconnaît pas son histoire.

L’amoureux n’est pas dans unscénario, il est dans le drame, au sensarchaïque du terme. Drame qu’il faut sereprésenter comme une histoire sansaction, ou dont l’action a déjà eu lieu etdont « je répète (et rate) l’après-coup »(p. 110/125). L’événementialité propreau discours amoureux défie la rationalitépropre au récit : le « ravissement » queje me déclame à moi-même est un fait

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accompli (en ce sens, l’amoureux estracinien). Le roman, lui, ne peut jouer decette forme archaïque qu’est le drameantique, la déclamation obstinée ethypnotique d’un « toujours-déjà », saufde manière très fragmentaire commec’est le cas avec des exceptions tellesque Le Ravissement de Lol V. Stein deMarguerite Duras. Ce type trèsparticulier et retors d’événementialitéest développé par Barthes dans la figureERRANCE : « Je ne puis moi-même (sujeténamouré) construire jusqu’au bout monhistoire d’amour : je n’en suis le poète(le récitant) que pour le commencement ;la fin de cette histoire, tout comme mapropre mort, appartient aux autres ; à eux

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d’en écrire le roman, récit extérieur,mythique » (p. 117/133).

Le « je » du sujet amoureux

Après avoir mis en évidence lasuspension de la catégorie du récit, sonexpulsion du discours amoureux, on peutrepérer un deuxième niveau d’opérationpar où Barthes tente d’aboutir à ce typede connaissance particulier qu’est lediscours rigoureux de l’imaginaire dansl’Imaginaire. Au travail ordinaire dedescription du discours (le métadiscoursordinaire du savoir positif), Barthes nesubstitue pas la parole spontanée dusujet amoureux, son vécu empirique. Il ysubstitue la simulation de ce discours.

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Le locuteur des Fragments ne doitpas être perçu naïvement, soit qu’on leprenne pour Barthes lui-même selaissant aller à des confidences, soitqu’on le conçoive comme un personnageau sens ordinaire. On définira celocuteur comme « conscience simulée »,et c’est en raison de cette définition quecette conscience n’est ni Barthes, ni un« personnage », c’est-à-dire uneconscience naturelle ou mimétique,déterminée par la structure spatio-temporelle du monde, ayant un âge, uneidentité, un sexe, un nom, unebiographie, des parents, un domicile,etc.

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Cette conscience simulée est un« je » qu’on pourrait dire originaire, carce « je » ne peut être identifié àl’identité civile d’une personne (comme,à l’inverse, mon « je » peut être identifiéà ma personne civile) : c’est un « je »qui ne fait que dire « je » sans être celuid’une personne en particulier. Et c’estpourquoi d’ailleurs ce « je » est sisouple dans ses métamorphoses, et qu’ilpeut couvrir pratiquement tous lespronoms personnels70 : il peut devenir« nous » (p. 93/109), « il »(p. 135/151) ; de même que ce « je »peut prendre toutes sortes de« pseudonymes » : « X… » étant le plusrépandu, mais il peut prendre celui de

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« Sappho » (p. 186/195-196), Sollers

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(p. 185/195) ou bien entendu Werther(passim).

Ce « je » est également le fruit del’épochè initiale au cours de laquellel’auteur a mis hors circuit sa propreidentité pour ne s’en tenir qu’au « je »du discours amoureux, à ce « je » qui estmobilisé dans le « Je t’aime »,circonscrit à la position étroite qui est lasienne dans le discours amoureux, un« je » particulier qui permet d’accéder àla vie « égologique » de l’amoureux (àson discours subjectif pur). Ce « je » estun « je » régional, singulier, étroitementdéfini par la position subjectived’énamoration dont il émane. Voicicomment Barthes le définit :

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C’est « quelqu’un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l’autre(l’objet aimé), qui ne parle pas »(p. 7/29).

Le pronom (indéfini) « quelqu’un »désigne bien ce sujet particulier. Dans« quelqu’un », on ne peut envisager unepersonne. La définition, extrêmementprécise, nous confirme que nousn’aurons à faire en effet qu’à un « je » enpleine activité, ressassant sans cesse.Soyons plus précis. On définira ce « je »comme ayant un « tu » à qui s’adresser(« Je t’aime ») mais il ne sera jamais àson tour un « tu » pour l’autre (puisquel’autre « ne parle pas »). Or, ce quicaractérise d’un point de vue

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linguistique le « je » dans sonfonctionnement ordinaire, c’estprécisément d’être pris dans unedialectique intersubjective dont lelangage est la structure : le « je », on lesait, est un signe « vide » qui ne réfèrequ’à l’acte de parole par où je dis« je », et c’est ce « vide » qui fait quedes milliards de sujets parlants à toutinstant endossent ce signe comme lesreprésentant intimement. La secondecaractéristique du « je » est d’être prisdans une stricte polarité avec le « tu »,car si je dis « tu » à l’autre c’est parceque j’admets qu’à son tour ce « tu »deviendra un « je » et que je serai alorsson « tu » : il y a un entrelacs, un

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chiasme des personnes71. Benvenistepose que c’est cette polarité dialectiquedu « je » et du « tu » qui constitue lastructure de la subjectivité humaine. Onvoit en quoi cette subjectivité concilie lesingulier (c’est le sujet qui parle) etl’universel (pour parler, il emprunte uneforme unique et qui vaut pour tous) etarticule le « moi » et l’Autre puisque enparlant nous échangeons sans cesse le« je » et le « tu » dans une pureréciprocité.

Le « je » de l’amoureux, dans cesconditions, ne peut s’identifier au « je »du sujet quelconque et universel. D’unepart, le sujet amoureux n’est pas unepersonne (c’est « quelqu’un ») et il n’est

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en rien miroir de l’humanité, ce n’estpas un « universel-singulier » au sensbanal et bourgeois. D’autre part,l’interchangeabilité du « je » et du « tu »ne fonctionne pas. L’amoureux dit « je »,il dit « tu », mais ce « je » est dans laposition de n’être jamais le « tu » pourl’autre puisque celui-ci, l’objet aimé,« ne parle pas ». C’est un « je » quirompt non seulement avec l’universellestructure du langage (c’est un particulierenfermé dans l’épreuve de saparticularité), mais aussi avec la formeuniverselle et « naturelle » de lasubjectivité humaine telle qu’ellefonctionne dans le monde.

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On ne peut que noter la symétrie oùse trouve ce « je » avec le « je »poétique dont la parole n’a pour seulchamp de référence que lui-même etdont la profération interminable n’attendjamais de réponse72. On ajoutera quel’amoureux n’est pas seulement mutilépour n’avoir accès qu’à un « je » réduit,mais qu’il n’a également accès qu’à desombres de phrases, qu’à des phrasesatrophiées, des phrases-mots. Barthesdécrit la phrase utilisée par le sujetamoureux comme un semblant de phrase,une « phrase tronquée » (p. 9-10/31),suspendue, abrégée, une sorted’imminence de phrase, ce qui soulignela volonté, chez lui, de mettre en

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évidence le fait que l’amoureux a unelangue bien singulière qui n’est pas celledu sujet naturel. Et comme exemple,Barthes propose le ressassement del’amoureux qui attend : « “Tout demême, ce n’est pas chic…” ; “il/elleaurait bien pu…” ; “il/elle sait bienpourtant…” : pouvoir, savoir quoi ? Peuimporte, la figure “Attente” est déjàformée » (p. 9-10/31).

On constate que les deux opérationsdécrites précédemment : suspension dela narrativité et suspension dufonctionnement naturel de la structurepronominale, sont bien des opérationsdans l’Imaginaire où, par ces mutationsd’attitudes, Barthes accède à cette

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rigueur nécessaire grâce à laquellel’Imaginaire n’est pas un espaceinforme, leurré et naïf. L’Imaginaire,obtenu par ces opérations, construit unespace qui ne valide ses actes que dansle régime strict qui lui impose son être :l’être amoureux.

J’ai à plusieurs reprises choisi leterme de « simulation » pour définir larelation qui unit le « locuteur » desFragments (le « quelqu’un qui dit je »)et l’auteur du livre, Barthes lui-même.Comment comprendre ce terme utilisé,ici, positivement ? On l’opposerad’abord à son frère jumeau négatif : lesimulacre. Le simulacre, c’est lamauvaise copie au sens de Platon, dans

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la mesure où il ne saisit que l’apparencede ce qu’il copie, parce que l’acte decopier est lui-même étranger à ce qu’ilcopie. La simulation serait la bonnecopie (la bonne imitation), car dans lasimulation l’imitateur est entièrementengagé dans l’être de ce qu’il imite, il nelui est pas étranger. La simulation obligeson acteur (le simulateur73) à une sortede mutation existentielle où il secontraint à obéir à un rôle, celui del’amoureux dont nous avons vu qu’ilobéissait à des lois bien particulières, àun langage, à un mode d’être.

On prendra comme exemple cefragment de la figure ABSENCE :

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« (Enfant, je n’oubliais pas : journéesinterminables, journées abandonnées, oùla Mère travaillait loin ; j’allais, le soir,attendre son retour à l’arrêt de l’autobus

Ubis, à Sèvres-Babylone ; les autobuspassaient plusieurs fois de suite, elle

n’était dans aucun) » (p. 21/42).Nous voilà face à un fragment où le

« je » qui parle semble s’identifiertotalement avec le sujet biographiqueBarthes et où le « quelqu’un » sembleêtre une personne. Je ferai quelquesremarques pour rectifier cette illusion.

1. Le fragment est encadré deparenthèses. C’est assez fréquent. Ils’agit pour Barthes, par ces parenthèses,de produire une discontinuité dans le

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« je » qui parle, comme si plusieurs voixvenaient se superposer à lui et produireun effet de polyphonie. Ce « je » estdonc un « je » second, comme un autretimbre qui en sourdine (la sourdine de laparenthèse) viendrait soutenir la voixcentrale.

2. L’apparence autobiographiqueest d’autant mieux mise en évidence parles détails référentiels qui sont donnés(« autobus Ubis », « Sèvres-Babylone »,etc.) que la sphère empirique où semblebaigner ce souvenir est brisée par ladernière phrase qui la contreditsubtilement : « Les autobus passaientplusieurs fois de suite, elle n’était dansaucun » ; dans la sphère réelle ou

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empirique d’un « je » autobiographique,la mère aurait bien fini par arriver danstel autobus. Cet « aucun » ne relève pasdu discours d’un « je » empirique, maisau contraire il appartient bien audiscours de l’imaginaire dansl’Imaginaire. Le « aucun » posel’absence sur le mode ontologique du« jamais » et transforme le contingent (leretard) en néant. Toute la formulation deBarthes consiste à plier le Réel à l’ordrepropre, à l’ordre imaginaire du sujetamoureux qui se place toujours dans laposition d’être un « je » face à un « tu »qui ne parle pas ou qui ici ne vient pas— ce qui est la même chose —, car, àl’évidence, l’autre parle, la mère finit

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par arriver, mais rien n’arrive de cela àla conscience isolée du sujet amoureux.

Nous ne sommes donc pas là dansla sphère naïve du vécu mais dans un« je » dont l’apparenceautobiographique dissimule le travail del’épochè que nous avons décrit.

3. Discours et fragment

Le fragment chez Barthes

Nous avons donné, à un moment,comme exemple d’épochè — commesuspension du « contexte » —, lephénomène de fragmentation et, à cetitre, comme illustration, la couverturechoisie par Barthes : le tableau de

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Verrocchio y fait l’objet d’un travail deréduction où les deux mains se frôlantconstituent l’emblème du discoursamoureux par opposition à l’imageconventionnelle des mains enlacées.

La réduction vise à écarter toutcontexte, tout monde, toute informationqui serait étrangère au punctum dutableau (ici : la fusion extatique du désiret du Non-Vouloir-Saisir). Lafragmentation relève de la praxis, d’untravail qui ne concerne pas seulementl’image de couverture du livre, mais quiest active dans le livre dont elleconstitue le premier mot : Fragments.Nous savons également que lafragmentation n’est pas réservée à ce

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livre mais qu’elle est, depuis longtemps,une pratique propre à Barthes.

Pourtant, il n’y a pas à proprementparler de théorie du fragment chezBarthes. De la fragmentation, il ditsimplement que c’est chez lui unepratique presque originaire74. On noteraque le fragment chez Barthes n’est nicelui d’Héraclite, jeu de l’obscur et del’éclat, ni celui de Nietzsche,l’aphorisme, la violence, ni celui duromantisme, esthétique de la ruine, ducarnaval mélancolique, ni celui de LaRochefoucauld, maxime et sévérité.Peut-être est-il plus proche de Pascal,celui des Pensées, dont il fait l’élogedans une analyse de Mobile de Butor, en

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y voyant un « livre essentiel » car s’yaffirme la « solitude profonde » :« matité de la véritable idée »75. Lefragment est, chez Barthes, précisémentassocié au Neutre, il désorganise toutetentative classique de métalangageordinaire puisqu’il n’y a pas de derniermot76, sinon le silence77.

On peut ainsi réunir rapidementquelques idées barthésiennes sur lefragment, dispersées dans l’œuvre. Lefragment est ce qui réunit le continu et lediscontinu avec, comme image, celles duflocon de neige78 ou du riz japonais,« cohésif et détachable »79, son principalennemi ne serait pas la totalité (car lefragment est une totalité80) mais la

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généralité (qu’il faut dissoudre81) ouencore la continuité, le flux : « ceflumen orationis [le flux du discours] enquoi consiste peut-être la cochonneriede l’écriture »82 ; ajoutons que Barthesrecherche moins, dans la littérature, lesœuvres fragmentées que l’interruptionfragmentaire qui brise le texte continu etdont l’exemple le plus fameux est laprose de Chateaubriand dans la Vie deRancé qu’il qualifie de « ressassementbrisé »83.

À un certain niveau, Barthes a puimaginer que le fragment était enquelque sorte un outil rhétorique quiaurait eu comme fonction de le préserverdes leurres de l’Imaginaire et de son

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hystérie collante, agglutinante, dansl’écriture. Le fragment aurait été ce quicasse, brise et différencie, anéantissantles illusions du plein, du lié, de lareprésentation mimétique. En ce sens, lafragmentation serait du côté de lacastration symbolique84. On retrouve iciune fonction agressive du fragment, bienen phase avec les prétentions de latheoria. Le fragment serait une activitésymbolique qui détruirait les vanités desflux imaginaires. Dans le RolandBarthes par Roland Barthes, Barthesavait pourtant noté les limites de cettevision. Il écrit ceci : « J’ai l’illusion decroire qu’en brisant mon discours, jecesse de discourir imaginairement sur

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moi-même, j’atténue le risque detranscendance », et il ajoute : « … encroyant me disperser, je ne fais queregagner sagement le lit del’Imaginaire. »85

L’illusion que Barthes dénonce,c’est de placer naïvement lafragmentation du côté de la forme ou del’ordre : une garantie contre les leurres.

Le fragment dans le discours amoureux

Nous avons placé le travailfragmentaire du côté de l’épochè, c’est-à-dire d’un travail de suspension. Maisdans l’épochè rien n’est supprimé, il n’ya pas de castration symbolique de l’Ima-ginaire. L’épochè relève de suspensions

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successives, de mises hors circuit, et sile Monde, tel qu’il se valide lui-mêmesous la forme du « on », de la« communication », de la « technique »,etc., est « suspendu », il n’est en riensupprimé, il demeure tel que lesentiment amoureux le vise et lethématise. L’amoureux est à la fois unsujet égaré et un sujet dans le monde.L’épochè ainsi ne relève en rien de la« maîtrise » symbolique, elle mobiliseau fond tout l’être subjectif du sujet dansune entreprise permanente d’écoute duphénomène. Ainsi, avec l’épochè,l’Imaginaire devient un opérateurméthodique, une force active dedescription et de perception qui permet

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de parcourir le phénomène sous toutesses faces, dans toutes ses variations. Ence sens, si l’épochè est du côté de lapraxis, cette praxis n’est pas tout à faitcelle de la theoria : elle va au-delà dela praxis théorique (prétention à latransformation du Réel par leSymbolique), ou plutôt elle emprunted’autres chemins et se constitue commeune autre méthode.

À ce titre, Barthes désigne lefonctionnement des 80 figures deFragments comme une « chorégraphie »(p. 6-7/29-30). Et Barthes, pourexpliquer ce qu’il entend par figurechorégraphique, donne commeillustration le « corps saisi en action »

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ou « ce qu’il est possible d’immobiliserdu corps tendu », le corps « sidéré dansun rôle, comme une statue ». La figureest ainsi dissociée doublement de sadimension traditionnellement langagière(elle n’est pas rhétorique), et d’autrepart elle est donnée comme une image.De sorte qu’on peut avancer que lafragmentation du discours en figuresn’est en rien une maîtrise del’Imaginaire par le Symbolique mais untraitement de l’Imaginaire parl’Imaginaire.

D’ailleurs, la fragmentationproductrice de figures est l’expressionla plus pure de l’Imaginaire amoureuxqui « n’existe jamais que par bouffées

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de langage, qui lui viennent au gré decirconstances infimes, aléatoires »(p. 7/29) : le terme de « bouffée » donnealors au fragment une valeur qui l’inscriten effet dans la sphère de l’Imaginaire.

Barthes emploie à un moment leterme, peu fréquent dans le vocabulairede la modernité, d’» hypostase » pourdéfinir la figure. La figure est unehypostase de tout le discours amoureux(p. 8/30). Qu’est-ce qu’une hypostase ?Dans la théologie, cela désigne lamanifestation visible de l’essence(ousia) : ainsi le Christ est-il définicomme hypostase divine. La relationentre l’hypostase et l’ousia est similaireà celle du phénomène et de l’être : le

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mode d’apparition de l’hypostase révèlel’être même de son essence, et ainsi lanature fragmentaire du livre de Barthesest la manifestation de l’être même dusentiment amoureux ; il y a coalescenceet congruence entre l’être amoureux etl’être fragmentaire : le second estl’hypostase du premier. On voit ici toutela différence entre Barthes et la theoriaqui, elle, ne peut s’affirmer commepraxis qu’à la condition d’opposer sondiscours et son objet (commetransformation de celui-ci par celui-là).

Ainsi le fragment n’a pas une naturetransgressive comme Barthes pouvaitpeut-être le concevoir à l’époque de latheoria : il ne s’agit pas non plus, selon

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la définition que donne Kierkegaard dufragment romantique, de « briser lemonde en étincelants fragmentsillogiques »86, puisqu’il apparaît aucontraire comme l’hypostase de l’êtreamoureux.

Si néanmoins le fragment possèdeune dimension castratrice (car lefragment est coupure, interruption), c’estalors non à la castration symbolique —celle de la Loi — qu’il faut penser, maisà la castration imaginaire (immaîtrisée).Cela apparaît notamment quand Barthesidentifie les fragments aux « Érinyes »87,c’est-à-dire à ces figures féminines de lamythologie grecque qui assaillentl’homme qui a cédé à l’Imaginaire,

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comme dans la scène fameused’Andromaque où Oreste devient fou :forces primitives qui ne reconnaissentpas l’autorité des dieux (le Symbolique),elles dépècent l’homme qu’ellespoursuivent, l’homme qui a cédé àl’empire des images.

Ou encore quand Barthes, à la suitede cette allusion mythologique, définitl’amoureux comme celui qui, sur un planlinguistique, a la phrase pour seule unitéde discours : il ne parvient pas à passerà un régime supérieur de parole (le récitpar exemple) et se contente d’accumulerdes « paquets de phrases », ce quiexplique pourquoi l’amoureux (commele fragment) est incapable de

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dialectique, c’est-à-dire d’opérer lepassage d’une instance à une instancesupérieure. L’expression « paquet dephrases » pour désigner le discoursamoureux dit bien la déréliction où lesujet amoureux se place par l’usagequ’il fait du fragment ou plutôt parl’usage du fragment dans lequel sasituation le place. Il y a quelque chosede l’autiste ou du schizophrène chezl’amoureux, qui produit des blocs demots, des blocs de phrases que rien nevient relier pour les faire passer à unstade supérieur.

Sans doute la figure intitulée FOU(p. 141-142/155-157) est-elle une bonneoccasion de vérifier comment Barthes

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peut tout à la fois placer son locuteur aucœur de l’Imaginaire même, et obtenir,de cette plongée dans un monde dufragment, une connaissance singulière del’Imaginaire amoureux. C’est une figureassez brève dont le surtitre est « Je suisfou », et l’argument : « Le sujetamoureux est traversé par l’idée qu’ilest ou devient fou. »

La figure est découpée en quatrefragments. Le premier dit : je suis foumais je ne le suis pas puisque je peux ledire ; l’illustration en est Wertherrencontrant le fou de la montagne —Werther est fou par passion comme lui,mais privé de tout accès au bonheur(supposé) de l’inconscience.

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Le deuxième fragment précise leschoses par une parenthèse : c’est unefolie incomplète mais qui est là,« possible, toute proche : une folie danslaquelle l’amour lui-même sombrerait ».

Le troisième fragment redéfinit lafolie. On comprend que la folie n’est pasl’aliénation (la perte du moi), mais aucontraire une maladie du moi. La folie,c’est que je ne suis pas un autre.

Le quatrième fragment évalue lafolie particulière de l’amoureux par lecritère de son rapport au « pouvoir » : ladistinction entre volonté de puissance etvolonté de pouvoir permet de conserverà l’amoureux le statut singulier de fou.

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On comprend alors ceci (du pointde vue de la méthode) : la folie n’est pasun concept externe qui permettrait deficher l’amoureux dans telle ou tellecatégorie ou tel ou tel symptômepsychique, qui l’assimilerait donc à unegénéralité supérieure ; c’est, à l’inverse,l’amoureux qui, dans la figure même,reconfigure la notion de folie enl’habitant entièrement de sa particularitésans que rien d’extérieur à lui ne viennedéborder.

Dans cet ensemble, il y a unpassage entre parenthèsesparticulièrement significatif, comme lesont souvent les parenthèses dans celivre : « (C’est pourtant dans l’état

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amoureux que certains sujetsraisonnables devinent tout d’un coup quela folie est là, possible, toute proche :une folie dans laquelle l’amour lui-même sombrerait) » (p. 142/155-156).

Le sujet a ici pour nom « certainssujets raisonnables », qui nous faitcomprendre que le « je », que le« quelqu’un » est susceptible de pluriel,et est toujours un être dont l’identité estla plus vague, sorte d’indiscernableentre le particulier et le pluriel.L’expérience que fait ce « sujetraisonnable », c’est donc la proximité dela folie, sa possibilité : la folie y estvécue comme imminence ou commevoisinage, elle est vécue non comme

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futur mais comme conditionnel : « unefolie dans laquelle l’amour lui-mêmesombrerait ». Le paradoxe logique quel’Imaginaire amoureux met au jour est lesuivant : l’amour est folie mais la folieserait la perte de l’amour, et l’onretrouve la première phrase du deuxièmefragment passée inaperçue : « Toutamoureux est fou, pense-t-on. Maisimagine-t-on un fou amoureux ?Nullement. » Ce qui change entre cettepremière phrase et la parenthèse, c’estque l’opposition/proximité du fou et del’amoureux est tout d’un coup vécue surle mode de l’angoisse : la folie del’amour (provoquée par l’amour) étantabolition de l’amour. Le lien logique

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entre folie et amour est un liend’abolition et d’identificationréciproques : le lien est un abîmelogique.

On voit alors que la « technique »fragmentaire, la juxtaposition des« paquets de phrases », loin de rabattrel’Imaginaire sur l’inertie du sujetabandonné, permet au contraire unedescription ontologique de l’Imaginaire,échappant ainsi aux catégories de latheoria ou de l’opinion ou de la science,bref aux catégories de la généralité.Plusieurs figures « simulent » la folie del’amoureux (« catastrophe »,« loquèle », « monstrueux », etc.) sansque jamais l’amoureux puisse être

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renvoyé, enfermé, intégré dans unecatégorie étrangère à l’amour.

C’est parce que Barthes, simulantle discours amoureux, respecte la sphèreétroite où elle s’exprime (et dont lafragmentation est un aspect) que jamaisle discours amoureux ne se transmue enune sorte de métadiscours d’autorité,mais qu’il découvre à l’intérieur desrudiments expressifs de sa parole deschamps de signification entièrementsinguliers.

III

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L’Image

PREMIÈRE DESCRIPTION DEL’IMAGE

Les contenus imaginaires dudiscours amoureux ont l’apparence dethèmes, mais, en réalité, ce sont desactes.

Prenons, par exemple, la premièrefigure du livre, S’ABÎMER, qui est définiecomme une « bouffée d’anéantissementqui vient au sujet amoureux, pardésespoir ou par comblement » :l’anéantissement (l’abîme) vient de ladisparition de l’Image de l’être aimé ouau contraire de sa toute-présence.

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Regardons, dans cette figure, laparenthèse qui clôt le troisièmefragment :

« (Bizarrement, c’est dans l’acteextrême de l’Imaginaire amoureux —

s’anéantir pour avoir été chassé del’image ou s’y être confondu — que

s’accomplit une chute de cet Imaginaire :le temps bref d’un vacillement, je perdsma structure d’amoureux : c’est un deuil

factice, sans travail : quelque chosecomme un non-lieu) » (p. 16/38).

L’adverbe « bizarrement » soulignel’espèce de recul que la parenthèseouvre dans la description de l’abîme. Ils’agit de s’ouvrir à un autre registre dela parole. L’Imaginaire y est défini

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comme un acte, et cet acte est un typed’acte particulier, un acte double quiconjugue l’être extrême et le néant, unacte dont l’accomplissement estd’associer l’être et le néant : la fusionavec l’Image ou au contraire sa perte.L’Imaginaire n’est donc en rien leréceptacle ou le réservoir des images,des émotions, des fantasmes, mais c’estun processus actif, si actif qu’il peutmême, comme c’est le cas ici, produireson auto-suspension, s’auto-anéantir :« une chute de cet Imaginaire ».L’Imaginaire, par ce processus même,par cette dynamique, a produit du Neutre(le « non-lieu » qui est la destination del’acte de s’abîmer), un espace d’où

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désormais toute Image a disparu : « Enface, ni moi, ni toi, ni mort, plus rien àqui parler. » Le « en face » dit bien lastructure topologique de la situationévoquée (nous sommes dans la resextensa imaginaire de l’Image).

Nous allons proposer alors unepremière approche de l’Image.

1. L’Image de l’autre, de l’êtreaimé, possède le statut extrêmementparticulier d’être la source de toutes lesimages. Si cette Image originaire estperdue ou si je chute en elle, alors jeperds toute capacité à posséder ou àrecevoir des images. La question quepose le sentiment amoureux, c’est biencelle de cette Image, cette Image-source

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ou cette Image-être-de-toutes-les-images. Allons plus loin : si cette Imageest en quelque sorte source de toutes lesimages, c’est que mon Imaginaire lui-même est structurellement dépendant decette Image. D’où sa chute si l’Imagedisparaît soit par fusion, soit par fuite oudissipation.

2. L’Image ainsi n’est en rien unesérie d’instantanés au travers de laquelleje thématiserais ma relation à l’autre (ouje l’illustrerais) ; elle est, à l’inverse, untype d’être entièrement et activementresponsable de la relation même.

3. Dans l’attitude empirique ou ditenaturelle, prise dans le monde ambiant,j’ai tendance spontanément à penser

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l’Image sous la forme de la contingenceplurielle, multiple et mouvante desimages définies comme un« innombrable ». Cette conceptionsoutient d’ailleurs le discrédit généralqui, dans le champ de la penséeoccidentale, fait de l’image unsimulacre, selon Platon, et que Pascaldéfinit ironiquement comme cette« superbe puissance qui fait de l’éternitéun néant et du néant une éternité ». Or, ceque nous notons, c’est que l’amoureuxn’a pas affaire à l’Image sur ce mode.L’Image est pour lui totalité, pleine,entière et une. L’Image est du côté del’Un, et cet Un ne renvoie pas seulementà l’unicité de l’Image mais à ce qu’elle

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est au fondement même de l’activitéimageante. Elle est posée par Barthes,au travers du sujet amoureux, du côtéd’un dispositif ontologique, en tantqu’elle est doublement source. Sourcede la visibilité (plénitude de l’être) et del’invisibilité (perte par le néant). UneImage définie ainsi est bien plus qu’uneimage. Elle est une image imageante,c’est-à-dire possédant commephénomène les conditions de possibilitéde son être même.

L’Image est donc centrale dansl’Imaginaire amoureux, elle estcondition du visible et possibilité dunéant. Et c’est précisément sur cette

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expérience du Néant que s’ouvre lesFragments.

L’ORDRE DES FIGURES

Il est nécessaire de faire une petitedigression sur l’ordre dans lequelBarthes a choisi de présenter ses figures,puisque nous rencontrons de manièresaisissante ici la question ducommencement.

Cette question nous fait bienévidemment douter du caractèrepurement arbitraire (alphabétique) del’ordre choisi par Barthes pourcomposer son livre88. Pour le sujetamoureux, les figures, les fragments sont

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bien ces Érinyes ou ces moustiques quil’assaillent en tous sens, mais nousavons ici affaire à un livre, à unesimulation du discours amoureux et nonà son imitation. Cette expérience duNéant permise par l’Image (par sa chuteou sa saturation) est-elle signifianted’être une expérience parmi d’autres ouau contraire d’être, dans le livre, placéeen premier dans l’ordre des figures dudiscours amoureux ?

Si cette figure a une placeoriginaire, ce ne peut être au senschronologique, car dans ce cas onretomberait dans l’histoire d’amour, etce serait, au demeurant, absurde,puisque s’il y avait une figure première

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en ce sens-là, ce ne pourrait être quecelle de l’énamoration, du rapt parl’Image : début de toute histoired’amour. Dans la structure fragmentaire,la place d’ouverture ne relève jamaisd’une antériorité chronologique maisd’une primauté symbolique. Cetteprimauté symbolique peut prendreplusieurs dimensions. L’une d’entre ellesconcerne le sujet amoureux que Barthes,comme un Maître à l’égard d’un disciplequ’il s’agit d’initier, place de primeabord dans la confrontation au vide, à laperte, à la stupeur du Néant, premièrestation qu’il est indispensable detraverser pour accéder à laConnaissance. À cette expérience

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première de la perte (« je perds mastructure d’amoureux ») et du Neutre(« le non-lieu ») correspondsymétriquement la dernière station (ladernière figure du livre) qui est celle duNon-Vouloir-Saisir : ultime extase dusentiment amoureux, suspension duvouloir, de la volonté, du monde commevolonté ouvrant le sujet amoureux àplusieurs possibles : celui du « il y a »de l’Image, celui de la chute « quelquepart hors du langage » (p. 277/286),celui de l’apaisement absolu, forme laplus élevée du Neutre qui redéploie leNeutre de la chute en un Neutre de laprésence dépouillée.

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On examinera bien sûr cettedernière figure en son temps, mais,d’ores et déjà, on peut énoncer laproposition suivante : le parcours dulivre nous mène de l’absence-présencede l’Image comme Néant à la présence-absence de l’Image comme être. Cettecorrespondance entre la première et ladernière figure est caractéristique desordres symboliques : correspondanceentre l’alpha et l’oméga où l’alphabetcesse d’être utilisé dans un ordrealéatoire et arbitraire pour dessiner unordre savant.

Ce qu’on doit admettre ici, c’estque l’ordre alphabétique est un leurreformel, parce qu’il n’est en aucun cas

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arbitraire, et ce leurre d’ailleurs sedénonce lui-même puisque la lettre Aqui ordonne cette première place n’estpas à l’initiale dans cette figure qui estS’ABÎMER : il faut écarter le « S’ » pourlui octroyer la première place, toutcomme il faut écarter le « Non » de« Non-Vouloir-Saisir » pour que cettefigure ait la dernière place dans le livresous l’intitulé de VOULOIR-SAISIR.

Si l’ordre alphabétique est unleurre, cela signifie qu’il y a un ordresecret, caché, invisible, dont nousvenons d’établir qu’il est symbolique etqu’il conjugue en symétrie la première etla dernière figure. L’ordre secret d’unlivre est son ordre ésotérique,

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mystagogique89, proche de la fonction dulabyrinthe dans les rites initiatiques oumystiques. Peut-être peut-on soulignerque, dans le labyrinthe conçu par laculture occidentale, il y a toujours« quelqu’un » qui déambule à l’intérieur,une autre personne que l’initié, parexemple le Minotaure. On peut avoir lesentiment que, chez Barthes, cette figureomniprésente dans le labyrinthe,véritable ombre de la quête, ce pourraitêtre la Mère.

L’ABÎME

La place originaire conférée à lafigure S’abîmer doit nous inciter à

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l’examiner en profondeur. Elle estcomposée de cinq fragments. Le premierdécrit l’abîme tel que le provoquenttantôt la perte, tantôt la saturation del’Image90. Ce qui caractérise cetteexpérience et qui la rend paradoxale,c’est qu’il s’agit d’une expérienceunitaire, constituant le sujet en unetotalité indivise, et non d’une expériencede la brisure ou du dépècement. Cetteperte unitaire ressemble à unehémorragie de l’être mais qui ne romptrien, écrit-il plus loin91. Ce premierfragment s’achève sur une premièredéfinition, détachée du paragraphe avecdes italiques : « Ceci est très exactementla douceur. »

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Que signifie ici « exactement » ?Peut-on croire à cette « exactitude » ? Lemot « douceur », tel que l’emploieBarthes, n’est évidemment pas aussiexact qu’il le dit92. Douceur : motrassurant, familier, mais qui est renduétrange par l’extraordinaire amplitudede sens qu’il prend ici par rapport à sonusage courant. Un abîme semble s’ouvrirsous le mot « douceur », qui soudainprend une signification métaphysique93

sous la forme encore opaque (nonanalytique) d’une image.

Le deuxième fragment tente degénéraliser le thème de l’abîme autravers du couple blessure/fusion, c’est-à-dire de l’archétype-stéréotype

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wagnérien et baudelairien, mais ce sontl’incertitude et l’énigme qui règnent,creusés de parenthèses, de questions, de« peut-être ».

Le troisième fragment, auquel on adéjà fait allusion, est le plus important.La perte ou la saturation de l’Image yaboutissent à la disparition des images,mais cette disparition est plus encore.Elle est la disparition de tout « vis-à-vis » : « En face, ni moi, ni toi, ni mort,plus rien à qui parler. » Étrangeénumération : le « toi » qui pourrait êtrele seul interlocuteur apparaît entre« moi » et « mort ». Qu’est-ce que celaveut dire ? On comprend que le « rien »(« plus rien à qui parler ») désigne, de

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manière évidente, le vide de touteimage, puisque, s’il ne s’agissait pasd’image, Barthes aurait écrit :« Personne à qui parler. » Puis vient laparenthèse qu’on a commentée et quicommence par « bizarrement » : laconscience qui parle n’est plus celle quipâtit, elle écoute la souffrance, elle nethéorise pas sur son dos, elle admetd’être dérangée, elle lui prêtesimplement sa voix : « (Bizarrement,c’est dans l’acte extrême… »)

C’est parce que ce fragment estcelui de la conscience réflexive que lafigure peut opérer un saut, passer del’affect, de la sensation encore opaque(la « douceur »), à une catégorie

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nouvelle et fondamentale : la mort. Celaamène le sujet amoureux, au revers de lasensation, à envisager un mode d’êtrejamais verbalisé — « la mort libérée dumourir » — qui va constituer l’énoncéfondamental du quatrième fragment. Il nes’agit pas, comme chez Kierkegaard, de« mourir la mort », c’est-à-dired’endurer le mourir dans la vie même,mais au contraire de libérer la mort dumourir : « Amoureux de la mort ? C’esttrop dire d’une moitié ; half in love witheaseful death (Keats) : la mort libéréedu mourir » (p. 17/38-39).

Le quatrième fragment, qui a étépermis par l’ouverture créée par le« bizarrement » à la fin du troisième,

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nous fait passer de l’affect, dont le mot« douceur » était le signifiant, au cogito,au « Je pense » : acte de pensée de laconscience pâtissante : « Je pense lamort à côté : je la pense selon unelogique impensée, je dérive hors ducouple fatal qui lie la mort et la vie enles opposant. »

L’acte du cogito est deux foismentionné : « Je pense la mort », « Je lapense », et il est souligné par l’épithète« impensée » (« logique impensée ») quiaccentue, dans le moment même où lesujet amoureux succombe dans l’abîme,le fait qu’en même temps il accède à unenouvelle forme de Connaissance, dont lacaractéristique est l’anti-dualisme

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(« hors du couple fatal qui lie la mort etla vie ») et qui se situe donc entièrementsous le signe et la réconciliation dansl’Un (vie et mort sont Un), dans lalogique unitaire de l’Image et du Même.

Ajoutons ceci : la citation enanglais de Keats non traduite, échappantainsi au dispositif général de la citationdu livre qui mentionne systématiquementla référence en marge du texte :« Amoureux de la mort ? C’est trop dired’une moitié ; half in love with easefuldeath (Keats) : la mort libérée dumourir. »

Que cette citation ne soit pastraduite doit être bien sûr vu comme sasignification même. Reconstituons et

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traduisons. Ce sont des vers extraits dela très célèbre Ode to a Nightingale(« L’ode à un rossignol ») (1819) :« Darkling I listen ; and, for many atime/I have been half in love witheaseful Death » (« Obscurémentj’écoute, et maintes fois/J’ai été à demiamoureux de la Mort secourable »)94.

Ce qui est essentiel dans ces versde Keats, c’est l’ensemble signifiant « tobe in love » et qu’il soit ici articulé à lamort. Alors, en effet, Pascal n’est pasloin de la vérité, l’image fait bien del’éternité un néant et du néant uneéternité, et c’est bien la mort qui abritetoute image, mais une mort, comme on le

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voit, entièrement reprise, une mort quiaurait neutralisé tout paradigme.

Le cinquième fragment nousimporte sur deux points. Tout d’abordpar la référence à Sartre qui redéfinitl’émotion (celle de l’abîme, del’évanouissement) en termes de« conduite » : conduite de fuite. Le livrede Sartre (Esquisse d’une théorie desémotions, 1938) propose, contre ledéterminisme psychanalytique, unethéorie de l’émotion qui définit celle-cicomme une conduite ayant une finaliténon réfléchie — c’est-à-dire non poséecomme telle — mais pas nécessairementinconsciente : une telle définition ne peutque satisfaire la position

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phénoménologique de Barthes. Pourtant,quelque chose d’essentiel distingueBarthes de Sartre. Il n’y a chez cedernier qu’un sujet dans le monde, et lesconduites intentionnelles, décritescomme des conduites magiques,demeurent toujours celles d’un sujetdans le monde, d’où d’ailleurs l’atrocebanalité des exemples qu’il propose.L’expérience du sujet chez Barthes n’estpas ici celle d’un sujet quelconque, maisd’un sujet amoureux.

Le second point qui nous importe,c’est l’usage de l’imparfait. Barthes,dans le dernier paragraphe, évoque unesoirée précise (« rue du Cherche-Midi ») et une conversation avec un

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certain X… qui dit son souhait deparfois « s’évanouir » (l’Abîme) ; endonne une traduction éthique :« succomber à sa faiblesse », par où lesujet, en y succombant, contredit lamorale étroite du monde. L’imparfaitemployé par Barthes tout au long de cetultime paragraphe (« X… m’expliquaittrès bien ») ne situe en rien cette soiréechronologiquement par rapport au« matin (à la campagne) » du toutpremier fragment par exemple, ou à cet« autre jour » au bord d’un lac.L’imparfait ici est presque un mode quis’oppose au présent pur des deuxexpériences d’anéantissement amoureuxdans l’Image. Le « X… » qui parle n’est

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pas un sujet amoureux, son expériencede l’anéantissement ne se situe pas dansla sphère de l’amour, mais dans lasphère de l’éthique (un « déni demorale ») : il est donc, lui, capabled’échapper à l’indicible, au mutisme dusujet amoureux, sa voix est « précise,aux phrases formées, éloignées de toutindicible ». Et Barthes y revient à ladernière ligne : après l’avoir cité(« j’assume envers et contre tout un dénide courage, donc un déni de morale »),il ajoute ce commentaire : « c’est ce quedisait la voix de X… »

DEUXIÈME DESCRIPTION DEL’IMAGE

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Grâce à la puissance imageante del’Image originaire, l’Imaginaire est doncextrait de l’horizon plat dans lequel lesens commun et la theoria le conçoiventtous deux. Il y a une transcendance del’Image qui, outre sa fonction imageante,outre sa faculté de faire accéder à l’êtreet au néant, a ceci de fondamentalqu’elle abolit la dualité du positif et dunégatif, de la force et de la faiblesse, dela mort et de la vie.

La transcendance de l’Image tientdonc à la capacité de neutraliser le« deux », le « duel », le régime du« duel » qui est précisément le régimedu langage ou, en termes lacaniens, lerégime même du Symbolique (le

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Symbolique, avons-nous dit, est ce quinomme et distingue). Le langage (leSymbolique) est de l’ordre du « deux »(ou du « au moins deux ») en tant qu’ilest articulation, différenciation, car cequi le fonde, c’est le paradigme quiconstruit la différence, la distinction :entre « poisson » et « poison », entre« s » et « z », entre « oui » et « non »,entre présence et absence. C’est cettedistinction, ce régime de distinction quel’Image met à mal, et qu’elle abolit.

Dans une brève parenthèse, jevoudrais mettre en évidence le caractèreanticipateur des Fragments d’undiscours amoureux sur La Chambreclaire, du divertissement sur le face-à-

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face avec la mort. Dans La Chambreclaire, l’expérience simultanée de l’être(le « ça a été » de la photographie) et dunéant (le « n’être plus » du sujet),expérience proprement orphique, estsans aucun doute rendue possible parl’expérience précédente, celle du sujetamoureux, qui, dans la frivolité, dans lacécité qui est la sienne, peut êtreaffrontée à une expérience imaginaireconvoquant tout autant l’ontologique.D’ailleurs, autre rapprochement, lapremière expérience du sujet amoureux,dans l’ordre des Fragments, n’est-ellepas précisément celle de la mort ?Comme on l’a vu précédemment pour la« folie », le sujet amoureux peut en effet

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« expérimenter » ces grandes catégories,car il est amené jusqu’à leur seuil : il lesapproche, les éprouve sans être dominépar elles (et donc incapable de leséprouver, tels le mort ou le fou). La mortest ici comme « vécue » sans êtreeffectuée.

C’est en cela que l’on peutcomprendre cette mort « libérée dumourir » qui fait échapper l’amoureux àla confrontation ordinaire avec la morttelle que Blanchot la définit, parexemple, dans « La littérature et le droità la mort »95, comme impossibilitéexistentielle puisque, selon lui, enmourant, je perds non seulement la viemais la mort elle-même, je cesse d’être

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mortel. L’angoisse de la mort est alorsdéfinie positivement par Blanchot ausens où c’est cette anticipation de la finqui rend le langage possible : « Quandnous parlons, nous nous appuyons à untombeau, et le vide du tombeau est cequi fait la vérité du langage […] il y a unmonde parce que nous pouvons détruireles choses et suspendre l’existence. »96

Le Symbolique est donné à l’homme enmême temps que la mort (l’angoisse et laconscience de la mort), par où celui-cidécouvre la séparation des mots et deschoses.

Tout cela est vrai dans l’ordre dulangage, mais faux dans l’ordre del’Image où il n’y a pas cette séparation

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entre la vie et la mort, entre le symboleet la chose, qui nous autorise dansl’ordre symbolique à faire le deuil de lachose sans chuter soi-même. Dansl’Image, le symbole, c’est la chosemême, et c’est pourquoi, dans la chuteou dans la toute-présence de l’Image, lesujet amoureux a en effet accès à lamort. Si le sujet amoureux, prisonnier del’Image, perd d’un côté (puisque la pertele laisse entièrement dénué), il gagne del’autre, car ce dénuement, cette douceuropaque qui l’envahissent lui permettentde « vivre la mort » : vivre la mort,c’est-à-dire être néantisé vivant par ladisparition ou la saturation de l’Image.

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BARTHES ET SARTRE

Pour mieux le comprendre, on vapasser par une parenthèse didactique quinous permettra d’évaluer la naturephilosophique de cette transcendance del’Image et aller voir à nouveau chezSartre quels instruments sontdisponibles, et particulièrement dansL’Imaginaire, auquel La Chambreclaire est dédiée.

Sartre distingue de manièrefondamentale l’image et la perceptioncomme appartenant chacune à deuxattitudes irréductibles de la conscience :elles s’excluent l’une l’autre car laformation d’une conscience imageantes’accompagne d’un anéantissement

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d’une conscience perceptive — je nepeux à la fois « imager » et percevoir97.Le second point, c’est qu’il y a une « vieimaginaire » où je m’irréalise moi-même dans la convocation des imagesou dans les images qui me viennent dans« un spasme de spontanéité ». Letroisième point est qu’un objet en imageest désigné comme « un manquedéfini » : un mur blanc en image, c’estun mur blanc qui manque dans laperception. « L’être-pas-là » est saqualité essentielle, et ce n’est passeulement l’objet qui est irréel maistoutes les déterminations d’espace et detemps auxquelles il est soumis et quiparticipent de cette irréalité. Si Pierre

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est à gauche dans l’image, il n’est paspour autant à gauche du fauteuil qui estdevant moi. L’espace en image a uncaractère plus qualitatif que l’étenduedans la perception (je ne peux compterles colonnes du Parthénon en image). Lequatrième point est ce que Sartre appellela « pauvreté essentielle » des objets enimage qui, dès lors, peuvent docilementsatisfaire sans jamais décevoir.Cinquième point : l’image est un néantau sens où je pose le rien, conditionessentielle pour que la consciencepuisse imager, c’est-à-dire nier le Réel,poser une thèse d’irréalité. Sixièmepoint : en posant l’image, je pose aussile monde comme néant, je néantise le

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monde, ce qui est la possibilitéconstitutive de la liberté. La consciencelibre est le corrélatif noématique de lanéantisation du monde. Cette libertépose le monde en ce qu’il porte en lui sapossibilité de néantisation (même sitoute image se fait sur fond de monde).Sartre pose alors une thèse qui estessentielle, c’est que le néant estinfrastructure de l’Imaginaire : lenéant, c’est la matière du dépassementdu monde vers l’Imaginaire.

Sartre utilise la question de l’imagepour aborder celle de la liberté qui serale grand thème de L’Être et le néant,dont le premier chapitre abordera eneffet cette question de la négation, mais

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sans plus de référence à l’image. Sil’image disparaît, c’est qu’au fond cettequestion n’est importante que sur unmode secondaire. Le vrai problème pourSartre, c’est la liberté, et la thèse deSartre, c’est que l’homme imagine parcequ’il est transcendantalement libre.

On dira alors que Barthes n’est passartrien au sens où l’ontologie généralen’est pas pour lui la question cruciale. Iln’y a d’accès à une ontologie généraleque par une ontologie régionale (icicelle de l’amoureux) et, d’une certainefaçon, cette ontologie générale n’estjamais constituée comme telle (elleserait factice). Si la question de l’imagepeut être dépassée, ce n’est pas pour

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aller vers sa genèse (la liberté) maispour aller vers son épilogue (la mort). Ily a une seconde raison qui fait queBarthes n’est pas sartrien : quand bienmême il aurait été tenté de faire lecheminement vers la genèse de l’image,il n’y aurait pas trouvé la liberté.L’amoureux, en effet, dans l’épreuvequ’il fait de l’image, ne peut à aucunmoment rencontrer l’exercice de laliberté, tout simplement parce que, pourBarthes, il y a une transcendance del’Image, alors que, pour Sartre, il y aune transcendance de l’ego98.

Cette différence est fondamentaleet, même si les critiques faites à Sartrepar Lacan sont d’une excessive et

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retorse violence99, l’ego — le moi —semble de fait centré chez lui sur lesystème perception-conscience. Il y a,c’est vrai, chez Sartre une dialectique del’ego, celle qui relie l’en-soi et le pour-soi, qui fait que l’ego « est ce qu’il n’estpas et n’est pas ce qu’il est »100, maiscette dialectique n’empêche pas uncertain positivisme particulièrementgênant dans L’Imaginaire. Dans sadescription sartrienne, l’ego est un êtreperpétuellement actif, néantisant,irréalisant, percevant, imageant, et, ilfaut bien le dire, la pauvreté abyssaledes exemples que propose Sartre (« Jepense à mon ami Pierre, j’entre dans uncafé et je cherche des yeux mon ami

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Pierre… ») est un symptôme inquiétantd’une vision volontairement plate del’Imaginaire.

Cette transcendance de l’Imagechez Barthes indique donc que, pour lui,l’Imaginaire n’est pas une structureobjectivable et transparente dont on faitle tour comme pour une maison.L’Imaginaire est, chez lui, toujours saisidans une praxis, dans un projet. Enl’occurrence, l’amoureux, au travers del’Image, fait l’expérience del’impuissance de l’ego, et l’Imaginaireest pris à revers : ce n’est pas lui qui estproducteur d’images, c’est lui qui estproduit par l’Image ou en tout cas fondépar l’Image.

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Au-delà des principes posés parSartre, il est difficile de trouver chez lesgrands philosophes de cette période unephilosophie pleine qui pourrait encadrerla méditation de Barthes. Merleau-Pontyest plus attentif que Sartre à laconstitution particulière de l’image,mais c’est dans l’entrelacement duvisible et de l’invisible, qui sont chezlui quasiment synonymes puisque levisible perçu ne parvient jamais à sedétacher de la profondeur du monde oùréside son invisibilité qui est son« rayonnement ». Lacan assimile l’imageà ce qu’il appelle l’objet a, qui n’est pasloin d’être apparentable au fétiche dupervers comme substitut de l’autre.

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Heidegger, lui, voit dans l’image ce qui« fait défaut dans la représentationcalculante de la technique », définiecomme un « faire sans image »101 ; maiscette image est sans véritable statutpuisque ses seules catégories sont cellesdu dire et de la langue102.

Mais ces divergences, ces surditésréciproques, ne sont pas importantes. Cequ’il convient de retenir ici, c’est lecontexte philosophique extrêmementembrouillé dans lequel Barthes tente deconstituer une ontologie particulière del’image.

L’IMAGE COMME STÉRÉOTYPE,L’IMAGE COMME NÉANT

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Maurice Blanchot, dans un textetrès dense — « Les deux versions del’Imaginaire » (1955)103 —, a bien misen évidence deux régimes de l’image,d’un côté l’image servile (« songeheureux que l’art trop souventautorise »), humanisante, au service dumonde et de la représentation, qui sert àla vie pratique (on dispose de la chosequand il n’en reste rien), de l’autrel’image où se dé-ferait l’homme et lareprésentation, amenant l’homme àvisiter ce non-lieu, ce néant que nousfrôlons sans nous y arrêter dans la viepratique, ce neutre où, par l’image, noussommes amenés à l’absence commeprésence, au neutre de l’objet en qui

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l’appartenance au monde s’est dissipée,milieu indéterminé de la fascination.

Face à ce double régime del’image, où se situe le sujet amoureux ?Est-il l’homme de l’image domestique,ou bien le héros sublime de l’informe ?

On l’a déjà dit, le sujet amoureux,tel que Barthes le présente, est un sujetfaible, loin des héros de la littératureamoureuse, Tristan, Pelléas, Roméo. S’ilest si faible, c’est parce qu’il n’est pasun personnage, il est quelqu’un, le staded’inexistence le plus élevé. Il n’estpersonne. Même si Barthes lui prêtefurtivement sa silhouette. Il est comparéà « un paquet dans un coin perdu degare » (p. 19/41), deux fois à une poule

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hypnotisée (p. 33/55 et p. 224/234-235 :« … pour rompre la violence de sonImaginaire […], il suffisait de lui donnerune petite tape sur l’aile ; elle s’ébrouaitet recommençait à picorer ») : étrangecomparaison dans cette figure qui acommencé en convoquant Socrate,Ménon, saint Paul, et qui, commeillustration, propose une poule — unepoule, il est vrai, « merveilleuse ».

De toutes les figures où la faiblesseontologique du sujet amoureux apparaît,la plus importante est, sans aucun doute,celle qui s’intitule Obscène et dont lesurtitre est « L’obscène de l’amour ».

Cette figure est complexe, du faitdu montage des fragments à l’œuvre, de

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l’ambivalence et de l’ambiguïté dupropos, du flottement autour du « je »qui parle, ou encore de la référence àBataille, très incertaine. Il s’agit d’uneanalyse de l’obscénité du sentimentamoureux en sept fragments.

Les deux premiers, de manière très« intellectuelle », tentent de sauverl’obscénité de l’amour par référence àBataille. L’obscène de l’amour, grâceaux grands mots « abjection »,« transgression », « sacrifice », estdialectisé, car le sentimental prenddésormais la place du sexuel et atteint undegré identique de renversement versune « autre morale ».

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Le troisième fragment rompt aveccette tentative de maquiller la bêtise del’amoureux en sublime. Barthes veut enrester au « premier degré » del’obscène. Il s’agit de réévaluerl’obscène de l’amour, non par unrenversement dialectique, mais par sonaffirmation.

Les quatrième et cinquièmefragments continuent la stratégied’affirmation : l’amour esthistoriquement et donc objectivementobscène par anachronisme, l’amour estsubjectivement obscène par sa futilité.Le locuteur des Fragments feint icid’adopter le point de vue du Monde surl’amoureux, à savoir la condescendance.

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C’est avec le sixième fragment quese fait jour le véritable point de vuebarthésien qui n’est ni celui de ladialectique de Bataille, ni celui del’opinion. En effet, l’obscénité del’amour n’est nullement liée à ce quel’amour serait obscène à son corpsdéfendant, soit qu’il fût victime d’unanachronisme historique, soit qu’il le fûtdes nouveaux préjugés moraux posant lesexuel comme dominant. Si l’amour estobscène, c’est qu’il est dans sonessence et dans sa responsabilité del’être : « L’amour est obscène en ceciprécisément qu’il met le sentimental à laplace du sexuel. » On croit retrouverBataille, or c’est l’inverse : du point de

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vue de Bataille, la substitution del’amour au sexuel serait la transgressionsuprême, le renversement ultime ; pourBarthes, cette substitution est originaire,naïve, non transgressive et ne renverserien puisqu’elle est première.L’amoureux est donc entièrementresponsable de son obscénité : aucunrenversement à opérer, aucunecondamnation pour anachronisme àaccepter ou refuser. D’ailleurs,l’exemple d’obscénité que Barthespropose renvoie à Fourier, unphilosophe du XIXe siècle, comme si cet« obscène » de l’amour étaittranshistorique.

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Le septième fragment confirme etaccentue ce changement de regard.L’obscénité de l’amour y est qualifiéed’extrême (« rien ne peut larecueillir »), rien ne peut procurer à cetobscène-là une valeur transgressive (lesauvetage bataillien est récusé),l’impossible de l’obscène est alorsredéployé contre toute dialectique(définie comme « récupération »),l’impossible est redéployé contre toutdicible, contre toute verbalisation, elle-même renvoyée à de la généralité etdonc de l’inauthentique.

L’obscène est ainsi sauvé parl’obscène, et la bêtise par la bêtise, dansun pur nominalisme qui échappe à toute

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tentation dialectique, et il est sauvé dansune forme de silence. L’une des raisonsde la faiblesse du sujet amoureux seraitdonc qu’il ne peut trouver d’issues horsde sa condition (contrairement au hérosqui est grand parce que trahi par soncourage, etc.), qu’il ne veut pas être unsujet fort car toute force risqueraitd’affaiblir sa dévotion à l’être aimé104,et qu’il refuse la maîtrise : il est de cefait assimilé à des figures de la faiblesse(féminité, enfant, sujet lunaire, idiot) ouencore culturellement dévalué (lamauvaise poésie de Jean Lahor, de PaulGéraldy, du journal sentimental NousDeux).

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C’est précisément parce que nousavons affaire à un sujet faible que nousretrouvons en lui les deux régimes del’image tels que Blanchot les a définis.Tout aussi bien l’image domestiquée (lestéréotype, la bêtise de l’image), quel’image approchant les régions informesdu Neutre. L’image banalisée, obscène etbête ouvre à une rupture abyssale dansla maîtrise habituelle du Monde ettransforme alors le stéréotype —l’image comme reproduction plate — enune pratique de sidération, defascination, d’abandon radical. Alors lesujet amoureux, d’affirmation enaffirmation neutre de sa « timidité » faceau monde105, atteint ce moment

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impossible où l’obscène coïncide avec« la limite de la langue ».

Ainsi, contrairement à cequ’affirme Blanchot, il n’y aurait pasdeux régimes de l’image mais un seul.Ou plutôt, on dira que pour le sujetamoureux, en proie à la transcendancede l’Image, il ne saurait y avoir undouble régime de l’image, car, commeon commence maintenant à le savoir,pour l’Image, le chiffre deux n’existepas.

L’IMAGE COMME ANTI-LANGAGE

L’amoureux n’est pas hors-langage,bien au contraire puisqu’il lui advient

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sans cesse des « épisodes de langage »et que ceux-ci constituent précisément lediscours amoureux, mais on a vu quecelui-ci était privé d’un certain nombrede fonctions du langage : il est privé dela narrativité (il méconnaît même sapropre histoire), il est hors de ladialectique du « je » et du « tu », enfinsa parole est soumise à la discontinuitédu fragment. De manière plus générale,le langage lui est un problème, et celapas seulement dans les dramatiquesmoments d’aphasie, de perte de paroleque l’on a repérés, pas seulement nonplus par le ressassement ouronronnement informe où il déplorel’absence de l’autre (p. 20/42), mais

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dans sa capacité même à nommer ce quise donne primordialement sous la formede l’Image.

Le premier embarras de ce genreapparaît très tôt dans les Fragmentsavec la troisième figure, Adorable, dontl’argument est : « Ne parvenant pas ànommer la spécialité de son désir pourl’être aimé, le sujet amoureux aboutit àce mot un peu bête : adorable ! » (p. 25/ 47).

C’est dans cette figure aussi que lemot « Image » apparaît pour la premièrefois avec une majuscule et que, écritBarthes, l’Image (de l’autre) produit« un tremblement du nom ». Il y a alorsun « échec langagier » (p. 27/49).

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Adorable alors est défini comme n’étantpas un signe, mais une trace, un reste,une trace qui reste de l’Image : « De cetéchec langagier, il ne reste qu’unetrace. »

Le quatrième fragment de cettefigure est d’ailleurs tout entier consacréà cette question de l’échec du langage,de cette espèce de déploration face à lapuissance de l’Image. Mais loin d’enrester à une attitude plaintive, le sujetamoureux assume philosophiquementcette défection (cette « fatigue ») dulangage et déploie alors une critique dulangage. Le sujet amoureux assume la finglorieuse de ce qu’il appelle« l’opération logique » : il assume une

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philosophie du sens qui écarte lafonction de distinction, d’activitélogique, dissociant alors le logos et lelangage.

Cette suspension dans le langage del’opération logique (c’est-à-dire de cequi constitue l’essence de l’activitésymbolique), et qui s’apparente à unesuspension de l’activité dialectique, estsoutenue dans une autre figure(COMPRENDRE) :

« La réflexion m’est certes permise, mais,comme cette réflexion est aussitôt prise dansle ressassement des images, elle ne tournejamais en réflexivité : exclu de la logique (quisuppose des langages extérieurs les uns auxautres), je ne peux prétendre bien penser »(p. 71/89).

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L’amoureux, on le voit, possède unephilosophie du langage, une philosophiedu langage « restreint » où celui-ci sevoit soumis aux réquisitions et à latyrannie de l’Image. La fin del’opération logique ou dialectique àlaquelle se substitue la tautologie (« Estadorable ce qui est adorable ») estdéfinie donc comme un tremblement dunom. Ce thème du tremblement estréaffirmé dans la figure Atopos oùl’Image est ainsi décrite :

« Comme innocence, l’atopie résiste à ladescription, à la définition, au langage, qui estmaya, classification des Noms (des Fautes).Atopique, l’autre fait trembler le langage »(p. 44/66).

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Un mot ici nous importe, c’est lemot maya. Le langage est défini commemaya, c’est-à-dire ce qui, dans lebouddhisme indien, signifie « illusion ».Il y a bien une « philosophie » dulangage de l’amoureux qui renversenotre espace de pensée, car, pour notreespace mental, c’est évidemment, àl’inverse, l’Image qui est maya(illusion), et c’est le langage qui dissipeles illusions puisqu’il nomme etdistingue. Or, c’est précisément cetteactivité de nomination et declassification qui, aux yeux de Barthes,est maya, « classification des Noms (desFautes) ». On comprend alors que c’estparce que l’Image est innocence et

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atopie qu’elle conteste en profondeurl’acte de classer, et que pour elle classerdéfinit nécessairement une activitésymbolique de culpabilisation : classer,c’est classer les Fautes.

Il nous faut nous arrêter un instantsur cette question, dans la mesure où icile point de vue de l’amoureux rencontreun universel (le langage, la question dumal) et prend position, affirme une thèse,c’est-à-dire philosophe, si l’on suit ladéfinition d’Althusser pour lequelphilosopher ce n’est pas produire desconcepts, mais avant tout prendreposition. Le point de vue de l’amoureuxdéborde si bien le cercle étroit de sapure existence que cette philosophie est

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exactement celle que Barthes a défenduelors de sa leçon inaugurale au Collègede France en énonçant l’axiome qui fitcette année-là scandale (et que nousavons assimilé à ce que nous avonsappelé un « énoncé moderne »106) : lalangue est fasciste. Barthes écrit en effetdans Leçon : « Nous ne voyons pas lepouvoir qui est dans la langue, parce quenous oublions que toute langue est unclassement, et que tout classement estoppressif : ordo veut dire à la foisrépartition et commination. »107

Si le sujet amoureux habite lelangage de manière si particulière, s’ilsuspend activement certaines fonctionsfondamentales du langage (nommer,

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classer, dialectiser, logifier…), c’estparce qu’il se trouve sous l’empire del’Image, mais c’est aussi parce que cetasservissement à l’Image l’amène à uneprofonde contestation du langage qui,peu à peu, va se révéler comme centraledans les Fragments d’un discoursamoureux, confirmant au passage l’idéequ’il y a bien un ordre initiatique à uneautre forme de Connaissance dans celivre dont on sait maintenant que lastation finale place l’amoureux, dans saplus haute extase, « hors du langage »(p. 277/286).

Quoi qu’il en soit, l’important,c’est l’assimilation du « Nom » et de la« Faute » propre à l’activité

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classificatoire. Sans doute trouverait-onfacilement chez Barthes une suspicionplus radicale encore à l’égard du motlui-même, comme lorsqu’il écritquelques années auparavant : « D’unecertaine façon, avec le mot, avec la suiteintelligible de lettres, c’est le mal quicommence. Aussi, antérieur ou extérieurau mot, l’alphabet accomplit-il une sorted’état adamique du langage : c’est lelangage avant la faute… »108 Oncomprend mieux alors que précisémentle livre lui-même tente d’échapper à laclassification « comminatoire » et aitchoisi l’alphabet comme moyen de sesoustraire au caractère oppressif de cetordre par un autre type d’ordre qui en

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soit une forme de degré zérosymbolique, déjouant la logiqueendoxale de l’amour (la narration,l’histoire d’amour) au profit d’unsymbolisme implicite, ésotérique, furtif,crypté, incertain, ambigu, jouant sur descorrélations virtuelles, des passerellesou des sauts voilés, hypothétiques.

L’IMAGE ET LE PARADIS

Le sujet amoureux est sans soucithéorique, sa philosophie est toujoursune émanation pure de tout son être et,s’il s’intéresse au Paradis, ce n’estnullement comme un anthropologue,mais parce que le Paradis, comme lieu

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de la Totalité, s’apparente, à cause decela, au monde de l’Image (« imageparadisiaque du Souverain Bien »,p. 65/85), celui de la coïncidence inouïedes incommensurables : « La démesurem’a conduit à la mesure ; je colle àl’Image, nos mesures sont les mêmes »(p. 66/86). Et bien entendu, cettesoumission à l’Image, cet accès auparadisiaque (de l’incommensurable)s’opère au détriment du langage : « Lelangage me paraît pusillanime : je suistransporté, hors du langage, c’est-à-direhors du médiocre, hors du général »(ibid.).

Nous n’avons encore rien dit, à cepropos, de l’étrangeté du signifiant

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choisi par Barthes dans la figure Atopos(signifiant grec) pour disqualifier lelangage, un signifiant étranger, maya, quiest emprunté à un champ non occidental,celui du bouddhisme indien. Cet empruntn’a rien d’insignifiant et il se retrouvedans d’autres figures des Fragments oùl’on rencontre un terme comme karma(voir la figure Conduite), pris égalementdans une critique du langage et qui sevoit relié au nirvâna décrit comme lavolonté d’» absenter les signes »(p. 77/93), et où « absenter les signes »signifie « Je n’ai qu’à être là », premièreamorce de l’être-assis propre au Non-Vouloir-Saisir de la dernière figure dulivre.

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Il y a, à l’évidence, un filbouddhiste dans les Fragments, et leterme maya réapparaît dans une figureproche, CONTINGENCES, où l’on retrouvele même point de vue selon lequel « levoile noir de la Maya » est ce qui définitle langage, et que le langage est du côtédu classement. Alors que le langageproduit un « pli »109 dans le Réel,l’Image demeure éternellement ce qui estlisse (p. 33/55). En choisissant, pourmettre le langage en échec, des termesempruntés à une pensée non occidentale,Barthes met en évidence que, ce quel’amoureux déjoue, ce n’est pas lelangage comme tel, mais le langage telqu’il est pensé, tel qu’il est déployé

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depuis le logocentrisme calculant del’Occident.

L’assimilation de l’Image et duParadis (Pardes, Éden…) se retrouvenégativement dans le rapprochement dulangage et du démoniaque dans la figureDÉMONS, où le démon du langage110

pousse l’amoureux à s’expulser lui-même du Paradis que constitue l’Image(p. 95-96/111-112). On se rend comptealors qu’il y a récurrence de ce thèmed’un lien irréductible entre l’Image et leParadis qui se noue, comme on l’asuggéré précédemment, à une tendanceprofonde, mais peu mise en lumière, dela doctrine barthésienne du langage :« Le langage de l’Imaginaire ne serait

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rien d’autre que l’utopie du langage ;langage tout à fait originel, paradisiaque,langage d’Adam, langage “naturel,exempt de déformation ou d’illusion,miroir limpide de nos sens, langagesensuel (die sensualische Sprache)“ »(p. 115/131).

Ici, de nouveau, la présence du mot« illusion » attaché au langage articulépar opposition au langage-image, illustrela persistance du thème de la Maya. Dela même manière, et plus encore, on nepeut qu’être sensible à l’idée du langagecomme gâchis : « Vouloir écrirel’amour, c’est affronter le gâchis dulangage » (p. 115/131).

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Le « gâchis » n’est pas un termeconceptuel (l’amoureux est hors duconcept, il est dans une philosophie sansconcept). D’une part, il déploie le motifde la « fatigue » (celui du trop grandusage), et d’autre part il renvoie à unesouillure, une salissure, une médiocritépoussive qui est l’être même du langageen tant que langage articulé. De cetteopposition, je donnerai une dernièreillustration avec un fragment extrait de lafigure Fading : « Dans le texte, […] plusd’image, rien que du langage. Maisl’autre n’est pas un texte, c’est uneimage, une et coalescente ; si la voix seperd, c’est toute l’image quis’évanouit » (p. 129/145). Fragment où

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l’on retrouve cette idée d’une unitéprofonde de l’Image, une unité quirelève de son ontologie propre, unaire,par opposition à celle du Texte,plurielle.

QUELLE IMAGE ?

De quel ordre est cette Image ?Comment est-elle fabriquée ? En quoiconsiste-t-elle ?

Comme toute image (par oppositionà ce qui se passe dans la perception),celle-ci ne peut se décrire, car,rappelons-nous Sartre, c’est un« manque dans la perception », et demême que je ne peux compter

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mentalement le nombre des colonnes duParthénon, de même l’image est ce queje ne peux reproduire : « Werther, quiautrefois dessinait abondamment et bien,ne peut faire le portrait de Charlotte (àpeine peut-il crayonner sasilhouette…) » (p. 113/129).Néanmoins, et en cela Barthes,implicitement, neutralise ladéconsidération théorique dans laquellese trouve l’Image, celle-ci n’est en riendu côté de l’Informe. En effet, lorsquel’amoureux cherche à définir ou àidentifier l’Image, il la compare à une« lettre » : « L’Image se découpe ; elleest pure et nette comme une lettre »(p. 157/171). Sans entrer dans des

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considérations sur la manière dontBarthes suscite une image de l’Image, onremarque que c’est à une formehautement précise qu’il a recours et quiappartient à l’ordre du langage ; mais lechoix de la « lettre » est dans la logiquede la mystique barthésienne puisque,comme on l’a noté à propos d’un textede Barthes sur la lettre111, celle-ci est cequi, précédant le mot, relève du logosadamique, antérieur à la Faute et au Mal.

L’Image est donc forme et, en outre,cette forme est empruntée au langage enen soustrayant ce qui est sa partessentielle, la signification, lacommunication, l’échange, le classementcomme activité d’oppression. D’une

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certaine manière, alors, l’Image, loind’anéantir le langage comme forme,purifie celui-ci, elle lui fait subir unesorte d’ascèse, de suspension de qui lecorrompt, le déforme et le produitcomme maya. L’Image unifie donc ce quiest en principe processus de distinction,de classement, elle initie alors celui quiest en son pouvoir et sous son empire àla possibilité d’une innocence quel’activité symbolique (celle duclassement) a forclose en introduisant laFaute, la culpabilité.

C’est pourquoi, d’actes de langage,l’amoureux ne conserve véritablementque le « Je t’aime » : formule de« l’éclair unique » (p. 179/190). Il y a

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purification du langage, car seule lalettre est un objet parfaitement exact, un« tel quel » au contraire du mot toujoursambigu dont la prononciation elle-mêmeest soumise à la basse contingence :alors on comprend que le « Je t’aime »soit comparé à la lettre (p. 180/192).Cette ascèse, ce silence imposé aulangage articulé se retrouve dans l’élogedes larmes opposées aux paroles (quisont du côté de l’expression), c’est le« plus “vrai” des messages, celui demon corps, non celui de ma langue »(p. 215/225).

Pour mieux comprendre cettedimension purificatrice de l’Image faceau gâchis du langage, il faut aller à l’une

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des figures qui mettent le mieux enévidence la bassesse du langagearticulé, la figure SCÈNE (« Faire unescène », p. 243/253).

Dans la « scène », nous sommeshors du pur espace du discoursamoureux puisqu’il y a déjà le« couple », dont il apparaît alors qu’iln’a à sa disposition qu’un espaced’expression : le langage. Le langage estsitué dans le champ strict de la socialité,le couple est du côté du « droit », prisdans le contrat social : « s’asservir encommun à un principe égalitaire derépartition des biens de parole »(p. 243/253). On a à faire alors, de lapart de Barthes, a une sorte de mythe, au

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sens de Jean-Jacques Rousseau, surl’origine du langage, dont voici leschéma : la scène primitive, originairedu langage, c’est la « scène » : « Avec lapremière scène, le langage commence salongue carrière de chose agitée etinutile. » Le « dialogue » apparaîtcomme responsable et objet même decette dégradation, dont Barthes nouspropose une illustration transposée dansla sphère de l’art : la décadence de laTragédie grecque qui, avec le dialogue,préfère la déchéance de la « névroseuniverselle » à la parole archaïque del’amour. La seconde illustration de la« chute » est précisément le couple chezqui la « scène » (forme de son dialogue)

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est renvoyée à une structure vide etdéfinie comme « ce langage dont l’objetest perdu ». Alors, la « longue carrièrede chose agitée et inutile » du langageest décrite : le langage est vraimentgâchis, il est cet écoulementinterminable et infini (par opposition aufragment), la « scène » devient l’essencedu langage (« elle est le langage lui-même ») « qui fait que, depuis quel’homme existe, ça ne cesse de parler ».

Cette déchéance sociale du langageest alors renvoyée à des universaux :ceux du Pouvoir (le dernier mot), de lacastration qui règle les rapports de forceau sein même de l’insignifiance d’unobjet perdu et absent.

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À cela, il oppose deux formes de« salut » qui sont empruntées toutd’abord à Kierkegaard avec le motifrécurrent chez Barthes du silenced’Abraham qui refuse de tomber dans la« généralité » du langage, dans les alibisdialectiques, face au sacrifice qui lui estdemandé : la mise à mort d’Isaac, et quiparie. L’autre salut est cherché dans lapensée zen qui déjoue le dialogue (c’est-à-dire le gâchis de la parole) par la« non-réplique », le geste incongru,illogique, l’Image : à la question« Qu’est-ce que Bouddha ? », ôter sasandale, la mettre sur sa tête et sortir.

D’une certaine manière, c’est parceque l’Image est du côté du « tel », du

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« ipse », du « même », qu’elle échappe àla déchéance et au gâchis du langage.Parfaite restitution de l’autre, le « tel »permet d’échapper à toutes lesmalédictions : le classement, ledialogue, le vide de l’objet qui sedérobe… c’est-à-dire à la mort : « En tedésignant comme tel, je te fais échapperà la mort du classement, je t’enlève àl’Autre, au langage, je te veuximmortel » (p. 262/272).

Ce qui est important, c’est que,dans ce travail de purification dulangage, celui-ci puisse accéder à uneforme de plénitude utopique, non pascelle d’un Paradis perdu (Paradiselost), mais d’une plénitude inépuisable.

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Il y a une sorte de pari, pari extrême quiest alors au cœur de la relation à l’autre.Si l’Image est innocence, elle supposede construire une éthique de l’innocence(et non seulement de s’en satisfaire oud’en jouir simplement). L’amoureux estcelui qui doit cesser à tout prix de salirl’Image par l’activité symbolique(classer, juger du vrai et du faux,évaluer, bref transformer en signes cequi me vient comme image). Et pourcela, il faut un certain héroïsme éthiquequi se formule ainsi dans le dernierparagraphe de la figure Signes : « Demon autre, je recevrai toute parolecomme un signe de vérité ; et, lorsque jeparlerai, je ne mettrai pas en doute qu’il

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reçoive pour vrai ce que je dirai »(p. 254-255/264-265).

Ainsi, loin de nous conduire horsdu langage, dans le cul-de-sac del’informe, l’Image fend et ouvre lelangage à des possibilités d’immédiatetéou plutôt à des possibilités d’affirmationqui sauvent le sujet amoureux (et sondiscours) de la « réactivité », duressentiment, du soupçon, de la bassessede la parole sociale.

Si l’Image purifie le langage, c’estparce qu’elle l’ampute ; et l’on a vu lasérie d’amputations en jeu (suspensionde la narrativité, de l’intersubjectivitéordinaire, fragmentaire, remise en causede l’activité logique, dialectique,

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suspension de l’activité oppressive declassement, suspension du langagecomme illusion, critique du dialoguecomme « chute », etc.).

On dira alors que si, pour Sartre,l’image est un manque dans laperception, il faut ajouter, pour être toutà fait complet avec l’Image telle queBarthes la décrit, que l’Image estégalement un manque dans le langage. Leterme de « manque » n’a pas tout à faitle même sens chez Sartre et dans notrepropos. Chez Sartre, l’image est ce quimanque dans la perception, et« manque » signifie que l’image estsoustraite à la perception. Pour nous,dire que l’Image est un manque dans le

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langage signifie que ce manque, qui setraduit par les amputations qu’on adécrites, est une effraction, l’intrusiond’un corps étranger au cœur de l’activitésymbolique : l’Image donc.

Ce corps étranger, infigurable,intangible, irréel, se donne sous unedouble forme : d’une part une restrictiondes capacités symboliques du sujet, etsimultanément (parce que cesamputations sont une délivrance) uneréévaluation, une nouvelle rémunérationdu langage ouvert aux possibilitésutopiques, une immédiateté, uneinnocence, un tremblement ou unvacillement dans lesquels le sujetamoureux peut prétendre habiter

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entièrement sa parole, c’est-à-direl’élargir à l’inépuisable (qui n’est pasl’infini) de son désir, l’inépuisable dudésir amoureux.

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IV

L’Image, le fétiche,l’objet aimé

LE SUJET PERVERS

La place démesurée accordée àl’Image, la toute-puissance qui lui estconférée, l’adoration dont elle faitl’objet, posent sur le sujet amoureux lesoupçon de la perversion. Cerapprochement est d’autant plus facile à

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établir que la question de la perversionest sans cesse sous-jacente dans lesFragments, même si c’est pour être, iciou là, rejetée, puisqu’on est en droit devoir dans l’insistance à dénier laperversion un trait propre à la structureperverse. Ainsi Barthes écrit : « Werthern’est pas pervers, il est amoureux »(p. 81/97), ou encore : « L’amour estmonologique, maniaque ; le texte esthétérologique, pervers » (p. 129/145).On est d’autant plus tenté par cettelecture d’un Barthes pervers qu’àd’autres endroits du livre, le sujetamoureux, avec une certaine coquetterieprovocatrice, avec l’incongruité dedérapages à peine contrôlés, tend à faire

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de Sade l’un des modèles de ses pluspropres attitudes : « Je perçois unaffolement de l’être, qui n’est pas siloin de ce que Sade eût appelél’effervescence de tête (“Je vis le foutres’exhaler de ses yeux”) » (p. 35/57).Quel est le sens de ce rapprochement ?N’y a-t-il pas quelque chose detransgressif à rapprocher les vertiges ducœur et le « foutre » sadien ? Làl’amoureux est comparé à Justine(p. 105/121), ici il est dit être « innocentcomme le sont les héros sadiens »(p. 137/152). Tout aussi provocant etétrange, ce fragment à propos du désirde suicide : « Lorsque j’imaginegravement de me suicider pour un

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téléphone qui ne vient pas, il se produitune obscénité aussi grande que lorsque,chez Sade, le pape sodomise undindon » (p. 210/220). On pourrait ainsimultiplier les exemples, tous trèstroublants.

Le lien avec la perversion, Barthessemble le manifester de manièreexplicite lorsqu’il diagnostique chezl’amoureux le ratage de l’épreuve de lacastration112, qui, comme on l’a vu, estune donnée centrale de la perversion113.Et s’il y a un lien entre l’amoureuxbarthésien et le pervers, il passe parl’Image qui, dans ce cas, a le statut defétiche au sens que Freud donne à ceterme, et l’amoureux serait alors un

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fétichiste. L’un des fragments qui ouvrentle plus clairement cette piste apparaîtdans la figure OBJETS114 :

« Werther multiplie les gestes de fétichisme : ilembrasse le nœud de ruban que Charlotte luia donné pour son anniversaire, le billet qu’ellelui adresse (quitte à se mettre du sable auxlèvres), les pistolets qu’elle a touchés. Del’être aimé sort une force que rien ne peutarrêter et qui vient imprégner tout ce qu’ileffleure, fût-ce du regard […].(Il met le Phallus à la place de la Mère —s’identifie à lui. Werther veut qu’on l’enterreavec le ruban que Charlotte lui a donné ; dansla tombe, il se couche le long de la Mère —précisément alors évoquée) » (p. 205/215).

Le nom de Lacan face à laparenthèse, sans nous donner d’ailleursde référence exacte, signale que celle-ci

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synthétise de manière très succincte lathéorie lacanienne de la perversion, donton voudrait rapidement donner quelqueséléments.

Alors que le sujet dit normal faitl’expérience symbolique de la castrationqui lui permet de s’intégrer à l’ordre dulangage, le sujet pervers est celui quidénie cette expérience. L’épreuvesymbolique de la castration est pourl’enfant masculin la reconnaissance quela mère n’est pas porteuse du pénis, quelui-même n’est pas le substitut de cetteabsence auprès de la mère, car ledétenteur du phallus, c’est le père. C’està partir de cette expérience que le sujetpeut à son tour prétendre être possesseur

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du phallus. Le sujet pervers, lui, ne veutpas voir que sa mère n’est pas porteusedu pénis, mais en même temps il le sait.Pourquoi ne veut-il pas le voir ? Parcequ’il l’interpréterait comme la preuveque la femme est châtrée et qu’unemenace pèse alors sur lui. Le fait de nepas vouloir savoir (voir) tout en sachantdéfinit la dénégation, qu’on peut à cetitre distinguer du refoulement, danslequel il n’y a pas de clivage perversmais une attitude névrotique. La manièreque le pervers a d’occulter ce qu’il sait(déni ou dénégation), c’est précisémentde faire de l’objet de son désir — objeta dans la terminologie lacanienne — unfétiche, c’est-à-dire quelque chose qui

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comble et dissimule le manque de pénisde la mère. Le sujet fétichiste, dont ledésir sexuel est entièrement investi surun objet — chaussure, bas, gant —, faitde cet objet un fétiche, et ce fétiche estdéfini comme substitut phallique aupénis manquant chez la femme. Lefétiche (substitut du pénis), nonseulement est là pour dissimulerl’absence de pénis chez la femmedésirée, mais il sert également à dénierla castration qui est pour lui sourced’angoisse et de tourment. Parallèlementà sa dénégation, le fantasme decastration est très abondant chez lepervers, et celui-ci est aussi fasciné parce spectacle et peut, dans certains cas, le

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mettre en scène pour le conjurer (commeGenet dans Le Balcon). Ce fantasmesigne l’échec de la maîtrise symboliquechez le pervers, puisque la castrationréelle lui revient sans cesse comme uneobsession115.

La question pour nous n’est pasd’accepter ou de discuter la validité dela thèse freudienne, mais de l’intégrer ànotre lecture puisque cette thèseappartient au code culturel du livre deBarthes. L’hypothèse que nous pouvonsdiscuter, en revanche, c’est celle desavoir si le sujet amoureux de Barthesest un sujet pervers au sens de Freud, sil’Image dont il est l’adorateur est unfétiche. Question d’autant plus pertinente

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que Barthes, dans des textes antérieurs,comme Le Plaisir du texte ou le RolandBarthes par Roland Barthes, a faitl’éloge du sujet pervers.

LA MÈRE

L’un des éléments qui concourent àassocier l’amoureux au pervers, c’estaussi la présence, l’omniprésence de lamère qui est toujours plus ou moins là,plus ou moins tapie derrière l’Image, parexemple à propos de l’habit bleu deWerther :

« Chaque fois qu’il met ce vêtement (danslequel il mourra), Werther se travestit. Enquoi ? En amoureux ravi : il recrée

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magiquement l’épisode du ravissement, cemoment où il s’est trouvé sidéré par l’Image.Ce vêtement bleu l’enferme si fort, que lemonde alentour s’abolit : rien que nousdeux : par lui, Werther se forme un corpsd’enfant, où phallus et mère sont joints, sansrien au-delà. Ce costume pervers a été portédans toute l’Europe par les fans du roman,sous le nom de “costume à la Werther” »(p. 152/166).

Cette fois-ci, c’est clair : le sujetamoureux jouit du fétiche etsimultanément du travestissement pourexercer sa situation, sa capture parl’Image, et dans cette position il réaliseles traits du sujet pervers : phallus etMère sont joints ; l’enfant est le phallusde la Mère, la Mère n’est plus châtrée,elle est porteuse de ce phallus comblant

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qui est l’enfant lui-même, devenantl’organe qui manque à la Mère. Tousdeux sont dans l’étreinte qui est définie,par opposition au coït, comme uninceste, un retour de la Mère : « Tout estalors suspendu : le temps, la loi,l’interdit : rien ne s’épuise, rien ne seveut : tous les désirs sont abolis, parcequ’ils paraissent définitivementcomblés » (p. 121/137).

La Mère est la figure omniprésentedes Fragments, elle est réellement leMinotaure du labyrinthe, présente dès ladeuxième figure de l’ABSENCE, doublanttoujours l’autre (l’être aimé) comme sonombre, où cet autre est « telle unemère » (p. 23/45), où il n’y a parfois

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même pas de terme comparatif :l’ATTENTE, c’est l’attente du « retour dela Mère » (p. 49/68) ; dans laCATASTROPHE, le sujet amoureux se voit« abandonné de la Mère » (p. 59/79) ; etle Fading, c’est « le retour terrifiant dela Mauvaise Mère » (p. 130/146).

La présence de la Mère, derrièrel’autre, dessine l’être aimé comme sadoublure. La Mère est l’Image de l’autreen tant que — irréelle — elle lereprésente mieux que lui ne s’incarne.Cette Mère, pourtant, semble au-delà dusujet maternel ; elle ressemble à unedéesse originaire de l’Image, elle estcelle qui d’abord est responsable de larelation du sujet amoureux à l’Image :

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« La Mère gratifiante, elle, me montre leMiroir, l’Image, et me parle : “Tu escela” » (p. 200/210). Cette scène n’estévidemment pas une scène vécue, c’estune scène mythique, primitive,fondatrice car antérieure à la mémoireindividuelle.

Alors s’éclairent progressivementle rôle et le statut de cette Mère. Saprésence à tous les recoins du labyrinthene tient pas à ce qu’elle soit elle-mêmel’être aimé, et donc que le sujetamoureux aimerait chez l’autre sa propremère (scénario psychologique). La Mèrea un rôle plus profond et plus structural.Elle est celle qui mythiquement fait del’être aimé une Image, elle est celle qui,

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Image elle-même et donatrice desmiroirs, assure la possibilité au sujetamoureux d’une relation absolue àl’Image.

D’une certaine manière, on peut luiimputer le rôle de rendre impossible larelation concrète et incarnée à l’autre eny substituant une relation spéculaire dontl’Image est le véritable objet. La Mèreserait ce qui a induit originairement chezle sujet amoureux une iconophilie. Lesujet amoureux ne peut qu’êtreéternellement amoureux mais incapabled’aimer puisque l’autre n’est qu’Image.Cette opposition entre être amoureux etaimer (qui, pour la consciencecommune, est un non-sens) est en effet

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affirmée, il est vrai discrètement, dansles Fragments : « Aimer et êtreamoureux ont des rapports difficiles »(p. 149/163).

Selon l’amoureux barthésien,« aimer » et « être amoureux » sont desprojets « réputés différents ; l’un noble,l’autre morbide ». « Aimer » supposeque non seulement l’autre soit l’objet dusentiment mais qu’il y ait intériorisationde cette altérité, don, réciprocité… Paropposition, le « morbide » renvoie àcette fascination de l’Image. Barthespoursuit cette opposition en notant que ladominante du sentiment amoureux est le« saisir », alors que celle de l’amour estle « donner ». La position de la

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normalité est de produire unedialectique permettant d’associer le« saisir » et le « donner » : chez le sujetbarthésien, cette dialectique échoue.Certes, l’amoureux sait « donneractivement », mais il ne parvient pas àrelier « saisir » et « donner » et à fairedu « donner » une satisfaction aussipleine que le « saisir », car, nous lesavons, il n’a affaire qu’à une Image.Une note extrêmement laconique donnecomme exemple de celle qui saitdialectiser les deux activités, la Mère(celle que décrit Winnicott)(p. 149/163), de sorte qu’on tourne enrond : d’un côté la Mère est celle quiempêche le sujet amoureux de passer du

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discours amoureux à l’amour, de l’autreelle est donnée comme celle qui parvientmieux que quiconque à saisir et à relierles deux.

Dans la figure DÉDICACE, le« don » n’est pas décrit comme « don desoi » mais sous la forme du fétiche, « lebon fétiche, le fétiche brillant, réussi »(p. 89/105) ; le don, alors, n’a plusqu’une forme grotesque, parodique autravers du signifiant comique « tondon » : « Ton-don devient le nom-farcedu cadeau amoureux. » Cette dimensionparodique, ce retournement de l’amouren farce, eux aussi renforcentl’assimilation de l’amoureux auxgrimaces du pervers, mettant en

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évidence l’impuissance de l’amoureux àdonner.

Pourtant, après avoir envisagél’hypothèse d’une identité entrel’amoureux et le pervers, nous allons lanuancer fortement en énonçant la thèsesuivante : le sujet amoureux et le sujetpervers sont strictement superposablesmais ils ne sont pas identifiables.

L’IMAGE DISTINCTE DU FÉTICHE

Quand l’Image est fétiche, celle-ciacquiert une dimension totalisante. Elleest à fois substitut mais aussi écran ausens où l’Image devient plus précieuseque la réalité, plus précieuse que l’autre.

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Notons par exemple à ce propos que, siles sous- vêtements féminins sontpropices à la fétichisation, c’est parceque le slip est précisément le dernierélément perçu avant de découvrir (auxyeux du pervers) le sexe féminin commechâtré. Nous reviendrons sur ce lienavec la castration. Mais il faut dès àprésent remarquer que si, par exemplechez Werther, le fétiche peut être présentsous la forme contingente de l’objet(ruban, lettre…), l’Image dans lediscours amoureux barthésien sedistingue par le fait de ne jamaisapparaître sous la forme concrète etdistinctive du fétiche, une image-objet :l’Image, dans les Fragments d’un

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discours amoureux, ne quitte jamais sasphère originaire qui est l’Imaginaire etne choie jamais dans la facticité d’unechose, comme c’est le cas pour lepervers (bas, chaussure, slip, etc.) sousla forme par exemple de laphotographie, c’est-à-dire sous la formed’une facticité tangible, puisque, dansson essence propre, l’Image estprécisément un Intangible, quelque chosequ’on ne peut pas toucher. En opposantici la nature d’objet du fétiche à l’imagementale, on retrouve l’opposition trèsprécieuse que nous avons empruntée àSartre entre perception et image et, parlà, on peut repérer de manièreremarquable le point où l’amoureux se

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distingue du sujet pervers. C’est quepour le pervers, dans le cas dufétichisme, si le fétiche est toujours unobjet, un type d’être manipulable, c’estprécisément pour permettre d’obtenir lasatisfaction perverse qui est dans sonessence la manipulation de l’objet. Seull’objet, par opposition à l’imagementale, est propice à la manipulationperverse susceptible de procurer lajouissance, s’il est vrai que le sujetpervers est un sujet entièrement traversépar le fantasme de toute-puissance.

Ce fantasme de toute-puissance estbien sûr intimement lié à la question dela castration car cette toute-puissance esttriomphe sur la castration, et ce triomphe

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(imaginaire) s’atteste et se nourritlibidinalement par la domestication, ladomination, par lesquelles le sujetpervers manipule à sa guise le fétiche ettrouve dans cette manipulationvoluptueuse le théâtre dans lequel lacastration est comme abolie. L’Image,comme l’a bien montré Sartre, estprécisément insusceptible demanipulation (je ne peux pas comptermentalement le nombre de colonnes duParthénon en image).

On ajoutera une seconde distinctionentre l’Image de l’amoureux barthésienet le fétiche. Celle-ci n’est à aucunmoment liée à une dimension sexuelle.On sait que, bien au contraire,

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l’amoureux a substitué le sentimental ausexuel. Et c’est par cette substitution quel’on peut comprendre alors quel’amoureux et le pervers soient en effetsuperposables mais non identifiables.Que le fétiche précisément soit, selon lathéorie freudienne, substitut du pénis està ce titre évidemment capital. Le féticheest métaphore, il est mis à la place dupénis manquant, et ce n’est que demanière secondaire qu’il est dans unrapport de contiguïté avec l’être désiré(c’est-à-dire métonymie) : la culotte oula chaussure appartiennent (métonymie)à la dame, mais c’est d’abord par leurpuissance de représentation (métaphore)du pénis manquant qu’elles sont objets

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investis libidinalement, d’où d’ailleursle caractère stéréotypé du fétiche, leplus souvent artificiel, fabriqué, et doncson caractère pauvrement métonymique— plus de métonymie d’ailleurs (sansrapport d’inclusion avec l’être désiré)que de synecdoque (rapport d’inclusionavec l’être désiré, comme une mèche decheveux).

Précisément, dans le cas de lamèche de cheveux (le fétiche deWerther), le caractère « pervers » decette fétichisation est réduit par lacharge sentimentale qui est contenuedans le fétiche où l’autre est présent enpersonne sous la forme biologique duvivant (la mèche). Werther est

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sentimental ; or, ce qui distingueprofondément le pervers de l’amoureux,c’est que le pervers, pour reprendre ladéfinition de Genet, est celui qui arompu avec les lois de l’amour, celuiqui ne croit pas en l’amour et qui estdonc l’inverse de l’amoureux.

Pourquoi le pervers ne croit-il pasaux lois de l’amour ? Cette question estessentielle pour comprendre la positionde Barthes dans les Fragments, et ced’autant plus que, comme on l’a rappelé,il s’est défini, dans ses œuvresprécédentes, comme sujet pervers (onpourrait d’ailleurs à ce titre rapprochercette position affichée par Barthes avecla notion de divertissement proposée par

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Jean-Claude Milner que l’on acommentée : Barthes aurait été alors lelibertin pascalien116). Nous avons vu quele sujet pervers utilise le fétiche commesubstitut et comme écran, et qu’il estdans la position de savoir et de refuserde savoir ce qu’il en est de lacastration ; or, ce qui caractérise cettesituation (et explique pourquoi lepervers ignore l’amour), c’est qu’ellesuppose que c’est le pur semblant quistructure le monde. Toute trace de véritéest traquée, car la moindre de ces tracesest vue comme une menace de briser lesystème de déni qui organise son monde.Au fond, la vérité (fût-elle triviale) estidentifiée à la castration symbolique que

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le sujet pervers a refusée de manièreabsolue et originaire. C’est ce quiexplique la propension du sujet perversà s’enfermer dans un univers factice,artificiel, non naturel, monstrueux, maisaussi, et peut-être surtout, à convaincreses éventuels partenaires et ses victimesqu’eux-mêmes participent à cette sphèredu faux, qu’eux-mêmes ne croient pas àla vérité (par exemple à la vérité de leurrefus de se prêter aux jeux proposés).Tel est par exemple le projet du sujetsadien : convaincre la victime de ce quele Bien est un faux-semblant, de ce quela vérité est un mensonge, et, pour lebourreau nazi, convaincre la victime queson témoignage, au cas improbable où

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elle échapperait à l’anéantissement, neserait pas cru. (Mais il arrive parfoisque le pervers soit intimidé par larésistance de la victime, comme c’est lecas du docteur Hannibal Lecter, dans LeSilence des agneaux, inhibé par la jeuneClarice Starling : il y a intimidation etdonc possibilité d’amour, car, dans cettesituation, il apparaît que la souffrance dela victime ne peut pas être celle quepourrait lui infliger actuellement lebourreau pervers parce que lasouffrance de la victime possible estantérieure, a déjà eu lieu et qu’elle estindépassable. Indépassable nonseulement parce qu’elle estincommensurable avec les tortures

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mélodramatiques du bourreau, maisaussi parce que cette souffranceantérieure a été convertie en loi morale,c’est-à-dire en Beauté. La Beauté, plutôtque d’exalter le pervers dans sa rage dedestruction, devient un blocindestructible : cette Beauté est obtuse àtoute torture, salissure ou outrage parcequ’elle a déjà été torturée, salie ououtragée, et qu’elle a compris qu’ellepouvait, dans l’outrage, saisir lapossibilité du Bien.)

Le pervers ainsi s’entête (jusqu’àl’épuisement) à vouloir convaincre savictime qu’il n’y a pas de « beauxsentiments » et, s’il s’emploie à cettetâche, pour lui vitale, c’est afin de

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conserver l’univers du faux où sonrapport à la castration symbolique l’aplacé. Ce que le pervers a sauvé (lephallus) fait partie d’un jeu, d’unefalsification première, et il sait que cequ’il a sauvé est à la fois le fétiche deson triomphe et celui de son imposture.À ce titre, Genet, notamment dans sonthéâtre, a été jusqu’au bout de cettelogique en mettant en scène (voir LeBalcon) l’hyperbolisation du Phallus etsa dérision, sa dimension fantoche.L’essence de comédie ainsi s’y fait jour,pour reprendre le mot de Lacan, commecomédie du Phallus, c’est-à-dire mise encrise des idéaux du moi. La comédie dupervers va pourtant au-delà d’une mise

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en crise des idéaux du moi, car elleécarte toute possibilité de catharsis, deréconciliation : impossibilité du lien, del’amour ; la parodie alors devientl’unique mimèsis.

L’amoureux possède une positionsubjective inverse : il croit en l’amour,au Bien, à la vérité qui porte sonsentiment. Si la description du perverspar Freud comme étant celui qui rate lacastration est vraie, elle ne peut l’être(sans faire courir le risque de confusion)que si on y ajoute qu’alors le pervers sedéfinit par sa manière d’user dusemblant. Si l’Image, dont on a vuqu’elle était centrale pour l’amoureuxbarthésien, n’est en rien identifiable au

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fétiche pervers, c’est qu’elle est, aucontraire de celui-ci, respectueuse de lavérité, elle est même peut-être l’un deses principaux piliers. On dira à ce titreque, si le fétiche est métaphore du pénis(manquant) et petitement métonymique,l’Image, elle, est profondémentmétonymie (métonymie de l’autre) etpauvrement métaphorique (d’où,d’ailleurs, les remarques nombreuses deBarthes sur l’impossibilité de ladécrire). Si l’amoureux semble faire lamême expérience que le pervers — cequi les rend superposables —, ill’accomplit d’un point de vuecomplètement inversé. 1) Il ne parvientpas à chosifier l’autre. 2) Il ignore la

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jouissance sexuelle. 3) Il n’est pasmaître de son expérience. 4) Au lieu quel’expérience s’accompagne d’unemétaphysique du Mal, elles’accompagne d’une métaphysique duBien. 5) Il n’a pas affaire à un objet(manipulable) mais à une Image(transcendante). 6) Alors que, chez lefétichiste ou le voyeur, le fétiche ou lascène vue sont une contrainteindissociable de leur satisfaction, il n’enest rien pour le sujet amoureux qui, à ladifférence du pervers, n’a jamais rien envue, sinon l’Image elle-même.

L’AMOUREUX DU SENS

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« Par mégarde, le doigt de Werther touche ledoigt de Charlotte, leurs pieds, sous la table,se rencontrent. Werther pourrait s’abstrairedu sens de ces hasards ; il pourrait seconcentrer corporellement sur ces faibleszones de contact, et jouir de ce morceau dedoigt ou de pied inerte, d’une façon fétichiste,sans s’inquiéter de la réponse (commeDieu — c’est son étymologie —, le Fétichene répond pas). Mais précisément : Werthern’est pas pervers, il est amoureux : il crée dusens, toujours, partout, de rien, et c’est le sensqui le fait frissonner : il est dans le brasier dusens. Tout contact, pour l’amoureux, pose laquestion de la réponse : il est demandé à lapeau de répondre » (p. 81/97).

Ici l’opposition entre le sujetpervers et l’amoureux est explicitée parBarthes à partir de ce qui les superpose(ils n’ont pas accès à l’autre dans son

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entier). Or, cette opposition, Barthes lasitue dans la divergence de leur rapportau sens.

Pour autant, un détail doit nousintriguer. Barthes écrit : « Il est demandéà la peau de répondre. » Ainsi, ladistinction entre l’amoureux et lepervers n’implique nullement que lepremier appartienne au champ naïf desbeaux sentiments. L’amoureux demandequelque chose à la peau et non à l’autre.

On en viendra bientôt à poser laquestion essentielle de l’autre, mais,avant cela, il faut maintenir la questiondu parallélisme entre le pervers etl’amoureux dans notre enquête, et ce quiles spécifie. Ou plutôt, il faut être

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attentif (ce que nous faisons depuis ledébut) à l’obstination de Barthes àmaintenir (y compris dans lesoppositions majeures) un rapprochemententre les deux situations, et il faut sedemander quel est le bénéfice de cetteobstination. La perversion est-elle lastructure qui permet d’empêcher lediscours amoureux de verser dans labanalité de la névrose (puisque lepervers est celui qui évite la névrose, lecompromis névrotique) ?

Ce qui est décisif ici, dans lefragment que nous avons cité, c’est quela différence entre le pervers etl’amoureux ne s’opère pas dans unebipolarité manichéenne où l’amoureux

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triompherait du pervers, mais qu’il endiverge à partir d’une déréliction aussiabsolue quant à la relation à l’autre,quant à sa présence (« il est demandé àla peau de répondre »). Ce qui estdécisif, c’est également que ladivergence passe par le triomphe « dusens ». Le sujet amoureux est dans « lebrasier du sens », par opposition aupervers.

Le sens triomphe. Cela ne veutnullement dire qu’il triomphe sous laforme profane et triviale du senscommun, car le « brasier du sens » estprécisément ce qui s’oppose à ce que lasociété, elle, impose : « la terreur du

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sens » : « Tout jugement est suspendu, laterreur du sens est abolie » (p. 263/273).

V

L’autre

L’OBJET AIMÉ, AUTRUI

Dans le système de l’Image, on esten droit de se demander où est l’autre.L’Image n’est-elle pas par essenceanéantissement de l’autre ? AinsiBarthes écrit-il dans la figure EXIL : « Il

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appartenait seulement à l’imageamoureuse d’avoir à me téléphoner ;cette image disparue, le téléphone, qu’ilsonne ou non, reprend son existencefutile » (p. 124/140). L’expression« l’image amoureuse » ne signe-t-ellepas ici la suppression de toute altéritéréelle ? L’autre est sans autre existenceque celle de l’Image.

La Mère, en tant que faiseuse desImages, n’absorbe-t-elle pas l’autre enle néantisant, en le métamorphosant enImage, en leurre ? D’ailleurs, n’y a-t-ilpas quelque chose de surprenant à ceque l’autre des Fragments d’undiscours amoureux n’ait pas un nom,même fictif ? Bien sûr, le refus de la

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narrativité et du récit explique, mais trèspartiellement, l’absence de nom,l’absence de l’autre et son aspectsouvent fantomatique.

On dira tout de suite que cereproche fait à Barthes, cet étonnementlié à l’absence de l’autre, ne sont peut-être que des illusions du sens commun.En effet, le couple « moi/l’autre » esttypiquement un couple qui naît chez lesujet réflexif et que projette cetteconscience. Or, on le sait, le sujetamoureux n’est pas un sujet réflexif(« La réflexion m’est certes permise,mais […] elle ne tourne jamais enréflexivité) » (p. 71/89).

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Le sujet amoureux vit toutautrement que le sujet naturel cettedivision intersubjective puisque l’autrecesse d’être autrui — séparé de moi —pour n’être que « l’aimé », c’est-à-diredans une position d’existenceentièrement prise, configurée par lastructure amoureuse. Il est bien normalque l’expérience de l’autre, dans lastructure amoureuse, ne ressemble enrien à l’expérience d’autrui telle que jela ressens dans la vie commune. Etpourtant, c’est au fond ce que le senscommun voudrait, en reprochant àBarthes de ne pas avoir consacré àl’autre une place identique à celle qu’iloccupe dans l’espace de la vie

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quotidienne117.Et de fait, l’autre, chez Barthes, a si

peu les caractéristiques d’autrui qu’il estdépourvu de ce qui nous le rend sifamilier à la conscience dans l’existencequotidienne. Ainsi, comme on l’a déjàvu, l’autre est sans sexe identifié.

L’autre cesse d’être un autrui —autrui, c’est-à-dire, en langage sartrien,un sujet soumis à la facticité contingentede son être-jeté — pour se dévoiler surun mode intentionnel particulier, posécomme l’aimé où les traits contingentsqui lui assurent, pour le sens commun,son identité (féminin, blond, mince, yeuxgris, trente ans…) deviennent tout autrechose : ils sont les traits nécessaires du

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désir que j’ai pour cet objet et sont doncinséparables du sentiment amoureux.Loin de manifester la singularité etl’identité d’autrui, ils sont l’expressionmême de mon désir : d’où le fait quel’autre, dans la relation amoureuse,apparaît toujours aux yeux du sujetamoureux comme prédestiné (or, siautrui est autrui, il ne peut êtreprédestiné, sinon il perd sa contingenceet sa liberté). Il y a une indissociabilitédu sujet amoureux et de l’aimé(e) quiexplique que, parfois, le sujet amoureuxs’interroge naïvement sur l’énigme de lafacticité de l’autre et de la rencontre, etque cette facticité lui soit insupportable(cette interrogation naïve prenant le plus

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souvent la forme de « Si je n’avais pasété là ce jour-là » et « S’il/elle étaitbrun(e) et non pas blond(e) »…).

Dans son projet, l’amoureux saisitl’autre non comme autrui mais comme« aimé », donc comme indissociable desa propre subjectivité puisque le sujetamoureux se situe exclusivement dansl’Un qui, on l’a vu, est la Loi de l’Image,du Même, de l’Imaginaire :

« Socrate : “Je me suis donc paré afin d’êtrebeau pour aller auprès d’un garçon beau.” Jedois ressembler à qui j’aime. Je postule (etc’est cela qui me fait jouir) une conformitéd’essence entre l’autre et moi. Image,imitation : je fais le plus de choses possiblecomme l’autre. Je veux être l’autre, je veuxqu’il soit moi, comme si nous étions unis,enfermés dans le même sac de peau, le

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vêtement n’étant que l’enveloppe lisse decette matière coalescente dont est fait monImaginaire amoureux » (p. 151-152/165).

Comment ne pas penser à ce qu’il ya de plus beau au monde, la scène ii dusecond acte du Tristan et Isolde deWagner lorsque Tristan dit à Isolde :« Tu es Tristan, et moi Isolde, jamaisplus Tristan », et qu’Isolde répond : « Tues Isolde et moi Tristan, jamais plusIsolde » (« Tristan du/ich Isolde, / nichtmehr Tristan ! — Du Isolde, / Tristanich, / nicht mehr Isolde ! »)

L’Image — structure du discoursamoureux — est ce qui abolitl’intersubjectivité en construisant unerelation de type mimétique où disparaît

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(dans l’Image) la distinction du moi etde l’autre. Il n’y a plus que de l’Un. Lalogique du sens commun veut que l’Un etle rapport mimétique soient négation del’autre, de la liberté, de son autonomie,alors que la logique du sujet amoureuxfait de cette abolition la possibilité d’unnouveau mode d’existence, utopique,inouï, qui n’est autre que l’extase.

Ainsi, la figure CONTACTS, qu’on adéjà citée, représente bien cetteaspiration à l’unité dans l’effleurementdes peaux : abolition de la frontière despersonnes par où le « brasier du sens »se propage (p. 81/97). Ce qui estimportant à repérer comme un trait dudiscours amoureux, c’est la différence

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infinitésimale entre le message et laréponse, où le sens (commecomblement) est dans cette coïncidenceentre le message et la réponse. Il y a nonseulement abolition des contenus dumessage mais simultanément confusionentre l’émetteur et le récepteur, et c’estpourquoi Barthes dit du « langageamoureux » qu’il est une peau : « Jefrotte mon langage contre l’autre »(p. 87/103), et la peau est bien lesymbole de cette intersubjectiviténouvelle puisqu’elle est l’espace mêmede la réciprocité où un chiasme me faittour à tour touchant et touché et où nousvoyons se dessiner l’esquisse d’une

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altérité utopique résolument propre à larelation amoureuse.

De fait, autrui a disparu commepersonne, mais simultanément laprésence de cet autre qui n’est plusautrui est une toute-présence. C’estpourquoi la dédicace, le « Je t’aime »,la lettre d’amour et toutes les formesprivilégiées de l’allocution amoureusese ressemblent parce qu’elles sont videset ont le « tu » comme seul message.C’est pourquoi également le sujetamoureux rencontre là une nouvelleamputation dans l’usage du langage,puisqu’il se voit privé, pour dire l’autre,de la troisième personne (« il » ou« elle ») :

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« Le potin réduit l’autre à il/elle, et cetteréduction m’est insupportable. L’autre n’estpour moi ni il ni elle ; il n’a que son proprenom, son nom propre. […] Pour moi, l’autrene saurait être un référent : tu n’es jamaisque toi, je ne veux pas que l’Autre parle detoi » (p. 219/229).

On voit nettement en quoi l’êtreaimé ne peut être un « autrui » par cetteimpossibilité de devenir un « il/elle » eton comprend mieux pourquoi. « Il » ou« elle » (et donc autrui) sont despronoms qui mettent l’autre à mortpuisqu’ils peuvent se substituer à sonabsence, alors que le « tu » est toujoursconvocation de l’autre comme vivant.

C’est précisément quand « autrui »apparaît dans l’Image de l’autre, quand

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sa facticité contingente vient au jour,quand son « il » et son « elle » fontintrusion, que l’Image se déchire(« A… » faisant à la serveuse d’unrestaurant, pour commander sa schnitzel,les mêmes yeux tendres qu’au sujetamoureux, p. 266/276). L’autre apparaîtcomme « objet inerte » (p. 39/61),l’autre manifeste un point de corruption,sa vulgarité (p. 33/55). L’Image est doncneutralisation de l’autre comme autrui et,réciproquement, le surgissement d’autruiest défaite et destruction de l’Image.Cela apparaît de manière remarquabledans la figure ALTÉRATION, où l’êtreaimé est nommé « l’autre » du début à lafin : dès lors que l’autre apparaît dans sa

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facticité, il est confondu avec le Monde,sa grégarité vulgaire. Loin d’abolirl’altérité, le sentiment amoureux est laquête d’une autre altérité, nouvelle,inédite, impensée par le langage.

L’AUTRE, L’IMAGE ET LE NON-VOULOIR

La question de l’autre est unequestion cruciale et à vrai dire résistanteà la pensée. Elle a été le plus souventune forme d’impasse pour laphilosophie. L’une des raisons de cetteimpasse ou de ces difficultés est, peut-être, assez simple : parmi les grandsimpératifs de la philosophie depuis

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Platon et Descartes, il y a eu celui —essentiel — de convaincre l’hommequ’il n’y avait qu’un seul phénomène-Monde, qu’il n’y avait qu’un seulMonde, qu’il y avait une objectivitévraie du Réel, une rationalité universellede ce Réel, et pour cela il a falluconstruire autrui comme alter ego, afinde montrer en quoi le monde communpeut se construire et se penser à partirde mon monde qui est le même pourtous : ainsi la dialectique dont on a parlé(celle du « je » et du « tu » qui permet lefabuleux retournement où « je » peut êtreun « tu » pour un autre « je » etréciproquement) est un modèleexemplaire par où je peux, en effet,

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percevoir autrui comme alter ego,comme un autre « je ». Il s’agit pour laphilosophie d’assurer l’objectivité duMonde, de permettre à la société de seconstituer, de se fonder et defonctionner, et le philosophe assure satâche de serviteur du Maître, pourreprendre l’analyse rugueuse de Lacandans L’Envers de la psychanalyse.

Mais précisément, l’expérienceamoureuse aboutit à une perception del’autre, une expérience de l’autre quinon seulement abolit autrui en l’autre,mais barre également l’idée que l’autrepuisse être un alter ego, c’est-à-direvalidant toutes les possibilités de mon« je ».

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Et pourtant, le propre du discoursamoureux est que, plus que tout autrediscours, il fait de l’altérité un élémentintrinsèque à sa propre intériorité :

« (L’atopie de l’amour, le propre qui le faitéchapper à toutes les dissertations, ce seraitqu’en dernière instance il n’est possible d’enparler que selon une stricte déterminationallocutoire ; qu’il soit philosophique,gnomique, lyrique ou romanesque, il y atoujours, dans le discours sur l’amour, unepersonne à qui l’on s’adresse, cette personnepassât-elle à l’état de fantôme ou de créatureà venir. Personne n’a envie de parler del’amour, si ce n’est pour quelqu’un) »(p. 88/104).

Dans la figure très importanceintitulée Déclaration, Barthes a, dans un

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premier temps, discrédité tout discourssur l’amour, sur l’autre, qui parlerait del’autre sous la forme du « il/elle » : ilparle à ce propos de « baratingénéralisé », et en effet on a vu que,pour le sujet amoureux, l’usage dupronom en troisième personne étaitinterdit : le discours y devientcommentaire, perte de l’altérité vivantedu « tu » au profit d’une altérité morte(« il/elle ») jusqu’à la forme la plusinauthentique, celle du pronom « on »(p. 88/103).

Mais (et l’essentiel est là), Barthes,dans le fragment que nous avons cité,explique que, même dans ce cas dedéchéance du discours amoureux tombé

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dans la trivialité du discours ordinaire,il y a, sous une forme parfoisinfinitésimale, voire subliminale, uneintention allocutoire secrète, un « tu »muet qui murmure derrière le « il », le« elle » ou le « on » employés, et cetteintention, qui est, selon Barthes, lavéritable intention du discours (savérité), n’a pas besoin pour être deposer un allocutaire réel (un « tu » réel,« mondain » au sensphénoménologique) : ce peut être, écrit-il magnifiquement, un « fantôme ou unecréature à venir ». De la sorte, mêmedans le cas d’un sujet amoureux piégépar la conversation, pris au piège dumonde, du « on » et du discours in-

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différent, celui-ci parle toujours « pourquelqu’un ». Alors, le « pourquelqu’un » peut apparaître commel’essence profonde du discoursamoureux, et l’on remarquera que lepronom utilisé pour désignerl’allocutaire — cœur du discoursamoureux — est « quelqu’un », le mêmedonc qui nous est apparu commedésignant le sujet amoureux lui-même118 : c’est à une autre polarité dusujet et de l’autre que permet d’accéderle discours amoureux. Ce qui distinguel’amoureux du sujet quelconque, c’estqu’il ne vit pas l’altérité commeappartenant à la sphère de l’extérioritéou du dehors, mais, tel le sujet pascalien

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(celui du Mémorial) ou le sujetrimbaldien (celui de la Saison), il vitl’altérité intégralement en intériorité119.

Le discours amoureux abolit autruicomme alter ego, mais cette abolitionest ce qui lui permet d’atteindre uneautre altérité, moins conventionnelle quecelle de l’alter ego. Ce concept d’alterego n’est valide que pour le Monde, àqui il permet de fonctionner et de sereproduire, mais l’amoureux n’a nulsouci de « fonctionner », moins encorede se reproduire, moins encore d’être lemodèle d’une universalité : pour lui,c’est à l’universel de se plier àl’authenticité de sa propre expériencepour être, et il n’a pas à trahir son

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expérience pour se modeler sur uneuniversalité abstraite, sans fondement,pur modèle d’autoreproduction del’humain comme troupeau.

L’UN L’AUTRE

Cet autre, bien évidemment,n’existe pour le sujet amoureux queparce que, parmi toutes les visées dont ilest l’objet, il y a celle de l’» Union »dont l’image donnée par Barthes estcelle du « repos indivis » (p. 267/277).

« Ce tout que je désire, il suffit pourl’accomplir (insiste le rêve) que l’un et l’autrenous soyons sans places : que nous puissionsmagiquement nous substituer l’un à l’autre :que vienne le règne du “l’un pour l’autre“

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(”En allant ensemble, l’un pensera pourl’autre“), comme si nous étions les vocablesd’une langue nouvelle et étrange, danslaquelle il serait absolument licite d’employerun mot pour l’autre. Cette union serait sanslimites, non par l’ampleur de son expansion,mais par l’indifférence de ses permutations »(p. 269/279).

Ce qui est important à comprendreici, c’est que la conception de l’altéritédu sujet amoureux va jusqu’à invaliderle concept de couple fondé sur desdivisions naturelles (masculin/ féminin)ou culturelles (dominant/dominé), auprofit d’une dualité qui n’existeraitqu’au profit du Même, dans unepermutation permanente et indifférenteentre l’un et l’autre. Ce groupe « l’un

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l’autre » est l’objet d’une variation :l’un et l’autre, l’un à l’autre, l’un pourl’autre, dans une sorte d’anonymatextrême, où une forme d’utopie sedessine. Tout le paragraphe est donnécomme un récit de rêve : dans lefragment précédent, il y a « le rêve dit »,ici on a « insiste le rêve » : le nouveaucouple « l’un l’autre » — « vocablesd’une langue nouvelle et étrange » où lesmots seraient interchangeables — estdonc un exemple du discours utopiqueauquel l’altérité est accrochée.

C’est alors peut-être qu’on peutciter, malgré nos critiques adressées à laphilosophie, le nom d’un philosophe,Levinas, qui peut nous aider à mieux

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comprendre le sens de cette utopie. Il ya, dans l’un de ses plus beaux livres,Totalité et infini, un chapitre importantconsacré à l’amour : « Au-delà duvisage », qui indique bien que la relationd’altérité dans l’amour est un « au-delà ». Il n’est pas possible dereprendre la problématique générale dulivre, faute de place, et aussi parce quela pensée de Levinas s’écarteprofondément du chemin tracé parBarthes sur deux points. D’une part, dufait d’une définition exclusivementféminine de l’être aimé qui ouvre à detrès belles considérations sur la pudeur,la faiblesse, la virginité, la nudité, lavolupté et qui, malgré cette beauté, a

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l’inconvénient d’essentialiser cetteféminité par un archétype problématique(« Le Féminin essentiellement violableet inviolable, l’Éternel féminin est lavirginité ou un recommencementincessant de la virginité, l’intouchabledans le contact même de la volupté »120).Il est vrai que le thème de la virginitén’est pas sans lien avec celui de l’Imagechez Barthes, qui est pris également danscette question de la violabilité et del’inviolabilité, du « Vouloir-Saisir » etdu « Non-Vouloir-Saisir ». Le secondpoint de séparation tient à ce que, chezLevinas, l’amour est inscrit dans unthème qui lui est cher, celui de lafécondité, de la paternité, de la filialité,

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qui est la transcendance de l’amour maisoù, du coup, l’objet même de l’amours’abolit.

Pourtant, Levinas est utile pourmieux apprécier Barthes lorsqu’ons’arrête à ce fragment d’analyse où iloppose l’amour et l’amitié : « L’amitiéva vers autrui », et par opposition ilajoute : « L’amour est ce qui n’a pas lastructure de l’étant, mais l’infinimentfutur, et ce qui est à engendrer. »121 Or le« ce qui est à engendrer » peut êtreentendu comme le « tout » dont parlaitBarthes, cet « Un » auquel aspirel’amoureux. Ce que nous retenons, c’estbien que « l’amour n’a pas la structurede l’étant », qu’il est hors de la facticité,

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et l’on pourrait alors définir l’utopie du« l’un l’autre » comme ce qui n’a pasnon plus la structure de l’étant, ouencore comprendre le temps utopiqueauquel Barthes rêve comme cet« infiniment futur ».

Il y a ainsi deux régimes de l’autredans les Fragments d’un discoursamoureux. Le premier, qui chasse del’autre tout ce qui lui fait ressembler àautrui, et le second, permis par lepremier, où il y a décrochage utopiquede l’autre à l’égard de la structuretraditionnelle de l’alter ego. Le secondrégime est alors ce qui contamine tout lediscours amoureux pour le faire accéder

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entièrement et librement à la possibilitéutopique.

Cette possibilité, on la trouve asseztôt dans le livre avec la figureCOMPRENDRE :

« Je veux changer de système : ne plusdémasquer, ne plus interpréter, mais faire dela conscience même une drogue, et par elleaccéder à la vision sans reste du réel, augrand rêve clair, à l’amour prophétique.

(Et si la conscience — une telle conscience— était notre avenir humain ? Si, par un tour

supplémentaire de la spirale, un jour,éblouissant entre tous, toute idéologie réactive

disparue, la conscience devenait enfin ceci :l’abolition du manifeste et du latent, de

l’apparence et du caché ? S’il était demandéà l’analyse non pas de détruire la force (pas

même de la corriger ou de la diriger), maisseulement de la décorer, en artiste ?

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Imaginons que la science des lapsus découvreun jour son propre lapsus, et que ce lapsus

soit : une forme nouvelle, inouïe, de laconscience ?) » (p. 73/90).

L’utopie est nettement énoncée etelle donne l’expérience de l’amoureuxcomme trame d’un universel à venir, lesujet qui est prophétisé n’est pas un sujetmoderne (il est à l’écart de toutescission), il n’est pas le sujet freudien, ilest parfaitement défini dans cet autrefragment :

« En réalité, peu m’importent mes chancesd’être réellement comblé (je veux bienqu’elles soient nulles). Seule brille,indestructible, la volonté de comblement. Parcette volonté, je dérive : je forme en moi

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l’utopie d’un sujet soustrait au refoulement : jesuis déjà ce sujet » (p. 66/86).

Chez Barthes, l’utopie est à la foisImage (image d’un sujet soustrait aurefoulement) et Acte (je suis déjà cesujet). Cette contagion du régimeutopique apparaît à bien d’autresoccasions : critique de la finalité et del’ordre logique (p. 29-30/51),valorisation de la force et de l’énergieamoureuse (p. 30/52), affirmation del’affirmation (p. 31/53), accès à l’autredu temps, le toujours-déjà (p. 38/60).Plus profondément encore, dans unefigure comme DÉPENSE, Barthes ouvreau sans but, à la dispersion, augaspillage, mais aussi à une

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reformulation de la Beauté qui vient à lasuite d’autres discours utopiques(Baudelaire, Rimbaud, Breton) :

« … cette chose brillante et rare, qui s’appellel’exubérance, et qui est égale à la Beauté[…]. Cette exubérance peut être coupée detristesses, de dépressions, de mouvementssuicidaires, car le discours amoureux n’estpas une moyenne d’états ; mais un teldéséquilibre fait partie de cette économienoire qui me marque de son aberration, etpour ainsi dire de son luxe intolérable »(p. 101/116-117).

Mais c’est sans aucun doute dans lafigure INCONNAISSABLE, à laquelle nousavons déjà fait allusion, que se nouent lemieux la question du substrat utopiquedu sujet amoureux et celle de l’autre.

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Barthes part de ce constatempirique et paradoxal que le sujetamoureux est persuadé de connaîtremieux que quiconque l’objet aimé, maisqu’il doit simultanément admettrel’opacité de celui-ci. L’élucidation duparadoxe tient à ce que le « Je ne saispas qui tu es » signifie en fait « Je nesais pas ce que tu penses de moi » (où,d’ailleurs, se vérifie notre constat que lesujet amoureux ne peut être un « tu »pour l’autre). Le véritable renversementdu lieu commun se situe au deuxièmefragment par l’affirmation del’Inconnaissable : l’abolition del’opposition de l’apparence et du cachéde la figure COMPRENDRE devient ici

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abolition de l’opposition de l’apparenceet de l’être. Cette seconde abolitionmène cependant plus loin, elle conduitdu « Je veux comprendre » àl’Inconnaissable :

« Ce que l’action amoureuse obtient de moi,c’est seulement cette sagesse : que l’autren’est pas à connaître ; son opacité n’estnullement l’écran d’un secret, mais plutôt unesorte d’évidence, en laquelle s’abolit le jeu del’apparence et de l’être. Il me vient alorscette exaltation d’aimer à fond quelqu’und’inconnu, et qui le reste à jamais :mouvement mystique : j’accède à laconnaissance de l’inconnaissance »(p. 162/174).

On comprend ceci : la perceptionde l’autre comme autrui n’est qu’un

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avatar du regard du sujet occidental quipose l’acte de connaissance commepremier et qui, par cet acte, constituel’objet de connaissance dont l’opacitédoit être, coûte que coûte, percée(pensée calculante qui détruit ce qu’elleobjective). Il s’agit alors de renverser letrain des choses : connaître ne signifiepas dévoiler, démasquer ce que l’on aconstitué en objet ; connaître, c’est selaisser saisir par cette opacité etaccepter de se laisser aller à « laconnaissance de l’inconnaissance ». Onretrouve bien sûr les mystiques maisaussi une autre façon de penser enphilosophie, par exemple certainspropos de Heidegger. Ce qu’écrit

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Barthes fait écho à la définition del’objet de pensée selon Heidegger, quine se manifeste que pour autant qu’ilapparaît de lui-même et qu’il reste, enmême temps, dans l’ombre122. Heideggerajoute à propos de cet « objet » que sonêtre est énigmatique parce qu’il estinépuisable, parce qu’il garde toujoursen réserve plus qu’il ne montre123. Il y a,comme chez Barthes, une dialectique duretrait de la chose et de son attractionqui nous appelle : mouvement de laconnaissance de l’autre commeinconnaisance. Cette dialectique définitl’homme comme un signe qui vise unechose qui se dérobe. Le recours àHeidegger est peut-être ici d’autant plus

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pertinent qu’il apparaît dans ce texte,peu à peu, que penser et aimer sont chezlui dans une consonance singulière etcela au travers du commentaire d’unpoème de Hölderlin (« Socrate etAlcibiade »124).

C’est peut-être ici que se joue lalogique du cœur propre à Pascal, Rilke,Heidegger et Barthes, en tant qu’elle estdépassement de toute pensée conçuecomme calcul ou comme appropriation.Mais, pour Barthes, il ne s’agit depensée, de connaissance, que dans uneextase où il y a dépassement, utopie, etc’est pourquoi cet accès à laconnaissance de l’inconnaissance estévoqué : « Il me vient alors cette

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exaltation d’aimer à fond quelqu’und’inconnu, et qui le reste à jamais. »Nous retrouvons le « quelqu’un », cepronom qui revient ainsi pour dé-nommer l’autre, mais nous retrouvonségalement, et c’est l’essentiel, le Non-Vouloir-Saisir comme définition de cetteextase de connaissance etd’inconnaissance : « qui le reste àjamais ».

VI

Le Non-Vouloir-Saisir

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DÉSIR

La question de l’autre a étéexposée, et nous avons, à cette occasion,découvert le nom de l’être aimé :« quelqu’un d’inconnu ». Faire del’autre une non-personne, un« quelqu’un », c’est donc non pasrenoncer à son désir, mais au contrairese situer, comme l’écrit René Char, dansl’amour du « désir demeuré désir », sanscapture, se refusant à épuiser l’imagequi est devant soi ; c’est accéder à cette« inconnaissance » qui porte en elle lemot « naissance » et, d’une certainemanière, s’inscrire dans cette thématiqueparticulière de la virginité de l’autre,telle que la pose Levinas.

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C’est dans la figure Nuit qu’on peutle mieux apprécier ce qu’il en est, dupoint de vue du désir, de la questiond’une inconnaissance. Barthes distinguedeux nuits, en reprenant une distinctionmystique issue de Jean de la Croix. Il y ala mauvaise nuit, celle des ténèbres, oùje suis aveuglé « par l’attachement auxchoses » (le « Vouloir-Saisir »), et il y ala bonne nuit, celle de « l’obscurité » oùil n’y a pas de faute, mais la suspensionde « la lumière des causes et des fins ».C’est cette seconde nuit qui permet decomprendre alors le lien entrel’inconnaissance, le désir et le Non-Vouloir-Saisir :

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« Seul, en position de méditation (c’est peut-être un rôle que je me donne ?) je pense àl’autre calmement, tel qu’il est ; je suspendstoute interprétation ; j’entre dans la nuit dunon-sens ; le désir continue de vibrer(l’obscurité est translumineuse), mais je neveux rien saisir ; c’est la Nuit du non-profit,de la dépense subtile, invisible : estoy aoscuras : je suis là, assis simplement etpaisiblement dans l’intérieur noir de l’amour »(p. 203/213).

La violence du désir peut produirela mauvaise nuit (celle du désordre demon vouloir), mais il y a un autre désir,qui ne veut pas saisir, qui simplementvibre, « continue de vibrer ». C’est, au-delà même du régime utopique que l’ona précédemment analysé, l’accèspossible au Neutre. Dans la position

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méditative (« assis »), le sujet travaillesans rien faire : il « substitue seulementune nuit à l’autre. “Obscurcir cetteobscurité, voilà la porte de toutemerveille” » (p. 204/214).

Travail poétique, charnel, nocturneet lumineux, d’inconnaissance, de dé-possession.

C’est dans cette possibilité, donnéepar l’Image, d’atteindre une altérité sansautrui, que la parole amoureuse serapproche fragmentairement du poème(comme nous l’avions pressenti). Lepoème, cet état poétique de la parole,apparaît, par exemple, dans la figureOBJETS, et de manière paradoxalepuisque c’est au moment où le monde

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amoureux est décrit comme un monde« pauvre, abstrait, épongé, désinvesti » :

« Du monde extérieur, la seule chose que jepeux associer à mon état, c’est la couleur dujour, comme si “le temps qu’il fait” était unedimension de l’Imaginaire (l’Image n’est nicolorée ni profonde ; mais elle est pourvue detoutes les nuances de la lumière et de lachaleur, communiquant avec le corpsamoureux, qui se sent bien ou mal,globalement, unitivement). Dans le haïkujaponais, le code veut qu’il y ait toujours unmot qui renvoie au moment du jour et del’année ; c’est le kigo, le mot-saison. Duhaïku, la notation amoureuse garde le kigo,cette mince allusion à la pluie, au soir, à lalumière, à tout ce qui baigne, diffuse »(p. 206/216).

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Ainsi l’Image — dont on voitmaintenant qu’elle est sans vrai contenu(« ni colorée ni profonde »), qu’elle estun Neutre, proche du poème, sorte dekigo, à l’inverse du fétiche — n’estpensable totalement que dans la structuredu Non-Vouloir- Saisir. Celui-ci ne selimite nullement à la dernière figure dulivre mais le parcourt intégralement bienque discontinûment. On l’a repéré àplusieurs reprises, par exemple dansl’aspiration au simple Dasein dansl’être-là en qui s’absentent les signes(« Je n’ai qu’à être là », p. 77/93), dansl’opposition entre l’étreinte sans vouloirsaisir et la logique du désir où « leVouloir-Saisir revient » (p. 122/137),

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dans cette autre aspiration, celled’accéder « à la connaissance del’inconnaissance » (p. 162/174), etsurtout dans la figure de la NUIT oùréapparaît cette suspension que l’on adéjà citée :

« Le désir continue de vibrer (l’obscurité esttranslumineuse), mais je ne veux rien saisir ;c’est la Nuit du non-profit, de la dépensesubtile, invisible : estoy a oscuras : je suis là,assis simplement et paisiblement dansl’intérieur noir de l’amour » (p. 203/213).

Position assise qui, avons-nous dit,est celle du « ne rien faire », celle duNon-Vouloir-Saisir : « Assispaisiblement sans rien faire, le

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printemps vient et l’herbe croît d’elle-même » (p. 277/287).

Le Non-Vouloir-Saisir n’estnullement un aménagement final dusentiment amoureux, une manière des’adapter à son échec : il s’agit d’unvéritable travail, complexe, profond,intermittent, central et originaire. Untravail puisque l’amoureux estspontanément incapable d’accéder à ladialectique du « saisir » et du« donner », puisqu’il est précisément laproie maudite du « Vouloir-Saisir ».

Chez Barthes donc, l’amour est depart en part traversé par un projet deconnaissance, par une expérience debouleversement ; il y a, au sein même du

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discours aliéné, frivole, délirant,concupiscent de l’amoureux, un soucisouterrain du Bien, un Bien pourtant sansrapport avec sa face caricaturale etfactice (trop univoque) : « la bonté ».

Cette dimension souterraine estprésente de manière forte dans lesnotions que nous avons relevées commecelle d’» Inconnaissable » ou de« Nuit », au point de prendremomentanément l’aspect d’une Gnose, etdonc de rejoindre fragmentairement unelarge part du discours amoureux de laTradition qui est, on le sait notammentpar les travaux de Denis de Rougemont,fortement imprégné de cet ésotérismemétaphysique. On dira ici que la Gnose

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se révèle par un souci de connaissancequi pose une équation entre cetteconnaissance et son éclatement, perte dusujet de la connaissance dans leprocessus même du connaître. Mais,chez Barthes, au lieu que cet éclatementdu sujet et du connaître soit le lieu debascule vers le néant, la mort, ou le Mal,il s’oriente vers le Neutre.

Le Neutre est le « tout » de lapensée de Barthes, s’il est vrai, commel’explique Heidegger, que « chaquepenseur pense seulement une uniquepensée »125. Ici le Neutre est bien le nomdu Non-Vouloir-Saisir.

On dira alors que le Neutre, leNon-Vouloir-Saisir est aussi ce qui nous

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permet maintenant de mieux évaluer laposition de Barthes par rapport à laquestion centrale de l’Imaginaire. LesFragments d’un discours amoureux, àcause précisément du recours au Neutre,ne peuvent être lus comme une sorte desimple retour à l’Imaginaire de la partde Barthes, comme une abjuration de laModernité, comme une régression. Lireles Fragments sous cet angle, c’estprécisément avaliser la réception (et lecontresens) de ce livre par la theoriaqui a décidé de sa non-réception. Toutau long des Fragments, Barthes confèreune transcendance de l’Image qui place,de ce fait, l’Imaginaire en positionseconde par rapport à celle-ci. Mais

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surtout, tout au long du livre, et plusprécisément dans les figures où se noueet se constitue le motif du Non-Vouloir-Saisir, il s’agit bien, tant dans l’Abîmeque dans la Nuit, d’accéder à une sortede suspension de l’Imaginaire,d’atteindre un non-lieu, un inconnu, uneinconnaissance, un être-là silencieux,une absence où l’Imaginaire, pourreprendre l’expression utilisée parBarthes dans la première figure du livre(S’ABÎMER), accomplit « une chute »126.

Dans la dernière figure, il s’agit dela même chose : « Pour que la pensée duNVS puisse rompre avec le système del’Imaginaire, il faut que je parvienne(par la détermination de quelle fatigue

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obscure ?) à me laisser tomber quelquepart hors du langage… » (p. 277/286).Et ce que nous avions dit du nœud quirelie la première et la dernière figure dulivre se confirme cette fois-ci dansl’image de la « chute », présente,littéralement, dans l’une et l’autre,comme la chorégraphie où la sphère del’Imaginaire est dépassée.

Le Neutre est donc suspension(chute) de l’Imaginaire, mais il estsuspension de l’Imaginaire à partir del’Image (unique), cette Image que l’on adéfinie à la fin de la troisième partie dece séminaire : comme manque dans lelangage.

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Le Neutre est suspension del’Imaginaire mais non sa liquidation,moins encore sa suppression ou sadéchéance. D’une part parce que leNeutre ne supprime pas ce qu’ilsuspend, mais surtout parce que leNeutre, s’il est le « tout » de la penséede Barthes, est sans vertu ni ambitionstotalisatrices. Le Neutre est bien entenduinhérent au discours amoureuxbarthésien (il ne lui est en tout casjamais extérieur), mais il ne peut y êtreprésent et actif que fragmentairement,aux interstices mêmes de cette parole ; ilest comme un versant du discoursamoureux, comme un scintillementmobile qui en parcourt le labyrinthe,

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dans la pure immanence de sonressassement ou de sa profération :jamais dans une transcendanceextérieure qui conférerait au discoursamoureux une signification qui lui seraitétrangère. Dans cette dernièrehypothèse, le Neutre ne serait qu’unecatégorie philosophique comme uneautre, chargée de transformer la parolehumaine en une dissertation pourprofesseurs. Le Neutre, ainsi, déjouetoutes les reprises, les conclusions, lesréflexivités : erratique comme lefragment, il n’est en rien le matériaud’un nouveau dogmatisme.

NVS

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Le Non-Vouloir-Saisir (NVS)apparaît dans la dernière figure dudiscours amoureux. La dernière, mais enfait présente tout au long du discours, letraversant, par intermittence ; ladernière, tout de même, au sens où ellepermet au livre de glisser, en sesdernières pages, vers une forme desilence, d’effacement, de suspension :rien n’interdit pourtant de penser quel’amoureux barthésien ne retrouveimmédiatement, après avoir goûté auNon-Vouloir-Saisir, des formesdélirantes, désirables et belles deVouloir-Saisir, d’angoisses, de folie etde pertes ou encore la pulsion du Satyre,celui dont l’emblème est : « Je veux que

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mon désir soit immédiatement satisfait »(p. 185/195).

C’est bien parce qu’il s’agit deNeutre que le « Non » du Non-Vouloir-Saisir n’est pas à entendre négativementcomme le serait le renoncement-castration tel qu’il sert d’épilogue à denombreux récits amoureux, à commencerpar celui du couple mystique Héloïse etAbélard, et dont les traductions, moinscruelles, moins littérales, sont desallégories de la castration, comme LaPrincesse de Clèves ou La Porteétroite : renoncement au désir commecomble du désir, comme comblement.

Rien de tel ici, car le Neutre n’estnullement un sacrifice : « Pas

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d’oblation. Je ne veux pas substituer àl’emportement chaleureux de la passion“la vie appauvrie, le vouloir-mourir, lagrande lassitude” » (p. 275/285).

L’oblation, c’est le don sacrificielmis au point par le christianisme ; mieuxencore, c’est la mise en abyme dusacrifice lui-même, puisque à l’intérieurde la répétition symbolique du sacrificedu Christ il y a l’oblation des offrandesterrestres — pain et vin — transforméesen corps et sang de Jésus.

Or, s’il y a bien une part mystiquedans le Non-Vouloir- Saisir, ce n’estnullement un mysticisme religieux :

« Le NVS n’est pas du côté de la bonté, leNVS est vif, sec : d’une part, je ne m’oppose

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pas au monde sensoriel, je laisse circuler enmoi le désir ; d’autre part je l’accote contre“ma vérité” : ma vérité est d’aimerabsolument : faute de quoi, je me retire, je medisperse, comme une troupe qui renonce à“investir” » (p. 275/285-286).

Et Barthes alors illustre son proposd’une citation du Tao : « Il ne s’exhibepas et rayonnera. Il ne s’affirme pas ets’imposera. Son œuvre accomplie, il nes’y attache pas et puisqu’il ne s’y attachepas, son œuvre restera » (p. 276/286).

Si le Non-Vouloir-Saisir déplace laperspective même du discours amoureuxtel que le Monde l’entend et le considère(avec condescendance), ce n’est doncnullement pour conduire au renoncement,ni même au renversement de ce discours.

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Il en est même une composanteoriginaire (le Neutre de la premièrefigure S’ABÎMER »).

Barthes écrit, à propos du Non-Vouloir-Saisir, qu’il « l’accote » contresa vérité, et cette vérité est, ajoute-t-il,« d’aimer absolument ». « Accoter » :verbe pas si fréquent, qui dit le soutienet non la confusion, qui dit l’étaiement etl’abord et non l’intrusion, et qui, dansson étymologie confuse127, donne au« coude » le rôle central d’un soutien oùs’articule la solidité de l’os et latendreté de la chair.

Pas plus qu’il n’est renoncementchrétien, le Non-Vouloir-Saisir ne peuts’apparenter au choix de Socrate

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d’opposer maîtrise et désir. Il y a, dansLe Banquet, un très long portrait deSocrate, tracé par le bel Alcibiade,connu pour la comparaison qui y estfaite entre le Maître et le silène. Maisplus intéressant encore est de lire ceportrait du point de vue du Non-Vouloir-Saisir. Alcibiade raconte toutes lesmanigances qu’il a conçues pourdéclencher chez Socrate le Vouloir-Saisir : il s’arrange pour être seul aveclui, il l’invite à partager ses exercicesgymnastiques, il lutte même avec lui, ill’invite à dîner, il le réinvite, s’arrangepour que le dîner dure suffisamment afinque Socrate reste dormir chez lui ; rienn’y fait. Socrate, à l’occasion de toutes

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ces tentations qui lui sont adressées afinqu’il saisisse le corps d’Alcibiade, n’enfait rien, et ce dernier alors définit leNon-Vouloir-Saisir de son maîtrecomme un exemple de « hautainecontinence »128. Puis, Alcibiade racontele dialogue que, pour finir, le philosophenoue avec son disciple. Alcibiadedéclare son désir pour Socrate : « Tu esle seul amant digne de moi », lui dit-il,et il ajoute : « Je rougirais beaucoupplus devant les sages de ne pas céderaux désirs d’un homme comme toi, queje ne rougirais devant la foule des sotsde te céder. » La réponse ironique deSocrate déçoit l’attente d’Alcibiade,mais alors qu’ils vont dormir, Alcibiade

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se couche auprès de Socrate et passe sesdeux bras autour du corps de sonmaître : « Malgré ces avances, loin dese laisser vaincre par ma beauté, il n’eutpour elle que dédain, dérision,insulte… »

C’est ainsi que Socrate apparaît enMaître : il est celui qui, face àAlcibiade, n’a jamais été ivre. Maissurtout, Socrate apparaît comme Maîtreen tant qu’il maîtrise entièrement lacommunication entre lui et le disciple.Le sujet amoureux, lui, aime. Sa maîtrisene saurait être du côté de celle queSocrate manifeste. Barthes en proposeune définition qui va à l’encontre decelle du philosophe, et c’est pourquoi

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son Non-Vouloir-Saisir s’oppose à luinon seulement comme sujet amoureuxmais aussi comme Maître :

« (Celui qui accepterait les “injustices” de lacommunication, celui qui continuerait de parlerlégèrement, tendrement, sans qu’on luiréponde, celui-là acquerrait une grandemaîtrise : celle de la Mère) » (p. 189/199).

C’est la maîtrise de la non-maîtrise, celle qui oppose à l’arrogancede la vérité le dépassement de lacontradiction, celle de celui qui« resterait impassible devant l’ironiesocratique »129.

On notera au passage que le « Non-Vouloir-Saisir » est si peu socratiquequ’il joue des apparences pour

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introduire la possibilité d’une petiteperversité, d’un ultime jeu, d’un derniermarivaudage (c’est-à-dire d’un risquedu désir), puisque au fond le Non-Vouloir-Saisir pourrait être une ruse du« Vouloir-Saisir », une façon des’éloigner pour mieux saisir l’objetaimé, une feinte. Le Non-Vouloir-Saisirpourrait être également une feinte àl’égard de soi-même, un jeu de lamauvaise foi (au sens de Sartre), par oùl’amoureux se paie à peu de frais unenouvelle vertu.

Toutes ces éventualités sont lâchéesfrivolement par Barthes comme pourdésamorcer ce qui, dans le Neutre, estirréductiblement risque d’une dérive

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vers le morbide, vers l’immobilité.Barthes les énonce, en nous demandantde ne pas y croire, mais en lesmaintenant comme des possibilités,présentes comme des songes inavoués.Le vers de Rilke qu’il propose pour lesillustrer, et qui lui vient des mélodies deWebern, rend plus confus encorel’horizon découvert par la ruse, enplaçant le « Non-Vouloir-Saisir » surfond d’infini du désir, du Saisir qui nepeut s’abolir et qui, même dans lasuspension, est actif :

« Weil ich niemals dich anhielt, halt ichdich fest. »130

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Qu’est-ce que le Non-Vouloir-Saisir ? La réponse est définitivementbrouillée, comme on le voit, puisqu’ildéborde largement la simple question du« Vouloir » en redéployant cette questionsur un fond de transcendancesmultiples : l’Image, la Nuit,l’Inconnaissance, le Neutre, l’Abîme…qui confère au sujet une entièreresponsabilité dans sa décision (« Je mejette sur mon lit, je rumine et je décide :dorénavant, de l’autre, ne plus rienvouloir saisir », p. 275/285).

On dira que le Non-Vouloir-Saisir,qui apparaît, dans cette dernière figuredu livre, sous la forme d’un sigle, le« NVS » (sauf au dernier fragment), est

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d’abord une formule alphabétique ; lalittérarisation d’une structure de désir,d’une structure du sujet amoureux. Lechoix de la formule alphabétiques’opère chez Barthes au détriment du« mot » et plus encore du concept. Or,pour Barthes, avec le mot commence leMal, le classement, l’illusion. La lettreest ce qui, antérieure au mot, neutralisela Terreur du sens.

On dira ensuite que le NVS, c’estl’anti-S/Z : S/Z a été chez Barthes, dansle livre éponyme, la formule du mauvaisNeutre, le Neutre du castrat, le Neutrede la castration, Neutre raté puisqu’ilfait revenir la castration par la« femme », par l’horreur panique devant

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le corps châtré, par la mort : mais ceNeutre ne pouvait qu’échouer à se direpuisque, entre autres défauts, il prenaitplace à l’intérieur d’une forme, le récitbalzacien, soumis à toutes lescontraintes de la facticité narrative etnotamment à celles de la « fin ». Or leNeutre, le bon Neutre, est sans fin.

Cette dimension littérale conféréeau Non-Vouloir-Saisir doit nous inviter àne pas répondre à la demande dedéfinition, à la question du « Qu’est-ceque ? ». Il faut renoncer, comme nous yinvite Barthes, à « saisir le Non-Vouloir-Saisir ». Ce que tente alors Barthes,c’est d’approcher le Non-Vouloir-Saisirpar des formules qui anéantissent le

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réflexe du classement : « ne rien saisir,ne repousser rien », telle est l’une desformules du NVS. Ou encore :« recevoir, ne pas conserver ». Ce quedéjoue le NVS, c’est une certaineconception de l’action, de l’activité,dont le modèle aristotélicien est enquelque sorte l’ennemi absolu.

Il y a alors une formed’imprécision précise (« l’imprécis auprécis se joint ») chez Barthes, parexemple :

« Il faut que je parvienne (par la déterminationde quelle fatigue obscure ?) à me laissertomber quelque part hors du langage »(p. 277/286).

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Imprécision croissante, depuis lasuccession des verbes marquantl’éventualité jusqu’au « quelque part »,en passant par la parenthèseinterrogative, et dont la forme la plusdense est dans l’in-acte du « me laissertomber » : chute amortie d’un non-vouloir, chute interminable etinconséquente. Chute entre Rousseau etChaplin, c’est-à-dire tout à l’inverse duphilosophe se cassant la gueule ; Lacan àFrançois Wahl : « Écoutez, l’important,c’est que je ne me casse pas lagueule »131 ; Althusser : « Avec lesphilosophes, on est sûr de son affaire : àun moment ou un autre, ils se cassent lafigure. »132

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Barthes, lui, se « laisse tomber », etcette chute est sans cause ou plutôt elleest sans détermination précise (« quellefatigue obscure ? ») ; surtout, cette chuteest « sans sujet » mais nonimpersonnelle (« il faut que je parvienneà me laisser tomber ») : acrobatie lente,non calculable. Mais cette imprécisionest doublée d’une précision capitale : lachute a lieu quelque part et ce quelquepart reçoit une forme précise delocalisation : « hors du langage ». C’estune localisation non locale, bienentendu, mais on a compris quel’essentiel était ici, une dernière fois, desituer la partie cruciale — la chute dansle Neutre — en opposition avec le

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langage qui est situé en opposition avecle Neutre. Et l’on a vu en effet, tout aulong de ce séminaire, en quoi etpourquoi le langage faisait l’objet decette diffamation en apparence nouvellechez un penseur à qui on a imputé d’êtreun penseur du langage.

Au langage, Barthes n’opposeévidemment pas un discours, une penséeverbalisée et construite, mais une simpleposition (d’une certaine façon, le choixd’une position est l’essence de laphilosophie) : s’asseoir. Cette positionassise renvoie à l’Orient, à la positionsage, à la position de la sagesse, qui meten évidence en quoi elle est tout àl’inverse de la position du renoncement

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(chrétien) : la position agenouillée oucelle de la crucifixion (il n’y a pas dePartage de Midi comme chez Claudel).Cette position transforme alors la chuteen une position suspendue : le se-laisser-tomber est un art de trouver lesol.

Il n’y a de délivrance à l’égard du« Saisir » que dans la mesure où ce quiest suspendu dans le Saisir est tout cequi contrevient au désir, ce qui empêchele désir de demeurer désir. C’estpourquoi Barthes exprime le souhaitsuivant : « Que le Non-Vouloir-Saisirreste donc irrigué de désir par cemouvement risqué : je t’aime est dansma tête, mais je l’emprisonne derrière

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mes lèvres. » Ce n’est ici qu’une imagepossible du Non-Vouloir-Saisir, et nonla seule, puisque lui succède une imagepresque inverse, celle, mystique, du vinqu’on ne boit pas. Cette image estd’autant moins la seule que, comme nousle disions, le fragment du tableau deVerrocchio posté en ouverture du livre,composant sa couverture, est peut-êtrecelle qui est la plus juste, étantréellement, et non fictivement, horslangage, étant effectivement une image,celle des mains prises dans l’ouvertureet le frôlement, dans le croisement et ledétachement, dans la caresse et lapréhension, mains qui font penser que leNon-Vouloir-Saisir est, aux yeux de

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Barthes, la plus haute extase du sujetamoureux.

Éternellement suspendu, le gestequi noue les deux corps et les transporteest un pur présent, le pur présent del’Image : don et instant dans un mêmemot.

Cette carte, sous sa véritable appellation de« carte de Tendre », apparaîtdans le premiervolume de Clélie, roman de Mlle de Scudéry quiencompte dix ; c’est la représentation allégoriquedu cheminement psychiquedu sujet amoureux,dont l’espace est ainsi cartographié : rivière del’Inclination(auquel s’oppose le lacd’Indifférence), des villages commeBilletsgalants, Billets doux, et dont les cheminsdivergents ont pour étapesComplaisance,Soumission, Petits Soins, Assiduité,Empressement, GrandsServices, Obéissance, ouNégligence, Oubli, Dédain…Ce séminaire (1974-1976) sera publié aux Éditionsdu Seuil prochainement.Notons tout de même

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que le séminaire est caractérisé parune plusgrande insistance sur les questions de méthodeet qu’il n’y a pasd’« amoureux » qui en soit lelocuteur déclaré.Car il y avait déjà eu des succès de librairiecomme Les Mots et leschoses, ou L’Anti-Œdipe,ou encore les Écrits de Lacan, mais limitésauxbords extrêmes d’un public cultivé.Tel est je crois ce qui définit ces livres« orphelins » issus d’écrivainsqui auparavantont pu appartenir à une école ou à unmouvement. Rousseau,appartenant pleinementaux Lumières, rompt avec le pacte non passur unplan idéologique (c’est secondaire), mais parcequ’il se met àdire « je » (jusqu’à lui, pas de « je »dans la littérature des Lumières), et à dire « je »comme personne ne l’avait fait jusque-là. Il romptlui aussi avecle pacte de la theoria.De fait, le « structuralisme » et ses dérivés,émanations directes, indirecteset mêmecontradictoires, ont donné du « travail » à aumoins deuxgénérations d’intellectuels, celle desfondateurs et celle des disciples.Umberto Eco, dans Le Pendule de Foucault, amis en scène l’ésotérismeprofond de lamodernité, voire sa dimension gnostique.Si Deleuze écrit un pamphlet contre les« Nouveaux Philosophes »(B.-H.L., Glucksmann,

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etc.), il ne cite pas une seule fois Foucault. Cederniercritique l’intellectuel qui s’est laissé« pénétrer de toute une idéologienaïve etarchaïque qui fait du délinquant à la foisl’innocente victime et lepur révolté, l’agneau dugrand sacrifice social et le jeune loup desrévolutionsfutures » (Dits et écrits, t. II : 1976-1988, édition établie sous la directionde DanielDefert et François Ewald, avec la collaboration deJacquesLagrange, Gallimard, coll. « Quarto »,2001, p. 111). Sur le changement d’orientationsocial, voir son cours au Collège de France sur lelibéralisme,Naissance de la biopolitique, HautesÉtudes/Gallimard/Seuil, 2004.Titre du premier chapitre de la première partie deLa Volonté desavoir, t. 1 d’Histoire de lasexualité, Gallimard, 1976.« Le pouvoir, ça n’existe pas […] l’idée qu’il y a,à un endroit donné,ou émanant d’un pointdonné, quelque chose qui est un pouvoirmeparaît reposer sur une analyse truquée », Ditset écrits, t. II, op. cit., p. 302.Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Seuil,coll. « Connexionsdu Champ freudien », 1983,p. 26. Voir à ce propos notre texte « Lacan et Gide,ou l’autre école », in Éric Marty (sous la dir. de),Lacan et la littérature,Manucius, coll. « LeMarteau sans maître », 2005.

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Le Séminaire, t. XX1#160.: Encore (1972-1973),Seuil, coll. « Champ freudien», 1975, p. 65.Entendons « nul » au sens qui apparaît chezRimbaud dans« Les douaniers » ou dans« L’éternité ».En ce qui concerne les références entreparenthèses, se reporter àl’» Avertissement aulecteur » se trouvant p. 192. — Au sujet du« cœurgros », voir Verlaine : « Il pleure sansraison/Dans ce cœur qui s’écœure »(Romancessans paroles).Barthes lui-même, cette année où paraissent lesFragments, produiten effet un énoncééminemment moderne : « La langue est toutsimplement:fasciste » (in Leçon, in OC, t. V,p. 432). Ce qui caractérise ces énoncéstypiquesde la modernité, c’est qu’il ne s’agit évidemmentpasd’énoncés « réalistes » visant à représenter laréalité, exactement comme estnon réaliste untableau cubiste ou abstrait. Le scandale quepeuvent susciterde tels énoncés et ces tableauxest le même, car ils sont des insultes à laréalité.« La langue est fasciste », par exemple, nerenvoie à rien de représentableet ne milite enaucune manière pour une idéologie de laliberté.Les énoncés sur le fascisme de la langue,comme la non-existence de lafemme, comme lenon-rapport sexuel, etc., disent tous la même

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chose :l’impossibilité de la représentation,l’impossibilité de trouver danslesreprésentations, dans ce qu’on pourraitappeler les images, un espace habitable: ni lafemme, ni l’homme, ni la langue, ni l’histoire, ni lerapportsexuel ne doivent accéder au statut dereprésentation, il faut produire desénoncésirreprésentables pour rendre les objetsirreprésentables, les sauverde la représentation :rien, ni l’homme, ni la femme, ni la langue, ni lerapportsexuel, etc., ne doit être posépositivement sous la forme d’un représentable.Ainsi faut-il moins examiner le sens assertif deces énoncés(la femme n’existe pas) qued’enregistrer, de la part des Modernes, lavolontéde produire un discours qui rompe avec le régimede la représentationdans la théorie pour accéderà un autre type de discours et d’écriturequi,comme dans l’art moderne, brise toutes lessynthèses passives constitutivesdu regardaliéné.Il est important ici que le qualificatif nes’applique pas à Bartheslui-même mais à sonpersonnage ou « héros ». Sur cette question del’antimoderne,voir le livre d’AntoineCompagnon, Les Antimodernes, de JosephdeMaistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.La Condition postmoderne, Minuit, 1979.

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OC, t. V, p. 512-519.Husserl, dans La Crise des scienceseuropéennes, définit la spiritualitéeuropéennecomme « époque de l’humanité qui désormais neveut et ne peut vivre que dans la libre formationde son existence, de sa vie historique,par lesidées de la raison, par des tâches infinies […] Cesont des hommesqui, non pas isolément, mais lesuns avec les autres et les uns pour lesautres,donc dans un travail communautaireinterpersonnel, désirent et produisentla theoriaet rien que la theoria, dont le développement etleconstant perfectionnement, lorsque s’élargit lecercle des co-travailleurs, etque se succèdent lesgénérations de chercheurs, finissent par êtrereçus dansla volonté avec le sens d’une tâcheinfinie et totalement commune »(La Crise dessciences européennes et la phénoménologietranscendantale, trad.Gérard Granel, Gallimard,coll. « Bibliothèque de philosophie », p. 352-360).En ce sens, la Modernité européenne de laseconde moitié du XXe siècle estla dernièrevérification de cette spiritualité théorétique.Nous caractérisons là l’idéologie d’une époqueet non, bienentendu, le détail ou les contenus deses travaux, de ses apports, de sesœuvres, quipeuvent être contradictoires entre eux.

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En réalité, si le langage comme structure etcomme espace structuranta pris la place de laconscience humaine comme espaced’investigation,la conscience demeure malgrétout à l’horizon de cette exploration :« Labourgeoisie ne cesse d’absorber dans sonidéologie toute unehumanité qui n’a point sonstatut profond, et qui ne peut le vivre quedansl’imaginaire, c’est-à-dire dans une fixation etun appauvrissement de laconscience » (« LeMythe, aujourd’hui », à la suite des Mythologies,in OC,t. I, p. 852).« Celle qui voit clair », Mythologies, in OC, t. I,p. 768-770.Voir la citation se rapportant à la note 34, p. 223.Voir « Le Mythe, aujourd’hui », à la suite desMythologies, in OC,t. I, p. 868.Le poète, selon Barthes, utilise les mythes, ceuxde l’amour, ducouple par exemple, ou bienlorsqu’il célèbre la matière, le mythe delasubstance, mais cette soumission apparente àdes stéréotypes, propre à lapoésie, est aussi unepossibilité d’y échapper. Barthes écrit : « Lemythepeut toujours en dernière instance signifierla résistance qu’on lui oppose »(OC, t. I, p. 847).Ibid., p. 847.

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« Préface » aux Essais critiques, in OC, t. II,p. 278-279.Tout imaginaire est aliéné et seules latransformation des rapportsde production,l’abolition du salariat, etc., délivreront desaliénations.« Le séminaire sur La Lettre volée », in Écrits,Seuil, 1966, p. 11.« Fonction et champ de la parole et du langage »,in Écrits, op. cit.,p. 276.Cela atteste l’étrange jeu citationnel auquel nousavons fait allusionp. 197.Cette dimension aristocratique se perçoit dans cepropos deBarthes ; il demande à la psychanalyse« non pas de détruire la force[du sentimentamoureux] (pas même de la corriger ou de ladiriger), maisseulement de la décorer, en artiste »(p. 73/90).Voir à ce propos la note de Jacques-Alain Millersur l’imaginairechez Merleau-Ponty, in Un débutdans la vie, Le Promeneur, 2002,p. 68-69.Dans Kierkegaard vivant, Gallimard, coll.« Idées », 1966.Sartre, Questions de méthode, Gallimard, coll.« Tel », 1986, p. 20-21.Jean-Claude Milner, Le Pas philosophique deRoland Barthes,Verdier, 2003.

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« Pour talentueux que soient les textes, j’oseraiun autre mot :divertissement » (ibid., p. 67).« Si l’on veut être fidèle à la vérité dudivertissement, il ne faut pasle connaître, ni ledonner pour vrai ni pour faux, de peur d’en fairedisparaîtrel’essentiel qui est l’ambiguïté, cemélange indissociable de vrai etde faux qui colorepourtant merveilleusement notre vie denuanceschatoyantes » (L’Entretien infini,Gallimard, 1969, p. 139).Mais aussi avec sa conférence « Longtemps, jeme suis couché debonne heure » (1978), in OC,t. V, p. 459-470.Dits et écrits, t. II : 1976-1988, Gallimard, coll.« Quarto », 2001,p. 805 (entretien du24 octobre 1979).Ce point de vue de Foucault est celui quedéfendait déjà Barthesdans Critique et vérité(1966), après que la Sorbonne l’eut critiquépourson Sur Racine.Écrits, op. cit., p. 867. « Prêter ma voix àsupporter ces mots intolérables“Moi, la vérité, jeparle…” passe l’allégorie. Cela veut dire toutsimplementtout ce qu’il y a à dire de la vérité, dela seule, à savoir qu’il n’y apas de métalangage(affirmation faite pour situer tout le logico-positivisme),que nul langage ne saurait dire levrai sur le vrai, puisque la véritése fonde de ce

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qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyenpour ce faire. »Sur la question du métalangagedans la pensée lacanienne, voir le textedeFrançois Wahl : « Chute », paru à l’automne 1975dans Tel Quel nº 63, etque Barthes cite à proposd’autre chose dans les Fragments.« Qu’est-ce qu’une praxis ? […] C’est le terme leplus large pourdésigner une action concertée parl’homme, quelle qu’elle soit, qui lemet en mesurede traiter le réel par le symbolique » (Séminaire,t. XI : LesQuatre Concepts fondamentaux de lapsychanalyse, 1964, Seuil, 1973, p. 11).Voir le grand texte de Heidegger « L’époque des“conceptions dumonde” » paru dans Cheminsqui ne mènent nulle part, Gallimard, [1962],coll.« Idées », 1980. Ce livre, dont la traductionfrançaise paraît en 1962,eut un énorme impact surl’intelligentsia parisienne. De manière générale,onpeut renvoyer le recours que fait Heidegger à lapoésie comme unecritique du métalangagephilosophique.Notons-le tout de même, cet axiome seracontredit dans la theoriaelle-même par soninventeur, Lacan en personne, qui écrit dans sonSéminaireIII (Les Psychoses, 1955-1956, Seuil,1981) : « Tout langage implique unmétalangage, ilest déjà métalangage de son registre propre.C’est parce quetout langage est virtuellement à

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traduire qu’il implique métaphrase etmétalangue,le langage parlant du langage […] Lesystème se reproduit à l’intérieurde lui-mêmeavec une extraordinaire et effrayante fécondité »(p. 258).Écrits, op. cit., p. 410.Le cours, de manière explicite, se donne sousl’énoncé selon lequelil n’y a pas de métalangage.Pourtant, il ne faut pas prendre ces déclarationsàla lettre. Le cours, parce qu’il s’adresse à desétudiants, parce qu’il aune certaine viséeformatrice, fait des concessions à la theoria.OC, t. II, p. 1191.Ibid., p. 1192. Voir aussi « L’activitéstructuraliste », Essais critiques,in OC, t. II,p. 472 : l’homme structural « sait qu’il suffira quesurgisse de l’histoire un nouveau langage qui leparle à son tour, pour que sa tâchesoitterminée ». Il apparaît alors que tout systèmecontient sa propre réfutation.Dans les années 70, Barthes rejoint apparemmentle camp de lacritique du métalangage : « C’est lemoment où on s’aperçoit que le langageneprésente aucune garantie. Il n’y a aucuneinstance, aucun garant du langage: c’est la crisede la modernité qui s’ouvre » (OC, t. IV, 998),semblant donc contredire des points de vueantérieurs où il donne un sens positif

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aumétalangage dans l’écriture et où lemétalangage apparaît comme l’être delalittérature, comme son chant: « Ce méta-langagedéveloppe autour de la lettredu discours un senscomplémentaire, éthique ou plaintif, ousentimental, oumagistral, etc. ; bref, c’est unchant : on reconnaît en lui l’être même delaLittérature » (« “Zazie” et la littérature », Essaiscritiques, in OC, t. II, p. 385).Nous avons cité plus haut (p. 213-214) cepassage de la « Préface »aux Essais critiques (inOC, t. II, p. 278-279).« Écrire, c’est, d’une certaine façon, se faire“silencieux comme unmort”, devenir l’homme àqui est refusée la dernière réplique »(« Préface »aux Essais critiques, in OC, t. II,p. 273).« F.B. », in OC, t. II, p. 606-607. Sur la question dusingulier etde l’universel, je me permets derenvoyer à mon Bref séjour àJérusalem,Gallimard, coll. « L’Infini », 2003.S/Z, in OC, t. III, p. 267. Notons qu’on retrouvedans S/Z bonnombre de figures des Fragments :par exemple le fading des voix (XII, XX),le potin(LXXIX), etc.On peut voir dans le texte que Barthes consacre àDominique deFromentin des analyses plusproches des Fragments d’un discours

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amoureux.Voir Nouveaux essais critiques, in OC,t. IV, p. 95-106.OC, t. IV, p. 689-690.OC, t. IV, p. 690.Ibid.Barthes précise plus loin : « Le discursusamoureux n’est pas dialectique» (p. 10/32). Maison peut dire que, déjà dans le Roland BarthesparR.B., le terme de « dialectique » étaitconvoqué indûment par Barthes.Je suis dans un musée ; si je veux avoir accès autableau, je doissuspendre successivement dansma perception l’espace architectural du musée,les personnes qui vont et viennent, la couleur etla matière du mursur lequel le tableau estaccroché, le sujet même du tableau, pour queprogressivementsa picturalité m’apparaisse dansson mode d’apparaître propreet qu’au travers dece déploiement (formes, perspectives, lignes)j’accèdepar exemple au « jaune » de Van Gogh, au« bleu » de Matisse, etc. Non seulementjedécouvre alors l’objet dans son être, maiségalement les modificationsde ma propreconscience qui se modifie, et qui, de lapositioninitiale qui était la mienne (banal visiteurde musée), me mène à uneforme d’ex-tase, desortie hors de ma position quelconque. Telpourraitêtre, très grossièrement décrit, le travail

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de la perception dans l’épochèsauvage.On voit bien sûr dès à présent qu’il y a chezBarthes une indécidabilitésur ce qui est de l’ordrede la praxis et du « théorique ».La Préparation du roman, I et II, texte établi,annoté et présenté parNathalie Léger,Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2003.OC, t. I, p. 190.Ibid. Voir aussi cette définition : « Le passésimple est précisémentce signe opératoire parlequel le narrateur ramène l’éclatement de laréalitéà un verbe mince et pur, sans densité, sansvolume, sans déploiement, dontla seule fonctionest d’unir le plus rapidement possible une causeet unefin » (ibid.).Fragments d’un discours amoureux, p. 11 /32.Le phonème est la plus petite unité distinctive dela langue etcorrespond grosso modo au son ;l’association des phonèmes pour formerlesmorphèmes et les lexèmes (mots) est évidemmentdans un effet depure contrainte.« Introduction à l’analyse structurale desrécits », in OC, t. II,p. 864.Nouveaux essais critiques, in OC, t. IV, p. 78-85.On pourrait aller plus loin en remarquant que,derrière cettecritique du récit, Barthes procède enfait à une critique de l’imagination :« On peut dire

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paradoxalement que l’art (au sens romantique duterme)est affaire d’énoncés de détail, tandis quel’imagination est maîtrise du code »(« Introduction à l’analyse structurale desrécits », in OC, t. II,p. 864).Balzac, Bataille, Dostoïevski, Flaubert, Musil,Novalis, Proust,Sollers, Stendhal… sont ainsicités.L’outil rhétorique d’une telle pratique estl’énallage : dans unpoème, je peux par exemplevoir le « je » devenir un « il » ou un « tu »sansdésigner pour autant quelqu’un d’autre ;voir « Aube » de Rimbaud ou« J’habite unedouleur » de René Char ; on notera ici laconnivence desFragments avec la poésie.Voir, sur cette question, Émile Benveniste,Problèmes de linguistiquegénérale, Gallimard,coll. « Tel », 1980, t. I, p. 258-266.En ce sens, on pourrait dire que le « je » du « Jesuis […] le princed’Aquitaine à la tour abolie »de Nerval désigne « quelqu’un » au sensoùBarthes l’emploie pour l’amoureux.Le simulateur que nous évoquons n’est-il pascelui dont il estquestion dans le premier fragmentdu Plaisir du texte (in OC, t. IV, p. 21) ?« Le cercle des fragments », Roland Barthes parRoland Barthes,in OC, t. IV, p. 670-671.

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« Littérature et discontinu », Essais critiques, inOC, t. II, p. 433.OC, t. II, p. 273.OC, t. II, p. 273.OC, t. II, p. 603.OC, t. III, p. 359.« De toutes les matières de l’œuvre, seulel’écriture, en effet, peutse diviser sans cesserd’être totale : un fragment d’écriture est toujoursuneessence d’écriture » (« F.B. », in OC, t. II,p. 601).On pourrait résumer cela sous cette formule : lecontraire dufragment ne serait pas la totalité (àcastrer) mais la généralité (à dissoudre).OC, t. III, p. 706.OC, t. IV, p. 59. Voir aussi ce propos : « La parolelittéraire […]apparaît ainsi comme un immense etsomptueux débris, le reste fragmentaired’uneAtlantide où les mots, surnourris de couleur, desaveur, deforme, bref de qualités et non d’idées,brilleraient comme les éclats d’unmonde direct,impensé, que ne viendrait ternir, ennuyer aucunelogique :que les mots pendent comme de beauxfruits à l’arbre indifférent du récit,tel est au fondle rêve de l’écrivain » (OC, t. IV, p. 60).Voir notre article sur S/Z : « Barthes et le discoursclinique »,Essaim, nº 15, automne 2005.

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Roland Barthes par Roland Barthes, in OC, t. IV,p. 672.Jean Wahl, Études kierkegaardiennes, Vrin, 1974,p. 113.« Ce sont des Érinyes ; elles s’agitent, seheurtent, s’apaisent,reviennent, s’éloignent, sansplus d’ordre qu’un vol de moustiques.Lediscursus amoureux n’est pas dialectique »(p. 10/31).Voir ce qu’écrit Barthes dans son avant-propos,« Comment est faitce livre », p. 11-12/32.Barthes emploie ce terme à plusieurs reprisesdans son œuvre, parexemple à propos de Proust :« Proust et les noms » (Nouveauxessaiscritiques, in OC, t. IV, p. 67). Uneexpression proche apparaît égalementdans« L’ancienne rhétorique » (in OC, t. III, p. 533),celle de « psychagogie», que Barthes définit àpropos de Platon comme « formation desâmespar la parole ».On notera que les deux « vécus » proposés parBarthes sont dans uneapparente successionchronologique : « Ce matin (à la campagne)…»et« Un autre jour… », mais l’usage du présent,dans les deux exemples, brisetoute illusion d’unetemporalité vécue empiriquement comme dansleroman. Il s’agit d’un « toujours-présent »propre à la sphère subjective dusujet amoureux

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qui ne connaît ni avant ni après, pour qui rien nepeutfaire basculer le présent dans le souvenir.« Une hémorragie douce qui ne coulerait d’aucunpoint de moncorps » (p. 17/39).La douceur dans le cours sur le Neutre sera l’undes synonymes duNeutre : Le Neutre, cours auCollège de France (1977-1978), texte établi,annotéet présenté par Thomas Clerc, Seuil/IMEC, coll.« Traces écrites »,2002, p. 65-66.On pense au « calme ravissant » dont parleRousseau dans la« Seconde promenade » aprèsqu’il eut chuté, renversé par un chien danois,etse fut évanoui.Voir John Keats, Poèmes choisis, trad. AlbertLaffay, Aubier-Flammarion,1968, p. 305 Dans sonséminaire préparatoire au livre, à la séancedu5 février 1976, Barthes dit : « Rusbrock parledu repos de l’abîme. En fait,dans l’Abîme, il y aun objet aimé, une Image amoureuse : c’est laMort. Ily a transfert de l’objet aimé à la Mort :dans l’Abîme, dans la courte boufféed’abîme, jesuis amoureux de la Mort (mais non du Mourir,forme fantasmatiquementagressive, chantage àl’égard de Petit-autre). C’est le grandthèmeisoldien. C’est aussi, en moins lourd, le vers deKeats : « half in lovewith easeful Death » = àdemi épris de la mort apaisante ».Texte repris dans La Part du feu (1949), Gallimard,

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et qui symboliquementclôture le livre.Ibid., p. 324.J’ajouterai à l’analyse de Sartre l’exception del’hallucination.Cette expression a donné son titre au premiergrand texte phénoménologiquede Sartre.« Mais cette philosophie [celle de Sartre] ne lasaisit malheureusement[la négativité existentielle]que dans les limites d’une self-suffisancede laconscience, qui, pour être inscrite dans sesprémisses, enchaîne auxméconnaissancesconstitutives du moi l’illusion d’autonomie oùelle seconfie. Jeu de l’esprit qui, pour se nourrirsingulièrement d’emprunts àl’expérienceanalytique, culmine dans la prétention à assurerune psychanalyseexistentielle. […]l’existentialisme se juge aux justificationsqu’ildonne des impasses subjectives qui enrésultent en effet : une liberté quine s’affirmejamais si authentique que dans les murs d’uneprison, uneexigence d’engagement où s’exprimel’impuissance de la pure conscienceà surmonteraucune situation, une idéalisation voyeuriste-sadique du rapport sexuel, une personnalité quine se réalise que dans le suicide, uneconsciencede l’autre qui ne se satisfait que par le meurtrehégélien »(« Le stade du miroir », in Écrits,op. cit., p. 99).

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L’Être et le néant, Gallimard, coll. « Tel », 1976,p. 681.« Pourquoi des poètes ? », in Chemins qui nemènent nulle part,Gallimard, coll. « Idées », 1980,p. 366. C’est ici que Heidegger fait référenceàl’une des plus belles élégies de Rilke, laneuvième, où l’on trouveces vers : « Plus quejamais les choses/tombent d’ici, que l’on peutvivre ; etelles sont perdues./Car ce qui les délogeest sans image, un monde fruste »(Œuvres, t. 2 :Poésie, Seuil, 1972, p. 338).L’image perd sa validité d’image car ce n’estévidemment pas dansla représentation extérieuredu visible qu’est pour Heidegger le salut, maisdans une mystérieuse intériorisation proche de la« logique du cœur »pascalienne, c’est-à-dire sansrien de « mondain » (voir Heidegger,Chemins…,op. cit., p. 366).Publié en annexe à L’Espace littéraire.Voir le fragment 3 de la figure FAUTES(p. 136/152).« La solitude du sujet est timide, privée de toutdécor » (p. 209/220).Voir la première partie, note 14, p. 204.Leçon, in OC, t. V, p. 431.« Erté ou À la lettre » (1971), in OC, t. III, p. 936.Cette thématiquerentre alors dans un fil peu mis

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en valeur de la doctrine barthésienne dulangagepourtant décisive dès Le Degré zéro del’écriture.À cause de l’activité langagière et classificatrice,« l’incident va fairepli » (p. 83/99).Ce thème est repris dans la figure LOQUÈLE oùl’amoureux estcomparé à un enfant autiste qui« tripote sa blessure » (p. 192/202).OC, t. III, p. 936.« L’amoureux manque sa castration ? De cetteratée, il s’obstine àfaire une valeur » (p. 273/283).Voir la première partie de ce séminaire à propos del’Imaginaire,p. 216.Voir aussi la figure RAVISSEMENT où l’image estproche du fétichepervers : « Je peux m’éprendred’une pose légèrement vulgaire »(p. 226/236) ;voir également p. 89/105 et p. 154/168.Voir sur ce point Freud, « Le fétichisme »,chapitre X de La Viesexuelle [1927], PUF. Cettedimension d’échec est aussi centrale chezSartredans sa description du pervers : le perversest un amoureux de l’échec, etil est défini commecelui qui veut la non-réciprocité (L’Être et lenéant,Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 428 et 450).La dernière phrase du Roland Barthes parRoland Barthes est :« On écrit avec son désir, etje n’en finis pas de désirer » (OC, t. IV, p. 771).

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Voir par exemple Serge Martin, L’Amour enfragments, poétique de larelation critique,Artois Presse Université, 2004, p. 353-358.Voir la deuxième partie de ce séminaire, p. 250.Nous faisons évidemment allusion aux deuxénoncés majeurs quifigurent cette altérité enintériorité : « Tu ne me chercherais pas si tunem’avais trouvé » de Pascal, et « Je est unautre » de la lettre dite « du Voyant »de mai 1871de Rimbaud, déployée de manière rigoureusedans « Alchimiedu verbe » d’Une saison enenfer.Totalité et infini [1961], Le Livre de Poche, 2000,p. 289.Ibid., p. 298.« Que veut dire penser ? », in Essais etconférences, Gallimard, coll.« Tel », 1958, p. 157.Ibid., p. 159.Je cite ce poème dans la première partie de celivre (p. 84-85).Qu’appelle-t-on penser ?[1951-1952], trad. AloysBecker et GérardGranel, PUF, 1973, p. 47.« Bizarrement, c’est dans l’acte extrême del’Imaginaire amoureux— s’anéantir pour avoir étéchassé de l’image ou s’y être confondu —ques’accomplit une chute de cet Imaginaire »(p. 16/38).

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Le Robert indique que le mot est forgé à partird’une confusionentre accoster, de coste (côte), etaccoter, du bas latin accubitare, decubitus« coude ».Le Banquet, trad. Émile Chambry, Garnier-Flammarion, 1993, p. 79(217 a-221 a).Le Plaisir du texte, in OC, t. IV, p. 219.Barthes traduit ainsi le vers de Rilke : « Parce queje ne te retinsjamais, je te tiens fermement. » MaisBarthes donne une référence étrangepuisqu’ilprésente ce vers comme venant de « deuxmélodies de Webern(1911-1912) ». Ce vers vientdu second des Deux lieder sur des poèmesdeRilke, opus 8 (« Du machst mich allein ») qui,comme le premier, appartientaux Cahiers deMalte Laurids Brigge, et que Rilke a traduitainsi : « Entremes bras : quel abîme qui s’abreuvede pertes./Ils ne t’ont point retenue, et c’estgrâce à cela, certes, /Qu’à jamais je te tiens » (inŒuvres en prose,édition établie et présentée parPaul de Man, Seuil, 1966, p. 109).Jacques Lacan, Séminaire, t. XI : Les QuatreConcepts fondamentauxde la psychanalyse(1964), texte établi par Jacques-Alain Miller,Seuil, 1973,p. 84.Louis Althusser, Philosophie et philosophiespontanée chez les savants,Maspero, 1974, p. 16-17.

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