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RICHARD STRAUSS

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AUTRES OUVRAGES DE CLAUDE ROSTAND

L'œuvre de Gabriel Fauré (J.-B. Janin, édit.) La musique française contemporaine (Presses universitaires de France) Les chefs-d'œuvre du piano (Le bon plaisir-Plon, édit.) Les chefs-d'œuvre de la musique de chambre (Le bon plaisir-Plon, édit.) Les chefs-d'œuvre du piano (Le bon plaisir-Plon, édit.)

Chantavoine) (Le bon plaisir-Plon, édit.) Entretiens avec Darius Milhaud (Julliard, édit.) Entretiens avec Francis Poulenc (Julliard, édit.) Entretiens avec Igor Markevitch (Julliard, édit.) Olivier Messiaen (Editions Ventadour) Pierre-Octave Ferroud (Durand et Cie édit.) Brahms (2 vol.) (Le bon plaisir-Plon, édit.) Liszt (Editions du Seuil) La musique des Allemagnes de la mort de Beethoven à Hindemith (Larousse) La musique allemande (Presses universitaires de France) Histoire sonore de la musique, 2 vol. (Club français du disque).

En préparation : Claude Debussy, 2 vol.

TOUS DROITS DE REPRODUCTION, D'ADAPTATION ET DE TRADUCTION RESERVES POUR TOUS PAYS.

© 1964 EDITIONS SEGHERS, PARIS.

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MUSICIENS DE TOUS LES TEMPS

RICHARD STRAUSS

L'homme et son œuvre par CLAUDE ROSTAND Liste complète des œuvres

Discographie Illustrations

Editions Seghers

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Collection dirigée par JEAN ROIRE

à M. Gustave Samazeuilh dont l'inlassable activité entretient avec un si fervent et efficace enthousiasme la mémoire de son ami Richard Strauss, en témoignage de respectueuse affection.

C.R.

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LA VIE «... Le privilège de rester jeune au milieu de l'art allemand qui vieillit. » Romain Rolland.

« Je vous répète qu'il n'y a pas moyen de résister à la domination conquérante d'un tel homme. »

Claude Debussy.

Il y a cent ans naissait un incomparable virtuose qui s'ap- pellait Richard Strauss. Néo-classique, néo-romantique, néo- tout-ce-que-l'on-voudra, il a affirmé pendant les quatre-vingt cinq ans de sa carrière qu'il était cependant Richard Strauss. En dépit des influences et des références, son style est marqué d'un sceau qui n'appartient qu'à lui.

Cet hédoniste puissant et enchanteur aura traversé avec une grâce superbe l'une des époques les plus agitées de l'histoire de la musique et l'un des siècles les plus terribles de l'histoire européenne. On a dit qu'il avait dansé sur des volcans. Peut- être ! Mais il a bien dansé.

Après la tourmente romantique et ses rêves gigantesques vécus par de grands artistes dans de paisibles petites cités allemandes émerge, aux environs des années 1860, la nouvelle génération de la musique germanique : Wolf, Mahler, Reger, Pfitzner, Strauss. Pour cette équipe neuve, la relève est diffi- cile : l'univers culturel, spirituel et artistique allemand se trouve dans un état singulier de fièvre, écartelé par les élans

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les plus contradictoires. D'un côté, une nation qui s'industrialise à outrance, une littérature de forte tendance réaliste issue du développement des forces bourgeoises et prolétariennes ; en face, un historisme à base scientifique qui aboutit, chez les artistes comme chez les savants, à la religiosité — laquelle de- meurera presque toujours plus de sentiment national que de sentiment chrétien : ainsi Wagner, romantique, réaliste, alle- mand, religieux, qui monte au grenier des vieilles légendes médiévales et en rapporte les mythes ancestraux et les tra- ditions chrétiennes. Même mécanisme chez les savants, les philosophes, les historiens. Toute cette activité débordante, aux mille moyens fiévreux, qui ne cesse de donner l'assaut aux cimes métaphysiques les plus escarpées pour y cueillir l'éter- nelle énigme du monde, ne recherche, au fond, qu'une solution allemande, formulée en allemand, par des moyens allemands. Des luttes colossales sont engagées dans le domaine spéculatif comme sur le plan technique. Une sorte de bismarckisme artis- tique se déchaîne à la suite de Wagner qui s'est cru désigné par l'Esprit-Saint, inspiré par lui, pour sauver la foi chrétienne de l'univers. Mais, ainsi que l'a noté un germaniste contempo- rain, « la souffrance inguérissable d'Amfortas n'est autre chose que le symbole d'un désespoir métaphysique qui n'a rien de chrétien ». Ce survoltage germanique va tétaniser, puis scléroser beaucoup d'esprits, et des meilleurs. Cette gigantesque confu- sion parvient à son état de crise aiguë aux environs de 1860, lorsque, en art, deux tendances s'opposent qui, en pays latin, n'auraient pu que se détruire l'une l'autre, mais qui, là, se fécondent curieusement : réalisme et naturalisme d'une part,

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idéalisme d'autre part. Ceci vient de loin, de la fin du siècle pré- cédent, héritage de Novalis et de Schleiermacher. « Le sommeil des Allemagnes, dit un autre germaniste, une lente acquisition de potentiel par le rêve, le désir insatisfait ont permis l'extraor- dinaire dépense d'énergie de l'Allemagne contemporaine.» C'est dans l'inquiétude préromantique qu'est la source de cette acti- vité spirituelle exaspérée du deuxième tiers du XIXe siècle. De cette inquiétude, certains, tels Goethe, avaient tout de suite su tirer des leçons de sagesse. La plupart se sont laissés sub- merger. C'est ce qui, plus tard, permet à Wagner, au plus fort de la crise, de prêcher une esthétique radicalement op- posée à celle de son temps, et d'être entendu parce que l'inquié- tude est toujours là, plus virulente que jamais, autorisant les pires contradictions sur le plan métaphysique comme sur le plan physique où, par exemple, s'accordent la joie de vivre et celle d'empêcher de vivre. Nous savons à quel prix cela peut se payer.

C'est dans ce dangereux état de choses qu'apparaît la nou- velle génération musicale allemande. Nous verrons par la vie même et l'œuvre de Strauss comment il a d'abord été pris dans l'appel d'air de cette crise métaphysique, mais comment cet artiste, chez qui il y a du poète et de l'athlète, cet être équi- libré issu du bourgeoisisme, du réalisme et de l'idéalisme de son temps, saura s'en dégager, ayant porté son regard au-delà du Rhin et des Alpes ; comment, tout en restant de son pays, il saura devenir un artiste universel pour ne pas s'être laissé intoxiquer par les stupéfiants que lui proposait la crise intellec- tuelle, philosophique et esthétique de cette Allemagne fin

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XIX ; comment, dans ses œuvres de jeunesse et les poèmes symphoniques qui sont les confessions intimes de ses élans, de ses déceptions, de ses inquiétudes, de ses espoirs, de ses ambi- tions, il n'a jamais perdu son équilibre, avant même d'avoir conquis l'équilibre définitif dont sa volonté lui indiquera bien- tôt la formule.

Sans doute ces considérations rapides sont-elles quelque peu extra-musicales ; mais l'état de choses signalé plus haut, un héritage spirituel aussi lourd ne peut être négligé s'agissant d'un artiste comme Richard Strauss, un artiste qui ne s'est pas contenté d'être un artisan prisonnier de ses techniques, et qui sentait, suivant les doctrines esthétiques de Liszt alors dans leur épanouissement, que « dans l'homme il ne faut pas que le musi- cien se développe au détriment des autres activités culturel- les ; que la perfection de la technique ne suffit plus ; que l'esprit doit être exercé afin d'être capable d'élever sa lyre au niveau des exigences du temps ». Aussi indépendant et fort que Richard Strauss ait pu se montrer, il est évident - et c'est bien ainsi - qu'il n'a pas pu renoncer à tout ce lourd héritage, lui dont l'œuvre est intimement et profon- dément commandée par ses conceptions spirituelles et philo- sophiques.

Du point de vue strictement musical, la situation est in- finiment moins confuse à l'apparition de la nouvelle géné- ration. Ce n'est d'ailleurs pas pour cela que celle-ci trouve- ra facilement la bonne route, témoins Reger et Pfitzner. D'abord, il y a Wagner, qui encombre toute cette fin de siècle de son incomparable génie, cet artiste total, musicien,

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dramaturge, poète, philosophe, dont les idées ne sont pas toujours originales, mais qui sait si bien digérer celles des autres - ainsi est-il du drame wagnérien, œuvre d'art totale, fille du Second Faust. Donc, il y a Wagner d'abord. Et puis il y a les autres : Liszt, Brückner, Brahms, sans oublier Berlioz - dont l'influence est réelle en Allemagne à cette épo- que. Et, parmi ces autres, il y a les wagnériens : Liszt et Brückner - ce dernier n'utilisant les inventions de Wagner qu'à des fins toutes personnelles, ce grand musicien n'ayant jamais proposé nulle solution nouvelle, n'ayant ouvert sur l'avenir nulle porte, s'étant avec grandeur enfermé dans une impasse. Et puis il y a Johannes Brahms, antirévolution- naire évolutionnaire, qui combat pour la vraie nouveauté, à condition qu'elle ne rompe nulle attache avec la tradi- tion.

Après l'héritage des maîtres classiques, c'est en partant de l'héritage wagnérien - dans lequel, comme l'on sait, Liszt est aussi pour quelque chose - et de l'héritage brahmsien que Richard Strauss va se développer, non en artiste épi- gone, mais pour parcourir une étape créatrice nouvelle. Si, de son propre aveu, il a fait siennes les acquisitions précé- dentes, c'est sur celles-ci que vont édifier son intelligence, sa volonté, son génie ; il trouve ainsi une des seules issues possibles à cette période de la musique - ce qui ne peut être dit ni de Reger, ni de Pfitzner, lesquels aboutiront à une méditation morose, mais qui, par contre, peut l'être de ce génie étrange que fut Mahler, cet intoxiqué de ger- manisme colossal et fiévreux, tout de sensibilité à vif, qui

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a ouvert la porte à l'école de Schoenberg et des dodécapho- nistes. Ajoutons enfin, pour terminer cette rapide esquisse du

décor où Strauss va faire son entrée, que la culture musica- le dans cette Allemagne du milieu du XIXe siècle a atteint un niveau très élevé et très étendu. Et c'est là, sans doute, l'un des bienfaits de la crise intellectuelle d'alors. L'ensei- gnement trationnel de la musique a pris une extension con- sidérable. Les grands conservatoires se fondent ; on assiste à une irrésistible floraison de sociétés chorales et symphoniques chez les amateurs ou les professionnels ; les universités créent des fondations de collèges musicaux ; la science musicologique est en pleine croissance grâce à l'édition et à la publication des œuvres des maîtres classiques et des premières grandes biographies critiques ; la vie musicale des cités allemandes s'organise partout sur le plan municipal ; enfin la critique spécialisée s'épanouit grâce à son admission dans la grande presse quotidienne et hebdomadaire, ce qui, à tra- vers l'énorme diffusion de celles-ci, permet des contacts nou- veaux et donne aux questions musicales un retentissement jamais atteint jusqu'alors.

C'est dans cette Allemagne que, le 11 juin 1864, naît Richard Strauss, à Munich, cette ville d'art s'il en est, et possé- dant un équipement musical de tout premier ordre, avec son conservatoire, son orchestre de la Cour, son théâtre de la Cour de la Max-Josefplatz tout récemment construit au début du siècle et son ravissant petit Residenztheater baroque.

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Le nom de Strauss - famille d'officiers ministériels de Ro- thenstadt, Haut-Palatinat - n'est entré dans l'histoire de la musique qu'avec Franz Josef, le père du compositeur, célèbre corniste de l'orchestre de la Cour de Munich, professeur au Conservatoire, antiwagnérien militant, qui avait un si grand talent que Hans de Bülow, saint Jean-Baptiste du wagné- risme' déclarait : « C'est un type insupportable, mais quand il joue du cor, on ne peut plus lui en vouloir », et que Wagner lui dit un jour : « Je pense après tout, Strauss, que vous n'êtes pas aussi antiwagnérien qu'on le dit : vous jouez trop bien ma musique ! »

Mais la musique était déjà entrée dans la généalogie de Richard Strauss avec sa grand'mère maternelle, Maria Anna Kunigunda Walter, dont le père, les trois frères et les dix neveux et nièces furent des musiciens pour la plupart profes- sionnels - dont le célèbre Benno Walter, fondateur du quatuor à cordes de ce nom et professeur de violon du jeune Richard. Le père Strauss avait épousé Josefine Pschorr, fille du grand brasseur munichois ; chez les Pschorr, si l'on n'est pas musi- cien, on est très ouvert aux choses artistiques ; on compte même dans la famille un certain nombre de membres qui furent d'excellents musiciens amateurs - dont la mère du compositeur - ou qui épousèrent des artistes réputés à l'époque.

Notons enfin qu'il n'existe aucun lien de parenté entre la famille de Richard Strauss et celle des rois de la valse, les Strauss de Vienne.

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C'est donc le 11 juin 1864, à Munich, que Richard Strauss vient au monde. Sa jeunesse semble avoir trouvé les conditions matérielles et spirituelles les plus favorables au développement artistique le plus complet. Le père Strauss, reconnaissant chez son fils une vocation aussi certaine que précoce, fera tout pour épanouir ces dons. En 1868, Richard joue déjà du piano. A six ans, ignorant encore la moindre règle technique, il fait ses premiers pas dans la composition avec une chanson, une valse et une Schneiderpolka (Polka des tailleurs) que le père prend la peine de noter et que le jeune maître dédie à sa sœur cadette Johanna.

Après avoir appris les premiers rudiments du piano avec sa mère, il se voit confié, en 1869, à August Tombo, harpiste de l'orchestre de la Cour, puis à Niest, enfin à l'oncle Benno Walter, qui lui enseigne le violon. En 1870, il entre à l'école primaire, qu'il quittera en 1874 pour le lycée (1874-1882)' et parfait sa formation générale par deux années d'université, de 1882 à 1884.

Pendant ces études qui lui ont assuré une culture solide, profonde et étendue, développé un goût naturel des lettres et acquis une connaissance exceptionnelle des littératures mon- diales, le jeune Richard n'abandonne pas pour autant la mu- sique : de 1875 à 1880, il travaille l'harmonie, le contrepoint, la fugue et la composition avec un chef d'orchestre de la Cour de Munich, Friedrich Wilhelm Meyer. Enfin, dans cette at- mosphère familiale toute saturée de musique et où il a sous la main des exécutants de choix et de bonne volonté, il compose abondamment. On le joue et l'on trouve cela excellent. Dans

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une lettre à son ami d'enfance Ludwig Thuille, il parle même d'une improvisation (« grande fresque musicale ») faite au piano à la suite d'une excursion mouvementée qu'il avait effec- tuée en montagne. Malgré ces réussites précoces, il saura mon- trer la sagesse convenable en ne s'enivrant pas des louanges qu'on lui décerne, en se critiquant et en ne succombant pas à la tentation de se faire publier aussitôt, préférant attendre un minimum de maturité technique et spirituelle.

C'est naturellement le père Strauss qui est le directeur de conscience de Richard du point de vue musical : à côté des grands dieux classiques, Mozart, Haydn et Beethoven, on tolère quelques romantiques, Mendelssohn, Schumann et Brahms. Mais sont exclus les Neutöner, les nouveaux composi- teurs, Wagner et Liszt en particulier, les Neudeutschen, la jeune école à laquelle le père Strauss interdit rigoureusement l'accès de la maison familiale. L'un des premiers enthousiasmes du jeune Richard est déclenché par la musique de Mozart. Il a quinze ans. Dans une autre lettre à Ludwig Thuille, il dé- clare la Symphonie Jupiter « l'œuvre la plus magnifique que j'ai jamais entendue» ... « Toutes les œuvres de ce ἥϱως sont si claires, si transparentes, si riches en mélodies, si aima- bles, qu'à chacune d'elles je le vénère encore plus, et même je l'adore ! » Dans son enthousiasme, il va jusqu'à placer Mozart au-dessus de Beethoven, ce qui est assez rare pour un garçon de cet âge et surtout à cette époque post-romantique.

Les premières compositions sont naturellement des œuvres de musique de chambre, le jeune Richard trouvant dans le cercle familial les meilleures occasions d'en faire l'expérience

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immédiate : lieder, pièces pour piano de caractère fantaisiste ou, plus sérieusement, de forme cyclique, telle cette Grande Sonate ; une musique nuptiale pour le mariage de l'une de ses cousines ; un quatuor à cordes qui portera le numéro d'opus 2 - dont le scherzo a été écrit à l'âge de quinze ans - et sera exécuté à Munich le 14 mars 1881 par le quatuor de l'oncle Benno Walter, à qui il est dédié ; des pièces pour cor, homma- ge à l'illustre et paternel corniste de l'orchestre de la Cour qui les trouve parfois d'une difficulté insurmontable ; des mor- ceaux pour flûte, clarinette, hautbois, violoncelle dédiés à des camarades. De cette époque également datent ses premiers essais symphoniques, une Marche de fête, opus I, qui sera créée à Berlin en 1882 sous la direction de Radecke, et une Symphonie en ré mineur, inédite, mais jouée en première audi- tion à l'Académie de Munich le 30 mars 1881 sous la direction du grand chef Hermann Levi. Notons enfin, pour être com- plet, des chœurs et un embryon de messe (Kyrie, Sanctus, Agnus), unique tentative de composition religieuse dans toute la production de Strauss et que le musicien avait écrit en 1877 pour la fête de son père ; une musique de scène (chœurs, quintette à cordes, clarinette, cor, trompette et cymbales) pour l'Elektre de Sophocle représentée à l'occasion de la fête du Collège royal de Munich dont il était alors l'élève. Dans toute cette production de jeunesse on trouve l'influence des maîtres permis : d'abord Mozart, Haydn et Mendelssohn, puis plus tard Beethoven, Schumann et Brahms, influences dont Strauss reconnaîtra par la suite l'excellence : « Mon père, écrit-il, me limita très strictement aux vieux maîtres dont j'eus une in-

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struction solide et profonde. Vous ne pouvez apprécier Wag- ner et les modernes sans avoir subi cette formation classique. De jeunes compositeurs m'apportant des manuscrits volumi- neux pour avoir mon avis : en y jetant un coup d'oeil, je m'aperçois qu'ils veulent généralement commencer où Wagner s'est arrêté. A tous ceux-là je dis : « Mon bon jeune homme, rentrez chez vous, étudiez les œuvres de Bach, les symphonies de Mozart, de Haydn et de Beethoven, et quand vous possé- derez bien ces chefs-d'œuvre vous reviendrez me voir ». Les jeunes gens pensent souvent que cela est bien extraordinaire que ce soit moi qui dise cela, mais je ne leur donne qu'un conseil basé sur ma propre expérience.»

C'est aux environs de 1880, au cours de cette période où Strauss recherche la formation d'un style personnel, que se produit l'événement décisif : sa rencontre avec le grand chef wagnérien Hans de Bülow. Celui-ci aimait beaucoup le père de Strauss comme instrumentiste, mais il était naturel qu'il se méfiât quelque peu de l'apprenti compositeur auquel cet antiwagnérien avait donné vie et éducation. Et il est certain que dans son jeune âge Richard Strauss s'en tint aux opinions esthétiques de son père. Il ne se privait d'ailleurs nullement de le dire, déclarant le prélude de Lohengrin « terriblement mièvre et maladif », proclamant que Siegfried l'ennuie et l'écœure, et écrivant, toujours à son camarade Ludwig Thuille, à propos du Ring : « Je t'assure qu'il y a là un désordre que tu ne peux imaginer... », et à tel passage du rôle de Mime : «... Un chat aurait crevé de frayeur, les rochers se seraient transformés en choux à la crème en entendant de telles disso-

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nances !... J'ai eu des bourdonnements d'oreilles !... Non ! ces hurlements affreux ! ... » Et, à propos de Tristan : « Dans dix ans personne ne saura plus qui est Wagner ! » Ces intran- sigeantes déclarations sont signées d'un adolescent : Strauss avait alors quinze ans. Peu après, il aura l'occasion d'étudier sérieusement les partitions de Wagner, si bien qu'en été 1882, il demande (et obtient) en récompense de ses succès scolaires l'autorisation de se rendre au festival de Bayreuth, où il a la chance sublime d'assister à la première représentation de Parsifal en la présence du maître.

Devant ce témoignage spontané d'orthodoxie wagnérienne, l'opinion préconçue de Hans de Bülow a vite fait de se modi- fier et, le 27 novembre 1882, celui-ci dirige, à Meiningen, la Sérénade, opus 7, œuvre qu'il conservera longtemps à son répertoire. Dès lors une profonde amitié est née entre les deux hommes.

Et ce sont les premiers succès : l'hiver 1882-1883 voit naître le premier Concerto pour cor et orchestre ; le 5 décembre, à Vienne, première audition du Concerto pour violon, opus 8, par l'oncle Benno Walter avec Strauss au pupitre ; l'hiver suivant, c'est la brahmsienne Symphonie en fa mineur, opus 12 ; la seconde, qui sera créée le 13 décembre à New York par l'Orchestre Philharmonique, sous la direction de Théodore Thomas, et qui sera révélée au public allemand un mois plus tard, le 13 janvier 1885, à Cologne, par le chef d'orchestre Franz Wullner. Cette œuvre est bientôt suivie du Quatuor avec piano, opus 13, puis d'une partition très influencée du Schicksalslied de Brahms, le Wanderer's Sturmlied, opus 14,

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pour sextuor vocal et orchestre, d'après un poème de Goethe ; là se décèle pour la première fois son sens de la transposition musicale de la substance littéraire et son besoin d'expression intime. Le voici donc sorti du Strauss un peu conventionnel, un peu formel des œuvres d'extrême jeunesse.

En mars 1885, le Concerto pour cor, opus 11, est créé à Mei- ningen par Gustav Leinhos, sous la direction de Bülow, et, en octobre, Strauss, grâce à ce dernier, est engagé dans cette même ville comme chef d'orchestre suppléant. Son expérience de chef est un peu courte, mais suffisante sans doute, ainsi qu'en témoigne cette audacieuse tentative risquée par Bülow à l'Odéon de Munich et que le compositeur raconte plus tard : « Bülow, qui aimait beaucoup mon père, s'intéressait à moi, ce dont je lui suis très reconnaissant. C'est à lui que je dois ma carrière de chef d'orchestre. Ma première expérience au pupitre eut lieu à l'occasion de l'exécution d'une Suite pour instruments à vent que j'avais composée à sa demande... Bülow me la fit conduire sans aucune répétition. » Il paraît que ce périlleux exercice se déroula sans accident, ce qui séduisit infinement Bülow : « Chef d'orchestre né ... Tout lui réussit du premier coup », écrit-il avant l'engagement de Strauss à l'orchestre de la Cour de Meiningen, « s'il le veut, il pourra, avec la permis- sion de Son Altesse, devenir ici mon successeur immédiat ». Et Bülow était un juge sévère. Donc, en octobre 1885, Richard Strauss s'installe dans la jolie petite capitale du duché thurin- gien de Meiningen. M. le chef d'orchestre suppléant ne doit pas être trop rassuré ! Mais il se lance vaillamment à l'eau. Et puis quelle formation que de voir travailler Hans de Bülow

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et de travailler sous sa direction ! Pour ses débuts, Strauss dirige sa Symphonie en fa mineur et exécute au piano le Con- certo en ut mineur de Mozart avec deux « belles cadences » de sa façon : c'est un succès, succès de chef, de compositeur et de pianiste ; succès tel, aux yeux de Bülow, que celui-ci, fréquem- ment appelé en tournée, charge bientôt le jeune suppléant de diriger toutes les répétitions de travail du Requiem de Mozart qu'il devait conduire à son retour.

C'est alors que - troisième bienfait de sa rencontre avec le grand chef wagnérien - Strauss fait la connaissance d'Alexandre Ritter. Neveu par alliance de Wagner, dont il avait épousé la nièce Franciska, Ritter a eu l'une des influences les plus déterminantes sur la carrière et l'art de Richard Strauss ; com- positeur parfaitement inconnu en France, il est cependant l'auteur de deux ouvrages lyriques qui eurent leur moment de succès dans l'Allemagne d'alors. C'est en ces termes que notre musicien lui rend hommage : «... C'est à Ritter seul que je dois d'avoir compris Liszt et Wagner ; c'est lui qui m'a montré l'importance dans l'histoire de l'art, des écrits et des œuvres de ces deux maîtres. C'est lui qui, par des années de leçons et d'affectueux conseils, a fait de moi un musicien de l'avenir et m'a mis sur le chemin où je puis maintenant marcher indé- pendant et seul. C'est encore lui qui m'initia à la pensée de Schopenhauer ... Ritter avait une connaissance exceptionnelle de tous les philosophes anciens et modernes. Il était un homme de la plus haute culture. A l'aide d'exemples pris chez Liszt, Wagner et Berlioz, il a considérablement favorisé chez moi le développement du sens poétique et de l'expression musicale. Ma

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fantaisie A us Italien est le point de transition entre mon an- cienne et ma nouvelle manière. » Cette dernière phrase pour souligner que cette transition, il estime la devoir principale- ment à Ritter.

C'est effectivement autour des opus 16, 17 et 18 que se place l'évolution profonde de l'art de Richard Strauss : les ouvrages antérieurs réflètaient très exclusivement sa formation classique et scolastique ; à partir du poème symphonique A us Italien, un style personnel s'affirme (1886). A la fin de l'année précédente, Bülow avait donné sa démission, laissant Strauss occuper le poste de premier chef de l'orchestre de la Cour de Meiningen. Ce dernier y demeure jusqu'au 1er avril 1886, date à laquelle il estime terminée sa « schöne Lehrzeit », son « bel apprentis- sage » au pupitre de l'un des meilleurs orchestres de l'époque. C'est alors qu'il part pour l'Italie, d'où il rapporte son premier grand poème symphonique, Aus Italien. Romain Rolland, qui s'en est entretenu avec le compositeur lui-même, considère que ce premier voyage en Europe méridionale est, après la rencontre d'Alexandre Ritter, l'un des événements qui ont le plus joué dans la formation de Strauss ; et celui-ci affirmera au père de Jean-Christophe que dès lors il aura toujours la nostal- gie du Midi, que le Nord lui pèse et qu'il ne peut composer en hiver. Ce séjour en Italie est assez bref. A son retour, Strauss s'établit à Munich où il est nommé troisième chef d'orchestre, les deux premiers étant Hermann Levi et Franz Fischer.

Dans le courant de l'hiver 1885-1886, Strauss avait égale- ment composé sa Burlesque pour piano et orchestre à l'inten- tion de Bülow, espérant que ce grand chef, qui était aussi

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un admirable pianiste, créerait l'ouvrage ; malheureusement, celui-ci se récusa, trouvant le morceau inexécutable, et la Bur- lesque rentra dans les cartons de Strauss en attendant que quatre années plus tard le pianiste Eugen d'Albert vînt l'en tirer, en recevoir la délicace, et lui faire commencer une brillante carrière à laquelle un autre pianiste célèbre, Wilhelm Backhaus, contribua aussi très largement à ses débuts.

Au cours de l'année 1886, il effectue son second pèlerinage à Bayreuth, où il s'enflamme pour Tristan et où il participe personnellement et activement aux cérémonies du culte wa- gnérien, en tenant le piano pendant les répétitions de Par- sifal. Puis il rentre reprendre ses fonctions dans la capitale bavaroise, où il dirigera, le 2 mars 1887, la première exécution de Aus Italien. Cette période munichoise, qui va durer trois années, est particulièrement active et fertile dans la vie de Richard Strauss, en dépit des difficultés auxquelles il se heurte sans cesse du côté de l'intendant du théâtre de la Cour, Karl von Perfall, qui, comme la plupart des Munichois, est extrêmement conservateur en art. A la fois chef d'orchestre, répétiteur des solistes et des choristes, décorateur et costumier, Strauss porte tous ses efforts sur la mise au point de Tann- häuser et Lohengrin. L'ensemble des problèmes que pose le drame lyrique commence à le préoccuper. C'est d'ailleurs l'an- née suivante, le 25 mars 1888, qu'il esquisse son premier ouvra- ge lyrique, Guntram, qui ne sera terminé que cinq ans plus tard. D'autre part, certaines des œuvres qui voient le jour à cette époque témoignent déjà de ses recherches dans l'ordre dramatique : ainsi en est-il des poèmes symphoniques qui ont

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Claude Rostand a bien connu Richard Strauss. Il a ainsi pu vérifier aux sources tous les détails historiques et bio- graphiques nécessaires à son livre. Il a étudié la vie du compositeur en la replaçant dans l'optique sociale et es- thétique de son temps. Il s'est ensuite livré à une analyse de toute l'œuvre du compositeur et en donne, pour la première fois en langue française, le catalogue complet.

Dans la même collection : 1. CHOSTAKOVITCH 2. PROKOFIEV 3. HAYDN 4. MONTEVERDI 5. LISZT 6. BEETHOVEN 7. POULENC 8. J. S. BACH 9. TCHAIKOVSKI

10. CHOPIN 11. RAVEL 12. STRAUSS 13. BRUCKNER à paraître : BIZET BRAHMS

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