rhapsodie pour un librique défunt

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Rhapsodie pour un librique défunt Alain Ferry

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Et voilà, ils sont tous là autour de la tombe, parents, famille, amis, aimés et mal-aimés. Or, au lieu de leur donner voix au chapitre, c’est le mort lui-même qui les salue depuis le fond de la fosse, mobilisant la mémoire comme l’imagination, les faits comme la fiction. Ce récit original tourne le film d’une vie, à la façon d’un bilan, ici établi avec l’ironie que l’on connaît à l’écrivain, et qui traduit la distance qu’il sait prendre avec les événements et l’histoire, jolie ou hacheuse de destinées.

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Et voilà, ils sont tous là autour de la tombe, parents, famille, amis, aimés et mal-aimés. Or, au lieu de leur donner voix au chapitre, c’est le mort lui-même qui les salue depuis le fond de la fosse, mobilisant la mémoire comme l’imagination, les faits comme la fiction.

Ce récit original tourne le film d’une vie, à la façon d’un bilan, ici établi avec l’ironie que l’on connaît à l’écri-vain, et qui traduit la distance qu’il sait prendre avec les événements et l’histoire, jolie ou hacheuse de destinées. Mais au-delà des visages, ce sont des plages littéraires que le regard parcourt, tandis que s’instille ou s’installe le ba-gage de ce lecteur gourmand pour qui le livre est source d’incitation et promesse d’orgasmie. Ce « librique » est amoureux des mots autant que des figures féminines… et de leurs jeux, aux uns et aux autres.

L’écriture d’Alain Ferry est toujours une lente et insis-tante réflexion sur les plaisirs et les jours, sur ces choses de la vie qui est, selon l’expression de Montaigne, chose tendre et facile à troubler.

Alain Ferry est né le 17 décembre 1939 en Algérie. Agrégé de lettres classiques, il a enseigné pendant plus de trente ans au Prytanée de La Flèche, où passèrent l’abbé Prévost ou Marcel Drouin. En 2009, il reçoit le prix Médicis dans la catégorie essai pour son roman Mémoire d’un fou d’Emma.

Rhapsodie pour un librique défunt

Alain Ferry

Éditions ApogéeISBN 978-2-84398-423-522 € TTC en France

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Collection « Piqué d’étoiles »créée par François Rannou,

dirigée par Jacques Josse

Du même auteur

El-KOUS, éthopée d’un pied-noir, récit, Seuil, 1978Le Devoir de rédaction, roman, Actes Sud, 1983

La Mer des mamelles, Roman d’amour ès lettres, roman, Seuil, 1995Mémoire d’un fou d’Emma, roman, Seuil, 2009 (prix Médicis Essai 2009)

© Éditions Apogée, 2013ISBN 978-2-84398-423-5

Alain Ferry

Rhapsodie pourun librique défunt

Éditions Apogée

à Arianeà Pascale

à Stanislasà Laurent

à Emmanuel

« Une idée à creuser : écrire un roman du point de vue d’un homme qui vient de mourir, qui sait qu’il a deux jours devant lui avant qu’il — c’est-à-dire son corps — ne cède et se mette à pourrir et puer, qu’il ne peut rien espérer accom-plir dans l’espace de ces deux jours, sauf vivre encore un petit peu, tandis que chacun de ses moments a la couleur du chagrin. »

J.-M. Coetzee, Journal d’une année noire.

« Si l’on conçoit la mort comme la séparation de l’indi-vidu entre nature et culture, la définition progressive du cadavre montre que cette séparation n’est pas immédiate ; qu’elle prend du temps, et que c’est justement le temps du cadavre. »

Jackie Pigeaud, Poésie du corps.

« Il n’est subject si vain, qui ne mérite un rang en cette rapsodie. »

Montaigne,Essais (I, 13).

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Louise

Je vois en premier lieu le visage de ma femme. Elle est assise sur une chaise, au bord du trou. Grand âge, nuits blanches des veilles de mon agonie, souffrance de notre sépa-ration, ses jambes ne devaient plus la porter. Tu as tenu à être près de moi jusqu’à ma disparition définitive. Chère Louise. Présente comme d’habitude. « Coûfontaine, adsum ! » : tu aimais la devise de Sygne, dans L’Otage de Claudel. Tu ne t’es pas habillée pour la circonstance. Louise n’est pas en noir. Ne s’est pas mise en deuil. Elle EST en deuil. Elle n’a pas de chapeau. Ses rides se sont approfondies. Rien ne masque son usure. Elle pleure. Tu pleures, Louise. Tu me pleures. J’ai mal. Au cœur. Au crâne. Ses larmes coulent continûment. Ce ne sont pas des sanglots. D’ailleurs elle n’a jamais eu le hoquet. Quand les enfants l’avaient, elle leur proposait de dire à toute vitesse et sans erreur « J’ai le hoquet Dieu me l’a donné vive Jésus je ne l’ai plus  », cet énoncé devant les en débarrasser. Elle ne croyait pas à ce truc, mais elle en suggérait quand même l’usage. Penchée vers le cercueil, elle pleure sur moi, pas sur elle. Elle n’a jamais pensé à elle en priorité. Elle est

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belle. Oh, notre vie d’amour. Elle m’avait offert, pour mon trente-quatrième anniversaire, les derniers poèmes d’amour d’Éluard, dans une belle édition du Club des Libraires de France illustrée de portraits dus à Man Ray et à Dora Maar. Ensemble nous avons lu Nous ne vieillirons pas ensemble. Nous avons vieilli ensemble, mais pas assez, pas assez. Il y avait ces deux autres vers que parfois nous citions, elle ou moi : « Et la mort entre en moi comme dans un moulin », ou « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres ». Chaque fois, alors que je le savais, je ne pouvais plus dire s’ils étaient d’Éluard, et Louise me soufflait la réponse en s’étonnant de cette défaillance liée à un souvenir pour nous si important. Toujours il faisait bon près d’elle et maintenant je suis glacé. Transi. On ne s’en doute pas, mais je claque des dents. Et dans mon puits je tourne. Mon dernier film sera pour vous.

Tu estimais, tu ne révérais pas Simone de Beauvoir. Pour l’amour, l’Un est peut-être plus royal que le Multiple. Ce senti-ment reste au terrien couché sur le frais humus de sa dernière demeure. J’ai froid jusque dans les os. Peut-être dépasse-t-elle Beauvoir, celle qui n’a pas eu, qui ne s’est pas octroyé des amours secondaires. Je ne me distrayais pas d’elle. Louise, ma chère Louise. J’aimais que tes parents t’eussent donné le prénom de madame de Rênal. Ton père me raconta un soir, comme nous devisions dans son bureau après un réveillon de Saint-Sylvestre, qu’il imaginait la fougueuse Mathilde comme une amante moins inventive au lit que la jeune mère dont Sorel enseignait les enfants. Il lui attribuait la faculté d’indé-cence et les incandescences que Grace Kelly, dans les films d’Hitchcock, semble pouvoir libérer malgré sa blondeur en apparence indérangeable. J’ai fait comme j’ai pu pour n’être pas mauvais. Notre conjonction avait un peu de cette unité

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qui me semblait bénéfique aux œuvres d’art quand sur la terre je me hasardais à juger les créations fortes des poètes.

Maintenant je vois les jambes de Louise. Je ne l’ai pas fait danser souvent. Pourtant, au début de notre rencontre — ce devait être son désir, ou l’un de ces besoins d’expansivité que j’avais de temps à autre en contradiction avec ma tendance au repli sur moi-même —, nous avons passé toute une soirée au Slow-Club. Je n’étais ni un bon danseur ni un fin dragueur. Mais l’aimantation naturelle des affinités qui nous serraient l’un contre l’autre agissait. Nous nous sommes séduits mutuellement. Les musiciens jouaient Petite fleur de Sydney Bechet. Je ne connaissais rien à cette musique. Je l’écoutais à peine. Pressés par d’autres couples, nous ne bougions presque pas. Louise, malgré la sonorité du caveau, m’a parlé de Bach, de L’Offrande musicale je crois. Je ne savais rien de Bach. La grande musique m’était alors aussi étrangère que toutes les autres, hormis celle de certaines chansons populaires. Gilbert Bécaud. Dario Moreno. J’aimais déjà la littérature, et aussi qu’elle s’y entendît. Tu travaillais dans une librairie pour payer tes études, je t’ai décrit mon attrait pour Le Bavard de Louis-René des Forêts, pour ce roman qui est un centon de citations faites sans guillemets à la façon des plagiaires. Quand je dis que je vois les jambes de Louise, je désigne plus exactement les fuseaux de son pantalon. Mais j’ai bien en tête, telles que nues elles m’apparurent pour la première fois au bord de la piscine du centre Bullier, puis dans sa chambre située rue Lhomond, leur perfection et leur incarnat cuisse de nymphe émue. Ayant lu De l’amour, j’étais certain que je ne devais pas à un phénomène de cristallisation le sentiment qu’elle était aussi bien faite que Cyd Charisse que j’avais admirée dans Singing in the rain et dans Party Girl. Et de ses jambes à son ventre il n’y avait qu’un pas, que j’ai franchi dans l’allégresse,

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Avis d’essai

Tout le monde meurt. Pourtant je me le demandais parfois : ma mort est-elle possible ? Si le possible est ce qui arrive, la réponse est oui. Je suis mort bel et bien. Pourtant il y a comme un os, un hic, ici et maintenant. Quand tu es là, la mort n’est pas là. Quand elle est là, tu n’es plus là. Or la règle ne joue pas : je suis mort, la mort est là, et je suis là. La preuve en est que c’est moi qui vous le dis.

J’aimais entendre Terzieff réciter ces vers d’Aragon : « Est-ce qu’on sait ce qui se passe/C’est peut-être bien ce tantôt/Que l’on jettera le manteau/Dessus ma face. » Or maintenant j’y suis. Au trou. Concédé au néant pour la perpétuité. Mort mardi dernier. Mardi martial, bon jour pour tomber à la guerre de la vie. Enterré ce vendredi, jour de Vénus. Jour propice pour faire une dernière fois, farfelue fois, l’amour avec ma langue.

Les morts ont des capacités. Parfois, ils nous déroutent. De la tombe ils promettent de parler, et quelquefois, effecti-vement, ils parlent. Ou c’est une impression.

Convoyeurs, accompagnateurs et autres obséquiards, salut.

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Frères humains, lectrices, lecteurs, lettrés curieux et braves à trois poils, à vous aussi, salut.

Un mort s’adresse à vous. Écoutez, s’il vous plaît, ce qu’il a dans le crâne. Oyez la parole d’un sans-parole, vraie, roman-cée, libre, buissonnière ou buissonnante, et n’en faisant qu’à sa forte tête, une tête dure, creuse, ricanante parfois. Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ? No se puede mirar ? C’est ce qu’on verra. Goya n’a-t-il pas gravé ce que les yeux de la représentation saisissent d’un désastre ordinaire ?

De mon vivant je n’avais pas désiré, beau mensonge ou pieuse ruse, l’immortalité de mon âme, de mon esprit, et encore moins de mon corps, mais j’avais caressé l’hypothèse d’un délai de conscience et de mémoire loisible aux heures de mon enterrement. Pour le cas où cette expérience aurait lieu, j’avais demandé qu’on ménageât une fenêtre vitrée dans le couvercle de mon cercueil, à l’endroit de la tête : qui sait si un pouvoir passe-paupières ne me permettrait pas de voir une dernière fois les personnes qui s’inclineraient sur ma fosse pour me dire adieu ? J’avais plusieurs fois senti cette curio-sité de lire les gestes ou les expressions de celles et ceux qui participeraient au rituel de mon occultation définitive. Au demeurant, j’aurais eu par ce biais la lucarne que Necker refusa à sa femme qui avait souhaité d’avoir une vitre ajustée dans le couvercle de son cercueil pour qu’on pût certifier son décès plusieurs jours après son expiration, tant elle redoutait d’être déclarée morte pour une perte de conscience plus ou moins sévère.

C’est merveille que tout cela se réalise. Mon sommeil de mort aurait plu à saint Bernard : il est vigilant et vivace. Bien casé dans ma boîte, les yeux fermés comme ils l’avaient été si doucement, si tendrement, si douloureusement par ma femme après mon dernier souffle, je vois — sans ciller, sans

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le moindre mouvement des lèvres — oui je vois ce qui se passe au-dessus de moi. D’autant mieux que fut à peu près satisfaite l’autre volonté inscrite dans mon testament : on ne jetterait sur ma dépouille ni fleurs, ni petits papiers ou autres marqueurs d’affection, d’amitié, d’amour peut-être (ces objets, malencontreusement tombés sur la lucarne et devenus des caches, gêneraient, limiteraient ou supprimeraient ma vision).

L’idée d’avoir cette expérience m’était venue après la mort de Cartier-Bresson. Quand disparaissaient les artistes ou personnalités que j’admirais, j’ai toujours acheté divers jour-naux pour lire leurs nécrologies. Sur Cartier-Bresson, j’avais découpé dans Libération ce témoignage d’Annette Doisneau : « Mon père, Robert Doisneau, est mort le 1er avril 1994. L’enterrement a eu lieu dans le cimetière de Raizeux, à côté de Rambouillet, un joli cimetière. Bien sûr, Henri était là. Quand il est passé devant ce vide où se trouvait à présent mon père dans son cercueil, il croquait une pomme. Et il lui a lancé la moitié de sa pomme… J’ai trouvé ce geste extraordinaire, à l’image de leur amitié, qui paraissait improbable et qui était si profonde. »

Puisse Doisneau avoir vu le visage presque poupin de son vieil ami, et sa main soudainement ouverte pour balancer le fruit dans l’instant décisif où il fût évident que cette obole disait plus de choses que n’aurait fait une rose ou une fleur des champs. L’impact de la pomme sur son cercueil a peut-être été perçu par une parcelle encore vivante de son âme finie. Et peut-être que Verlaine, lors de son terrible enterrement, entendit sa maîtresse éméchée crier sur la fosse : « Paul, tous les amis sont là. » Pour ma part il m’aurait plu d’entendre des offrandes tomber sur mon étui, des fleurs ou des fruits, des figues, des bananes, des noix, des poires, ou l’un de ces

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Claude Levasseur

Au Portugal, c’est au Portugal que nous nous sommes rencontrés, cher Claude, à Lisbonne, à la terrasse du café Brasi-leira. Nous avons pris langue en entendant que nous parlions français, toi avec ta compagne (plus tard je sus qu’elle était ta dernière conquête, dernière pour l’époque car ta liste donjua-nesque s’allongea par la suite), moi avec Louise, ma régulière accompagnatrice. Tu t’es laissé pousser la barbe : il y a long-temps que tu portes la barbe ? Nous avons alors découvert que nous voulions l’un et l’autre mettre quelques-uns de nos pas dans les rues ou les bars toujours hantés par les passages qu’y fit, des années durant, Fernando le multiple. D’autres font des pèlerinages sur la tombe de Luis Mariano. Certains vont se faire tirer le portrait près de John Lennon statufié en bronze dans un parc américain, et nous, en fans du poète aux hétéronymes, nous étions descendus à Lisbonne pour respirer un peu sa ville. De Pessoa, j’aimais beaucoup, sans originalité, Le Livre de l’in-tranquillité. Peut-être parce que, tel Bernardo Soares, j’aurais écrit « une autobiographie sans événements » si j’avais, sur un papier bien quadrillé comme elle, couché le récit de ma vie.

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Ma vie où j’ai fait ce que j’ai pu, où, certain que je n’en aurais pas une autre après ma mort, j’aurais pu montrer plus d’assi-duité au travail, où je ne me suis pas interdit — alors qu’il y avait d’autres urgences altruistes ou caritatives — de m’adonner beaucoup, lecture et écriture, à la religion impossible à fustiger du lucrétien Tantum religio potuit suadere malorum, la religion intime des bons livres, ratifiant ainsi le théorème de Pessoa  : « La littérature est bien la preuve que la vie ne suffit pas. » Et qu’on ne voie pas un crime de lèse-naturel dans le réflexe d’émailler le réel de citations cristallisantes sans lesquelles on ne l’aimerait pas. Ceux qui, contents de son immédiateté, en parlent sans jamais l’orner de fleurs livresques, seraient souvent en peine de faire la moindre citation parce qu’ils ne lisent pas, et madame de Staël leur reprocherait « un pédantisme de légè-reté » à mes yeux comme aux tiens, cher Claude, plus détestable que la bibliomanie des érudits fervents. Être nature c’est bien, être frotté de lettres ce n’est pas mal non plus.

Mais qu’est-ce qu’une vie suffisante, une vie satisfaisante ? Telle qu’elle s’est composée au fil des jours, la mienne me suffisait. Faite de petits riens, de travaux ou d’exercices qu’un observateur eût jugés trop menus pour être pris en considéra-tion dans le bilan d’une existence qualifiable de bien remplie. Gracq estimait sa vie trop plate pour qu’elle pût l’engager à tenir un journal. Qu’aurait-il pensé de la mienne, qui était sans histoires, sans exploits légendaires dignes d’être fixés dans un cahier mémorial et connus par un amateur de fourbis diaristes ? Vie de simplicités que parfois je trouvais superbes. Ou rele-vées de piments doux. Je me rappelle encore le jour où j’ai lu Paris, musée du xxie siècle, 10e arrondissement de Thomas Clerc. Tombant sur une citation d’Othello — Good luck to their sheets ! — donnée avec pour référence la scène 2 de l’acte V, j’ai réagi comme d’habitude, j’ai foncé vers ma bibliothèque

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Boulabal

Cher, très cher Boulabal, tu as donc pu quitter ta vieille maman, et venir de Bondy pour assister à mes obsèques, pour écouter les poèmes lus près de mon cercueil par mon frère Yves le comédien, et par mon ancienne élève Nicolette Anicet. As-tu vu comme Nicolette a bien dit Les Bijoux de Baudelaire ? Les miens ont choisi ce poème, sans doute parce j’ai souvent raconté qu’il fut le motif de ma première grande exaltation poétique, lorsque mon camarade Pierre Casimir me prêta en secret Les Fleurs du Mal. Remets ta chéchia, ce n’est pas le moment d’attraper mal. C’était en classe de seconde, et ce n’est pas notre professeur, monsieur Garnier que nous appelions Petites Cuisses, qui nous aurait initiés à l’érotisme du Prince des helminthes et de l’élévation spirituelle. J’étais encore capable de marcher la dernière fois que nous nous sommes retrouvés dans un bar de la rue des Pyrénées. Et les souvenirs d’Algérie avaient, comme à nos accoutumées, fait le plat principal de notre conversation. Une fois de plus, nous avions parlé de la torture comme des égorgements pratiqués par les guerriers français et algériens. Nous avions parlé de Primo Levi, de sa rencontre avec Philip Roth, de l’entretien

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que celui-ci avait eu avec Aharon Appelfeld, admirable selon Roth notamment pour sa capacité d’aller au bout de ses obses-sions. C’est alors que tu me fis une confidence.

Vers tes cinquante ans, tu avais connu pendant plusieurs mois une crise d’érotomanie consistant à collectionner des photos de femmes nues, des nus artistiques et des nus vulgaires d’un rang pornographique, ouverts en profondeur autant qu’il est possible, poilus ou désherbés, et dans cette thésaurisation singulière, m’avais-tu dit, brillaient tout parti-culièrement les sexes de Maccheroni. Tu te sentais comme aux prises avec l’Infini devant ces myriades de cons, tous analo-gues et chacun unique par son feuilleté et son plissage. Tu te prescrivis d’abandonner ta quête de ces curiosa après t’être arrêté sur une phrase de Stéphane Audeguy quand tu lisais La Théorie des nuages. Cette phrase était : « Rien au monde de plus fascinant que les nuages, sinon l’océan ; mais là est le danger. Car rien aussi n’est plus vain, plus trompeur, plus stupéfiant que cette matière toujours changeante, toujours renouvelée et que l’on peut si aisément s’épuiser à vouloir décrire, comprendre, dominer. » La même chose pouvait être dite des cons. Et puis tu détruisis tout ce matériel scopique à la veille d’un voyage en Arabie, au prétexte que la décou-verte posthume de ces objets cumulés dans des classeurs pût te valoir un jugement de déconsidération. Revenu sain et sauf du pèlerinage, tu avais eu honte d’avoir craint l’interprétation négative, étonnée, hostile que tes enfants ou tes amis auraient pu faire sur ton compte, sur cette manie et cette fixation.

J’ai toujours apprécié tes contradictions, ta complexité. Par exemple il y avait ton goût pour Léo Ferré, que tu avais rencontré quand tu avais vingt ans, et qui t’offrit son propre stylo en souvenir de votre rencontre : tu lui avais plu, il ne t’avait pas bassiné de conseils à la papa. Et d’André Mandouze,

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La religieuse amie

La religieuse est donc venue. La religieuse ne m’a pas converti, du reste elle n’y pensait pas, et notre amitié fut constante. Suzanne, j’aurais aimé me souvenir de vous au-delà de la terre, mais à la poussière je vais retourner, et en un sens, un sens profond, c’est bien comme ça. Mais ce fut un grand avantage de vous avoir connue, de vous avoir comptée parmi mes amis proches. Le fait religieux, grande affaire pour le genre humain, n’a pas été ma folle passion. En revanche les religieux m’intriguaient, et les religieuses me reliaient à des rêves interminables. C’est grâce à des personnes de votre qualité que je n’ai pas fait mien, pour mon code de conduite intellectuelle, le panneau routier signifiant à la Croix une interdiction de passer, tel qu’il fut redessiné par un humoriste dont j’ignore le nom, et qu’aucune occasion ne me permettra plus d’identifier. J’avoue ou je confesse qu’aucun être féminin ne m’a intéressé comme vous (« que ces êtres-là sont intéressants », dit Chérubin, et c’est vrai que j’ai quitté tard l’âge mental de l’adolescence). Je vois votre sourire. Il est

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triste aujourd’hui. Je vois vos dents, le petit écart entre elles, dents de la chance, lumineuses.

C’est avec vous, en pleine guerre d’Algérie, quand Henri Alleg dénonçait la question à laquelle des soldats français soumettaient les Algériens insurgés et les dissidents européens de la cause colonialiste, que pour la première fois j’ai vu à la Cinémathèque de Chaillot Rome, ville ouverte de Rossel-lini. Pour être fiancée à Dieu vous n’en étiez pas moins une citoyenne préoccupée des choses de la cité. Quand Roksana, notre amie commune, nous mit en relation, ma culture géné-rale, et notamment cinématographique, était grande comme un mouchoir de poche. N’y avaient alors pris racine que les arbres scolaires de la littérature classique. Grands arbres, mais qui ne font pas à eux seuls l’arboretum aux essences diverses et parfois rares que l’honnête homme se constitue ailleurs qu’à l’école, ailleurs qu’à l’université. Vous m’avez fait lire sainte Thérèse d’Avila, Pierre Louÿs et Patrick Grainville. Car votre sensibilité s’arquait de manière à saisir avec la même tension la force de l’esprit et le feu de la chair. Quand vous avez prononcé les vœux de votre engagement de petite sœur des pauvres avec le projet d’être à Dieu sans quitter la société des hommes, la veille nous nous étions réunis autour de vous chez Roksana, et la joie pétillait dans vos yeux tandis que, un verre de champagne à la main, vous nous avez expliqué pourquoi vos renoncements ne seraient pas une désincarnation.

Certes, et depuis trois années, vous aviez arrêté de faire du sexe un axe existentiel, mais le corps ne cesserait pas d’ins-truire en vous les soifs de votre âme et les jugements de votre esprit. Vous entendant parler ainsi, je revoyais votre acadé-mie (académie, vieilli en ce sens, ferait sourire la fille moderne que vous êtes) solide et parfaite, dévoilée parmi nous, un été, sur une plage de Hossegor. Ah ! vos fondamentaux laïques à