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revueperiode.net http://revueperiode.net/un-texte-inedit-de-louis-althusser-conference-sur-la-dictature-du-proletariat-a-barcelone/ Louis Althusser 4 septembre 2014 Un texte inédit de Louis A lthusser – Conférence sur la dictature du prolétariat à Barcelone Je ne vais pas parler des problèmes concrets de la lutte de classe en Espagne, en France en Italie ou dans quelque autre pays du monde que ce soit. Car j’en suis incapable. Pour en parler il faut disposer de ce que Lénine appelait une analyse concrète de la situation concrète dans chacune de ces formations sociales, et de l’état de la lutte des classes à l’échelon international. Pour disposer des résultats de cette analyse concrète il faut que cette analyse concrète ait été faite. Or à ma connaissance, les partis communistes, qui disposent en principe de la théorie marxiste qui est une science (le matérialisme historique), ou les marxistes qui ne sont pas communistes, mais comme marxistes disposent de cette science, n’ont pas encore mené à bien le très long et très difficile travail de faire des analyses concrètes de la lutte de classe dans chaque pays. Nous disposons seulement de descriptions générales, qui ne sont p as fausses, mais qui sont insuffisantes. Or pour mener la lutte de classe dans toute sa justesse et toute sa force, il faut autre chose que des descriptions générales, des estimations générales, des jugements généraux. Il faut entrer dans le détail, dans tout le détail, c’est-à-dire dans le concret, dans le concret des rapports de la lutte de classe, non seulement de la classe ouvrière et des mouvements populaires, mais aussi et avant tout de la lutte de classe de l’impérialisme, dans tous les domaines, dans la base, dans la politique et dans l’idéologie. Car nous savons, par la science marxiste des formations sociales (le matérialisme historique) que la lutte de classe ne se limite pas à la lutte des classes économique, mais elle s’étend aussi à la lutte de classe politique, et elle embrasse aussi la lutte de classe idéologique. Je ne vais donc pas parler des problèmes concrets de la lutte de classe du mouvement communiste international, de sa crise, de l’éventualité de la résolution de cette crise. Je vais parler d’autre chose : de la dictature du prolétariat. On peut dire que cette question est à l’ordre du jour de tous les partis communistes du monde entier.  Elle est à l’ordre du jour en Chine populaire, où le Parti communiste chinois met l’accent avec insistance sur la nécessité de comprendre, de respecter et d’appliquer la dictature du prolétariat. Elle est à l’ordre du jour en Union Soviétique depuis 1936, c’est-à-dire depuis que Staline a déclaré officiellement que la dictature du prolétariat était dépassée en URSS, c’est-à-dire n’était plus à l’ordre du jour en URSS. Mais en même temps que Staline constatait que la dictature du prolétariat était dépassée en URSS, le même Staline déclarait que la dictature du prolétariat était indispensable pour les autres partis communistes, car elle n’était pas encore dépassée pour eux, puisqu’ils n’avaient pas dépassé la lutte des classes, puisqu’ils n’avaient p as encore atteint, comme l’avait fait l’URSS, le socialisme. Je note en passant qu’en vertu de cette idée de Staline, que lorsqu’une formation sociale a atteint le socialisme, idée qui soutient tout son raisonnement sur la dictature du prolétariat, la dictature du prolétariat est dépassée pour ce pays, est une idée en contradiction complète avec les thèses de Marx et de Lénine, qui ont déclaré à maintes reprises que la dictature du prolétariat, loin de se trouver dépassée sous le socialisme, coïncidait au contraire avec toute la phase du socialisme.

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conferencia inédita de Althusser.

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  • revueperiode.nethttp://revueperiode.net/un-texte-inedit-de-louis-althusser-conference-sur-la-dictature-du-proletariat-a-barcelone/

    Louis Althusser 4 septembre 2014

    Un texte indit de Louis Althusser Confrence sur la dictaturedu proltariat Barcelone

    Je ne vais pas parler des problmes concrets de la lutte declasse en Espagne, en France en Italie ou dans quelque autrepays du monde que ce soit. Car jen suis incapable. Pour enparler il faut disposer de ce que Lnine appelait une analyseconcrte de la situation concrte dans chacune de cesformations sociales, et de ltat de la lutte des classes lcheloninternational. Pour disposer des rsultats de cette analyseconcrte il faut que cette analyse concrte ait t faite. Or maconnaissance, les partis communistes, qui disposent en principede la thorie marxiste qui est une science (le matrialismehistorique), ou les marxistes qui ne sont pas communistes, maiscomme marxistes disposent de cette science, nont pas encoremen bien le trs long et trs difficile travail de faire desanalyses concrtes de la lutte de classe dans chaque pays. Nousdisposons seulement de descriptions gnrales, qui ne sont pasfausses, mais qui sont insuffisantes. Or pour mener la lutte declasse dans toute sa justesse et toute sa force, il faut autrechose que des descriptions gnrales, des estimationsgnrales, des jugements gnraux. Il faut entrer dans le dtail,dans tout le dtail, cest--dire dans le concret, dans le concretdes rapports de la lutte de classe, non seulement de la classeouvrire et des mouvements populaires, mais aussi et avant toutde la lutte de classe de limprialisme, dans tous les domaines,dans la base, dans la politique et dans lidologie. Car noussavons, par la science marxiste des formations sociales (le matrialisme historique) que la lutte de classe ne selimite pas la lutte des classes conomique, mais elle stend aussi la lutte de classe politique, et elleembrasse aussi la lutte de classe idologique.

    Je ne vais donc pas parler des problmes concrets de la lutte de classe du mouvement communiste international,de sa crise, de lventualit de la rsolution de cette crise. Je vais parler dautre chose : de la dictature duproltariat.

    On peut dire que cette question est lordre du jour de tous les partis communistes du monde entier. Elle est lordre du jour en Chine populaire, o le Parti communiste chinois met laccent avec insistance sur la ncessit decomprendre, de respecter et dappliquer la dictature du proltariat. Elle est lordre du jour en Union Sovitiquedepuis 1936, cest--dire depuis que Staline a dclar officiellement que la dictature du proltariat tait dpasseen URSS, cest--dire ntait plus lordre du jour en URSS. Mais en mme temps que Staline constatait que ladictature du proltariat tait dpasse en URSS, le mme Staline dclarait que la dictature du proltariat taitindispensable pour les autres partis communistes, car elle ntait pas encore dpasse pour eux, puisquilsnavaient pas dpass la lutte des classes, puisquils navaient pas encore atteint, comme lavait fait lURSS, lesocialisme. Je note en passant quen vertu de cette ide de Staline, que lorsquune formation sociale a atteint lesocialisme, ide qui soutient tout son raisonnement sur la dictature du proltariat, la dictature du proltariat estdpasse pour ce pays, est une ide en contradiction complte avec les thses de Marx et de Lnine, qui ontdclar maintes reprises que la dictature du proltariat, loin de se trouver dpasse sous le socialisme,concidait au contraire avec toute la phase du socialisme.

  • Jen viens maintenant aux partis communistes du monde imprialiste. La dictature du proltariat y est lordre dujour, de manire paradoxale. Le Parti communiste franais vient dabandonner officiellement, dans son XXIIecongrs, la dictature du proltariat, mais le mme congrs a vot lunanimit une rsolution qui repose touteentire, de A jusqu Z, sur la dictature du proltariat, il est vrai sans jamais la nommer. Le Parti communiste italienqui a supprim de ses statuts depuis la fin de la guerre, sous linfluence de Togliatti, la mention de la dictature duproltariat, sy intresse, puisquil ne la jamais abandonne officiellement, et puisque toute sa politique reposesur la thorie que Gramsci a dveloppe autour de la notion dhgmonie. Mais comme la notion dhgmoniechez Gramsci est une notion ambigu, en particulier comme Gramsci laisse entendre que lhgmonie, qui est enprincipe le consensus quobtient une classe lorsquelle est parvenue prendre le pouvoir dtat, peut existeravant la prise du pouvoir dtat, comme Gramsci laisse entendre, cest du moins ce que disent certains de sescommentateurs qui se situent dans la ligne dinterprtation de Togliatti, que lhgmonie antrieure la prise dupouvoir dtat nest pas seulement une hgmonie du proltariat sur ses allis (ce qui est la thse de Lnine)mais une hgmonie sur toute la socit, la dictature du proltariat devient alors elle-mme le moyen privilgi dela prise du pouvoir dtat, cest--dire le moyen privilgi pour prendre et pour exercer le pouvoir dtat, donc pourassurer lhgmonie du mme proltariat. On peut dire la mme chose en disant que pour ces interprtes deGramsci, qui sont trs subtils, et plus subtils que Lnine lui-mme qui na jamais envisag cette possibilit,lhgmonie du proltariat prsente cette caractristique extraordinaire dexister avant les conditions historiques,cest--dire conomiques, politiques et idologiques de sa propre existence, cest--dire avant la prise du pouvoirdtat. Ce qui constitue ce que les logiciens et le premier homme venu appellent un cercle vicieux. Or on ne peutdemeurer indfiniment devant un cercle vicieux. Cest pourtant ce que font les interprtes de Gramsci dont jaiparl. Mais comme ce sont des intellectuels, cela na pas beaucoup dimportance, sauf que cela peut paralysercertaines formes de la lutte des classes, dabord chez les intellectuels communistes, marxistes, et chez les autresqui ne sont ni communistes ni marxistes, parce que cela obscurcit et trouble la thorie marxiste dans un de sesprincipes essentiels. Et cela peut naturellement avoir aussi des consquences dans la ligne politique et dans lapratique politique du Parti communiste italien, o les intellectuels jouent un rle trs important. En tous les cas, sile cercle est ferm, la question reste ouverte, et elle sera rgle par les dveloppements de la lutte des classes enItalie.

    Le Parti communiste espagnol ne sest pas, ma connaissance, prononc sur la question de la dictature duproltariat, mais il est vident que ses sympathies thoriques et politiques vont aux positions du Parti communisteitalien, qui exercent une grande influence en Espagne, surtout en Catalogne, beaucoup moins en Andalousie,pour ne parler des rgions dEspagne que je connais directement.

    Le Parti communiste portugais sest trs nettement prononc, par la voix dA. Cunhal, dans son Xe congrs tenudans la clandestinit en 1974. A. Cunhal a dit en propres termes : nous devons supprimer de notre vocabulairecertaines expressions, en petit nombre. Nous devons le faire parce que, aprs 50 ans de fascisme, le peupleportugais ne peut tout simplement pas comprendre que le parti communiste, qui lutte pour la libert, puisse lesemployer. Par exemple lexpression dictature du proltariat. Et Cunhal a dit avec un grand calme et une grandeforce : mais que personne ne sy trompe ; nous abandonnons seulement, uniquement, lexpression de dictaturedu proltariat, nous nabandonnons absolument rien du concept, qui est le concept cl de la thorie marxiste enmatire de lutte de classe. En somme A. Cunhal disait, comme autrefois Machiavel : quand la situation politiqueoblige abandonner des mots, il faut le faire, mais dans ce cas il ne faut jamais, jamais, jamais abandonner lachose, ou les principes ou les concepts. Car si on abandonne non pas en paroles mais en ralit, cest--diredans la pratique, les principes et les concepts, on perd la direction et lorientation, ce que les marxistes appellentla ligne politique suivre. Et quand on perd la ligne politique, cest comme dans la navigation, on ne peut pasarriver au port, destination.

    Jajoute que le paradoxe le plus surprenant est que toutes ces dclarations pour la dictature du proltariat, oupour son abandon ou pour labandon de son expression, et mme les dclarations de Staline sur la ncessitdabandonner la dictature du proltariat parce que lURSS laurait dpass puisquelle serait rentre dans lesocialisme, peuvent aussi tre considres seulement comme des dclarations, cest--dire des mots. Ce pointest trs important, car on narrte pas la lutte des classes en dclarant quelle est arrte ou dpasse.

    De la mme manire, on narrte pas les exigences objectives, donc scientifiques, quexprime le concept dedictature du proltariat, en dclarant quon abandonne le concept de dictature du proltariat, ou son expression,

  • ou ce que certains appellent, pour se tirer de cette difficult, la notion de dictature du proltariat, ou mme endclarant, comme la fait Staline en 1936 et comme continue de le faire Brejnev maintenant, que la dictature duproltariat est dpasse en URSS, puisquen URSS le socialisme existerait, et quen consquence ltatsovitique serait un tat du peuple entier , ce qui est un non-sens du point de vue de la thorie marxiste. Lathorie marxiste dmontre en effet scientifiquement que ltat existe seulement dans des formations sociales oexistent des classes, donc la lutte des classes, donc une classe dominante qui exerce sa dictature. Enconsquence de quoi, thoriquement parlant, la notion dun tat qui serait ltat du peuple entier est un non-sens absolu. Et comme les aspects dominants de la formation sociale sovitique ne semblent pas, contrairement ce que pensent les camarades chinois dont il faut examiner les arguments trs srieusement, maismalheureusement leurs arguments ne sont pas dvelopps, comme les aspects dominants de la formationsociale sovitique ne semblent pas relever de la dictature de la bourgeoisie, mais ne semblent pas non plusrelever visiblement de la dictature du proltariat, nous sommes bien obligs de nous poser la question : quel estactuellement le rapport de production dominant en URSS, le rapport de production et les rapports sociaux,politiques et idologiques correspondants ?

    Si nous pouvions enfin proposer une rponse scientifique cette question-cl, cette rponse pourrait contribuer, son niveau bien entendu, amorcer la solution un des aspects les plus graves de la crise du mouvementcommuniste international, je veux dire la division actuelle du mouvement communiste international, division quifait la force principale de limprialisme. Je signale dailleurs que le mouvement communiste international est entrain daborder lui-mme directement cette question, grce linitiative politique prise par les partis communistesoccidentaux, dont le PCUS a d reconnatre en partie le bien-fond dans le communiqu final de la confrence deBerlin.

    Tout ce que je viens dexposer pose videmment de nombreuses questions, quil faudrait pouvoir examiner endtail. Mais avant de venir lexamen de ces questions, je vais tout simplement exposer la thorie marxiste de ladictature du proltariat, telle quon la trouve dans Marx et dans Lnine. Je ne parlerai pas de Gramsci, parce quesa position est complique. Il na jamais, dans ses Quaderni [Cahiers], employ lexpression de dictature duproltariat, ce qui peut sexpliquer par le fait quil tait en prison et soumis une censure impitoyable. On sait parexemple que cest cause de la censure que Gramsci, qui ne croyait pas du tout que la philosophie marxiste taitune philosophie de la praxis , ni que la science marxiste tait une philosophie, employait lexpression de philosophie de la praxis pour dsigner la pense de Marx, la thorie de Marx, la fois donc la sciencemarxiste et la philosophie marxiste. Nous avons le droit de supposer que si Gramsci avait pu sexprimer en toutelibert, il aurait employ lexpression de dictature du proltariat, et non lexpression dhgmonie pour dsigner leconcept de dictature du proltariat et la ralit de la dictature du proltariat. Sil avait pu sexprimer ainsi en toutelibert, cela aurait lev bien des difficults, et les interprtes italiens, espagnols, franais et autres, qui essaient decomprendre la pense de Gramsci et prouvent des difficults considrables y parvenir, ne perdraient pas leurtemps en interprtations inutiles, et le mouvement communiste international, qui est, juste titre, trs attach Gramsci, y gagnerait un immense avantage : celui de voir clair dans cette question, qui est politiquement dcisive,et aussi lavantage de ne plus commettre les erreurs politiques commises au nom de ces interprtationsinexactes. Grce cela, on pourrait enfin mettre les mots en accord avec les choses, les dclarations officiellesdes partis communistes en accord avec la pratique relle de la lutte des classes des masses populaires, car cestl le drame, le paradoxe, et aussi le fondement de notre certitude de la victoire, les masses populaires, quellessoient ou non conscientes de la vrit scientifique de la dictature du proltariat, quelles connaissent la dictaturedu proltariat ou non, savent non avec des mots, ni mme avec leur tte, mais dans et par leurs luttes concrtesce quest la dictature du proltariat, parce quelles savent ce quest la dictature de la bourgeoisie, la dictature delimprialisme. Il suffit quelles sachent cela, parce que la dictature du proltariat est dans le principe, comme jevais le dmontrer, la mme chose que la dictature de la bourgeoisie, avec videmment cette diffrence que dansla dictature du proltariat cest le proltariat qui exerce la dictature, et non pas la bourgeoisie.

    Jen viens maintenant mon sujet, la dictature du proltariat, et, pour commencer, je pose cette question simple :quel est le statut thorique de lexpression dictature du proltariat ?

    Et je rponds : cette expression possde le statut dun concept scientifique, au sens fort, au sens le plus fort quisoit, au sens dune vrit scientifique dmontre, prouve et indfiniment vrifie dans la pratique. Et jajoute : ceconcept scientifique appartient, comme concept scientifique, la science fonde par Marx, non pas ce quon

  • appelle la philosophie marxiste, qui mon avis nexiste pas, cest--dire, je prcise, nexiste pas sous la formeclassique de ce que nous appelons dans la division intellectuelle du travail bourgeoise la philosophie ,donc non pas ce quon appelle la philosophie marxiste, mais la science que Marx a fonde, et qui est engnral dsigne par lexpression de matrialisme historique . Quel est lobjet de cette science (puisque ladiffrence de la philosophie qui na pas dobjet, toute science a un objet) ? Lobjet de cette science, ce sont les loisde la lutte des classes. Ce nest pas, comme le croyait Engels lui-mme et comme le croient trop de marxistes,lconomie politique.

    Karl Marx a dmontr, je dis bien dmontr, au sens le plus fort qui existe au monde dune dmonstrationscientifique, que ce quon appelle conomie politique, et ce qui existe sous ce nom dans les socits imprialisteset malheureusement aussi en Union sovitique et dans les pays socialistes, nest pas une science, mais uneformation thorique de lidologie bourgeoise, donc une formation thorique produite par la lutte de classeidologique bourgeoise contre le proltariat, une formation thorique de lidologie bourgeoise ayantnaturellement, si nous sommes matrialistes, des consquences pratiques dans la lutte des classes bourgeoisecontre le proltariat ; mieux, une formation thorique de lidologie bourgeoise produite pour produire ces effetsde lutte de classe contre la lutte de classe du proltariat.

    Donc lobjet de la science fonde par Marx, ce sont et ce sont uniquement les lois de la lutte des classes dans lesdiffrentes formations sociales relevant de ce que Marx appelait les diffrents modes de production.

    Si lexpression dictature du proltariat est un concept scientifique, cela veut dire quelle fournit la connaissancevraie de la ralit qui porte le mme nom. Dans toute science les choses sont ainsi : les mots dsignent leschoses elles-mmes, ce qui est vrai seulement quand on est parvenu la vrit scientifique. Mais la mme choseest fausse quand on reste dans lidologie, quelle soit thorique ou pratique, par exemple politique. Un exemplede cette inadquation : lUnion sovitique, o, malgr les dclarations des dirigeants sovitiques qui disent que ladictature du proltariat est dpasse, nous ne savons pas exactement si la dictature du proltariat esteffectivement dpasse. Quand on se trompe sur la ralit, on se trompe de mots, et vice-versa. Cela nous lesavons depuis que les sciences existent, cest--dire, a prcis Spinoza, depuis qua commenc dexister lapremire science au monde capable de fournir des dmonstrations, et par l mme de dmontrer ipso factoquelle tait une science, la mathmatique.

    Si lexpression dictature du proltariat dsigne un concept scientifique de la thorie scientifique fonde par Marx,et qui a pour objet les lois de la lutte des classes dans les socits de classe , il faut videmment reconnatre quecette expression, qui dsigne aussi, et en mme temps, de droit, la ralit quelle dsigne, puisquelle en fournit laconnaissance, il faut reconnatre que cette expression peut, comme expression, jouer dautres rlessubordonns. Elle peut servir dide (cest--dire dide qui peut tre juste sans tre explicitement lobjet dunedmonstration), elle peut servir aussi de notion et mme dide fausse, cest--dire derreur (quand en prononantle mot on dsigne autre chose que la ralit et sa connaissance) ; elle peut aussi servir de mot dordre danslaction politique, etc.

    Tous ces diffrents emplois sont secondaires par rapport au premier emploi, lemploi de lexpression de dictaturedu proltariat comme concept scientifique. Et il est trs important de bien comprendre, car elle veut dire deuxchoses, qui sont une seule et mme chose :

    1/ cest partir de lemploi de lexpression comme concept scientifique quon peut comprendre les autres emploisde la mme expression, y compris les emplois errons, les emplois faux de la mme expression, et

    2/ linverse nest pas vrai. Cette vrit, le mme Spinoza la exprime dans sa formule clbre : verum index sui etfalsi, ce qui veut dire : cest seulement partir dun concept scientifique vrai, quon peut dmontrer quil sagit dunconcept scientifique et quil est vrai, et cest seulement partir de ce mme concept scientifique vrai quon peutcomprendre les faux emplois de la mme expression, cest--dire lerreur, ou ce que Spinoza appelle le falsum, lefaux.

    Poursuivons. Si lexpression dictature du proltariat est un concept scientifique de la thorie marxiste, dsignantde manire adquate comme dit Spinoza son objet, cest--dire fournissant la connaissance objective de sonobjet, linterprtation historiciste de la dictature du proltariat, dfendue par les dirigeants du Parti communiste

  • franais, est videmment un non-sens. Un concept scientifique, une vrit objective ne peut tre, comme la dit undirigeant du Parti communiste franais, dpasse par la vie . Pour tous les hommes qui ont vcu, depuis queles mathmatiques ont fourni la dmonstration que 2 +2 = 4, la vrit 2 + 2 = 4 ne peut jamais tre dpasse, nepeut jamais tre dpasse par la vie . Il en va de mme du concept de dictature du proltariat. Sa vrit est,comme disait Spinoza de toutes les vrits scientifiques, ternelle ; cest--dire valable en tous temps et en touslieux. Cela veut dire videmment que cette vrit est toujours valable, mme quand son objet nexiste pas, maisquelle est videmment applicable uniquement quand son objet existe. La diffrence entre la validit universelle,indpendamment de lexistence actuelle de son objet, dune vrit scientifique, et lapplicabilit pratique de cettemme vrit, est une diffrence vidente, puisque la mme vrit ne peut tre applique son objet, que si cetobjet existe actuellement.

    Cela veut dire trs concrtement que la dictature du proltariat est vraie pour nous, bien que la dictature duproltariat, cest--dire le socialisme, nexiste pas dans nos pays. Quand le proltariat a dj pris le pouvoir, lavrit de la dictature du proltariat existe autrement, puisque son objet existe dans lactualit, cette vrit est doncdirectement applicable, alors quaujourdhui elle nest applicable chez nous quindirectement, questratgiquement.

    De mme, lorsque le communisme rgnera sur le monde, la vrit de la dictature du proltariat existera toujours,comme tant la vrit de ce qui sest pass sous le socialisme, bien quelle nait plus loccasion de sappliquer ce qui se passera sous le communisme, puisque les classes, la lutte des classes ayant disparu, la dictature duproltariat sera devenue superflue.

    Je devais donner ces prcisions pour sortir enfin du bourbier de lhistoricisme, qui est une des formes delidologie philosophique bourgeoise les plus dangereuses qui soient pour le mouvement ouvrier international, carlhistoricisme parvient faire douter le mouvement ouvrier du caractre scientifique de la thorie scientifique deMarx. Lhistoricisme est sans doute aujourdhui, avec le nopositivisme, la forme la plus dangereuse de la lutte declasse idologique de la bourgeoisie pour le mouvement ouvrier. Il a dailleurs de profondes affinits avec lenopositivisme, car ce sont tous deux des formes dempirisme, lennemi philosophique n 1 de la lutte de classedu proltariat. Cela peut se dmontrer facilement, mais je ne peux pas le faire aujourdhui.

    Ici, on se pose invitablement la question : ny a-t-il pas un problme de vocabulaire ? Est-ce que le mot dedictature ne fait pas rellement difficult ?

    Bien sr, il y a un problme de mots. Car tout concept doit sexprimer, cest--dire se fixer dans le langage, et doncsidentifier avec des mots dfinis, dans les deux sens du terme : se reconnatre en eux, et faire corps avec eux.

    La contrainte objective absolue davoir sidentifier avec des mots, et la relative indpendance du sens duconcept lgard des mots qui lexpriment, font que, dans le principe, rien ne soppose ce quon change lesmots, sil le faut, ou si on en trouve de meilleurs. On sait que Gramsci, par exemple, nemploie pratiquementjamais lexpression dictature du proltariat dans ses Cahiers de prison. Ctait peut-tre pour contourner lacensure, comme on la vu plus haut. Mais le fait est : il se sert de plusieurs mots, mais sans abandonner leconcept. Sont-ils meilleurs ? Peut-tre : cest examiner de prs.

    On peut donc, dans le principe, changer les mots. Mais on a toujours besoin de mots, et la marge de libert nest,en fait, pas si grande : car il faut passer par les contraintes du langage tabli, qui est toujours conservateur,puisquil enregistre les choses et les sens reconnus par lidologie dominante. Et quand on veut lui faire dire, enune formule brve et saisissante, comme ce fut le cas de Marx, quelque chose dinou, qui le drange en fait dansses habitudes, il faut bien lui faire violence.

    Faire violence au langage : tous les potes, les philosophes et les savants le savent, tous les militantsrvolutionnaires aussi.

    Car enfin, si Marx a forg, en 1852, aprs avoir appel dans le Manifeste (1848) le proltariat sriger enclasse dominante , lexpression dictature du proltariat , ctait bien pour forcer voir, sous lnorme couchedes vidences de lidologie bourgeoise, une ralit que personne avant lui navait dcouverte. Et par la forcedes choses, il ny avait videmment aucun nom dans le langage existant pour dsigner cette ralit. Marx a fait

  • comme tout le monde. Il a d prendre les mots quil lui fallait, l o ils taient. Il a pris un mot au langage de lapolitique : dictature. Il a pris un mot au langage du socialisme : proltariat. Et il les a forcs coexister dans uneexpression explosive (dictature du proltariat) pour exprimer, dans un concept sans prcdent, la ncessit duneralit sans prcdent.

    Cest donc parfaitement exact : en accouplant le mot de proltariat au mot de dictature, Marx a fait, nous devonsle reconnatre, violence au mot de dictature. Il la dtourn de son sens : mais pour se servir de son sens.

    Car si, dans la tradition classique, et donc dans le langage existant, le mot de dictature dsignait bien un pouvoirabsolu, il sagissait uniquement alors du pouvoir politique, cest--dire du pouvoir de gouverner, quil ft dtenupar un homme (Rome) ou par une assemble (la Convention), dailleurs sous des formes lgales dans les deuxcas. Mais personne avant Marx navait imagin quon pt parler de la dictature dune classe sociale , car cetteexpression navait aucun sens dans le cadre de rfrence oblig des institutions politiques. Or cest justement ceque fait Marx : il arrache le mot de dictature son domaine du pouvoir politique, pour le forcer exprimer uneralit radicalement diffrente de toute forme de pouvoir politique : cette espce de pouvoir absolu, sans nomavant lui, quexerce ncessairement toute classe dominante (fodalit, bourgeoisie, proltariat), non pas dans laseule politique, mais bien au-del, dans la lutte des classes qui embrasse lensemble de la vie sociale, de la base la superstructure, de lexploitation lidologie en passant, mais seulement en passant, par la politique.

    Essayez de faire mieux en deux mots, et vous verrez : ce nest pas si facile ! Parler de domination de classe(comme fait Le Manifeste) ou dhgmonie de classe (comme fait Gramsci), peuvent tre ou paratre desexpressions ou trop faibles ou trop savantes. Il fallait un mot familier assez fort, et qui frappe, pour faire nonseulement comprendre mais sentir la force inoue de ce rapport de pouvoir absolu de classe. Il fallait un motqui donne lide dun pouvoir absolu au-dessus de toute loi : dictature.

    Mais en mme temps, il fallait un mot exceptionnel pour dsigner ce pouvoir dexception : un pouvoir qui est absolu justement parce quil est au-dessus des lois, traduisez plus lev, vaste et profond que le seul pouvoirpolitique. Or, comme dictature contenait lide dun pouvoir absolu au-dessus des lois, Marx sest empar de cesens pour le forcer dire, en accouplant dictature proltariat, tout autre chose : dans la lutte des classes, lepouvoir de la classe dominante est au-dessus des lois, cest--dire bien au-dessus et au-del de la politique.

    Lnine crit :

    La dictature, cest un grand mot rude, sanglant, un mot qui exprime la lutte sans merci, la lutte mort de deux classes, de deux mondes, de deux poques de lhistoire universelle. On ne jette pasde tels mots en lair.

    Cest ainsi que le concept de dictature du proltariat, vtu de ces deux seuls mots, est entr presque nu dans lathorie et lhistoire, comme une violence faite au langage, comme une violence de langage pour dire la violencede la domination de classe.

    Est-ce dire alors que le concept de dictature du proltariat repose sur lide que la domination de classe est samanire un pouvoir absolu qui ne se rduit pas aux formes du pouvoir politique ?

    Pour le moment, je rpondrai : oui.

    Mais cela veut aussitt dire que le concept de dictature du proltariat ne peut se comprendre seul. Et de fait, ilrenvoie toujours un autre concept : le concept de dictature de la bourgeoisie. Les deux concepts sontidentiques. Ce qui change, cest la classe qui domine. Mais ce qui ne change pas, cest lalternative : ou uneclasse, ou lautre, ou la bourgeoisie, ou le proltariat. Mais pour comprendre cette alternative, il faut ajouter : cestle concept de dictature de la bourgeoisie qui dtient le secret du concept de dictature du proltariat.

    Tout le monde connat les paradoxes clbres de Marx, Engels et Lnine sur la dictature de la bourgeoisie.Lorsqu cent reprises Lnine affirme que la dmocratie parlementaire bourgeoise la plus libre est la forme

  • par excellence de la dictature de la bourgeoisie (je ne discute pas ici de lide contestable quil puisse exister uneforme par excellence ) que fait-il ? Il met en vidence cette distinction fondamentale : les formes politiques parlesquelles sexerce la dictature dune classe dans la lutte des classes sont une chose, et autre chose est cettemme dictature de classe. Et Lnine ajoute : la dictature dune classe sexerce bien aussi dans et par des formespolitiques, mais elle ne sy rduit pas. Ce qui, rassembl, signifie : on ne peut comprendre le sens et la fonctiondes formes politiques (variables selon le cours de la lutte des classes) de la dictature dune classe sans lesrapporter la dictature de cette classe dans la lutte des classes, et aux rapports de force dans cette mme luttede classe.

    Cette distinction entre dictature de classe et formes politiques qui contribuent raliser cette dictature vaut pour leproltariat comme pour la bourgeoisie. Et cest pourquoi, mettant cette fois le mme paradoxe au service de ladictature du proltariat, Lnine peut soutenir lide que la forme politique (et sociale, nous verrons pourquoi) parexcellence de la dictature du proltariat est la dmocratie des plus larges masses , mille fois plus libre quela plus libre des dmocraties bourgeoises.

    Si on ne tient pas fermement en main cette distinction entre la dictature de la classe dominante dans la lutte desclasses, et les formes politiques dans lesquelles et par lesquelles cette dictature sexerce aussi, on ne peutcomprendre la ncessit de la dictature du proltariat (Marx).

    Cette distinction repose sur une grande ide, fondamentale dans la thorie marxiste. Pour Marx en effet, lesrapports de lutte de classe, (mme) sanctionns et rgls par le droit et les lois au profit de la classe dominante,ne sont pas, en dernire instance, des rapports juridiques, mais des rapports de lutte, cest--dire des rapports deforce, bref des rapports de violence dclare ou non. Cela ne veut pas dire que pour Marx le droit et les lois soientdessence juridique pure, donc sans violence, mais cela veut dire : cest parce que les rapports de classe sont,en dernire instance, des rapports extra-juridiques (ayant une toute autre force que le droit et les lois), donc desrapports au-dessus des lois , parce quils sont, en dernire instance, des rapports de force et de violencedclare ou non, que la domination dune classe dans la lutte des classes doit tre ncessairement pensecomme pouvoir au-dessus des lois : dictature.

    Sil y a quelques minutes, jai paru faire une rserve en disant pour le moment , ctait pour signaler quil fallaitaller plus loin. Mais nous y sommes.

    Car il ne suffit pas de donner une dfinition seulement ngative et de dire : le pouvoir de domination de classe est,en dernire instance, extra-juridique , cest--dire non-juridique . Il faut dire positivement quel est ce pouvoirabsolu, et il faut montrer ce que dsigne la dernire instance .

    Or, on ne peut rpondre ces questions sans prendre rellement en compte la thorie marxiste de la lutte desclasses, telle quelle ressort de lanalyse du mode de production capitaliste, Le Capital .

    Mais attention : il ne faut pas tomber dans les piges de nos adversaires actuels, et croire, comme ils leprtendent, que la thorie de la lutte des classes aurait commenc avec Marx, et appartiendrait en propre aumarxisme, comme sa dcouverte ou son invention. La thorie de la lutte des classes a dabord t une thoriebourgeoise et elle continue. Ce nest pas Marx qui a dcouvert lexistence des classes et de leur lutte . Il le ditlui-mme : Ce nest pas moi, ce sont des historiens et conomistes bourgeois et Marx ajoute : Ce que jaiapport de nouveau, cest [] lide que la lutte des classes conduit ncessairement la dictature du proltariat (lettre Weydemeyer, 1852). Nous sommes donc au point le plus brlant o, ce qui distingue la thoriebourgeoise de la lutte des classes de la thorie marxiste de la lutte des classes, cest la dictature du proltariat :au point ou la thorie marxiste de la lutte des classes et le concept de dictature du proltariat sont lis comme leslvres et les dents.

    Sous cet avertissement tonnant, nous pouvons entrer dans ce qui est la thorie bourgeoise de la lutte desclasses pour lopposer ce qui est rellement la thorie marxiste de la lutte des classes.

    On peut dire que les thoriciens bourgeois pensent dans une conception qui distingue les classes dun ct, et lalutte des classes de lautre, et le plus souvent dans une conception qui pose le primat logique ou historique desclasses sur la lutte des classes. Quil y ait des classes, et mme sils les appellent autrement, les thoriciens

  • bourgeois le reconnaissent. Comme ils les pensent spares de la lutte des classes, ils tombent dans uneconception conomique, ou sociologique, ou psycho-sociologique des classes : rien dtonnant, lconomiepolitique, la sociologie, la psycho-sociologie ont t forges pour servir thoriquement et pratiquement cetteconception bourgeoise de la lutte des classes par lidologie bourgeoise, on peut le prouver historiquement etthoriquement. De toute faon, ils pensent dabord lexistence des classes, et la lutte des classes vient ensuite,comme un effet second, driv, plus ou moins contingent de lexistence des classes, et de leurs rapports.Comment pensent-ils alors la lutte des classes ? En termes de sociologie, de psycho-sociologie, de politique, etdidologie : lidologie bourgeoise leur fournit tout ce quil faut pour a.

    Mais ce qui est intressant, ce sont les consquences politiques de cette conception. Si la lutte des classes est uneffet driv, plus ou moins contingent, on peut toujours trouver le moyen den venir bout, en la traitant par desmoyens appropris : ces moyens sont les formes historiques de la collaboration de classe, o le rformisme dumouvement ouvrier se combine avec les mthodes capitalistes de la participation ouvrire sa propreexploitation.

    Marx pense dans une toute autre conception. Contrairement aux thoriciens bourgeois qui posent une diffrenceentre les classes et la lutte des classes, et posent en gnral le primat des classes sur la lutte des classes, Marxpose lidentit de la lutte des classes et, lintrieur de cette identit, le primat de la lutte des classes sur lesclasses. Je mexcuse demployer cette formule, qui est abstraite et semble difficile comprendre. Elle signifie quela lutte des classes, loin dtre un effet driv et plus ou moins contingent de lexistence des classes, fait un avecce qui divise les classes en classes, et reproduit la division en classes dans la lutte des classes.Philosophiquement parlant cela se dit : selon les diffrentes priodes historiques, primat de la contradiction surles contraires, ou identit de la contradiction et des contraires.

    Pour voir concrtement soprer cette division en classes sous leffet de la lutte des classes, pour voirconcrtement en quoi lexistence des classes est identique la lutte des classes, il suffit danalyser ce qui sepasse dans la base conomique, dterminante en dernire instance , et dexaminer justement le rapport delutte de classe qui divise les classes en classes : le rapport de production capitaliste.

    Or, que voit-on dans ce rapport ? condition de le considrer en lui-mme et dans ses prsuppositions qui sontaussi ses effets (lensemble des rapports sociaux qui, tout en le conditionnant, dpendent de lui), on voit ceci.Formellement, le rapport de production capitaliste se prsente comme un rapport juridique : dachat et de vente dela force de travail. Pourtant ce rapport ne se rduit ni un rapport juridique, ni mme un rapport politique, ninon plus un rapport idologique. La dtention des moyens de production par la classe capitaliste (qui se tientderrire chaque capitaliste individuel) a beau tre sanctionne et rgle par les rapports juridiques (dontlapplication suppose ltat) : elle nest pas un rapport juridique, mais un rapport de force ininterrompu, depuis laviolence ouverte de la dpossession dans la priode de laccumulation primitive, jusqu lextorsioncontemporaine de la plus-value. La vente de la force de travail de la classe ouvrire (qui se tient derrire chaquetravailleur productif) a beau tre sanctionne par des rapports juridiques : elle est un rapport de forceininterrompu, une violence faite aux dpossds, quils passent de larme de rserve au travail ou inversement.

    Au cur du rapport de production capitaliste, qui divise les classes en classes, et reproduit cette division par ledouble procs daccumulation et de proltarisation, on trouve donc, en dernire instance (cest--dire ancre danscette dernire instance quest la production), la violence de classe, cette violence hors la loi quexerce laclasse capitaliste sur la classe ouvrire.

    La dictature de la bourgeoisie est dictature parce quelle nest rien dautre, en dernire instance, que cette violenceplus forte que les lois. En dernire instance, mais en dernire instance seulement, car cette violence ne peutsexercer sans les formes du droit qui la sanctionnent et la rglent, sans les formes politiques qui sanctionnent etrglent la dtention du pouvoir dtat par la classe dominante en vue de la sanction du droit, et sans les formesidologiques qui imposent lassujettissement au rapport de production, au droit et aux lois de la classe dominante.Si la guerre, entendue au sens de la guerre que se livrent deux tats par leurs armes, est bien, selon Clausewitz, la politique continue par dautres moyens , alors il faut dire que la politique est la guerre (de classe) continuepar dautres moyens : le droit, les lois politiques et les normes idologiques. Mais sans cette guerre, sans cetteviolence, sans la violence de lexploitation de classe, on ne peut comprendre ni le droit ni les lois, ni lidologie.

  • Le rapport de classe est donc un rapport de lutte, de force antrieur tout droit , et cest ncessairement unrapport antagoniste. Cest ce rapport inconciliable qui ralise le primat de la lutte des classes sur les classes.

    Cest cette loi , non juridique, non politique, de la lutte des classes qui conduit ncessairement (Marx) nonseulement la dictature de la classe dominante, mais aussi lalternative : ou dictature de la bourgeoisie, oudictature du proltariat.

    On imagine sans peine que cette conception nait rien voir avec lconomie politique , la sociologie ou lapsychologie, ces formations de lidologie bourgeoise dont le marxisme na que faire puisque ce sont les armesmmes de la lutte de classe bourgeoise dans lidologie de la socit . Mais on voit sans peine que cetteconception dessine une tout autre politique que la conception bourgeoise et social-dmocrate. Si la lutte desclasses nest pas un effet driv et plus ou moins contingent de lexistence des classes, la collaboration de classeet le rformisme deviennent ce quils sont : des armes de la bourgeoisie dans sa lutte de classe. En revanche, lesorganisations de la lutte de classe ouvrire doivent se saisir de la loi naturelle et scientifique qui rgit la lutte declasse, et tirer dans la thorie et la pratique les consquences de son alternative : ou la dictature de la bourgeoisie(quelles quen soient les formes politiques), ou la dictature du proltariat (quelles quen soient les formespolitiques ? Nous verrons.) Cest lobjectif quassignait Le Manifeste au proltariat : Se constituer en classedominante . Mais peut-on en rester l ? La question de ltat

    Bien sr, on ne peut en rester l. Mais il fallait commencer par l pour bien voir comment tout se tient.

    Ici, il faut un peu dattention, car la question de ltat est complique, et la thorie marxiste nest pas toujours biencomprise.

    Une fois admise lexistence de la lutte des classes, et la domination (dictature) de classe, il reste en effet comprendre : pourquoi ltat ?

    La thorie marxiste soppose, ici aussi, la thorie bourgeoise de ltat. Ltat nest pas une ralit extrieure la lutte des classes, suprieure la lutte des classes, une ralit vocation suprieure aux classes,universaliste ou spirituelle , un arbitre sidentifiant mme partiellement ce quon dsigne comme tant lintrt gnral ou public . Ltat ne se comprend quen fonction de la lutte des classes et de la dominationde classe. Instrument de la domination de classe au service de la classe dominante, ltat ne sert pas seulement des interventions ponctuelles (violentes ou non), mais surtout la reproduction des conditions gnrales(juridiques, conomiques, politiques et idologiques) du rapport de production, des rapports de classe existants auprofit de la classe dominante.

    Quand on tient fermement en main cette conception, on dcouvre naturellement trois questions : la question de lanature propre de ltat, la question de la dtention du pouvoir dtat, et la question de la destruction de lappareildtat.

    Il ne suffit pas en effet de rpter pieusement les formules : ltat est linstrument de la domination de classe dansla lutte de classe, etc. ; il faut encore savoir de quoi est fait cet instrument , qui nen est pas un, et comment ilfonctionne en se moquant du fonctionnalisme . Or, Marx et Lnine ont toujours rpondu avec une extrmeinsistance, par deux mots nouveaux (une fois encore : les mots nouveaux !) : ltat est un appareil , ltat estune machine . Mais comme ils disaient aussi (et avec raison) que cet appareil tait avant tout un appareil derpression, et cette machine une machine rprimer, on na retenu de ces mots (appareil, machine) que lidedun instrument, dune mcanique rpressifs, renvoyant la domination de classe par la violence, etc. En fait onest tranquillement pass ct de ces mots : appareil, machine. Or, ils ont un sens trs exigeant. Car ils ont unsens en commun, mais pas celui quon croyait. Il se trouve en effet que ce quappareil et machine ont en commun,cest de signifier un assemblage mcanique ou organique oprant des transformations (de matire, de forme, demouvement, dnergie, etc.) Il faut de toute vidence prendre appareil et machine la lettre et dire :ltat est un assemblage de mcanismes qui opre des transformations, par excellence une transformation.Laquelle ?

    Tout comme la machine vapeur opre la transformation de la chaleur en mouvement, je dirai ltat est cettemachine qui transforme la violence en pouvoir, plus prcisment cette machine qui transforme les rapports de

  • force de la lutte des classes en rapports juridiques rgls en lois. Montesquieu ne disait pas autre chose quand ilparlait de la division ou sparation des pouvoirs. Quest-ce qui transforme la violence de classe en pouvoirs, sinonla machine dtat et les spare comme il convient pour que la dictature de classe soit assure dans lesmeilleures conditions ? sinon la machine dtat ? Cest le sujet mme, quoique aveugle, de LEsprit des Lois .

    Je propose donc de prendre en compte cette ide forte de machine, et de dire : ltat est cette machine qui oprela transformation de la force en pouvoir, de la lutte des classes en rapports juridiques (droit, lois, normes). Jepropose de dire : ltat est une machine pouvoir, et qui, par ce pouvoir-l, sa propre force, transforme lepouvoir absolu au-dessus des lois en pouvoir des lois.

    Lavantage de cette formule est de faire voir que les lois (tout ce qui est loi, pas seulement les lois politiques, maistoute prescription crite ou non, manant de lautorit souveraine , et quel quen soit le domaine juridique,politique, idologique) ne sont que des rapports de force, sexerant sous la forme du droit cest--dire sous laforme de la rgle et que la fameuse puret du droit (quil soit marchand ou politique, priv ou public) et desnormes (idologiques, religieuses, morales ou philosophiques) nest que la forme transforme de la violence deslois, ce qui claire la violence qui rgne dans les lois, et cette violence particulire qui accompagne le rgneconsenti des normes cest--dire des valeurs dguises en ides : lidologie.

    Lintrt de cette formule et de faire voir que pour transformer la violence de classe en lois, ltat a besoin, commela premire machine venue, dune structure et dune force dtermines, qui soient lui et forment son corps, trsprcisment dune structure telle quelle soit capable, par sa propre force, de condenser la violence de classe enforce dtat, pour servir sa transformation en lois. Cette structure est ce quon appelle couramment, dun motquivoque (car il peut faire croire que ltat existerait avant son appareil), lappareil dtat. Mais je laisse ce pointimportant.

    Lavantage de cette formule qui dfinit ltat est enfin de montrer la dpendance intime existant entre ltat et laclasse dominante.

    Cette dpendance, la thorie marxiste la traduit dans deux concepts dcisifs qui concernent la dictature duproltariat : le caractre de classe inconciliable du pouvoir dtat, et le caractre de classe de lappareil dtat.

    Comme ltat possde, en tant quappareil et machine, une structure et une force propres, on pourrait en effetpenser que, mme produit et moyen de lutte des classes, linertie de la force propre de ltat (en tant quappareilet machine) le neutralise rellement ou virtuellement. Et le pouvoir dtat pourrait alors tre dtenu, comme toutinstrument neutre et indiffrent son dtenteur, soit par une classe, soit par une autre, soit par une alliance declasses se partageant le pouvoir. Mais cest oublier que la dpendance du pouvoir dtat lgard de la lutte desclasses nouvre en dfinitive quune alternative et une seule : seule une classe peut dtenir le pouvoir dtat, ou labourgeoisie, ou le proltariat. La nature de classe (de la dtention) du pouvoir dtat est en effet une propositionessentielle de la thorie marxiste. Cette ide nexclut nullement la ncessit dune alliance de classe pour laconqute du pouvoir dtat, ni la possibilit de la participation, galit de droits avec la classe ouvrire, deplusieurs couches sociales, lexercice du pouvoir dtat aprs la rvolution. Elle indique seulement, mais sansappel, que les rapports de force dans la lutte des classes font toujours, quelle que soit lalliance ou la participation,pencher le pouvoir dtat du ct dune classe et dune seule : la classe effectivement dominante.

    Il en va de mme de ce quon appelle lappareil dtat. L aussi, on pourrait penser que, mme produit et moyende la luttes des classes, linertie de la force propre de lappareil dtat le neutralise rellement ou virtuellement, etquil suffirait la nouvelle classe dominante de donner ses ordres lancien appareil pour en tre obi, et asseoirainsi sa domination de classe. Mais cest oublier que lappareil dtat ressemble un chien, qui nobit qu sonmatre, cest oublier (abandonnons le chien) la dpendance de lappareil dtat lgard des formes de la luttedes classes. Car aucune classe ne choisit les formes de sa lutte de classe, donc les formes juridico-politico-idologiques de sa domination de classe, donc la structure de son appareil dtat lui sont imposes par lesformes de son exploitation conomique et de loppression politique et idologique qui en dpend.

    Cest pourquoi, lorsquelle est devenue dominante en ayant conquis le pouvoir dtat, la nouvelle classedominante est, quelle le veuille ou non, contrainte de transformer lappareil dtat dont elle hrite, pour ladapter ses propres formes dexploitation et doppression. Cette transformation peut tre plus ou moins profonde et plus

  • ou moins rapide : elle est de toutes faons invitable. Pour ne prendre que cet exemple, la bourgeoisie ne pouvaitpas simposer comme classe dominante sans transformer profondment et durablement lappareil dtat hrit dela fodalit. Et si cette transformation demande du temps, il faut prendre ce temps au sens fort : cest le tempsncessaire la nouvelle classe dominante pour transformer par une lutte de classe adapte son exploitationlappareil de classe de lancienne classe dominante.

    Et comme cette lutte de classe-l nest quune partie de la lutte de classe densemble, et comme cette lutte declasse densemble dure et change, il ne faut pas stonner que la configuration de lappareil dtat change :lappareil dEtat imprialiste de 1976 en France nest plus, comme chacun le voit bien, lappareil dtat capitalistede 1880.

    Mais nous voil du coup en plein dans les problmes politiques concrets lis la dictature du proltariat : prise dupouvoir dtat, destruction de lappareil dtat, formes politiques de la dictature du proltariat, extinction de ltat

    Essayons donc de voir un peu clair dans ces questions trs actuelles et trs controverses, en nous plaanttoujours du point de vue auquel Marx nous appelle, cest--dire du point de vue de la fusion du mouvement ouvrieret de la thorie marxiste, cest--dire du point de vue de la dictature du proltariat, cest--dire tout simplement dupoint de vue de la thorie marxiste, telle quelle claire le concept de dictature du proltariat, et telle que leconcept de dictature du proltariat claire la thorie marxiste.

    Dabord, la question de la prise du pouvoir dtat par le proltariat. Il est incontestable que, dans la traditionhistorique et politique dont les militants communistes vivants ont hrit, le concept de dictature du proltariat est 100% identifi aujourdhui avec la prise violente du pouvoir dtat. Cest un fait, dont il faudrait toute une tudehistorique et politique pour clairer les raisons. Je ne puis examiner ici les causes de cette identification. Mais ilest dj clair que, du point de vue thorique, cette identification ne correspond aucune ncessit thorique, ninon plus aucune ncessit historique gnrale, moins de tomber dans un fatalisme historique incapable deslever au-dessus de la brutalit du fait accompli .

    En ralit, pris en lui-mme, cest--dire dans le contexte de la thorie marxiste, le concept de dictature duproltariat ne permet de dterminer aucune des formes concrtes de la prise du pouvoir dtat. Cela ne veut pasdire du tout quil leur soit indiffrent, mais cela veut dire : on ne peut pas dduire du concept de la dictature duproltariat les formes concrtes historiques, de la prise du pouvoir dtat, dans tel pays, en tel moment. Jerappelle que le concept de dictature du proltariat dsigne le pouvoir absolu au-dessus des lois , le pouvoir declasse, dans la lutte des classes, de la classe ouvrire parvenue au pouvoir. Dans ces conditions, ce concept nedtermine en rien, a priori, la forme politique (violente ou pacifique, lgale ou non, donc violente-lgale, violente-illgale, pacifique-lgale, pacifique-illgale) de la crise du pouvoir dtat. Marx et Lnine en taient bienconscients, puisque, tout en reconnaissant que le passage pacifique (donc dmocratique-bourgeois) de laclasse ouvrire au pouvoir tait exceptionnel et cela bien que, de leur temps, la situation historique impostpratiquement le passage insurrectionnel, ils en en reconnaissaient pourtant la possibilit . Et quon nobjectepas que les raisons quils retenaient en faveur de cette possibilit (la faiblesse de lappareil dtat en Angleterre ouaux USA) ont disparu avec les circonstances. Ce que les circonstances ont fait, dautres circonstances peuvent lerefaire. Et comme il sagissait en dfinitive dune possibilit qui, dans lesprit de Marx et Lnine ne reposait que surlestimation dun rapport de forces, pourquoi dautres circonstances ne pourraient-elles pas conduire la mmeconclusion ? Lessentiel est videmment de ne pas se tromper alors sur lestimation du rapport de forces.

    On peut donc conclure en toute certitude, et donc clairement affirmer que le concept de la dictature du proltariatna aucune comptence thorique pour dcider entre le passage violent ou le passage pacifique au socialisme . Ce qui seul peut dcider de ce choix historique cest le rapport de force existant dans la lutte desclasses actuelle.

    La question de la destruction de lappareil dtat, corrlative de la construction dun nouvel appareil dtat estdapparence plus difficile. Car enfin, pourquoi le proltariat, devenu classe dominante par la prise du pouvoirdtat, nimiterait-il pas les autres classes dominantes ? Pourquoi ne se contenterait-il pas, lui aussi, detransformer par sa lutte des classes, lappareil dtat dont il hrite, quitte passer lui aussi par diffrentesconfigurations de lappareil dtat ? Et cest dailleurs ce que parat dire Lnine quand il affirme la possibilit delexistence de ces diffrentes formes politiques sous la dictature du proltariat. Mais pourquoi faut-il

  • absolument, selon un mot de Marx et de Lnine, qui lui aussi, fait au langage une sorte de violence, briser ou dtruire lappareil dtat bourgeois ?

    De bons observateurs, qui savent depuis Engels et les mitrailleuses que le temps des barricades est fini, viennentnous rappeler que lappareil dtat bourgeois comprend des troupes dhommes en armes , dune puissancedsormais dmesure toute insurrection populaire, et quil reprsente un danger mortel pour toute tentative desmasses rvolutionnaires (voyez le Chili). Mais ces prophtes, qui parlent toujours des armes des autres, sont desprophtes qui dsarment. Car, pour peu quon sache que ce sont les rapports de classe qui sont en dernireinstance dterminants, qui interdit donc de comparer des forces de classes celles des forces armes ? Et quiinterdit de rpondre justement, si cest une question de rapport de force, et si, dans telle circonstance, dans telpays, telle poque dfinis, le rapport des forces de classe est trs favorable, si lalliance de classe populaire esttrs puissante, et si en mme temps (et pour les mmes raisons) lappareil dtat bourgeois est profondmentbranl et divis, voire, en certaines de ses branches au moins, en partie clairement ou confusment gagn lacause populaire, alors pourquoi pas ?

    On dira que si je parle ainsi des forces armes, pour leur comparer les forces de classe, jai lair de parlerdinsurrection et de guerre civile, donc de la prise du pouvoir dtat, et non pas de la destruction de lappareildtat. Mais quon ne sy trompe pas. Cest une seule et mme question, car on ne heurte en dernier ressort auxmmes armes, quon veuille prendre le pouvoir dtat ou dtruire lappareil dtat. cette mme question, jerponds donc par la mme interrogation : si toutes les conditions de force requises sont remplies, alors pourquoipas ?

    Pourtant Marx et Lnine insistent bel et bien : briser , dtruire lappareil dtat. Et nous avons appris prendre leur insistance au srieux. Voudraient-ils dire, comme les anarchistes quil faut faire table rase deltat ? Non, puisquil sagit de le remplacer par un autre tat, singulier tat, tat qui soit un non-tat , ouencore Commune , ou encore demi-tat. Ce nouvel tat cest ltat de la dictature du proltariat en personne.De toute vidence, pour que ce singulier tat soit ltat de la dictature du proltariat, il faut faire plus quetransformer lancien tat bourgeois, il faut briser et dtruire quelque chose dans ltat bourgeois :justement ce qui en fait ltat de la dictature de la bourgeoisie. Mais quoi ?

    On ne peut rpondre cette premire question : la destruction de lappareil dtat bourgeois, quen posant laseconde question : le dprissement de ltat. Ce qui veut dire, concrtement, que la question de la destructionde lappareil dtat bourgeois ne se comprend qu partir du dprissement de ltat, cest--dire sur les positionsdu communisme. Cette condition est absolue.

    Devenue dominante par la prise du pouvoir dtat, la classe ouvrire ne se trouve pas dans le mme tat que lesanciennes classes dominantes. Toutes les anciennes classes dominantes taient des classes exploiteuses : ellesavaient (pensez la bourgeoisie) fait leur nid dans lancienne socit, jet les bases matrielles et sociales dunnouveau mode de production, elles staient introduites dans lappareil dtat. Elles navaient pas en tte de tout dtruire mais simplement de remplacer une forme dexploitation par une autre. Cela faisait peur ? On pouvaitsentendre. Donnant, donnant : lappareil dtat de lancienne classe dominante pouvait reprendre du service, ilsuffisait de le transformer sur mesures, pour ladapter la nouvelle forme dexploitation. Il ne demandait que a :reprendre du service.

    La classe ouvrire est une tout autre classe, et dune toute autre trempe. Cest une classe exploite, qui nexploiteaucune classe. Cest la premire classe dans lhistoire qui vienne au pouvoir sans imposer un mode dexploitationdj install dans lancienne socit, et sans la complicit objective qui existe toujours entre les classesexploiteuses. La classe ouvrire ne cache pas ses objectifs : la fin de lexploitation, la socit sans classes, lecommunisme. Et voil plus de 130 ans quelle le proclame, quelle sest forge des organisations de lutte declasse, quelle a fourni la preuve de sa rsolution par ses sacrifices. Elle lutte visage dcouvert pour lecommunisme. Elle fait autrement peur que la bourgeoisie autrefois : avec elle, ce nest plus donnant, donnant. Elleappelle lunion populaire : mais il faut dire oui lunion populaire, et que le oui soit un oui. Lappareil dtatbourgeois demanderait-il par une miraculeuse illumination reprendre du service ? La classe ouvrire, cest bienle moins, demande voir.

    Car, quand on pense la fonction policire, militaire, conomique, politique et idologique de ltat ; quand on

  • pense non seulement ltat visible (les institutions politiques, la police, larme, les tribunaux etc.) mais encore ltat invisible, tous les liens infiniment subtils mais fermes de lidologie bourgeoise dispense par lesappareils idologiques dtat ; quand on pense quil faut non seulement matriser cet appareil dtat, mais letransformer pour aller vers le communisme, alors le mot transformer devient faible, et le mot briser commence parler. Je dis simplement ceci : entre le monde de la bourgeoisie et le monde du communisme, il y aquelque part une rupture ; entre lidologie bourgeoise, qui domine, structure et inspire tout lappareil dtat, sesdiffrents appareils (rpressifs et idologiques : dont le systme politique, le systme syndical, le systmescolaire, linformation, la culture , la famille, etc.), leur dispositif, leur division du travail, leurs pratiques, etc., etlidologie du communisme il y a quelque part une rupture. Briser lappareil dtat bourgeois cest trouverchaque fois, pour chaque appareil, ou mme chaque branche dun appareil, la forme juste de cette rupture, et laraliser concrtement dans lappareil bourgeois lui-mme.

    Jai, comme chacun, quelque ide sur le sens de cette destruction , mais comme ce sont les ides dunindividu, je les tais. Il ne sagit pas de mettre bas du jour au lendemain les institutions, ni fortiori les hommes pied. La destruction de lappareil dtat bourgeois est une tche politique, qui, comme toute tche politique, exigeune analyse, une stratgie et une tactique, et qui, par dessus tout exige quon reconnaisse le maillon dcisif etle moment opportun pour chaque action, mais en le voulant. Pour ne prendre quun seul exemple, Lnine disaitquil fallait briser aprs la prise du pouvoir dtat cette pice essentielle de lappareil dtat bourgeois quest ladmocratie parlementaire. Comment concevait-il cette destruction ? Il voulait rendre la dmocratieparlementaire active et vivante en supprimant en particulier en elle la division du travail entre le lgislatif etlexcutif, et en rendant tout moment les lus rvocables par le peuple. Destruction ? Ctait en ralit unremaniement en profondeur, pour rendre cet appareil politique apte servir le communisme.

    Une question reste pourtant en suspens : quelle peuvent tre les formes politiques dans lesquelles se ralise ladictature du proltariat ?

    Je crois avoir montr quon ne pouvait dduire de la dictature dune classe (bourgeoisie, proltariat) les formespolitiques dans lesquelles se ralise aussi cette dictature. Je dis aussi pour bien faire sens que la dictature declasse se ralise lchelle de la socit entire, donc non seulement par les formes politiques de son pouvoir,mais aussi par les formes de son exploitation conomique et par les formes de sa domination idologique.

    Il est dcisif de mentionner ces trois formes : conomique, politique, et idologique pour ne pas se laisserobnubiler par ce qui se passe au seul niveau dit politique.

    Cela dit, il faut dentre de jeu carter un malentendu fondamental qui pse malheureusement encore sur la question de la dictature du proltariat, et qui assimile la DP avec les diffrentes formes possibles de ladictature politique, quelle soit le fait dun homme (Staline) ou dun parti (le PC) : la dictature du proltariat, qui selimite dsigner le fait de la domination dune classe dans la lutte de classes, nimpose nullement priori que laforme politique de sa ralisation soit celle de la dictature, dfinie politiquement comme pouvoir tyrannique, quilsoit dun homme ou dun parti.

    Que Lnine ait pu, tel moment de lhistoire de la rvolution sovitique, constater que la dictature du proltariatsexerait, en fait, sous la forme de la dictature politique du parti bolchvique, confondu avec lnorme appareildtat, trs mal bris et trs fortement bureaucratis, et dnoncer cette dviation en termes pathtiques, prouve la fois le risque historique toujours possible dune confusion, ou dune dgnrescence, que Staline devaitconsacrer en tremblement de voix ou de conscience, mais aussi lincompatibilit et lhtrognit de principe destermes : dictature du proltariat et forme politique de la dictature.

    Confusion historique, incompatibilit ou htrognit thorique et politique des termes, nous ne devons pas lecacher : nous sommes ici la croise des chemins. Ce quil nous faut comprendre, ce nest pas quil y ait deschemins (nous avons pour cela des cartographes revendre), mais quils se croisent, cest--dire divergent. Nousdevons comprendre que, sur la question des formes politiques de la dictature du proltariat, il y ait des cheminsqui se croisent, non par hasard mais par ncessit. Cest sur cette ncessit l quil faut sexpliquer, maintenantou jamais.

    Pour voir o mnent les chemins, surtout quant ils se croisent, il faut voir loin dans lespace venir : il faut avoir

  • une stratgie, la stratgie du communisme. Il faut voir loin dans lavenir de la lutte de classe, faute de quoi, disaitMarx, la meilleure organisation de la lutte de classe proltarienne sombre dans lopportunisme : il lui suffit desacrifier les intrts davenir du proltariat des intrts immdiats.

    Car enfin on na pas pris au srieux, vraiment au srieux ce que Marx disait du socialisme : priode de transitionentre le mode de production capitaliste et le mode de production communiste. On na pas pris au srieux cettesimple ralit : il nexiste pas de mode de production socialiste , mais une transition, la forme infrieure ducommunisme, quon appelle socialisme (Marx). Et par voie de consquence, on na pas non plus pris au srieuxcette autre ralit : pas plus quil nexiste de mode de production socialiste, il nexiste (cest juste) de rapports deproduction socialistes. Et on na pas non plus pris au srieux cette ide de Marx et de Lnine : la lutte de classe sepoursuit dans la priode de transition appele socialisme (et la preuve en est que ltat y subsiste) sous denouvelles formes, sans rapport visible avec les formes familires au mode de production capitaliste, maisrellement.

    Quy a-t-il, derrire toutes ces affirmations concordantes, et que la pratique de Lnine sous la Rvolutionsovitique na jamais dmenties ? Il y a cette dfinition de la priode de transition, donc du socialisme par Lnine :priode dfinie par la contradiction entre le capitalisme et le communisme, par la contradiction entre des lments capitalistes et des lments communistes. Les termes ( lments ) ne sont srement pas aupoint. Mais est-ce l une ide vague ou abstraite ? Nullement.

    Lorsque la classe ouvrire, parvenue au pouvoir dtat, prend ses premires mesures, que fait-elle ? Elleexproprie (par la loi ou comme au Portugal par la volont des travailleurs : les travailleurs des banques ont prisle pouvoir dans leurs entreprises , la loi nest venue quaprs. Quelle vienne avant ou aprs la loi nest jamaisquune forme de violence faite la ralit tablie) les dtenteurs de moyens de production et dchange. Cefaisant, la classe ouvrire nationalise les grands moyens de production et dchange. Or voici le pointabsolument dcisif, voici la croise des chemins : considr en lui-mme, cet acte est contradictoire. Carnationaliser, cest dtruire la classe bourgeoise en ses bastions, nationaliser cest donc formellement dessinerlavenir de lappropriation des moyens de production, cest formellement anticiper labolition de la sparation entre les producteurs directs et les moyens de production qui dfinit le mode de production capitaliste, cest doncformellement sengager sur la voie du communisme. Mais en mme temps, nationaliser ce nest rien dautre querevtir le capitalisme dune nouvelle forme, la forme du capitalisme dtat qui hantait Lnine, et qui nest riendautre que la ralisation de la tendance la plus profonde du capitalisme, celle dont on ne veut pas parler, celledun capitalisme sans capitalistes (Marx), o ltat bourgeois concentre et distribue les fonctions delaccumulation de linvestissement, donc de la reproduction du rapport capitaliste. Oui, du rapport capitaliste,puisque le salariat subsiste, et avec lui lexploitation, et avec lui les rapports marchands, cest--dire le pouvoir delargent.

    tudiant les premires formes dexistence historique du mode de production capitaliste, Marx distinguait la soumission formelle (o les anciennes formes de travail, le mtier des artisans, subsistent sous lenouveau rapport capitaliste : le salariat) de la soumission relle (o les anciennes formes de travail, le mtier des artisans, correspondent au nouveau rapport capitaliste de division et dorganisation du travail, findu mtier, travail en miettes , morcel, parcellis) correspondant au nouveau rapport capitaliste (laconcentration, la division du travail et sa concentration capitaliste). Cest une contradiction de ce genre qui se jouedans lappropriation collective des moyens de production : avec cette diffrence que cest lancien rapport(capitaliste) qui doit tre soumis la nouvelle forme (communiste).

    Je dis forme communiste : parce quelle nest, dans la transformation des conditions de la production (propritcollective, planification) que formelle, parce quelle nentame pas le rapport de production (le salariat), parcequelle ne touche pas lorganisation et la division du travail. Mais je dis en mme temps forme communiste :parce quelle est dj une mise en forme, une soumission qui tend vers son avenir, qui attend de cet avenir quil luidonne la ralit et lexistence. Et cest vrai que tout se joue dans cette indcision, dans cette croise deschemins : ou bien lancien rapport capitaliste lemportera sur la nouvelle forme communiste, ou bien la nouvelleforme communiste deviendra relle et simposera comme le nouveau rapport. Dans cette alternative, ce quidcide, cest le rapport de force dans la lutte des classes. Mais comment dire ? Dans ce commencement, et pourlongtemps, la lutte des classes, qui reste ancre dans la production qui est sa place forte, se dplace vers

  • dautres lieux et sexprime dans dautres formes, qui ne concernent pas seulement la production, mais lasuperstructure. La lutte des classes se joue dans le nouvel tat, qui dtient la nouvelle proprit des moyens deproduction et dchanges, et autour de cet tat, autour du nouveau caractre de classe de cet tat et de sonappareil, dans le parti et autour du parti de la classe ouvrire, qui a organis la lutte de classe des masses, dansles masses et autour des masses elles-mmes, de leurs capacits et de leur volont rvolutionnaires. Cest alorsque sengage une norme et longue preuve de force, qui sappelle la lutte des classes sous la dictature duproltariat, la fois dans la production, dans la politique et dans lidologie.

    Si alors on se demande quelles sont les formes politiques propres la dictature de classe du proltariat, ellesdcoulent naturellement des caractres propres et des conditions concrtes de cette lutte de classe. Pour que lasubsomption formelle du communisme devienne le communisme rel, pour que lappropriation formelle desmoyens de production devienne relle, pour que lindcision du rapport de production bascule non du ct ducapitalisme mais du ct du communisme, il faut quentrent en jeu, dcupls avec le maximum de lucidit et deconscience, toutes les forces des masses populaires dans la lutte des classes. Ce qui tait apparu, linstant dunraisonnement, propos de la seule destruction de lappareil dtat, comme linvention de formes nouvellespropres dpossder ltat de ses fonctions transformes, devient cent fois plus vrai quant il sagit de la lutte desclasses dans toute son ampleur. Sans la plus large dmocratie de masse , la lutte de classe proltarienne,autrement dit la dictature du proltariat, est impossible et impensable.

    Dmocratie, donc. Et Lnine ajoute mme dmocratie jusquau bout . Mais ces mots, emprunts eux aussi aulangage de la politique existante, cest--dire bourgeoise, ne trompent pas sur leur sens. Cest dune autredmocratie que la dmocratie bourgeoise, parlementaire, avec ses scrutins truqus, la dmagogie de sondispositif (tout pour la clientle lectorale), sa stabilit artificielle (des lus pour tant dannes), sa division dutravail interne et externe (le lgislatif spar de lexcutif et du judiciaire), etc., quil sagit. Et quand Lnine dit dmocratie jusquau bout il faut le suivre au bord de la rive, pour sapercevoir que la dmocratie de massecommence sur lautre rive. Que la dmocratie de masse incorpore en les transformant les formes de ladmocratie parlementaire, quelle brise les interdits de sa division du travail, nul doute. Mais elle brise aussilinterdit de deux autres grandes divisions du travail auxquelles la dmocratie parlementaire bourgeoise estaveugle : celle qui saccomplit dans la production et celle qui saccomplit dans lidologie. Comment ne pas voirlhypocrisie de cette dmocratie bourgeoise qui ne veut rien savoir de ce qui se passe sur le lieu de travail, danslexploitation, rien savoir des conditions relles (elles ne cessent de changer), rien savoir des conditions delogement des travailleurs, rien savoir de leurs conditions de transport individuel ou en commun ! Comment nepas dnoncer lhypocrisie de cette dmocratie bourgeoise qui confine, cest--dire trangle, la politique dans lactedes lecteurs et dans les dlibrations des dputs, et qui ignore superbement ce qui se passe dans le domainedaction de lappareil dtat et des autres appareils idologiques dtat ? La dmocratie de masse selon Lnine,ce sont les masses intervenant non seulement dans la politique, au sens bourgeois, par le systmeparlementaire, mais aussi dans lappareil dtat, mais aussi dans la production, mais aussi dans lidologie. Il fauttrouver les formes appropries ? Oui et, aprs tout, ce nest pas le diable, mais pour les trouver il faut leschercher et les inventer, mais pour cela il faut dabord le savoir et le vouloir. Et il est vrai quon ne peut le vouloir sion ne reconnat pas que ces interventions sont vitales pour la lutte des classes des masses, si on ne sait pas quele droit, les lois et les normes sont les moyens et les enjeux de la lutte des classes, si on ne sait pas que lapolitique, conue dans le sens troit que lui a donn la bourgeoisie, nest quun petite province dans limmensedomaine de la lutte des classes.

    Savoir cela relve dune exprience. Elle se fait par la pratique des masses. Elle se concentre dans lexpriencede la lutte des classes. Elle se transmet par la mmoire des masses que sont leurs organisations de lutte desclasses. Sil ne se confond pas avec ltat, sil est attentif la volont des masses, le parti communiste, un pasen avant, mais un pas seulement , et surtout pas trois pas en arrire, peut jouer un rle dcisif. Et son rle est ce point dcisif quon peut bon droit dire que la position du parti peut servir de tmoin, dans la croise deschemins de la dictature du proltariat, la bonne orientation de la tendance historique. Dis-moi commentfonctionne ton parti, je te dirai quelles sont les formes politiques de ta dictature du proltariat, dis-moi quelles sontces formes, et je te dirai si ton tat dprit ou se renforce, dis-moi quel est ton tat, et je te dirai de quelle classe,proltariat ou bourgeoisie, est ta dictature.

    Cest une manire de dire. Car on peut prononcer le mme jugement en prenant les choses par de tout autre

  • biais. Dis-moi quelle est ton organisation du travail dis-moi quelle est ta planification dis-moi quels sont tessyndicats dis-moi quelle est ta rvolution culturelle , etc. Dans tous les cas, les questions conduisent lamme croise des chemins : dans quelle dictature se trouve-t-on engag ? vers quelle dictature est-on enmarche ? Et cela quon le veuille ou non.

    Que ceux qui le peuvent, relisent Lnine et lisent E. Balibar qui lexplique de manire lumineuse dans son dernierlivre : ils y trouveront chaque page ou presque toutes ces questions, cest--dire la mme question lancinante,chaque fois rpte : o en sommes nous ? o allons nous ? La mme question lancinante et dramatique : carpour en avoir une rponse, il faut poser toutes ces questions la fois, et comme chacune renvoie lautre, il fautdonc tenir tout la fois. Mais ce qui tient ensemble toutes les questions dans lesprit de Lnine, dans les pireshorreurs de la guerre et de la guerre civile, les catastrophes de la famine, et les preuves du blocus mondial, cestla vision aigu dune lutte sans merci, qui va basculer dans une dictature si elle nest pas maintenue, par laconscience, leffort, lhrosme et le sang, dans lautre dictature, celle dune classe ouvrire qui sait quelle se bat la vie et la mort. Nous en revenons : La dictature, cest un grand mot rude, sanglant, un mot qui exprime lalutte sans merci, la lutte mort de deux classes, de deux mondes, de deux poques de lhistoire universelle : onne jette pas de tels mots en lair.

    Cest bien pourquoi je rappelle tous ces points de thorie : il ne faut pas se laisser intimider par ceux qui invoquentaujourdhui contre la thorie qui les gne une pratique qui les arrange. Lhistoire montre assez que la thoriemarxiste, quand elle nest pas rcite comme une prire ou invoque comme une autorit, parle directement durel, et de faon saisissante.

    Par exemple, quon dtruise ou transforme lappareil dtat bourgeois, si on nous fabrique un nouvel appareildtat un point la ligne, sans quil serve, sous lintervention des masses, son propre dprissement, nousaurons un nouvel appareil dtat bourgeois. Le dprissement doit commencer ds la destruction ou latransformation. Et ce nest pas l un mot en lair. Le processus commence quand des organisations issues desmasses semparent de certaines fonctions du nouvel tat : ds son installation, ou mme avant. Paradoxalementdira-t-on ? Je ne pense pas. Car il nest pas de temps unique de la lutte des classes, mais il y a des temps qui sechevauchent, lun en avance, lautre en attente. Quelque chose peut commencer avant la rvolution, qui va treensuite leffet de la rvolution. O ? Quand ? Il suffit douvrir les yeux. Que sont donc les organisationscommunistes de lutte de classe sinon dj du communisme ? Et que sont donc ces initiatives populaires quonvoit natre ici et l, en Espagne, en Italie ou ailleurs dans les usines, dans les quartiers, dans les coles, dans lesasiles, sinon dj du communisme ?

    Voil pourquoi, dun dernier mot, je dfends le concept de dictature du proltariat. Cest que, restaur, il nousouvre la stratgie du communisme.

    Il nous rappelle, et cest aujourdhui un point douloureux et crucial, que le socialisme nest pas un mode deproduction, o des rapports de production socialistes correspondraient des forces productives dfinies :il ny a pas de mode de production socialiste, il ny a pas de rapports de production socialistes. [Il nous rappelle]que le socialisme nest pas cette socit stable, dote dun puissant tat monopoliste sachant se garder descrises, et distribuer la scurit de lemploi et des services sociaux, mais une priode de transition contradictoire o, si tout va, les lments communistes lemportent chaque jour un peu plus sur les lmentscapitalistes, o la lutte de classe et les classes continuent sous des formes nouvelles, o linitiative des massessempare de plus en plus des fonction de ltat, dans la perspective, non pas dun socialisme dvelopp , maistout simplement du communisme.

    Et puisque je parle de communisme, le concept de dictature du proltariat nous rappelle aussi, et par dessus tout,que le communisme nest pas un mot, ni un rve pour on ne sait quel avenir perdu. Le communisme est notreunique stratgie, et, comme toute stratgie vraie, non seulement il commande aujourdhui, mais il commenceaujourdhui. Mieux : il a dj commenc. Il nous redit le vieux mot de Marx : le communisme nest pas pour nousun idal, mais le mouvement rel qui se produit sous nos yeux. Oui, rel. Le communisme est une tendanceobjective dj inscrite dans notre socit. La collectivisation accrue de la production capitaliste, les formesdorganisation et de lutte du mouvement ouvrier, les initiatives des masses populaires, et pourquoi pas certainesaudaces dartistes, dcrivains, de chercheurs, ce sont ds aujourdhui des esquisses et traces du communisme.

  • Il faut croire que Lnine disait quelque chose de ce genre quand, avec ses mots lui, qui sont aussi les ntres, ilaffirmait : la dictature du proltariat cest la dmocratie des plus larges masses, une libert que les hommes nontjamais connue !

    6 juillet 1976

    Ce texte indit est reproduit ici avec la gnreuse autorisation de Franois Boddaert et le concours de lInstitutMmoires de ldition contemporaine (IMEC).

    Un grand merci Lucie-Lou Pignot et Marie Suveran pour leur prcieux travail de retranscription.

    Un texte indit de Louis Althusser Confrence sur la dictature du proltariat Barcelone