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LOUIS ALTHUSSER OU LE DRAME DU GENIE Conférence donnée par Nadine SORET à Saint-Quentin le mardi 23 janvier 2007 dans le cadre des « Mardis de la Culture » Introduction Le 16 novembre 1980, Louis Althusser sonne frénétiquement à la porte du Dr Etienne, médecin de l’ENS qui le connaît bien : « Pierre, viens voir, je crois que j’ai tué Hélène. » Il est sept heures dix du matin. Pierre Etienne est habitué aux extravagances de son ami, mais ne l’a encore jamais vu dans un tel état d’excitation. Devant l’insistance de son interlocuteur, il accepte toutefois de l’accompagner jusqu’à son appartement dont les fenêtres donnent juste en face des siennes, pensant que son ami, toujours en pyjama, s’accuse du suicide de sa femme dans un accès de dépression auto-destructrice : « Calme-toi. J’arrive ». Parvenu dans la chambre du couple, le médecin doit se rendre à l’évidence : l’épouse de celui aux côtés duquel il travaille depuis plus de trente-cinq ans gît allongée au milieu du lit, la langue légèrement entre les dents. Aucune trace de désordre n’est visible autour du corps, qui est déjà froid. « Fais quelque chose ou je fous le feu à la baraque. » menace son ami. « Attends-moi ici, je vais téléphoner. » Mesurant immédiatement l’ampleur de la catastrophe, le docteur Etienne prévient le directeur de l’établissement. Un délégué du Ministère est dépêché sur place. La police qui vient établir le constat de décès prouvera qu’Hélène Rytmann n’est pas morte « naturellement ». Quant à Louis Althusser, décision est prise d’avertir l’hôpital Sainte-Anne de venir le chercher, ce qui semble le soulager. Ce n’était pas la première fois, loin de là, que le « caïman » de philosophie, respecté et admiré par ses élèves, était interné. Mais ce qui changeait, cette fois, c’est que les choses devenaient de notoriété publique, et s’étalaient au grand jour, en créant un scandale sans précédent. En réalité, l’état de santé psychique du philosophe reconnu comme l’un des plus grands de sa génération, notamment pour ses recherches sur le marxisme, n’avait cessé de se dégrader depuis longtemps.

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LOUIS ALTHUSSER OU LE DRAME DU GENIE

Conférence donnée par Nadine SORET à Saint-Quentin le mardi 23 janvier 2007dans le cadre des « Mardis de la Culture »

IntroductionLe 16 novembre 1980, Louis Althusser sonne frénétiquement à la porte du Dr

Etienne, médecin de l’ENS qui le connaît bien : « Pierre, viens voir, je crois que j’ai tué Hélène. » Il est sept heures dix du matin. Pierre Etienne est habitué aux extravagances de son ami, mais ne l’a encore jamais vu dans un tel état d’excitation. Devant l’insistance de son interlocuteur, il accepte toutefois de l’accompagner jusqu’à son appartement dont les fenêtres donnent juste en face des siennes, pensant que son ami, toujours en pyjama, s’accuse du suicide de sa femme dans un accès de dépression auto-destructrice : « Calme-toi. J’arrive ».

Parvenu dans la chambre du couple, le médecin doit se rendre à l’évidence : l’épouse de celui aux côtés duquel il travaille depuis plus de trente-cinq ans gît allongée au milieu du lit, la langue légèrement entre les dents. Aucune trace de désordre n’est visible autour du corps, qui est déjà froid. « Fais quelque chose ou je fous le feu à la baraque. » menace son ami. « Attends-moi ici, je vais téléphoner. »

Mesurant immédiatement l’ampleur de la catastrophe, le docteur Etienne prévient le directeur de l’établissement. Un délégué du Ministère est dépêché sur place. La police qui vient établir le constat de décès prouvera qu’Hélène Rytmann n’est pas morte « naturellement ». Quant à Louis Althusser, décision est prise d’avertir l’hôpital Sainte-Anne de venir le chercher, ce qui semble le soulager.

Ce n’était pas la première fois, loin de là, que le « caïman » de philosophie, respecté et admiré par ses élèves, était interné. Mais ce qui changeait, cette fois, c’est que les choses devenaient de notoriété publique, et s’étalaient au grand jour, en créant un scandale sans précédent. En réalité, l’état de santé psychique du philosophe reconnu comme l’un des plus grands de sa génération, notamment pour ses recherches sur le marxisme, n’avait cessé de se dégrader depuis longtemps. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’un an plus tard, le 23 janvier 1981, le juge Joly le déclara irresponsable du meurtre de sa femme en vertu de l’article 64 du code pénal : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé était en « état de démence au moment des faits » (remplacé aujourd’hui par l’article 122.1 : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuro-psychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes »). Althusser bénéficia ainsi d’un non-lieu au vu de la vingtaine d’hospitalisations psychiatriques qu’il avait déjà subies. Le philosophe qui avait soutenu avec tant de rigueur la thèse d’une « histoire sans sujet » allait finir ses jours captif d’un acte déclaré « sans sujet » au nom de la loi. Si ce jugement de non-lieu lui permit d’échapper à la prison, l’enfermement et le vide créés par ce drame furent certainement pour lui la pire des sanctions.

De sévères accusations furent alors portées à son encontre, mettant en cause la « coterie » de l’ENS ou les amitiés politiques du philosophe. Althusser avait déjà débuté son travail d’introspection plusieurs années auparavant en rédigeant une première autobiographie, nommée Les Faits. Cependant il semble que ce ne furent pas ces accusations qui amenèrent Althusser à entreprendre, cinq ans après le meurtre d’Hélène, la rédaction d’une seconde autobiographie intitulée L’Avenir dure longtemps.

Ces événements tragiques qui pourraient n’avoir constitué qu’un banal fait-divers (une femme étranglée par son mari) suscitent encore aujourd’hui de nombreuses interrogations,

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comme en témoigne le nombre de livres posthumes du philosophe publiés au cours des dernières décennies (Althusser est l’un des auteurs posthumes parmi les plus prolifiques !), mais aussi plusieurs adaptations récentes pour le théâtre.

- Comment l’un des plus grands noms de la philosophie du XXème siècle, homme affable, courtois, et civilisé s’il en fut, en arriva-t-il à un geste aussi barbare ?

- Comment Louis Althusser réussit-il à cacher aussi longtemps sa folie? - Et d’où provenait cette « psychose maniaco-dépressive » identifiée comme telle

par les psychiatres qui l’ont suivi ?Nous ne pourrons sans doute pas répondre en détail à ces questions dans le temps qui

nous est imparti ce soir, mais au moins tenterons-nous d’approcher, autant que faire se peut, le drame du génie d’Althusser.

I LE NŒUD FAMILIAL

. Dans sa seconde autobiographie, L’Avenir dure longtemps, Louis Althusser voit la famille comme « l’épouvantable et le plus effroyable de tous les appareils idéologiques d’Etat, dans une nation où, bien entendu, l’état existe ». C’est dire quelles pressions furent exercées par cette famille sur lui. On n’est pas loin du célèbre « Familles, je vous hais » de Gide.

Mais revenons aux origines : Bien avant la naissance du philosophe, se produit un mariage « de raison » comme on en voyait encore tant au début du XXème siècle : deux familles décident de marier leurs enfants. Louis (déjà ce prénom dans l’histoire familiale), le cadet avec Lucienne, et Charles, l’aîné avec Juliette. Les enfants s’aiment, tout semble parti pour le mieux. Mais dans ce ciel sans nuage arrive la première guerre mondiale. Et Louis, l’aviateur, meurt en plein ciel au-dessus de Verdun. Qu’à cela ne tienne, le mariage prévu aura tout de même lieu, mais en changeant le frère : c’est Charles qui épousera Lucienne. Cependant celle-ci semble avoir eu quelques difficultés à oublier son bel aviateur, et le prénom qu’elle choisira pour son fils sera précisément celui du mort, qui portera donc aussi le même nom de famille : Louis Althusser. Lourde responsabilité pour ce petit bébé qui, venant au monde le 16 octobre 1918, dut dès sa naissance endosser des vêtements prévus pour un autre, et se vit confier sans le savoir la mission de faire revenir à la vie celui qui n’était plus.

Absent depuis neuf mois lors de la naissance de son fils, Charles Althusser était au front, puis se trouva démobilisé en France. Ce sont donc les grand-parents maternels qui aident Lucienne à s’occuper du bébé. Le grand-père maternel de Louis jouera d’ailleurs jusqu’à sa mort le rôle d’un véritable substitut paternel. 1Car Charles Althusser, très absorbé par son travail (et par ses relations féminines ?) délaisse facilement les occupations du foyer et confie l’éducation des enfants à son épouse. Le père du jeune Louis Althusser est décrit dans l’autobiographie Les Faits comme un individu violent, séducteur et très distant vis-à-vis de son fils. Certains psychanalystes comme Gérard Pommier2voient dans cette instance paternelle l’expression d’une violence sexuelle menaçante dont le fils devra toute sa vie protéger sa sœur et soulager sa mère.

Car une petite sœur, prénommée Georgette, est née quelques mois après son frère.

1 La mort du grand-père Pierre Berger sera à l’origine, en 1935, de la première grave crise de dépression (voir à ce sujet Louis du Néant, op. cit., p. 105)2 Louis du Néant, La Mélancolie d’Althusser, Gérard Pommier, Aubier, 1998

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Louis et sa sœur Georgette

Louis et Georgette sont extraordinairement proches l’un de l’autre et le resteront leur vie durant. Il n’est que de lire les lettres du stalag envoyées par Louis pour mesurer à quel point l’affection est grande entre eux : « Ta présence me manque plus que jamais, oh, ma sœur, car elle m’apporterait cette consistance qui manque aux sables, aux branches trop faibles, aux cieux trop pâles, au regard trop compliqué des hommes : elle donnerait à toute chose qu’on prend dans la main ce degré de maturité et de gravité qu’est la réalité(…)» La symbiose qui existe entre le frère et la sœur est même parfois troublante. Ainsi, les accès dépressifs de Louis et Georgette s’échelonnèrent presque toujours en écho, de même que les activités de la sœur répondirent souvent à celles du frère : infirmière à Casablanca tandis que lui l’était dans les camps, pamphlétaire elle aussi pour le mouvement Jeunesse de l’Eglise au même moment que lui, puis membres du Parti communiste tous deux en même temps…Sans parler de leurs médecins communs…L’époux que choisira Georgette sera d’ailleurs au départ une connaissance de son frère.

Photo de famille, Marseille

Et la mère ? En charge de l’éducation de ses enfants, Lucienne prend sa tâche très au sérieux. Ses exigences domestiques se nichent parfois très loin. Au moment de l’adolescence, Mme Althusser interviendra de façon brutale dans la vie sentimentale et intime de son fils, pour le remettre « sur la bonne voie », celle de la discipline et des études. Des témoins qui ont partagé la vie familiale du foyer à cette époque attestent de la rigidité de ses principes, notamment sur le plan alimentaire, traduisant une véritable obsession de la pureté. Son fils fera tout pour correspondre à l’idéal de sa mère : « la sagesse, la pureté, la vertu, l’intellect

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pur, la désincarnation, la réussite solaire, et pour achever, une carrière littéraire. » écrit Althusser dans L’Avenir dure longtemps (p. 52).

En apparence, Louis est un fils modèle. Les lettres envoyées du stalag témoignent du respect et de l’amour qu’il porte à ses parents. L’ensemble de la correspondance qu’il envoie à ses parents jusqu’en 1973 le montre toujours très prévenant et attentionné, même si quelques critiques indirectes apparaissent à partir de 1964. Toutefois l’opposition entre le jugement émis sur les parents dans les deux récits autobiographiques de Louis Althusser et ce qu’il ressort d’eux dans ces lettres, soigneusement classées par les chercheurs, est flagrante. L’auto-analyse montre que la férule maternelle, l’absence paternelle, et la haine qui s’immisce peu à peu dans ce vide affectif sans fond forment le véritable terreau d’où sortira le drame de 1980.

II L’ ITINERAIRE INTELLECTUEL D’ ALTHUSSER

UN PARCOURS SANS FAUTE

Le petit Louis Althusser est un élève modèle, à l’école primaire d’Alger où vit la famille. Le palmarès de sa scolarité secondaire à Marseille le montre toujours brillant : il obtient les félicitations du conseil de discipline et le tableau d’honneur, les trois trimestres de chacune de ces six années. Il existe plusieurs photos du jeune garçon rayonnant à une distribution de prix.

Louis et ses prix au lycée Saint-Charles à Marseille4ème A, 13 juillet 1932 Il tient à deux bras une pile de treize livres de prix qui fait paraître son petit corps en complet et cravate presque chétif et frêle.

Au lycée, les premières places sont de règle pour lui en composition française, en dessin et en philosophie. En mathématiques, anglais, sciences naturelles, en thème latin et en thème grec, il n’est que premier ou second…Le 6 juillet 1936, il passe son bac de mathématiques avec la mention assez bien. Deux jours plus tard, le bac de philo avec mention bien. Formalités aisément remplies. Il reconnaît d’ailleurs lui-même, indique son biographe Yann Moulier Boutang qui l’a rencontré à plusieurs reprises, qu’il a « toujours voulu être le premier ».

La mère, très soucieuse de l’éducation de ses enfants, leur fait donner des leçons de musique. Ils apprennent ainsi à jouer du piano. Les valeurs du scoutisme correspondent bien à celles des parents en matière d’éducation, religieuse notamment.

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Louis Althusser en scout avec son père en uniforme de réservisteMarseille, 1936

Son expérience du scoutisme pendant deux ans le montre néanmoins un peu brouillé avec l’autorité. Le « Castor Fureteur » (surnom du chef de patrouille Louis Althusser) emploie toujours des méthodes très détournées pour obtenir ce qu’il veut de sa patrouille. Les autres scouts lui reprocheront ses « manœuvres » peu en rapport avec l’éthique « franche » du scoutisme.

LES ANNEES LYONNAISES

Son père étant muté à Lyon dans le cadre de son travail de banquier, la famille suit et Louis entre en hypokhâgne au lycée du Parc. L’école préparatoire de Lyon est la plus prestigieuse des khâgnes de province.

Louis Althusser découvre à Lyon une effervescence nouvelle : Le milieu royaliste, très présent à Lyon, sera le premier mouvement politique avec lequel le jeune Louis entrera en contact. L’antisémitisme est de bon ton dans ce milieu bourgeois trié sur le volet. Le jeune étudiant entre avec passion dans l’univers intellectuel que lui ouvre en particulier son professeur de philosophie Jean Guitton.

Jean Guitton croqué par Louis AlthusserCahier journalier II, jeudi 27 mai 1937 (droits IMEC)

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Dès sa première année lyonnaise, le jeune khâgneux acquiert cette technique qui lui restera de prendre un livre et de déterminer en un quart d’heure ce qu’il y a dedans, son plan, son style.

Jean Guitton qui a vite repéré les capacités intellectuelles de son jeune étudiant, discute sans complexe avec lui, n’hésitant pas à lui faire part de ses intimes convictions politiques et religieuses. On peut lire ainsi dans le journal d’Althusser daté du mercredi 19 mai 1937 : « Guitton m’a aussi parlé de ses thèses. Il m’a dit qu’il avait ressenti une certaine hostilité à la Sorbonne parmi le jury parce que ses thèses traitaient de sujets religieux – catholiques. Et à la Sorbonne règne un vieux préjugé qui veut que tout ce qui est contre la religion soit de la philosophie et que tout ce qui est pour la religion soit de l’apologétique et n’ait rien à voir avec la philosophie. Guitton disait à ce propos que sa thèse sur Newman, il est bien certain que seuls trois ou quatre de ses juges l’avaient parcourue (et non pas lue). C’est un curieux état d’esprit dû à la présence de Brunschvicg et des tas de juifs de son entourage. »

Il faudra néanmoins la dure expérience de la captivité pour que Louis Althusser parvienne à se détacher de ces préjugés et de l’influence de ces relations royalistes soutenues par L’Action Française ou Le Courrier Royal. Le milieu intellectuel lyonnais dans lequel évolue Louis Althusser est pour une grande majorité plutôt de droite, voire d’extrême droite  et les idées de Charles Maurras s’y répandent volontiers : « Plutôt Hitler que le Front populaire » a-t-on pu entendu dire en 1936.

Au lycée du Parc, il fait la connaissance de professeurs qui marqueront durablement leur empreinte sur lui et avec lesquels il restera en contact. Au nombre de ceux-ci, Jean Guitton est sans doute à l’origine de sa vocation philosophique. Son jeune élève admire en lui « une aisance souveraine qui procède autant de la maîtrise avec laquelle ils possède son sujet que de la souplesse avec laquelle il en marie les éléments. Entre ses doigts la philosophie apparaît comme un jeu d’une subtilité déconcertante par son aisance même et par son dénuement. » Guitton, reçu chez les parents de son élève, a très bien analysé le vide affectif dont il souffrait, et fait de lui une sorte de « disciple » en instaurant entre eux des rapports privilégiés. Le second professeur de philosophie à imprimer sa marque sur l’un de ses plus brillants sujets sera sans conteste Joseph Hours.

« Le père Hours », comme on le surnomme au lycée du Parc, est un catholique libéral aux positions théoriques parfois inconfortables, qui restera pour son ancien élève, jusque dans les années cinquante, une sorte de « père spirituel ». Le troisième, Jean Lacroix, sera admiré entre autres parce qu’il écrit, aux côtés d’Emmanuel Mounier, dans la revue Esprit. Ses protestations contre le conformisme conservateur catholique feront très certainement évoluer les idées jusque là pour le moins conservatrices de Louis Althusser.

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Cependant les rapprochements entre chrétiens et communistes commencent à faire couler de l’encre. François Mauriac, Alexandre Marx, Denis de Rougemont, Daniel Rops(et alii…) viennent de publier Le Communisme et les chrétiens. Daniel Rops y a écrit : « Sur tous les points où il est valable, le marxisme prolonge exactement le christianisme. » Ce soupçon que le communisme puisse constituer, derrière sa négation violemment athée, la relève du christianisme, exaspère particulièrement les chrétiens traditionalistes comme les Maurrassiens.

Retraite des cagneux à La Trappe des Dombes (février 1937)

A la fin de l’année 1937, Jean Guitton, qui voit en Louis Althusser le plus doué de ses élèves catholiques et philosophes, lui propose de « monter » à Paris avec lui pour faire une conférence devant un public choisi de religieuses.

La Cagne lyonnaise (1938- 1939)Louis Althusser est au 2ème rang, 8ème à partir de la gauche

Lors de la deuxième année de khâgne, les idées monarchistes ne constituent déjà plus la dominante dans les échanges qui ont lieu en dehors des cours. L’aumônerie catholique du lycée du Parc est plus que dynamique, et Louis y prendra rapidement une part très active. Les cagneux lyonnais catholiques sont d’ailleurs surnommés les « talas » (« ceux qui vont-à-la messe). Lors d’une retraite qu’il effectue à la mi-décembre à côté de Lyon, Louis va tomber en admiration devant le discours d’un jeune jésuite fraîchement ordonné prêtre : le père François Varillon.

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Dessin de Louis Althusser, Cahier Journalier II, 30 avril 1937(droits IMEC)

Un autre aumônier, l’abbé Jules Monchanin, âgé de 40 ans, qu’il rencontre peu de temps après au Cercle des Etudiants catholiques du jeudi après une réunion de la JEC, achève de le convaincre si besoin en était. Son auditeur est enthousiaste : « Que cela fait du bien ! Comme j’ai besoin de me retremper dans ce christianisme fort et beau et  universel » !

De fait, Louis Althusser nouvellement intronisé « prince Tala » va tenter de resserrer les liens entre les mouvements de la jeunesse chrétienne et le cercle « tala » des khâgneux.Cependant un événement douloureux vient perturber le cours de cette année scolaire : le professeur tant apprécié, Jean Guitton, est muté à Montpellier. Ce départ, en apparence anodin, va provoquer chez son « fils adoptif » une mélancolie inquiétante (la première sans doute des crises de dépression qu’Althusser subira à épisodes réguliers tout au long de sa vie).

Un hypocagneux bien mélancoliquePhoto prise par Georges Ras dans la cour du lycée du Parc (1938-1939)

Cependant l’année scolaire se termine brillamment puisque Louis Althusser est reçu 6ème au concours de Normale Sup, ce qui le place en tête des Lyonnais de sa promotion. Après des vacances en cure thermale pour soigner un rhumatisme, le 3 septembre , à 5 heures du soir, arrive la terrible nouvelle : la guerre avec l’Allemagne est déclarée. Louis s’y attendait, mais pas si tôt. Il raconte, non sans humour, dans Les Faits comment son rhumatisme « l’a

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abandonné dès qu’(il) reçu(t) son ordre de mobilisation. Il est connu que les guerres guérissent la plupart des maux des hommes. »3

L’ EXPERIENCE DU STALAG

Entre septembre 1939 (Louis Althusser n’a pas encore vingt et un ans) et juin 1945 (il en a vingt sept révolus), ce sont près de six années qui s’écoulent en captivité, dont cinq passées au stalag 10 A. Ces années qui, pour un jeune homme, sont normalement les plus riches et les plus denses de sa vie.

L’aspirant sous-officier Louis Althusser a été mobilisé à partir du 16 septembre 1939 au 36ème régiment A.P. d’Issoire, informé au dernier moment que la rentrée à l’Ecole Normale avait été suspendue. Pendant les cinq premiers mois, sa vie et celle de ses camarades ressemble à celle d’un régiment de garnison, avec promenades à cheval dans la campagne automnale puis hivernale. Mais bientôt les soldats allemands capturent le régiment qui semble n’offrir aucune résistance particulière. Althusser sera transporté durant plusieurs mois d’un camp à l’autre, en Bretagne. Le dur apprentissage de la vie de prisonnier commence. Puis c’est le stalag, au nord de l’Allemagne, près de la frontière danoise. Que retenir de ces cinq années d’enfermement ?

A partir de 1943, Althusser a la chance d’être identifié par les responsables français du camp comme intellectuel. On le surnomme « Tutu ». C’est sans doute après avoir subi de graves outrages (brimades ou plus ?) au sein du camp et après avoir connu un « passage à vide » de plusieurs mois4, que le jeune homme aura la chance de bénéficier d’un régime de faveur, c’est-à-dire d’une chambre partagée avec quatre ou cinq camarades (dont Robert Daël, l’ « Homme de Confiance » habilité par les Allemands à régler les litiges entre Français au sein du Stalag).

Louis Althusser (à droite) avec Robert Daël, ami de captivitéStalag 10 A, 1943

Ces conditions privilégiées lui permettent désormais d’échapper aux travaux physiques et aux intempéries. Il devient infirmier, apprend l’allemand grâce à une méthode Assimil, ce qui est souvent fort utile pour se éviter les malentendus avec les gardes allemands. Il dispose également de temps pour lire et écrire. Dans les lettres qu’il envoie à ses parents, il reste toujours très positif, cherchant visiblement à les rassurer.

Pendant ce temps, sa sœur Georgette, elle aussi, est devenue infirmière.3 Les Faits, p. 3034: « Intuition de la folie. Mais nous nous savons fous. »a-t-il écrit dans son Journal de captivité ;

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Georgette le jour de ses vingt et un ans (1941)Photo que Louis Althusser avait avec lui au Stalag

Louis lui envoie de magnifiques lettres poétiques, comme celle du 10 avril 1944 :« Et si je vois encore les terres qui nous éloignent,Les printemps neufs où tu grandis et que j’ignore,Et tout cet inconnu qui, dans le monde,Comme un navire dans la nuit,Reconnaît les distances obscures,A peine puis-je tracer cette ligne idéale…A toi, longtemps connue,S’ajoutent maintenant des images nouvellesSeules images pour moi,Pour toi peut-être simples souvenirs(…)

Le jeune prisonnier écrit dans le journal français du camp intitulé Le Lien des propos remplis d’espoir : On peut attendre beaucoup (…) de la jeunesse et de la vie du monde entier Sa pensée politique a évolué et sa parole annonce désormais le déclin probable de la bourgeoisie : « Voici que la bourgeoisie à son tour a déjà cédé. Que par miracle elle se reprenne, c’est le salut – par elle. Si elle ne se reprend pas (je ne crois pas qu’elle se reprenne) le salut viendra d’ailleurs. » 

La sortie du camp s’effectuera lentement, presque comme à regret. Il faut ensuite rattraper tout ce temps non pas perdu, mais décalé. Le prisonnier libéré doit se remettre « en phase » avec la réalité. Or, « en phase avec la réalité », il ne le sera jamais : de l’enfermement familial et religieux5 au microcosme de l’Ecole Normale Supérieure, en passant par la captivité du stalag et l’univers quasi-carcéral de l’hôpital psychiatrique, la réalité qui entoure Louis Althusser sera, à de rares exceptions près, celle de la clôture. L’adhésion au P C F du jeune homme à partir de peut sans doute aussi être lue sous cet angle.6

5 Voir la lettre du 14 janvier 1937 : « Comme j’ai besoin de me retremper dans ce christianisme fort et beau et universel qu’est celui qui nous est offert ! Une religion absolument totalitaire, c’est un véritable soulagement que de s’y confier. Plus on l’étudie, plus on trouve en elle tout ce qu’on cherche ailleurs quand on l’ignore. »

6 Althusser n’écrira-t-il pas dans sa dernière autobiographie, à propos de sa captivité : « J’avoue que j’ai trouvé même dans cette vie fraternelle, parmi de vrais hommes, de quoi la protéger comme une vie facile, heureuse car bien protégée(…) protégée de tout danger par la captivité même. » (L’Avenir dure longtemps, op. cit. p. 99)

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DU CATHOLICISME AU COMMUNISME

Couverture de la biographie de Yann Moulier Boutang (tome I)

Ces cinq années de captivité ont mûri Althusser. Il reprend en 1945 sa scolarité là où il l’avait laissée : à l’Ecole Normale de la rue l’Ulm. L’écart d’âge s’est creusé avec ses condisciples et la rupture de la guerre l’a isolé dans un milieu où il ne connaît personne. Les idées qui prévalaient en 1939 sont désormais obsolètes : il se retrouve parmi de jeunes intellectuels largement influencés par les conceptions communistes. Le jeune Normalien bénéficie assez rapidement d’un régime de faveur en accédant à une chambre particulière, alors que la plupart de ses camarades sont en dortoir. Il travaille beaucoup, ne s’accordant guère de distractions, si ce n’est quelques sorties avec sa sœur Georgette (qui l’a rejoint à Paris car les parents sont retournés au Maroc). En fait de sorties, tous deux fréquentent de plus en plus souvent une communauté constituée de laïcs qui ont choisi de vivre leur foi autour d’un prêtre, le père Montuclard à l’origine du mouvement « Jeunesse de l’Eglise ». Des conférences qui ont lieu régulièrement au sein de la communauté attirent le frère et la sœur. Ces derniers finissent par s’engager concrètement dans le mouvement. Georgette assure des tâches de secrétariat, tandis que Louis collabore à la rédaction d’articles pour la revue du mouvement qui acquiert une influence discrète mais de plus en plus écoutée dans certains milieux catholiques . En effet « Jeunesse de l’Eglise » prône un engagement de la vie chrétienne en lien avec l’idéal communiste. Le père Montuclard, engagé auprès des prêtres ouvriers et des militants communistes, soutient que le socialisme offre une nouvelle chance au catholicisme. Le Vatican voit évidemment toute cette agitation d’un très mauvais œil, et le mouvement sera démantelé en 1954 après la suppression des prêtres ouvriers en 1953.Les lettres de Louis à ses parents pour tenter de les rallier à leur cause sont touchantes. Pendant près de sept ans, jusqu’en 1954 (date à laquelle le père Montuclard sera démis de ses fonctions), le frère et la sœur seront à la fois communistes et chrétiens7.

L’adhésion d’Althusser au parti communiste ne peut se comprendre qu’à partir de cette vision idéale de fraternité préparée par le christianisme. C’est pendant cette période de double militantisme que le philosophe écrit sa thèse intitulée La Notion de contenu chez Hegel dont la lecture ne permet pas de savoir si elle est l’œuvre d’un chrétien ou d’un communiste. C’est d’ailleurs à partir de l’analyse de la pensée hégélienne que Louis Althusser pourra se lancer dans la critique de Marx, qui sera sa grande œuvre philosophique, avec l’écriture du célèbre Pour Marx. A priori, les conceptions philosophiques de Hegel et de Marx sont plutôt contradictoires : là où Hegel voit l’homme comme un être perverti ne pouvant trouver son salut ailleurs que dans l’état prussien qui le régule, Marx propose une conception radicalement nouvelle, reposant sur la répartition du pouvoir, l’absence de profit et

7 Voir Louis du Néant, op. cit., p. 305

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le partage des richesses. Louis Althusser analyse le passage de l’idéalisme hégélien au matérialisme marxien par le fait que le jeune Marx « cherche l’idée dans le réel, le Dieu sur terre et non au ciel ». Cette proposition prouve qu’Althusser s’empare du marxisme en tant que chrétien. Au fond, le christianisme et le communisme ont en commun, pour le philosophe, cet « idéal de fraternité » auquel il tend. Le célèbre « Dieu est mort » serait donc plutôt « le Dieu du Ciel est mort ».

Cependant l’adhésion au parti communiste est aussi à mettre en rapport avec une rencontre capitale dans la vie de Louis Althusser : celle d’Hélène Rytmann

III CHRONIQUE D’ UNE MORT ANNONCEE

LA RENCONTRE D’ HELENE

Hélène Rytmann-Legocien

Althusser fit la connaissance d’Hélène en 1945, peu après son retour de captivité. Il avait vingt six ans, alors qu’elle en comptait trente-six. Elle avait christianisé son nom de Rytmann à consonance juive trop marquée pour prendre celui de Legocien au moment de son entrée en Résistance pendant la guerre. Laissons la parole à Gérard Pommier pour la décrire : « Selon nombre de ceux qui la connurent, son physique plutôt ingrat passait au second plan derrière son charme et son énergie impressionnante. Lorsqu’on se demande ce qui attira si puissamment Althusser dans cette femme dont le magnétisme n’apparaît pas avec évidence sur les photos d’époque, l’idée vient qu’elle s’inscrit parfaitement dans la quête d’idéal du philosophe. Son aura de mystères, son passé de luttes obscures et violentes directement en prise sur le destin du monde, les événements et les personnages historiques auxquels elle faisait de temps à autre allusion ne purent que le fasciner. »8. La relation qui s’instaura entre eux deux serait faite pendant des années d’aide réciproque, de longue complicité, mais aussi d’ambiguïtés, de tensions et de chocs psychologiques nombreux. Après bien des préliminaires, longs et complexes, Hélène fut à l’origine du premier rapport sexuel du jeune agrégatif. Mais ce rapport, mal vécu, provoqua assez curieusement une grave crise dépressive, si sérieuse qu’elle nécessita un premier internement en hôpital psychiatrique à Sainte-Anne

Ce fut un peu comme si le jeune homme, ayant trouvé une figure féminine concrète de l’amour idéal qu’il portait en lui, s’était trouvé dans l’incapacité de supporter l’inadéquation entre la réalité physique, corporelle de cette femme et l’image idéale qu’il tenait à préserver.

8 Louis du Néant, op. cit., p. 177

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Les annotations portées sur les grands manuscrits d’Althusser (ceux destinés à être publiés montrent en tous cas qu’Hélène, qui avait travaillé dans l’édition avant la guerre, relisait et critiquait très soigneusement les écrits du philosophe.

A LA RECHERCHE DE L’EPOUSE IDEALE

Le couple formé par Hélène et Louis – qui n’est pas sans ressemblance avec le fonctionnement de cet autre couple célèbre, à la même époque, de Sartre et Beauvoir - s’établira par la suite dans une étrange relation à trois, toujours sur le même modèle, analysé par Althusser dans L’Avenir dure longtemps : « Je n’avais de cesse qu’elle connût, et le plus vite possible, mes nouvelles amies pour recevoir d’elle l’approbation que j’attendais surtout d’une bonne mère, que je n’avais jamais connue. (…) Quand j’ai connu Franca en août 1974, j’invitai aussitôt Hélène à la connaître le 15 août. »

La correspondance entre Louis et Franca9 témoigne, il est vrai, de l’omniprésence d’Hélène au milieu d’eux, sujet de nombreuses lettres des deux amants, mais aussi objet de souffrance, de haine, de ressentiment…et d’amour…

On imagine aisément la difficulté éprouvée par Hélène à subir cette situation, répétée à de multiples reprises, qui lui fut imposée pour la première fois alors même que Louis n’était pas encore devenu son amant. On imagine moins bien peut-être la scène rapportée par Louis dans une autre lettre adressée à Franca, datée du 9 octobre 1961 : Claire, arrivée de Genève à Paris sans prévenir, tombant en pleurs dans les bras d’Hélène à cause du lien nouveau qui vient de s’établir avec Franca… La situation tournerait presque au vaudeville…

9 Lettres à Franca, (1961-1973), édition établie par François Matheron et Yan Moulier-Boutang , Stock IMEC, 1998

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Pendant ce temps, la vraie sœur, Georgette, mariée depuis 1953, s’avérait forcément beaucoup moins disponible pour son frère, et les liaisons féminines du philosophe visèrent souvent dès lors à retrouver cette sœur idéale, cet ange protecteur double de lui-même.

Ce rôle de sœur dévolu à Claire, dont Louis a fait la connaissance en 1955, apparaît bien dans cette lettre datée du 13 décembre 1957 : « La vie est comme un jeu de miroir. On cherche son image dans son visage. On croit le chercher dans le sien quand c’est dans le visage d’un autre qu’on peut lire ses pensées les plus secrètes. Le plaisir le plus aigu de la vie est sans doute de découvrir ce secret inscrit dans un regard, gravé sur un visage(…) Il y a chez toi ce côté de l’âme(…) Je t’accepte comme tu es. Double et une. »

L’ ENGRENAGE FATAL

Les relations entre Louis et Hélène étaient pour le moins complexes. Lui était persuadé qu’il lui devait sa sortie de l’hôpital Sainte-Anne et se sentait donc redevable envers elle de beaucoup. D’un autre côté, au moment où Hélène le rencontra, elle se trouvait en pleine détresse : après avoir été à la tête d’un réseau de résistants à Lyon, elle avait été accusée d’avoir torturé des prisonniers pendant la guerre. Elle qui connaissait personnellement Paul Vaillant-Couturier, Louis Aragon et Elsa Triolet, Albert Camus, et tant d’autres…A ce titre, elle avait tout d’abord été écartée du réseau, puis interdite ensuite au parti communiste, sans en connaître véritablement les raisons. On lui reprochait seulement d’être une aventurière, d’aller trop loin, de prendre trop de risques. Hélène vivait tout cela comme un drame personnel, et son ami mena pour elle une véritable enquête afin qu’elle soit réhabilitée. Cette réhabilitation n’eut d’ailleurs jamais lieu. Une lettre que Louis Althusser lui adressa, datée du

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mois de novembre 1947, illustre bien les rapports d’entraide mutuelle qui s’étaient mis en place dès le début de leur relation : « Peut-être est-ce parce que tu as été le témoin de ma détresse et que c’est par toi pour la plus grande part que j’ai pu me tirer d’affaire. Mais j’envisage dans la terreur une détresse qui, en toi, serait inaccessible à toute raison et à tout secours. Je crois que tu ne serais pas seule à t’y perdre. »

Cependant les choses ne sont pas aussi claires, car l’aide qu’Althusser avait pu apporter à Hélène se trouva fortement contredite lorsqu’il dut participer, raconte-t-il dans ses autobiographies(qui divergent d’ailleurs sur ce point), au vote d’exclusion d’Hélène du Parti Communiste. Sans doute alors son propre intérêt l’emporta-t-il sur l’amour qu’il vouait à sa compagne ? Dans L’Avenir dure longtemps, l’exclusion d’Hélène apparaît bel et bien comme une première mise à mort symbolique.10

La longue lettre adressée à Franca et datée du 25 octobre 1961 témoigne, quant à elle, de tout le chemin parcouru dans la relation entre Louis et Hélène : la relation d’aide qui y est évoquée ressemble plus à celle d’un psychothérapeute (en l’occurrence Louis) à son patient en crise (rôle joué par Hélène). Mais en même temps, bien sûr, la relation est beaucoup plus complexe que celle d’un thérapeute à son malade, car la souffrance générée des deux côtés montre que l’amour n’en est pas absent. Un passage prémonitoire éclaire sinistrement la tentative d’Althusser pour expliquer à son amie italienne comment fonctionne le couple qu’il forme avec Hélène : « C’est ainsi : on est parfois l’agent providentiel d’une solution, sans le savoir, sans savoir même qu’on aide à la solution, que la solution progresse à travers vous. On vit tout cela dans le drame, et pourtant on fait avancer le drame vers son dénouement.11 Je suis persuadé que tu as joué ce rôle cathartique –et je suis persuadé qu’un jour (pazienza !) Hélène elle-même le reconnaîtra. »12

Un autre passage de cette même lettre à Franca, plus explicite encore, décrit les affres dans lesquels Hélène se débat, en pleine crise conjugale13, et comment ses difficultés sont perçues par son mari : « Elle souffrait, elle appelait au secours de toute sa souffrance, et en même temps elle refusait le secours qu’on lui offrait avec une violence prodigieuse, elle se défendait contre la personne qu’elle appelait à l’aide comme elle se défendrait contre l’homme qui viendrait vers elle pour l’étrangler. »

10 Voir à ce propos Louis Althusser, un sujet sans procès, anatomie d’un passé très récent, Erid Marty, Gallimard, 1999, remarquable chapitre consacré à Hélène, p. 163 à193, qui permet de bien cerner la « logique » de la folie criminelle d’Althusser.11 passage souligné par Althusser12 Lettre à Franca du 25 octobre 1961, in Lettres à Franca, op. cit.13 Louis Althusser a eu la « bonne idée » de loger Franca au domicile conjugal lorsque son amie italienne est venue le voir à Paris…

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Trois ans plus tard, durant les vacances de l’été 1964, ayant bien perçu la nécessité d’entreprendre un travail sur lui-même, Louis Althusser nota deux rêves. Le premier commençait ainsi : « Je dois tuer ma sœur ou elle doit mourir, il y a une obligation impossible à éviter, un devoir, presque de conscience, avant une date ou une heure prescrite. La tuer avec son accord d’ailleurs : sorte de communion pathétique dans le sacrifice (qui me rappelle quelque chose je ne sais d’où, très lointain, avec une sorte de goût du pathétique communiant…je dirais presque comme un arrière-goût de faire l’amour, comme en découvrir les entrailles de ma mère ou ma sœur, son cou, sa gorge, pour lui faire du bien : sentiment un peu comparable au sentiment éprouvé en soignant soit ma mère, soit ma sœur, soit ma grand-mère(…) Pourquoi dans le rêve est-ce ma sœur que je dois tuer ? Sans doute crainte de tuer l’autre par l’acte sexuel, crainte de tomber par l’acte sexuel dans le domaine de la mort (…) Accomplir l’acte sexuel, c’est tuer( l’image de l’autre, l’image de la mère). Crime dans l’effusion, dans la chaleur.La seule manière de m’en sortir : avoir l’aval de la partenaire, l’aval de ma mère, qu’elle consente à ce meurtre (sic), qu’elle consente à mourir, qu’il soit indispensable qu’elle meure : fatalité de la mort , d’où je suis déculpabilisé, et elle mourra de ma main, contente, puisque par là je l’aide, je lui fais un don.Quelque chose d’accroché là : l’acte sexuel = mort de la mère (ou de la sœur) + ceci : je puis accomplir ce meurtre à la condition que ce soit dans la communion, avec l’accord de l’autre, accord scellé par une obligation inéluctable, à laquelle elle consent.Je la tuerai donc avec son accord et par son accord (et je ferai de mon mieux), je ne suis pas coupable.14

Dès 1964 donc, le schéma meurtrier était déjà en place dans le psychisme d’Althusser. Seule l’identification de la victime devrait évoluer.

Poursuivant son travail d’introspection, Althusser devait tracer en 1971 ce qu’il appela le « diagramme de (sa) folie », mentionnant notamment ses épisodes de crises et ses séjours psychiatriques. Seule ses proches avaient connaissance du calvaire qu’il vivait, de l’épuisement dans lequel le plongeait la dépression, de l’énergie incroyable qu’il mettait à refaire surface pour reprendre pied ensuite. Les traitements médicaux qu’il subissait (des électrochocs des années 50, en passant par les narco-hypnotiques des années 60 et autres soins) étaient souvent très durs à supporter.

Toutefois, dans son milieu professionnel, rien ne transparaissait, le professeur tâchant toujours soigneusement de trouver des parades afin de cacher sa maladie.

14 Ce texte fut publié après le décès du philosophe au Mexique dans une revue de psychanalyse El semanal de nov. 1990. Louis Althusser avait demandé à Fernanda Navarro, la dernière fois qu’il l’avait revue en 1986, de ne pas le publier de son vivant, ce qui voulait bien dire qu’il le destinait à la connaissance des hommes.

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LA MORT D’ HELENE

Hélène, femme d’une grande intelligence, avait perçu très tôt un certain nombre d’éléments constitutifs de la logique morbide de son compagnon, et tentait de l’aider à en repérer les fondements psychanalytiques, notamment dans le fonctionnement de la structure familiale althussérienne (plusieurs lettres en témoignent). Cependant elle ignora longtemps qu’elle deviendrait elle- même partie prenante de ce drame. Il est probable que la vérité lui apparut cependant avant sa mort, car, rencontrant un ami quelques jours avant le drame, elle lui aurait confié que « ça n’allait pas très bien » et qu’il fallait « beaucoup prier ».

Peu de temps avant le drame de 1980, au cours d’une nouvelle hospitalisation en service psychiatrique, Althusser avait été soumis à un traitement par IMAO qui, loin de le soulager, l’avait plongé dans un état confusionnel accompagné d’hallucinations : « Un tribunal siégeait dans la pièce à côté pour me condamner à mort, des hommes armés de fusils à lunette allaient l’abattre en me visant des fenêtres d’en face(…). Je n’avais qu’une ressource : la mort infligée en me tuant préventivement(…). De surcroît, je voulais(…) détruire aussi toute trace de mon passage sur la terre(…) jusqu’au dernier de mes livres et toutes mes notes et aussi bien brûler l’école et aussi si possible supprimer, tant que j’y étais, Hélène elle-même. »

Couverture de l’essai de Gérard Pommier

Je laisse de nouveau la parole à Gérard Pommier, qui utilise le récit althussérien pour évoquer les jours précédant le meurtre : « A la sortie de cette hospitalisation, les relations avec Hélène auraient été au pire, cette dernière voulant le quitter pour toujours :  « elle prit alors des dispositions pratiques qui me furent insoutenables : elle m’abandonnait en ma propre présence. » Enfin, Hélène aurait menacé de se suicider et aurait demandé à Louis qu’il la tue : « Le comble advint un jour où elle me demanda tout simplement de la tuer moi-même, et ce mot impensable et intolérable dans son horreur me fit longtemps frémir de tout mon être. » Dans cette situation tendue, Hélène et Louis se seraient succédé chez leur analyste commun entre le 13 et le 15 novembre, jour du drame. Alors que Diatkine aurait proposé une nouvelle hospitalisation d’Althusser, Hélène lui aurait demandé un sursis de trois jours (pourquoi ce délai ?). »

La scène du meurtre, Althusser la racontera sobrement, comme un acte lui ayant échappé, sans qu’il s’en soit aperçu. Il n’aurait repris conscience qu’après le geste fatal

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CONCLUSION

Si tout meurtre a besoin d’un « terreau » où naître et se développer, le terreau althussérien est particulièrement riche à cet égard. L’expérience de la captivité au stalag, les adhésions à des idéologies extrémistes, et les relations complexes entre Louis Althusser et Hélène Rytmann n’ont fait qu’enrichir cet humus familial. Le rôle de la médecine et de son arsenal thérapeutique dans le « cas Althusser » a certainement aussi son importance. Toutefois l’approche du drame vécu par un écrivain qui marqua toute une génération pose plus de questions qu’elle n’en résout : En effet, la démence de cet acte ne remet-elle pas en question le raisonnement, les écrits et l’enseignement même de ce philosophe génial qui a pourtant formé des générations d’étudiants ? Et, pour reprendre les termes de Yann Moulier-Boutang qui a consacré tant de temps à approcher Althusser, est-il concevable que l’œuvre d’un homme considéré comme « fou » selon les critères de sa société n’en fasse pas moins autorité selon les mêmes normes de cette même société ?