revue du lyonnais, série 6 - n°1 - alexios apocaucos

19
523 ÉTUDES DE CIVILISATION ET DE LITTÉRATURE BYZANTINES I ALEXIOS APOCAUCOS * 1 AR M i les noms des nombreux correspondants du fécond écrivain byzantin que fut, au XIV e siècle, Nicéphore Grègoras, se trouve celui d'un homme qui joua un rôle important dans les événements tragiques et gros de conséquences de ce siècle si peu connu encore de l'histoire byzantine : le mégaduc ou grand duc Alexios Apocaucos. Les renseignements qui nous sont parvenus sur lui nous permettent d'assez bien connaître sa vie ; nous les tenons de ses amis, comme Nicéphore Grègoras et Théodore d'Hyrtacè, et surtout de son protecteur, dont il devint l'ennemi mortel, de Jean VI Cantacuzène, empereur et écrivain de talent de la Byzance du XIV e siècle *. Apocaucos eut une étrange destinée : parti de très bas, il s'éleva à la plus haute dignité de l'empire, dont il fut, à un moment donné, le maître presque incontesté ; d'une intelligence peu commune, il sacrifia tout à son orgueil et à sa passion du pouvoir : ce fut un arriviste sans scrupule, dont l'existence fut aussi brillante que la mort fut tragique. I Alexios Apocaucos naquit en Bithynie, d'une famille obscure, vers l'année 1280. « Ecrasé par la pauvreté » 3 , il dut de très bonne heure travail- ler pour gagner sa vie. Il fut d'abord, pour un faible salaire, commis du percepteur Macrène, chargé de lever les impôts ruraux, puis du gouverneur Nicolas. Il ne le resta pas longtemps, car il réussit à entrer au service de 1. Th. d'Hyrtacè, Lettres, not. et extr. des mss, t. 6, pp. 30 et sq. — Grègoras, Histoire byzant., livres 8,13, 13 et 14, et Lettres inédites. — J. Cantac, Histoires, liv. 1,2 et surtt 3. — Voyez aussi Ducas, 5. — V. Parisot, Cantacuzène homme d'Etat et historien (1845) et Ch. Diehl, Figures byzantines, a 6 série, « Princesses latines à la cour des Paléologues, Anne de Savoie, femme d'Andronic II », pp. 245-365. 2. N.Greg.,XII,3.

Upload: jules-jimmy-khazrik

Post on 12-Jul-2016

1 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

à propos Alexios Apocaucos

TRANSCRIPT

— 523 —

ÉTUDES DE CIVILISATION ET DE LITTÉRATURE

BYZANTINES

I

ALEXIOS APOCAUCOS *

1 AR M i les noms des nombreux correspondants du fécond écrivain byzantin que fut, au XIVe siècle, Nicéphore Grègoras, se trouve celui d'un homme qui joua un rôle important dans les événements tragiques et gros de conséquences de ce siècle si peu connu encore de l'histoire byzantine : le mégaduc ou grand duc Alexios Apocaucos. Les renseignements qui nous sont parvenus sur lui nous permettent d'assez bien connaître sa vie ; nous les tenons de ses amis, comme Nicéphore Grègoras et Théodore d'Hyrtacè, et surtout de son protecteur, dont il devint l'ennemi mortel, de Jean VI Cantacuzène, empereur et écrivain de talent de la Byzance du XIVe siècle *.

Apocaucos eut une étrange destinée : parti de très bas, il s'éleva à la plus haute dignité de l'empire, dont il fut, à un moment donné, le maître presque incontesté ; d'une intelligence peu commune, il sacrifia tout à son orgueil et à sa passion du pouvoir : ce fut un arriviste sans scrupule, dont l'existence fut aussi brillante que la mort fut tragique.

I

Alexios Apocaucos naquit en Bithynie, d'une famille obscure, vers l'année 1280. « Ecrasé par la pauvreté »3, il dut de très bonne heure travail­ler pour gagner sa vie. Il fut d'abord, pour un faible salaire, commis du percepteur Macrène, chargé de lever les impôts ruraux, puis du gouverneur Nicolas. Il ne le resta pas longtemps, car il réussit à entrer au service de

1. Th. d'Hyrtacè, Lettres, not. et extr. des mss, t. 6, pp. 30 et sq. — Grègoras, Histoire byzant., livres 8,13, 13 et 14, et Lettres inédites. — J. Cantac, Histoires, liv. 1,2 et surtt 3. — Voyez aussi Ducas, 5. — V. Parisot, Cantacuzène homme d'Etat et historien (1845) et Ch. Diehl, Figures byzantines, a6 série, « Princesses latines à la cour des Paléologues, Anne de Savoie, femme d'Andronic II », pp. 245-365.

2. N.Greg.,XII,3.

— 524 —

l'oncle de l'empereur Andronic II, Asan Andronic. Rongé déjà par un orgueil démesuré, il voulut s'instruire et consacra, semble-t-il, à ce but ses moyens et ses loisirs. Il suivit, en effet, les cours de Théodore d'Hyrtacè, professeur de grammaire et de rhétorique à Byzance, sous Andronic II et Andronic III. D'une maturité d'esprit précoce, d'une mémoire surprenante, au point de réciter par cœur un chant d'Homère, travailleur, préférant l'étude au théâtre et à l'hippodrome, il faisait l'admiration de ses condisci­ples et se classait toujours parmi les premiers l. Il devait alors avoir une vingtaine d'années.

Peu soucieux cependant de lier sa fortune à celle d'Asan Andronic, qu'il devinait ne devoir lui être utile en rien, il le quitta rapidement pour un certain Stratègos, domestique des thèmes occidentaux 3 et éphore des salines impériales 3. Là, il eut l'occasion de révéler pour la première fois son caractère. Son zèle et son habileté lui avaient gagné "la confiance de Stratègos. Ce dernier lui ayant confié une certaine somme d'argent pour se rendre auprès d'Andronic II, et solliciter de sa part son maintien en fonction pour l'année suivante, Apocaucos remit à l'empereur la somme d'argent, comme si elle venait de lui-même. Il se fit fort d'envoyer chaque année au trésor le double de ce que Stratègos y faisait parvenir et réussit à se faire nommer à sa place. Ainsi, déclare Cantacuzène, « Apocaucos chassa de sa place cet homme avec son argent ; il fut désormais en vue et l'un des plus hauts fonctionnaires » 4. C'était aux environs de 1320.

Ephore des salines impériales et domestique des thèmes occidentaux, Apocaucos mit au service de ses intérêts particuliers ses qualités d'admi­nistrateur et de financier. Loin d'enrichir le trésor, comme il en avait fait la promesse à Andronic II, il s'enrichit personnellement. Il le fit si vite et à un tel point, qu'il fut près d'être emprisonné. Il ne dut sa liberté qu'à l'inter-

1. Th. d'Hyrt., Let. 69. 3. Domestique ou commandant du groupe des thèmes ou corps d'armée stationnés sur le continent

européen (Thrace). 3. Fonction encore mal connue.

Note — Il va de soi que les traductions de titres byzantins ne sont qu'approximatives, car il est impossi­ble de trouver, dans les « hiérarchies civile et militaire » actuelles, l'équivalent exact de chaque titre ou de chaque fonction d'alors.

4. Cz., III, 14. ,

— 525 —

vention de Cantacuzène, qui, sur les instances d'un certain Syrgiannès, familier d'Andronic III, réussit à le sauver. Apocaucos en fut quitte pour la peur ; mais il jugea prudent de se mettre à l'abri des soupçons du souverain, et il décida de trahir le parti d'Andronic IL

C'était, en effet, le moment où Andronic II refusait d'associer au trône son petit-fils, Andronic III, « homme actif, intelligent et ayant les qualités d'homme d'état », mais « insouciant et frivole »r ; et qui avait confié le soin de ses intérêts à des hommes de haute valeur, comme Cantacuzène, mais aussi à des aventuriers sans nom, comme Syrgiannès. La lutte entre les deux Andronic se déclarait en 1321 et allait troubler l'empire pendant sept ans. Prévoyant l'issue de cette guerre, qui devait se terminer, en effet, par l'abdication d'Andronic II, Apocaucos, qui avait fait de Syrgiannès son ami, le pria de le recommander au jeune souverain et à son ami intime, le grand domestique 3 J. Cantacuzène. Ses qualités de financier, adroitement van­tées par Syrgiannès, et son immense fortune, dont il mettait une partie à la disposition d'Andronic III, pour subvenir aux frais de la guerre civile, lui valurent d'être accueilli avec empressement, et la même année, vraisembla­blement, il était nommé Parakimomène 3.

Apocaucos profita de la guerre civile pour assurer sa situation. Andro­nic III, cette même année, s'était réfugié à Andrinople, et envoyait à son grand-père, Andronic II, une ambassade pour traiter d'une paix possible entre eux deux. Apocaucos, pour mieux capter la confiance du jeune prince, eut le front de se faire désigner comme ambassadeur, et fut chargé de remettre à son ancien protecteur, qui s'en indigna véhémentement, le projet de traité. Apocaucos s'en tira fort bien ; il sut se gagner entièrement les bonnes grâces d'Andronic III, et, en 1327, il se voyait confier une mission délicate : la défense, pour le compte d'Andronic III, de Selembrie. La guerre civile touchait alors à sa fin.

Le 19 mai 1328, Andronic III entrait, en effet, dans Byzance et contrai­gnait Andronic II à abdiquer. Cantacuzène, sur qui Andronic III se déchar -

1. Ch. Diehl, Fig. Byz,, 2e sér„ p. 242-243.

2. Premier ministre et général en chef.

3. Grand chambellan ou ministre de la Maison impériale.

— 526 —

geait entièrement de la conduite des affaires publiques, voulut alors prendre un collaborateur actif et habile, mais qu'il eût en main et qui lui rendît compte de tout. Il crut l'avoir trouvé dans Apocaucos. Et il parvint, non sans avoir eu à vaincre l'opposition d'Andronic III, à faire ratifier son choix. Cantacuzène chargea Apocaucos de la direction du secrétariat de l'empereur, et, le sachant habile financier, il lui donna l'administration du Trésor impérial et le contrôle de la rentrée des impôts, avec le titre de dioecète des affaires publiques *.

Apocaucos occupait dès lors l'une des plus hautes charges de l'empire. Fort habilement, pour mieux endormir la confiance de Cantacuzène, il se fit l'exécuteur servile des volontés du premier ministre. En 1340, bien plus, alors qu'Andronic III venait de célébrer le mariage, à Thessalonique, du fils de Cantacuzène, Manuel Cantacuzène, Apocaucos fit mine de renoncer à la vie publique, pour songer au salut de son âme. De Byzance, il vint trouver Cantacuzène et lui demanda, avec l'autorisation de l'empereur, de porter au nom de ses enfants la moitié de ses revenus et de se retirer per­sonnellement dans un monastère. Andronic III, qui connaissait mieux que Cantacuzène, semble-t-il, Apocaucos, accorda, non sans peine, l'autorisa­tion, mais avec la conviction qu'Apocaucos n'en userait point. Ce qui eut lieu. Peu de temps après, en effet, Apocaucos revint trouver Cantacuzène. Devinant la sourde hostilité d'Andronic, qui, tout en l'ayant élevé à la haute fonction qu'il occupait, ne cessait de le tenir pour une âme vile et misérable, Apocaucos voulut, pour se venger, tenter de gagner, au détri­ment de l'empereur, la faveur populaire. Il vint donc déclarer à Cantacu­zène ses regrets de n'avoir pu entrer dans un cloître. Mais il avait réfléchi : il pouvait encore être utile à sa patrie, et c'était là le meilleur moyen d'assu­rer son propre salut. Il désirait donc consacrer le reste de sa fortune à la guerre contre les Turcs, qui « avaient asservi presque toutes les îles, rava­geaient la Thrace et le reste de la Macédoine, et désolaient la Grèce et le Péloponèse »2. Si Cantacuzène avait la magnanimité d'intervenir auprès d'Andronic III, pour lui faire confier le commandement de Byzance et des

1. Administrateur général. 3. Cz. II, 38.

— 527 —

îles, il emploierait le reste de sa fortune à construire une flotte et à libérer du péril turc Byzance et le continent. Andronic III, pénétrant les intentions d'Apocaucos, ne vit là qu'une manœuvre de sa part pour ruiner le prestige de général qui entourait Cantacuzène et pour se substituer à lui. Il n'était donc pas d'avis de céder. D'ailleurs, si Apocaucos était habile en finances, « où il avait vieilli et s'était acquis, sans nul doute, une profonde expérience »x, il n'avait aucune qualité militaire. Mais Cantacuzène plaida sa cause, et Andronic, un peu à contre-cœur, signa un édit nommant Apocaucos amiral de la flotte destinée à opérer contre les Turcs et lui prescrivant de « préle­ver sur le Trésor public cent mille pièces d'or afin de pouvoir ainsi et avec ses propres ressources, suivant sa promesse, équiper des vaisseaux de guerre et payer la solde des équipages2 ».

Apocaucos revint aussitôt à Byzance, mais il garda par devers lui l'édit impérial. Il laissa croire ainsi qu'il équipait la flotte à ses propres frais, et les critiques amères allèrent leur train contre l'indifférence d'Andronic III. Puis il fit voile sur Chio, réussit à s'emparer de neuf vaisseaux turcs avec leurs équipages et revint à Byzance, où lé peuple l'accueillit comme un libérateur.

Mais Andronic III ne resta pas longtemps sans l'apprendre ; il entra alors dans une violente colère contre Cantacuzène et allait sévir contre Apocaucos, quand il tomba gravement malade. Cette circonstance sauva Apocaucos. L'état d'Andronic s'aggrava rapidement et bientôt sa mort ne fut plus qu'une question de jours. Sans perdre de temps, Apocaucos jugea l'occasion propice pour se rapporcher de Cantacuzène et essayer de le com­promettre avec lui. Il vint donc le trouver et l'engagea vivement à se laisser proclamer empereur, avant la mort d'Andronic .Tout le monde connaissait l'affection de l'empereur pour son premier ministre et son désir, notam­ment exprimé en 1329, lors d'une grave maladie, de l'associer au trône : son acte n'aurait donc rien de révolutionnaire et l'empire accepterait avec joie d'être dirigé par un souverain d'une telle valeur. Au reste, il mettait à sa disposition sa fortune et sa vie ; ne lui devait-il pas tout, ne l'avait-il pas tiré

1. cz.11,38. 2. Cz., id.

— 528 —

de fort vilaines affaires, n'« était-il pas son médecin ? »1. Mais Cantacuzène le prit de haut, et, bien qu'Apocaucos eût tenté perfidement de faire plaider la même cause par la mère du grand domestique, il éconduisit Apocaucos avec mépris. De ce jour, ce dernier décida de se séparer de Cantacuzène et, si nécessité il y avait, de le sacrifier à son ambition.

Les circonstances allaient le servir. Le 15 juin 1341, Andronic III expirait. Apocaucos restait seul en face de Cantacuzène, bien décidé, quant à lui, à rester dans la légalité. Son parti fut vite pris. Cantacuzène refusait de se laisser proclamer empereur ; il ne pouvait escompter, un jour, jouer, à ses côtés, le même rôle que Cantacuzène avait joué auprès d'Andronic III : tous ses efforts devaient donc tendre à l'écarter, à se substituer à lui, et, si faire se pouvait, à devenir lui-même empereur. Tant il est vrai, comme l'écrit Nicéphore Gregoras, volontiers moralisateur, que « la fortune et la célébrité font perdre fatalement la raison, quand elles s'attachent à un homme qui en est indigne »2.

II

La mort d'Andronic III trouvait l'empire dans une situation critique. Le souverain laissait deux enfants en bas âge, Jean, qui avait neuf ans, et Michel, qui en avait quatre. La régence, d'après ses dernières volontés, devait appartenir à la mère des deux jeunes princes, Anne de Savoie, mais il lui avait solennellement recommandé, à son lit de mort, de s'en remettre à Cantacuzène, de rester toujours d'accord avec lui, si elle voulait son propre bien, celui de ses enfants et de ses sujets. Aussi, toute à sa peine, confia-t-elle au grand domestique et son fils et le pouvoir. «Et Cantacuzène fut réelle­ment maître du palais et de l'empire. Devant lui, tous s'inclinaient très bas et, dans le régent d'aujourd'hui, saluaient déjà l'empereur de demain » 3.

Mais Apocaucos travaillait dès ce jour à sa ruine. Maladroitement, en effet, Cantacuzène, au lieu de reconnaître les qualités réelles d'Apocaucos, son esprit de décision et son sens de la réalité, et de les utiliser, le méprisait

1. Cz., III, 10.

2. N . Greg. XII, 4.

3. Ch. Diehl, op. cit., p . 254.

— 529 —

comme son protégé, l'irritait en le traitant de poltron, et se méprenait sur sa force réelle, en déclarant, non sans orgueil : « Que peut un œuf contre une pierre ? Il n'y a point d'orgueil à un lion à se croire plus fort qu'un cerf »1. Les résultats de son attitude ne se firent pas attendre. L'impératrice Anne, d'intelligence médiocre, jalouse d'Irène Asan, femme de Cantacuzène et « personne tout à fait remarquable », Anne, éprise du pouvoir, était la plus accessible à la calomnie. Apocaucos, avec une sûreté de coup d'œil machia­vélique, sut voir, dès les premiers jours, toute l'influence qu'il pouvait exercer sur elle et le parti qu'il pouvait en tirer. Habilement, il se concilia le patriarche, Jean d'Apri, et la plupart des grands de la cour, en leur confiant, sous le sceau du secret, l'intention de Cantacuzène de les tous faire périr et de se proclamer empereur. Anne, « épouvantée, interrompit la neuvaine commencée par elle dans le monastère où était enterré son mari » 2, et, au bout de trois jours, revenait précipitamment au palais. Avec le patriarche, Apocaucos commença alors à faire le siège de l'impératrice. A son instiga­tion, Jean d'Apri montra à Anne une lettre d'Andronic lui enjoignant de partager la régence avec le patriarche. De son côté, Apocaucos, en des entretiens particuliers, tout en la flattant, lui insinua que Cantacuzène n'attendait que l'occasion favorable de la détrôner, elle et son fils. Anne, cependant, mit en doute l'authenticité de la lettre et la sincérité des avertis­sements d'Apocaucos, mais elle se prit à douter de l'intégrité de Cantacu­zène. Apocaucos, pour l'heure, n'en demandait pas davantage. Cantacuzène de toute son âme, protesta de son loyalisme et voulut même, lors d'une séance du conseil impérial, où il avait été mis en minorité, donner sa démis­sion. Mais Anne, vraisemblablement conseillée par Apocaucos et le patriar­che, refusa, par crainte d'une révolution civile et surtout d'un soulèvement militaire. Elle eut, du reste, peu à attendre pour réaliser ses desseins et ceux d'Apocaucos.

Vers le 10 juillet 1341, Cantacuzène, en effet, était contraint de partir en Thrace pour lutter contre les Albanais, les Turcs et les Bulgares. Apo­caucos jugea le moment venu pour s'emparer du pouvoir. Sa précipitation

1. Cz. 1,25 et 33.

2. Ch. Diehl, id., p . 256.

— 530 —

faillit, cependant, le perdre. Il laissa complaisamment passer les Turcs pour attaquer Cantacuzene de dos ; puis, profitant d'une maladie d'Anne, il tenta d'enlever le jeune prince Jean et de l'emmener dans sa forteresse d'Epibates, construite par lui aux portes de Byzance, abondamment pour­vue de vivres et devant laquelle était toujours ancré un bateau prêt à le transporter sur le continent voisin, en cas d'émeute. Il voulait marier Jean à l'une de ses filles et contraindre l'impératrice à lui accorder les plus hautes dignités ainsi que les villes et les provinces qu'il désignerait lui-même. Mais l'un de ses complices le vendit; Cantacuzene, averti, le fit bloquer dans Epibates, et, le 8 septembre, revenait à Byzance. Là, il le relevait de ses fonctions d'amiral et décidait tout d'abord, avec Anne, de le tenir éloigné des affaires publiques.

Mais Cantacuzene ne pouvait rester longtemps à Byzance, car sa pré­sence était nécessaire à la tête de l'armée de Thrace. Cédant à un sentiment de générosité inexplicable, ou mieux, montrant une fois de plus sa faiblesse de caractère et son indécision, il crut bon, pour apaiser ses ennemis, de pardonner à Apocaucos, et il conseilla à l'impératrice de l'employer à nou­veau. Le 28 septembre, après avoir fait jurer à l'impératrice et au patriarche de ne point conspirer contre lui, mais sans en avoir pu obtenir autant d'Apocaucos, Cantacuzene partit pour Sélembrie I. En passant devant Epibates, Apocaucos se précipita pour le saluer, protesta de son repentir, et se justifia ne n'avoir pas voulu prêter serment, en déclarant à Cantacuzene qu'entre eux deux nul besoin n'était de serment, mais seulement d'une promesse cordiale et sincère. Cantacuzene, ému, lui pardonna solennelle­ment et l'envoya à Byzance saluer l'impératrice. C'était la dernière faute qu'il put commettre.

Le jour même, en effet, Apocaucos se jetait aux pieds d'Anne, dont il obtenait aisément le pardon ; puis, fort hypocritement, il allait trouver la mère de Cantacuzene, à qui il faisait un éloge lyrique de la grandeur d'âme de son fils, affirmait son dévouement pour lui et pour sa famille et s'enga­geait à le montrer par des actes, non par des paroles. Escomptant ainsi avoir endormi l'affection vigilante et toujours inquiète de la mère de Cantacu-

1. Cz, id.

— 531 —

zène, il agit, cette fois, avec plus de sang-froid et moins de hâte, décidé à compromettre irrémédiablement ses partisans et l'impératrice, et à empê­cher à jamais le retour de Cantacuzène. Mais, pour ne point faire naître de soupçons, il resta, en quelque manière, au second plan, « n'ayant l'air, dit Grégoras, de n'être lui-même qu'un sous-ordre » l.

En quatre jours, il forma une ligue puissante contre Cantacuzène. Avec une connaissance profonde du cœur humain, il sut parler à chacun le lan­gage qui convenait pour l'enchaîner à lui. Il commença par Jean d'Apri, le patriarche. En grand secret, il lui révéla la volonté arrêtée de Cantacuzène de le remplacer par Grégoire Palamas, son ami personnel. Jean d'Apri, d'abord incrédule, finit par prendre peur et demanda conseil à Apocaucos. Ce dernier se mit à son entière disposition, et, pour lui prouver son attache­ment, lui offrit de marier l'une de ses filles à l'un de ses fils. Jean d'Apri accepta. Apocaucos lui découvrit alors, en partie, ses intentions. Attaquer ouvertement Cantacuzène, il n'y fallait pas songer, car il restait trop puis­sant. Il fallait donc se ménager un allié capable de lui résister, et ce ne pou­vait être que l'impératrice. A lui de la circonvenir; ce lui serait, du reste, aisé, car Anne l'estimait et le savait dévoué à ses intérêts. Il ne devait penser qu'au but : triompher et ne pas ergoter sur l'honorabilité des moyens employés. Anne le croirait d'autant plus facilement que sa qualité de patriarche la convaincrait de la sincérité de ses conseils. Par ailleurs, elle n'exigerait aucune preuve de la culpabilité de Cantacuzène et la seule crainte d'être dépouillée du pouvoir suffirait à la rallier à leur cause. L'appui d'Anne acquis, les partisans afflueraient, car Apocaucos et lui auraient l'air de se faire les champions de la cause de la légitimité. Jean d'Apri acquiesça.

Apocaucos chercha alors d'autres complices. Il gagna, en premier lieu, l'un des parents de Cantacuzène, Asan Andronic, au service duquel il avait été autrefois, et à qui il promit de donner dans le gouvernement, la place que lui valaient son intelligence et son expérience. Puis, successivement, il s'attacha les deux frères d'Asan, Constantin Asan et Isaac Asan, grand duc, ainsi que le grand drongaire3 Jean Gavalas, de retour d'une ambassade en

i . N. Greg.XII, 10. 3. Amiral en chef.

Rev. Lyon. 34

— 532 —

Serbie. Il lui confia que Cantacuzene prétendait avoir été trahi par lui et qu'il était décidé à se venger. Gavalas protesta de son innocence, mais Apocaucos lui affirma par serment que c'était là l'exacte vérité, et, pour lui donner un gage certain de son affection, il lui offrit, car il le savait veuf, de lui donner en mariage l'une de ses filles. Et Gavalas se décida pour Apocaucos. Enfin, ce fut le tour du grand stratopédarque T Chumnos, qui, effrayé de savoir Cantacuzene lui retirer son amitié, se rallia au grand duc sans difficulté.

Restait à gagner l'entourage immédiat de l'impératrice. Cette dernière avait amené de Savoie plusieurs de ses compatriotes. Elle avait confié la direction de sa maison civile à un certain Artotos et à sa mère Isabelle. Apocaucos se les attacha, en leur révélant, toujours sous le sceau du secret, que Cantacuzene, irrité de voir des étrangers occuper au palais des emplois qui eussent dû être réservés à des Grecs, avait décidé, dès son retour, de les embarquer tous sur le premier bateau en partance et de les renvoyer en Savoie. Au surplus, afin de le convaincre de l'intérêt qu'il lui portait, Apo­caucos offrait, une fois de plus, de donner sa fille en mariage. Il ne lui demandait, à lui et à sa mère, qu'une chose : comme ils approchaient plus souvent que tout autre l'impératrice, ils devaient essayer de la convaincre habilement qu'elle n'avait pas de plus perfide ennemi que Cantacuzene.

Ses acolytes recrutés, Apocaucos s'occupa sans tarder d'obtenir de l'impératrice la destitution de Cantacuzene. Dès le 2 octobre, il avait pris l'ascendant sur tous ; il réunit tous les conjurés et leur indiqua comment il fallait procéder. Chacun devait aller trouver l'impératrice, à tour de rôle, et la convaincre que Cantacuzene voulait déposséder Jean du trône impérial ; pour le sauver, elle n'avait qu'une ressource, déclarer la guerre à Cantacu­zene. Il envoya d'abord Asan Isaac, le grand duc, et son frère Constantin, puis Artotos et sa mère, Chummos et, finalement, Gavalas. Mais Anne, loin de les croire, entra dans une violente colère et les traita de calomnia­teurs.

En l'apprenant, Apocaucos, dans la crainte de voir Cantacuzene averti, agit très énergiquement. Il dépêcha auprès d'Anne le patriarche. Celui-ci commença par protester de son dévouement pour elle et pour son fils, puis

1. Officier général, dont les fonctions ne sont pas très bien connues.

— 533 —

il déclara qu'en voyant Cantacuzène chercher, sans nul doute, à usurper le pouvoir, il avait changé d'attitude. Il lui conseillait donc de prendre immé­diatement des précautions, et il lui laissait entendre qu'elle pouvait comp­ter sur le dévouement habile et éclairé d'Apocaucos. Mais il ne réussit pas à la convaincre. Bien plus, elle voulait rappeler Cantacuzène, afin de lui permettre de se justifier. Le patriarche eut beau l'en dissuader, Anne per­sista dans son intention. Apocaucos, alors, lui envoya le parent de Canta­cuzène, Asan Andronic, qui parla dans le même sens que le patriarche. Devant cette insistance et cette unanimité de sentiments, Anne se décida à prendre des mesures pour sauvegarder sa vie et celle de ses enfants. Apo­caucos triomphait.

Sans perdre de temps, il se nomma préfet de Byzance et reçut le man­dat de commencer, dès que possible, la guerre contre Cantacuzène. Puis, avant même qu'ils aient eu le temps d'aviser, il fit garder à vue, dans leur maison respective, la mère de Cantacuzène, Andronic Cantacuzène et la femme de Mathieu Cantacuzène ; enfin, pour rendre la populace favorable à l'idée de la guerre, il la fit soulever et la lança au pillage des maisons des Cantacuzénistes. Mais 42 d'entre eux réussirent cependant à fuir, et Canta­cuzène apprit par eux ce qui se passait à Constantinople.

Cependant, Apocaucos resserrait la surveillance autour de la mère de Cantacuzène et d'Andronic Cantacuzène, puis il expédiait dans toutes les provinces de l'empire des lettres déclarant Cantacuzène ennemi public, et finalement faisait envoyer par l'impératrice, à Cantacuzène lui-même, une lettre le destituant de toutes ses dignités et lui enjoignant de rester jusqu'à nouvel ordre à Didymotique. Cantacuzène tenta une dernière fois de rappeler à l'impératrice ses serments et les paroles d'Andronic III à son lit de mort, et il offrit de venir se justifier. On ne lui répondit que par des injures. Il se décida alors, et le 8 octobre, jour de saint Démétrius, il se fit couronner à Didymotique I.

Apocaucos avait réussi : il avait forcé Cantacuzène à se proclamer empereur et il était le maître de Byzance. Il ne lui restait plus qu'à se débar­rasser, d'une manière ou d'une autre, de l'usurpateur.

1. Cz. III, 34, et Greg. XII, II.

— 534 —

III

Anne, toutefois, effrayée de la guerre civile, se reprenait à douter, de la culpabilité de Cantacuzène ; elle songeait même à le reconnaître et à marier la jeune Hélène Cantacuzène à son fils Jean Paléologue. Apocaucos, con­naissant la faiblesse de caractère de l'impératrice, organisa une surveillance étroite autour d'elle. Pendant le jour, les meneurs du parti se relayaient à ses côtés, et, la nuit, il avait placé non loin d'elle une femme qui, pour une pièce d'or, lui rapportait tous ses propos. C'est ainsi qu'il connut les scru­pules, un peu tardifs, de la souveraine. Sans hésiter, car il se voyait non loin du but — pour empêcher Anne de mener son projet à bonne fin, il décida, soit de l'effrayer, soit de l'induire en erreur. Par le patriarche, il la fit menacer d'excommunication, si elle était parjure à son serment, puis il résolut de faire couronner le jeune Jean. Le 9 novembre 1341, Jean était couronné sous le nom de Jean V Paléologue. Apocaucos se nomma lui-même, à cette occasion, grand duc, et distribua à ses fidèles complices de hautes dignités : Gavalas, en particulier, fut nommé Protosévaste 1 et le patriarche reçut l'autorisation d'orner de soie et d'or sa tiare patriarcale et de signer, comme l'empereur, ses décrets et ses lettres à l'encre rouge.

Apocaucos, grand duc, préfet de Byzance, maître des finances, était alors tout puissant. Mais il avait à lutter, à l'intérieur, contre les cantacuzé-nistes, qui tentaient une révolution, et surtout à l'extérieur, contre Canta­cuzène. Son habileté, unie à sa claire vision des événements et à sa prompti­tude de décision, lui permit, en moins d'un an, de devenir, peu s'en fallut, le maître de l'empire.

Contre les cantacuzénistes, il sévit sans ménagement. Il fit jeter en prison la mère de Cantacuzène et disparaître mystérieusement les plus gênants de ses adversaires. Exerçant sur Anne une influence quelque peu inexplicable, au point qu'on pourrait le croire avoir été du dernier bien avec elle, il la gouvernait « comme une esclave »3, et faisait d'elle ce qu'il voulait. A l'intérieur, il vint à bout, facilement, de ses ennemis ; mais l'adversaire le

1. Titre purement honorifique, supérieur même à celui de grand duc et de grand domestique.

2. Cz. III, 36, et N. Greg. XII, i o.

— 535 —

plus redoutable était Cantacuzène, et, s'il voulait se maintenir au pouvoir, il lui fallait nécessairement en triompher.

Ne se sentant pas capable de s'opposer à lui comme général, il fit appel à toute son ingéniosité et il essaya de battre son ennemi plus par la diplo­matie que par les armes. Cantacuzène avait des alliés. Successivement, il les lui enleva : Guy d'Arménie, dès décembre 1341 ; puis Monomaque et Syna-dène, au début de 1342, et Constantin Paléologue, en mai de la même année. Pour le maintenir en Thrace, l'empêcher de s'emparer d'Andrinople et de marcher sur Byzance, il fomenta des révolutions, en soulevant la populace contre les riches, et réussit à acheter une partie de ses troupes. Alors lui-même prit le commandement d'une flotte de vingt vaisseaux, fit voile sur Thessalonique, puis marcha sur une ville nommée Gynécocastre et rejeta Cantacuzène en Serbie. Ce dernier n'avait plus alors avec lui qu'environ deux mille hommes et il était coupé de la mer et de Didymotique, défendue par sa propre femme Irène. Apocaucos marchait de succès en succès ; il n'avait plus qu'à se faire livrer Cantacuzène par le tsar de Serbie, Etienne Douchan, et à s'emparer de Didymotique. Aussi, quand il rentra à Byzance, fut-il reçu comme le sauveur de l'empire. Il était à l'apogée de sa gloire.

Cantacuzène, toutefois, montrait la même énergie à se défendre qu'Apocaucos à l'exterminer. Comme Anne et Apocaucos avaient appelé à leur aide l'étranger, l'émir d'Aïdin, ainsi, lui-même, avait appelé le sultan turc de Nicée, Orchan, et, grâce à lui, il rentrait dans Dydimotique déblo­quée. Mais Apocaucos, sachant que sa défaite serait sa mort, redoublait d'ardeur. A force d'habileté, il faisait d'Etienne Douchan l'ennemi de Cantacuzène, qu'il ne parvenait pas, il est vrai, à faire assassiner. En avril 1343, alors que Cantacuzène commençait à posséder un assez grand nombre de places fortes à l'ouest et marchait sur Thessalonique, Douchan, à l'instigation d'Apocaucos, lui réclamait les troupes qu'il lui avait prêtées, et le contraignait ainsi à se replier sur Berrhoe. Apocaucos profitait de l'occa­sion. Il survenait par mer et tentait d'écraser Cantacuzène. L'un de ses lieutenants ravageait les environs de Berrhoe ; lui-même s'emparait de Platamon, l'unique ville maritime restée à Cantacuzène, et le coupait ainsi de l'Asie. Il répandait le bruit de sa mort chez ses alliés, essayait d'obtenir leur neutralité, ou, à tout le moins, de retarder leur arrivée. Il ne pouvait

— 536 —

enlever Berrhoe à Cantacuzene, mais il empêchait Thessalonique de tom­ber en août, grâce à une révolution intérieure, dont il était l'instigateur. Il gardait encore l'avantage et revenait à Byzance.

Cependant, cette année 1343, Apocaucos, malgré son habileté, avait eu quelques insuccès. Assurément, au début d'octobre, il avait rejeté Can­tacuzene en Serbie, après l'avoir empêché de s'emparer de Phères, mais cer­tains de ses amis même commençaient à douter de l'issue de la lutte et profitaient de ses courtes absences pour engager l'impératrice à négocier avec Cantacuzene.

Il ne pouvait se maintenir que par la terreur. Pour éviter la contamina­tion, il frappa sans pitié tous ceux dont il doutait : le grand stratopédarque, Chumnos et son fils, Asan Constantin et son fils, pour avoir osé engager l'impératrice à composer avec Cantacuzene furent bannis de la Cour. Puis il destitua tous les fonctionnaires suspects de cantacuzénisme, confisqua leurs biens et les arrêta. Sa situation était de nouveau rétablie, et, maître incon­testé à Constantinople, il tourna tous ses efforts contre Cantacuzene, qu'il devinait devoir abattre, malgré tout, très difficilement. On était en janvier 1344.

IV

Le déclin commençait et le jour de la chute tragique et retentissante n'était guère éloigné.

Apocaucos avait raison de s'estimer encore très puissant, maître de Byzance et d'une grande partie de l'empire.: Mais, il le sentait bien aussi, de jour en jour, Cantacuzene devenait plus puissant et ses ennemis plus nom­breux. Sans perdre son sang-froid, il tenta, avec une énergie qui finit par confiner à l'aveuglement, de neutraliser, et même d'écraser le premier et de détruire les seconds.

Cantacuzene, en effet, n'était pas battu. Pour continuer la lutte contre lui, il fallait, à Apocaucos, de l'argent et des hommes. Il réussit à se procu­rer le premier, en provoquant des dons volontaires considérables, et les seconds, en facilitant les engagements. Puis, recourant à son arme habi­tuelle, la trahison, il s'allia à Alexandre de Bulgarie et acheta l'un des chefs

— 537 —

de bande les plus dévoués de Cantacuzène, Momitzil, contre le titre de despote l ; enfin, et surtout, il parvint à éloigner l'allié turc de Cantacuzène, Orchan, et sa puissante armée, en lui suscitant l'hostilité des Génois et des chevaliers de Rhodes, qui le contraignirent à revenir précipitamment à Smyrne où ils l'assiégèrent. Assuré ainsi de n'être pas attaqué par l'étran­ger, Apocaucos lança toutes ses troupes à l'assaut de Didymotique pour y prendre Cantacuzène. Mais il n'y put parvenir ; il tentait bien encore, par deux fois, de le faire assassiner ; chaque fois, Cantacuzène échappait mira­culeusement au meurtrier. Mais c'étaient là, pour Apocaucos, de graves échecs qui ne pouvaient qu'encourager ses ennemis à Byzance. Et, de fait, ils devenaient de jour en jour plus audacieux Le grand logothète a

Gavalas insistait tout particulièrement auprès d'Anne pour traiter avec Cantacuzène. Orateur facile, il avait une grande influence au Sénat. Aussi importait-il à Apocaucos de le reconquérir définitivement. Par mesure de précaution, il commença par se mettre en sûreté à Manganes, forteresse de Byzance qu'il avait mise en état pour y soutenir, au besoin, un siège. De là, il manœuvra pour ramener à lui les principaux conjurés. Il fit venir d'abord le patriarche, à qui il confia que ses espions venaient de lui confir­mer la colère de Cantacuzène qui ne lui pardonnait pas d'avoir pris parti contre lui et sa volonté de se venger. Jean d'Apri hésita cependant. Pour le décider, Apocaucos combla sa famille d'honneurs et d'argent, et le confirma lui-même dans ses précédents privilèges.

Puis il s'occupa de Gavalas. Fort habilement, il lui démontra qu'il était l'un des principaux artisans de la lutte contre Cantacuzène. Ce dernier ne lui pardonnerait jamais, s'il revenait au pouvoir. Il ne lui restait donc qu'à continuer la lutte. Et, pour se le mieux attacher, il lui promit, cette fois, d'une manière ferme, la main de sa fille : rien, aflîrma-t-il, ne saurait désor­mais empêcher le mariage de se faire à brève échéance.

Alors, d'accord avec le patriarche, il envoya auprès d'Anne, dont il avait acheté de nouveau la domesticité, des conseillers pour la persuader que

i . Dignité réservée aux membres de la famille impériale.

3. Grand chancelier, ministre de la Police et de l'Intérieur, et secrétaire d'Etat des Affaires étrangères.

— 538 —

lui seul, Apocaucos, était à même de continuer la lutte à outrance. Elle finit par accepter. Apocaucos était, une fois de plus, tout puissant.

Mais il jugea plus habile de se montrer moins tyrannique. Il craignait, en effet, de faire regretter le temps où Cantacuzène gouvernait. Il alla même jusqu'à conseiller à Anne de lui envoyer une ambassade pour l'engager, moyennant d'avantageuses conditions, à abdiquer. Mais les événements allaient le contraindre à revenir au régime de la terreur.

La situation de Cantacuzène continuait de s'améliorer. Devant ses progrès, Anne et le Conseil décidèrent de donner à Apocaucos le comman­dement des opérations contre l'usurpateur.

Il se rendit, en conséquence, à Pirinthe, pour mettre au point le plan de campagne et emmena avec lui Jean V et le patriarche. En réalité, il avait l'intention de conserver Jean prisonnier et de le marier de force à cette fille, promise à Gavalas, ou, au pis aller, de s'enfuir auprès de Cantacuzène, de se faire pardonner par lui et donner Chio et Lesbos. Mais il n'eut pas le temps de le faire. Gavalas le dénonça à Anne.

Apocaucos dut revenir en toute hâte à Byzance. Une deuxième fois, il réussit à rétablir la situation en sa faveur. Connaissant la cupidité d'Anne, il n'hésita pas à dépouiller les, trésors des églises pour lui en remettre les pièces les plus belles et les plus précieuses. Et l'impératrice lui fut une fois de plus soumise. Mais il dut rétablir la terreur : les emprisonnements, les confiscations se multiplièrent. Gavalas, surtout, devenait inquiétant. Il s'indignait de voir toujours son mariage différé : vieillard, n'avait-il pas eu la sottise de s'éprendre de la fille d'Apocaucos ? Comme toujours, le grand duc essaya de temporiser ; il lui raconta que sa femme et sa fille le trou­vaient trop obèse. Il lui conseillait de se faire maigrir et de se remettre entre les mains d'un médecin italien, fort habile en cette matière. Mais le régime qu'il dut suivre le rendit malade et Apocaucos craignit de le voir intriguer à nouveau par dépit auprès d'Anne. Il décida de le perdre, ce fut sa dernière victime.

Avec une perfidie raffinée, il dépêcha auprès de Gavalas certains de ses propres confidents pour lui révéler, en grand secret, qu'Anne, ils ne savaient pourquoi, était irritée contre lui ; Gavalas, rapporte Cantacuzène, « jaunit » à cette nouvelle et se hâta de demander conseil à Apocaucos. Tout en lui

— 539 —

déclarant qu'il savait tout, Apocaucos lui répondit que, personnellement, il ne faisait aucun cas de tous ces racontars. Que ne pouvait alors la calomnie ? N'était-il pas obligé lui-même de se réfugier à Epibates ou à Manganes ? Cependant, s'il avait un conseil à lui donner, — car Gavalas n'avait pas de forteresse comme lui pour se mettre à l'abri — c'était de faire don de son immense fortune, pour ne point exaspérer la cupidité bien connue de l'im­pératrice. Puis, par des tiers, il fit avertir Anne que Gavalas distribuait ses biens pour tenter une révolution en faveur de Cantacuzene. Et, la laissant toute à sa colère, il partit lui-même, sous un prétexte quelconque, pour Hieron. Gavalas, ne sachant quel parti prendre, privé des conseils d'Apo­caucos et s'attendant d'un moment à l'autre à la mort, se réfugia dans Sainte Sophie et y revêtit l'habit monastique. C'est alors qu'Apocaucos revint. Comme par hasard, il s'arrêta sur son passage à Sainte-Sophie et, y trou­vant Gavalas; il déplora bien haut la perte qu'il faisait en lui comme gendre et promit d'intervenir en sa faveur auprès de l'impératrice. Peu de temps après, en effet, il le faisait envoyer au monastère de la Vierge Très Sainte, puis jeter en prison, sous le prétexte d'avoir tenté de s'enfuir.

Apocaucos était ainsi tout puissant. Et cependant sa fin était proche. Les revers se précipitaient : son fils Manuel, gouverneur d'Andrinople, lui faisait défection, Momitzil était tué, les Turcs réussissaient de nouveau à seconder efficacement Cantacuzene. Ce dernier était maître de la Thrace presque tout entière I et s'apprêtait à marcher sur Byzance. Apocaucos se vit perdu. A Byzance, on se permettait de douter de la victoire, on discutait ses volontés. Il mit alors le régime de la terreur à l'ordre du jour et tenta de rétablir une situation désespérée.

Il ordonna la levée en masse. Pour se procurer de l'argent, car le Trésor était vide, il essaya, mais en vain, de percevoir des droits de douane élevés, en installant un contrôle à l'entrée de la mer Noire. Puis il demanda au Conseil de décréter un prélèvement sur les grosses fortunes ; on se moqua de lui. Alors, se voyant acculé, il n'eut plus qu'une pensée : sauver sa vie à tout prix, sinon, entraîner dans sa chute le plus grand nombre de ses com­plices.

i . Cz.III,8o.

— 540 —

Il emprisonna tous les citoyens riches, et, pour se ménager le peuple, livra une grande partie de leurs maisons au pillage. Il en fit de même pour les membres du Conseil et confisqua leurs fortunes. De cette manière, ils n'intrigueraient pas avec Cantacuzène. Les prisons n'étaient plus assez grandes. Il décida d'en faire construire une dans l'intérieur même du palais.

Entre temps, il terrorisait l'impératrice. Il lui demanda de marier le jeune empereur avec sa propre fille. De cette façon, il mettrait au service de la défense de la dynastie son immense fortune, qui s'accroissait chaque jour d'une partie des biens confisqués ; de cette façon, surtout, il serait le maître de l'empire. Mais Anne refusa. Pour l'y contraindre, il écrivit, à en croire Cantacuzène, plusieurs lettres au pape Clément VI, comme si elles venaient d'Anne elle-même. Il faisait déclarer à cette princesse qu'elle était restée, de cœur, catholique romaine, mais qu'elle n'avait pu, jusqu'ici, par suite des événements, le lui manifester : si le pape l'aidait à triompher de ses ennemis, elle se chargeait de ramener sous son autorité l'Eglise de Constan-tinople. Et Clément VI, de son côté, lui écrivait sa joie et lui promettait des secours. Et ces lettres, Apocaucos prétendait les avoir en main, et menaçait l'impératrice de les révéler à l'Eglise grecque si elle ne cédait pas à son ultimatum.

Mais les circonstances ne le lui permirent pas. La haine grandissait autour de lui. Il n'osait plus sortir sans être défendu par une puissante escorte ; nul ne pouvait l'approcher, s'il ne l'avait appelé lui-même. Un jour qu'il venait presser la construction de la prison du palais, il commit l'imprudence d'entrer, à cheval, suivi d'un seul esclave. Un détenu, du nom de Raoul, armé d'un gourdin, se précipita sur lui et lui porta un violent coup à la nuque. « De son cheval, il tomba à terre, tel un second Satan, précipité du haut des cieux » 1. Une courte lutte s'engagea entre Raoul et l'esclave d'Apocaucos, qui hurlait et appelait à l'aide. Un prisonnier, de la famille des Paléologues, entraîna alors ses compagnons de geôle, et, d'un coup de hache, lui fendit la tête. Puis son cadavre sanglant fut suspendu aux murs du palais et apprit à Byzance terrifiée la mort de son tyran. C'était le i l juin 1345.

1. Ducas, 5.

— 541 —

Anne vengea dans le sang la mort de son favori ; elle fit cerner le grand palais, et autorisa la veuve d'Apocaucos à lancer ses gens à l'assaut. Tous les détenus furent impitoyablement massacrés. Mais Apocaucos mort, la chute d'Anne était prochaine ; le 3 février 1347, Cantacuzène entrait dans Byzance.

V

Telle fut la dramatique destinée d'Alexios Apocaucos, dont Nicéphore Grégoras pouvait dire avec raison : « S'il avait mis ses qualités au service de la vertu et de la justice, il se fût acquis un nom illustre parmi les Romains B1. Car Apocaucos eut, sans conteste, d'éminentes qualités. Très habile finan­cier, né réellement pour les affaires et pour l'intrigue, il fut un remarquable diplomate, et il eût pu devenir empereur si l'orgueil ne l'avait pas aveuglé et empêché de comprendre qu'on mène moins les événements qu'on est mené par eux.

Ce fut aussi un homme d'une intelligence souple, curieuse 3 et vaste, familier, comme tous les esprits cultivés de cette époque, avec la littérature profane et sacrée, et, malgré ses rares loisirs, capable de s'intéresser à des études très particulières, à la médecine, comme en témoigne la dédicace, en tête d'un manuscrit des œuvres d'Hippocrate 3, et peut-être aussi celle du traité de médecine de Jean Actuarios 4. Ce fut, enfin, semble-t-il, dans l'intimité, un homme qui charmait par son obligeance et sa gaieté de carac­tère 5. Apocaucos, en un mot, fut grand, plus grand, assurément, par ses défauts que par ses qualités. En tout cas, il vaut la peine d'être étudié et il est l'une de ces nombreuses figures, si peu connues et si curieuses pourtant de cette Byzance du xive siècle, qui, au seuil de la mort, se para une der­nière fois de l'éclat des plus purs talents et des plus brillantes intelligences.

1. N.Gr.XII.2. 2. N. Greg., Lettre inédite. 3. Man. grec de la Bibliot. nat. de Paris, n° 3.144, f° 10, v° II, r°. 4. Il servit de Codex pharmaceuticus à la Faculté de médecine de Paris pendant tout le moyen âge. 5. N. Greg., Let. inéd., id.