rené guénon - la métaphysique orientale

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  • 7/28/2019 Ren Gunon - La mtaphysique orientale

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    Jai pris comme sujet de cet expos la mtaphysique orientale ; peut-tre aurait-il mieuxvalu dire simplement la mtaphysique sans pithte, car, en vrit, la mtaphysique pure tant

    par essence en dehors et au del de toutes les formes et de toutes les contingences, nest niorientale ni occidentale, elle est universelle. Ce sont seulement les formes extrieures dont elleest revtue pour les ncessits dune exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sontces formes qui peuvent tre soit orientales, soit occidentales ; mais, sous leur diversit, cest unfond identique qui se retrouve partout et toujours, partout du moins o il y a de la mtaphysiquevraie, et cela pour la simple raison que la vrit est une.

    Sil en est ainsi, pourquoi parler plus spcialement de mtaphysique orientale ? Cestque, dans les conditions intellectuelles o se trouve actuellement le monde occidental, lamtaphysique y est chose oublie, ignore en gnral, perdue peu prs entirement, tandis queen Orient, elle est toujours lobjet dune connaissance effective. Si lon veut savoir ce quest lamtaphysique, cest donc lOrient quil faut sadresser ; et, mme si lon veut retrouverquelque chose des anciennes traditions mtaphysiques qui ont pu exister en Occident, dans un

    Occident qui, bien des gards, tait alors singulirement plus proche de lOrient quil ne lestaujourdhui, cest surtout laide des doctrines orientales et par comparaison avec celles-ci quelon pourra y parvenir, parce que ces doctrines sont les seules qui, dans ce domainemtaphysique, puissent encore tre tudies directement. Seulement, pour cela, il est bienvident quil faut les tudier comme le font les Orientaux eux-mmes, et non point en se livrant des interprtations plus ou moins hypothtiques et parfois tout fait fantaisistes ; on oublietrop souvent que les civilisations orientales existent toujours et quelles ont encore desreprsentants qualifis, auprs desquels il suffirait de sinformer pour savoir vritablement dequoi il sagit.

    Jai dit mtaphysique orientale, et non uniquement mtaphysique hindoue, car lesdoctrines de cet ordre, avec tout ce quelles impliquent, ne se rencontrent pas que dans lInde,contrairement ce que semblent croire certains, qui dailleurs ne se rendent gure compte deleur vritable nature. Le cas de lInde nest nullement exceptionnel sous ce rapport ; il estexactement celui de toutes les civilisations qui possdent ce quon peut appeler une basetraditionnelle. Ce qui est exceptionnel et anormal, ce sont au contraire des civilisationsdpourvues dune telle base ; et vrai dire, nous nen connaissons quune, la civilisationoccidentale moderne. Pour ne considrer que les principales civilisations de lOrient,lquivalent de la mtaphysique hindoue se trouve, en Chine, dans le Taosme ; il se trouve

    aussi, dun autre cote, dans certaines coles sotriques de lIslam (il doit tre bien entendu,dailleurs, que cet sotrisme islamique na rien de commun avec la philosophie extrieure desArabes, dinspiration grecque pour la plus grande partie). La seule diffrence, cest que, partoutailleurs que dans lInde, ces doctrines sont rserves une lite plus restreinte et plus ferme ;cest ce qui eut lieu aussi en Occident au moyen ge, pour un sotrisme assez comparable celui de lIslam bien des gards, et aussi purement mtaphysique que celui-ci, mais dont lesmodernes, pour la plupart, ne souponnent mme plus lexistence. Dans lInde, on ne peut

    parler dsotrisme au sens propre de ce mot, parce quon ny trouve pas une doctrine deuxfaces, exotrique et sotrique ; il ne peut tre question que dun sotrisme naturel, en ce sens

    que chacun approfondira plus ou moins la doctrine et ira plus ou moins loin selon la mesure deses propres possibilits intellectuelles, car il y a, pour certaines individualits humaines, deslimitations qui sont inhrentes leur nature mme et quil leur est impossible de franchir.

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    Naturellement, les formes changent dune civilisation une autre, puisquelles doiventtre adaptes des conditions diffrentes ; mais, tout en tant plus habitu aux formes hindoues,

    je nprouve aucun scrupule en employer dautres au besoin, sil se trouve quelles puissentaider la comprhension sur certains points : il ny a cela aucun inconvnient, parce que ce nesont en somme que des expressions diverses de la mme chose. Encore une fois, la vrit estune, et elle est la mme pour tous ceux qui, par une voie quelconque, sont parvenus saconnaissance.

    Cela dit, il convient de sentendre sur le sens quil faut donner ici au mot mtaphysique , et cela importe dautant plus que jai souvent eu loccasion de constater quetout le monde ne le comprenait pas de la mme faon. Je pense que ce qu il y a de mieux faire, pour les mots qui peuvent donner lieu quelque quivoque, cest de leur restituer autantque possible leur signification primitive et tymologique. Or, daprs sa composition, ce mot mtaphysique signifie littralement au del de la physique , en prenant physique danslacception que ce terme avait toujours pour les anciens, celle de science de la nature dans

    toute sa gnralit. La physique est ltude de tout ce qui appartient au domaine de la nature ; cequi concerne la mtaphysique, cest ce qui est au del de la nature. Comment donc certains

    peuvent-ils prtendre que la connaissance mtaphysique est une connaissance naturelle, soitquant son objet, soit quant aux facults par lesquelles elle est obtenue ? Il y a l un vritablecontresens, une contradiction dans les termes mmes ; et pourtant, ce qui est le plus tonnant, ilarrive que cette confusion est commise mme par ceux qui devraient avoir gard quelque idede la vraie mtaphysique et savoir la distinguer plus nettement de la pseudo-mtaphysique des

    philosophes modernes.

    Mais, dira-t-on peut-tre, si ce mot mtaphysique donne lieu de telles confusions, nevaudrait-il pas mieux renoncer son emploi et lui en substituer un autre qui aurait moinsdinconvnients ? la vrit, ce serait fcheux, parce que, par sa formation, ce mot convient

    parfaitement ce dont il sagit ; et ce nest gure possible, parce que les langues occidentales nepossdent aucun autre terme qui soit aussi bien adapt cet usage. Employer purement etsimplement le mot connaissance , comme on le fait dans lInde, parce que cest en effet laconnaissance par excellence, la seule qui soit absolument digne de ce nom, il ny faut guresonger, car ce serait encore beaucoup moins clair pour des Occidentaux, qui, en fait deconnaissance, sont habitus ne rien envisager en dehors du domaine scientifique et rationnel.Et puis est-il ncessaire de tant se proccuper de labus qui a t fait dun mot ? Si lon devait

    rejeter tous ceux qui sont dans ce cas, combien en aurait-on encore sa disposition ? Ne suffit-il pas de prendre les prcautions voulues pour carter les mprises et les malentendus ? Nous netenons pas plus au mot mtaphysique qu nimporte quel autre ; mais, tant quon ne nousaura pas propos un meilleur terme pour le remplacer, nous continuerons nous en servircomme nous lavons fait jusquici.

    Il est malheureusement des gens qui ont la prtention de juger ce quils ignorent, etqui, parce quils donnent le nom de mtaphysique une connaissance purement humaine etrationnelle (ce qui nest pour nous que science ou philosophie), simaginent que la

    mtaphysique orientale nest rien de plus ni dautre que cela, do ils tirent logiquement laconclusion que cette mtaphysique ne peut conduire rellement tels ou tels rsultats. Pourtant,elle y conduit effectivement, mais parce quelle est tout autre chose que ce quils supposent ;tout ce quils envisagent na vritablement rien de mtaphysique, ds lors que ce nest quune

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    connaissance dordre naturel, un savoir profane et extrieur ; ce nest nullement de cela quenous voulons parler. Faisons-nous donc mtaphysique synonyme de surnaturel ? Nousaccepterions trs volontiers une telle assimilation, puisque, tant quon ne dpasse pas la nature,cest--dire le monde manifest dans toute son extension (et non pas le seul monde sensible quinen est quun lment infinitsimal), on est encore dans le domaine de la physique ; ce qui estmtaphysique, cest, comme nous lavons dj dit, ce qui est au del et au-dessus de la nature,cest donc proprement le surnaturel .

    Mais on fera sans doute ici une objection : est-il donc possible de dpasser ainsi lanature ? Nous nhsiterons pas rpondre trs nettement : non seulement cela est possible, maiscela est. Ce nest l quune affirmation, dira-t-on encore ; quelles preuves peut-on en donner ?Il est vraiment trange quon demande de prouver la possibilit dune connaissance au lieu dechercher sen rendre compte par soi-mme en faisant le travail ncessaire pour lacqurir.Pour celui qui possde cette connaissance, quel intrt et quelle valeur peuvent avoir toutes cesdiscussions ? Le fait de substituer la thorie de la connaissance la connaissance elle-mme

    est peut-tre le plus bel aveu dimpuissance de la philosophie moderne.

    Il y a dailleurs dans toute certitude quelque chose dincommunicable ; nul ne peutatteindre rellement une connaissance quelconque autrement que par un effort strictement

    personnel, et tout ce quun autre peut faire, cest de donner loccasion et dindiquer les moyensdy parvenir. Cest pourquoi il serait vain de prtendre, dans lordre purement intellectuel,imposer une conviction quelconque ; la meilleure argumentation ne saurait, cet gard, tenirlieu de la connaissance directe et effective.

    Maintenant, peut-on dfinir la mtaphysique telle que nous lentendons ? Non, car

    dfinir, cest toujours limiter, et ce dont il sagit est, en soi, vritablement et absolumentillimit, donc ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule ni dans aucun systme. On

    peut caractriser la mtaphysique dune certaine faon, par exemple en disant quelle est laconnaissance des principes universels ; mais ce nest pas l une dfinition proprement parler,et cela ne peut du reste en donner quune ide assez vague. Nous y ajouterons quelque chose sinous disons que ce domaine des principes stend beaucoup plus loin que ne lont penscertains Occidentaux qui cependant on fait de la mtaphysique, mais dune manire partielle etincomplte. Ainsi, quand Aristote envisageait la mtaphysique comme la connaissance de ltreen tant qutre, il lidentifiait lontologie, cest--dire quil prenait la partie pour le tout. Pour

    la mtaphysique orientale, ltre pur nest pas le premier ni le plus universel des principes, car ilest dj une dtermination ; il faut donc aller au del de ltre, et cest mme cela ce quiimporte le plus. Cest pourquoi, en toute conception vraiment mtaphysique, il faut toujoursrserver la part de linexprimable ; et mme tout ce quon peut exprimer nest littralement rienau regard de ce qui dpasse toute expression, comme le fini, quelle que soit sa grandeur, est nulvis--vis de lInfini. On peut suggrer beaucoup plus quon nexprime, et cest l, en somme, lerle que jouent ici les formes extrieures ; toutes ces formes, quil sagisse de mots ou desymboles quelconques, ne constituent quun support, un point dappui pour slever des

    possibilits de conception qui les dpassent incomparablement : nous reviendrons l-dessus tout

    lheure.Nous parlons de conceptions mtaphysiques, faute davoir un autre terme notre

    disposition pour nous faire comprendre ; mais quon naille pas croire pour cela quil y ait l

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    rien dassimilable des conceptions scientifiques ou philosophiques ; il ne sagit pas doprerdes abstractions quelconques, mais de prendre une connaissance directe de la vrit tellequelle est. La science est la connaissance rationnelle discursive, toujours indirecte, uneconnaissance par reflet ; la mtaphysique est la connaissance supra-rationnelle, intuitive etimmdiate. Cette intuition intellectuelle pure, sans laquelle il ny a pas de mtaphysique vraie,ne doit dailleurs aucunement tre assimile lintuition dont parlent certains philosophescontemporains, car celle-ci est, au contraire, infra-rationnelle. Il y a une intuition intellectuelleet une intuition sensible ; lune est au del de la raison, mais lautre est en de ; cette dernirene peut saisir que le monde du changement et du devenir, c est--dire la nature, ou plutt uneinfime partie de la nature. Le domaine de lintuition intellectuelle, au contraire, cest le domainedes principes ternels et immuables, cest le domaine mtaphysique.

    Lintellect transcendant, pour saisir directement les principes universels, doit tre lui-mme dordre universel ; ce nest plus une facult individuelle, et le considrer comme telserait contradictoire, car il ne peut tre dans les possibilits de lindividu de dpasser ses

    propres limites, de sortir des conditions qui le dfinissent en tant quindividu. La raison est unefacult proprement et spcifiquement humaine ; mais ce qui est au del de la raison estvritablement non-humain ; cest ce qui rend possible la connaissance mtaphysique, etcelle-ci, il faut le redire encore, nest pas une connaissance humaine. En dautres termes, cenest pas en tant quhomme que lhomme peut y parvenir ; mais cest en tant que cet tre, quiest humain dans un de ses tats, est en mme temps autre chose et plus qu un tre humain ; etcest la prise de conscience effective des tats supra-individuels qui est lobjet rel de lamtaphysique, ou, mieux encore, qui est la connaissance mtaphysique elle-mme. Nousarrivons donc ici un des points les plus essentiels, et il est ncessaire dy insister : si lindividu

    tait un tre complet, sil constituait un systme clos la faon de la monade de Leibnitz, il nyaurait pas de mtaphysique possible ; irrmdiablement enferm en lui-mme, cet tre nauraitaucun moyen de connatre ce qui nest pas de lordre dexistence auquel il appartient. Mais ilnen est pas ainsi : lindividu ne reprsente en ralit quune manifestation transitoire etcontingente de ltre vritable ; il nest quun tat spcial parmi une multitude indfinie dautrestats du mme tre ; et cet tre est, en soi, absolument indpendant de toutes ses manifestations,de mme que, pour employer une comparaison qui revient a chaque instant dans les texteshindous, le soleil est absolument indpendant des multiples images dans lesquelles il serflchit. Telle est la distinction fondamentale du Soi et du moi , de la personnalit et delindividualit ; et, de mme que les images sont relies par les rayons lumineux la sourcesolaire sans laquelle elles nauraient aucune existence et aucune ralit, de mmelindividualit, quil sagisse dailleurs de lindividualit humaine ou de tout autre tat analoguede manifestation, est relie la personnalit, au centre principiel de ltre, par cet intellecttranscendant dont il vient dtre question. Il nest pas possible, dans les limites de cet expos,de dvelopper plus compltement ces considrations, ni de donner une ide plus prcise de lathorie des tats multiples de ltre ; mais je pense cependant en avoir dit assez pour en fairetout au moins pressentir limportance capitale dans toute doctrine vritablement mtaphysique.

    Thorie, ai-je dit, mais ce nest pas seulement de thorie quil sagit, et cest l encore un

    point qui demande tre expliqu. La connaissance thorique, qui nest encore quindirecte eten quelque sorte symbolique, nest quune prparation, dailleurs indispensable, de la vritableconnaissance. Elle est du reste la seule qui soit communicable dune certaine faon, et encore

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    ne lest-elle pas compltement ; cest pourquoi toute exposition nest quun moyen dapprocherde la connaissance, et cette connaissance, qui nest tout dabord que virtuelle, doit ensuite treralise effectivement. Nous trouvons ici une nouvelle diffrence avec cette mtaphysique

    partielle laquelle nous avons fait allusion prcdemment, celle dAristote par exemple, djthoriquement incomplte en ce quelle se limite ltre, et o, de plus, la thorie semble bientre prsente comme se suffisant elle mme, au lieu d tre ordonne expressment en vuedune ralisation correspondante, ainsi quelle lest toujours dans toutes les doctrines orientales.Pourtant, mme dans cette mtaphysique imparfaite, nous serions tent de dire cette demi-mtaphysique, on rencontre parfois des affirmations qui, si elles avaient t bien comprises,auraient d conduire de tout autres consquences : ainsi, Aristote ne dit-il pas nettement quuntre est tout ce quil connat ? Cette affirmation de lidentification par la connaissance, cest le

    principe mme de la ralisation mtaphysique ; mais ici ce principe reste isol, il na que lavaleur dune dclaration toute thorique, on nen tire aucun parti, et il semble que, aprs lavoir

    pos, on ny pense mme plus : comment se fait-il quAristote lui-mme et ses continuateursnaient pas mieux vu tout ce qui y tait impliqu ? Il est vrai quil en est de mme en bien

    dautres cas, et quils paraissent oublier parfois des choses aussi essentielles que la distinctionde lintellect pur et de la raison, aprs les avoir cependant formules non moins explicitement ;ce sont l dtranges lacunes. Faut-il y voir leffet de certaines limitations qui seraientinhrentes lesprit occidental, sauf des exceptions plus ou moins rares, mais toujours

    possibles ? Cela peut tre vrai dans une certaine mesure, mais pourtant il ne faut pas croire quelintellectualit occidentale ait t, en gnral, aussi troitement limite autrefois qu elle lest lpoque moderne. Seulement, des doctrines comme celles-l ne sont aprs tout que desdoctrines extrieures, bien suprieures beaucoup dautres, puisquelles renferment malgr toutune part de mtaphysique vraie, mais toujours mlange des considrations dun autre ordre,

    qui, elles, nont rien de mtaphysique. Nous avons, pour notre part, la certitude quil y a euautre chose que cela en Occident, dans lantiquit et au moyen ge, quil y a eu, lusage dunelite, des doctrines purement mtaphysiques et que nous pouvons dire compltes, y compriscette ralisation qui, pour la plupart des modernes, est sans doute une chose peineconcevable ; si lOccident en a aussi totalement perdu le souvenir, cest quil a rompu avec ses

    propres traditions, et cest pourquoi la civilisation moderne est une civilisation anormale etdvie.

    Si la connaissance purement thorique tait elle-mme sa propre fin, si la mtaphysiquedevait en rester l, ce serait dj quelque chose, assurment, mais ce serait tout faitinsuffisant. En dpit de la certitude vritable, plus forte encore quune certitude mathmatique,qui est attache dj une telle connaissance, ce ne serait en somme, dans un ordreincomparablement suprieur, que lanalogue de ce quest dans son ordre infrieur, terrestre et humain la spculation scientifique et philosophique. Ce nest pas l ce que doit tre lamtaphysique ; que dautres sintressent un jeu de lesprit ou ce qui peut sembler tel,cest leur affaire ; pour nous, les choses de ce genre nous sont plutt indiffrentes, et nous

    pensons que les curiosits du psychologue doivent tre parfaitement trangres aumtaphysicien. Ce dont il sagit pour celui-ci, cest de connatre ce qui est, et de le connatre detelle faon quon est soi-mme, rellement et effectivement, tout ce que lon connat.

    Quant aux moyens de la ralisation mtaphysique, nous savons bien quelle objectionpeuvent faire, en ce qui les concerne, ceux qui croit devoir contester la possibilit de cette

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    ralisation. Ces moyens, en effet, doivent tre la porte de lhomme ; ils doivent, pour lespremiers stades tout au moins, tre adapts aux conditions de ltat humain, puisque cest danscet tat que se trouve actuellement ltre qui, partant de l, devra prendre possession des tatssuprieurs. Cest donc dans des formes appartenant ce monde o se situe sa manifestation

    prsente que ltre prendra un point dappui pour slever au-dessus de ce monde mme ; mots,signes symboliques, rites ou procds prparatoires quelconques, nont pas dautre raison dtreni dautre fonction : comme nous lavons dj dit, ce sont l des supports et rien de plus. Mais,diront certains, comment se peut-il que ces moyens purement contingents produisent un effetqui les dpasse immensment, qui est dun tout autre ordre que celui auquel ils appartiennenteux-mmes ? Nous ferons dabord remarquer que ce ne sont en ralit que des moyensaccidentels, et que le rsultat quils aident obtenir nest nullement leur effet ; ils mettent ltredans les dispositions voulues pour y parvenir plus aisment, et cest tout. Si lobjection quenous envisageons tait valable dans ce cas, elle vaudrait galement pour les rites religieux, pourles sacrements, par exemple, o la disproportion nest pas moindre entre le moyen et la fin ;certains de ceux qui la formulent ny ont peut-tre pas assez song. Quant nous, nous ne

    confondons pas un simple moyen avec une cause au vrai sens de ce mot, et nous ne regardonspas la ralisation mtaphysique comme un effet de quoi que ce soit, parce quelle nest pas laproduction de quelque chose qui nexiste pas encore, mais la prise de conscience de ce qui est,dune faon permanente et immuable, en dehors de toute succession temporelle ou autre, cartous les tats de ltre, envisags dans leur principe, sont en parfaite simultanit dans lternel

    prsent.

    Nous ne voyons donc aucune difficult reconnatre quil ny a pas de commune mesureentre la ralisation mtaphysique et les moyens qui y conduisent ou, si lon prfre, qui la

    prparent. Cest dailleurs pourquoi nul de ces moyens nest strictement ncessaire, dunencessit absolue ; ou du moins il nest quune seule prparation vraiment indispensable, etcest la connaissance thorique. Celle-ci, dautre part, ne saurait aller bien loin sans un moyenque nous devons ainsi considrer comme celui qui jouera le rle le plus important et le plusconstant : ce moyen, cest la concentration ; et cest l quelque chose dabsolument tranger, decontraire mme aux habitudes mentales de lOccident moderne, o tout ne tend qu ladispersion et au changement incessant. Tous les autres moyens ne sont que secondaires parrapport celui-l : ils servent surtout favoriser la concentration, et aussi harmoniser entreeux les divers lments de lindividualit humaine, afin de prparer la communication effectiveentre cette individualit et les tats suprieurs de ltre.

    Ces moyens pourront dailleurs, au point de dpart, tre varis presque indfiniment, car,pour chaque individu, ils devront tre appropris sa nature spciale, conformes ses aptitudeset ses dispositions particulires. Ensuite, les diffrences iront en diminuant, car il s agit devoies multiples qui tendent toutes vers un mme but ; et partir dun certain stade, toutemultiplicit aura disparu ; mais alors les moyens contingents et individuels auront achev deremplir leur rle. Ce rle, pour montrer quil nest nullement ncessaire, certains textes hindousle comparent celui dun cheval laide duquel un homme parviendra plus vite et plusfacilement au terme de son voyage, mais sans lequel il pourrait aussi y parvenir. Les rites, les

    procds divers indiqus en vue de la ralisation mtaphysique, on pourrait les ngliger etnanmoins, par la seule fixation constante de lesprit et de toutes les puissances de ltre sur le

    but de cette ralisation, atteindre finalement ce but suprme ; mais, sil est des moyens qui

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    rendent leffort moins pnible, pourquoi les ngliger volontairement ? Est-ce confondre lecontingent et labsolu que de tenir compte des conditions de ltat humain, puisque cest de cettat, contingent lui-mme, que nous sommes actuellement obligs de partir pour la conqute destats suprieurs, puis de ltat suprme et inconditionn ?

    Indiquons maintenant, daprs les enseignements qui sont communs toutes les doctrines

    traditionnelles de lOrient, les principales tapes de la ralisation mtaphysique. La premire,qui nest que prliminaire en quelque sorte, sopre dans le domaine humain et ne stend pasencore au del des limites de lindividualit. Elle consiste dans une extension indfinie de cetteindividualit, dont la modalit corporelle, la seule qui soit dveloppe chez lhomme ordinaire,ne reprsente quune portion trs minime ; cest de cette modalit corporelle quil faut partir enfait, do lusage, pour commencer, de moyens emprunts lordre sensible, mais qui devrontdailleurs avoir une rpercussion dans les autres modalits de ltre humain. La phase dont nous

    parlons est en somme la ralisation ou le dveloppement de toutes les possibilits qui sontvirtuellement contenues dans lindividualit humaine, qui en constituent comme des

    prolongements multiples stendant en divers sens au del du domaine corporel et sensible ; etcest par ces prolongements que pourra ensuite stablir la communication avec les autres tats.

    Cette ralisation de lindividualit intgrale est dsigne par toutes les traditions commela restauration de ce quelles appellent l tat primordial , tat qui est regard comme celui delhomme vritable, et qui chappe dj certaines des limitations caractristiques de ltatordinaire, notamment celle qui est due la condition temporelle. Ltre qui a atteint cet tat

    primordial nest encore quun individu humain, il nest en possession effective daucun tatsupra-individuel ; et pourtant il est des lors affranchi du temps, la succession apparente deschoses sest transmue pour lui en simultanit ; il possde consciemment une facult qui estinconnue lhomme ordinaire et que lon peut appeler le sens de lternit . Ceci est duneextrme importance, car celui qui ne peut sortir du point de vue de la succession temporelle etenvisager toutes choses en mode simultan est incapable de la moindre conception de lordremtaphysique. La premire chose faire pour qui veut parvenir vritablement la connaissancemtaphysique, cest de se placer hors du temps, nous dirions volontiers dans le non-temps siune telle expression ne devait pas paratre trop singulire et inusite. Cette conscience delintemporel peut dailleurs tre atteinte dune certaine faon, sans doute trs incomplte, maisdj relle pourtant, bien avant que soit obtenu dans sa plnitude cet tat primordial dontnous venons de parler.

    On demandera peut-tre : pourquoi cette dnomination d tat primordial ? Cest quetoutes les traditions, y compris celle de lOccident (car la Bible elle-mme ne dit pas autrechose), sont daccord pour enseigner que cet tat est celui qui tait normal aux origines delhumanit, tandis que ltat prsent nest que le rsultat dune dchance, leffet dune sorte dematrialisation progressive qui sest produite au cours des ges, pendant la dure dun certaincycle. Nous ne croyons pas l volution , au sens que les modernes donnent ce mot ; leshypothses soi-disant scientifiques quils ont imagines ne correspondent nullement la ralit.Il nest dailleurs pas possible de faire ici plus quune simple allusion la thorie des cycles

    cosmiques, qui est particulirement dveloppe dans les doctrines hindoues ; ce serait sortir denotre sujet, car la cosmologie nest pas la mtaphysique, bien quelle en dpende asseztroitement ; elle nen est quune application lordre physique, et les vraies lois naturelles ne

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    sont que des consquences, dans un domaine relatif et contingent, des principes universels etncessaires.

    Revenons la ralisation mtaphysique : sa seconde phase se rapporte aux tats supra-individuels, mais encore conditionns, bien que leurs conditions soient tout autres que celles deltat humain. Ici, le monde de lhomme, o nous tions encore au stade prcdent, est

    entirement et dfinitivement dpass. Il faut dire plus : ce qui est dpass, cest le monde desformes dans son acception la plus gnrale, comprenant tous les tats individuels quels quilssoient, car la forme est la condition commune tous ces tats, celle par laquelle se dfinitlindividualit comme telle. Ltre, qui ne peut plus tre dit humain, est dsormais sorti du courant des formes , suivant lexpression extrme-orientale. Il y aurait dailleurs encoredautres distinctions faire, car cette phase peut se subdiviser ; elle comporte en ralit

    plusieurs tapes, depuis lobtention dtats qui, bien quinformels, appartiennent encore lexistence manifeste, jusquau degr duniversalit qui est celui de ltre pur.

    Pourtant, si levs que soient ces tats par rapport ltat humain, si loigns quilssoient de celui-ci, ils ne sont encore que relatifs, et cela est vrai mme du plus haut dentre eux,celui qui correspond au principe de toute manifestation. Leur possession nest donc quunrsultat transitoire, qui ne doit pas tre confondu avec le but dernier de la ralisationmtaphysique ; cest au del de ltre que rside ce but, par rapport auquel tout le reste n estquacheminement et prparation. Ce but suprme, cest ltat absolument inconditionn,affranchi de toute limitation ; pour cette raison mme, il est entirement inexprimable, et tout cequon en peut dire ne se traduit que par des termes de forme ngative : ngation des limites quidterminent et dfinissent toute existence dans sa relativit. Lobtention de cet tat, cest ce quela doctrine hindoue appelle la Dlivrance , quand elle la considre par rapport aux tatsconditionns, et aussi l Union , quand elle lenvisage par rapport au Principe suprme.

    Dans cet tat inconditionn, tous les autres tats de ltre se retrouvent dailleurs enprincipe, mais transforms, dgags des conditions spciales qui les dterminaient en tantqutats particuliers. Ce qui subsiste, cest tout ce qui a une ralit positive, puisque cest l quetout a son principe ; ltre dlivr est vraiment en possession de la plnitude de ses

    possibilits. Ce qui a disparu, ce sont seulement les conditions limitatives, dont la ralit esttoute ngative, puisquelles ne reprsentent quune privation au sens o Aristote entendaitce mot. Aussi, bien loin dtre une sorte danantissement comme le croient quelques

    Occidentaux, cet tat final est au contraire labsolue plnitude, la ralit suprme vis--vis delaquelle tout le reste nest quillusion.

    Ajoutons encore que tout rsultat, mme partiel, obtenu par ltre au cours de laralisation mtaphysique lest dune faon dfinitive. Ce rsultat constitue pour cet tre uneacquisition permanente, que rien ne peut jamais lui faire perdre ; le travail accompli dans cetordre, mme sil vient tre interrompu avant le terme final, est fait une fois pour toutes, par lmme quil est hors du temps. Cela est vrai mme de la simple connaissance thorique, cartoute connaissance porte son fruit en elle-mme, bien diffrente en cela de laction, qui nestquune modification momentane de ltre et qui est toujours spare de ses effets. Ceux-ci, dureste, sont du mme domaine et du mme ordre dexistence que ce qui les a produits ; lactionne peut avoir pour effet de librer de laction, et ses consquences ne stendent pas au del deslimites de lindividualit, envisage dailleurs dans lintgralit de lextension dont elle est

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    susceptible. Laction, quelle quelle soit, ntant pas oppose lignorance qui est la racine detoute limitation, ne saurait la faire vanouir : seule la connaissance dissipe lignorance commela lumire du soleil dissipe les tnbres, et cest alors que le Soi , limmuable et ternel

    principe de tous les tats manifests et non-manifests, apparat dans sa suprme ralit.

    Aprs cette esquisse trs imparfaite et qui ne donne assurment quune bien faible ide de

    ce que peut tre la ralisation mtaphysique, il faut faire une remarque qui est tout faitessentielle pour viter de graves erreurs dinterprtation : cest que tout ce dont il sagit ici naaucun rapport avec des phnomnes quelconques, plus ou moins extraordinaires. Tout ce qui est

    phnomne est dordre physique ; la mtaphysique est au del des phnomnes ; et nousprenons ce mot dans sa plus grande gnralit. Il rsulte de l, entre autres consquences que,les tats dont il vient dtre parl nont absolument rien de psychologique ; il faut le direnettement parce quil sest parfois produit cet gard de singulires confusions. La

    psychologie, par dfinition mme, ne saurait avoir de prise que sur des tats humains, et encoretelle quon lentend aujourdhui, elle natteint quune zone fort restreinte dans les possibilits

    de lindividu, qui stendent bien plus loin que les spcialistes de cette science ne peuvent lesupposer. Lindividu humain, en effet, est la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu on nele pense dordinaire en Occident : il est beaucoup plus, en raison de ses possibilits dextensionindfinie au del de la modalit corporelle, laquelle se rapporte en somme tout ce quon entudie communment ; mais il est aussi beaucoup moins, puisque, bien loin de constituer untre complet et se suffisant lui-mme, il nest nullement affecte dans son immutabilit.

    Il faut insister sur ce point, que le domaine mtaphysique est entirement en dehors dumonde phnomnal, car les modernes, habituellement, ne connaissent et ne recherchent gureque les phnomnes ; cest ceux-ci quils sintressent presque exclusivement, comme entmoigne dailleurs le dveloppement quils ont donn aux sciences exprimentales ; et leurinaptitude mtaphysique procde de la mme tendance. Sans doute, il peut arriver que certains

    phnomnes spciaux se produisent dans le travail de ralisation mtaphysique, mais dunefaon tout accidentelle : cest l un rsultat plutt fcheux, car les choses de ce genre ne

    peuvent tre quun obstacle pour celui qui serait tent dy attacher quelque importance. Celuiqui se laisse arrter et dtourner de sa voie par les phnomnes, celui surtout qui se laisse aller rechercher des pouvoirs exceptionnels, a bien peu de chances de pousser la ralisation plusloin que le degr auquel il est dj arriv lorsque survient cette dviation.

    Cette remarque amne naturellement rectifier quelques interprtations errones qui ontcours au sujet du terme de Yoga ; na-t-on pas prtendu parfois, en effet, que ce que lesHindous dsignent par ce mot est le dveloppement de certains pouvoirs latents de ltrehumain ? Ce que nous venons de dire suffit pour montrer quune telle dfinition doit trerejete. En ralit, ce mot Yoga est celui que nous avons traduit aussi littralement que

    possible par Union ; ce quil dsigne proprement, cest donc le but suprme de la ralisationmtaphysique ; et le Yogi si lon veut lentendre au sens le plus strict, est uniquement celuiqui a atteint ce but. Toutefois, il est vrai que, par extension, ces mmes termes sont, danscertains cas appliqus aussi des stades prparatoires l Union ou mme de simples

    moyens prliminaires, et ltre qui est parvenu aux tats correspondants ces stades ou quiemploie ces moyens pour y parvenir. Mais comment pourrait-on soutenir quun mot dont lesens premier est Union dsigne proprement et primitivement des exercices respiratoires ouquelque autre chose de ce genre ? Ces exercices et dautres, bases gnralement sur ce que

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    nous pouvons appeler la science du rythme, figurent effectivement parmi les moyens les plususits en vue de la ralisation mtaphysique ; mais quon ne prenne pas pour la fin ce qui n estquun moyen contingent et accidentel, et quon ne prenne pas non plus pour la significationoriginelle dun mot ce qui nen est quune acception secondaire et plus ou moins dtourne.

    En parlant de ce quest primitivement le Yoga , et en disant que ce mot a toujours

    dsign essentiellement la mme chose, on peut songer poser une question dont nous navonsrien dit jusqu ici : ces doctrines mtaphysiques traditionnelles auxquelles nous empruntonstoutes les donnes que nous exposons, quelle en est lorigine ? La rponse est trs simple,encore quelle risque de soulever les protestations de ceux qui voudraient tout envisager au

    point de vue historique : cest quil ny a pas dorigine ; nous voulons dire par l quil ny a pasdorigine humaine, susceptible dtre dtermine dans le temps. En dautres termes, lorigine dela tradition, si tant est que ce mot dorigine ait encore une raison dtre en pareil cas, est non-humaine comme la mtaphysique elle-mme. Les doctrines de cet ordre nont pas apparu unmoment quelconque de lhistoire de lhumanit : lallusion que nous avons faite l tat

    primordial et aussi, dautre part, ce que nous avons dit du caractre intemporel de tout ce quiest mtaphysique, devraient permettre de le comprendre sans trop de difficult la conditionquon se rsigne admettre, contrairement certains prjugs, quil y a des choses auxquellesle point de vue historique nest nullement applicable. La vrit mtaphysique es ternelle ; parl mme, il y a toujours eu des tres qui ont pu la connatre rellement et totalement. Ce qui

    peut changer, ce ne sont que des formes extrieures des moyens contingents ; et ce changementmme na rien de ce que les modernes appellent volution , il nest quune simple adaptation telles ou telles circonstances particulires aux conditions spciales dune race ou dunepoque dtermine. De l rsulte la multiplicit des formes, mais le fond de la doctrine n en est

    aucunement modifi ou affect, pas plus que lunit et lidentit essentielles de ltre ne sontaltres par la multiplicit de ses tats de manifestation.

    La connaissance mtaphysique, et la ralisation quelle implique pour tre vraiment toutce quelle doit tre sont donc possibles partout et toujours, en principe tout au moins, et si cette

    possibilit est envisage dune faon absolue en quelque sorte ; mais en fait, pratiquement silon peut dire, et en un sens relatif, sont-elles galement possibles dans nimporte quel milieu etsans tenir le moindre compte des contingences ? L-dessus, nous serons beaucoup moinsaffirmatif, du moins en ce qui concerne la ralisation ; et cela s explique par le fait que celle-ci son commencement, doit prendre son point dappui dans lordre des contingences. Il peut y

    avoir des conditions particulirement dfavorables, comme celles quoffre le monde occidentalmoderne, si dfavorables quun tel travail y est a peu prs impossible, et quil pourrait mmetre dangereux de lentreprendre, en labsence de tout appui fourni par le milieu, et dans uneambiance qui ne peut que contrarier et mme annihiler les efforts de celui qui sy livrerait. Parcontre, les civilisations que nous appelons traditionnelles sont organises de telle faon qu on

    peut y rencontrer une aide efficace, qui sans doute nest pas rigoureusement indispensable, pasplus que tout ce qui est extrieur, mais sans laquelle il est cependant bien difficile dobtenir desrsultats effectifs. Il y a l quelque chose qui dpasse les forces dun individu humain isol,mme si cet individu possde par ailleurs les qualifications requises ; aussi ne voudrions-nous

    encourager personne, dans les conditions prsentes, sengager inconsidrment dans une telleentreprise ; et ceci va nous conduire directement notre conclusion.

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    Pour nous, la grande diffrence entre lOrient et lOccident (et il sagit ici exclusivementde lOccident moderne), la seule diffrence mme qui soit vraiment essentielle, car toutes lesautres en sont drives, cest celle-ci : dune part, conservation de la tradition avec tout cequelle implique ; de lautre, oubli et perte de cette mme tradition ; dun cot, maintien de laconnaissance mtaphysique ; de lautre, ignorance complte de tout ce qui se rapporte cedomaine. Entre des civilisations qui ouvrent leur lite les possibilits que nous avons essayde faire entrevoir, qui lui donnent les moyens les plus appropris pour raliser effectivement ces

    possibilits, et qui, quelques-uns tout au moins, permettent ainsi de les raliser dans leurplnitude, entre ces civilisations traditionnelles et une civilisation qui sest dveloppe dans unsens purement matriel, comment pourrait-on trouver une commune mesure ? Et qui donc, moins dtre aveugl par je ne sais quel parti pris, osera prtendre que la supriorit matriellecompense linfriorit intellectuelle ? Intellectuelle, disons-nous, mais en entendant par l lavritable intellectualit, celle qui ne se limite pas lordre humain ni lordre naturel, celle quirend possible la connaissance mtaphysique pure dans son absolue transcendance. Il me semblequil suffit de rflchir un instant ces questions pour navoir aucun doute ni aucune hsitation

    sur la rponse quil convient dy apporter.

    La supriorit matrielle de lOccident moderne nest pas contestable ; personne ne la luiconteste non plus, mais personne ne la lui envie. Il faut aller plus loin : ce dveloppementmatriel excessif, lOccident risque den prir tt ou tard sil ne se ressaisit temps, et sil nenvient envisager srieusement le retour aux origines , suivant une expression qui est enusage dans certaines coles dsotrisme islamique. De divers cots, on parle beaucoupaujourdhui de dfense de lOccident ; mais, malheureusement, on ne semble pascomprendre que cest contre lui-mme surtout que lOccident a besoin dtre dfendu, que cest

    de ses propres tendances actuelles que viennent les principaux et les plus redoutables de tous lesdangers qui le menacent rellement. Il serait bon de mditer l-dessus un peu profondment, etlon ne saurait trop y inviter tous ceux qui sont encore capables de rflchir. Aussi est-ce par lque je terminerai mon expos, heureux si jai pu faire, sinon comprendre pleinement, du moins

    pressentir quelque chose de cette intellectualit orientale dont lquivalent ne se trouve plus enOccident, et donner un aperu, si imparfait soit-il, de ce quest la mtaphysique vraie, laconnaissance par excellence, qui est, comme le disent les textes sacrs de lInde, seuleentirement vritable, absolue, infinie et suprme.