rene frohmilague.montaigne et rhetorique

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54 que ce qui est jugé mal. N'empêche que des gens comme Rapin, Segrais et même le Père Le Bossu, emploient pour vanter ]'Enéide un langage qui est destiné à être entendu des mondains. Qu'ils ne l'emploient pas tous avec bonheur, c'est fort possible, mais leur intention n'est pas de se couper du public. Je sais bien que le Père Le Bossu réclame qu'on ait des connaissances préalables à la lecture de Virgile. C'est déjà exclure une grande partie du public. Segrais lui, n'en demande pas tant. Une chose qui m'a amusée, c'est que dans les Entretiens de Mlle de Scudéry, je ne sais plus si ce sont ceux de 82 ou 84, peu importe, il y a une jeune personne qui s'appelle Eryclée et on parle devant elle d'Homère et de Virgile. KHe avoue qu'elle connaît Virgile pour l'avoir lu dans la traduction de M. Segrais. Mais Homère, elle aurait honte de savoir son nom. Ce qui prouve bien tout de même que Segrais a fait franchir à Virgile une certaine barrière mondaine. Alors admettons, si vous voulez, que j'ai un peu poussé les choses dans un sens quand vous les poussez dans l'autre. Il faudrait remettre ça ensemble, et le refondre au creuset pour trouver quelque chose de tout à fait exact. M. Clahac; : N'est-ce pas de ce côté qu'il faut chercher la solution à un problème que l'on masque d'ordinaire et qu'on n'ose pas poser en termes vigoureux ? Comment expliquer qu'en 1(574, l'Art poétique de Boileau ait donné à tant d'esprits du temps, tant de familles d'esprit, l'impression d'être une oeuvre admirable, une des grandes oeuvres du siècle ? Si nous n'avions pas l'esprit un peu déformé par une accoutumance scolaire, nous reconnaîtrions que cet Art poétique est extrêmement pauvre et maigre auprès des Réflexions sur la Poétique (TAristote du Père Rapin qui ont paru en 1673 et dont l'Arf poétique de Boileau suit le plan d'une manière très docile. Il se borne à éliminer de ces admirables Réflexions sur la Poétique d'Aristote ce qu'elles ont de profond, d'intelli- gent, la grande manière de poser les problèmes de l'art. A quoi cela tient-il ? C'est que Boileau a suivi Rapin dont l'oeuvre est née chez les doctes, à l'Académie Lamoignon. Mais par toutes sortes d'agréments littéraires, en particulier la versification, il l'a mise à la portée des mondains. Il en a fait une oeuvre point pédante, agréable, d'une lecture facile, et que l'on peut retenir par coeur. Ce pouvoir de diffuser auprès d'un vaste public les bonnes doctrines, même au prix de sacrifices sur le fond, explique à mon avis l'importance que les milieux littéraires du temps ont accordée à YArt poétique. ('.olloques Internationaux du C.N.HS N" 557, — Critique kt création littéraires EN FRANCE AI! XVll* SIÈCLE MONTAIGNE ET LA NOUVELLE RHÉTORIQUE par René FROMIUIAGVK Le style de Montaigne a t'ait l'objet d'études historiques et d'études techni- ques. Le premières le situent dans des perspectives amples : le mouvement anti- l ieéronien, qui culmine dans le dernier quart du xvr siècle, animé surtout par son ami .histe-Lipse (1) ; ou le mouvement baroque, qui prend son élan vers le même moment (2). Mais, ne serait-ce que du fait de leur ampleur, ces perspec- tives prennent tes Essai s comme un tout, même lorsqu'elles envisagent certains éléments précis du style Ci), Les études techniques, malgré leur précision, ne prennent en considération (pie de manière sporadique l'évolution du style; et, malgré leur intérêt, ces notations éparses ne se présentent jamais comme orga- nisatrices de l'ensemble (4). Or, le caractère évolutif de la pensée de Montaigne, si souvent étudié, suffirait à suggérer une interrogation sur une possible évolu- ' ion (le son style. Mais c'est le texte lui-même des lissais' qiîiTén" révélant I évi- dence d'une telle évolution, impose l'interrogation dans toute son ampleur. il) Morris "W. Croix, Juste Lipse et le mouvement nnticicéronien à ta fin du XVI e siècle r! un début du XVII' siècle, dons Revue, du Seizième Siècle, année 1914, vol. 2, pages 200-242. Camiila Hili, Hav, Montaigne lecteur et imitateur de Sénique. Thèse pour le Doctorat d'I'nwersitt, Poitiers, 1938. . Morris W. Cnou., The Baroque Style, in Prose, dans Sludies in English Philology, The l niversity of Minnesota Press, 192!), pages 427-456; R.A, Sayce, Baroque Eléments in Montaigne, 'lans Freuch Studies, 1954, p. 1-16; Jean U'H'ss.VT, !/.-, Uttèralure de l'Age baroque en France, •*»»*«> 1953, etc. <•!) Ainsi l'étude de l'antithèse dans Imbrie Buffum, Studies in the Baroque jrom Mon- l 'j'yne to Hotrou, New-Haven, Yole University Press, 1957, p. 40-42 (le ch. 1 est consacré à MoiUaijïne comme représentatif des catégories fondamentales de l'esthétique et de la sensibilité nfroques). (4) Ainsi dans l'ouvrage de Floyd (IraY sur Le style de Montaigne, Paris, Nizet, 1958, 'les considérations diachroniques apparaissent assez souvent : p. 28-30 au sujet de l'allure de phrase; p. 139 au sujet de la fréquence des comparaisons, etc.

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Page 1: Rene Frohmilague.montaigne Et Rhetorique

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que ce qui est jugé mal. N 'empêche que des gens comme Rapin, Segrais et même le Père Le Bossu, emploient pour vanter ]'Enéide un langage qui est destiné à être entendu des mondains . Qu'ils ne l 'emploient pas tous avec bonheur , c'est fort possible, mais leur intention n'est pas de se couper du public. Je sais bien que le Père Le Bossu réclame qu'on ait des connaissances préalables à la lecture de Virgile. C'est déjà exclure une grande part ie du public. Segrais lui, n 'en demande pas tant. Une chose qui m'a amusée, c'est que dans les Entretiens de Mlle de Scudéry, je ne sais plus si ce sont ceux de 82 ou 84, peu importe , il y a une jeune personne qui s 'appelle Eryclée et on par le devant elle d 'Homère et de Virgile. KHe avoue qu'elle connaît Virgile pour l 'avoir lu dans la t raduct ion de M. Segrais. Mais Homère, elle aurait honte de savoir son nom. Ce qui prouve bien tout de même que Segrais a fait f r anch i r à Virgile une certaine bar r iè re mondaine.

Alors admettons, si vous voulez, que j 'ai un peu poussé les choses dans un sens quand vous les poussez dans l 'autre. Il faudra i t remet t re ça ensemble, et le refondre au creuset pour t rouver quelque chose de tout à fait exact.

M. Clahac; :

N'est-ce pas de ce côté qu'il faut chercher la solution à un problème que l'on masque d 'o rd ina i re et qu'on n'ose pas poser en termes vigoureux ? Comment expliquer qu'en 1(574, l'Art poétique de Boileau ait donné à tant d 'espri ts du temps, tant de familles d 'espri t , l ' impression d 'ê t re une oeuvre admirable , une des grandes œuvres du siècle ? Si nous n 'avions pas l 'esprit un peu déformé p a r une accoutumance scolaire, nous reconnaî t r ions que cet Art poétique est extrêmement pauvre et maigre auprès des Réflexions sur la Poétique (TAristote du Père Rapin qui ont paru en 1673 et dont l'Arf poétique de Boileau suit le plan d 'une manière très docile. Il se borne à él iminer de ces admirables Réflexions sur la Poétique d'Aristote ce qu'elles ont de profond, d'intelli-gent, la grande manière de poser les problèmes de l 'art .

A quoi cela tient-il ? C'est que Boileau a suivi Rapin dont l 'œuvre est née chez les doctes, à l 'Académie Lamoignon. Mais pa r toutes sortes d 'agréments l i t téraires, en par t icul ier la versif icat ion, il l'a mise à la portée des mondains . Il en a fait une œuvre point pédante , agréable, d 'une lecture facile, et que l'on peut re tenir pa r cœur . Ce pouvoir de diffuser auprès d 'un vaste publ ic les bonnes doctrines, même au pr ix de sacr i f ices sur le fond, expl ique à mon avis l ' impor tance que les milieux l i t téraires du temps ont accordée à YArt poétique.

('.olloques Internationaux du C.N.HS N" 557, — Critique kt création l i t t é r a i r e s

EN FRANCE AI! XVll* SIÈCLE

MONTAIGNE ET LA NOUVELLE RHÉTORIQUE

par René FROMIUIAGVK

Le s ty le de M o n t a i g n e a t'ait l ' ob je t d ' é t u d e s h i s t o r i q u e s e t d ' é t u d e s t e c h n i -ques . Le p r e m i è r e s l e s i t u e n t d a n s d e s p e r s p e c t i v e s a m p l e s : l e m o u v e m e n t a n t i -l ieéronien , q u i c u l m i n e d a n s l e d e r n i e r q u a r t d u x v r s iècle , a n i m é s u r t o u t p a r son a m i . h i s t e -L ipse (1) ; ou le m o u v e m e n t b a r o q u e , q u i p r e n d son é lan ve r s le m ê m e m o m e n t (2). Mais , ne s e ra i t - ce q u e du f a i t de l eu r a m p l e u r , ces p e r s p e c -tives p r e n n e n t t e s Essai s c o m m e un tou t , m ê m e l o r s q u ' e l l e s e n v i s a g e n t c e r t a i n s é l émen t s p r é c i s d u s ty le Ci), L e s é t u d e s t e c h n i q u e s , m a l g r é l eu r p r éc i s i on , n e p r e n n e n t e n c o n s i d é r a t i o n (pie d e m a n i è r e s p o r a d i q u e l ' é v o l u t i o n d u s t y l e ; et , ma lg ré l eu r i n t é r ê t , ces n o t a t i o n s é p a r s e s n e s e p r é s e n t e n t j a m a i s c o m m e o r g a -n i sa t r i ces de l ' e n s e m b l e (4). Or , le c a r a c t è r e évolut i f de la p e n s é e de M o n t a i g n e , s i s o u v e n t é tud ié , s u f f i r a i t à s u g g é r e r u n e i n t e r r o g a t i o n s u r u n e poss ib le évo lu -' ion (le son s tyle . M a i s c ' es t le t e x t e l u i - m ê m e d e s lissais' q i î iTén" r é v é l a n t I évi-dence d ' u n e telle évo lu t ion , i m p o s e l ' i n t e r r o g a t i o n d a n s t o u t e son a m p l e u r .

il) Morris "W. Croix, Juste Lipse et le mouvement nnticicéronien à ta fin du XVIe siècle r! un début du XVII' siècle, dons Revue, du Seizième Siècle, année 1914, vol. 2, pages 200-242.

Camiila Hili, Hav, Montaigne lecteur et imitateur de Sénique. Thèse pour le Doctorat d'I'nwersitt, Poitiers, 1938.

. Morris W. Cnou., The Baroque Style, in Prose, dans Sludies in English Philology, The l niversity of Minnesota Press, 192!), pages 427-456; R.A, Sayce, Baroque Eléments in Montaigne, 'lans Freuch Studies, 1954, p. 1-16; J e a n U'H'ss.VT, !/.-, Uttèralure de l'Age baroque en France, •*»»*«> 1953, etc.

<•!) Ainsi l 'é tude de l 'ant i thèse dans Imbrie Buffum, Studies in the Baroque jrom Mon-l'j'yne to Hotrou, New-Haven, Yole University Press, 1957, p. 40-42 (le ch. 1 est consacré à MoiUaijïne comme représentat i f des catégories fondamenta les de l ' es thét ique et de la sensibilité nfroques).

(4) Ainsi dans l 'ouvrage de Floyd (IraY sur Le style de Montaigne, Paris, Nizet, 1958, où 'les considérations diachroniques appara i ssen t assez souvent : p. 28-30 au su je t de l 'a l lure de

phrase; p. 139 au sujet de la f réquence des comparaisons, etc.

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N o u s ne p o u v o n s r é s u m e r ici l ' a m p l e u r de no i r e r éponse . Mais, m ê m e l imilé à q u e l q u e s - u n s de nos p r i n c i p a u x r é s u l t a t s , cel exposé i l l u s t r e r a s u f f i s a m m e n t n o i r e m é t h o d e de r e e h e r e h e el d ' i n l e r p r é l a l i o n , don t voiei le p r i n c i p e : une é t u d e du s ty le de M o n t a i g n e doit n é c e s s a i r e m e n t se f o n d e r su r l ' é t ude de son évo lu t i on . P r é c i s o n s aus s i q u e n o u s n o u s eu t i e n d r o n s aux Irois s l r a t e s p r i n c i p a l e s du lexte, r e p r é s e n t é e s p a r les éd il ions de 1580. 1588 el 1505, s a n s c h e r c h e r à d i s c e r n e r ici de s c o u c h e s p lus f i n e s de sa s é d i m e n t a t i o n .

* * *

On sai t l a p r o f o n d e i n f l u e n c e de S é n è q u e s u r le d e r n i e r q u a r t du xvi ' siècle, m a r q u é p a r la r u p l u r e néo - s to ï c i enne avec le n a t u r a l i s m e de ia R e n a i s s a n c e et p a r le m o u v e m e n t a n t i c i c é r o n i e n : « e 'es l p r o b a b l e m e n t à L ipse , écri t Oroll, <pie M o n t a i g n e doit son a d m i r a t i o n de la m o r a l e s t o ï c i e n n e e t son p l a i s i r t o u j o u r s c ro i s san t à im i t e r le s tyle de S é n è q u e » . P o u r la inora le , ce t te de t t e a été p ré -cisée j u s q u e d a n s les d é t a i l s ; p o u r le s tyle , on s 'en est t enu aux t r a i t s g é n é r a u x de l ' i n f l u e n c e : conc i s ion , c l a r t é , p i q u a n t , se t r a d u i s a n t en p a r t i c u l i e r p a r le goût des po in t e s ou aciunina, b rèves , a iguës , souven t a n t i t h é t i q u e s (5). Oroll n ' en dit g u è r e p lus . Oamil la Hill H a y ûA d o n n é des e x e m p l e s de ce l l e i m i t a t i o n ((»), m a i s d ' u n e par t s a n s p réc i se r la p lace r e l a t i ve de ces « pe t i t es p h r a s e s é p i g r a m -m a l i q u e s » (7), d ' a u t r e p a r i s a n s d i s t i n g u e r les é t a p e s du lexte (8). N o u s a l lons d o n c c o m m e n c e r p a r a p p r o f o n d i r cet a spec t .

O'est b ien S é n è q u e qui f a v o r i s e chez M o n t a i g n e le goût, de s acumina. D a n s le texte de 1.580, les p a s s a g e s où a b o n d e n t les f o r m u l e s bien f r a p p é e s son t sou-vent de v é r i t a b l e s r e n i o n s de S é n è q u e , c o m m e le d i s c o u r s de la N a t u r e (9) :

« Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y estes entrez. Le incsnie passage que vous fîtes de la mort à la vie, sans passion et sons f rayeur , refai tes te de la vie à la mort [...]. Cettuy vostre estre, que vous joiiyssez, est égale-ment par ty à la mort et à la vie. Le premier jour de vostre naissance vous achemine à mour i r comme à v iv re» (1, XX, 91).

Oettc d e r n i è r e p h r a s e est su iv ie du ve r s de S é n è q u e d o n l elle est l a t r a -d u c t i o n :

Prima, quae viiam dédit, hora carpsit

(5) Goû t des m é t a p h o r e s aus s i . Mais n o u s ne p o u v o n s a b o r d e r ici ce s u j e t . (6) Op. cit., ch . s u r Le style, p. 167-188. (7) îbid., p. 170-1 (« s en t ences ») et 172-3 ( « p o i n t e s » , a n t i t h é t i q u e s ou n o n ) . (8) Ibid., p. 182, 186, 187. (9) Voi r a u s s i II, 35, p . 729. T o u t e s nos r é f é r e n c e s a u x Essais q u e n o u s i n c o r p o r o n s d a n s

n o t r e t ex te , c o m p o r t e n t l e n u m é r o du Livre , ce lu i du c h a p i t r e , e t In p a g i n a t i o n d a n s l ' éd i t ion <le la P l é i ade (éd. A. T h i b a u d e t - M. Ra t , 1962).

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m a i s ce l le t r a d u c t i o n e m p â t e un p e u l a b r iève té de Sénèque . E t a u c u n e des p h r a s e s de ce p a s s a g e n ' a p p r o c h e de l a v i g u e u r d e s a n t i t h è s e s p a r a d o x a l e s du vers de M a n i l i u s c i té e n s u i t e :

.V ase e ni es mori/iuir, finisque ab oriyinc pende t.

A u t r e e x e m p l e : en I , «M, 242, un p a s s a g e , e n t r e a u t r e s , es t é m a i l l é de que l -ques f o r m u l e s c a l q u é e s s u r le l a t in s e n t e n c i e u x de S é n è q u e : « Q u e le p e u p l e vous soit un , el un v o u s soit tou t le p e u p l e », etc. Mais , a côté, u n e f o r m u l e la t ine n o n m o i n s v i g o u r e u s e : lu freto vixiwns, moriamnr in porta, e s l dé layée p a r la t r a d u c t i o n .

Os c h a p i l r e s r e m o n t e n t aux p r e m i è r e s a n n é e s d e s Essais (10) : s ' ag i r a i t - i l de la m a l a d r e s s e d ' u n d é b u t a n t ? En (ai t , l ' e n s e m b l e du t ex te de 1580 m o n t r e que M o n t a i g n e n ' a p a s e n c o r e v r a i m e n t f a ç o n n é son s ty le à l a r h é t o r i q u e nou -velle. Si on é t u d i e ce s ty le en p r e n a n t les Essais c o m m e un tout , les n o m b r e u s e s a d d i t i o n s de 1588 e t 1595 c o n f è r e n t au lexte des d e u x p r e m i e r s L i v r e s u n e colo-ra t ion qu ' i l n ' a p a s en 1581). Oertes, on y t r o u v e d é j à les f igures de r h é t o r i q u e qui p lu s l a r d lui d o n n e r o n t son éclat thèses el syjjit&ries : « p l u t o s l la l es te I lie n l ' a ide q u e bien p le ine » ; va Mitera l i ons el ~«\ssom\neQs • « e 'es l l ' e n t e n d e m e n t qui voyl e t qu i oyt » ; el, m ê m e en d e h o r s dos e e n t o n s de S é n è q u e , f o r m u l e s f r a p p é e s : « Qu ' i l p u i s s e f a i r e t o u t e s choses , e l n ' a y m e à f a i r e q u e les b o n -n e s » (11). Mai s la c o m p a r a i s o n avec le t ex te des a d d i t i o n s de 1588 et 1505, pa r e x e m p l e d a n s ce m ê m e ch. 20 du L . 1 a u q u e l n o u s v e n o n s d ' e m p r u n t e r nos c i ta t ions , me t eu év idence en 1580 deux d i f f é r e n c e s essen t ie l l es d a n s l ' emplo i de ces I igures : l eur f r é q u e n c e esl b ien m o i n d r e , l eur mise en œuvre, b i en p l u s t empérée . Ainsi , d a n s ses a n t i t h è s e s , M o n t a i g n e a c c o r d e p l u s au s e n s q u ' à l a loi'ine. E l l ' e n s e m b l e ne révèle a u c u n e c o m p l a i s a n c e a u x j e u x v e r b a u x , d o n t u ou s v e r r o n s le t r i o m p h e u l t é r i e u r . T o u t e s ces o b s e r v a t i o n s r e s t en t v ra ie s jusqu 'aux, d e r n i e r s c h a p i t r e s du L i v r e II, écr i t s à la veille m ê m e de la p r e -mière. éd i t ion (12) .

Une o b s e r v a t i o n du m ê m e o r d r e c o n c e r n e les c i t a t i o n s l a t ines . A p r è s 1588, Monta igne les c h o i s i r a en m a j e u r e p a r t i e p o u r l eur v a l e u r iVacmnijia (13). Ln 1580, i l en u t i l i se do ce l t e s o r t e tel le ve rs de Man i l iu s q u e ~ n o u s a v o n s «''le m a i s ce n ' e s t p a s un c r i t è r e p a r t i c u l i e r de son choix . M ê m e i l c r i t i que , c o m m e i n a d é q u a t e à sa s i g n i f i c a t i o n , u n e é p i g r a m m e de Mar t i a l c o n s t r u i t e selon cel te s y m é t r i e a n t i t h é t i q u e qu ' i l r e c h e r c h e r a p lus l a r d :

Si qna fi des, vnînus quod je ci, non dolet, inqiiit; Sed quod tu faciès, id nuhi, Pacte, dolet (II. 85, 725).

Voi r I, '20, fl-j : «1) n 'y a j u s t e m e n t q u e q u i n z e j o u r s que j ' ay f r a n c h i ,r<9 ;>ns ». <jl ) E x e m p l e s p r i s en I, 26, pages Utt , 151, 166.

(1^) « J e me s u i s env i e i l l y de sept ou huii-t a n s depu i s ()ue je c n m m e n ç a y » (11, 'M, Til). <!•'<) V. c i -dessous , p. 67-68.

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Tou te cette p ra t ique du slyle est c o n f o r m e à ses pr inc ipes d 'a lors . Certes, il r e je t t e la « façon dYser i re ennuyeuse » de Cieéron, « ses longuerics d ' app rê t s », ses « o r d o n n a n c e s logiciennes el Aris totél iques <• (II, 10, Mais, fa i sant f r o n t du côté opposé, il loue « les bons el anc iens Poêles » d 'avoir « evilé l 'affectat ion et la recherche, non seulement des fan!asli<|ues d é v a l i o n s Ksnagnoles el Pe t ra r -chistes , mais des pointes inesines plus douces el plus re tenues , qui font l 'orne-ment de tous les ouvrages P o d i q u e s des siècles suyvans », et déclare p ré fé re r pour i ' ép ig ranuuc C.alulle A Marlial (II, 10, 391). Il appréc ie Luca in , ma i s « non tant poui' son slile que pour sa valeur propre » t o u j o u r s le fonct ionnel avan t l ' o rnement ! « car il se laisse t rop aller à cel te af fecta t ion de pointes el subt i l i tés de son t e m p s » (II, 10, MO, n. 1) : cetle dern iè re a f f i rma t ion sera s u p p r i m é e à pa r t i r de 1588 !

* * *

L'évolut ion est cons idérable de 1580 à 1588. Nous la su ivrons tout à l 'heure en mat iè re iVacumina, où nous la t rouverons perceptible, ma i s non décisive. Mais il csl un c a rac tè re b ien pins f o n d a m e n t a l (Je son style qui impose a lors sa p r é d o m i n a n c e : e'ésï le (lével()j)penïeiU' pav; c on f r ô ni a lion" (Te d eux t erm e s :

^contradict ion, inégali té , d i s semblance ou leurs con t ra i res - - , a l te rna t ive , p ropor t ionna l i t é , ctc: Certes, il en use dé jà en 1580, c o m m e d a n s ce passage (I, 20, 88) : «S i c'est une mor t cour te et violente [... j ; si elle est au t r e Je t rouve que j ' ay bien p lus affa i re [...] q u a n d [...], que q u a n d [...] », etc. Mais c'est sans c o m m u n e m e s u r e avec la f r é q u e n c e et l ' in tensi té de ce procédé en 1588 : il appa ra î t a lors à c h a q u e page, ou p r e sque ; il s 'é tend souvent sur_cje longues success ions de p h r a s e s fe rmes , ne rveuses ; et i l devient p r o t f f f o r m e , source d ' invent ion el de b o n h e u r s tyl is t iques, tels ces deux passages du livre HT, l 'un au chap i t r e 2 :

« Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage : non un passage d'aage en autre |...] mais de jour en jour, de minute en minute [...]. Je pourray lantost changer, non «te fortune seulement, mois aussi d'intention » etc., etc. (p. 782).

l ' au t re au chap i t r e 8 :

« L'horreur de la cruauté me rejette plus avant en la clemence (/«'aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Un bon cscuyer ne redresse pas tant mon assiette, comme faiet un procureur ou lin Venitien à cheval; et une mauvaise façon de langage reforme mieux la mienne que ne faict la bonne» , etc., etc. (p. 900).

A tout m o m e n t sont ut i l isées les ressources les p lus var iées de la syn taxe : non ... mais; non seulement ... mais aussi; soit que ... soit que; ny ... ny; tantost;

5i)

comme ... aussi, etc.; ou un s imple te rme compara t i f : comme ...; ainsi ...; ou adversat i f : mais ...; faute de ..., e tc . ; et les r essources de la pa r a l axe an t i thé t ique , s imple ou soul ignée par des t e r m e s en para l lè le : ici ... ailleurs;'alTclfns ... (Vau-tres; etc.; ou m e t t a n t en regard soit des mois con t rad ic to i r e s ; l'essence ... les apparences ; soit une pr inc ipa le et une s u b o r d o n n é e : si je ne ..., je, etc., ele.

Mais l ' impor tance s ty l i s t ique de cette fo rme n'est que ^express ion de. son impor tance logique. Il s 'agit p o u r Monta igne de sa is i r au <5 p a s s a g e » la Huan te et inépuisable réali té, h o r s de lui el en lui, ses «"711 vers et muables a c c i d e n t s » , ses « i m a g i n a t i o n s i r résolues et, q u a n d il y cachet, c o n t r a i r e s » , et de se sais ir «. par d î sconvenance p lus que p a r accord ». p lus « par con t r a r i é t é q u e par exemple », bref p a r d i f férencia t ion , p a r con t rad ic t ion .

A t ravers ses expériences, Monta igne , en 1588, s'est f o rmé u n e men ta l i t é ([lie nous qua l i f i e rons de « d ia lec t ique », avec cette précis ion expresse el capi ta le que la d ia lec t ique n 'es t pas u n e d é m a r c h e progressive qui r e f e rme les cont rad ic -toires dans l ' imi té d ' une synthèse , ma i s leur c o n f r o n t a t i o n t o u j o u r s ouver t e e l l ' incessant ba l ancemen t de l 'un à l ' au t re . Lu i -même, t o u j o u r s si conscient , nous a donné au éï\. 1 du L. 11 u n e r e m a r q u a b l e ana lyse de cette man iè re de se voir et de se dire, ( ' 'est , bien en lendu , unv addi t ion de 1588 :

« S i j e p a r l e d i v e r s e m e n t d e n m y , c ' e s t q u e j e m e r e g a r d e d i v e r s e m e n t . T o u t e s l e s c o n t r a r i é t é / s ' y t r o u v e n t s e l o n q u e l q u e t o u r e l e n q u e l q u e f ;n ;on . H o n t e u x , i n s o l e n t ; b a v a r d , t a c i t u r n e ; l a b o r i e u x , d é l i c a t ; i n g é n i e u x , h e b e t é ; c h a g r i n , d e b o n a i r e ; m e n t e u r , v é r i t a b l e ( H ) , t o u t c e l a , j e l e v o i s e n n i o y a u c u n e m e n t , s e l o n q u e j e m e v i r e ; e t q u i c o n q u e s ' e s l u d i e b i e n a t t e n t i v e m e n t t r o u v e e n s o y , v o i r e e t e n s o n j u g e m e n t m e s n i e , c e t t e v o l u b i l i t é e l d i s c o r d a n c e , .le n ' a y r i e n à «lire d e m o y , e n t i è r e m e n t , s i m p l e m e n t , e t s o l i d e m e n t , s a n s c o n f u s i o n e t s a n s m e s l a n g e , n y e n u n m o t » ( p . 311)).

Le passage s 'achève p a r cet te p h r a s e capitale , pa r laquelle se déf in i t aus s i bien son style que sa pensée, et qui pour ra i t servir d ' ép ig raphe à ton! ce qu' i l a écrit ap rès 1580 : « L)1ST!NG() est le p lus universel m e m b r e de ma logique ».

Cette « logique » favor ise l 'ub iqui té des an t i t hè se s et d e s symétr ies , lesquelles tourneront a i s émen t à la pointe. Le goùl îles siuilenees est eu effet bien p lus développé en 1588 qu ' en 1580 (15). Ce son! des ant i thèse^ de f o r u m s imple : « pour es t re p lus sçavants , ils n 'en sont pas mo ins i n e p t e s » (111, 8, 905) ; elle Retend souvent s u r deux propos i t ions ou deux p h r a s e s ; elle peut être soul ignée par un c h i a s m e : « et, a ins i que sans elle je ne pu i s r ien, il est peu de choses que je ne puisse avec elle » (III, 12, 1024 il s 'agit de la s a n t é ) ; pa r un double d t i a sme : « c o m m e [...] nulle f o r m e ressemble en t i è rement à une aut re , a insi ne différé nu l l e de l ' au t r e en t i è r emen t » (111, 13, 1047). Kl le est souvent pa ra -

(14) A p r è s 1588, i l a j o u t e encore q u e l q u e s coup les d ' a d j e c t i f s . '!."() A s s u r é m e n t , on p e u t t r o u v e r d a n s l e t ex te de 1580 des e x e m p l e s de m ê m e f o r m e q u e

que n o u s a l l o n s c i t e r ; c 'es t l eu r f r é q u e n c e qu i y est n e t t e m e n t m o i n d r e .

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d o x a l e : « J o u r e sp r i l e e r ehe son r epos an b r a n l e » (III , 10, 1181); > lu volupté m e s m e est d o u l o u r e u s e en sa p r o f o n d e u r * (III, 10, 98'J); « Icnuiis d ' o r e s eu avant cseolle de bes t i se » (III , 12, 1021)). D a n s ees c a t égo r i e s d 'ex i ' inp les , de b e a u c o u p les p l u s f o u r n i e s , c 'est l ' idée d ' a b o r d <|ui est a iguë .

Mais la v i r t u o s i t é du jiiu. .verbal p r o p r e m e n t d i l . et-lui <pn va se don un l ibre c o u r s a p r è s 1.088, res te t r è s mesuré» ' e l d a n s sa f o r m e el d a n s sou e x t e n s i o n . Te l s sont les a n t i t h è s e s et parullclÎKineN s o u l i g n é s par «Ihk u ^ i i i u m ' c s el n l l i t é ia f ions , cpii m e t t e n t en j e u M o i s de m ê m e r a c i n e : •> l.e.s p r o p r e s c o n d e m i m t ions S(5nt ton s j o u r s a c c r u e s , les l o u a n t e s ineseï uës (III, 8, 899 i ; ou de rac ines d i f f é r e n t e s : « j i i ' i n s t r u i s mieux | ... ] p a r f u i t e que p a r su i t e > (III , 8, 8991 ; « n o u s s o n n n e s s u r la m a n i é r é , non s u r la m a l i e r e du «lire d l l . 8, 000) . I.e jeu ve rba l peu t ê t r e p lu s a igu encore , d a n s le p a r a d o x e : « c'est à «'Iles | ... | de l a r d e r le f a r d » (III , II, 800), ou le c l i que t i s de.^ son on l e s : « P o u r d r e s s e r un bois courbe, on le recourbe <tu rebours » (III , 10, 983) , etc. M a i s ce <pii est cas l imi te en 1588 va d e v e n i r m o n n a i e c o u r a n t e d a n s l e t ex te de 1595.

D ' a i l l eu r s , j u s q u ' e n 158$». M o n t a i g n e g a r d e du s lyle iinj£__i:oiiciip l iuu l u u c -t i o n n d i e eL i ion o r n e m e n t a l e . I l o p p o s e à L u c r è c e les poê l e s d e s s ièc les .sui-v a n t s d a n s les t e r m e s ou, en 1580, i l opposa i t ceux-ci a u x « b o n s et a n c i e n s P o ê l e s » (10) :

« J ' a y d e s d a i n de ces m e n u e s p o i n t e s et a l l u s ions ve rba l l e s cjui n a s q u i r e n l d e p u i s . A ees b o n n e s gens , i l ne fa l lo i t p a s d ' a i g u ë et sub t i l e r e n c o n t r e ; leur l angage est tout ])lein e t g ros d ' u n e v igueu r n a t u r e l l e e t c o n s t a n t e ; ils sont tout e p i g r a i m n e , n o n la q n e u ë s e u l e m e n t , m a i s la teste , l ' e s t o m a c et les p i e d s » ( f i t . 5, 850).

U n e r é se rve a n a l o g u e s ' e x p r i m e à l ' i n t é r i e u r m ê m e de son éloge de T a c i t e :

« i l est si plain de sentences qu'il y en a ù tort et à droie t ; c'est une pepiniere de discours et h i qu es et politiques, pour ta provision et ornement de ceux qui t iennent rang au maniement du monde. Il p la ide tousjours pa r raisons solides el vigoureuses, d 'une façon pointue et subtile, suyvant le stile affecté du siecle; ils uynwycnt tant à s 'enf ler qnoù ils ne t rouvoyent de la po in te et subtilité aux choses, ils l ' empruntoyent des parolles. Il ne ret ire pas mal à l 'eserire de Seneque; il me semble plus charnu, Seneque plus aigu » (111, 8, 920).

M o n t a i g n e , i l est v ra i , a c c e p t e ce l t e fo i s « l a p o i n t e e l s u b t i l i t é » , m a i s à la c o n d i t i o n q u ' e l l e s so i en t le f a i t du s u j e t , non de l ' e x p r e s s i o n , d e s « c h o s e s t>, n o n des « p a r o l l e s » : a n t i t h è s e d o n t i l u s a i t d é j à en 1580 d a n s son p a r a l l è l e e n t r e S é n è q u e e t P l u t a r q u e :

« Seneque est plein de pointes et saillies; Plutarque, de choses. Celuy là vous eschauffe plus, et vous esmeut; celui-cy vous contente davantage et vous paye mieux » (II, 10, 393).

(1<>) V. ci-dessus, p. 62 : texte de II, 10, 391.

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r l T 1 ' 1 ' " 'cprend m a m f e n a n f p o u r se d é f i n i r c o m m e éc r iva in :

" ' ' ' " l a ï q u e (lit qu'il Veid le langage latin par les choses; icy de mesme -le seir. r s e lmi r « t pr ,„luie | les paro l les» (III, 5, 851).

* * *

Si ces r a r a r l è r e s du s ty le des /-'ssnis sont dé l in i t i ve inen l acqu i s , son évolu-Iioti. a p r è s 1588. va p o u r t a n t ê t r e s i m a r q u é e , (pie n o u s p o u r r o n s p a r l e r d ' u n e esl | je | ique mm vcl le. Monl a igne, c é d j j n j à la séduc l ion des j eux v e r b a u x , va dép loye r bu t t e <511 f an t a i s i e , lou lc son i nven t i on , a Tes ' ihï i l l ïpl ïôr, '"S Tes va r i e r , à combiner «•! co i i c eu l r e r l eu r s r e s s o u r c e s . ( ' .cries, les « c h o s e s » r e s t e r o n t le Mipporl des •> pa ro l l e s •• ; m a i s celles-ci, au -de l à de l eur va l eu r fonc t ionne l l e , vont c o n q u é r i r u n e v a l e u r o r n e m e n t a l e . Kllcs se ron t p o u r l ' u l i l i i é du sens , m a i s a u s s i pour la gmllllti* dit pîf i ls ir . t> Véri table feu d 'a i l i f icc verba l , qu i d o n n e u n e q u a -lile o r ig ina l e au levle d ' a p r è s 1588, éc la i re aus s i d ' u n r e f l e t n o u v e a u tou t le s tyle des /-.'.s.s/n.s, e l c 'est p o u r q u o i seu le u n e a n a l y s e d i a c h r o n i q u e p e u t n o u s l ivrer les seere ls de ce s ly le : en pa r i i cu l i c r , l ' é lude c o m p a r a t i v e des a d d i t i o n s de 1595 avec les p a s s a g e s où elles s ' i n s è r e n l .

Ainsi, l a r e c h e r c h e de m o i s lou l e n t i e r s a s s o n a n t s , e x c e p t i o n n e l l e en 1588, devienl f r é q u e n t e . T a n l o l un mol du Icxlc anc ien su sc i t e lu v e n u e de son h o m o -logue : « ( 1 5 8 8 ) el la c o n t i n u a t i o n (95) cl la e o n l e n l i o n » Cil, 10, 389 ) ; « ( 1 5 8 8 ) qu ' i l ne soil ou p l u s e s l e n d u (95) ou p l u s e n t e n d u » (II, 10, MM); d a n s ce m ê m e cli. 10 du L. Il, le lexle de l ' éd i l ion m u n i c i p a l e * i';s r a i s o n s et i n v e n t i o n s », dev i en l en 1 595 ; <« i.s r a i s o n s , c o m p a r a i s o n s el a r g u m e n t s » (p. 387) . T a n t ô t u n e brève incise i n l e rv i en l p o u r i n l r o d u i r c le j e u verbal : « (1588) q u i luv e s g u i s a s l l ' appét i t p a r sa j a lous ie (05) el ( |ui, en luy i n s i s t a n t , l ' i i ici tast » (III , 5, 850) . Après la t r a d u c t i o n d ' u n ve r s grec d ' a b o r d c a l q u é e s u r le t e x t e : « i l f a u t [ . . . ] s emer de la m a i n , non pas verse r du sac », Mon ta igne , en 1595, i n s è r e celle-ci : « i l f a u t e s p a n d r e le g r a i n , non pas le r e s p a n d r e » (III, fi , 881) . C'est a ins i , d a n s le c o r p s de l ' a d d i t i o n , q u ' a p p a r a i l le p l u s s o u v e n t l ' a r u m e r t : « I ls s o n t o u v e r t s p r i n c i p a l e m e n t p a r les e n d r o i t s q u ' i l s t i e n n e n t de soy c o u v e r t s » (III, 5 , 868 ) ; « s'il ne s ' a t t e n d e n t pas , au m o i n s ils s ' e n t e n d e n t » (III, 8, 1)03); « Et f au t - i l , s i elle est p u t a i n , q u ' e l l e soil a u s s i p u n a i s e » (III. 10, 990 ) ; « T o u t ce. q u i ydaist , ne pa i s t p a s » (111, 12, 1010) (17).

Les a n t i t h è s e s p a r a d o x a l e s c r o i s s e n t a u s s i e n f r é q u e n c e r e l a t i ve , e t s u r t o u t ce qu i é ta i t e x c e p t i o n n e l en 1588 - le p a r a d o x e de l ' idée d o n n e l ib re c o u r s

f lu v i r t uos i t é ve rba l e . N o u s v e n o n s de re l eve r le c l i que t i s ouverts-couverts-, voici , dans l e m ê m e r e g i s t r e : « f a c i l e p a r s a d i f f i c u l t é » (III, 5 , 8 6 8 ) ; « n o u s n o u s

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p la i sons d 'esvei l le r nos i ro dcsp la i s i r » (III, 12, 102*1). M;ii.s l<- jeu spi r i tue l peut ê t re une var ia t ion su r doux tours s y n t a x i q u e s : « J ' u s e non seu lement par ler de moy , m a i s p a r l e r .seulement de moy * (III, 8, 8 2 J ) ; » Ils d isent , c o m m e In vie n 'es t pas la me i l l eu re pour es l re longue, que la mort es( la mei l l eure pour n ' e s t r e p a s longue » (III, 1), D4D). Il peul è l re p lus son l enn ciicorc, avec un r e d o u b l e m e n t de l ' an t i thèse pa radoxa le , r en forcée par un ch ias ine : •< s ' appau vr i s sen t r iches, s ' en r i ch i s sen t p a u v r e s v (I, M, 05) * ; « inlelleel ue l lemenl sen sibles, sens ib lement in te l lee luels » (II!, lit, l()H7> ( 18) ; - je nal ura l i scro is l'ai l a u t a n l c o m m e ils ar t iaJ isenl la n a l u r e », s e n l e n e r qui r empla i e en 151)5 re l i e p h r a s e s a n s r eehe rehe : « je t r a i t e roys l 'arl le plus nal urel le inenl cpie je pour rois » (III, 5, 852) : la co r rec t ion e s | d ' au la ni p l u s s ign i f ica t ive q d'elle va à l ' eneon t re de l ' idée exp r imée !

Bien des co r rec t ions ou a d d i t i o n s font a p p a r a î t r e ce goût de la v i i ïuos i l é verbale . Celle p h r a s e de 1588 (I, M, 2 M ) : « Saine l Augus t in diel Iresbien qu'il n 'es t r ien si d issociable par son vice que l ' h o m m e : r ien si sociable p a r sa n a t u r e », est corr igée en vue du choc des c o n t r a i r e s : « I l n'est rien si disso-ciable e t sociable que l ' h o m m e : l 'un p a r son vice, l ' au t r e pa r sa n a t u r e » . Une idée, exp r imée d ' a b o r d en t e rmes s imples : « Il ne se peut imag ine r un pire visage des choses q u ' o ù la m e s c h a n c e t é vient à e s t re l é g i t i m e » , est répétée en 1595 sous f o r m e iVucumen : « L ' e x t r c m e espece d ' i n j u s t i c e | . . . | c 'est (pie ce qui est i n j u s t e soit t e n u e p o u r j u s t e » (III, 12, 1020). Cette ph ra se , où dé j à deux s u b s t a n t i f s e t deux couples d ' adve rbes dess ina ien t un ballet d ' a n t i t h è s e s : « Je dis p o m p e u s e m e n t et o p u l e n u n e n l l ' ignorance , et dys Ja sc ience m e g r e m e n ! et p i t e u s e m e n t », se t rouve re lancée pa r deux a u t r e s couples d ' adve rbes avec a l l i té ra t ion in i t ia le : « acces so i r emen t eet te-cy et a c e i d e n t a l e m e n l , celle là expres -sémen t e t p r i n c i p a l e m e n t » , et, mieux encore , est p ro longée pa r une p h r a s e fa i te de d e u x acumina c a r a c t é r i s t i q u e s : « El ne Iraicle à point n o m m é de r ien q u e du rien (19), ny d ' a u c u n e science q u e de celle de l ' inseience » (III, 12, 1034). Une an t i thèse , f e r m e m a i s s imple : « il y a q u e l q u e i gno rance fo r t e et géné reuse qui ne doit r ien en h o n n e u r el en courage à la science », se t rouve re lancée pa r une appos i t i on où échos et a n t i t h è s e s d e s s i n e n t u n e vo lu te ; « i g n o r a n c e p o u r laquel le concevoir il n 'y a pas m o i n s de science q u e pour concevoir la science » (III, I I , 1008). P o u r i l l u s t r e r ce g o û t des f o r m u l e s recherchées , c i tons enf in ce l te add i t ion de 1595 : « Clean thes vivoit de ses m a i n s et se van lo i t que Cleanthes , s'il vouloi l , n o u r r i r o i t enco res un a u t r e Cleantes » (III, 10, 987>.

(18) En 1588, les c h i a s m e s , p l u s r a i e s , n ' a v a i e n t pas ce t t e f o r m e e l l i p t . q u c n i , en g t n t r a l , p a r a d o x a l e : « L a j e u n e s s e e t le p l a i s i r n ' o n t p a s f a i c t a u t r e f o i s q u e j ' a i e mescogneu le v sage du vice en la v o l u p t é ; ny ne f a i c t à ce t t e h e u r e le d e g o u s t q u e les a n s m ' a p p o r t e n t , q u e je m c s c o g n o i s s e celui de l a v o l u p t é au v i c e , (III. 2 , 793) ; « l e s sages o n t l>}«* * W ™ * " , * £ fo l s q u e les fo l s des s a g e s » (III , 8 , 900) ; « N o u s t r o u b l o n s la vie p a r le s o m g de la m o r t , e t la m o r t p a r le so ing de la v i e » (III , 12, 1028). . K C „ _ i i r ï , i e

(1*9) Ce j e u s u r rien est p l u s s u b t i l enco re q u e d a n s l ' e x p r e s s i o n de .580 . un peu «le c h a q u e chose, e t r i en du t o u t » (I, 26, 144), e t celle de 1588 : « J e ne voy le t o u t de l i e n t (I. 50, 289).

fia

Mais la qua l i t é de tous ces exemples ne sulVit pas à donne r une idée exacte de lu lonal i té nouvel le du slyle : il l'uni soul igner aussi leur abondance . Le texte • le 1588 l 'oisounail eu tours a n t i t h é t i q u e s ou c o m p a r a t i f s : celui de 151)5 les ul i l isr If>nl .'Milan!, mais les relève d ' a m p l e s sui tes de pa radoxes el j e u x verbaux . Ainsi, du us Ici passage du L. Ml, ch. 5 ( 2 0 ) , en une t r en t a ine de l ignes de 1588, sur M tours en para l lè le et 0 en an t i thèse , un seul de ceux-ci cont ient un j eu \ e r h a l ; a lors que, dans la d o u / a i n e îles l ignes a j o u t é e s en 151)5, su r I) exemples ,

jimi4*nI su r deux mois (2! ) el .'1 d ' en t r e eux avec paradoxe . Au m ê m e L. III, ilaus une page du ch. 12(22), su r 15 lignes de 1588, 9 se déve loppen t su r 3 an t i -thèses. dont 2 avec jeu verhal et pa radoxe (2U) ; c ependan t «pie 15 a u t r e s lignes, de 15115, eonl ien lient Imites des anl il lièses, pa r adoxes et j eux ve rbaux , l 'un de ceux ri pa r t i cu l i è remen t r e m a r q u a b l e (2 I ). Kl nous re levons d a n s les lissais des r e n i â m e s d ' exemple s de celle sorle .

I.e goùl nouveau de Monlaigne appa ra i l ne t t ement d a n s son usage des ci ta-lions lat ines. I'. Villey a r e m a r q u é que les e m p r u n t s de Monta igne à Sénèque , I t es nombreux en 1580 sous la f o r m e de sen tences t radui tes , le r edev iennen t après 158H, niais en g rande pa11 ie sous la f o r m e de e i l a l ions la t ines » (25) i après avoir , «mi 1588, cédé la place à des a l lus ions non lexluel les) . Il est vrai (pie les e i la l ions la l ines deviennent plus n o m b r e u s e s (pie j a m a i s a p r è s 1588 : ainsi , • ut ch. 10 du L. 111, à ro ié des 11» ré fé rences la t ines de 1588, nous en re levons 20 en 151)5, pour un texte Irois fois moins long; vrai auss i (pie, s u r ces 20, 5 sont de Sénèque, qui n 'en fourn i s sa i l a u c u n e en 1588. Mais la s igni f ica t ion essent iel le de celle évolut ion réside d a n s la f o r m e de ces ré fé rences . De toute évidence, a p r è s Ia88, Monta igne recherche , coin me en f r ança i s , les acumina :

Vlalttr motn animi, qui uli ralione non polest (p. 1)90) Melins non incipienl, quant destinent (p. 91)3)

Nam si, qnod salis est homini, id salis esse potesset Hoc sut erat... (p. 98(i).

I l des 20 c i t a t ions sont de ce slyle, qui élait à peine sensible en 1588 (20). Au

(20) I». 8<iH-9, d e p u i s : « .J'ay, a u t a n t que j ' a y peu , cha rgé sur m o y seul.. . », j u squ ' i l : *• ••• et les c o u p s t r e n c h a n s c o m m e les c o u p s o r b e s » .

121) « J ' a y cha rgé s u r m o y seul p o u r les en d e s c h a r g e r » ; « o n peut oser | ...] ce que p e r s o n n e ne pense q u e vous oserez » ; el, avec p a r a d o x e ; « ils sont o u v e r t s J } p a r les i " d r o i t s q u ' i l s t i e n n e n t | . . . | c o u v e r t s » ; « f a c i l e p a r sa d i f f i c u l t é » ; « l a so t t i se est l o u a b l e en une ac t ion i n e s l o u a h l c ».

(22) |>. 1028-1029, d e p u i s : « Si v o u s ne sçavez pas mour i r . . . », j u s q u ' à : « ... si nos t r e c r a i n t e "e lui d o n n o i t p o i d s » .

<2.i) Ce qu i m o n t r e q u e l ' évo lu t i on de Mon la igne s ' a n n o n c e d é j à aux a p p r o c h e s de 1588. 124) « C ' e s t b ien le b o u t , non p o u r t a n t le bul de la v i e » . ( F o r m u l e é t u d i é e p lu s loin, p. (5(j). (2.r)> Les Sources el l'Evolution des Essais de Montaigne, t. I, p. 214-217. <2()i Nous r e l evons en 1588 des f o r m u l e s l a p i d a i r e s : « Quo mi h i fortuna, si non conce-

dittir n t i » (p, 987), « Mundtis universus exercet histrioniani » (p. 989), m a i s s a n s j e u v e r b a l ; II "e a n t i t h è s e (d i sc rè te ) d a n s « Tantnm se. fortuiuie fterminant, etiam ut naturuin dediscant » l|>- 98!)) ; e n f i n u n e a l l i t é r a t i o n avec jeu ve rba l d a n s : « uenturos nautis prodent ia uentos » q>. !>!I5).

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ch. 12 du L. III, nous en relevons, en 1595, 14 su r 19 ci ta t ions, et seu lement 4 su r 18 pour le texte de 1588.

Il est évident auss i que, s'il r echerche ces jointes , , c 'est bien m o i n s pour enr ich i r le sens du texte que pour lui donne r du p i q u a n t . Des 20 c i ta t ions de 1595 relevées au ch. 10, II sont a jou tées isoîénîent, et 2 accompagnées d ' une seule phrase , qui a e l le-même fo rme de pointe : « Qui ne vil a u c u n e m e n t à au t ruy , ne vit guère à soy. Qui sibi amicus est, scito hune amicuni omnibus esse » (p. 984). Il semble qu' i l r ecoure à l ' émula t ion avec le latin pou r en t re t en i r la v igueur de son f r ança i s , « idiome p lus foible » (27). Il a j o u t e une sentence de Sénèque : « In negotiis sunt negotii causa », pour en t r anspose r auss i tôt la pointe : « Ils ne che rchen t la besongne que polir embesongnemen t » (III, 10, 981). Une al l i térat ion de Cicéron : « guae inagis glistata quam polala delec.tant », est suivie en f r a n ç a i s d ' une a u t r e p lus v igoureuse : « Tou t ce qui plaist ne paist p a s » (III, 12, 101(>). l ine sentence de 1588 sans jeu verbal : « L a vraye liberté, c'est pouvoir toute chose sur soy » appelle, en version latine, un acumen de Sénèque : « Potentissimus est qui se habet in potestatc » (III, 12, 1022). Une idée de Tacite, expr imée en 1588 sans vigueur par t icul ière , est réi térée en 1595 par une f o r m u l e de Sénèque :

«VA S v b w q w ï nv^vayfvwsï-ViïïtA >*mv, r s s e d o d r e d d m \ non vull esse cui reddat. Q. Cicero d'un biais plus lâche : Qui se non putat sadsfacere, arnicas esse nulle modo potesl » (III, 8, 919).

Ce texte r app roche les deux modèles an t i t hé t iques de la rhé to r ique f r ança i se aux xvi" et x v i f siècles, et semble c o n f i r m e r la p ré fé rence que Montaigne aff i r -mait dès 1585 (28). P o u r t a n t son a t t i t ude à l 'égard de Cicéron devient bien plus complexe. Car, s'il con t inue à lui décocher que lques f lèches (29), il lui e m p r u n t e , ap rès 1588, au moins a u t a n t de c i ta t ions qu ' à Sénèque : 7 à 5 au ch. 10 du L. III, 8 à 9 au ch. Mieux encore, il s 'agit d ' u n e m a j o r i t é d'acumina : au moins 4 sur 7 au ch. 10, 5 su r 8 au ch. Kï. Au ch. 14 du L. I (30), ayan t en 1580 t r adu i t l 'une de ses sentences : « si la dou leur est violente, elle est cour t e ; si elle est longue, elle est legiere », il la fai t suivre en 1595 du texte latin, bien p lus « aigu » : « si gravis brevis, si longus le vis » (p. 57). Ainsi, il che rche à placer son goût nouveau des j eux verbaux sous la caut ion de l ' o ra teur c lass ique, m o n t r a n t que celui-ci, loin d 'avoi r déda igné ce goût , a su y exceller.

Monta igne a donc conscience de tou te son évolut ion, ma i s de cur ieuse ma-nière. Il en p rend acte p lus qu ' i l ne semble la voulo i r ; elle pa r a î t e n t r a î n e m e n t , p lu tô t qu ' adhés ion : i l en p rend son pa r t i c o m m e venue d ' u n e in f luence de son

(27) II, 12, 4Ki, a d d i t i o n de 1595. (28) V. c i -dessus , p. 61. (29) « F u s s é - j e m o r t m o i n s a l l e g r e m e n t a v a n t q u ' a v o i r veu les Tiisculanes ? » (III, 12,

101 f i) ; « l e p lus g lor ieux [ J e . ; i à - d i r c : v a n i t e u x ] h o m m e du m o n d e » (III , 10, 1001). (30) Où il a j o u t e , en 1695, 9 c i t a t i o n s de Cicéron et u n e seule de Sénèque .

temps, laquel le il ne pour ra i t se sous t r a i r e cl dont il semble s 'excuser . Ainsi pour sa p ropens ion renouvelée aux c i ta t ions d ' a u t e u r s anciens . En 1588, i l m a r -que les d i s tances à l 'égard de ces « p a r e m e n t s e m p r u n t e z > :

« Je n'entends pas qu'ils me couvrent cl qu'ils mv ewlu'iU : c'est le rebours de mon dessein, qui ne veux faire montre que du mien, et do ce qui es! mien par nature; et si je m'en fusse creu, à tout liazard, j'eusse parlé tout fin seul » (III, 12, 1033).

Mais en 1595 il a j o u t e cet aveu :

« Je m'en charge de plus fort tous les jours outre ma proposition et ma forme première, sur la fantaisie du sicele et enhortemens d'mitrny ».

I l reconnaî t d ' a u t r e p a r t qu' i l ne leur d e m a n d e p lus q u e des leçons de style :

« Et tous les jours m'amuse à lire en des autheurs, sans soin de leur science, y cherchant leur façon, non leur subject » (III, 8, 00(5).

T a n d i s qu ' en 1588 i l avouai t , avec ses rét icences, son goùl p o u r les j e u x d ' i d é e s : « j e h a s a r d e souven t des bou tades de mon espri t , desquel les j e me deflfie u n e asUftVvctf* Ytâfa v ien t meUre Vaccent su r les jeux verbaux eux-mêmes : « et ce r t a ines f inesses verbales, dequoy je secoue les oreil les ». En 1588, il se borna i t à en p r e n d r e acte : « j e les laisse cour i r à F a v a n t u r e » ; en 1595, il s'en excuse su r le goût de son t emps : « je voys qu 'on s ' honore de parei l les choses » (III, 8, 922).

Du mo ins main t ien t - i l , en pr incipe , la nécessi té p o u r l ' o rnement verbal d ' ê t re fonctionnel, non g ra tu i t :

« Si se faut-il p rendre un peu garde de n'appeler pas force ce qui n'est que gentillesse, et ce qui n'est qn'aifju, solide, ou bon ce qui n'est que beau » (111, 12, 1 0 1 6 ) .

- idée auss i tô t ré i t é rée en ... t ro i s a c u m m o , où il p r e n d place en t r e Cicéron et Sénèque (nouveau r a p p r o c h e m e n t s ign i f ica t i f ) ; s a n s dou te veut-i l p r o u v e r que ses pointes ne son t q u e des pensées p l u s v igoureuses . E t c 'est v ra i d a n s de n o m -breux cas, m a i s i l r e s t e indén iab le qu ' i l s ' a d o n n e auss i a u x acumina pou r le plaisir de j o u e r avec les mots . Et en cela, en efFet, i l est un h o m m e de son t emps .

Car le goût de la po in te défer le s u r - J a - l i l t ^ a t u r e f rança i se , e t t ou t p a r t i c u -l ièrement s u r I j r p ô é ^ î e T d a n s ces de rn iè res années du x v r siècle. Ce qu i ca rac té -rise ce goût, ce n ' e s t p a s seu lemen t l 'u t i l i sa t ion de r a f ^ i t h & ^ d » 4 » - « $ i i i é t r i e , de IsaljUération, c 'est auss i , et su r tou t , la r echerche de l 'effet de surg j i&S^par^Ia vir tuosi té ve rba le : p lus de v igueur certes, ma i s auss i p lus cTe p i q u a n t .

Malherbe lu i -même sacr i f ie à ce goût , e t pa s s eu l emen t d a n s sa j eunesse . 1-es deux ébauches d 'odes Au Roy Henry le Grand, sur la prise de Marseille

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(1596) en res ten t m a r q u é e s :

Et rien, afin que tout dure Ne dure éternellement (XC1II, 39-40) (31)

Tantôt, r iches de la perte... (XCIII, variante)

... A laissé tous ses complices Plus morts que s'ils étaient morts (XCIV, 33-34).

Ce t h è m e de la mor t , en par t icu l ie r , est p ré tex te a u x v i r tuos i tés les p lus var iées :

La mort de votre mort daigne naistre sur terre (Bertaut) (32) La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir (D'Aubigné) (33)

P o u r en revenir à Montaigne, voici deux r a p p r o c h e m e n t s s ignif ica t i fs . Les Stances de la mort, de J e a n de Sponde, publ iées en 1588 p a r m i Quelques Poemes Chrestiens, s ' achèven t s u r ces d e u x vers :

Puisqu'un Bien est le bout, et le but de ma vie, Apren moy de bien vivre, afin de bien mourir.

Sans pa r l e r de l ' an t i thèse f inale , nous r e m a r q u o n s le j eu su r les mo t s bout et but, et leur a l l i té ra t ion avec Bien. Or Monta igne a été sensible à ce j eu , qu ' i l r e p r e n d (III, 12, 1028) (34), t ou t en r e n v e r s a n t l ' idée : « il m 'es t advis que c'est bien le bout, non p o u r t a n t le but de la vie * (addi t ion de 1595, év idemment ) . El il le fa i t su ivre d ' u n a u t r e j eu , su r le double sens du mot fin : « c 'est sa fin, son ext remi té , non p o u r t a n t son object » .

E n f i n , voici qu i n 'es t p r o b a b l e m e n t q u ' u n e r e n c o n t r e en t r e Monta igne e t Chass ignet , pu i sque c 'est en 1594 que celui-ci publ ie Le M es pris de la vie et consolation contre la mort. Mais écou tons success ivement les q u a t r a i n s de son sonne t XLIV :

Nous n'entrons point d'un pas plus avant en la vie Que no'is - ' en t r ions d'un pas plus avant en la mort, Nostre vie n'est rien qu'une eternelle mort, Et plus croissent nos jours, plus decroit nostre vie : Quiconque aura vescu la moitié de sa vie, Aura pareillement la moitié de sa mort, Comme non usitée on deteste la mort Et la mort est commune autant comme la vie.

(31) Références à l ' éd i t ion Fromi lhague-Lebègue des Œuvres poétiques de Malherbe. (32) Cantique sur la naissance de Nostre Seigneur, str . 1. (33) Les Tragiques, Livre VII, v. 1014. • o v n n « (34) I l reprend auss i , dans la m ê m e addi t ion , l ' an t i thèse du de rn ie r vers : « s i nous avons

sçeu vivre c o n s t a m m e n t e t t r anqu i l l emen t , nous sçaurons m o u r i r de m e s m e » .

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et ce passage du L. 1, ch. 20 des Essais (p. 91) :

« Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie : c'est à ses depens. Le continuel ouvrage de vostre vie c'est bastir la mort. Vous estes en la morl pendant que vous estes en vie. Car vous estes après la mort quand vous n'estes plus en vie.

Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort après la vie; mais pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus durement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement » (35).

C'est à peu p rès exac temen t vers 1585-1590 que nous voyons} ^ç}ftter ce. gaûi de lu s u r p r i s e o b t e n u e p a r u n e v i r tuos i té verba le g r a tu i t e p o u r une p a r t au moins . Si la not ion de b a r o q u e l i t téra i re es t suscept ib le d ' u n e dé f in i t ion h i s to r ique et es thét ique, ces textes re lèvent d'elle, tout en la p réc i san t . Non seu lement Mon-taigne y pa r t i c ipe p a r les aspec ts de son style que nous avons mis en lumière , eux-mêmes révé la teurs d ' u n e sensibi l i té que nous n ' avons pas la place d ' ana lyse r ici, ma i s n o u s p e n s o n s aus s i qu ' i l a r e n f o r c é la vogue que cet te nouvel le rhé to r i -que conservera au x v i f siècle, p a r exemple chez s a in t F r a n ç o i s de Sales e t chez Pascal, lecteur si a t tent i f des Essais :

« Les h o m m e s sont s i nécessa i rement fous q u e ce serai t ê t re fou , p a r un nuire tour de folie, q u e de n ' ê t re pas fou » (Pensées , éd. L a f u i n a , f r . 127).

* «*

Nous nous s o m m e s p roposé :

I") de d é m o n t r e r q u ' o n ne p e u t condu i r e u n e é t u d e t e c h n i q u e du s tyle de Mon-taigne s ans cons idérer d ' abo rd son évo lu t ion ;

2") de suivre l ' i t inéra i re d ' u n e des p r inc ipa les l ignes de fo rce de cette évolu t ion ; •1"') de m o n t r e r que la f o r m e s ty l i s t ique de Monta igne est révéla t r ice de la f o r m e

de sa logique (et auss i de la f o r m e de sa sensibi l i té) ; 4") de s i tuer Monta igne d a n s le déve loppement d ' u n e nouvel le rhé to r ique , à

laquelle i l pa r t i c ipe aux a p p r o c h e s de 1588, et s u r t o u t a p r è s ce t te d a t e : i l en est t r ibu ta i re , ma i s con t r ibue auss i à sa du rab le impuls ion , j u s q u ' a u coeur du x v i r siècle.

C'était peu t -ê t r e une gageure de p résen te r tout ce bi lan d a n s les l imi tes str ictes de cet te c o m m u n i c a t i o n . Nous espérons appo r t e r b ien tô t les développe-ments nécessai res .

R . F r o m i l h a g u e

(Toulouse)

La compara i son , dans tou t ce d iscours de la N a t u r e , des subs tan t i e l l e s add i t ions de 1 ;>.l;i avec celles, p lus rédui tes , de 1588, et s u r t o u t avec le texte de 1580, conf i rme , en raccourci , «'Mites les p r inc ipa les conclus ions de n o t r e é tude.