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Revue Catastrophes LA HONTE DE LA NATION No. 9 / 1 26 Juin 2018 REGARDEZ VERS DOMSAAR Leónidas Lamborghini Traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurelio Diaz Ronda

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Revue Catastrophes LA HONTE DE LA NATION

No. 9 ! / !1 26 Juin 2018

REGARDEZ VERS DOMSAAR

Leónidas Lamborghini

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurelio Diaz Ronda

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Revue Catastrophes LA HONTE DE LA NATION

Suivons le vieux, sa folie vagabonde se prête à tout.

Lear / Shakespeare

Regardez vers Domsaar. Regardez Pijg, le Géant , qui agonise, qui se meurt, qui s’en 1

va et qui ne s’en va pas. Regardez-le, gisant là, instable, sur cette improbable civière roulante arrêtée à Domsaar : parages perdus, abandonnés.

Regardez Pijg aussi fantomatique que véridique

sous ce cruel soleil qui, à son tour, depuis l’azur le regarde

se fiant et se défiant de soi / à soi sans pour autant cesser de brûler. Regardez cette civière décatie et branlante, perplexe, stationnée devant la Maison du Forgeron, regardez-la :

elle n’a ni marchepied ni capote

mais elle exhibe d’innombrables moniteurs.

Regardez ces moniteurs : ils consignent infatigablement, en les répétant à l'envi, les signes vitaux (quoique faibles à l'extrême) de Pijg. Regardez-les.

Regardez vers Domsaar. Regardez ce soleil :

C’est un chancre ardent, une plaie perverse irradiant dans l’azur, une pustule bouillonnante – créature monstrueuse –

qui dévore Domsaar qui l’écrase dans la poussière, cette poussière étrange et étrangèrement froide malgré la chaleur, froide, pourtant,

« Gigantón », augmentatif de « gigante » (géant), c’est-à-dire « grand géant » ou « gros géant ». Se dit aussi des figures humaines de carton-pâte qui défilent sur des chars lors du 1

carnaval (« géants de papier »). Pour rendre l’augmentatif, nous avons opté pour le simple ajout d’une majuscule (absente dans l’original) au mot « géant ».No. 9 ! / !2 26 Juin 2018

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Revue Catastrophes LA HONTE DE LA NATION

poussière poussiéreuse à quoi Domsaar a été réduit peu à peu. Parages de Domsaar. Regardez-les.

Domsaar : poussière-suaire, cendre blanchâtre : regardez-en l'étendue, regardez-la s’étendre, malgré tout.

Regardez-la, il suffit de regarder. Regardez cette poussière blanchâtre et, enfoncés en elle, les pieds maladifs, rachitiques et chromés de la civière (dotée cependant de puissantes roues à roulements).

Regardez ces roulements : ils sont d’une espèce intelligente, ce qui laisserait supposer qu’ils n’ont jamais cessé de soupeser les difficultés qui pourraient se présenter – étant donnée la situation – au moment critique du démarrage, comme par la suite, au cours du voyage.

Civière, donc, dont l’invalidité peut compter sur cette compensation très appréciable, même si (il est vrai, aussi) elle n’a pas de moteur.

Regardez-la au milieu de la poussière, malgré tout, regardez-la ainsi, plus invraisemblable que jamais, sans doute,

mais, pour cette raison même, plus concentrée, si l’on veut, que jamais

sur le désir d’être regardée. Regardons-la. Regardez-la.

Mata, la méridionale, la torve épouse de Pijg, celle à l’entre-deux-yeux féroce (capeline blanche, tunique noire, cothurnes rouges)

donnera vraisemblablement le signal de l’invraisemblable voyage ; voyage à travers Domsaar, voyage sans destination déclarée (voyage à la dérive ?) que seule Mata, elle qui a tout planifié, peut connaître avec certitude (si toutefois elle la connaît).

Regardez-la faire les aller-retour d’un bout à l’autre

du convoi, prenant sournoisement toutes les dispositions en vue / du départ.

Regardez-la et regardez ces roulements plus attentifs que jamais, à n’en pas douter, plus décidément sphériques que jamais, attendant le signal de Mata. Regardez-les et regardez Mata provocante se hisser sur le siège de cocher de l’improbable civière. Là, regardez-la, dominatrice, dominant, de là-haut, tout le panorama :

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c’est-à-dire l’infinie étendue du suaire-poussière s’étendant sous ses yeux. Regardez dans les yeux de Mata

l’entre-deux : le froncement effrayant des yeux de Mata, le torve entre-deux de Mata. Regardez-le et regardez

le bœuf non châtré qui, entre les brancards, frappant de ses mains la poussière, remuant vers le haut et vers le bas son chef calciné par le soleil de Domsaar – pustule bouillonnante – et ruant, la prie de relâcher la bride : attentif à l’attente du signal autant si ce n’est plus, en vérité, que ne l’attendent les roulements eux-mêmes.

Regardez maintenant Betty, la brave : regardez-la, aussi menue que merveilleuse d’humanité

Regardez-la prodiguer à Pijg ses amoureuses caresses, et regardez-la exercer son autre spécialité  : la lecture des moniteurs. Regardez-la s’enquérir – en experte appliquée – de chaque donnée consignée par chacun des innombrables moniteurs

sur lesquels apparaissent les signes de Pijg  : signes faibles (quoiqu’extrêmement vitaux) dont la signification véritable est déchiffrable et déchiffrée par elle seule.

Regardez-la, regardez-la, la valeureuse, regarder, sans se troubler, l’entre-deux-yeux féroce de Mata qui la regarde avec dédain.

Oui, regardez Mata qui regarde ainsi Betty, la brave, depuis le siège de cocher.

Et regardez Betty, la brave, à la peau sombre (couverte uniquement d’un minuscule cache-sexe de satin blanc) défier à présent Mata du regard.

Regardez Betty qui attend, tendue elle aussi, (comment pourrait-il en être autrement) le signal du départ, sans pour autant cesser de surveiller chacun des innombrables moniteurs, ni réduire, ne serait-ce qu’un instant, la fréquence de ses caresses à Pijg. Regardez-la, il suffit de regarder.

Et regardez son minuscule cache-sexe de satin

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blanc : regardez, regardez-le.

Regardez le thorax de Pijg, regardez-le couvert jusqu'aux épaules par le drap de la pneumonie.

Drap pâle, drap transpiré par la Mort et ce soleil infernal de Domsaar. Regardez-le. Et regardez le bord supérieur du drap, regardez, là, juste au-dessous du menton de Pijg

cette petite couronne brodée délicatement de fil fin et doré.

Regardez-la : on pourrait bien la prendre pour un emblème royal si elle n'était pas ce qu'elle est en réalité : une marque de fabrique. Le Géant est toujours dans le coma, à moitié endormi peut-être. Il a la respiration ample de l’athlète ayant fourni un gros effort, bien qu'il s'agisse, évidemment, d’une respiration assistée, respiration de poumon artificiel, respiration de soins intensifs sous le soleil-chancre de Domsaar  : respiration, dès lors, à l'intérieur d'un délire. Regardez ce thorax. Regardez-le s'élargir jusqu'où l’y autorise ce délire et se contracter dans la limite qu’autorise ce délire pour s'élargir à nouveau, toujours en rythme, mécanique, machinal, s'obstinant encore à donner souffle, pour ainsi dire, à l'agonisant.

Regardez l'agonisant, regardez le gisant : dans sa bouche grand ouverte s’introduit une chenille d'une taille inusitée,

une chenille qui a l'aspect d'un tube se perdant dans la gorge, dans les profondeurs de la gorge de Pijg ; c’est de là qu’émerge le râle, la plainte pathétique de Pijg

dont les yeux s'entrouvrent («  j'ai peur, j'ai peur ») pour se fermer à nouveau : regardez-le. Et regardez Mata, la méridionale, torve épouse de Pijg, celle à l’entre-deux-yeux féroce :

descendue brutalement du siège, elle a couvert en deux foulées la distance la séparant de l'autre extrémité de la civière, a écarté Betty, la brave, et hurle à présent à l'oreille de Pijg :

— Tiens bon, bordel ! Tiens bon ! Je te regarde ! Je suis en train de te regarder !

Et, à voix basse : — Tu ne t'en sortiras pas cette fois.

Regardez à présent cet oiseau,

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l’oiseau de l’espèce Branleau, oiseau de la dépression posé là, sur le front de Pijg, oiseau funeste, oiseau étrange : regardez-le, l’oiseau Branleau,

pas moins funeste, en l’occurrence, que la pneumonie qui a placé le gisant à l’article de la Mort, ou que l’émasculation dont il aurait été victime.

Beaucoup d’eau a passé et va continuer, peut-être, et continuera de passer sous les ponts mais les parages sont secs. Regardez-les  : secs. C’est pourquoi il est rigoureusement impossible qu’il y ait de la boue au coin de la rue du Forgeron dont la Maison, effectivement, fait le coin   ; 2

rigoureusement impossible qu’il y en ait. Parages dont la sécheresse pourrait à la rigueur être mise en doute, sans pour autant que ce doute l’emporte sur la certitude qu’aucune graine – aussi fertile soit-elle – ne pourrait trouver le moyen de germer dans cette absence de boue, dans cette poussière sèche.

Regardez-la (plongée dans l’en-soi de sa nature infertile) confondue dans sa stérilité.

« — Malgré tout nous te considérons des nôtres : notre enjôleur, notre séducteur, notre ami, malgré tout nous t’adorons encore, prosternées en adoration »

Essaim de petites voix virevoltant autour de Pijg gisant. Regardez Mata. Regardez-la qui se bouche les oreilles, en essayant d’éloigner, du revers de la main, ces invisibles libellules chantantes. Regardez-la, imposante, les pourchasser sans répit, à grands coups de beignes lancées à l’aveuglette, puis, soudain, s’arrêtant pour reprendre son souffle, annoncer d’une voix fatiguée, résignée :

— La sua passion predominante eranno le giovine principianti. 3

Référence à un vers du tango « Sur » de Manzi : « la esquina del herrero, barro y pampa » (le coin de rue du forgeron, boue et pampa). 2

En italien dans le texte. Citation à peine modifiée de deux vers d'une tirade du personnage de Leporello dans Don Giovanni de Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte.3

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Regardez-la, Betty, la brave, qui fait la sourde oreille, accaparée entièrement par sa double mission  : prodiguer des caresses à Pijg et contrôler les moniteurs. Regardez-le, le bœuf non châtré, suivre du regard (avec ses yeux énormes) les gesticulations de Mata destinées à faire taire l’essaim de petites voix. Regardez l’oiseau Branleau qui entrouvre son bec aphone.

Regardez le Forgeron qui – comme toujours – regarde ailleurs.

Pijg a été émasculé dans la Forêt des Ombus, là où poussent les ombus, là-bas, dans d’autres parages qui ne sont pas les parages d'ici, de Domsaar. Chassé à l’aide de flèches psychotropes : c’est ainsi qu’on l'a eu. On l’a châtré parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire pour empêcher ce qu’il ne pouvait s’empêcher de faire. Pas d’autres paroles à échanger avec les ombus ? Attrapez la Bête ! (Et c’était lui, la 4

Bête) Attrapez cet Animal des Bois  ! (et c’était lui, l’Animal des Bois) « Que suis-je en train de faire ? Qu’ai-je fait ? Je me regarde : Ils me poursuivent ! Je me regarde  : Impossible de leur échapper  ! Je me

regarde  : Je suis cerné  ! Je me regarde  : Perdu  ! Regardez-moi  : je m’endors, je m’écroule. Ça y est  : on me mutile ».

Regardez-le, l’émasculé. Regardez Pijg en sang.

Maintenant regardez à nouveau la civière : Arrêtée à Domsaar, branlante, regardez-la attendre le signal de la mise en route, le signal du départ (comme le bœuf, comme Betty), tendue, ne sachant pas très bien ce qui l’attend, redoutant par moments de ne pouvoir résister à l’impossible voyage et, à d’autres, convaincue qu’elle y parviendra.

Regardez-la, à l’arrêt, là, devant le coin du Forgeron, coin de rue et Maison du Forgeron, et regardez le Forgeron

qui la regarde du coin de l’œil depuis la porte, tout en regardant (comme toujours) ailleurs. Regardez-le : il est l’unique et dernier habitant que compte encore Domsaar  : sa forge s’est arrêtée le jour où, en partant, un des habitants a éteint le feu ; lui, a oublié, ou n’a pas su, ou n’a pas voulu le rallumer, prenant l’habitude, dès lors, de regarder ailleurs (sans pour autant cesser de

Référence à la légende de l’ombu dans laquelle celui-ci s’entretient avec une divinité.4

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regarder du coin de l’œil) ; regardez-le en train de regarder du coin de l’œil la civière et Mata et Betty, la brave, qui ne s’accorde aucun répit dans sa mission de veiller sur Pijg : examen du pipi de Pijg, du caca de Pijg, plus  : lecture des moniteurs et annotation de chacun des innombrables relevés. Regardez Betty, la brave,

celle à la peau sombre et ferme, au minuscule cache-sexe de satin blanc : regardez-la baiser la petite couronne brodée de fil fin et doré, regardez-la regardez-la prendre la température de Pijg et, dans l’angoisse, lui administrer du râpé 5dans les fosses nasales, lui pincer – précipitamment – les joues,

pour éviter qu’il tombe dans un coma irréversible et rejoigne ainsi le Royaume dont on ne revient pas. Regardez cette Ombre (la seule qu’autorise le soleil éternel

de Domsaar) se disputer avec Betty, la brave : Reine noire contre sombre péone  : sombre péone avance 6

tandis que Reine noire – regardez-la – recule, mais demeure à l’affût :

Regardez vers Domsaar. Regardez la calvitie du Forgeron complètement chauve. Regardez-la : complètement rougie, sanguine,

regardez-la et regardez cette entaille qui la divise et d’où jaillit ce liquide blanchâtre et gommeux que vos yeux regardent, que vos yeux, à l’instant même, sont en train de regarder. Regardez le Forgeron incliner sa tête afin qu’elle rende jusqu’à la dernière goutte : telle est la maladie qui le mine, qui l’humilie. Regardez cette calvitie congestionnée qui scintille comme la braise, comme si elle prétendait rivaliser avec le soleil de Domsaar. La voici enfin égouttée.

Regardez cette calvitie divisée par le milieu en deux hémisphères protubérants : regardez-la. Il suffit de regarder.

Tabac à priser qu’on appelait « râpé » parce qu’il se présentait sous forme de poudre obtenue avec une râpe à tabac.5

« Peona », féminin de « peón », littéralement le « pion » : ouvrier journalier astreint à des tâches manuelles sans qualification. Figure omniprésente dans les sociétés rurales latino-6

américaines, équivalent d’ouvrier, d’homme à tout faire, de subordonné… Ici, le terme, féminisé, joue sur le sens de « pion » (ou « pionne ») comme pièce du jeu d’échecs. No. 9 ! / !8 26 Juin 2018

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Regardez vers Domsaar,

et regardez ce symboliqueserpent qui ondule dans la poussière. Regardez Mata s’approcher du bœuf non châtré au point qu’à présent ses hanches le frôlent, et avec insistance, et regardez la peau du bœuf, regardez-la, parcourue de tremblements rapides, et luisante. Regardez vers Domsaar. Regardez cet hideux symboliqueserpent au dos rougeâtre, et regardez le Forgeron qui regarde ailleurs. Regardez-le. Et regardez le symboliqueserpent qui avance, tantôt rampant, se traînant, tantôt, symbolique, trottant dans la poussière, prêt à mordre, se préparant, prompt à la morsure, tandis que Mata s’amuse toujours avec le bœuf et que Betty est accaparée par la surveillance des moniteurs. Regardez comme elle est absorbée. Et regardez l’oiseau Branleau qui entrouvre son bec (« pprr » … « pprr ») comme s’il allait parler. Regardez-le. Et regardez Betty qui le lui ferme, avec bravoure, avant de se replonger frénétiquement dans sa mission d’inspection des signaux de Pijg, le Géant. Regardez vers Domsaar. Et regardez les hanches de Mata frôler la peau agitée du bœuf, ses mains caresser son dos luisant. Regardez-la et regardez le non châtré qui souffle bruyamment et la regarde avec ses yeux de bœuf, cependant qu’elle, magnifiquement («  tout doux, ché, tout doux  ») poursuit ses caresses. Regardez-les. Et regardez l’oiseau Branleau qui entrouvre à nouveau son bec et Betty à nouveau qui va le lui fermer, qui le lui ferme. Regardez. Et regardez l’hideux au dos rougeâtre symboliqueserpent qui s'est encore approché, qui se rapproche, tandis que le Forgeron continue de regarder ailleurs

et que Mata, allongée sous le bœuf, à l’ombre du non châtré, magnifiquement le caresse (« N’aie pas honte, ché, n’aie pas honte  ») – distraite – mais non moins concentrée sur le plaisir qu'elle se donne et qu'elle donne au bœuf : regardez-les. Et regardez Betty, la brave – qui, visiblement, ne regardait pas le symboliqueserpent – le surprendre à présent, juste à temps pour l'agripper de ses minuscules quoiqu’invincibles mains, avec lesquelles elle lui tenaille et lui triture la tête. Regardez. Regardez-les.

L'épaisse et noire chevelure de Mata (de retour sur le siège de cocher) La longue et blonde chevelure de Betty, la brave : regardez-les, et regardez le chapeau à large bord relevé de gaucho qui couvre la tête de Pijg gisant : éléments de protection, d’une certaine protection, contre le soleil enragé de Domsaar

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dont est privée la calvitie suppurante du Forgeron.

Regardez-le, le Forgeron  : regardez-le regarder avec envie (comment pourrait-il en être autrement) ces chevelures. Et le chapeau de gaucho de Pijg et la capeline blanche de Mata et le béret chamarré de Betty. Il les regarde du coin de l’œil 7

comme il ne cesse, du coin de l’œil, de regarder l'oiseau Branleau posé là  : sur cette partie du front de Pijg que le large bord relevé du chapeau de gaucho laisse à découvert : l'oiseau

Branleau, oiseau aux habitudes et aux attributs fort peu connus, fort peu étudiés, excepté l’attribut, l'habitude de déprimer, là, sur la tête où il se pose, que ce soit au sommet du crâne ou sur le front (comme c'est le cas pour Pijg) Oiseau étrange, polyglotte, oiseau potentiellement pentecôtiste, quoique supposément muet, encore que cette dernière assertion ne saurait être

soutenue de manière catégorique : il lui arrive d'entrouvrir le bec pour émettre un son aphone et douloureux («  pprr  » … « pprr ») qui parfois ressemble à un essai, à une ébauche, à un semblant de parole.

Regardez-le : posé sur le front de Pijg : il entrouvre son bec aphone et reste ainsi : l’air empaillé. Hé ! mais il ne bouge pas.

Beaucoup d’eau passe, a passé et continuera de passer sous les ponts mais pas dans les parages. Regardez comme c’est sec, desséché, abandonné, enseveli sous la poussière blanchâtre. Regardez, et regardez-les faire les statues  : Mata, la méridionale, les bras levés  ; Betty, la brave, en position de combat  ; le Forgeron qui

« Bataraza », mot guarani désignant le chiné blanc-gris-noir-marron d’un plumage de poule et par extension de certains tissus et vêtements. 7

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regarde toujours ailleurs  : immobiles, typiques / archétypiques, telles des statues vivantes, anticipant peut-être leur propre immortalité, aussi détachés du temps (apparemment) que le temps l’est de lui-même ; jusqu’à ce que faiblisse la tempête de poussière jusqu’à ce que le vent cesse leur permettant de secouer la poussière qui pétrifie tout et autorisant Betty à se rendre auprès de Pijg qui, de lui-même, s'est peu à peu pétrifié (d’alvéole en alvéole la pneumonie s’achemine vers la pierre).

Pijg, le Géant, se meurt, il s’en va : regardez-le. Et regardez le bœuf non châtré balayer méticuleusement la poussière de son dos grâce à la mobilité, à l’articulation précise du pompon par quoi se termine sa longue queue. Regardez-le, regardez le pompon pileux :

regardez-le.

Et regardez l’oiseau Branleau : toujours posé sur le front du gisant. Regardez-le : la poussière ne semble pas le préoccuper, ni rien, il est vrai, qui ne soit faire son nid sur le front de Pijg,

— « Malgré tout, malgré tout »…

Regardez Mata, cravache à la main, dressée sur ses cothurnes, fouettant l’air dans le but de disperser les moqueuses

et invisibles libellules chantantes. Regardez-la.

Et regardez le bœuf non châtré, décidé, semble-t-il, à intervenir en faveur de sa Maîtresse, avant d'opter, finalement, pour ne rien faire en ce sens, mais plutôt de concentrer son attention sur l'attente du signal de départ que Mata, précisément, devrait donner.

Regardez le fouet de Mata.

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Regardez la longueur de la lanière et comme elle est large – Ouste ! Du large ! –

cette lanière avec laquelle elle n'a de cesse de cingler l'air – cet air brûlant – de Domsaar, sans parvenir à ses fins.

Regardez le manche en argent ciselé de la cravache de Mata qu’empoignent les deux mains de Mata, transmettant à la lanière la propre fureur de Mata qui échoue sans cesse,

car ces libellules sont invisibles même si on sent leur présence même si / grâce à leurs chansonnettes on sent très bien leur présence.

Regardez comme elle scintille cette cravache sous l’implacable soleil de Domsaar.

Et regardez Mata qui renonce, regardez-la, affalée – là – au pied de la civière, épuisée, se bouchant violemment les oreilles.

Regardez-la.

Regardez vers Domsaar. Regardez la civière : elle aussi attend, avec angoisse et nervosité, que le signal soit donné. Regardez-la : elle a le temps de réfléchir à ses problèmes mécaniques : retouche de ses garde-boue (amélioration de leur aérodynamisme) ; réglage de la traction, corrections sur l'adaptateur d'accélération ; remplacement éventuel des roues à billes par des pneumatiques. Regardez-la. Cependant, en dehors de la question

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mécanique, il y a un autre problème, celui de l’aventure, qui occupe ses pensées et à ce sujet elle pense ou, plutôt, elle suppose que, dans le cas présent, l’aventure d’une civière délabrée transportant sans destination déclarée un agonisant tel que Pijg à travers un désert comme celui de Domsaar, a quelque chose de monstrueux (comme une condamnation ?) Regardez-la : elle frissonne, monstrueuse.

Regardez Mata perchée sur le siège de cocher, à deux doigts de donner le signal.

Regardez-la, elle qui a tant. Regardez-la, elle qui a tant aimé Pijg, à présent elle l’aime aussi, quoique mort une bonne fois pour toutes. Elle est prête à affronter tous les soupçons, elle est prête à. Regardez-la. Et regardez le bœuf non châtré. Regardez Betty, la brave, regardez, parmi ces créatures, celle qui est peut-être la plus perturbée, la civière (à moins que ce ne soit Mata elle-même) guettant le signal du départ. Ceux-là de soupçonner Mata et Mata de soupçonner que, malgré tout, elle n’a jamais cessé d’aimer Pijg. Regardez-la perchée sur le siège de cocher. Et regardez cette grimace douloureuse qui lui contorsionne les lèvres. Il suffit de regarder : regardez.

Regardez cette lampe de feu

suspendue à l’azur de Domsaar

le soleil maudit de Domsaar, celui qui se fie et se défie de lui-même mais continue de brûler, celui qui a brûlé les parages et les a privés d’eau, celui qui les a abandonnés à leur sort (à leur mort), celui qui les a livrés peu à peu à la poussière. De quelle vérité sont-ils faits pour résister à ça, Mata, la méridionale  ; Betty, la brave  ; Pijg gisant  ; le Forgeron qui regarde toujours ailleurs ; le bœuf non châtré ; cet oiseau Branleau qui entrouvre de temps en temps son bec aphone ; la civière roulante elle-même ; les roulements ? De quelle vérité ? Regardez-les :

— De la vérité de la folie car ce qui n'est pas fou

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Regardez le bœuf : il attend avec impatience, dans l'angoisse et la confusion, méditant-ruminant comme un bœuf :

« quand ma Maîtresse sortira sa langue-flèche ce sera là le signal la langue sera quand ma Maîtresse sortira son signal-flèche ce sera là le signal quand sa flèche-langue elle sortira quand ? »

Regardez, regardez-le le bœuf

attendant le signal de sa Maîtresse tandis qu'avec la même impatience il chasse les mouches en remuant sa longue queue terminée par un pompon bien articulé. Regardez Mata : dans sa bouche-carquois elle ne cesse d'aiguiser sa langue-flèche, langue qui a toujours indiqué le Sud (ce n'est pas pour rien qu’on surnomme Mata la méridionale). Regardez le bœuf qui regarde sa Maîtresse avec ses yeux énormes et doux espérant que celle-ci lui tire enfin la langue.

Regardez Betty, la brave,

aux côtés de Pijg gisant qu’elle ne quitte plus. La fréquence de ses caresses n'a pas faibli un seul instant, alors qu'elle continue de surveiller la danse des signes de Pijg sur les moniteurs. Regardez-la, toute à sa tâche, aussi ferme de caractère que de chair, ajustant et réajustant le chapeau de gaucho à mesure que l'oiseau Branleau le déplace.

Regardez-la aussi menue

que merveilleuse d’humanité à son poste au pied, à

côté de l'im-

probable civière

à son chevet disputant la partie contre la Reine Noire et guettant, comme la civière, comme le bœuf, le signal de départ que doit donner Mata si toutefois elle parvient à le donner un jour. Regardez Betty, la brave. Et regardez la Reine Noire qui se retire à nouveau bien que sa position cette fois soit plus avantageuse que celle de Betty.

Regardez les mouches, les mouches

de Domsaar, pénétrées par le soleil de Domsaar, engrossées par le soleil de Domsaar, alliées au soleil de Domsaar,

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Revue Catastrophes LA HONTE DE LA NATION

sautant et bondissant dans la poussière étrange et étrangèrement froide de Domsaar, virevoltant autour de la tête de Pijg, de la tête du Forgeron qui regarde ailleurs tout en regardant du coin de l’œil, de la tête du bœuf non châtré, mais pas autour de la tête de l'oiseau Branleau avec laquelle elles maintiennent leurs distances. Regardez-les  : attentives, non pas au possible signal de départ, mais (à présent groupées autour de la queue du bœuf) au moment où le non châtré lèvera la queue en signal de bouse imminente, bouse de bœuf à s’en gaver, mets savoureux dont sont privées depuis longtemps (à quand remonte le passage du dernier bœuf à Domsaar  ?) leurs trompes gloutonnes et suceuses (à quand ?). Regardez cette queue : elle se lève, et la bouse éclaboussée fait une tourte en épousant la poussière, et les mouches de Domsaar – regardez-les – s’en font un festin.

Là-bas, au-dessus, du haut du siège de cocher,

Mata, la méridionale – la torve épouse de Pijg, celle à l’entre-deux-yeux féroce – regardez-la  : elle répète un discours d’adieux équivoque en hommage à Pijg, déclamant sur un ton ronflant et d’une voix retentissante :

– Époux bien-aimé, mon maître, mon tout ; Pijg, chéri, mon noble ami ! (Et à voix basse : – Canaille, canaille, canaille).

Regardez-la sur le siège avec sa capeline blanche, sa toge noire et ses cothurnes rouges, tenant d’une main la cravache en argent et de l’autre, la droite, pointant

alternativement Pijg et l’azur. Et regardez le bœuf non châtré croire, dans un moment de confusion, que sa Maîtresse est en train de donner le signal de départ, alors que, si elle doit le faire un jour, ce sera avec sa langue-flèche, lorsque celle-ci sera tirée de sa bouche-carquois, comme il le sait mieux que personne. Regardez-le : il a fait un pas en avant. Et regardez sa Maîtresse, et son entre-deux-yeux féroce, qui le regarde, prête à lui faire sentir la cravache dans sa chair. Et regardez le bœuf  : il fait un pas en arrière ; un pas en arrière qui représente la soustraction exacte du pas qu’il vient de faire en avant. Regardez-le. Et regardez les mouches de Domsaar, au bord de l’indigestion et du chemin abandonné éructant joyeusement d’une façon horripilante une fois le festin consommé. Regardez-les et regardez vers Betty, la brave, qui les regarde en leur montrant un poing menaçant.

Regardez. Tourbillons de poussière, de poussière de Domsaar : ils ne cessent de tourner (cônes inversés) telles des toupies qui tournent et qui tournent jusqu’à ne plus tourner

et se dissipent, enfin.

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Regardez, regardez Mata, là-haut, toujours perchée sur le siège de cocher, ne sachant pas si tirer ou non la langue, occasion dont profitent les invisibles libellules chantantes pour la cerner de leurs voix : voix, complaintes, adressées à Pijg, le Géant, son gisant époux (mais aussi à elle, afin de provoquer son courroux).

« Où que tu veuilles aller nous continuerons d’être à toi, à toi, nous continuerons de t’appartenir, nous sommes tes petites amours tes petites amours tes petites amours. »

C’est alors qu’on entend Mata pousser un hurlement du haut de son siège, dressée sur ses rouges cothurnes, cravache à la main, levant les yeux vers l’azur et les gardant ouverts, ouverts comme si elle les offrait au Feu du soleil brûlant : cri déchiré et déchirant qui résonne dans ces parages creux-poussiéreux c’est alors dans ces parages qui existent dans la mesure où il n’existent pas et qui sont dans la mesure où il ne sont pas,

c’est alors qu’on entend de sa bouche cette annonce de la résignation, de la fatigue, transformée cependant en imprécation, en furie démentielle un cri – c’est alors – de créature infernale, de créature privée d’espérance, c’est alors qu’on entend une fois de plus : — La sua passion predominante eranno le giovine principiante !

Regardez-la dans sa haine pour Pijg et dans son amour pour Pijg, se tordre en tous sens, dignement : riant aux éclats.

Regardez le Forgeron

qui regarde toujours ailleurs

mais ne cesse de regarder du coin de l’œil. À l’instant même. Il est en train de regarder du coin de l’œil depuis la porte de sa Maison, dominant toute la scène. Regardez le Forgeron, l’unique habitant de Domsaar, dépeuplée.

Regardez-le, il est là : avec son épais tablier de cuir noir (imitation skaï) avec sa masse en fer forgé (imitation ferraille) avec son anneau en or (imitation faux or).

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Regardez sa calvitie rougie incandescente

à peine sortie, dirait-on, du four cyclopéen, soleil de Domsaar (imitation braise de forge). Regardez-le regarder Pijg gisant, et Mata, et Betty, la brave, et l’oiseau Branleau, et l’improbable civière, et le bœuf non châtré, et même le pompon en crin naturel (imitation poil en plastique) par quoi se termine sa

longue longue queue.

Aussi menue que merveilleuse d’humanité :

c’est Betty, la brave : regardez-la

sous le soleil implacable de Domsaar  : peau hâlée, chair affermie, par le travail et les sacrifices. Regardez-la inséparable de Pijg, contrôlant à tout instant, attentivement et avec un soin extrême,

la danse des signes

vitaux (quoique agoniques)

de Pijg sur les moniteurs.

Regardez ces danseurs :

ils faiblissent ils perdent pied

et hésitent à continuer (la danse). Regardez-les incliner languissamment le cou en se donnant la main (comme s’ils étaient sur le point de lâcher) dans un ultime effort pour continuer à danser tels des signes qui célébreraient la vie face à l’assaut de l’agonie et de la mort.

Regardez Betty, la brave :

elle caresse frôle à peine

du bout des doigts la peau de Pijg

cette zone non couverte par le drap

de la pneumonie ; doigts

qui en le caressant tournent velours

et très très très

doucement lui insufflent

bonté, tendresse, affection.

Regardez Betty qui à présent se penche encore un peu plus sur Pijg pour lui donner un petit baiser d’énergie (un, puis cent autres et encore cinq cents). Et regardez les signes qui

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se reprennent, et regardez Betty :

elle rayonne.

Regardez l’œil de Pijg, l’œil droit de Pijg  : il s’entrouvre, il s’ouvre, il est ouvert. Regardez-le, à ce qu’il semble, (nous continuerons d’être à toi / à toi, à toi / et ce malgré tout / malgré tout) il peut les voir, il les reconnaît  : avec la joie de la cornée, de l’iris, de la pupille. Avec la joie de quand il jouait avec elles dans la forêt des Ombus. L’instant d’après l’œil s’est refermé, mais derrière la paupière on le devine agité, remuant, comme pressé de relever le rideau pour revenir en scène. Regardez-le : à nouveau ouvert, attentif a la sua passion predominante – les épiant – – les aimant – porté, pendant un instant, par leur contemplation pour, aussitôt, coupable et larmoyant, se refermer tristement.

Regardez vers le coin de la maison du Forgeron. Regardez la Maison du Forgeron avec ses briques dangereuses (certaines plus dangereuses que d'autres). Briques décolorées, égarées, anarchiques, suicidaires. Briques auxquelles manque le mortier. Regardez-les  : prêtes à s'effronder, tandis que le Forgeron regarde ailleurs. Regardez ce petit reste de mortier (résidu d'autres époques) jointant de façon précaire ces briques qui, cependant, se moquent de lui, le méprisent.

Regardez l'oiseau Branleau niché sur le front de Pijg, absolument dominateur – rara avis – posé là comme sur un trône, son trône : Prrr ! Prr ! Et regardez Betty, la brave, qui au moyen de coups vigoureux distribués avec son béret chamarré

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tente de le chasser ; et comment loin d’abandonner sa place d'honneur l'oiseau Branleau demeure impassible : Prr ! Prr ! Regardez-le et regardez la longue et blonde chevelure de Betty qui se hérisse – indignée – – courroucée – ce qui ne provoque pas davantage de réaction chez l'oiseau Branleau qui reste posé – rara avis – sur le front de Pijg : Prr ! Prr ! Et regardez maintenant Mata qui se tord de rire,

se réjouissant, retorse, de la tentative malheureuse de Betty, la brave, (Ah, ah, ah ! toi l’ignorante petite merde sale pute) faisant logiquement réagir Betty qui se dirige alors vers Mata, se hisse sur le siège, grimpe, l’agrippe : corps à corps, lutte, chute au sol, roulé-boulé dans la poussière. Regardez-les debout maintenant nez à nez face à face crachant l’une sur l’autre. Regardez ce duel de crachats entre Mata

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– l’Aristocrate – et Betty, la brave, – l’Ouvrière Sublime : regardez, il suffit de regarder : regardez-les et regardez le Forgeron qui vient à leur rencontre et qui, soudain, tourne de l'œil à cause de son cou : regardez-le là-bas de dos dans la poussière, sans connaissance et regardez-le à présent qu’il est revenu à lui de ce soudain évanouissement, le cou guéri, la calvitie aussi, à présent qu’il peut bouger la tête

des deux côtés à présent que ne suinte plus sa calvitie, regardez-le arrivant jusqu’à elles s’interposer avec courage, séparer les deux guerrières, apaiser les esprits, parvenant à faire cesser les crachats parvenant à faire remonter Mata sur le siège de cocher, parvenant à renvoyer Betty à ses moni- teurs : regardez-le, c’est le moment où il s’apprête à repartir

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vers sa Maison et c’est aussi le moment où sa Maison s’effondre : regardez-le regarder en direction de la misérable civière, hésitant un instant pour, aussitôt, se décider à les accompagner (les deux guerrières) comme si l’y entraînait une foi nouvelle.

Regardez. Regardez-les : Mata sur le siège de cocher, Betty, la brave, à l’autre bout (observant comme toujours les moniteurs) et le Forgeron engendré dans sa foi nouvelle – à égale distance entre les deux – qui se charge à présent de la réserve d’eau (un baril attaché par des lanières sur un des côtés de la civière roulante). Regardez le bœuf non châtré. Regardez Pijg l’émasculé. Regardez l’oiseau Branleau posé sur le front de Pijg.

« Parés pour le départ ».

Regardez Domsaar et son soleil figé brûlant à toute heure. Regardez-le et regardez Mata qui se prépare à tirer la langue : sa langue-flèche qu’elle garde dans le carquois de sa bouche, sa langue-flèche qui pointe toujours vers le Sud. Et regardez le bœuf non châtré qui attend avec impatience le signal. Regardez-le et regardez Pijg l’émasculé, somnolant dans son coma. Regardez-le et regardez le Forgeron qui surveille de près la réserve d’eau. Regardez-le et regardez Betty, la brave, qui caresse la tête de Pijg. Regardez-les.

« Parés pour le départ, parés pour le départ ».

Regardez Mata tirer, décocher sa langue-flèche (plein Sud, bordel !) Regardez-la, sur le siège de cocher, Mata de tout en haut, menacer d’un coup de trique le bœuf non châtré qui s'ébranle et regardez l’improbable civière (plus improbable que jamais) commencer à rouler, quoiqu’à grand-peine et par à-coups.

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Regardez les roulements à billes agiles, intelligents, s'enliser dans la poussière, puis – venant à bout de ces premières épreuves – finir par trouver intelligemment le moyen de rouler dans la poussière. Regardez-les et regardez Betty, la brave, et le Forgeron à la foi nouvelle entreprendre (à pied) l’impossible voyage. Regardez-les. Il suffit de regarder. Il suffit de.

« Où que tu veuilles aller nous te considérerons des nôtres, notre enjôleur, où que tu veuilles aller nous te suivrons, nous sommes à toi à toi à toi et toi tu es à nous à nous à nous. »

Et peu à peu Domsaar reste en arrière et, en avant.

« Où que tu veuilles aller où que tu veuilles aller. »

Regardez le chemin effacé abandonné. Regardez ces sillons abandonnés ces pâturages abandonnés et ces rails et ces gares abandonnées. Regardez les labours abandonnés les enclos abandonnés les barrières abandonnées. Regardez ces barbelés abandonnés ces entrepôts abandonnés, ces poteaux humains : hommes morts enterrés jusqu’à la ceinture

poteaux INRIcateurs

de mise à mort au supplice.

Beaucoup d’eau continue et continuera de passer sous les ponts mais plus dans ces parages que Dieu seul sait, Dieu seul

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le sait. Regardez  : pas un tyran quiquivi, pas un bruant chingolo, pas un cardinal, pas une calandre, pas une pie, pas un pic de nutall, pas un martin-pêcheur, pas une chouette, pas une linotte, pas un colibri, pas un chardonneret, pas un vanneau téro, pas un kamichi, pas une perdrix, pas une hirondelle, pas un pigeon, pas une tourterelle, pas un tarin à tête noire, pas un moineau ni, bien sûr, aucun faisan, aucun paon, encore moins un prétendu pluvier  : uniquement l’oiseau Branleau  : regardez-les.

Regardez-les  : Mata, Betty et le Forgeron qui avancent en ligne droite et, çà et là, en zigzag, consultant à chaque instant les roulements intelligents qui leur fournissent assistance, conseils et sages recommandations  : «  tout droit maintenant  » «  à présent en zigzag  » bien que sur la destination du voyage ils en sachent autant que Betty et le Forgeron, c’est-à-dire, rien, autant que Mata en sait quelque chose c’est-à-dire peut-être.

« Maintenant tout droit »

« À présent en zigzag » Regardez Pijg : regardez sa caboche qui brinquebale et, posé sur son front, l’oiseau Branleau qui / entrouvre son bec aphone par où s’échappe à présent la / parole de Pijg (la tentative de parole de Pijg) :

— Ay… / ez… / pi… / ti… / é… / de… / moi… / Je… / su… / is… / cou… / pa… / ble… jus… / qu’au… / dernier re… pli… / de mon… / ê… / tre… / je… / re… / ssens… / l’immense… / dé… / sir… / d’être… / un ath… / lète… / j’en… / tends… / les… trom… / pettes… / so… / nores… / du… né… / ant… mar… / cher… / sur… / les eaux… la ré… / a… / li… / té… est… un… dé… / li… / re… in… / tra… / duisi… / ble… / seu… / le… / ment… / es… / pé… / rer… / une… éter… / nelle… / dé… / tresse… Si je… me sui… / ci… dais… Pour… / quoi… / ne… pas… / en… / fi… / nir… / pour… de… /

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bon ?… Tour… / ner… éter… / nelle… / ment… / les… yeux… / fer… / més… / ex… / po… / sé… / à… n’im… / por… / te… / quel… / re… / gard… / di… / rect…

Là, regardez-les, ils se sont arrêtés maintenant, exténués, au milieu de ces parages abandonnés. Regardez Betty, la brave, administrant du râpé à Pijg. Regardez le Forgeron à la foi nouvelle, qui se maintient à égale distance de Mata et Betty. Regardez-le à côté du baril contenant le précieux liquide dont il a la charge. Regardez quand le Forgeron, sans frapper, ni s’annoncer au préalable, soulève le couvercle, produisant une impression si profonde sur le précieux liquide que de précieux il se transmute en précieuse, en précieuse fuyant épouvantée 8les paluches du Forgeron, violentes violeuses, qui la cherchent, la pourchassent, aveugles et brutales à l’intérieur du tonneau transmuté (transmuté quant à lui en temple) où la novice, livrée à ses prières, va être livrée à présent à la soif du profanateur. Regardez le Forgeron qui lui introduit ses paluches

devenues coupe qu’il porte à ses lèvres la goûte la déguste avant d’en offrir de petites gorgées à Mata, à Betty et même au bœuf. Pas à l’oiseau Branleau. Ni à Pijg, qui, lui, boit au cathéter par perfusion intraveineuse.

« Tout droit maintenant » « À présent en zigzag »

Regardez Mata (sur le siège). Regardez Betty et le Forgeron, à pied, qui avancent dans la poussière froide, malgré tout, avec pour seule pensée d’avancer un centimètre de plus un millimètre de plus. Et regardez ces roues qui s’enfoncent dans la poussière, qui se coincent et parviennent à surmonter intelligemment – un centimètre de plus – – un millimètre de plus –

Le passage qui suit est un clin d’œil au poème de Federico Garcia Lorca « Précieuse et le vent ».8

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l’écueil puis roulent un demi kilomètre de plus un kilomètre de plus.

Regardez ces croisements de routes abandonnés,

ces lits d’eau abandonnés, ces ponts abandonnés, ces

puits abandonnés.

Regardez ces poteaux INRIcateurs abandonnés.

Regardez ces mirages abandonnés

……………

« Tout droit maintenant » « À présent en zigzag »

« — Malgré tout nous t’appelons notre Pijg malgré tout malgré tout nous t’appelons notre ami notre séducteur notre enjôleur notre

petit amour et nous sommes à toi à toi à toi malgré tout malgré tout. »

Regardez vers Domsaar. Et regardez Pijg, le Géant, (qui agonise, qui se meurt et ne se meurt pas) et posé sur son front l’oiseau Branleau qui entrouvre son bec aphone par où s’échappe la parole de Pijg, la tentative de / parole de Pijg :

— Edi… / fier… / quel… / que… / chose… / de… / très… / grand… qui… / m’ai… / de… / rait… / à… / tout… / ou… / bli… / er… Dé… / ses… / pé… / ran… / ce / ab… / so… / lue… Vi… / de… / co… / mme… u… / ne… / co… / quille…

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d’escar… / got sur la pla… / ge… qui a… / ttend… qu’on l’é… / cra… / se… …………………… …………………… …………………… « Maintenant tout droit à présent en zigzag » …………………… …………………… …………………… « Maintenant tout droit à présent en zigzag » …………………… …………………… ……………………

édition originale : « Mirad hacia Domsaar » (Buenos Aires : Paradiso ediciones, 2003) Illustration de couverture : Christophe Macquet

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