raisons et déraisons de la zootechnie

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Raisons et déraisons de la zootechnie Jocelyne Porcher Cf. Cochons d'or. L'industrie porcine en questions. Editions Quae 2010 La zootechnie est construite en France à partir du milieu du XIXème siècle comme une science appliquée au service d’un projet dont la rationalité affichée est essentiellement économique. L’agriculture et l’élevage, sous l’influence notamment des agronomes et des éleveurs anglais, ont connu depuis le XVIIIème siècle des évolutions importantes (sélection et reproduction des animaux, alimentation, soins vétérinaires) qui n’ont néanmoins pas provoqué entre les hommes et les animaux et entre les hommes et la nature la rupture que va représenter l’objectif d’industrialisation de l’élevage porté par la zootechnie. En France, l’école des physiocrates (François Quesnay, 1694-1771), si elle prépare le terrain aux zootechniciens du point de vue de la primauté de la rationalité économique en agriculture, témoigne de la force des représentations de la ruralité contre l’industrie. A la même époque se développe la médecine vétérinaire et son enseignement -l’école vétérinaire de Lyon est fondée en 1763- très orientée sur les soins aux chevaux, notamment sur la formation de maréchaux- ferrants (Bourgelat). La création en 1826 d’une école d’agriculture à Grignon contribue à des dissensions entre vétérinaires et agronomes (économie rurale) qui orienteront les contenus de la zootechnie. L’influence de la zootechnie, constituée comme science de l’exploitation des machines animales, devient rapidement prépondérante et s’inscrit, contre l’empirisme des paysans et pour le progrès des sciences et de l’homme, dans une représentation moderne, rationnelle, réaliste, du monde et des rapports entre l’homme et la nature. Keith Thomas dans ‘Dans le jardin de la nature’, publié en anglais en 1983, a mis en évidence l’évolution contradictoire durable en Angleterre des sensibilités envers la nature et envers les animaux durant cette période qui a précédé ou accompagné l’industrialisation. Au XVIIème siècle, écrit-il, il existe encore une grande proximité entre les paysans et leurs bêtes : « Comme ces animaux vivaient si proches des hommes, ceux-ci les considéraient souvent comme des individus, en particulier du fait que les troupeaux étaient en général peu importants, selon nos normes actuelles. Les bergers connaissaient les têtes de leurs moutons aussi bien que celles de leurs voisins et certains agriculteurs pouvaient suivre le bétail volé à la trace en distinguant l’empreinte de leurs sabots. D’ordinaire les moutons et les cochons n’ont pas de nom propre mais les vaches en portent toujours ; ce ne sont pas des noms d’hommes car il faut garder les distances mais des noms de fleurs ou des épithètes descriptives qui évoquent souvent une attitude affectueuse (…) Il est donc parfaitement vrai, comme le dit avec mépris un observateur du XVIIème siècle que ‘les paysans et les pauvres gens font très peu de différences entre eux-mêmes et leurs bêtes’. Ils vont avec elles aux champs le matin, s’échinent avec elles toute la journée et rentrent avec elles le soir à la maison. Leur langage même exprime un sentiment d’affinité entre eux et leurs animaux, car bien des termes descriptifs s’appliquent également aux uns et aux autres. Les enfants sont des kids (chevreaux), cubs (chiots) ou urchins (hérissons) ; un petit apprenti est un colt (poulain) ; et on utilise indifféremment le même terme pour un enfant chétif ou pour le petit dernier d’une portée. On dit d’une femme qui attend un enfant qu’elle ‘s’est posée sur le nid’. Son mari va s’adresser à elle avec affection en l’appelant duck (canard) ou hen (poule) avec moins d’affection en l’appelant ‘vache’, ‘pie grièche’,, ‘chienne’ ou ‘renarde’. Quand elle devient vieille, elle devient une crone, c’est-à-dire une brebis qui a perdu ses dents.(…) Cette utilisation continuelle d’analogies et de métaphores animales qui fait la langue de tous les jours renforce le sentiment qu’hommes et bêtes habitent le même univers moral et qu’on peut appliquer aux uns et aux autres, de manière interchangeable, les mêmes épithètes. Bien sûr, on utilise encore aujourd’hui ce genre d’analogies, mais il leur manque l’immédiateté que transmettait, au début de l’époque moderne, une proximité véritable de la vie animale 1 ». 1 Keith Thomas, 1985, Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800). NRF. Gallimard, p125 et suiv. Jocelyne Porcher 1

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de Jocelyne Porcher in Cochons d'or. L'industrie porcine en questions. Editions Quae 2010

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Page 1: Raisons et déraisons de la zootechnie

Raisons et déraisons de la zootechnie

Jocelyne Porcher

Cf. Cochons d'or. L'industrie porcine en questions. Editions Quae 2010

La zootechnie est construite en France à partir du milieu du XIXème siècle comme une science appliquée au service d’un projet dont la rationalité affichée est essentiellement économique. L’agriculture et l’élevage, sous l’influence notamment des agronomes et des éleveurs anglais, ont connu depuis le XVIIIème siècle des évolutions importantes (sélection et reproduction des animaux, alimentation, soins vétérinaires) qui n’ont néanmoins pas provoqué entre les hommes et les animaux et entre les hommes et la nature la rupture que va représenter l’objectif d’industrialisation de l’élevage porté par la zootechnie. En France, l’école des physiocrates (François Quesnay, 1694-1771), si elle prépare le terrain aux zootechniciens du point de vue de la primauté de la rationalité économique en agriculture, témoigne de la force des représentations de la ruralité contre l’industrie. A la même époque se développe la médecine vétérinaire et son enseignement -l’école vétérinaire de Lyon est fondée en 1763- très orientée sur les soins aux chevaux, notamment sur la formation de maréchaux-ferrants (Bourgelat). La création en 1826 d’une école d’agriculture à Grignon contribue à des dissensions entre vétérinaires et agronomes (économie rurale) qui orienteront les contenus de la zootechnie. L’influence de la zootechnie, constituée comme science de l’exploitation des machines animales, devient rapidement prépondérante et s’inscrit, contre l’empirisme des paysans et pour le progrès des sciences et de l’homme, dans une représentation moderne, rationnelle, réaliste, du monde et des rapports entre l’homme et la nature.

Keith Thomas dans ‘Dans le jardin de la nature’, publié en anglais en 1983, a mis en évidence l’évolution contradictoire durable en Angleterre des sensibilités envers la nature et envers les animaux durant cette période qui a précédé ou accompagné l’industrialisation. Au XVIIème siècle, écrit-il, il existe encore une grande proximité entre les paysans et leurs bêtes : « Comme ces animaux vivaient si proches des hommes, ceux-ci les considéraient souvent comme des individus, en particulier du fait que les troupeaux étaient en général peu importants, selon nos normes actuelles. Les bergers connaissaient les têtes de leurs moutons aussi bien que celles de leurs voisins et certains agriculteurs pouvaient suivre le bétail volé à la trace en distinguant l’empreinte de leurs sabots. D’ordinaire les moutons et les cochons n’ont pas de nom propre mais les vaches en portent toujours ; ce ne sont pas des noms d’hommes car il faut garder les distances mais des noms de fleurs ou des épithètes descriptives qui évoquent souvent une attitude affectueuse (…) Il est donc parfaitement vrai, comme le dit avec mépris un observateur du XVIIème siècle que ‘les paysans et les pauvres gens font très peu de différences entre eux-mêmes et leurs bêtes’. Ils vont avec elles aux champs le matin, s’échinent avec elles toute la journée et rentrent avec elles le soir à la maison. Leur langage même exprime un sentiment d’affinité entre eux et leurs animaux, car bien des termes descriptifs s’appliquent également aux uns et aux autres. Les enfants sont des kids (chevreaux), cubs (chiots) ou urchins (hérissons) ; un petit apprenti est un colt (poulain) ; et on utilise indifféremment le même terme pour un enfant chétif ou pour le petit dernier d’une portée. On dit d’une femme qui attend un enfant qu’elle ‘s’est posée sur le nid’. Son mari va s’adresser à elle avec affection en l’appelant duck (canard) ou hen (poule) avec moins d’affection en l’appelant ‘vache’, ‘pie grièche’,, ‘chienne’ ou ‘renarde’. Quand elle devient vieille, elle devient une crone, c’est-à-dire une brebis qui a perdu ses dents.(…) Cette utilisation continuelle d’analogies et de métaphores animales qui fait la langue de tous les jours renforce le sentiment qu’hommes et bêtes habitent le même univers moral et qu’on peut appliquer aux uns et aux autres, de manière interchangeable, les mêmes épithètes. Bien sûr, on utilise encore aujourd’hui ce genre d’analogies, mais il leur manque l’immédiateté que transmettait, au début de l’époque moderne, une proximité véritable de la vie animale1 ».

1 Keith Thomas, 1985, Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800). NRF. Gallimard, p125 et suiv.

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Mais dès cette époque et plus nettement encore à partir du XVIIIème siècle, les représentations anthropocentrées de l’homme, des animaux et de la nature héritées du christianisme, et qui légitiment que les animaux soient appropriés à volonté par les hommes, coexistent avec le sentiment que les animaux, voire la nature dans son ensemble, pourraient exister pour eux-mêmes, en dehors des intérêts humains. Cette représentation est toutefois en conflit avec l’évolution des rapports concrets à la nature et aux animaux car elle se développe en même temps que s’accentue le pouvoir réel et la violence collective des hommes sur les animaux domestiques. L’exploitation des animaux, conçue en tant que système, est corollaire du développement d’une sensibilité nouvelle à l’égard des bêtes (développement des animaux familiers, par exemple). « C’est ainsi, écrit Keith Thomas, que les sensibilités nouvelles et les bases matérielles de la vie humaine se sont de plus en plus opposées. Un mélange de compromis et de dissimulation a permis jusqu’ici de n’avoir pas à résoudre complètement ce conflit. Mais on ne peut pas toujours user de faux-fuyants, et il est bien certain que cette question se reposera. Cette question forme l’une des contradictions sur lesquelles on peut dire que repose la civilisation moderne 2 ». C’est cette contradiction, ce conflit entre sensibilité et organisation du travail, que l’on peut discerner dans les contenus même de la zootechnie qui naît en même temps qu’est créée la SPA et votée la loi Grammont ; « mouvement bourgeois destiné à civiliser les classes inférieures », comme l’écrit Keith Thomas à propos du mouvement de protection animale anglais.

Je voudrais mettre ici l’accent sur l’ambiguïté qui existe dans le credo de la zootechnie -car il s’agit bien d’un credo -quelque chose à quoi il faut croire-, quant à la construction du statut de l’animal et aux représentations du travail avec les animaux. Cette ambiguïté manifeste en effet sa permanence et son extension dans la problématique actuelle du ‘bien-être animal’ et dans le traitement scientifique et réglementaire de cette question. Car ce qui est construit à l’origine comme une théorie du vivant-machine, pour coller aux procédures et aux objectifs du travail, s’appuie en fait sur la prise en compte de la puissance du vivant-vivant dans le travail réel ; dans le travail réel, l’animal est convoqué comme un être vivant, et plus que cela même, intelligent, et l’existence de la relation entre hommes et animaux est en fait reconnue par le biais des résultats et des performances. Aujourd’hui, par exacerbation de la théorie zootechnique et des procédures du travail, l’animal est construit comme non-vivant, chose ou machine, et la relation entre hommes et animaux est radicalement niée en même temps que les rationalités non-économiques du travail. La recherche sur le « bien-être animal », loin de se porter contre cette évolution, prend acte de cette réification et participe à un processus de désincarnation du vivant au saint nom de la compétitivité.

Dans un premier temps, je vais commencer par revenir sur la théorie zootechnique des origines à partir notamment du traité de zootechnie d’André Sanson (1826-1902) qui était vétérinaire et qui fût professeur de zootechnie à l’Ecole d’Agriculture de Grignon puis à l’Institut National Agronomique de Paris en 1877, à peu près dès son ouverture. Le traité d’André Sanson est important car il pose, à la suite d’Etienne-Pierre De Gasparin (qui fût directeur de l’Institut National Agronomique de Versailles en 1848 à 1862) et surtout d’Emile Baudement (à qui fût confiée la première chaire de Zootechnie de 1849 à 1862) les bases théoriques de la science zootechnique. Je m’appuierai également sur le Traité de Zootechnie de Paul Dechambre (1868-1935), qui était également vétérinaire et qui fût professeur de zootechnie à l’Ecole Nationale d’Agriculture de Grignon. J’insisterai dans cette partie sur les postulats avancés et sur les contradictions que contiennent ces traités du point de vue de la construction théorique de l’animal et du travail avec les animaux ; contradictions qui perdureront dans les travaux de leurs successeurs [Paul Diffloth (1876-1951), Martial Laplaud (1883-1971)] bien que ceux-ci aient été agronomes zootechniciens et non plus vétérinaires zootechniciens. Nous retrouvons aujourd’hui, et de manière exacerbées, ces contradictions chez les chercheurs en charge du « bien-être animal », lesquels sont à mon sens les héritiers des zootechniciens pionniers, bien qu’ils soient le plus souvent biologistes ou comportementalistes et non zootechniciens.

2 Keith Thomas, 1985, Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800). NRF. Gallimard, p 393

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1. Le traité de zootechnie de Sanson (1826-1902), 1907 –tome I, 5ème édition revue et corrigée

Pour André Sanson, « La zootechnie (de zoo animal et techne art industriel) est la technologie des machines animales, ou la science de leur production et de leur exploitation ». Il s’agit d’une science expérimentale qui prétend rompre avec la tradition empirique.

André Sanson, dès les premières pages de son traité, fait une référence appuyée à Emile Baudement qui engageât « solidement la zootechnie dans les voies expérimentales ». Emile Baudement était fils d’un ébéniste parisien et il s’intéressa aux sciences naturelles après avoir fait ses classes de rhétorique et de philosophie. Il fût le premier à occuper la chaire de zootechnie créée à l’INA de Versailles en 1849. André Sanson souligne, et pour la suite, c’est important, qu’Emile Baudement était «absolument étranger aux anciens partis, et, d’ailleurs, tout à fait inexpérimenté dans le maniement des animaux domestiques ». Sanson précise en effet, à la suite de Gasparin, que, contrairement à l’idée des « agronomes les plus éminents, les Thaer, les Mathieu de Dombasle et leur école », l’élevage n’est pas un mal nécessaire (une source de fumier pour l’agriculture) mais une activité potentiellement aussi rentable que la production de végétaux. C’est bien en termes économiques en effet que Gasparin définissait l’agriculture, qu’il séparait d’ailleurs de la zootechnie dont il faisait une science distincte : l’agriculture est « la science qui recherche les moyens d’obtenir les produits des végétaux de la manière la plus parfaite et la plus économique3 ». A l’instar de l’agriculture, la représentation de l’élevage comme ‘production animale’ constitue, et Sanson le souligne, une conception neuve : « c’est la première fois qu’il est question à l’égard du bétail des profits que son exploitation peut donner ». Du point de vue de la science, cette évolution, qui constitue effectivement une sorte de rupture épistémologique, est peut-être rendue plus compréhensible par le fait que Baudement ait été naturaliste plutôt qu’agronome ou vétérinaire et par le fait surtout qu’il ne connaissait pas les animaux domestiques. C’est sur cette méconnaissance pourrait-on dire qu’il fonde les bases théoriques d’une science qu’il ne nomme pas « science de l’élevage » mais « science de l’exploitation des machines animales ». Plus que d’un apport théorique, il s’agit plus largement ici d’un profond changement de représentation du monde vivant, et si Sanson lui-même adhère, presque sans réserves, à cette représentation, il note combien cette évolution théorique a suscité de résistances chez les agronomes.

On remarquera, du point de vue de la science actuelle du « bien-être animal », que les comportementalistes et biologistes en charge de cette problématique ne sont pas eux non plus « expérimentés dans le maniement des animaux domestiques ». La science qu’ils produisent est une science expérimentale, plus détachée encore du réel du travail en élevage qu’elle pouvait l’être pour Baudement.

1. Le statut de l’animal

Le statut de l’animal dans le traité de Sanson est repris à Baudement : « Les animaux domestiques sont des machines, non pas dans l’acception figurée du mot, mais dans son acception la plus rigoureuse, telle que l’admettent la mécanique et l’industrie. Ce sont des machines au même titre que les locomotives de nos chemins de fer, les appareils de nos usines où l’on distille, où l’on fabrique du sucre, de la fécule, où l’on tisse, où l’on moud, où l’on transforme une matière quelconque. Ce sont des machines donnant des services et des produits. Les animaux mangent : ce sont des machines qui consomment, qui brûlent une certaine quantité de combustible d’une certaine nature. Ils se meuvent : ce sont des machines en mouvement obéissant aux lois de la mécanique. Ils donnent du lait, de la viande, de la force : ce sont des machines fournissant un rendement pour une certaine dépense. Ces machines animales sont construites sur un certain plan ; elles sont composées d’éléments déterminés, d’organes, comme le disent ensemble l’anatomie et la mécanique. Toutes leurs parties ont un certain agencement, conservent entre elles certains rapports et fonctionnent en vertu de certaines lois, pour donner un certain travail utile. L’activité de ces machines constitue leur vie propre, que la physiologie résume en quatre grandes fonctions : la nutrition, la reproduction, la sensibilité et la locomotion. Ce fonctionnement, qui caractérise la vie, est aussi la condition de notre exploitation zootechnique, l’occasion de dépenses et de rendements que nous devons balancer de manière à atténuer les prix de revient pour accroître les profits. Mais ces admirables

3 Comte de Gasparin, , Cours d’agriculture. Tome I. Librairie Agricole de la Maison Rustique, p 9

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machines ont été créées par des mains plus puissantes que les nôtres ; nous n’avons pas été appelés à régler les conditions de leur existence et de leur marche et, pour les conduire, les multiplier, les modifier, nous devons les connaître sous peine de les détruire et de laisser prendre dans le jeu fatal de leurs engrenages nos peines, notre temps, nos capitaux. Mieux nous connaissons la construction de ces machines, les lois de leur fonctionnement, leurs exigences et leurs ressources, plus nous pouvons nous engager avec sécurité et avantage dans leur exploitation4 ».

L’importance de la biologie, de la physiologie, du mode de fonctionnement de ces machines animales se retrouve dans la structure du premier tome du traité. Si les chapitres I et II sont respectivement consacrés à « l’objet de la zootechnie » et aux « fonctions économiques des machines animales », les chapitres suivants renvoient à l’anatomie et à la physiologie : appareil de locomotion, appareil de la digestion, de la respiration, de la circulation, appareil urinaire, appareil de l’innervation, appareil des sens, appareil de la génération. Le tome II est consacré à la classification des espèces, à l’hérédité, aux méthodes de reproduction. Deux chapitres sont à orientation plus clairement économiques, le chapitre « Méthodes d’exploitation » et « Méthodes d’encouragement ». Un chapitre particulier est réservé aux méthodes de la « Gymnastique fonctionnelle ».

Cette définition des animaux domestiques met en évidence : 1. Que les animaux domestiques, sont des machines industrielles au plein sens du terme ; elles fournissent un rendement en rapport avec une certaine dépense . Mais ces machines ont été « créés par des mains plus puissantes que les nôtres ». C’est pourquoi leur plan de construction nous échappe en partie et c’est pourquoi nous devons, pour mieux les exploiter, mieux les connaître 2. Que ce sont, en même temps, des êtres vivants : elles mangent, elles se meuvent. Elles répondent aux lois générales de la physiologie. En fait, ce sont des machines qui n’en sont pas, ainsi que l’expriment d’ailleurs certains éleveurs : « un animal c’est pas une machine, c’est une machine à produire mais vivante».

Les animaux domestiques donc pour Sanson sont des machines animales. Mais ils ne le sont pas tous, et s’ils le sont, ce n’est pas par nature, mais par destination : « certains animaux domestiques sont qualifiés de machines animales, précisément à cause de leurs fonctions économiques ; elles les distinguent des autres, vivant comme eux à côté de l’homme, dans sa demeure (domus) par les utilités de plusieurs genres qu’ils produisent ou fournissent5 ». Car, ainsi que Sanson l’écrit : « Nous savons que, dans l’état actuel de la science, les animaux doivent être considérés comme des machines qu’il s’agit de construire et d’alimenter pour en obtenir des transformations utiles, matières premières ou force motrice6 ». C’est cet incertain état de la science zootechnique qu’exprimait précisément Baudement : « Dire que la zootechnie est une science, c’est exprimer un vœu et un besoin plutôt que constater un fait , et, s’il est vrai que la science agricole a presque tout à créer, cela est surtout évident pour la zootechnie7 ».

Paul Dechambre dans son Traité de Zootechnie publié en 1928 (la première édition date de 1900), après avoir admis que les animaux sont vraisemblablement pourvus d’intelligence et de sensibilité, précise que le but du dressage est d’adapter les animaux à leurs fonctions. Le moyen le plus efficace est de rendre l’animal bête. Le dressage fait l’objet d’une section dans le chapitre sur la production du travail consacré à « l’exploitation des moteurs animés ». Cette partie Travail n’existe pas dans le traité de Zootechnie générale de Sanson.

« Par le dressage, l’homme substitue sa volonté à la volonté de l’animal. On a nommé encore le dressage la zooagogie, par analogie avec le terme de pédagogie. Avant de chercher comment l’homme agit sur les facultés des animaux, il faut connaître la nature de ces facultés, se préoccuper de savoir si les animaux sont des brutes sans raisonnement ni intelligence, ou s’il convient de leur reconnaître ces qualités et dans quelle mesure. Descartes a refusé aux animaux toute intelligence ; pour lui, ce ne sont que des machines, des organismes

4 André Sanson, 1907, Traité de Zootechnie. Tome I, p 45 André Sanson, 1907, Traité de zootechnie. Tome I. 5ème édition. Librairie agricole de la Maison Rustique, p 196 André Sanson, 1888 (troisième édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome II, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 330. C’est moi qui souligne7 Emile Baudement, cité par Guy de Charnacé, dans l’avant propos à Les Mérinos. 1868, Librairie d’éducation et d’agriculture. De Charles Delagrave et Cie

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doués d’un instinct, souvent très vif, mais dont les actes ne sont que les conséquences mécaniques et directes des réactions opposées par le milieu. Ces actes sont purement instinctifs ; ils ne sont pas la conséquence d’un raisonnement ; les sensations arrivent aux centres nerveux et y déterminent des réactions, toujours les mêmes, dans des circonstances semblables. Buffon pense aussi que les gestes des animaux sont instinctifs ; leurs facultés cérébrales sont nulles ; ils ne sont même pas doués de mémoire, c’est-à-dire de cette faculté permettant de rattacher dans le temps des faits de même nature ; les impressions qu’ils reçoivent ne laissent, chez eux, aucune trace. Condillac accorde l’intelligence aux animaux. Ceux-ci peuvent raisonner, et à côté d’actes automatiques, instinctifs, ils peuvent en accomplir d’un ordre plus élevé, qui sont commandés par les circonstances actuelles et dont la succession dérive d’un raisonnement parfaitement conduit ; l’impression ressentie est assez durable, assez profonde pour que les centres nerveux en conservent le souvenir. Voilà les animaux pourvus de toutes les facultés qui ont pris dans le cerveau humain leur épanouissement le plus merveilleux. Les philosophes et les physiologistes, les observateurs de notre époque ont abandonné totalement les idées de Descartes et de Buffon et, adoptant les principes de Condillac, reconnaissent que les animaux sont doués à la fois d’instinct et d’intelligence. La première de ces facultés leur facilite la lutte pour l’existence en réduisant à la phase purement réactionnelle tous les phénomènes sensitifs auxquels l’espèce a été exposée pendant de longues générations ; c’est la répétition des mêmes actes qui a rendu ceux-ci automatiques. Leur intelligence est suffisante pour leur permettre de modifier leurs actions lorsque les causes extérieures sont transformées, d’adapter en définitive les réactions aux excitations. L’instinct donne la réponse nécessaire à des excitations toujours identiques ; l’intelligence provoque une réponse variable à des excitations différentes. Le dressage doit avoir pour effet de soumettre cette intelligence et de transformer l’animal en un de ces automates dont parle Descartes, qui n’exécutera d’autres actes que ceux qui lui sont commandés 8 ».

L’incertitude sur le statut et les compétences réelles des animaux et la nécessité de les adapter à leurs fonctions économiques sont clairement mis en évidence par Guy de Charnacé en 1868 et Paul Dechambre en 1928. Pour de Charnacé : « Les principes qui président à l’organisation de la production animale sont, pour l’espèce ovine, ce qu’ils sont pour les autres espèces domestiques ; ils s’appuient sur les mêmes raisons physiologiques et économiques ; ils conduisent à l’application raisonnée de la division du travail ; ils se résument dans la spécialisation des produits, c’est-à-dire des animaux […] Mais s’il est impossible de détruire, comme il serait cependant souhaitable de le faire, industriellement parlant, certaines aptitudes inhérentes à l’animal lui-même, il est en notre pouvoir de rendre prépondérantes sur les autres celles des aptitudes de l’animal que nos intérêts nous commandent d’exploiter. Tel est le véritable sens de la spécialisation zootechnique9 ». C’est pourquoi conclut de Charnacé : « Toute race arrivée à sa perfection est le produit de l’intelligence humaine combinée avec les forces de la nature ; les races perfectionnées naissent des besoins déterminés dans des conditions définies et suivant la loi du progrès. Le véritable nom qu’il faille leur donner est donc celui de races industrielles ; toutes les autres ne sont que les produits incultes de terres incultes, de la pauvreté et de l’ignorance. Nous résumerons donc cette étude en disant avec Baudement : la perfection pour l’organisation de la production zootechnique consiste, comme pour l’organisation de toute production industrielle, dans la division du travail, c’est à dire dans la spécialisation des animaux10 ».

2. Le problème zootechnique

Je voudrais m’arrêter un instant ici sur les objectifs que poursuit Sanson, au moins au début de sa carrière, et qui le différencient de nombre de ses héritiers contemporains. Le credo scientifique et zootechnique qu’il défend s’inscrit dans le droit fil des Lumières. En pensant que le progrès de la science conduit nécessairement à un progrès de la vie morale, Sanson veut servir le progrès social en agriculture, et en cela il est très proche également des servants de la révolution agricole des années 1950. Un livre, « Les missionnaires du progrès agricole », écrit en 1858 -il avait 32 ans- alors qu’il était chef des travaux à l’école impériale vétérinaire de Toulouse, et qui lui a sans doute valu sa révocation de cette école, témoigne de cette orientation. Ces « missionnaires de la science agricole dans les campagnes », pour Sanson, ce devrait être les vétérinaires, formés aussi, ou plutôt d’abord,

8 Paul Dechambre, 1928, Zootechnie générale. 4ème édition. Librairie agricole de la maison rustique. Librairie des sciences agricoles, p 4489 Guy de Charnacé, 1868, Considérations générales sur l’espèce ovine, dans Emile Baudement, 1868, Les mérinos, Librairie d’éducation et d’agriculture. De Charles Delagrave et Cie, pp 37-3810 Guy de Charnacé, 1868, Considérations générales sur l’espèce ovine, dans Emile Baudement, 1868, Les mérinos, Librairie d’éducation et d’agriculture. De Charles Delagrave et Cie, p55

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pour ce faire. Car, note-t-il, ils ne rendent à l’agriculture que de médiocres services alors qu’ils seraient plus utiles d’en faire des hommes « propres à ouvrir les intelligences les plus incultes, enfin de véritables vulgarisateurs de la science11 ». Car, écrit Sanson, « la principale raison qui s’oppose à l’émancipation intellectuelle et morale des classes laborieuses, c’est cette nécessité impérieuse et indiscontinue d’un travail physique exténuant et relativement peu rétribué, qui, à cause du prix toujours trop élevé pour elles des denrées de consommation, leur enlève toute possibilité de consacrer à la culture de leur intelligence les instants nécessaires. Forcés, comme je viens de le dire, pour assurer leur subsistance, d’exécuter sans relâche des travaux dans lesquels leur force corporelle remplit toujours le plus grand, si ce n’est l’unique rôle, les travailleurs ne songent ensuite à employer autrement qu’en plaisirs faciles et souvent dégradants le peu de temps qu’ils dérobent au repos dont ils ne peuvent manquer d’éprouver le besoin. De là la démoralisation nécessaire dont tant d’hommes de loisir se sont plaints, en jetant l’anathème sur les malheureux qui n’en peuvent mais, sans s’enquérir plutôt d’en rechercher la cause pour y trouver un remède efficace. Or ce remède, si souvent demandé à des expédients, si souvent dirigé contre de simples effets, la saine économie indique clairement qu’il ne faut pas l’aller chercher ailleurs que dans les progrès de l’agriculture. C’est en améliorant la production agricole et en rendant, par ce fait, la consommation générale moins coûteuse et plus accessible à tous, que l’on diminuera la nécessité du travail corporel au bénéfice de l’émancipation intellectuelle et morale. C’est que, encore une fois, le progrès agricole est bien évidemment la source la plus féconde et la plus positive du bien-être universel. Sous son influence, l’agriculture, produisant dans des conditions plus avantageuses et à meilleur marché, tout en élevant ses salaires à proportion qu’elle demandera à ses travailleurs moins d’efforts physiques et plus d’efforts intellectuels, deviendra de plus en plus une fonction attrayante au lieu d’un métier abrutissant qu’elle est encore aujourd’hui pour beaucoup […] Progrès matériel donc, d’abord et avant tout ; bien-être universel par l’élévation au rang de consommateurs de tous les producteurs, au moyen du perfectionnement scientifique des procédés de production : voilà le but que doivent se proposer tous les esprits sérieux pour lesquels les mots n’ont de valeur qu’autant qu’ils représentent de choses palpables, et qui repoussent loin d’eux ces élucubrations qui ne sont si sonores que parce qu’elles sont absolument vides. La liberté ne cessera d’être un vain mot qu’à dater du moment où personne ne sera plus esclave de son estomac, en vivant au jour le jour et sans possibilité de réaliser l’épargne productive d’indépendance12 ».

René Dumont en 1946, il était alors conseiller agricole du Commissariat général au Plan, écrit en conclusion de son ouvrage « Le problème agricole français, Esquisse d’un plan d’orientation et d’équipement » : « Nous créerons une organisation qui permette une expansion, un développement rapide, progressif et harmonieux de la production ; où l’homme dirigera l’économie avec la mentalité du consommateur : en regardant les faits économiques sous cet angle, il voudra accroître toutes les productions, diminuer le coût de fabrication. Il se fera le défenseur ardent de l’intérêt de la collectivité. Mais il entre en conflit avec l’intérêt général quand il se place du point de vue du producteur : il tend à réduire son activité, pour accroître son gain :alors les Offices devraient donner voix prépondérante aux représentants des consommateurs et de la collectivité. C’est là que réside la supériorité de tout organisme de producteurs interprofessionnel, donc restrictif. Les paysans pourront exiger une extension de la production industrielle permettant de leur distribuer les moyens de travail modernes et le plus grand confort. En contrepartie ils fourniront une abondance d’aliments, qui ne compromettra plus leur rémunération, au contraire, dans une économie de prix stables13 ».

Le caractère novateur et nécessaire de la manière de considérer les animaux domestiques comme des machines et la primauté des finalités économiques des activités d’élevage est à de nombreuses reprises soulignées par Sanson et « toute contestation sur ce sujet serait absolument vaine. L’opinion est fixée maintenant… (sur ce point) qui est tout à fait essentiel et d’une fécondité indiscutable, il n’y a pas de controverse possible 14 ». Ce refus de la controverse est d’autant plus affiché que cette innovation ne faisait pas l’unanimité ainsi qu’en témoigne Sanson dans l’édition de 1888 : « Une telle façon d’envisager la zootechnie (ceux qui ne sont pas au courant de son histoire auront peine à le croire) ne date que de peu de temps. Nos devanciers et encore quelques uns de nos contemporains, en France et à l’étranger, ne l’ont considérée et ne la considèrent que par son côté exclusivement technique, ne s’occupant que de satisfaire aux conditions d’une certaine esthétique ou de

11 André Sanson, 1858, Les missionnaires du progrès agricole. Librairie de L. Hachette et Cie, p 36612 André Sanson, 1858, Les missionnaires du progrès agricole. Librairie de L. Hachette et Cie, p 16 et suiv.13 René Dumont,1946, Le problème agricole français. Esquisse d’un plan d’orientation et d’équipement. Bibliothèque de l’économie contemporaine, p 369. En italiques dans le texte14 André Sanson, 1907 (5ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome I, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 4

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faire atteindre à la production animale son maximum d’intensité. Pour les auteurs auxquels nous faisons allusion, le progrès en ces matières consiste simplement à produire ou à exploiter les plus beaux animaux, ceux dont les formes se rapprochent le plus d’un type idéal qu’ils ont choisi dans chaque genre. C’est, ainsi que nous l’avons établi, une notion relativement nouvelle, que celle qui consiste à envisager l’exploitation des animaux agricoles comme devant produire des profits directs15 »

Mais aussi dans l’édition de 1907, soit vingt ans plus tard : « On aura peine à croire, dans l’avenir, que cette façon de poser le problème zootechnique ait pu être considérée comme révolutionnaire, et qu’il ait fallu tant d’efforts pour la faire admettre. On ne comprendra point que ses auteurs aient passé pour des utopistes aux yeux de ceux qui se qualifient d’hommes pratiques, ou pour de simples théoriciens, ce qui revient au même dans l’esprit de ces derniers. On ne pourra pas s’expliquer que la production animale ait été, depuis si longtemps, envisagée autrement que comme une industrie obéissant avant tout aux lois économiques, de même que toutes les autres16 ».

Ce qui semble devoir être particulièrement argumenté est le caractère industriel et les rationalités à primauté économique du travail de « production animale ». Sanson insiste, contre Baudement cette fois-ci, sur le statut de « capital » des machines animales ; qui les distinguent précisément des « machines brutes » (les vraies machines). Dès qu’une machine fonctionne en effet, « elle s’use et se détruit » et c’est pourquoi il faut l’amortir. La machine animale, elle, connaît deux périodes : durant la première, elle créé du capital ; durant la deuxième elle « diminue progressivement de valeur, comme la machine brute » et durant cette période, elle doit aussi être amortie. « L’exposé de ces faits met en évidence, entre les deux sortes de machines, une différence capitale. Il montre que les machines animales peuvent être exploitées sans qu’il soit nécessaire d’amortir leur valeur, et même, de plus, durant que cette valeur augmente ; que leur exploitation peut avoir pour conséquence non seulement une création de revenu, comme dans le cas des machines brutes, mais en outre une création de capital ; que le crédit du compte de cette exploitation peut s’alimenter à deux sources au lieu d’une, en même temps que disparaît du débit la prime d’amortissement. Il suffit pour cela que cette exploitation soit bornée au temps de leur période de croissance17 ». « Ce qui précède montre que la perfection zootechnique n’est pas dans la spécialisation [comme le pensait Baudement] mais dans l’exacte appropriation des aptitudes aux fonctions économiques. Il en est ainsi parce que cette appropriation porte au maximum, non pas le rendement de la machine, mais le profit de son exploitation, qui en est le but pratique18 » ; « C’est pourquoi la méthode d’exploitation des animaux adultes doit être absolument bannie de l’agriculture, où elle n’est pas à sa place. La fonction de l’agriculture est de créer des valeurs animales, non d’en détruire ou d’en consommer. Elle les produit pour les besoins des autres industries ou des autres activités sociales quelconques, pour satisfaire les goûts ou même les caprices des consommateurs, qui, par leur situation, ne peuvent pas ou ne veulent pas en être eux-mêmes producteurs19 ». « Cela revient à dire qu’il est indispensable d’étudier aussi à fond que possible la situation économique, de façon à reconnaître exactement l’état du marché, l’étendue de la demande et celle de la concurrence, à mesurer les conditions de la lutte20 ».

Cette « exacte appropriation des aptitudes au fonctions économiques » est précisément le but fixé aux comportementalistes du « bien-être animal ». Le paramètre contemporain est que ce « bien-être animal » représente une donnée économique, un nouveau « caprice des consommateurs » : le « bien-être » est une condition d’appropriation au marché. C’est finalement une nouvelle fonction économique pour l’animal aujourd’hui que d’être « bien ». Pour l’animal en effet, car la recherche « BEA » porte essentiellement sur l’organisme animal et non sur les systèmes de production. Ainsi que l’exprimait J.P. Signoret, chercheur à l’INRA, en 1994: « Le flou qui recouvre le concept de bien-être, largement subjectif, ne permet pas une approche scientifique efficace pour répondre aux problèmes posés en élevage. Il paraît nécessaire, au plan opérationnel, de le remplacer par celui d’adaptation et de plasticité des comportements […] Connaître les comportements fondamentaux et leurs mécanismes, leur plasticité, les 15 André Sanson, 1888 (3ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome II, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 32916 André Sanson, 1907 (5ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome I, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 917 André Sanson, 1907 (5ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome I, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 2218 André Sanson, 1907 (5ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome I, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 2619 André Sanson, 1888 (3ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome II, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 33220 André Sanson, 1888 (3ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome II, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 342

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déterminants génétiques, les processus d’acquisition et de dressage, la relation homme-animal, le phénomène du stress, ses mécanismes et ses conséquences, tout ceci doit permettre de dégager des propositions rationnelles pour entretenir les animaux dans des conditions telles que leur adaptation puisse se réaliser de manière efficace21 ».

Sanson insiste donc à la fois sur l’ancrage principal de la zootechnie dans la biologie et, -et c’est là la grande nouveauté controversée-, sur l’intérêt économique de la production animale et sur son nécessaire caractère industriel, qui doit être construit, du point de vue de la relation à l’animal dans le travail, par l’utilité économique de cette relation. C’est pourquoi la zootechnie générale est complétée par une zootechnie spéciale. La zootechnie spéciale « indique en détail les applications pratiques des méthodes ». La zootechnie générale « est la partie théorique de la zootechnie et l’autre en est la partie pratique. L’une est de la science pure, dont la portée dépasse les limites des opérations industrielles et qui fournit ses contributions à la zoologie générale (comme l’avait signalé Claude Bernard -la zootechnie est de la zoologie expérimentale) ; l’autre est ce que l’on appelle improprement de la science appliquée »22. Cette Zootechnie Spéciale toutefois ne s’adresse pas aux paysans eux-mêmes mais aux entrepreneurs et à ce qui deviendra ultérieurement l’encadrement agricole, à commencer par l’enseignement agricole des ingénieurs et des techniciens.

3. Prédilection et sollicitude

J’en arrive maintenant à la contradiction qui m’intéresse tout particulièrement dans ce discours et qui touche à la relation à l’animal dans le travail. Car Sanson insiste, à la suite de ce qui précède, sur les qualités personnelles de l’entrepreneur nécessaires à la réussite de l’exploitation en production animale, et notamment sur la part de « prédilection » pour les animaux dans ces aptitudes: « A quoi bon le bagage de connaissances abstraites, des connaissances théoriques, si l’application n’en est point faite avec un juste sens de l’opportunité ? Si les facultés d’observation, de mesure exacte de ce qui ne se prête ni à la comparaison du mètre, ni à celle du kilogramme, sont absentes ? C’est ce qu’on appelle, en termes vulgaires, le coup d’œil du métier et qui fait l’habile praticien. Seul, nous le répétons, cela conduit toujours au succès et va parfois jusqu’au génie, comme nous l’ont fait voir les grands éleveurs anglais [Sanson fait notamment référence à Robert Bakewell23, éleveur et zootechnicien s’il en fût, qui a laissé, en même temps que des méthodes de sélection efficaces et la race de mouton Dishley, le souvenir d’un homme dont on soulignait la bonté envers les animaux, la docilité avec laquelle ceux-ci se comportaient et dont on précise même qu’il ne se maria jamais « pour mieux se consacrer à ses bêtes24 »]. La science en perfectionne l’outillage et en multiplie ainsi la puissance […] Dans les relations les plus fréquentes possibles que nous tâchons d’avoir avec les jeunes gens dont l’instruction zootechnique nous est confiée, nous nous appliquons à discerner chez eux les manifestations de ces aptitudes personnelles, accusées par leur prédilection25 pour les animaux qui sont à leur disposition, afin de leur donner en conséquence des conseils pour l’avenir… Il en est qui sont également indifférents pour tous les genres d’animaux. Ceux là certainement dans les entreprises zootechniques qu’ils devront faire plus tard, lorsqu’ils dirigeront une exploitation agricole, n’arriveront jamais à une véritable supériorité 26».

Cette « prédilection » pour les animaux comme pré-requis à la réussite du travail est soulignée par d’autres zootechniciens et le sera, de façon de plus en plus minoritaire après les années 1950. On peut citer Paul Diffloth qui écrit en 1914 que « la conduite d’un troupeau exige des aptitudes naturelles et surtout une attention particulière développée par la sollicitude27 dont le berger entoure ses moutons (…) En contact permanent avec (eux) le berger apprend à les connaître individuellement28 ». Et plus tard Martial Laplaud en 1940 (qui a été directeur de la Bergerie Nationale de Rambouillet) « La zootechnie (zoon : animal ;

21 J.P. Signoret, 1994, Le point de vue d’un chercheur de l’INRA, dans M. Picar, R.H. Porter, J.P. Signoret, 1994, Comportement et bien-être animal. INRA Editions, p 2922 André Sanson, 1907 (5ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome I, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 1523 Fermier anglais du milieu du 18ème siècle24 Dans L’homme et l’animal, cent mille ans de vie commune, dir. Robert Laffont, Editions du Pont Royal, 1962, p 23225 du lat. diligere : chérir26 André Sanson, 1888 (3ème édition revue et corrigée), Traité de zootechnie, tome II, Librairie agricole de la Maison Rustique, p 34827 « Attention soutenue, à la fois soucieuse et affectueuse ». Dictionnaire Robert28 Paul DIFFLOTH, Zootechnie spéciale, Librairie J.B. Baillère et fils, 1914, p 355, (en ital. dans le texte)

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techne : art) a pour but d’enseigner la théorie et la pratique des moyens de gagner de l’argent en agriculture avec les animaux domestiques. Elle recherche et démontre les lois dont l’animaliculture assure l’exécution [on doit à Raoul Baron –vétérinaire, professeur à l’ENV d’Alfort de 1878 à 1908) cette différence entre zootechnie et animaliculture « « la zootechnie a pour objet la recherche et la démonstration des lois générales dont l’animaliculture assure l’exécution »]. C’est une science et un art, tout d’exécution, comportant une part de métier qui ne s’acquiert qu’avec le temps. La zootechnie est une science qui s’appuie sur beaucoup d’autres : biologie animale et végétale, physique, chimie, mathématiques, agronomie, économie politique et rurale, météorologie, pathologie, parasitologie etc. et qui groupe toutes les connaissances servant à la production et à l’exploitation lucrative du cheptel vif des fermes. C’est aussi un art, non seulement parce que l’animaliculteur, qui tire parti du sol avec son bétail, applique les connaissances précédentes, en exécutant les règles et les principes qui en découlent, à la fabrication par le moyen des machines vivantes dont il est l’ingénieur, de viande, de laine, de lait, de peaux mais aussi parce que des reproducteurs parfaits, mâles et femelles sont des chefs d’œuvre, de véritables créations artistiques [cette remarque diffère du point de vue de Sanson pour qui la zootechnie « vise l’utile et non le beau », car « il s’agit de réaliser des profits. Pour la zootechnie, le meilleur animal n’est point celui qui serait reconnu le plus beau dans les concours placés au point de vue esthétique, mais bien celui qui rapporte le plus, dont l’exploitation est la plus lucrative29 »]. Enfin la pratique de la zootechnie est un métier, car l’éleveur, le moutonnier, le berger, le connaisseur en animaux, sont des gens qui doivent se mettre la toise, le compas, la bascule, les signes de santé et de maladie, de bonne nutrition et beaucoup d’autres choses encore dans l’œil et acquérir la promptitude dans le jugement des qualités et des défauts du bétail, rien ne remplaçant l’œil, l’instinct, le sentiment, c’est-à-dire l’aptitude à recevoir les impressions (vue, toucher, etc. ) qui permettent d’apprécier d’emblée l’harmonie de chaque partie et de l’ensemble d’un animal ainsi que sa valeur30 »

Ce partage entre art et science dans la zootechnie, qui constitue d’ailleurs une polémique durable, met en lumière la part non-scientifique, non explicitée, du travail en élevage, la part autonome qui revient à l’animaliculteur, au moutonnier, au berger… et la place des sens et des émotions dans le travail. Place qui va progressivement disparaître dans les discours puis dans les formations après les années 1950 et surtout 1970.

29 A. SANSON, 1907, p 930 Martial Laplaud, 1940, Cours de zootechnie générale. Fascicule 1. Librairie scientifique Claude Hermant, p

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