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Analyse-synthèse 2005 - Questions – p. 1 Questions de repérage 1. Les femmes, les jeunes, les classes moyennes et les non pratiquants sont plus enclins à déclarer des croyances dans les para-sciences. Quelle explication peut-être retenue ? 2. Que désigne en Sciences Humaines « l’effet Barnum » ? 3 .Quels sont les deux principes qui permettent de définir « la pensée magique » ? 4. Quelles sont les deux faces du mythe du savant ? Questions d’analyse 5. En 1964, la Ohmi Railway Compagny informa ses 700 chauffeurs des jours critiques de leurs biorythmes. Comment expliquer la chute de 50% des taux d'accidents constatée la première année ? 6. Quelle est l’ambition partagée par la magie et la science ? 7. Quelle est la morale de l’histoire de Gai LURON ? Quel mécanisme psychologique illustre-t-elle ? 8. Comment les para-sciences s’efforcent-elles d’accéder au statut de science ? Questions de titre et de plan 9. Donnez un titre au dossier de textes. 10. Construisez un plan du dossier de textes. Pour cela, rangez tous les documents du dossier dans différentes parties que vous intitulerez précisément. Question de synthèse 11. Paul Valéry, dans Tel quel, n'a pas hésité à écrire que la science n'était rien d'autre que « l'ensemble des recettes qui réussissent toujours ». Les parasciences sont-elles seulement « des sciences dont les recettes échouent toujours » ? Quelles sont les fonctions qu’elles exercent dans le contexte social et culturel actuel ?

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Analyse-synthèse 2005 - Questions – p. 1

Questions de repérage 1. Les femmes, les jeunes, les classes moyennes et les non pratiquants sont plus enclins à déclarer des croyances dans les para-sciences. Quelle explication peut-être retenue ? 2. Que désigne en Sciences Humaines « l’effet Barnum » ? 3 .Quels sont les deux principes qui permettent de définir « la pensée magique » ? 4. Quelles sont les deux faces du mythe du savant ?

Questions d’analyse 5. En 1964, la Ohmi Railway Compagny informa ses 700 chauffeurs des jours critiques de leurs biorythmes. Comment expliquer la chute de 50% des taux d'accidents constatée la première année ? 6. Quelle est l’ambition partagée par la magie et la science ? 7. Quelle est la morale de l’histoire de Gai LURON ? Quel mécanisme psychologique illustre-t-elle ? 8. Comment les para-sciences s’efforcent-elles d’accéder au statut de science ?

Questions de titre et de plan 9. Donnez un titre au dossier de textes. 10. Construisez un plan du dossier de textes. Pour cela, rangez tous les documents du dossier dans différentes parties que vous intitulerez précisément.

Question de synthèse 11. Paul Valéry, dans Tel quel, n'a pas hésité à écrire que la science n'était rien d'autre que « l'ensemble des recettes qui réussissent toujours ». Les parasciences sont-elles seulement « des sciences dont les recettes échouent toujours » ? Quelles sont les fonctions qu’elles exercent dans le contexte social et culturel actuel ?

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Concours S.E.S.A.M.E 2005

EPREUVE D’ANALYSE – SYNTHESE

DOSSIER

DE TEXTES

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SESAME 1

Les propos des articles et extraits d'ouvrages rassemblés dans ce dossier n'engagent que leurs auteurs.

Sommaire Document 1 : SEUL 4,3% DES FRANÇAIS NE CROIENT EN RIEN ! .................................2

Document 2 : LES NOUVEAUX SORCIERS.............................................................................3

Document 3 : LA REVANCHE DES SORCIERES....................................................................4

Document 4 : CE QUE LES CROYANCES ONT A NOUS DIRE ...........................................7

Document 5 : MADAME IRMA.................................................................................................11

Document 6 : LES FRANÇAIS ET LES PARA-SCIENCES ..................................................13

Document 7 : DEVENEZ SORCIER DEVENEZ SAVANTS .................................................20

Document 8 : LA PHYSIQUE DES MIRACLES .....................................................................23

Document 9 : ALIMENTATION ET "PENSEE MAGIQUE" ................... ............................26

Document 10 : LA PEUR DU LOUP .........................................................................................28

Document 11 : LES CHINOIS CROIENT QUE... ...................................................................30

Document 12 : BIORYTHMES..................................................................................................31

Document 13 : LE MAITRE DE L’ILLUSION............................ ............................................36

Document 14 : HOMO SCIENTIFICUS...................................................................................37

Document 15 : CHERCHEURS DEVOUES ET SAVANTS FOUS........................................40

Document 16 : LA LANGUE D’EINSTEIN..............................................................................42

Document 17 : MYTHOLOGIE.................................................................................................45

Document 18 : LA FACE REVEE DE LA MODERNITE ......................................................47

« SOCRATE : Ainsi donc, chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu'il se trouve ne pas savoir, des pensées vraies concernant ces choses mêmes qu'il ne sait pas ? MENON : Bien sur !

SOCRATE : Et à présent ces pensées elles viennent de se lever en lui, à la façon d'un rêve... » Platon, Menon, 85 c1.

1 Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1987.

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DOC. 1

SESAME 2

Seul 4,3% des Français ne croient en rien ! Et vous, en quo i c royez-vous ?

Science et vie, septembre 2003

Faits & chiffres (...) Les personnes ne croyant en rien semblent particulièrement rares. Si l'on en croit les derniers sondages sur les parasciences, note le sociologue Daniel Boy, seuls 4,3% de l'échantillon déclarent ne croire ni en un phénomène paranormal, ni en une religion, ni en la vie après la mort. C'est peu.

Il faut dire que le paranormal ne manque pas de cordes à son arc. D'une certaine manière, il s'adapte au profil du crédule.

Le sociologue Jean-Bruno Renard distingue ainsi trois catégories de croyances.

Il y a d'abord les "croyances périreligieuses" : plus on est religieux, plus on a tendance à croire au Diable, aux anges, aux démons ou aux miracles... ; il y a ensuite les "croyances parareligieuses", telles l'astrologie ou la réincarnation. Pour croire, il ne faut être ni trop religieux, ni trop athée. Autrement dit, n'avoir aucune conception du monde structurée. Enfin, il a les "croyances parascientifiques", inversement proportionnelles à l'intégration religieuse. Les matérialistes seraient ainsi plus enclins à rêver de soucoupes volantes, d'ovnis, de monstre du Loch Ness, de Yéti, etc.

Bref, que l'on soit athée, religieux ou agnostique, on trouve toujours une croyance à laquelle se fier.

Les croyances au paranormal restent stable

De 1982 à 2000, divers sondages ont montré une relative stabilité des taux de croyance au paranormal dans la société française.

Ainsi, depuis vingt ans, environ la moitié des personnes interrogées reconnaît croire aux guérisons par magnétiseurs, à la transmission de pensée et à l'explication des caractères par les signes astrologiques.

Entre un tiers et un quart croient aux rêves prémonitoires, aux prédictions des voyants et à l'inscription de la destinée dans les lignes de la main.

De 10 à 20%, enfin, croient à l'envoûtement aux tables tournantes et aux fantômes.

A noter : les femmes ont pratiquement toujours des taux de croyance supérieurs à ceux des hommes... Sauf quand il s'agit de "passages sur Terre d'êtres extraterrestres".

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SESAME 3

Les nouveaux sorciers

COTHAM

Le cherche midi éditeur, 1988

« À quoi croyez-vous que pouvait ressembler un sorcier de la finance ? »

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SESAME 4

La revanche des sorcières L ' i r ra t ionne l e t la pensée sc ient i f ique

PIERRE THUILLIER

BELIN, 1997

La science nous apparaît aujourd'hui comme l'antithèse de la magie. Car le magicien, pour utiliser le vocabulaire d'Ernest Renan, est « dévoré par la superstition et livré sans défense à toutes les assertions de la crédulité ». De nombreux historiens, pourtant, estiment que la « science expérimentale » a une dette envers les sciences qu'on appelle occultes. Le Docteur Faust, comme on peut le voir dans la pièce écrite par Christopher Marlowe à la fin du XVIe siècle, attendait de la magie qu'elle lui donne un total pouvoir sur la nature. Nos physiciens et nos biologistes, bien qu'ils soient beaucoup plus méthodiques et beaucoup plus efficaces, n'ont-ils pas repris à leur compte les ambitions scientifiques et techniques des magiciens ?

Toutes les magies ne sont pas noires... La magie, fondamentalement, est recherche de la puissance. Lorsque le christianisme était en position de force, elle était donc avant tout perçue comme une magie noire : une magie qui recourait à des forces obscures et maléfiques, qui ne visait qu'à satisfaire l'ambition, la cupidité et la luxure. Si elle était jugée inacceptable, ce n'était pas principalement pour des raisons épistémologiques1.

Assurément, les « savoirs magiques » se prêtaient à de nombreuses critiques. Mais l'idée d'utiliser les Démons et les influences astrales n'était pas, pour les chrétiens, une idée ridicule. Tant s'en fallait. Ce qui les heurtait, ce qui les poussait à condamner la magie, c'était son caractère blasphématoire : théologiquement, elle apparaissait comme une sorte d'anti-religion intolérable. L’opposition, plus que « scientifique », était morale et philosophique. D'où les manœuvres diverses utilisées par ceux qui voulaient néanmoins promouvoir les sciences occultes.

Le procédé le plus fréquent consistait à distinguer deux sortes de magie : la magie noire, abominable ; et une magie légitime, excluant tout pacte avec Satan et pratiquée pour des motifs respectables. Bien souvent, ce distinguo apparaît comme un astucieux moyen de se « dédouaner ». On l'a constaté : après une condamnation formulée du bout des lèvres, un théologien enthousiaste pouvait fort bien accepter la magie. Et même l'encourager...

1 Épistémologie : étude critique des sciences destinée à étudier leur origine logique, leur valeur, leur portée.

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SESAME 5

Pourquoi ? Tout simplement parce que les hommes, grâce à elle, vivraient mieux : non seulement ils pourraient soigner leurs maux physiques, mais il aménageraient une société meilleure. Cette manière d'assigner à la magie une valeur morale et même politique remontait très loin ; et elle était facilement récupérable par des chrétiens soucieux d'apporter le bien-être à leurs frères. Dans son utopie intitulée la nouvelle Atlantide, écrite au début du XVIIe siècle, Francis Bacon2 (l'autre Bacon...) reprendra ce thème. Dès le Moyen Age, en tout cas, plusieurs clercs ont jugé possible et légitime de perfectionner les sciences occultes. La notion de magie naturelle était utile pour penser ce projet. Bacon et ses semblables n'avançaient pas au hasard : ils voulaient rendre scientifique la magie naturelle.

Rendre scientifique une entreprise qui vise à accroître le pouvoir de l'homme sur la nature, c'est faire de la technoscience. Paul Valéry, dans Tel quel, n'a pas hésité à écrire que la science n'était rien d'autre que « l'ensemble des recettes qui réussissent toujours ». Une telle définition s'applique fort bien au projet scientifique de Roger Bacon, même si ce dernier n'est pas allé très loin dans sa réalisation. Et elle vaut assurément pour la théorie newtonienne de la gravitation. Car les formules de cette théorie « réussissent toujours », bien que la gravitation elle-même ait été pour Newton et pour ses successeurs un phénomène occulte (c'est-à-dire inexpliqué). Que Newton ait longuement pratiqué l'alchimie, de ce point de vue, n'est pas pour étonner !

Avions et sous-marins : l'utopie de Roger Bacon L'essentiel, pour la technoscience, est de produire des savoirs et des savoir-faire qui soient pratiquement utilisables. Roger Bacon avait non seulement cette finalité présente à l'esprit, mais il imaginait avec optimisme une grandiose série de triomphes technologiques. Ce texte souvent cité et tiré de sa Lettre sur les œuvres secrètes occupe une place de choix dans l'histoire de l'idéologie du « progrès » : « On peut réaliser pour la navigation des machines sans rameurs, si bien que les plus grands navires sur les rivières ou sur les mers seront mus par un seul homme avec une vitesse plus grande que s'ils avaient un nombreux équipage. On peut également construire des voitures telles que sans animaux elles se déplaceront avec une rapidité incroyable. ( ) On peut aussi fabriquer des machines volantes telles qu'un homme assis au milieu de la machine fera tourner un moteur actionnant des ailes artificielles qui battront l'air comme un oiseau en vol. ( ) On peut aussi réaliser facilement une machine permettant à un homme d'en attirer à lui un millier d'autres par la violence et contre leurs volontés, et d'attirer d'autres choses de la même façon. On peut encore fabriquer des machines pour se déplacer dans la mer et les cours d'eau, même jusqu'au fond, sans danger. ( ) Et l'on peut réaliser de telles choses presque sans limites par exemple des ponts jetés par-dessus les rivières sans piles ni supports d'aucune sorte et des mécanismes, et des engins inouïs. »

Pour qu'un théologien médiéval pût ainsi prophétiser sur l'homo technicus, il fallait, n'en doutons pas, qu'un contexte adéquat soit là pour lui fournir non seulement l'inspiration, mais aussi une « base culturelle ». De nombreux travaux historiques montrent que c'était effectivement le cas. Dans le domaine des techniques, en particulier, l'Occident avait fait un bond en avant. Grâce à la charrue lourde, au collier du cheval, à l'assolement triennal, pour citer quelques exemples, l'agriculture avait amélioré considérablement ses rendements. Moulins à eau et moulins à vent s'étaient multipliés, cependant que les surplus alimentaires disponibles facilitaient le développement des villes. Entre l'époque de Charlemagne et celle de Saint Louis, les régions les plus actives de la chrétienté (Italie, France, Allemagne, Angleterre) avaient littéralement changé de visage. Textiles, mines, métallurgie, arsenaux maritimes, armements, tous ces domaines s'étaient « modernisés ». Et, en même temps, artisans, ingénieurs et marchands avaient commencé une ascension sociale prometteuse.

Que d'énormes zones d'ombre aient subsisté, nul ne songe à le nier. Mais on comprend que les médiévistes en soient venus à parler de « révolution technique », de « révolution agricole », de « révolution industrielle », de « révolution commerciale ». L'entrepreneur, au sens que nous donnons encore à ce mot, devenait un acteur historique essentiel ; et, avec l'économie monétaire,

2 BACON Francis (1561-1626). Il fut un des créateurs de la méthode expérimentale.

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SESAME 6

les banquiers allaient prendre leur essor. Les mentalités, elles aussi, changeaient. Comme l'a fortement souligné Jacques Le Goff, l'Occident latin a très tôt attribué un grand poids culturel aux activités techniques et artisanales, aux « arts mécaniques ». Dès le XIe siècle (et le mouvement s'amplifiera), on assiste à « une percée théologique du monde des travailleurs qui s'est déjà affirmée dans l'économie et la société ». Lentement mais sûrement, l'Europe chrétienne se convertit aux idéaux « d'acquisition, de gain, de conquête ». Les hommes, de plus en plus, prennent conscience de leur forces, de leurs possibilités d'action. Déjà, ils sentent qu'ils pourront (selon l'expression de Descartes) devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Clercs, marchands et magiciens : la valeur de l'act ion Le catholicisme fera écho à toutes ces nouveautés ; il s'adaptera aux ambitions des ingénieurs et des commerçants. A la différence de l'Église d'Orient, qui continue à respecter les idéaux contemplatifs, les chrétiens occidentaux se mettent à découvrir les vertus spirituelles de l'action. Le travail, qui était perçu comme un châtiment, change de signification : il devient un « moyen positif de salut ». Saint François d'Assise, ainsi que nous le rappelle Lynn White, était fils de marchand ; c'est lui qui fournira « la base émotionnelle » dont la culture ambiante avait besoin pour aborder de façon nouvelle (et plus « scientifique ») l'étude de la nature. Roger Bacon, précisément, était un Franciscain. Ne peut-on voir l'expression d'une certaine logique historique dans le fait qu'il ait accordé un grand prix aux pratiques (fussent-elles magiques) et qu'il ait préparé l'avènement d'une science plus réaliste, plus efficace ?

Pour en revenir une dernière fois aux questions de stratégie, suggérons que les sciences occultes constituaient une sorte d'espace culturel où pouvaient s'exprimer les préoccupations et les revendications des praticiens. Si les problèmes posés par la magie étaient importants, c'était parce que derrière elle il y avait une foule de forgerons, de tisserands et d'ingénieurs dont le rôle devenait chaque jour plus important. Depuis le XIe siècle au moins, l'Occident a inventé le mot ingeniator. Mais dans les universités, malgré les tentatives de certains maîtres comme Hugues de Saint Victor, les « arts mécaniques » n'ont pas trouvé place. Les machines, désormais, sont partout présentes ; mais le pouvoir culturel est toujours aux mains des théologiens. Pour rénover le savoir, pour inventer de nouvelles notions et de nouvelles problématiques, il faut donc utiliser diverses « médiations », divers « relais ». Interprétées dans ce cadre, les controverses sur la magie se révèlent comme fondamentales : à travers elles, une révolution à la fois sociale et intellectuelle se préparait. Mais on ne fréquente pas impunément les dragons volants...

Aussi les méandres, les paradoxes et même les errements furent-ils nombreux (beaucoup plus nombreux qu'il ne m'a été possible de le dire). Roger Bacon, par exemple, s'est payé le luxe de faire l'éloge de la crédulité. De la part d'un « précurseur » de la science moderne, c'est étrange ! Mais peut-être fallait-il en passer par là. Car les universitaires orthodoxes, forts de leurs Sommes et de leurs raisonnements théorico-philosophiques, prétendaient délimiter a priori le champ du possible. Pour échapper à ce dogmatisme, pour enfin pouvoir s'instruire auprès des artisans, des ingénieurs et de tous les « expérimentateurs », il fallait se montrer réceptif, savoir écouter. Et tel est bien, quand on y regarde de près, le message de Bacon : renoncez à vos préjugés « rationalistes », croyez d'abord, et ne doutez que quand le verdict de l'expérience vous aura confirmé que c'est faux. Cela n'empêchait pas ce moine d'aller chercher ses résultats expérimentaux surtout dans les livres : personne n'est parfait... Des dragons volants aux avions supersoniques, en tout cas, l'itinéraire est plus direct qu'on ne le pense généralement. Et les théologiens les plus « progressistes » avaient maintes fois noté que l'Évangile lui-même avait laissé prévoir les merveilleuses possibilités de la magie.

Trois Mages, guidés par un astre, n'ont-ils pas été parmi les tout premiers hommes à s'approcher du Sauveur ?

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DOC. 4

SESAME 7

Ce que les croyances ont à nous dire

CATHERINE HALPERN

Sciences Humaines, mai 2004

Nos croyances modernes sont plus diverses qu'on ne le croit souvent et ont beaucoup à nous apprendre sur notre histoire et notre société dont elles sont un instructif reflet. Les sciences humaines mettent en évidence l'utilité de les étudier et d'analyser leurs rôles.

Quoique ambigu, le terme de « croyance » est spontanément frappé d'une connotation dépréciative. Qualifier de croyance une opinion, une idée ou une thèse, c'est en général vouloir lui ôter toute crédibilité et présupposer l'incertitude voire le manque de sérieux.

L’irrationnel ne semble plus très loin et la croyance en question rejoint alors une farandole fantaisiste en étant reléguée du côté de la sorcellerie, des ectoplasmes, de la numérologie ou des extraterrestres... Dommage sans aucun doute, car du même coup, la qualification de croyance met fin à tout examen. La messe est dite : « C'est une croyance » semble sous-entendre « c'est faux ». Bien sûr, il est certaines croyances que l'on juge plus respectables, parce qu'elles semblent échapper par nature à la question du vrai ou du faux, étant entendu qu'elles touchent à des questions indécidables. Tel est le cas des croyances religieuses. La raison en est sans doute que les croyances religieuses ont perdu toute prétention de démonstration à proprement parler. Pendant longtemps, on a cherché à faire la preuve de manière définitive de l'existence de Dieu. Au XVIIIe siècle, Emmanuel Kant a donné un véritable coup d'arrêt à ces tentatives, non en voulant annihiler les croyances mais en leur offrant un asile. En soutenant que tout ce qui dépassait les limites de l'expérience n'était pas connaissable, il les mettait en effet à l'abri de la raison: « Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d'obtenir de la place pour la croyance. » En limitant le savoir, il promouvait la croyance sur les questions métaphysiques.

La croyance ne peut pas être appréhendée seulement du point de vue de sa vérité. Il y a du reste des croyances vraies (ainsi si je crois que ce champignon est vénéneux, et cela se trouve être le cas, non pas parce que j'ai des connaissances réelles sur les champignons mais tout simplement parce qu'on m'a dit que ce type de champignons était vénéneux) tout comme il y a des croyances fausses (croire que la Terre est plate par exemple). Croire, c'est donner son assentiment à une représentation ou à un jugement dont la vérité n'est pas garantie. « Humain, trop humain »..., nous sommes souvent condamnés à croire là où nous n'avons pas les moyens de savoir. Le sentiment subjectif qui caractérise la croyance peut être plus ou moins fort : quand je dis « je crois en l'existence de Dieu » ou « je crois qu'il fera beau demain », la forme de confiance engagée n'est bien sûr pas la même. En tout cas, ce n'est pas la vérité ou la fausseté qui la caractérise, et les sciences humaines s'avèrent fructueuses quand elles abordent les croyances indépendamment de leur rapport à la vérité proprement dite.

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SESAME 8

Les croyances en disent long sur nos sociétés et ont une histoire. Elles sont le reflet de nos préoccupations, de notre « image du monde » et de notre organisation sociale. En ce sens, toutes doivent être prises au sérieux. Si l'anthropologie s'est beaucoup intéressée aux croyances des sociétés lointaines et l'histoire à celles du passé, il s'avère également indispensable d'interroger nos croyances d'aujourd'hui afin de mieux comprendre le monde contemporain.

Battons d'emblée en brèche un préjugé : les croyances ne disparaissent pas avec les progrès de la science. Comme le montre le sociologue Gérald Brenner, les sociétés contemporaines ne croient pas moins qu'hier. Certaines croyances perdent du terrain et parfois meurent, mais d'autres naissent. Au XIXe siècle, le progrès scientifique semblait être à même de les faire reculer. Belle illusion : les croyances modernes se nourrissent également parfois de la science et des innovations scientifiques qui élargissent les limites du concevable. Ainsi, les récentes recherches sur le clonage, notamment humain, alimentent aujourd'hui bien des croyances fantasmatiques, puisque certains y voient même la perspective d'une certaine forme d'immortalité. En outre, l'information disponible est croissante mais n'a pas pour corollaire une diminution de la croyance. La surabondance même de l'information rend sa vérification difficile.

La modernité ne supprime pas les croyances Les croyances religieuses elles-mêmes ne sont pas moins présentes qu'autrefois. La sociologie des religions fait ainsi apparaître que s'il y a un déclin de L'appartenance religieuse en Europe occidentale, les croyances se maintiennent malgré tout. Les institutions religieuses ont moins de poids mais les individus « bricolent » leur propre système de croyance, taudis que d'autres croyances moins « orthodoxes », spiritualistes ou ésotériques, connaissent un certain succès. La modernité ne rend donc pas les croyances moins vivaces.

Certaines croyances modernes jouent parfois à notre insu et au cœur même de ce qui incarne pour nous la rationalité. C'est le cas de nombreux présupposés en économie. Le politologue Gilbert Rist l'a bien mis en évidence à propos du développement (à savoir la conception des transformations des structures économiques, démographiques et sociales qui accompagneraient la croissance). Le terme apparaît pour la première fois avec ce sens dans un discours prononcé par le président des États-Unis Harry Truman le 20 janvier 1949.

Or, le développement, parce qu'il s'appuie sur des présupposés acceptés sans être vraiment interrogés, peut être analysé de ce fait comme une croyance qui légitimera le discours et l'action des institutions internationales et des ONG. C'est ce modèle qui réglera dès lors les rapports Nord/Sud en gommant les spécificités des pays dits « sous-développés » puis « en voie de développement ». Le sociologue Frédéric Lebaron pour sa part montre, par exemple dans La Croyance économique, comment la conception ultra libérale de l'économie s'est imposée à la fin des années 80 et au début des années 90, au détriment notamment de modèles keynésiens, par une logique de diffusion propre aux phénomènes de croyance. Traversée par ces croyances générales, l'économie a été également amenée ces vingt-cinq dernières années à considérer le rôle des croyances individuelles dans les mécanismes économiques, comme l'a montré André Orléan.

Dans des contextes inflationnistes par exemple, les agents économiques vont tenter d'anticiper la réaction de la Banque centrale en se demandant quelle quantité de monnaie elle va créer et quel impact cette décision pourrait avoir sur l'évolution des prix. Or, il apparaît que les croyances de ces acteurs vont avoir une influence directe sur l'évolution économique et valider après coup ces croyances qui deviennent de ce fait des « prophéties auto réalisatrices ». C'est ce que mettent en évidence ce qu'on appelle les bulles spéculatives, ces situations où existe un écart important et durable entre la valeur d'un titre et le cours auquel il est coté. Comment interpréter ce phénomène ? Faut-il y voir de l'irrationalité ?

Pas nécessairement dans la mesure où l'on peut considérer qu'il est rationnel pour un agent d'acheter un titre, même à un prix supérieur à sa valeur, s'il anticipe sa hausse du fait des croyances du marché qui lui aussi tablerait sur la hausse. Si tout le monde partage cette opinion, ces croyances quant à la

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SESAME 9

hausse se trouvent réalisées. Bien entendu, tout ne se passe pas toujours aussi bien et un renversement brutal peut alors avoir lieu. En tous les cas, il est apparu indispensable de prendre en compte dans le raisonnement les croyances des agents économiques.

Les légendes urbaines Parmi les nombreux visages de la croyance aujourd'hui figurent ce que l'on a coutume d'appeler désormais les « légendes urbaines ». Contrairement à ce que laisse entendre l'adjectif « urbaine », il s'agit de l'étude des légendes non pas seulement citadines, mais modernes. Plus précisément, à la suite de Jean-Bruno Renard et Véronique Campion Vincent, on peut définir une légende urbaine comme « une anecdote de la vie moderne, d'origine anonyme, présentant de multiples variantes, au contenu surprenant mais faux ou douteux, racontée comme vraie et récente dans un milieu social dont elle exprime symboliquement les peurs et les aspirations ». On ne peut pas simplement réduire la légende urbaine à la rumeur. Rumeur et légende sont les deux faces du même phénomène, mais tandis que le terme de légende met l'accent sur l'enracinement mythique, celui de rumeur insiste plutôt sur la diffusion du contenu et des déformations qu'il subit. L'étude des légendes urbaines émerge à partir des années 40 aux Etats-Unis au sein des études folkloristes et s'institutionnalise à partir du début des années 80, impliquant tout à la fois la sociologie et l'anthropologie.

Ces légendes urbaines sont très diverses et souvent rocambolesques : paniques alimentaires (telle l'alerte à la banane tueuse signalée en France et en Suisse à partir de mai 2000), histoires sur les dangers du micro-onde (par exemple la femme qui aurait voulu y sécher son chien), affabulations sur le Viagra qui dénoncent sa trop grande efficacité, rumeurs autour du sida telle celle qui a circulé en février-mars 2001 sur la présence d'aiguilles infectées au virus VIH dans les cinémas, etc. Difficile de prime abord de les considérer comme un objet d'étude sérieux. Et pourtant. A y regarder de plus près, il apparaît que ces légendes expriment des préoccupations bien réelles et soulignent des problèmes actuels. Prenons par exemple le cas d'une rumeur qui a circulé en Europe occidentale à la fin de l'année 1999 rapportant que des diamants radioactifs auraient été mis en circulation par la mafia russe sur le marché d'Anvers.

La catastrophe de Tchernobyl de 1986 ayant marqué les esprits, cette croyance met bien en évidence la peur du nucléaire dans l'opinion publique. De la même manière, de nombreuses légendes révèlent les peurs face à la violence urbaine comme celles sur les vols d'organes ou les snuff movies (ces films produits dans un but lucratif dans lesquels des personnes sont violées et/ou tuées en direct), lesquelles sont construites à partir d'éléments bien réels (il existe en effet des cas de vols d'organes). La légende des snuff movies exprime également le malaise suscité par l'omniprésence du sexe et de la violence dans les médias et le voyeurisme. Elles ont un fort impact auprès des militants antipornographie par exemple dont elles confortent les positions et persistent donc malgré les démentis : « On comprend bien ici que les gens ne croient pas aux rumeurs parce qu'elles paraissent vraies, mais qu'elles semblent vraies parce qu il y a une croyance préalable. »

Mais là n'est bien sûr pas la seule raison de l'attrait exercé par ces croyances modernes. Leur succès s'explique également par le fait qu'elles réactivent des motifs symboliques plus anciens en les actualisant. Ainsi une rumeur particulièrement célèbre fait état de la présence d'alligators dans les égouts de New York. Ramenés alors petits de Floride, ils auraient été abandonnés par leurs propriétaires une fois devenus encombrants. Or comment ne pas voir dans cette histoire une résurgence des vieilles légendes sur les bêtes telles que les loups-garous. Les rumeurs sur certains pervers rappellent bien entendu des motifs plus anciens, ceux des ogres par exemple...

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DOC. 4

SESAME 10

La théorie des « anciens astronautes » Au-delà du cas des légendes urbaines, il apparaît que les croyances même les plus récentes ne sont jamais absolument modernes et ne surgissent pas ex nihilo. C'est notamment ce que montre l'anthropologue Wiktor Stoczkowski dans Des hommes, des dieux et des extraterrestres à propos d'une croyance, qui parait étrange sinon farfelue à maints égards : la théorie dite des « anciens astronautes » selon laquelle des extraterrestres seraient à l'origine de l'humanité. Cette théorie apparaît dans les années 60 sous l'impulsion de Louis Pauwels et Jacques Bergier, puis de Robert Charroux, et connaîtra un grand succès avec Les Souvenirs du futur (1968) d'Erich von Däniken.

Mais, malgré son originalité, elle puise et se nourrit dans un fonds plus ancien. W Stoczkowski montre ainsi que cette croyance trouve son origine dans la théosophie du XIXe siècle, puis dans l'explosion de la science-fiction dans la première moitié du XXe siècle, et qu'elle se nourrira également de la croyance aux ovnis (apparue en 1947 avec le récit de l'Américain Kenneth Amold). La théorie des anciens astronautes, en apparence radicalement neuve, est en fait le résultat d'un long processus historique de création collective. Les croyances absolument modernes n'existent donc pas.

On le voit, la croyance présente bien d'autres visages que ceux qu'on lui prête trop souvent. Il est tout à fait abusif de l'associer de manière systématique à l'irrationnel ou au spirituel. Les croyances aujourd'hui sont donc diverses et toutes en disent long sur notre temps : notre société, nos aspirations, nos craintes, les rapports sociaux, notre histoire et bien plus encore...

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DOC. 5

SESAME 11

Madame IRMA Gai -Luron

GOTLIB

Édition GOTLIB, 1982

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DOC. 5

SESAME 12

Gai -Luron (su i te )

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DOC. 6

SESAME 13

Les Français et les para-sciences Vingt ans de mesures

DANIEL BOY

Revue Française de sociologie, n°43-1, 2002

Depuis une vingtaine d'années, on s'interroge sur l'audience des para-sciences au sein de nos sociétés. Dans quelle mesure le public déclare-t-il croire à la réalité d'un certain nombre de phénomènes tels que l'explication des caractères par les signes astrologiques, la transmission de pensée ou les envoûtements ? En France, une série d'enquêtes a été menée depuis le début des années quatre-vingt. Cet article est fondé sur l'analyse comparée des résultats de cinq enquêtes par sondage menées de 1982 à 2000 portant sur les croyances à 11 phénomènes de ce type. L'examen de ces données indique que ces croyances ne semblent pas avoir progressé de manière sensible dans la période. L'analyse des déterminants sociodémographiques et idéologiques fait apparaître certaines régularités : les femmes, les jeunes, les personnes qui croient en un au-delà après la mort sont plus enclins à déclarer des croyances dans les para-sciences.

Au début des années soixante-dix, en France, comme dans plusieurs pays industriels, le problème de la dégradation des rapports entre science et société a commencé à préoccuper les gestionnaires de la recherche scientifique. Les premiers accidents technologiques majeurs et l'émergence de la problématique environnementale faisaient craindre aux responsables politiques que le public rejette l'innovation technologique et se détache de la culture scientifique.

Parallèlement le succès grandissant des para-sciences (astrologie, divination, télépathie) paraissait à certains observateurs comme symptomatique d'une montée de « l'irrationalisme » qui manifestait lui aussi une transformation des relations science/société. En 1982, à l'occasion des Assises de la Recherche organisées par le Ministre de la Recherche de l'époque Jean-Pierre Chevènement, certains de ces thèmes furent débattus. Lors de la clôture de cette large consultation des acteurs de la recherche, le Ministre concluait ainsi : « C'est au prix d'une vaste entreprise de diffusion du savoir [...] que nous pourrons faire reculer certains préjugés contre la science et la technologie, tenir en lisière les mouvements anti-science et mettre en mesure les citoyens de mieux cerner l'importance des enjeux scientifiques et techniques. » (Recherche et technologie, 1982). Opposition à la science, défaut de culture scientifique, sympathie pour les fausses sciences, semblaient ainsi les maux qu'il fallait combattre pour redonner sa place à l'institution scientifique.

Une vingtaine d'années après cette mise en garde, les choses ne semblent guère avoir changé : la crise scientifique s'est presque banalisée, le manque de culture scientifique est périodiquement dénoncé et les para-sciences semblent bien prospérer dans les journaux, et aujourd'hui sur les sites Internet. Mais à quelle réalité sociale correspondent ces intuitions ? Le public a-t-il vraiment condamné la science, et les para-sciences ont-elles gagné beaucoup de partisans. Une série d'enquêtes réalisées depuis 1972 permet de proposer des réponses à ces questions.

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DOC. 6

SESAME 14

L'évolution du niveau de croyances aux para-science s Dans le Tableau I, les différentes croyances ont été ordonnées selon le niveau de réponses positives « j'y crois ») décroissant pour la dernière en date des enquêtes (décembre 2000).

Un premier groupe de croyances concerne entre un tiers (au minimum) et un peu plus d’une moitié (au maximum) des Français. Il s'agit tout d'abord « des guérisons par magnétiseurs » (évoquées dans trois enquêtes seulement) chiffre qui atteint 54% dans la dernière enquête. Le fait que cette « thérapie douce » arrive en tête des croyances n'étonne pas : les guérisseurs ont depuis fort longtemps joué un rôle de substitut ou de complément thérapeutique dans les campagnes et plus récemment en milieu urbain.

TABLEAU I. Les croyances aux para-sciences à travers cinq enquêtes

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istè

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herc

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Le F

igar

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Min

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Rec

herc

he

Dites-moi pour chacun des phénomènes suivants si vous y croyez ou non :

SOFRES 1982

SOFRES 1988

SOFRES 1989

SOFRES 1993

SOFRES 2000

J'y crois 47 55 54

Je n'y crois pas 47 40 42 Les guérisons par magnétiseur, imposition des mains

Sans réponse 6 5 4

J'y crois 40 40 55 40

Je n'y crois pas 50 54 42 58 La transmission de pensée

Sans réponse 10 6 3 2

J'y crois 38 35 35

Je n'y crois pas 59 62 63 Les rêves qui prédisent l'avenir

Sans réponse 3 3 2

J'y crois 36 40 35 46 33

Je n'y crois pas 56 5 60 49 64 L'explication des caractères par les signes astrologiques

Sans réponse 8 4 4 5 3

J'y crois 18 18 17 /9 21

Je n'y crois pas 77 77 81 79 76 Les envoûtements, la sorcellerie

Sans réponse 5 5 2 2 3

J'y crois 27 24 18

Je n'y crois pas 69 72 78 Les prédictions des voyantes

Sans réponse 4 4 4

J'y crois 23 4 22 29 18

Je n'y crois pas 73 73 75 68 80 Les prédictions par les signes astrologiques, les horoscopes

Sans réponse 4 3 3 3 2

J'y crois 18 17

Je n'y crois pas 77 78 Les passages sur terre d'êtres extra-terrestres

Sans réponse 5 4

J'y crois 17 3 17

Je n'y crois pas 78 72 80 L'inscription de la destinée dans les lignes de la main

Sans réponse 5 5 3

J'y crois 13 10 12 16 15

Je n'y crois pas 81 86 86 81 82 Les tables tournantes

Sans réponse 6 4 3 3 3

J'y crois 5 5 11 13

Je n'y crois pas 92 94 87 85 Les fantômes, les revenants

Sans réponse 3 1 2 2

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DOC. 6

SESAME 15

La « transmission de pensée » vient en second rang avec environ 40% de réponses positives et « les rêves qui prédisent l'avenir » en troisième (un peu plus du tiers du public). Là aussi il s'agit de croyances ou de sentiments fort anciens et qui, pour beaucoup, sont vécus plus ou moins consciemment comme des expériences « réelles » auxquelles on n'accorde pas nécessairement de signification surnaturelle. Le sentiment de « déjà vu » ou de rêve « qui se réalise », ou encore l'impression de partager les pensées d'un proche parce qu'on exprime au même moment une idée ou un sentiment identique font vraisemblablement partie du vécu de beaucoup d'humains. Il faut aussi se souvenir que la théorie psychanalytique s'est intéressée de près à ces phénomènes et a probablement par là même partiellement légitimé leur croyance au sein des classes cultivées.

Il n'est pas besoin enfin de rappeler que l'attribution de « caractères » en fonction des signes du zodiaque est une des manifestations modernes d'une croyance extrêmement ancienne. Il n'est pas nécessaire d'adhérer à l'ensemble du système de croyances astrologiques pour penser que les « Gémeaux » ou les « Taureaux » sont dotés de tel ou tel trait psychologique (le plus souvent valorisant pour la personne en question). La consultation de l'horoscope, sa lecture commentée, plus ou moins distanciée, constituent souvent une sorte de « jeu social » qui ne permet pas de juger du degré réel de croyance astrologique de chacun.

Les autres croyances dépassent rarement le quart du public. Elles s'étagent dans la dernière enquête de 21% pour « les envoûtements, la sorcellerie » à 13% pour « les fantômes, les revenants ». Les prédictions des voyantes, des astrologues ou des diseuses de bonne aventure se situent à peu près au même niveau : environ 18%.

Il s'agit ici de croyances moins répandues sans doute parce qu'elles supposent plus nettement l'hypothèse de phénomènes « surnaturels » : sorcellerie, fantômes, voyance appartiennent sans doute davantage à l'univers de l'étrange, de l'inexpliqué, voire de l'inquiétant.

Comment les réponses à ces questions ont-elles évolué dans cette période de dix-huit ans ? Il ne semble pas y avoir d'évolution continue ni massive. Pourtant un examen attentif fait apparaître une particularité : dans six cas sur dix, le maximum des réponses positives est observé dans l'enquête de 1993. Deux interprétations peuvent contribuer à expliquer cette spécificité : soit elle rend compte d'une réalité pour laquelle il faut imaginer des explications de nature sociologique, soit il s'agit d'un artefact de la situation d'enquête.

À l'appui de la première interprétation on peut soutenir que le degré maximum de croyance dans les para-sciences correspond au summum de la crise de confiance dans l'institution scientifique. En effet, les enquêtes sur la perception de la science montrent que la défiance à l'égard de l'institution scientifique culmine dans une enquête réalisée en 1994 (proche par conséquent de cette vague de 1993) alors que la confiance dans l'institution scientifique tend à se rétablir dans la toute dernière enquête. Cette interprétation n'est probablement pas à écarter a priori.

Mais l'analyse comparée des contextes des différentes enquêtes permet aussi de soutenir une hypothèse liée au contexte de la question : l'enquête de 1993 où nous observons des pics de croyance inhabituels est la seule qui était consacrée exclusivement au thème des para-sciences. Pour cette raison la question qui porte sur la liste des phénomènes auxquels on croît ou non était précédée de deux autres questions : la première évoque les phénomènes « dont dépend ce qui arrive d'important dans votre vie » et parmi ces phénomènes on citait notamment l'influence « des astres » ou « des forces supérieures à l'homme ». La seconde concernait l'impression plus ou moins fréquemment ressentie « d'être en présence de quelque chose de surnaturel ». Il est possible que ce voisinage de questions, propre à cette enquête, explique pour partie les scores exceptionnellement élevés des croyances à « l'astrologie » ou aux « prédictions des voyantes ».

Si l'on met à part les points de la courbe constitués par l'enquête de 1993, on doit conclure à une règle de quasi-stabilité des croyances sur la période. Les seules exceptions à cette règle seraient d'une part la diminution des croyances aux « prédictions par les signes astrologiques », qui passent d'une moyenne d'environ 23% (en 1982, 1988 et 1989) à 18% dans l'enquête de 2000, et d'autre part l'augmentation des croyances « aux fantômes et revenants » qui évolue de 5% à 11% dans la dernière enquête. Ces écarts sont malgré tout modestes et il n'est probablement pas raisonnable de les considérer comme significatifs d'une tendance que l'on serait du reste bien en mal d'interpréter puisqu'elle semble contradictoire.

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DOC. 6

SESAME 16

Les structures sociodémographiques des croyances au x para-sciences

Pour analyser la structure des croyances dans les para-sciences il est nécessaire de résumer l'information sous forme d'une ou de plusieurs échelles. Des travaux antérieurs (Boy et Michelat, 1986, 1993) nous avaient appris que la dimension des para-sciences peut se décomposer en sous-dimensions constituées par certains groupes de para-sciences. Il était apparu en particulier que les items évoquant l'astrologie différaient par leur assise sociale de ceux évoquant des phénomènes tels que la télépathie : les croyances dans l'astrologie étaient relativement plus ancrées en milieu populaire alors que la télépathie convainquait davantage une fraction des classes cultivées. Nous n'avons pas repris ici cette distinction car une première analyse des résultats triés par critères culturels n'a pas fait apparaître de différences très patentes entre ces deux ensembles d'items. (…)

TABLEAU II. Caractéristiques des échelles de croyance aux para-science. (1993 et 2000)

Enquête Minimum / Maximum Moyenne Ecart-type

1993 de 0 à 11 3,29 2,56

2000 de 0 à 11 2,82 2,69

Les résultats sont assez proches dans les deux enquêtes : autour de trois réponses positives en moyenne, un peu plus élevés, on l'a vu, en 1993 (3,29) qu'en 2000 (2,82). Dans les tableaux suivants ces résultats ont été analysés pour l'enquête 2000 en fonction de variables sociodémographiques.

Le degré de croyance plus élevé chez les femmes a été vérifié dans la plupart des enquêtes. Dans cette enquête l'écart est particulièrement important. Cette différence entre hommes et femmes se vérifie « toutes choses égales par ailleurs » c'est-à-dire qu'on l'observe aussi à l'intérieur d'une même classe d'âge, d'un même niveau culturel, d'une même profession, etc. Il s'agit donc bien de représentations du monde différenciées entre hommes et femmes.

TABLEAU III. Note de croyance aux para-sciences selon le sexe et l’âge

Sexe Age

Hommes 2,2351 18 à 24 ans 3,2701

Femmes 3,3498 25 à 34 ans 3,2848

Total 2,8168 35 à 40 ans 3,2678

50 à 64 ans 2,6185

65 ans et plus 1,6194

Total 2,8168

Les plus jeunes (ici jusqu'à 49 ans) croient plus souvent aux para-sciences. Là aussi cette différence a été constatée souvent. S'agit-il d'un effet d'âge, de génération ou de période ? Les chiffres observés ici tendraient à faire penser à un effet de période qui aurait touché les plus jeunes il y a une trentaine d'années, maintiendrait ses effets dans cette première classe d'âge, puis aurait gagné les suivantes. Mais dans cette hypothèse on aurait dû assister à une augmentation assez forte du degré de croyance global, ce qui n'est pas le cas semble-t-il.

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SESAME 17

L'hypothèse d'un phénomène touchant plus spécifiquement les classes d'âge les plus jeunes puis s'atténuant avec le vieillissement est donc plus vraisemblable.

TABLEAU IV. Note de croyance aux para-sciences selon la profession et le niveau d'études

Profession Niveau d'études

Agriculteur 2,3582 Primaire 2,397

Artisan Commerçant 3,1954 Intermédiaire 3,2407

Cadre et Profession libérale 2,0535 Secondaire 2,9076

Intermédiaire 2,727 Supérieur 2,6468

Employé 3,2366 Supérieur scientifique 2,259

Ouvrier service 2,7404 Total 2,8168

Étudiant 2,3913

Inactif 3,4745

Total 2,8168

Les couches moyennes, salariées ou non, déclarent plus fréquemment croire aux phénomènes évoqués sous le terme de para-sciences. Parallèlement on observe un pic de croyance parmi les niveaux d'études intermédiaire et secondaire, et un minimum à la fois pour ceux qui n'ont pas dépassé l'enseignement primaire, et à l'autre extrême, parmi les niveaux d'études supérieures scientifiques. Ces variations reproduisent aussi celles qui ont été observées dans les études précédentes.

L'idée selon laquelle les croyances aux para-sciences sont antithétiques à certains modes de familiarité avec la science ne résiste pas à l'analyse. Deux indicateurs ont été utilisés ici : un degré de connaissance et un sentiment d'intérêt pour la science. Le degré de connaissance est construit à partir des réponses des individus à une batterie de 11 questions concernant des faits scientifiques vrais ou faux1. On observe une progression du degré de croyance parallèle à l'augmentation du degré de savoir pour les trois premières catégories, puis une diminution pour la classe de savoir la plus élevée. Cette évolution est donc assez proche de celle que l'on relevait dans le cas du niveau d'études.

Quant à l'intérêt déclaré pour la science, il est corrélé positivement2 au degré de croyance aux para-sciences. Contrairement à ce que laisserait présager une vision positiviste des choses, l'amour de la science ne détourne pas des « fausses sciences ».

Les recherches antérieures ont constamment fait apparaître le rôle fondamental que jouent les croyances et pratiques religieuses dans l'explication des croyances aux para-sciences. Cette enquête ne fait pas exception à la règle et permet de constater à nouveau :

- d'abord que les para-sciences prospèrent dans une sorte d'entre-deux de la croyance religieuse : une pratique religieuse régulière comme un ancrage dans l'irréligiosité se déclarer « sans religion ») détournent des croyances aux para-sciences. A l'inverse, ceux qui se situent dans des positions plus ambiguës (pratiquant occasionnel) (...) déclarent plus souvent croire aux phénomènes paranormaux.

1 Par exemple : « L'oxygène que nous respirons vient des plantes » ou « Du lait radioactif devient inoffensif si on le fait bouillir » ou encore « ce sont les gènes du père qui déterminent le sexe de l'enfant », etc. À partir des 11 réponses on regroupe en 4 catégories correspondant à 5 bonnes réponses au plus, 6 ou 7 bonnes réponses, 8 ou 9 bonnes réponses, 10 ou 11 bonnes réponses. 2 Mais on verra plus loin que cette corrélation n'est pas, pour cette enquête, statistiquement significative.

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SESAME 18

- ensuite que les anticipations de ce qui advient après la mort constituent des indicateurs encore plus explicatifs de la croyance au paranormal. Croire « dans une autre vie » et surtout « dans une réincarnation » va plus souvent de pair avec les croyances au paranormal. (…)

TABLEAU V. Note de croyance aux para-sciences selon le degré de connaissance scientifiques et l'intérêt pour la science

Degré de connaissance scientifique Intérêt pour la science

Très faible 2,3090 Beaucoup 3,0628

Assez faible 2,9607 Assez 2,9024

Assez bon 3,0805 Peu 2,6987

Très bon 2,4862 Pas du tout 2,4621

Total 2,8168

Total 2,8168

Il y a une forte homologie entre les structures de dépendance relevées dans les deux enquêtes : la croyance dans ce qui advient après la mort est toujours la meilleure variable explicative alors que la pratique religieuse perd en pouvoir d'explication dans la dernière enquête. L'âge est aussi un facteur important de même que le sexe, notamment dans l'enquête la plus récente. Enfin les variables socioculturelles (profession, niveau d'études) jouent également un rôle important. En revanche, le lien entre intérêt pour la science et croyances aux para-sciences n'est pas statistiquement significatif dans la dernière enquête.

Pour se convaincre que les croyances à l'égard des para-sciences ne sont en aucune manière liées aux attitudes à l'égard de la science, on a systématiquement croisé l'échelle de croyance avec une série d'attitudes révélatrices d'orientations à l'égard du développement scientifique et technique telles que le jugement sur le bilan global de l'activité scientifique3 ou les opinions sur une série d'enjeux scientifiques et techniques contemporains4. Cette vérification n'a jamais fait apparaître aucune relation significative. Il est donc erroné de penser que les para-sciences se seraient développées « en réaction », « contre » ou « en opposition » à l'institution scientifique. S'il y a bien dans le discours savant opposition entre postures rationalistes et croyances dites irrationnelles, on ne trouve pas trace d'une telle césure dans les représentations sociales5.

Cette absence de lien entre orientation à l'égard de la science et propension à croire aux para-sciences rend fragile l'interprétation qui était proposée plus haut d'une montée des croyances qui aurait été contemporaine d'une baisse de la confiance dans la science. Puisque les deux phénomènes ne nous semblent pas liés, il n'y a guère de raison de supposer qu'ils varient de conserve au sein de la société.

Depuis plus de vingt ans l'existence d’un niveau relativement élevé de croyances dans les phénomènes dits paranormaux excite la curiosité des médias qui d'interrogations sociologiques en pseudo-enquêtes recherchent inlassablement soit « ce qu'il y a de vrai dans les para-sciences » soit les « raisons de l'irrationalité des sociétés modernes ». Ayant observé ces phénomènes sociaux à travers plusieurs études, nous avons souvent hésité à les désigner soit comme des tendances de plus en plus lourdes de nos sociétés soit comme des quasi-constantes. La première hypothèse, celle d'une croissance irrépressible, se fondait sur deux observations :

- le fait qu'une part de plus en plus importante du public se détache des systèmes de représentations du monde fortement structurés que constituent d'un côté le catholicisme orthodoxe, de l'autre l'athéisme militant. Or les croyances au paranormal se développent

3 « La science apporte à l’homme plus de bien que de mal, plus de mal que de bien ou à peu près autant de bien que de mal ». 4 Clonage, plantes génétiquement modifiées, risque environnementaux, etc. 5 Ou plus précisément dans la construction que nous avons faite ici en utilisant l'instrument du sondage.

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précisément, nous l'avons souligné plus haut, en l'absence de ces systèmes de représentation du monde.

- le fait que les croyances sont plus fréquentes chez des personnes qui expriment des sentiments de solitude ou de crainte devant l'avenir, motivées par exemple par le risque de chômage. Or l'aggravation de la crise économique semblait précisément accroître globalement le sentiment d'incertitude à l'égard de l'avenir et par là même la propension à adhérer à des systèmes de pensée qui offrent des explications alternatives de l'avenir personnel (la croyance au destin astrologique, le sentiment que nous sommes dominés par des « forces supérieures », etc.).

En réexaminant attentivement toute la série des données dont nous disposons, force est de constater qu'il n'y a pas en réalité de tendance très nette d'une évolution à la hausse (ou à la baisse) de ces phénomènes de croyances.

Comment interpréter la stabilité de ces mesures ? Une première hypothèse pourrait être que nos indicateurs ne sont tout simplement pas suffisamment sensibles pour mesurer les évolutions de ces croyances. Des enquêtes « ad hoc » plus fouillées6 permettraient peut-être de saisir avec plus de précision le sens de ces évolutions. Cette hypothèse demeure assez plausible.

L'hypothèse alternative devrait logiquement conclure à une relative stabilité structurelle de ces phénomènes de croyances au sein de nos sociétés. Si l'on suit ce raisonnement il y aurait en permanence - au moins depuis l'origine de ces mesures c'est-à-dire une vingtaine d'années - une demande et une offre de para-sciences7 assez constantes.

En considérant à nouveau les variations observées précédemment on pourrait d'abord conclure que ces phénomènes n'ont probablement, contrairement aux intuitions du sens commun, rien à voir avec le statut de l'institution scientifique dans nos sociétés.

Quant aux propensions plus ou moins affirmées à « croire », notons d'abord qu'au vu de nos mesures elles varient finalement dans des proportions assez modestes comme si chacun ou presque pouvait tolérer un certain degré de croyance plus ou moins flottant. Il faut encore affirmer ici qu'au sein de nos sociétés supposées marquées par les logiques scientifiques et techniques bien peu de gens ne croient strictement à rien8. Mais certains, il est vrai, croient davantage ou, plus précisément, croient à davantage de phénomènes, puisque à défaut de savoir mesurer l'intensité de chaque croyance nous avons retenu le critère de leur multiplicité.

Les femmes, les jeunes, les classes moyennes, les non pratiquants déclarent plus fréquemment croire aux phénomènes évoqués ici. Quelle logique commune entre ces sous-groupes et donc quelle explication retenir ? Peut-être tout simplement la relative difficulté de maîtriser son avenir. Les femmes, parce que nos sociétés - où la parité demeure une politique débutante - continuent à les placer dans des dilemmes anxiogènes entre rôles professionnels et rôles familiaux. Les jeunes, parce que la jeunesse est par définition le moment des choix décisifs de carrière et de destin familial. Les classes moyennes, parce que c'est dans cet espace social que plus d'espoirs de réussite sont permis, générant souvent plus d'angoisses sur sa propre capacité à saisir ces opportunités supposées. Les non pratiquants, enfin, parce que leur situation ambiguë ne leur offre ni les réconforts de la religion ni les certitudes de l'athéisme.

6 Analogues, par exemple, à la recherche effectuée en 1993 dont tout le questionnaire était axé sur les croyances aux para-sciences. 7 L'analyse rapide des contenus de périodiques, ou aujourd'hui de sites Internet consacrés aux para-sciences, semble indiquer que le répertoire des croyances de l'astrologie à la divination en passant par les phénomènes supposés étranges ne varie guère dans la durée. 8 Si l'on compte dans cette enquête l'ensemble de ceux qui déclarent pour chacune des 11 para-sciences évoquées qu'ils « n'y croient pas » et qui simultanément pensent « qu'il n'y a rien après la mort » et qui enfin se déclarent « sans religion » on obtient un total de 65 individus, soit 4,3% de l'échantillon.

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DOC. 7

SESAME 20

Devenez sorcier devenez savants Les premiers s tades de l ’ in i t ia t ion

GEORGES CHARPAK, HENRI BROCH

Édition Odile Jacob, 2002

La vérité sort du puits « La preuve que l'astrologie fonctionne et fonctionne même bien, c'est que mon horoscope m'a prédit des choses vraies, des choses qui se sont effectivement produites, qui ont été réalisées. »

Combien de fois n'a-t-on pas entendu de telles paroles ? Combien d'expériences personnelles de ce type ne présentent-on pas comme preuves de la validité de l'astrologie ?

Eh bien ! il faut être clair sur ce sujet : oui, l'horoscope fonctionne, il fonctionne bien en effet. Mais la validité de l'horoscope n'entraîne pas celle de l'astrologie...

Beaucoup de gens sont convaincus de la validité de l'astrologie parce que leur horoscope « marche ». Ces gens estiment que les retours qu'ils en ont, leurs constatations, certifient la validité qu'ils accordent à la « Science des Signes ». Ils sont ainsi doublement convaincus que leur horoscope leur fournit une base solide pour se comprendre eux-mêmes et agir sur le cours de leur vie, sur leur « destin ».

L'horoscope est signifiant pour ces personnes. En fait, il prend un sens par elles et non pour elles. Il est très difficile de faire passer ce type de réflexion qui va à l'encontre de l'expérience personnelle - « Vous ne pouvez pas dire que cela n'existe pas puisque je l'ai personnellement vécu ! » - c'est-à-dire de la finalité sous jacente à cette simple préposition « pour ». L'individu qui lit un horoscope est convaincu d'avoir affaire à son horoscope, que cet horoscope lui était destiné, qu'il a été conçu par une puissance divine à dessein pour lui. Sans compter que la satisfaction du client est également à la source d'une rétroaction sur le devin augmentant la crédibilité que ce dernier s'accorde à lui-même et accorde à sa « science », donc sa motivation et, par voie de conséquence, son impact sur le client.

Une expérience concluante Il a une vingtaine d'années, lors d'une intervention sur le paranormal et l'occulte dans un établissement éducatif, l'un d'entre nous a demandé à des étudiants de noter sur une feuille de papier leurs nom, prénom, lieu, date et heure de naissance et le thème de leur dernier rêve. Le tout écrit à la main.

En d'autres termes était induite l'idée d'un calcul du thème astral via les coordonnées de naissance ou d'une analyse graphologique via l'écriture manuscrite, l'un et l'autre pouvant être aidés par l'oniromancie, l'interprétation des rêves via le récit du dernier rêve.

Une semaine plus tard, chacun de ces étudiants recevait une description personnalisée de son caractère. Ce texte était suivi de la question : « Jusqu'à quel degré pensez-vous que cette

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SESAME 21

description vous corresponde bien ? », suivie d'une grille comportant les six options suivantes : « Excellent », « Bon », « Assez bon », « Assez mauvais », « Mauvais », « Faux ».

Les étudiants devaient donc mesurer la concordance entre la description et leur véritable caractère, en tout cas celui qu'ils estimaient être le leur.

Au total, 69% des étudiants jugèrent que la description de leur caractère était excellente, bonne ou assez bonne.

Ce résultat est concluant si l'on sait que nous avions été présentés comme « scientifique démystificateur » - une bien mauvaise présentation, soit dit en passant - et non comme un astrologue ou autre gourou ce qui aurait certainement augmenté la crédibilité des descriptions de caractères et donc le pourcentage de réussite.

Ce résultat est aussi particulièrement concluant si l'on ajoute que, lorsque nous avons demandé à un étudiant de lire à haute voix la description que nous avions faite se son caractère, les autres étudiants se sont aperçus que la leur était... on ne peut plus semblable. En effet, les fameuses descriptions « personnalisées » avaient été faites à l'avance et elles étaient strictement identiques pour tous les étudiants ! C'était la démonstration simple mais éclairante de l'un de ces multiples « effets » qui se produisent si souvent dans le domaine dit « paranormal ».

Afin que vous puissiez tenter vous-même cette expérience très édifiante, voici un modèle de description (cf. encadré), à mettre au masculin ou au féminin suivant le cas et à compléter avec le nom ou le prénom pour augmenter la personnalisation.

- Vous avez besoin que les autres personnes vous aiment et vous admirent mais vous êtes tout de même apte à être critique envers vous-même.

- Bien que vous ayez quelques faiblesses de caractère, vous êtes généralement capable de les compenser.

- Vous possédez de considérables capacités non employées que vous n'avez pas utilisées à votre avantage.

- Quelques-unes de vos aspirations ont tendance à être assez irréalistes.

- Discipliné et faisant preuve de self-control extérieurement, vous avez tendance à être soucieux et incertain intérieurement.

- Quelquefois vous avez même de sérieux doutes quant à savoir si vous avez pris la bonne décision.

- Vous préférez un petit peu de changement et de variété et êtes insatisfait lorsque vous êtes bloqué par des restrictions ou des limitations.

- Parfois vous êtes extraverti, affable et sociable alors que d'autres fois vous êtes introverti, prudent et réservé.

- Vous êtes également fier de vous-même en tant que penseur indépendant et n'acceptez pas les déclarations des autres sans preuve satisfaisante.

- Vous trouvez imprudent d'être trop franc en vous révélant vous-même aux autres.

De telles descriptions ont été utilisées et testées pour la première fois en 1948 par le psychologue Bertram Forer qui s’était inspiré pour ses textes d’un ouvrage d’astrologie. L’efficacité en situation réelle de tels textes démontre de façon claire et nette la puissance de ce que l'on nomme l’« effet puits ».

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L’effet puits L'« effet puits » peut se résumer ainsi : plus un discours est vague - profond pourrait-on dire, profond dans le sens de creux, bien sur - plus les personnes qui l'écoutent peuvent se reconnaître, et se reconnaître majoritairement, dans ce discours.

Des expériences ont en effet montré que le pouvoir persuasif de déclarations vagues et générales est supérieur aux descriptions appropriées faites par des psychologues de métier : c'est l'« effet Barnum1 » des sciences humaines.

Mieux encore, des études ont montré que, dans le cadre de l'analyse de problèmes personnels profonds, des « oui » ou « non » totalement aléatoires et décidés à l'avance, donnés en réponse à des questions précises, étaient perçus comme des réponses très encourageantes par les personnes posant les questions !

L'effet puits explique, dans une large mesure, le succès des horoscopes. « Vous faites parfois partie des forts » : creuse et, telle quelle, dénuée de sens, cette phrase sera néanmoins acceptée comme foncièrement vraie dans un horoscope car le lecteur - chaque lecteur - l'interprétera de lui-même dans le contexte qui lui donne une signification, « je suis fort en anglais », « je suis fort en bricolage », « je suis musculairement fort », « je suis... ».

Sans compter qu'il existe quelques règles élémentaires à suivre pour augmenter la réceptivité. Par exemple, ne pas dire aux gens ce que l'on sait - ou pense savoir - de vrai à leur sujet, mais leur dire ce qu'ils voudraient qui soit vrai à leur sujet ! Bien sûr les astrologues jouent aussi sur le fait que le public oublie vite leurs prédictions. Qui se rappellera, ou se rappelle même déjà, de perles comme celle-ci : « Malgré une toile de fond positive sur l'ensemble de l’année, la première quinzaine de janvier, puis celle de septembre (1993) pourraient poser de sérieux problèmes à Pierre Bérégovoy. » On la doit à la célèbre Elizabeth Teissier dans Votre Horoscope 1993. Nous rappelons au lecteur qui serait fâché avec l'histoire récente, que Pierre Bérégovoy, Premier ministre, s'est suicidé le 1er mai 1993 (…)

Bien sur, les astrologues se servent à tout propos de l’effet puits. Ainsi Madame Elisabeth Tessier : « Des populations dans le monde souffriront de la violence dans le mois qui suit étant donné que Vénus et Pluton... » Mais ils usent et abusent également d'autres astuces destinées à accréditer leurs vaticinations toujours triangulées sur Amour-Argent-Santé. L'honnêteté intellectuelle ne doit pas être la caractéristique première dans la carte du ciel de naissance de moult astrologues. L'habileté, la roublardise s'illustrent quelquefois de belle manière. Ainsi, à un des quatre fils d’un grand Moghol, un dénommé Darah, féru d'astrologie, un devin jura sur sa propre tête qu'il porterait la couronne. Comme on s'étonnait de la témérité de cette prophétie, l'astrologue déclara : « De deux choses l'une : ou Darah montera sur le trône et ma fortune est faite, ou il sera vaincu, puis assassiné, et je n'ai plus rien à craindre de lui. »

Outre l'effet puits, les astrologues n'hésitent pas à mettre deux fers au feu ou plus subtilement un seul fer mais à double face : « Enfin, il ne tient qu'à nous d'opérer une conversion des énergies planétaires, dissonantes, en en extrayant une quintessence positive... » Une chose et son contraire, cela ne pose pas de problème à Elizabeth Teissier dans Votre Horoscope 1993.

Sans oublier qu'ils comptent aussi sur le fait que, si l'erreur est humaine, la faillibilité permanente ne l'est pas ! En effet, ni la faillibilité ni l'infaillibilité permanentes ne sont le privilège de quelques-uns ni même d’un seul. Mais, si pour l'infaillibilité cela peut sembler une évidence, en ce qui concerne la faillibilité on y prête beaucoup moins d'attention. Il faut donc rappeler que personne n'a le privilège de toujours se tromper : même nul, un astrologue fera quelquefois des prédictions qui se révéleront justes. C'est le contraire qui serait anormal. Prédisez, prédisez, il en restera toujours quelque chose.

1 Les spectacles du cirque Barnum étaient conçus pour qu’il y en ait un peu pour tout le monde, pour que tout le monde s'y retrouve, d'où leur succès.

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DOC.8

SESAME 23

La physique des miracles

HENRI BROCH

Science et Avenir HORS-SERIE, 1995

Les vases magiques

Peut-être un des plus vieux accessoires truqués qui nous soient parvenus, le vase « magique », originaire d'Etrurie méridionale, est exposé à Amsterdam au musée Allard Pierson (Archeologisch Museum der Universiteit). Ce récipient en argile de couleur brun clair est recouvert de motifs peints de couleur noir brunâtre. Sa fabrication semble remonter au commencement du IVe siècle avant notre ère. Ce vase permet de verser sans problème et à la demande deux liquides différents, comme de l'eau du vin, ou de transformer l'un en l’autre. Il est en réalité constitué de deux parties qui peuvent contenir deux liquides différents. La commande se fait simplement par le jeu des doigts qui obstruent ou libèrent des trous.

Ce faisant, ils laissent passer l'air et permettent ainsi l'écoulement d'un liquide ou de l'autre. Ce vase magique n'est pas unique. Il en existe un autre quasiment identique, originaire très certainement du même atelier antique, étiqueté « Trick Amphora Rhyton » au musée des Beaux-Arts de Boston, et daté de 370-350 avant notre ère.

Le cheval décapité

Toute l'ingéniosité antique se trouve dans une magnifique construction mécanique qui permettait à un cheval de bronze de boire puis de se faire décapiter... sans que la tête ne tombe et tout en continuant à boire.

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DOC.8

SESAME 24

Le bassin inépuisable

Rien n'y faisait. Quelle que fût la quantité d'eau que l'on prélevait dans ce bassin, il n'en demeurait pas moins toujours plein à ras bord. Un épais mystère ! Le « secret » est le suivant : ce bassin n'est en réalité, qu'un vase communicant avec un autre, dissimulé à la vue des fidèles. Et ce dernier est lui-même muni d'un astucieux système d'alimentation.

Les portes automatiques

Imaginez : dans la pénombre du temple, le prêtre s'approche et allume un feu sur l'autel qui se dresse devant les portes fermées du sanctuaire du dieu.

Quelques instants plus tard, les portes s'ouvrent lentement, mystérieusement, sans l'aide de quiconque. Effet garanti sur les fidèles ! Et pourtant, nulle intervention divine n'est nécessaire. Une fois de plus la clef du mystère réside dans l'utilisation astucieuse de l'air, de l'eau et des variations de pression. Notez que les Anciens ont prévu un système totalement réversible : lorsque le prêtre éteint le feu sur l'autel, l'eau repasse dans la sphère, le contrepoids fait son effet et les portes se ferment !

Les statues qui font des libations

Dans les temples de l'Antiquité, il était d'usage que les fidèles fassent des libations, c'est-à-dire des offrandes rituelles d'un liquide (vin, huile...) à une divinité, et celui-ci était répandu sur l'autel. Ce qui paraissait aller de soi pour un mortel devait tout de même surprendre de la part de statues en principe inertes... Le trucage est on ne peut plus simple, qui repose sur l'allumage d'un feu sur l'autel et la dilatation de l'air contenu dans le réservoir inférieur. Lorsque le feu est éteint, les libations cessent.

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SESAME 25

La statue d'Artémis

Quel était donc le secret de l’autel d'Artémis d'Ephèse, déesse de la fécondité ? Cette statue présentait la particularité miraculeuse suivante : lorsque les prêtres venaient lui rendre hommage, les seins multiples de la déesse laissaient, après quelque temps de prière, échapper du lait. Le savant allemand du XVIIe siècle Athanasius Kircher a livré, la solution. Le dôme hémisphérique qui coiffe la statue est creux ; il est composé dans sa partie inférieure d'une plaque de métal qui permet de transmettre la chaleur des lampes mobiles - celles que les prêtres déplacent sous la coupole - à l'air qui va faire pression sur le liquide (contenu dans le socle) et le faire ainsi jaillir des multiples seins d’Artémis.

La sainte tombe d’Arles-sur-Tech

Tombeau de pierre censé dater du IVe siècle, ce sarcophage qui se remplit miraculeusement d'une eau pure a connu la célébrité depuis qu'une émission de TV, le magazine Mystères, lui a consacré un long reportage déclarant ce mystère inexplicable... alors qu'il est expliqué depuis plus de trente ans ! Les données publiées par les ingénieurs hydrogéologues ayant mené l'enquête à l'époque se résument très bien sur un graphe et permettent de conclure que c'est l'eau de pluie qui remplit le sarcophage par son couvercle poreux et que cette eau met en moyenne 5 jours pour traverser le couvercle qui capte l'eau de pluie.

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DOC.9

SESAME 26

Alimentation et "pensée magique"

CLAUDE FISCHLER

Université de tous les savoirs, février 2000

Alimentation contemporaine et perception du risque Notre fonctionnement mental, en matière d'alimentation particulièrement, est profondément marqué par les mécanismes connus en anthropologie sous le nom de « pensée magique ». Au début de cette discipline, à la fin du XIXe siècle et jusqu'à une période relativement récente, on attribuait ces modes de pensée aux « primitifs ». On a depuis établi expérimentalement leur présence même chez des sujets d'un bon niveau d'éducation dans des pays occidentaux développés.

La pensée magique a pu être définie par deux « principes » la contagion et la similitude. Le principe de contagion se résume par la formule once in contact, always in contact. Le contact avec un objet réputé impur transmet au sujet cette impureté, dont il ne pourra plus s'affranchir que par le recours à un ou des rituels de purification. Le principe de similitude, de son côté, repose sur l'idée que « l'image égale l'objet ». À de multiples occasions, dans toutes les sociétés, on observe la permanence de ces deux principes de pensée magique. Dans les manifestations, par exemple, on pend ou brûle telle ou telle personnalité en effigie. En psychologie sociale, les expérimentateurs mesurent à quel point il est difficile à quiconque de déchirer une photographie de ses enfants ou d'un être cher (beaucoup moins lorsque l'image est celle d'une personne haïe).

Contagion et similitude, ces deux principes essentiels de la pensée magique, convergent, lorsqu'il s'agit d'alimentation, dans le « principe d'incorporation » : la représentation mentale, dont on a montré le caractère général, selon laquelle le mangeur est transformé par le mangé, acquiert ses caractéristiques réelles ou imaginaires : « on est ce qu'on mange ». C'est ce principe de représentation qui fait dire, en français, que l'on a « mangé du lion » si l'on manifeste une énergie particulière au bureau ou, en italien, que l'on a mangiato pane e volpe (mangé du pain et du renard) si l'on montre de la ruse dans une négociation. La publicité pour les produits alimentaires fait un usage constant de ce mécanisme, par exemple lorsque, comme l'eau d'Évian il y a quelques années, elle promet que « l'eau d'Evian vous donne ce que la montagne lui a donné », soit, selon les interprétations, des sels minéraux (mais Évian n'en contient guère), la force grandiose des montagnes, les vertus associées à l'altitude, à la proximité avec le ciel mais surtout à la pureté des glaciers. (...)

Si l'on est ce que l'on mange, il faut absolument maîtriser ce que l'on mange. Or toutes les enquêtes récentes sur la perception de l'alimentation moderne mettent en évidence cette caractéristique : les répondants, de façon presque unanime, se plaignent de ce qu'on « ne sait plus ce qu'on mange ».

De même, l'analyse de la réception de la crise de la « vache folle » met en évidence le besoin qu'ont les individus de « savoir ce qu'ils mangent » et de ne pas se voir imposer un risque qu'ils ne maîtrisent pas.

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SESAME 27

Objets comestibles non identifiés (OCNI) C'est là que réside le plus grand sujet d'inquiétude pour le consommateur contemporain. L'aliment est devenu, depuis quelques décennies, un produit de consommation de masse : production industrielle, grande distribution (réseaux de supermarchés), conditionnement élaboré, marketing et communication. La transformation croissante des produits par les filières agroalimentaires et la mondialisation des filières d'approvisionnement créent une distance croissante entre le consommateur et ses aliments, qui sont perçus de plus en plus comme mystérieux, louches, sans histoire ni identité connue. Ils sont devenus de véritables OCNI - Objets comestibles non identifiés. Il suffit d'interroger les consommateurs pour entendre l'expression de ce malaise, avec la phrase, constamment répétée : « aujourd'hui, on ne sait plus ce qu'on mange ».

C'est ce facteur qui explique que, depuis les débuts de l'industrie agroalimentaire, des tensions et des peurs ont surgi cycliquement, ont culminé avec des crises plus ou moins graves, puis se sont résolues provisoirement, avant de réapparaître. La crise de la « Vache folle » a, jusqu'ici, été la plus violente de ces crises. Mais avant elle, la tension existait déjà, et elle devient d'autant plus forte que les consommateurs se sentent tiraillés entre, d'une part, les bénéfices que leurs procurent les produits modernes (...) et l'inquiétude qu'ils leur causent. Ainsi le malaise du mangeur moderne peut se ramener à cette triple proposition : « Je suis ce que je mange ; Je ne sais plus ce que je mange ; Sais-je encore ce que je suis ? ».

Face à l'inquiétude du consommateur, les producteurs et les distributeurs cherchent des réponses. Ils développent des marques, des labels, des appellations d'origine ; ils perfectionnent l'étiquetage informatif. Jusqu'à présent, néanmoins, ces efforts n'ont pas suffi à réduire la méfiance ou l'anxiété. On peut même se demander si, à eux seuls, ils peuvent y parvenir. En effet l'idée, particulièrement vivace, semble-t-il, aux États-Unis, selon laquelle les choix alimentaires des individus pourraient procéder exclusivement de décisions rationnelles prises individuellement en fonction d'une information scientifique garantie par l'État, néglige ou nie une dimension essentielle du comportement alimentaire humain : la sélection des aliments, chez l'homme, procède pour une très large part de déterminismes collectifs, culturels et sociaux qui gouvernent, sans que les sujets en aient nécessairement conscience, aussi bien les horaires des prises alimentaires que leur contexte, leur composition et leur déroulement.

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SESAME 28

La peur du loup SOPHIE RIGAL

Sciences et Avenir, juin 1995

Deux cents ans après sa disparition dans le Gévaudan, la bête féroce refaisait surface l'année dernière (1994) dans les Vosges. Faits et/ou légendes ?

Être mangé tout cru !

Les récits traditionnels du Petit chaperon rouge appartiennent au bassin de la Loire et au Tyrol.

De Juin 1764 à Juin 1767, un quart de siècle avant la Révolution, une bête inconnue ensanglante le haut Gévaudan et la haute Auvergne, attaquant plus d'une centaine de personnes. La rumeur publique s'empare de l'affaire et se répand jusqu'en Angleterre et en Allemagne.

L’imagination populaire a transfiguré la terreur que lui inspiraient les loups à cette époque et a perpétué, jusqu'à nos jours, le mythe de la Bête du Gévaudan. Transformation d'un fait divers en mystère, puis en légende dans laquelle se mêlent étroitement tradition orale et fragments de documents très détaillés établis par les hauts fonctionnaires de l'époque.

Les premiers dégâts occasionnés par la bête ne firent pas grand bruit ; jusqu'à la découverte des restes d'une jeune fille, Jeanne Boulet, native de Saint Etienne de Lugdarès. Durant trois longues années, la bête rôde, dévore, égorge et décapite. Essentiellement des femmes et de jeunes enfants. Le drame ébranle une province déjà affaiblie par plusieurs années de crise grave (mauvaises récoltes, hivers rigoureux…).

Pour l'évêque de Mende, toutes ces épreuves portent la marque du châtiment divin : « ...La Bête joint à la force la ruse et la surprise et fond sur ses proies avec une vitesse incroyable... ».

Ceux qui affirment l'avoir vue en donnent une description étonnante : elle a la taille d'un veau ou d'un renard, un museau de lévrier, les pattes aussi fortes que celles d’un ours et « …tantôt fort grande, tantôt très petite, elle se redresse sur ses deux jambes de derrière (...) elle fait dans cette position de petites singeries. » Les bruits les plus fous courent sur son compte : elle possède le don d'ubiquité car on signale sa présence partout à la fois. Pour les paysans, elle incarne le Diable, échappant aussi bien aux battues qu'aux tentatives d'empoisonnement.

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SESAME 29

Face à la multiplication des victimes et à l'audace toujours croissante de l'animal, on informe le roi Louis XV qui envoie successivement Duhamel, capitaine des dragons, Denneval, chasseur de loups et Antoine de Beauterne, porte arquebuse du roi. Ils abattront plusieurs loups et louves et les crimes cesseront le 19 Juin 1767 après l'exécution d'un grand loup.

Pourtant certains naturalistes pensent que plusieurs des crimes ne peuvent être ceux à d'un loup. Alors, que fut la Bête ?

Une hyène, un hybride de lionne et de loup ou un animal dangereux dressé par un redoutable psychopathe ? Les interprétations seront nombreuses et la bête aura la vie dure et longue, à la mesure de son origine dans une mentalité paysanne modelée par des frayeurs ancestrales. Pendant plusieurs mois, la presse de l'époque va jouer un rôle déterminant dans la propagation de la légende, s'emparant du goût que les hommes ont pour le sensationnel et le merveilleux, ne désignant la créature que sous le nom de bête féroce, exagérant à loisir ses atrocités. Aujourd'hui, il n'y a plus de loups en France et pourtant on signale régulièrement leur apparition ou celle de félins divers : en témoignent la bête de Meaux dans les années 70, la lionne de Noth dans la Creuse, la panthère de Pornic et plus récemment le loup de Mercantour, apparu dans les Vosges en 1994...

Par le truchement de rumeurs, des hypothèses sont échafaudées, souvent nourries de vagues conversations, relayées par le système médiatique et encouragées parfois par une économie locale « en manque » de touristes. En général, la présence d'un gros chien permet de clore rapidement l'information et l'explication la plus fréquemment fournie par les enquêteurs officiels se résume aux frasques d'animaux captifs, libérés par négligence ou délibérément relâchés par leur maître.

Ces apparitions inexpliquées d'animaux mystérieux sont répandues dans le monde entier. Les « félins-mystères » suscitent fascination et inquiétude face à des animaux qui évoquent légendes et histoires d'autrefois. Tous ont leur place dans le bestiaire imaginaire de l'homme, ils renvoient à la violence, à la férocité mais aussi à l'idée de séduction et de puissance sauvages. Quand au loup, témoin du passé, il fait ressurgir des peurs qui n'ont jamais été totalement enterrées.

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SESAME 30

Les Chinois croient que...

NICOLAS JOURNET

DOSSIER Sciences Humaines, août – septembre 1995

Un habitant du Queensland (Australie) rencontra un Chinois qui portait un bol de riz sur la tombe de son frère. L'Australien, en plaisantant, lui demanda s'il pensait que son frère viendrait le manger. Le Chinois répondit : « Non, nous offrons du riz aux gens pour exprimer notre amitié et notre affection. Mais, d'après votre question, je suppose que dans ce pays vous mettez des fleurs sur la tombe d'un mort parce que vous croyez qu'il aimera les regarder et sentir leur parfum ».

Vraie ou non, cette bonne histoire a été reprise par A. R. Radcliffe-Brown dans un but précis : rappeler à ses étudiants que, face à une culture étrangère, il est facile de se tromper sur les intentions des gens que l'on observe en train d'agir.

Cet avertissement est mérité dans la mesure où, rappelle Gérard Lenclud, derrière un objet, une pratique rituelle, un discours ou une action, les observateurs supposent facilement la présence de croyances multiples et variées. Or, cette attribution naïve peut mener à deux erreurs.

D'abord, sur le contenu de la croyance, comme notre Australien ci-dessus aurait pu le faire s'il n'avait posé la question.

Ensuite, sur l'attitude mentale que l'on attribue aux « croyants » : croire, dans la pensée occidentale, c'est avoir une conviction au sujet d'un objet improbable (donc souvent surnaturel ou religieux).

Mais, selon Jean Pouillon, chez les Dangaleat du Tchad, les « mauvais esprits » ou margaï ne font pas l'objet d'une croyance : ils sont un fait d'expérience, tout comme la chute des pierres ou le retour des saisons.

Il faut également admettre qu'attribuer une croyance à autrui revient, en tout état de cause, à désigner son contenu comme faux. Qui oserait écrire qu'Einstein croit que la vitesse de la lumière est une constante ou que les Écossais savent que les fantômes existent ? C'est ce que résume Jean Pouillon dans la formule suivante : « Si je dis que les Dangaleat croient à l'existence des margaï c'est parce que moi, je n'y crois pas et que, n'y croyant pas, je pense qu'eux ne peuvent qu’y croire à la manière dont j'imagine que je pourrais le faire ».

Mais, aussi périlleux que soit le processus d'attribution de croyance, il est difficile d'y échapper. « Une conception de la culture ou de la tradition conçue en termes strictement pragmatiques est difficilement soutenable, écrit Gérard Lenclud. Aucune théorie de l'homme social, aucune description culturelle ne peut faire l'économie d'hypothèses psychologiques ».

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SESAME 31

Biorythmes L’apparence de la sc ience

JEAN-BRUNO RENARD

DOSSIER Sciences Humaines, août - septembre 1995

Croyance et science sont deux démarches différentes. Mais l’importance acquise par les sciences fait que de nombreuses croyances leur empruntent aujourd’hui leurs apparences pour mieux convaincre. L’exemple d’une parascience : les biorythmes.

On croit aux « parasciences » parce qu'elles offrent l'apparence des théories et des méthodes scientifiques. Dans un monde où la science - et non plus la religion - est devenue le cadre de référence dominant, les croyances magico-religieuses ont tout avantage à imiter les théories scientifiques. Ainsi l'ufologie justifie la croyance aux extraterrestres, la parapsychologie prouve la toute-puissance de la pensée - voire la survie de l'âme - et la cryptozoologie confirme la croyance au yéti ou au monstre du Loch Ness. L'exemple des biorythmes est particulièrement éclairant : sous un vernis scientifique se cache un discours magique traditionnel. Il ne s'agit donc pas simplement de critiquer une « fausse science », mais aussi de comprendre à quels besoins répond une parascience.

La théorie des biorythmes prétend que nous sommes soumis, à partir de notre jour de naissance, à trois cycles biologiques : un cycle de 23 jours régit notre forme physique, un cycle de 28 jours notre forme émotionnelle et un cycle de 33 jours notre forme intellectuelle. Chaque cycle peut être représenté par une courbe sinusoïdale avec une phase supérieure de libération d'énergie puis une phase inférieure de recharge d'énergie. Selon la théorie des biorythmes, pendant la période haute, ou positive, nous sommes plus performants : endurance physique, bonne humeur, optimisme, créativité, puissance intellectuelle. Pendant

la période basse, ou négative, nous vivons un peu « au ralenti ». Mais les moments de plus forte instabilité sont les jours dits « critiques », quand la courbe coupe la ligne horizontale séparant les phases haute et basse du cycle : soit les 1er, 12e et 13e jours du cycle physique ; les 1er et 15e jours du cycle émotionnel et les 1er, 17e et 18e jours du cycle intellectuel. Il y a également des jours « moyennement critique » lorsque la courbe atteint le maximum de sa phase supérieure ou le maximum de sa phase inférieure : soit les 7e et 18e jours du cycle physique, les 8e et 22e jours du cycle émotionnel et les 9e et 26e jours du cycle intellectuel. Pendant ces jours, les capacités de l'individu sont censées être fortement ou légèrement diminuées, selon que l'on se trouve dans des jours « critiques » ou « moyennement critiques ». Chaque jour de notre existence peut donc être défini - pour chacun des trois rythmes biologiques - comme « bon », « moyen » ou « mauvais ». Le jour de notre naissance correspond au point de départ simultané des trois cycles sur la ligne horizontales. Connaissant la date de naissance, des calculs permettent de savoir, pour un jour donné, passé, présent ou à venir, à quel moment de chacun de nos cycles nous nous trouvons. Par exemple, une personne née le 10 août 1965 se trouve le 21 juin 1995 au 6e jour de son cycle physique, au 16e jour de son cycle émotionnel et au 18e jour de son cycle intellectuel (jour critique). Cette personne se trouve en phase positive de son cycle physique mais en phase négative pour les deux autres cycles. La connaissance des biorythmes nous permettrait donc de mieux maîtriser notre vie en étant plus prudents pendant les jours critiques ou négatifs et en se donnant à fond les jours positifs. On évitera de réaliser une performance sportive ou de subir une opération chirurgicale les

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jours critiques du cycle physique, une rencontre amoureuse n'est pas recommandée les jours critiques du cycle émotionnel et mieux vaut renoncer à un travail cérébral les jours critiques du cycle intellectuel. Au contraire, nous sommes au meilleur de notre forme pour réaliser des exploits lors de nos « bons » jours. Plus encore, le calcul permet de comparer les biorythmes de deux personnes quelconques et de déterminer leurs « taux de compatibilité », c'est-à-dire, pour chacun des trois cycles, le pourcentage de jours où les positions cycliques de ces deux personnes sont identiques. Par exemple une personne née le 10 août 1965 et une autre le 27 octobre 1968 ont 91% de compatibilité physique, 86% de compatibilité émotionnelle et 15% de compatibilité intellectuelle. Si l'on en croit la littérature sur les biorythmes, les entreprises les plus modernes des sociétés industrielles les utilisent largement et avec succès. Aux États-unis, des compagnies d'assurance offriraient des calculs de leurs biorythmes aux nouveaux assurés, afin de diminuer le nombre d'accidents. Au japon, plus de cinq mille entreprises utiliseraient les biorythmes pour réduire les accidents de travail ou de transport. « En 1964, la Ohmi Railway Compagny entreprit de calculer les biorythmes de ses 700 chauffeurs, auxquels elle distribua des cartes les informant de leurs jours critiques. La première année, le taux d'accidents chuta de 50%. En 1973, Ohmi enregistre pour ses autobus une sorte de record : quatre millions de kilomètres sans accrochage ! » Toujours au japon, les facteurs qui distribuent le courrier placeraient à l'avant de leur cyclomoteur un petit fanion de couleur indiquant, à l'intention des piétons et des automobilistes, s'ils se trouvent dans un jour critique.

La première raison de la vraisemblance scientifique des biorythmes réside dans cette apparence mathématique. Puisqu'on calcule, c'est scientifique ! Des « règles de biorythmes » semblables à des règles à calcul, des calculatrices spécialisées, des petits programmes pour calculatrices programmables ou pour ordinateurs personnels permettent de déterminer aisément la position de chaque cycle pour un jour donné. Les trois nombres 23, 28 et 33 n'ayant pas de facteurs communs, les possibilités de combinaisons des trois cycles sont très élevées et on ne retrouve la situation de départ où les trois cycles partent du même point qu'après une durée de 21252 jours (23 x 28 x 33), soit à un peu

plus de 58 ans. Le résultat du calcul paraîtra donc « original » - comme si c'était la solution d'un problème algébrique - et quasi unique, puisqu'une combinaison particulière des cycles se retrouvera au plus une seconde fois durant toute la vie d'une personne. Si l'on dispose d'un écran graphique, le résultat est d'autant plus impressionnant puisqu'il prend la forme de courbes, qui est l'image type de l'activité scientifique.

Ne pas confondre rythmes biologiques et biorythmes

En deuxième lieu, la théorie des biorythmes parait vraisemblable du fait des progrès de la recherche scientifique concernant les rythmes biologiques. On connaissait le rythme cardiaque, le cycle menstruel et la courbe journalière de la température du corps. On connaît maintenant les rythmes circadiens - c'est-à-dire dont la périodicité est d'environ 24 heures - des sécrétions hormonales, de la production des globules rouges, de la division cellulaire, etc. Les ondes cérébrales sont détectées au moyen des courbes de l'électroencéphalographe. L'étude du sommeil a mis en évidence des cycles (d'environ 60 à 100 minutes) composés de phases distinctes (sommeil lent puis sommeil paradoxal). Des expériences ont été réalisées sur les « horloges biologiques » de l'être humain en supprimant les repères temporels d'individus. Par exemple, en 1962, le spéléologue Michel Siffre est resté sous terre deux mois tandis qu'une surveillance médicale à distance observait ses périodes de veille et de sommeil. Une équipe française du CNRS est spécialisée en « chronobiologie humaine » (CNRS 105) : elle a en particulier découvert en 1985 que le taux de lymphocytes circulant dans le sang variait considérablement au cours de la journée et même en fonction des saisons, autrement dit que le système immunitaire d'un individu n'était pas constant. « Il s'agit, commente l'article du Monde consacré à cette information, d'une nouvelle illustration de l'importance croissante qu'est en train de prendre la chronobiologie, cette branche de la biologie qui étudie les variations des phénomènes vitaux en fonction du temps. » Ces recherches ont pour conséquence que l'efficacité d'un médicament varie en fonction du moment où on l'administre. Mais il ne faut pas confondre rythmes biologiques et

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biorythmes : la distance qui les sépare est très exactement ce qui différencie par exemple l'influence de la lune sur les marées et l'influence astrologique de la lune, c'est-à-dire la science et la parascience. Une troisième source de vraisemblance des biorythmes réside dans l'apparente qualité scientifique des découvreurs et des chercheurs. La littérature sur les biorythmes insiste sur leur découverte par des savants. A la fin du siècle dernier, les médecins autrichiens Wilhelm Fliess (1858-1928) et Hermann Swoboda, qui participèrent activement au cercle psychanalytique autour de Sigmund Freud, affirmèrent l'existence d'un cycle physique (23 jours) et d'un cycle émotionnel (28 jours). Dans les années 1920, l'ingénieur autrichien Alfred Teltcher, professeur dans une école d'ingénieurs à Innsbruck, crut pouvoir déduire de l'observation des variations de performance de ses étudiants l'existence d'un cycle intellectuel de 33 jours. A l'heure actuelle, presque chaque pays possède son ou ses « Instituts de recherche sur les biorythmes ». Quatre ou cinq livres sur les biorythmes sont disponibles en français et la mode des biorythmes est largement répandue depuis une quinzaine d'années en France, et depuis une vingtaine d'années aux États-unis.

Ce que cachent les apparences

Les apparences scientifiques de la théorie des biorythmes sont en réalité très fragiles. Wilhelm Fliess est bien une personnalité connue, qui figure dans le Petit Larousse, mais en raison de sa correspondance avec Freud, et non de sa contribution à la théorie des biorythmes. Ses travaux ont été très rapidement rejetés comme excentriques, non seulement par Freud lui-même, mais par toute la communauté scientifique. Son ouvrage principal est une curiosité intellectuelle : Les Relations entre le nez et les organes génitaux de la femme. Hermann Swoboda est un auteur obscur : ses textes sur les biorythmes auraient disparu en 1945 lors de l'occupation de Vienne par les troupes soviétiques. Alfred Teltcher est encore plus mystérieux : aucun document direct n'est disponible sur lui. Enfin, force est de constater qu'aujourd'hui aucun « spécialiste » des biorythmes et aucun membre d'« Institut de recherche sur les

biorythmes » n'appartient à la communauté scientifique.

Le deuxième fait évident est que les rythmes biologiques n'ont jamais le caractère fixe, immuable et mathématique des biorythmes. Le cycle menstruel connaît des variations non seulement entre femmes, mais chez la même femme. En 1930, le psychologue américain Hersey conclut à l'existence de « cycles émotionnels » chez l'homme variant de 21 à 65 jours, non seulement d'un individu à l'autre mais encore pour un même individu. De plus, ces cycles sont très dépendants de l'environnement et ne peuvent donc pas exercer une contrainte interne immuable sur la personne. Il n'existe enfin aucune raison connue pour que les biorythmes commencent tous les trois à l'instant de la naissance : on observe au contraire que les rythmes biologiques se mettent en place à des moments différents et, le plus souvent, avant la naissance. La théorie des biorythmes n'a donc qu'un lointain rapport avec la « chronobiologie ». Aucune des études statistiques qui prétendent démontrer l'existence des biorythmes n'est fiable. Inversement, plus d'une vingtaine de recherches sérieuses ont démontré qu'il n'existait aucune corrélation entre les événements de la vie et les positions biorythmiques.

Le mécanisme psychologique de la

croyance Les croyants aux biorythmes se comportent comme les individus superstitieux, dont l'expérience semble toujours confirmer les pratiques : ou bien cela marche (et les pratiques superstitieuses sont alors directement confirmées), ou bien cela ne marche pas (et les pratiques superstitieuses sont confirmées aussi car le sujet pense que «cela aurait été pire» s'il n'avait pas effectué une pratique superstitieuse). Les psychologues connaissent bien cette réaction, qu'ils appellent « réduction de la dissonance cognitive ». D'autres phénomènes psychologiques peuvent expliquer les apparents succès des prédictions biorythmiques. Ainsi, le fait de croire à l'avance que l'on va se trouver dans un bon ou dans un mauvais jour peut entraîner chez un individu des conduites de succès ou d'échec, dont le résultat servira surtout à confirmer sa propre croyance :

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c'est le phénomène dit de self-fulfilling prophecy, ou « prophétie auto-réalisatrice ». Une personne qui est persuadée quelle sera de mauvaise humeur tout au long de la journée sera effectivement de mauvaise humeur. A l'inverse, mais toujours avec le même résultat, la diminution des accidents chez les personnes inquiètes au moment des phases négatives ou critiques de leurs biorythmes s'explique aisément par un comportement prudent. Un phénomène semblable a été observé chez les automobilistes qui possèdent une médaille de saint Christophe : ils ont significativement moins d'accidents que les autres... parce qu'ils sont significativement plus prudents !

La force des biorythmes, comme celle de la superstition, est de fournir une « boussole magique » pour naviguer au mieux parmi les bonheurs et les malheurs de la vie quotidienne. La calculatrice de biorythmes, sous une apparence scientifique, est en réalité un oracle moderne. Les arguments avancés pour inciter à croire aux biorythmes parlent d'eux-mêmes :

- « Comment comprendre et prédire les cycles mentaux et corporels qui donnent la clé du succès et du bonheur » ;

- « Tirez avantage de vos cycles biologiques naturels et menez une vie plus heureuse plus réussie » ;

- « Pour réussir, sachez utiliser vos biorythmes » ;

- « Avec qui vous entendez-vous ? » ;

- « Pour savoir d'avance si vous êtes dans un "bon jour" » ;

- « Déterminez vos bons et mauvais jours », etc.

Tous les dommages de l'incertitude sont évoqués : accidents, problèmes de santé, examens, relations sentimentales, sexe d'un enfant à naître. Il n'en est pas autrement pour les pratiques traditionnelles de divination. L'aspect combinatoire des biorythmes rappelle exactement celui des systèmes de signes divinatoires, comme la cartomancie, la géomancie, le Yi-King, etc., avec cette différence que le hasard qui préside au tirage d'une combinaison ne dépend pas de la main du devin mais de la date de naissance. Les biorythmes et l'astrologie ont en commun d'utiliser la date de naissance et de développer des « calculs » aboutissant à des « prédictions individualisées » qui paraissent plus

scientifiques que les cartes du tarot ou la boule de cristal. Ce n'est pas un hasard si les articles sur les biorythmes se trouvent plus fréquemment dans les magazines de l'occulte - Nostra (aujourd'hui disparu), Horoscope - que dans les revues consacrées à la santé. Les livres sur les biorythmes sont classés au rayon occultisme des librairies et les règles de calcul biorythmique sont vendues dans les boutiques d'ésotérisme, non dans les pharmacies. Dans les services Minitel, le calcul des biorythmes va de pair avec celui de l'horoscope et de la numérologie. Les biorythmes permettent de prédire l'avenir, et les catégories utilisées - « bon jour », « jour critique » - rappellent singulièrement les jours fastes et néfastes des croyances superstitieuses. De curieux concepts magico-scientifiques sont avancés : «La bio-chance existe vraiment. Des personnes ont constaté qu'elles ont bien plus de chance lorsqu'elles sont simultanément en phase haute à la fois dans le cycle de l’émotivité et dans le cycle intellectuel. »

Les biorythmes ne sont pas seulement divinatoires, ils permettent une pratique magique, par exemple choisir les « bons jours » pour prendre rendez-vous chez le dentiste, pour négocier un contrat ou pour concevoir un enfant d'un sexe souhaité.

Le calcul des « taux de compatibilité » entre deux personnes est en réalité une simple mesure de ressemblance statistique, mais on en tire bien vite des conclusions sur leur accord physique, sentimental et intellectuel. Cette démarche est identique à celle de l'astrologie - quelle soit occidentale ou extrême-orientale - lorsqu'elle définit les ententes et les mésententes entre individus selon leur signe astrologique.

Les trois cycles eux-mêmes sont un avatar moderne d'une très ancienne conception tripartite de l'être humain qui remonte à Platon et Aristote. Ce dernier distingue en effet l'âme végétative, qui préside à l'activité physique, corporelle, l'âme sensitive, qui régit la vie affective, et l'âme pensante, qui correspond à la vie intellectuelle. On retrouve cette tripartition dans de nombreux systèmes divinatoires. Chacun connaît les trois célèbres rubriques des horoscopes : santé, amour, travail. La chiromancie, ou divination par les lignes de la main, distingue la ligne de vie, la ligne de cœur et la ligne de tête. La physiognomonie, qui prétend découvrir le caractère des individus en fonction de leur apparence physique, fait

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correspondre le bas du corps aux instincts, la poitrine aux sentiments et la tête à l'intellect ; le visage reflète à nouveau cette tripartition avec le menton et la bouche pour la vie instinctive, l'ensemble nez-yeux-oreilles pour la vie affective et le front pour la vie mentale. En s'inscrivant dans cette tripartition, la théorie des biorythmes rejoint bien d'autres disciplines ésotériques qui prétendent agir sur la totalité de la personne.

La conception d'un être humain dominé par des cycles est tout aussi ancienne : elle

inscrit l'homme dans l'univers, lui-même soumis à de multiples phénomènes cycliques, en particulier astronomiques. Il est significatif qu'une calculatrice de biorythmes ait été appelée « Kosmos ». Par sa conception unitaire de l'homme replacé dans l'univers, la théorie des biorythmes rompt avec le morcellement des connaissances scientifiques et prend la dimension d'un mythe, qui trouve naturellement sa place dans le courant actuel du New Age.

Les sciences et leurs doubles

Les limites du domaine des sciences sont loin d'être précises. Certaines médecines dites « parallèles » (homéopathie, acupuncture, mésothérapie et autres spécialités) sont couramment pratiquées par des diplômés. D'autres disciplines comme l'astrologie, la numérologie et l'alchimie ont résolument opté pour un fonctionnement distinct, sans prétention scientifique, mais en se réclamant d'une tradition ancienne. Le phénomène des parasciences proprement dites apparaît lorsque, parallèlement à un ensemble de connaissances approuvées par la communauté scientifique, une doctrine dissidente, minoritaire, excentrique et non autorisée se développe et suscite des travaux. La particularité de ces parasciences est qu'elles s'efforcent de maintenir des procédures d'exposition et de validation identiques (ou qui ressemblent) à celles de la science dite normale. Ainsi, presque toutes les sciences officielles ont un « double » parascientifique qui leur ressemble et prétend, lui aussi, énoncer des vérités ou du moins des hypothèses probables sur des sujets que la science « normale » estime inexistants, non significatifs ou situés hors de sa portée.

La para-archéologie s'intéresse aux civilisations mythiques (Atlantide, Mu, Thulé), aux hypothèses sur les Anciens astronautes (civilisations créées par des extraterrestres), aux mystères des techniques anciennes (mégalithes et pyramides), à la présence de l'homme antérieure à l'ère quaternaire.

La para-astrobiologie s'intéresse à l'existence d'extraterrestres actuels, étudie les apparitions de soucoupes-volantes et de leurs occupants,

La parabiologie développe des théories sur le magnétisme, le « corps énergétique » et les biorythmes.

La parabotanique attribue une vie psychique aux plantes. Elles seraient sensibles à la voix humaine, à la musique, éprouveraient des émotions.

La paragéologie manipule des théories variées sur l'existence de forces telluriques. Elle étudie certains lieux « maudits » (triangle des Bermudes). Elle explique de nombreux phénomènes à partir de la théorie de la « Terre creuse » ou à partir d'autres doctrines cataclysmiques (déluges, comètes, heurts de planètes).

La paragéométrie affirme que les formes géométriques, planes ou en trois dimensions, émettent des ondes de forme qui peuvent être bénéfiques ou nuisibles à l'être humain. Certains architectes s'en inspirent.

La parahistoire consiste surtout en spéculations sur des énigmes historiques typiques : morts contestées (Jeanne d'Arc, Louis XVII, Hitler) ; trésors cachés (Cathares, Templiers, nazis) ; personnages mystérieux (le Masque de fer). La parahistoire insiste beaucoup sur le rôle de l'invérifiable : complots et sociétés secrètes.

La paraphysique développe des théories sur le continuum entre psychisme et matière. Elle attribue entre autres une vie psychique aux particules subatomiques.

La parapsychologie étudie les phénomènes autrefois considérés comme surnaturels : dons cognitifs (perception extrasensorielle, voyance, télépathie), action directe de la pensée sur la matière (télékinèse, lévitation, impression de films photographiques par la pensée), expériences de sortie hors du corps (bilocation, corps astral, états proches de la mort).

La parazoologie ou cryptozoologie , science des animaux cachés, s'intéresse aux témoignages sur les créatures mystérieuses (serpents de mer, poulpes géants, monstres, yéti, Bigfoot, oiseaux géants).

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Le maître de l’illusion

JAMES RANDI

Affiche1

Pendant quinze ans, l'illusionniste américain James Randi a offert la coquette somme de dix mille dollars à qui ferait devant lui la preuve de ses pouvoirs paranormaux. Plus de trois cents personnes ont tenté l'épreuve, toutes ont échoué... 1 Sciences et Avenir, La physique des miracles, HENRI BROCH, juin 1995

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Homo scientificus Le crépuscu le des magic iens

MICHEL PATY

Sciences et Avenir HORS SERIE, juin 1995

Le paranormal porte avec lui l'ambition de se placer sur le terrain des sciences. C'est ainsi, par exemple, que les amateurs de « psi » se sont emparés de la mécanique quantique pour essayer d'expliquer la télépathie. Un épistémologue examine cette prétention sous trois aspects : celui des faits, de la méthode et de l'objet.

Toute expérience n'est pas science, tout fait n'est pas objet de science, toute réflexion sur les faits n'est pas science, même si le raisonnement y tient une part ; tout élément de signification perçu ou conçu à partir de ces faits ou de ces réflexions n'est pas science. Et cela est bien ainsi : tout ce qui fait notre expérience n'a pas besoin d'être transformé en science. L'expérience subjective représente quelque chose de bien réel, comme vécu existentiel ; les impressions ressenties peuvent y être plus riches que les faits matériels qui lui correspondent ; les vivre et les analyser rationnellement sont deux choses distinctes qui ne se recouvrent pas. On peut dire aussi cela à propos de certains processus de pensée qui sont à l'origine des découvertes scientifiques.

Des prémonitions, des "transmissions de pensée" entre des individus peuvent très bien constituer de telles "expériences" vécues ou de la communication intersubjective, dont l'intensité varie selon les individus. La psychokinèse1 sort évidemment de ce registre, puisqu'elle fait appel à des effets physiques provoqués par la seule action de la pensée. Les partisans du paranormal veulent voir les "faits" de la subjectivité tels que la

1 Terme désignant, en parapsychologie, l’action directe de l’esprit sur la matière.

prémonition ou la transmission de pensée comme étant d'une nature semblable aux faits physiques. La télépathie, par exemple, résulterait de la propagation de signaux physiques dans l'espace, émis et captés par des consciences, qui seraient en quelque sorte des "antennes" sensibles. Ils invoquent l'expérience subjective effectivement éprouvée comme une confirmation de l'existence de phénomènes "physiques" de cette nature.

C'est alors qu'intervient la prétention du paranormal à accéder au rang de science. Il lui faut en effet se porter sur le terrain déjà très balisé de la physique elle même, qui a priori ne les reconnaît pas, et même les nie. Il lui faut en même temps proposer une explication "théorique" de ces "faits" qui puisse être crédible. Ici encore, c'est la physique qui constituera la principale instance de référence, et les partisans des parasciences en proposeront une modification pour ménager une place à des actions psychophysiques. Ils chercheront donc dans la physique le défaut de cuirasse, par où pourraient s'insérer, selon eux, de telles actions.

Le paranormal porte donc avec lui l'ambition de se placer sur le terrain des sciences : cette appartenance lui donnerait la légitimation à s'affirmer réel, lui ferait perdre l'ambiguïté qui s'attache à sa dénomination, dans cet entre-deux de l'existant et du normal qui pourrait bien n'être que celui de l'imaginaire et de l'aberrant.

Les parasciences se veulent des sciences à part entière. Examinons cette prétention sous trois aspects : celui des faits, de la méthode et de l'objet. Les faits relatifs aux parasciences, qui sont la plupart du temps des faits reproductibles, dépendent de conditions à la fois physiques et psychiques. Leur appréciation, à la faveur de protocoles

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de contrôle, reste subjective, et ils ne sont jamais indiscutables - pour les trouver tels, il apparaît qu'il faut "avoir la foi". Ils sont donnés à saisir à travers des témoignages sur des expériences subjectives et singulières, et non par manifestation directe, constatable universellement. Même quand il s'agit de les tester par des effets physiques la mise en évidence de ces derniers ne peut jamais être séparée de leur aspect psychique. Quand on demande aux physiciens de cautionner l'existence de ces faits, ils sont en général parfaitement incompétents sur cet aspect psychique ; leur éventuelle tendance réductionniste des phénomènes à la seule physique les rend, d'une certaine manière, aveugles et les met d'ailleurs à la merci du premier illusionniste venu.

La méthode est de toute évidence en recherche d'elle-même entre l'appel à la psychologie et l'appel à la physique, sans avoir réussi même à épurer la complexité qui enrobe le donné "factuel" comme le font au contraire, des sciences où le singulier et le subjectif imprègnent le donné, notamment l'anthropologie, par sa prise en compte de la participation de l'observateur et par les méthodes propres qu'elle a su développer.

Quant à l'objet, à savoir l'ensemble des phénomènes paranormaux, il n'est pas clairement défini, sinon de manière négative ; les phénomènes dont il est question sont censés se marquer par des effets physiques mais sont incompatibles avec les explications physiques que l'on pourrait en donner avec la physique que nous connaissons. On voit combien sont liés, dans cette recherche de scientificité des parasciences, les faits, la méthode et l'objet, au point de former, dans les procédures telles qu'elles ont été proposées, un véritable cercle vicieux. Au lieu de reposer au départ sur des faits irrécusables, constatables par tous, l'argumentation des promoteurs des parasciences s'efforce de faire admettre que de tels faits sont possibles à condition d'accepter une interprétation très particulière d'une théorie physique ou d'une autre - la mécanique quantique étant celle qui est mise le plus souvent à contribution, sous couvert de ses "interprétations" nécessaires. Certaines de ces interprétations font intervenir l'interaction "objet-sujet", mais d'une manière qui ne se ramène pas, sans de graves distorsions, à une simple action physique entre les deux.

L'objet y est, en quelque sorte, défini d'emblée avant que l'on se soit assuré des faits, par une sorte de parasitage de théories scientifiques acceptées. Dès lors que leur possibilité est ainsi considérée comme admise, ils sont décrétés réels et une "méthode" est alors produite pour assurer leur mise en évidence et, du même coup, leur garantir l'explication, que l'on avait en fait adoptée au départ. Les partisans des pseudo-sciences invoquent volontiers l'incertitude dans laquelle sont les sciences elles-mêmes quant à leurs faits, leurs méthodes et leurs objets. C'est donc maintenant en nous plaçant sous le porche de la science que nous allons considérer les critiques qui peuvent être faites des sciences avec pedigree. Il est vrai que les critiques entament bien des certitudes : la science reste une activité humaine et l'on devra toujours s'interroger sur la nature des vérités qu'elle affirme. Les prophètes des parasciences y verront une égalité de condition avec la leur : le porche du temple si difficile à franchir n'aurait plus lieu d'être protégé. Et pourtant, elles sont encore retenues dans leur cercle magique et ne parviennent pas à entrer, à juste raison. Mais, alors, où le bât blesse-t-il ? Dans la difficulté à affirmer sans hésitation la vérité des connaissances, même de celles que l'on persiste cependant à qualifier de scientifiques, est-il possible malgré tout de maintenir une distinction et de la justifier ? Notre réponse sera oui. Admettre la relativité des connaissances, les incertitudes qui les entourent, ne signifie pas pour autant que toutes les prétentions à être "connaissance" soient à mettre sur le même plan. Voyons donc de plus près quelques-unes de ces critiques que la science rencontre, par son regard sur elle-même, et ce qu'il en reste en tant que connaissance "assurée". Contrairement à ce qu'on a longtemps cru, la science n'est pas aussi certaine de ses objets et de ses méthodes. Ce ne sont pas des négateurs de la science qui l'affirment, mais les scientifiques eux-mêmes, et l'épistémologie qui analyse les conditions et les procédures des connaissances scientifiques dans les différentes disciplines. (...)

Pourquoi alors, se demandent les partisans des parasciences, ne pas admettre les "faits" de la parapsychologie ? Ils sont imprégnés de psychisme, et après ? Ne suffirait-il pas d'admettre que ces faits, proclamés comme étant à la fois de nature physique et de nature

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psychique, et qui sont donc, en somme, des faits psychophysiques, sont compréhensibles à la lumière d'une théorie qui tiendrait compte à la fois de la physique et de la psychologie ?

Sous le prétexte que tout est relatif - à science plus ou moins incertaine -, les pseudosciences s'immisceraient volontiers dans le domaine réservé de la science. Leurs partisans pourraient ajouter éventuellement, que les sciences évoluent, que les critères par lesquels on juge de ce qui est scientifique ou non sont tributaires de l'époque, que les sciences d'hier ne sont pas celles d'aujourd'hui, et que bien malin qui dira ce que seront les sciences de demain. Pourquoi alors, demanderont-ils, ne pas imaginer que des connaissances qui sont considérées aujourd'hui comme marginales par rapport à la science, seront demain intégrées à son corpus ?

Enfin, on pourrait encore faire valoir que la science n'est jamais séparée des autres modes de pensée et d'agir des hommes, qu'elle est contextuelle, qu'elle se définit comme science non pas tant par ce qu'elle est (par ses contenus) que par l'ensemble des conceptions et des pratiques dans lesquelles elle est immergée. Pour certains historiens et sociologues des sciences, c'est affaire seulement de conventions, de consensus. Nos prétendants à la scientificité pourront se sentir en droit de penser qu'il suffit qu'à leur égard le consensus change. Il leur suffirait de savoir persuader. Et rien, pour cela, ne serait plus indiqué que de tenter de convaincre quelques scientifiques d'un certain renom dont la surface sociale pourrait prétendre faire autorité...

Enfin, puisque l'accusation d'irrationalité pèse sur ces postulantes au titre de science jusqu'ici déboutées, on en retournera le soupçon sur la science elle-même. L'irrationalité des parasciences leur vient de l'interférence d'un sujet. Mais les sciences non plus n'existent pas sans sujet, notamment dans leurs élaborations inventives, dans le moment de création de leurs idées. Mais le sujet se manifeste également dans la compréhension qu'il se donne des connaissances qui s'établissent, dans sa façon propre de concevoir l'intelligibilité : cette "lumière de la raison", comme disait Descartes, est perçue comme telle à travers une expérience subjective. Cependant, cette intelligibilité se veut conscience et établit ses raisons en les

rapportant aux méthodes acceptées et aux savoirs déjà acquis.

Le moment de la création est d'une nature plus trouble. Des philosophes des sciences réputés importants n'ont-ils pas dit que la science n'est rationnelle que dans la réorganisation quelle fait de ses propositions, de ses résultats, en des théories cohérentes, mais qu'il n'en va pas de même des processus mentaux qui président à la création des nouvelles idées ? La découverte scientifique s'oppose, selon eux, à la "justification" rationnelle, échappant d'ailleurs par là-même à la réflexion philosophique. Comme elle est le résultat de processus mentaux incontrôlables, elle n'intéresserait que la psychologie.

Ce que nous avons trouvé en chemin, dans cette confrontation aux sciences, ce sont surtout des mises en question des notions et des procédures. Ces mises en question ont débarrassé notre conception de la science de tout orgueil triomphateur et des dogmes. Mais ce qui reste avec la modestie et un certain dépouillement, ce n'est pas pour autant le chaos mais quelque chose qui mérite de s'appeler connaissance, qui naît à notre conscience et qui est ce qu'elle voit du monde, ce monde auquel elle dit d'un même mouvement qu'elle y appartient. Elle sait aussi, cette conscience, qu'elle grandit en même temps que sa connaissance et que si les deux restent figées, c'est qu'elles sont proches de mourir.

Quant à la critique et à la mise en question permanentes, elles sont l'âme même de la philosophie aussi bien que de la science, même quand cette dernière s'efforce de construire des représentations : la critique assure de la solidité à ses matériaux. C'est d'ailleurs pourquoi nous parlons de science depuis qu'existent tout à la fois, stimulées l'une par l'autre, la science et la philosophie, qui naissent sous le signe de ce sens critique qui veut que toute proposition énoncée donne sa raison, dans la cité grecque au tournant du Ve et du IVe siècle avant notre ère.

Et c'est précisément tout cela, la construction qui s'aide de la critique, la lucidité que permet le doute, qui accompagnent la vraie prise d'une science sur son objet et qui font défaut aux pseudo-sciences. Or c'est le réquisit fondamental qui, sans tromper ni forcer quiconque, et par sa seule évidence, répond du titre de science.

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Chercheurs dévoués et savants fous Le mythe sc ient i f ique

Daniel Boy

Cahiers français, janvier-février 2000

Pasteur et Frankenstein... La science n'est pas seulement jugée à ses résultats. Au delà du rationnel, ou de ce qui se veut tel, il existe des images, des symboles, des éléments de ce qui constitue le mythe scientifique de nos sociétés. Tout le monde a appris à l'école primaire que Louis Pasteur avait inventé le vaccin contre la rage, que Pierre et Marie Curie s'étaient dévoués corps et âme à la recherche de la vérité scientifique. Cette image du savant désintéressé, dévoué au bien commun, constitue l'un des mythes qui soutiennent l'activité scientifique.

Mais ce mythe comme c'est souvent le cas, est à double face. Ce que nous enseigne l'histoire, la fiction le contredit : les savants du cinéma ou de la littérature sont souvent des monstres qui trahissent l'idéal scientifique en recherchant le pouvoir à travers quelque invention maléfique. A commencer par le professeur Frankenstein, inventeur d'un monstre fait de lambeaux de cadavres auxquels il a insufflé la vie. Depuis la parution du roman de Mary Shelley, la littérature, le cinéma, la bande dessinée ont ressassé le mythe du savant fou : du génial mais trop distrait professeur Tournesol au classique chercheur solitaire qu'un orgueil démesuré mène à la recherche de l'interdit.

Le mythe était ainsi constitué de deux faces, l'une positive, l'autre négative. Mais ces deux représentations symboliques de la

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science n'avaient pas la même valeur puisque « le savant dévoué » était supposé représenter le réel, un être de chair et de sang, tandis que les professeurs Frankenstein étaient indexés comme des êtres de fiction.

... l'opinion réceptive à ces deux visions du savant

Bien entendu il n'est pas possible de mesurer avec rigueur dans quelle mesure ces mythes étaient et sont encore ancrés dans le grand public. Certaines questions des enquêtes sur la perception de la science approchent pourtant cette dimension symbolique. Les deux questions suivantes ont, par exemple, été formulées pour approcher deux images relativement

contradictoires : celle du savant dévoué au bien commun et celle du chercheur qui dispose par son savoir d'un pouvoir potentiel.

On le voit à la lecture de ce tableau, les deux visions du savant coexistent. L'analyse plus poussée des résultats montre du reste que, dans les représentations sociales, ces deux attitudes ne sont pas contradictoires : les deux tiers de l’échantillon répondent en effet simultanément que les « savants sont dévoués » et que « les chercheurs ont un pouvoir qui peut les rendre dangereux ».

Les deux aspects du mythe se côtoient donc vraisemblablement sans que l'on puisse affirmer que l’une serait dominante par rapport à l’autre.

Attitudes à l’égard des chercheurs scientifique

Tout à fait d’accord

Plutôt d’accord

Plutôt pas d’accord

Pas du tout d’accord

Sans opinion

Les chercheurs scientifiques sont des gens dévoués qui travaillent pour le bien de l'humanité

34 50 12 13 6

Les chercheurs scientifiques par leur connaissances ont un pouvoir qui peut les rendre dangereux

44 36 13 6 1

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La langue d’EINSTEIN

MARTINE JOLY

Sciences et Avenir HORS SERIE, octobre - novembre 2002

Le célèbre portrait d’Einstein tirant la langue répondait à l’injonction du photographe Arthur Sasse le jour des 72 ans du savant : « un sourire pour votre anniversaire, professeur ! »

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La popularité de l'image du grand savant exhibant sa langue disgracieuse tient à sa dimension mythique : elle réduit des oppositions (génie et enfance, convenance et insolence...) en même temps qu'elle réactive des lieux communs (le savant coupé de la réalité ordinaire...

Comme tout le monde, j'ai longtemps trouvé ce portrait d'Einstein sympathique, et même plus que sympathique, surprenant, amusant, complice. Comme tout le monde, car en effet tout le monde connaît ce portrait. Tout le monde sait de qui il s'agit. Tout le monde se sent en quelque sorte rassuré par l'image de ce grand savant, Einstein, âgé et célébrissime, prix Nobel de physique, tirant la langue au photographe, et par extension à toute personne qui le contemple. Comme tout le monde, je souris lorsque je contemple ce portrait car son originalité, même vulgarisée à l'extrême, invite à l'explorer du regard, à parcourir les traits ronds de pâte à modeler du visage déjà marqué, les cheveux blancs un peu longs et en bataille, le regard droit et surpris à la fois, dirigé vers nous mais déjà prêt à se détourner - comme la position de trois quarts du visage le laisse supposer -, et cette langue tirée, insolente, disgracieuse, mais si amusante de la part d'un vieux monsieur vénéré pour la grandeur de son génie et pour l'importance de ses travaux, qui, même réduits à une formule universellement connue (E=mc2), demeurent intangibles et incompréhensibles pour le vulgum pecus que nous sommes.

On peut se demander pourquoi tout le monde connaît cette photographie. La réponse est simple : parce que c'est une des photographies les plus reproduites dans le monde, éditée et rééditée, en petit, en moyen et en grand format, sur toutes sortes de supports, journaux, livres, posters, cartes postales, tee-shirts, tatouages, etc. On peut aussi se demander ce qui en fait le succès. Cette photographie est indéfiniment citée car elle réduit un certain nombre d'oppositions, elle réunit les contraires, réconcilie l'inconciliable, abolit les différences, transgresse les règles, tout en réactivant un certain nombre de clichés, d'idées reçues, de préjugés ou de lieux communs, ce qui rassure, apaise, amuse. L'opposition

majeure ici réduite est celle du génie et de l'enfance : il existe toute une mythologie autour du génie de l'enfance systématiquement sapé et perverti par l'école et par la société. L'adulte qui a résisté à ce laminage en gardant son « âme d'enfant », son génie « naturel », peut devenir un génie s'il lui associe la culture scientifique ou le talent de l'artiste. La même mythologie nous dit que les grands artistes ou les grands savants ont tous eu une enfance atypique alliant précocité ou retard, indépendance et originalité. La légende ne dit-elle pas qu'Einstein n'aurait parlé qu'à 7 ans, comme s'il avait fallu à son cerveau titanesque une maturation plus longue que la normale, à la manière de la grossesse chez les éléphants...

Cette photographie réconcilie deux autres opposés : convenance et insolence. D'une mimique, Einstein fait voler en éclats le vernis de la bienséance, soulageant imaginairement par la même occasion le spectateur de la photo des contraintes sociales. Peut-être le sourire que provoque cette photo vient-il de là ? Comme le mot d'esprit, il lève un instant le poids des inhibitions sociales en nous en épargnant la contrainte (cf. « Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient », de Sigmund Freud). Cette épargne, tel un baume bienfaisant, nous repose le temps de la contemplation, amenant un sourire sur nos lèvres. Quelle autorité peut donc bafouer quelqu'un que tout le monde considère comme une autorité, qui a reçu la plus haute distinction scientifique au monde, le prix Nobel ? L'autorité contestée ici, et dont les règles de bienséance ne sont pas respectées, est sans doute d'abord celle de la représentation publique que nous appellerions volontiers aujourd'hui « médiatisation ». Tirer la langue à un photographe, cela signifie que l'on refuse de se prêter au jeu de la représentation, que l'on se refuse à livrer une image de soi conforme aux règles du genre - ici le portrait du grand homme -, que l'on résiste à l'embaumement médiatique et respectable, sans doute, mais, au-delà, que l'on ne veut pas de la mort-plate que nous inflige la photographie en nous transformant en spectrum, en fantôme de nous-mêmes (...) Si, en effet, toute photographie a à voir avec le Temps et avec la Mort, si sa planéité

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renvoie à ses deux dimensions et sa platitude à sa banalité, alors on peut mieux comprendre l'insolence de la mimique et en quoi elle nous concerne tous. Comme nous tous, Einstein est destiné à mourir et son insolence s'adresse aussi, au delà des normes de la respectabilité, à la fatalité que nous subissons tous. C'est pourquoi, sans être aucunement comparable à ce grand personnage, nous nous sentons néanmoins son complice dans une insolence, une dérision, un humour libérateurs, pour un moment, d'angoisse existentielle. C'est notre humanité même et son destin que cette grimace rejoint et adoucit. Ce détournement du portrait et l'insolence qu'il adresse à la Camarde plaisait d'ailleurs suffisamment à Einstein lui-même pour qu'il utilise cette photo, dit-on, en guise de carte de vœux !

La complicité que crée cette photo provient encore d'un apaisement de la crainte que peut susciter l'intelligence. L'intelligence, la grande intelligence, le génie font peur car, s'ils peuvent être à l'origine de toutes les constructions, ils peuvent également être à l'origine de toutes les destructions, de toutes les contradictions, de tous les mépris, de toutes les subversions, de toutes les révolutions. La peur des idées, et donc de l'activité intellectuelle, est souvent le fait d'institutions réactionnaires ou de régimes totalitaires. Le portrait bonhomme de ce grand savant rassure : un personnage aussi irrévérencieux, en apparence aussi doux, un bon grand-père un peu rigolo, ne peut faire le mal ! Cette photo combat l'idée que l'intelligence peut être destructrice et la présente plutôt comme une force bienveillante, constructrice, solidaire. Dans le cinéma hollywoodien classique,

l'intelligence est souvent montrée comme une force maléfique, dangereuse, voire satanique, que la naïveté, la simplicité d'esprit et la pureté de cœur pourront combattre et parfois vaincre. Cette photographie rassure donc, en tempérant, sous un aspect bon enfant, l'intelligence d'un homme dont les recherches et les travaux ont permis, à son grand désespoir, l'invention de la bombe atomique !

Etrange paradoxe qui nous pousserait à nous interroger sur la prolifération de cette image et sur son succès ! Est-elle aussi populaire au Japon ? On peut en douter et se demander à qui convient l'indulgence envers la science et ses éventuelles applications que suscite cette photographie ? Au bout du compte, sa popularité permet de maintenir séparés, dans l'esprit du spectateur, l'univers de la science et celui de la vie de tous les jours. Elle alimente le mythe du savant, ou du chercheur, loin du monde, un peu planant et follement sympathique. Si la recherche est éthérée et coupée de la réalité, cela permet de la considérer comme un luxe, et non comme une nécessité. Si donc l'on prend le mot « mythe » au sens d'un récit proposant une résolution de contraires (...), on peut dire que cette photographie a une dimension mythique, mais qu'il s'agit d'un mythe résolument réactionnaire, un mythe dont le commentaire se devrait de reprendre la fameuse formule de Rabelais en son précepte inverse : « Science et conscience ne sont que ruine de l'âme. » Le mythe de l'intelligence gratuite, irresponsable et sans conséquences, comme celle des fantaisies enfantines.

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Mythologie Le cerveau d 'E ins te in

ROLAND BARTHES

Édition du Seuil, 1957

Le cerveau d'Einstein est un objet mythique : paradoxalement, la plus grande intelligence forme l'image de la mécanique la mieux perfectionnée, l'homme trop puissant est séparé de la psychologie, introduit dans un monde de robots ; on sait que dans les romans d'anticipation, les surhommes ont toujours quelque chose de réifié. Einstein aussi : on l'exprime communément par son cerveau, organe anthologique, véritable pièce de musée.

Peut-être à cause de sa spécialisation mathématique, le surhomme est ici dépouillé de tout caractère magique ; en lui aucune puissance diffuse, aucun mystère autre que mécanique : il est un organe supérieur, prodigieux, mais réel, physiologique même. Mythologiquement, Einstein est matière, son pouvoir n'entraîne pas spontanément à la spiritualité, il lui faut le secours d'une morale indépendante, le rappel de la « conscience » du savant. (Science sans conscience, a-t-on dit.)

Einstein lui-même a prêté un peu à la légende en léguant son cerveau, que deux hôpitaux se disputent comme s’il s'agissait d'une mécanique insolite que l'on va pouvoir enfin démonter. Une image le montre étendu, la tête hérissée de fils électriques : on enregistre les ondes de son cerveau, cependant qu'on lui demande de « penser à la relativité ». Mais, au fait, que veut dire exactement : « penser à... » ? On veut nous faire entendre sans doute que les sismogrammes seront d'autant plus violents que la « relativité » est un sujet ardu. La pensée elle-même est ainsi représentée comme une matière énergétique, le produit mesurable d'un appareil complexe (à peu de chose près électrique) qui transforme la substance cérébrale en force.

La mythologie d'Einstein en fait un génie si peu magique, que l'on parle de sa pensée comme d'un travail fonctionnel analogue à la confection mécanique des saucisses, à la mouture du grain ou au bocardage du minerai : il produisait de la pensée, continûment, comme le moulin de la farine, et la mort a été pour lui, avant tout, l'arrêt d'une fonction localisée : « Le plus puissant cerveau s'est arrêté de penser. »

Ce que cette mécanique géniale était censée produire, c'étaient des équations. Par la mythologie d'Einstein, le monde a retrouvé avec délice l'image d'un savoir formulé. Chose paradoxale, plus le génie de l'homme était matérialisé sous les espèces de son cerveau, et plus le produit de son invention rejoignait une condition magique, réincarnait la vieille image ésotérique d'une science toute enclose dans quelques lettres.

Il y a un secret unique du monde, et ce secret tient dans un mot, l'univers est un coffre-fort dont l'humanité cherche le chiffre : Einstein l'a presque trouvé, voilà le mythe d'Einstein ; on y retrouve tous les thèmes gnostiques : l'unité de la nature, la possibilité idéale d'une réduction fondamentale du monde, la puissance d'ouverture du mot, la lutte ancestrale d'un secret et d'une parole. L'idée que le savoir total ne peut se découvrir que d'un seul coup comme une serrure qui cède brusquement après mille tâtonnements infructueux.

L'équation historique E = mc², par sa simplicité inattendue, accomplit presque la pure idée de la clef, nue, linéaire, d'un seul métal, ouvrant avec une facilité toute magique une porte sur laquelle on s'acharnait depuis des siècles.

L'imagerie rend bien compte de cela : Einstein, photographié, se tient à côté d'un tableau noir couvert de signes mathématiques d'une complexité visible ; mais Einstein dessiné, c'est-à-dire entré dans la légende, la craie encore en main, vient d'écrire sur un tableau nu, comme sans

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préparation, la formule magique du monde. La mythologie respecte ainsi la nature des tâches : la recherche proprement dite mobilise des rouages mécaniques, a pour siège un organe tout matériel qui n'a de monstrueux que sa complication cybernétique.

La découverte, au contraire, est d'essence magique, elle est simple comme un corps primordial, comme une substance principielle, pierre philosophale des hermétistes, eau de goudron de Berkeley, oxygène de Schelling.

Mais comme le monde continue, que la recherche foisonne toujours et qu'il faut aussi réserver la part de Dieu, un certain échec d'Einstein est nécessaire : Einstein est mort, dit-on, sans avoir pu vérifier « l'équation dans laquelle tenait le secret du monde ».

Pour finir, le monde a donc résisté ; à peine percé, le secret s'est fermé de nouveau, le chiffre était incomplet. Ainsi Einstein satisfait-il pleinement au mythe, qui se moque des contradictions pourvu qu'il installe une sécurité euphorique : à la fois mage et machine, chercheur permanent et trouveur incomblé, déchaînant le meilleur et le pire, cerveau et conscience, Einstein accomplit les rêves les plus contradictoires, réconcilie mythiquement la puissance infinie de l'homme sur la nature, et la « fatalité » d'un sacré qu'il ne peut encore rejeter.

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La face rêvée de la modernité

PHILIPPE CABIN

Sciences Humaines, janvier 1999

Rêveries, fantasmes, fictions, utopies, mythes foisonnent dans notre quotidien. Mais à quoi peuvent-ils bien servir dans une société rationalisée comme la nôtre ?

Dans une ville sombre et futuriste, des milliers de soldats sans visage jettent des ordinateurs sur les places publiques et les brûlent, sous le regard accablé de la foule impuissante. « Certains ont voulu brûler les livres ; d'autres voudront peut être brûler Internet », nous dit le slogan. Ce spot publicitaire ne cherche pas à démontrer les avantages de l'abonnement à Internet. Il engage, comme levier essentiel, l’imaginaire du téléspectateur : une esthétique de film de science-fiction, l'image des autodafés rappelant explicitement celles des nazis brûlant des livres, et en arrière-plan une utopie, celle d'Internet, fondée sur la liberté, la transparence et l'échange universel.

Que nous enseigne une telle séquence ? Tout d'abord, que l'imaginaire, d'ordinaire associé à l'illusion et à la divagation, est au cœur des représentations de la technique. Plus généralement, cet exemple nous alerte sur le rôle et l'omniprésence de l'imaginaire dans nos sociétés dites modernes et rationnelles. Il peuple notre vie intérieure : 96% d'entre nous ne déclarent-ils pas s'adonner régulièrement à des rêves diurnes ? Mais il exerce aussi des fonctions anthropologiques et sociales essentielles, à travers des représentations collectives, des mythes, des utopies, des œuvres de fiction.

Utopies et miracles de la technique

Les sociétés modernes se sont construites autour de nouvelles formes d'imaginaire fondées sur les mythes du Progrès et de l'aspiration au bonheur. Ainsi les nouvelles technologies semblent-elles réaliser des « miracles », en nous apportant la liberté (le robot ou l'ordinateur nous libèrent des contraintes domestiques), l'intelligence (la connaissance universelle par les réseaux et bases de données), l'immortalité (l'audiovisuel nous permet de tout sauvegarder), la convivialité (le « village » Internet). Bien sûr, à ces prodiges s'opposent des angoisses : l'esclavage ou la manipulation par la machine. Il ne s'agit pas ici d'arbitrer entre les bienfaits et les ravages de la technique, mais de souligner la force de l'imaginaire dans l'inscription sociale des objets techniques. Au point que l'imaginaire en transforme les usages. Ainsi, les valeurs portées par les pionniers d'Internet (échange égalitaire, circulation libre et gratuite de l'information) vont affecter les pratiques des nouveaux utilisateurs, en même temps quelles vont être altérées par l'élargissement du réseau.

Cette faculté à façonner le réel ne tient pas seulement aux propriétés de l'objet. Elle est ancrée dans des structures stables : la communication à distance, conquête majeure des nouvelles technologies, a ainsi été de tous temps l'objet de fantasmes, de mythes et de peurs (magnétisme, télépathie...). De même, Philippe Breton rappelle que l'utopie actuelle de la communication se fonde sur deux thèmes permanents de notre imaginaire : d'une part le fantasme terrien d'une fusion de l'humain (« être ensemble »), et d'autre part notre aspiration, plus aérienne, à la transparence, à la lumière.

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L’imaginaire : comment ça marche ?

Les chercheurs en sciences humaines, constatant l'universalité des phénomènes imaginaires et la rémanence de thèmes fondateurs, ont essayé de reconstituer une « grammaire » de l'imaginaire. Celui-ci serait ordonné en archétypes. L'archétype est un schéma organisateur, un moule dont la matière change mais dont les contours restent (par exemple l'unité, le ciel, l'altérité, les origines, l'arbre...). Il est réinvesti sous formes de symboles, de fables, de mythes (par exemple, à l'archétype ciel correspondent les symboles flèche, échelle...). Ces fondements universels s'actualisent dans un contexte social et culturel. Ainsi, l'imaginaire contemporain des extraterrestres et des ovnis est-il fondé sur une substance archétypale, celle de l'altérité et des peuples fabuleux, puis actualisé en référence à un corpus de croyances modernes relatives à la science et à la technique, et illustré par une fiction littéraire et cinématographique. Le tout se concrétise par une présence : petits hommes verts et soucoupes volantes font partie de notre monde.

Le phénomène des rumeurs participe de la même logique. Analysant la légende des vols d'organes en Amérique latine (selon laquelle des bébés kidnappés seraient utilisés comme pièces détachées pour des greffes d'organes aux États-unis), Véronique Campion-Vincent montre que celle-ci est une nouvelle version d'une fable immémoriale opposant l'extrême innocence et le mal absolu, dont on retrouve le schéma organisateur dans d'innombrables récits. Mais la rumeur fonctionne parce qu'elle s'inscrit aussi dans un contexte historique et culturel qui la rend crédible : la croissance du nombre des adoptions étrangères d'enfants latino-américains qui suscite l'hostilité de la population locale, le développement des greffes d'organes, des peurs collectives portées par toute une imagerie (thrillers, films d'horreur...), un ressentiment anti-occidental.

Autre exemple éclairant : celui des représentations du sida. Selon Gérard Fabre, s'il y a bien des analogies avec les imaginaires du mal et de la contagion tels qu'ils se sont développés en Occident

avec la peste ou la syphilis, c'est bien in fine un contexte socioculturel qui va se prêter au développement de la peur collective du sida.

L'imaginaire de chacun d'entre nous s'alimente à diverses sources : nos expériences infantiles et personnelles, la socialisation et l'interaction avec nos proches, les œuvres de fiction et les mythologies de notre environnement culturel, les utopies et les représentations collectives. Il organise notre rapport au monde. Mais des recherches ont montré qu'il exerçait des fonctions précises et vitales. Citons-en quelques-unes.

Certains des otages américains détenus par les Iraniens ont rapporté que les histoires qu'ils s'étaient racontées pendant leur détention (des fantasmes de vacances par exemple) les avaient aidé à garder le moral. Mode d'adaptation face aux difficultés, l'imaginaire est aussi un moyen de concevoir son avenir et de porter un projet (« je m’voyais dejà... », dit la chanson). Edgar Morin soutient pour sa part que la fiction, en nous offrant l'occasion de nous mettre « dans la peau » des personnages, peut changer nos représentations et donc notre comportement dans la vie réelle. En voyant un mélodrame qui le touche, un spectateur changera peut-être son comportement amoureux.

Une autre fonction majeure de l'imaginaire est de créer du lien social. La littérature ou le cinéma non seulement offrent des sujets de conversation inépuisables pour les soirées entre amis, mais créent un corpus de références communes à un groupe (en proposant une vision de l'amour, de l'aventure, de la réussite...). Plus généralement, selon Cornélius Castoriadis, l'imaginaire est l'instance qui permet, à travers les religions, les idéologies et les utopies politiques, de faire « tenir ensemble » la société.

D'autres chercheurs insistent sur la puissance de l'imaginaire comme vecteur de changement social. L'historienne Lynn Hunt pense que le bouleversement de la Révolution française est largement imputable à une profonde mutation de l'imaginaire du pouvoir et de la famille. Plus près de nous, de multiples illustrations pourraient être proposées : par exemple le rôle, dans la chute du mur de Berlin, de l'imaginaire de l'Occident parmi la population des pays communistes.

L'imaginaire n'est donc ni moderne, ni archaïque. Il est une fonction essentielle de l'existence individuelle et de la vie en société. Car, comme l'écrit Michel Tournier, l'homme n'est qu'un animal mythologique. Il ne devient homme que « grâce au bruissement d’histoires, au kaléidoscope d’images qui entourent le petit enfant dès le berceau et l’accompagnent jusqu'au tombeau ».

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