qu’est-ce qu’une oeuvre d’art

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1 Pour un historique de l’évolution philosophique de la définition de l’oeuvre d’art, cf. Aumont, 1998 : 57-81. Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? Perception, communication et ontologie de l’oeuvre Raphaël Goubet Introduction Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? La question paraît triviale et énorme en même temps. Triviale, parce qu’après tout, nous en connaissons tous la réponse. Nous pouvons tous identifier des oeuvres avec une certitude quasi infaillible. Mais énorme parce que, dans la tradition de la philosophie de l’art, ce qu’on a appelé l’ontologie de l’art est l’une des questions les plus fondamentales et les plus encombrantes 1 . Elle est fondamentale, forcément, car sa réponse délimite le champ de réflexion de la discipline, et encom- brante parce que semble-t-il particulièrement réfractaire à toute réponse satisfaisante. Le texte qui suit cherche à la réaborder. Nous verrons que s’il est impossible de définir l’oeuvre d’art, la question ne restera pas sans réponse. Pour y parvenir, le parcours sera long, et traversera des champs philosophiques très divers. Si définir l’oeuvre a jusqu’ici été impossible, c’est que d’une part, c’est une tâche vaine, et que, d’autre part, une certaine tradition philosophique bloque l’accès aux vraies réponses. Il faut donc se tourner vers d’autres approches, et ces approches nous sont fournies par les sciences cognitives. Elles remettent en causes certaines présupposi- tions classiques de la philosophie, et nous donnent une nouvelle image de l’activité intellectuelle humaine. Cette impossibilité de définir l’oeuvre d’art n’est pourtant pas aussi insignifiante qu’on pourra en avoir l’impression. Sans cesse, la société est confrontée au problème de savoir si tel objet proposé comme oeuvre d’art peut vraiment entrer dans cette catégorie. Et, justement, là où le besoin d’une réponse claire se fait sentir, aucune ne peut résoudre le problème. Jacques Aumont (1998 : 58) rappelle cette anecdote célèbre où, en 1928, une sculpture de Brancusi, importée aux États-Unis, fut taxée comme un objet métallique ordinaire ; finalement, il appartint à un juge de décider si l’objet incriminé était ou non une oeuvre d’art. Heureusement, cette décision — car nous verrons que c’est bien de cela qu’il s’agit —, n’appartient habituellement pas à une seule personne. C’est à la société dans son ensemble qu’il revient de poser les actes par lesquels les oeuvres viennent à exister. Cela suppose donc un accord continu en son sein, souvent tacite, mais qui, en moment de crise, est susceptible de remises en questions cruciales. Ce n’est pas un état des lieux, nécessairement provisoire, que je ferai ici, mais l’étude de ce phénomène social remarquable qui élève un objet matériel au rang parfois surnaturel d’oeuvre d’art.

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1 Pour un historique de l’évolution philosophique de la définition de l’oeuvre d’art, cf. Aumont, 1998 : 57-81.

Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ?Perception, communication et ontologie de l’oeuvre

Raphaël Goubet

Introduction

Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? La question paraît triviale et énorme en même temps.Triviale, parce qu’après tout, nous en connaissons tous la réponse. Nous pouvons tousidentifier des oeuvres avec une certitude quasi infaillible. Mais énorme parce que, dansla tradition de la philosophie de l’art, ce qu’on a appelé l’ontologie de l’art est l’une desquestions les plus fondamentales et les plus encombrantes1. Elle est fondamentale,forcément, car sa réponse délimite le champ de réflexion de la discipline, et encom-brante parce que semble-t-il particulièrement réfractaire à toute réponse satisfaisante.Le texte qui suit cherche à la réaborder. Nous verrons que s’il est impossible de définirl’oeuvre d’art, la question ne restera pas sans réponse.

Pour y parvenir, le parcours sera long, et traversera des champs philosophiques trèsdivers. Si définir l’oeuvre a jusqu’ici été impossible, c’est que d’une part, c’est une tâchevaine, et que, d’autre part, une certaine tradition philosophique bloque l’accès auxvraies réponses. Il faut donc se tourner vers d’autres approches, et ces approches noussont fournies par les sciences cognitives. Elles remettent en causes certaines présupposi-tions classiques de la philosophie, et nous donnent une nouvelle image de l’activitéintellectuelle humaine.

Cette impossibilité de définir l’oeuvre d’art n’est pourtant pas aussi insignifiante qu’onpourra en avoir l’impression. Sans cesse, la société est confrontée au problème de savoirsi tel objet proposé comme oeuvre d’art peut vraiment entrer dans cette catégorie. Et,justement, là où le besoin d’une réponse claire se fait sentir, aucune ne peut résoudrele problème. Jacques Aumont (1998 : 58) rappelle cette anecdote célèbre où, en 1928,une sculpture de Brancusi, importée aux États-Unis, fut taxée comme un objetmétallique ordinaire ; finalement, il appartint à un juge de décider si l’objet incriminéétait ou non une oeuvre d’art.

Heureusement, cette décision — car nous verrons que c’est bien de cela qu’il s’agit —,n’appartient habituellement pas à une seule personne. C’est à la société dans sonensemble qu’il revient de poser les actes par lesquels les oeuvres viennent à exister.Cela suppose donc un accord continu en son sein, souvent tacite, mais qui, en momentde crise, est susceptible de remises en questions cruciales. Ce n’est pas un état des lieux,nécessairement provisoire, que je ferai ici, mais l’étude de ce phénomène socialremarquable qui élève un objet matériel au rang parfois surnaturel d’oeuvre d’art.

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Ici, je ne m’occuperai, à proprement parler, que de l’ontologie de l’oeuvre. Cela signifieque je ne me demanderai pas ce qu’est l’art — la chose me paraît peu problématique —,mais quels sont les objets qui peuvent en être des exemples concrets. Cette distinctionméthodologique est rarement claire chez les philosophes, aussi devrais-je, pour restercohérent avec eux, parfois parler d’art, au lieu de parler d’oeuvre d’art, surtout auchapitre I. Cependant, même chez ces auteurs, c’est bien la question de l’identité del’oeuvre qui est posée. C’est donc en ce sens qu’il faudra comprendre mes mots.

L’exposé se déroulera en deux temps essentiels. Dans un premier moment (chapitresI-IV), j’aborderai la question de l’indéfinissabilité de l’oeuvre d’art, et montreraipourquoi l’oeuvre est indéfinissable, et pourquoi cela ne pose aucun problème. Ons’introduira ainsi au paradigme philosophique décrit par les sciences cognitives et quidétermine mes orientations. On verra aussi d’autres insuffisances de réponses à laquestion initiale. Dans un second temps (chapitres V-VII), on examinera la réponse queje propose d’apporter, en suivant l’exemple d’auteurs divers. Cette réponse consiste enune approche institutionnelle et communicationnelle de l’oeuvre d’art.

Nous commencerons donc par examiner pourquoi on n’est jamais parvenu à définirune oeuvre d’art.

IL’indéfinissabilité de l’oeuvre

Vouloir définir une oeuvre d’art, c’est chercher à savoir quelles sont les caractéristiquesd’un objet qui font de lui une oeuvre d’art. Autrement dit, quelle est l’essence del’oeuvre, quelle est sa propriété qui fait d’elle ce qu’elle est, une propriété tellequ’aucun objet ne pourrait être une oeuvre d’art si elle venait à manquer ? Il s’agit doncde chercher à définir l’oeuvre selon des propriétés nécessaires et suffisantes, formulerune définition qui s’applique à toutes les oeuvres, et seulement elles.

C’est la tâche que s’est fixée la théorie de l’art, et on a vu apparaître des formulationsaussi diverses que contradictoires. Pourtant, aucune d’entre elle n’est jamais parvenueà l’emporter : l’un ou l’autre des deux réquisits (définir toutes les oeuvres et seulementelles) reste toujours incomplet : soit la « définition » est trop restrictive, soit elle est troplarge. Devant ce constat d’échec, il faut alors se demander si ce n’est pas cette quêted’une définition qui est vaine, s’il est seulement possible qu’une telle définition puisseexister. Au long de notre parcours, nous verrons qu’une définition stricte de l’oeuvred’art est en effet impossible. Mais à l’origine, on doit ce constat au philosopheaméricain Morris Weitz, dont l’article, publié en 1956, allait ouvrir la voie à l’esthétiqueanalytique.

Wittgenstein, l’oeuvre et les ressemblances de famille

Dans « Le rôle de la théorie en esthétique », Weitz (1956) commence par le constat sansnuance de l’échec de la théorie de l’art — entendue comme recherche d’une définition.

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Formalisme, Volontarisme, Emotivisme, Intellectualisme, Intuitionnisme, Organicisme,aucune de ces théories n’est jamais parvenue à dégager cette fameuse essence del’oeuvre d’art. Ces définitions sont circulaires, incomplètes, voire même, elles cherchentà prescrire la signification du concept. Weitz en conclut que c’est la notion même dedéfinition qui est inadéquate pour s’appliquer à l’oeuvre d’art : “la théorie esthétique estune tentative logiquement vaine de définir ce qui ne peut pas l’être, d’énoncer les propriétésnécessaires et suffisantes de ce qui n’a pas de propriétés nécessaires et suffisantes, de concevoirle concept d’art comme clos quand son véritable usage révèle et exige son ouverture.” (Weitz,1956 : 31)

L’art comme concept ouvert : voilà l’alternative que propose Weitz. Il va bien sûrchercher cette idée chez Wittgenstein (Investigations philosophiques, §65-75) et sa célèbredémonstration sur les jeux de langage et les ressemblances de famille. En prenant pourexemple le concept de jeu, Wittgenstein montre qu’il n’y a aucun trait commun à tousles jeux, aucune propriété dont on pourrait en faire l’essence. L’aspect ludique ?Pensons aux Jeux Olympiques. La présence de vainqueurs et de vaincus ? Qu’en est-ildes jeux de mots ? Pourtant, nous savons que jeux de mots, jeux de cartes, jeuxd’échecs, Jeux Olympiques partagent tous « quelque chose », en vertu de quoi nous lesappelons des jeux. Il n’y a rien de vraiment commun, mais plutôt des similitudes, desressemblances, un air de famille, bref, un réseau d’analogies non-discret, non-exclusif,dont les membres s’entrecroisent et se chevauchent. Nous verrons plus loin l’échoretentissant qu’aura la théorie de Wittgenstein pour ce que l’on appellera la « théoriedes prototypes ». Mais pour l’heure, contentons-nous de voir ce que Weitz tire de cetteleçon.

Celui-ci montre qu’il en est exactement de même pour l’art : “savoir ce qu’est l’art n’estpas saisir une essence manifeste ou latente, mais être capable de reconnaître, de décrire etd’expliquer ces choses que nous appelons « art » en vertu de ces similitudes.” (Weitz, 1956 : 32)L’ouverture du concept d’art est le reflet de l’évolution de celui-ci : quelles que soientles conditions sous lesquelles je peux appliquer le concept d’art, “des conditionsimprévisibles ou nouvelles apparaîtront toujours envisageables”. (Weitz, 1956 : 33) Cela estvalable non seulement pour le concept général d’« art », mais aussi pour des « sous-concepts », comme « tragédie », « peinture », « sculpture », « roman », etc.

Ainsi, l’application de ce concept est purement pragmatique : “un concept est ouvert sises conditions d’application peuvent être amendées ou corrigées ; c’est-à-dire si on peut imaginerou établir une situation ou un cas qui ferait appel à quelque espèce de décision de notre part,en vue soit d’étendre l’usage du concept de façon à le couvrir, soit de clore le concept ou d’eninventer un nouveau pour traiter le nouveau cas et sa nouvelle propriété”. (id.)

Un point doit particulièrement attirer notre attention dans cette phrase : c’est l’idée dedécision. L’usage du concept d’oeuvre d’art est donc, selon Weitz, la conséquence d’unaccord collectif, instituant l’objet comme oeuvre. Ainsi Weitz ouvre-t-il grand la portepour une théorie institutionnelle de l’art. Dickie, dans la version qu’il en donnera,s’opposera pourtant à Weitz. Lui eût-il au contraire emboîté le pas, il aurait peut-être

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2 Sur l’extension des catégories, cf. page 23

évité les erreurs qui voueront sa théorie à l’échec, comme nous le verrons dans uninstant.

Pour illustrer son propos, Weitz prend l’exemple du roman, et demande : USA de DosPassos, La promenade au phare de V. Woolf, Finnegan’s Wake de Joyce sont-ils desromans ? Aucune de ces oeuvres n’en est un typiquement, toutes ont des caractéristi-ques qui, en principe, les en écartent. Elles ressemblent à des oeuvres connues A, B etC à certains égards, mais non à d’autre. Mais B et C étaient déjà dissemblables à Aquand on a décidé de les appeler romans. Il en est de même de la nouvelle oeuvre N,et l’application du concept d’oeuvre n’est pas un problème de fait (puisqu’en fait, lesoeuvres s’écartent progressivement les unes des autres dans la communauté de leurspropriétés), mais un problème de décision. “Aucune question de la forme : « X est-il unroman, une peinture, un opéra, une oeuvre d’art, etc. ? » n’admet de réponse définitive au sensd’une description positive concluant par oui ou par non. « Ce collage est-il une peinture ounon ? » : la réponse ne repose sur aucun ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes de lapeinture, mais sur la question de savoir si nous décidons — comme nous l’avons fait ! —d’étendre le concept « peinture » de façon à couvrir ces cas.” (Weitz, 1956 : 34)

Alors qu’il est impossible de donner des conditions strictes d’applications du concept,on ne peut que repérer des similitudes en vertu desquelles ont peu décider del’application du concept. “« Art », même, est un concept ouvert.” (Weitz, 1956 : 34) Maisau lieu d’étendre le concept2, on peut aussi décider de créer un nouveau concept à côtédu premier : ainsi un mobile n’est-il déjà plus une sculpture, mais un nouveau genred’art. On peut même décider de clore le concept, comme on le fait quand on parle de« tragédie grecque », mais cela ne vaut que pour des cas précis, par une opérationréflexive de construction du concept, comme on le fait par exemple en logique ou enmathématique. “(...) le caractère très expansif, aventureux de l’art, ses changements incessantset ses nouvelles créations, font qu’il est logiquement impossible de garantir un ensemble depropriétés déterminantes. Nous pouvons bien sûr choisir de clore le concept. Mais le faire pourles concepts d’« art », « tragédie », ou « portrait », etc., est ridicule puisque cela forclôt lesconditions mêmes de la créativité dans les arts.” (Weitz, 1956 : 34)

Plutôt donc que de savoir ce qu’est une oeuvre d’art, la tâche de la théorie de l’artdevrait plutôt être d’élucider la logique de l’énoncé « X est une oeuvre d’art » et de sonusage. Weitz relève donc deux usages du concept : un usage descriptif et un usageévaluatif.

Dans le premier cas, dire d’un objet que c’est une oeuvre d’art, c’est le décrire commetel. Sur quelle base peut-on faire une telle affirmation ? “Il n’y a pas de conditionsnécessaires et suffisantes, mais il y a les conditions qui consistent en plages de similitudes, c’est-à-dire des faisceaux de propriétés dont aucune ne doit être présente, mais dont la plupart le sontquand nous décrivons une oeuvre d’art.” (Weitz, 1956 : 36) De telles conditions, Weitz lesappelle des « critères de reconnaissance ». Nous retrouverons cette idée plus loin, avec

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3 Processus proche de ce que Genette (1997) appellera l’objectivation.

la notion de prototype, et ce que j’appellerai l’identification générique. Ces critères sontfamiliers, et ont été identifié par les théories esthétiques : le fait d’être un artefact,“fabriqué par l’habilité, la spontanéité, et l’imagination humaines, incarnant dans son médiumsensible et public — pierre, bois, sons, mots, etc. — certains éléments et relations discernables.”(id.) La recherche de tels critères a obtenu un regain d’intérêt, et nous en verrons leslimites.

L’autre usage, tout aussi légitime, consiste à faire du mot « art » un terme laudateur.Dire d’un objet que c’est une oeuvre d’art, c’est d’emblée l’évaluer. Les conditionsd’une telle affirmation reflètent donc la préférence accordée à tel ou tel aspect del’oeuvre ; Weitz parle donc de « critères d’évaluation ». Le risque de confusion surgitlorsqu’on transforme un critère d’évaluation en critère de reconnaissance3, c’est-à-direlorsqu’un aspect préférentiel est pris comme caractère descriptif, auquel on accorde lafonction de condition nécessaire et suffisante, produisant ainsi une pseudo-description« honorifique ». Définition de l’oeuvre et critère d’excellence ne sont alors plusdistingués, “« art » a été redéfini en fonction de critères choisis.” (Weitz, 1956 : 38)

Je n’ai pas ici le loisir de passer en revue les multiples critiques qui ont été adresséesà Weitz (pour un exposé détaillé, cf. Davies, 1994 : 9-22). Mais il est utile d’évoquerl’une des plus importantes, que l’on doit à Maurice Mandelbaum (1965), et sur laquelles’appuiera George Dickie pour formuler sa théorie institutionnelle de l’art.

L’objection de Mandelbaum s’applique à la théorie des jeux décrite par Wittgenstein.Il fait remarquer que l’affirmation qu’il n’existe aucun trait commun à tous les jeuxn’est vraie que si l’on s’en tient aux propriétés manifestes. Dans la mesure où l’on peutcorrectement appeler jeux des activités dont les propriétés manifestes sont si diverses,quelque chose « de plus » doit être impliqué. Mandelbaum attire l’attention sur le faitque le terme de ressemblance de famille constitue une excellente illustration duproblème : si les membres d’une famille ne partagent pas tous un trait au moins, s’ils’agit au contraire de ressemblances croisées, ils ont bien un ensemble de donnéesbiologiques héritées d’un ancêtre commun. “Wittgenstein (...) a manqué de rendre explicitele fait que la racine littérale de la notion de ressemblance de famille n’inclut pas moins cetteconnexion génétique qu’elle n’inclut l’existence de ressemblances physionomiques visibles. S’ilavait rendu explicite l’existence d’un tel critère à deux faces, il aurait noté qu’il y a en fait unattribut commun à tous ceux qui portent une ressemblance de famille l’un à l’autre : ils sontapparentés à un ancêtre commun.” (Mandelbaum, 1965 : 221)

Ainsi, étendre l’analyse des concepts à des propriétés latentes, non directementperceptibles, rend caduque l’argument de Wittgenstein : “l’insistance de Wittgenstein surles ressemblances directement affichées, et son échec à considérer d’autres similarités possibles,ont mené à un échec de sa part à fournir un indice adéquat de ce qui — dans quelques cas aumoins — gouverne notre usage de noms communs.” (Mandelbaum, 1965 : 222)

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4 On définit une catégorie comme un ensemble d’objets que l’on considère équivalent (Rosch, 1978 : 30). Cen’est donc pas exactement la même chose qu’un concept, mais c’est en ce sens que ce dernier terme a été utiliséjusqu’ici, notamment chez Weitz à propos du « concept » d’oeuvre d’art.

La remarque de Mandelbaum trahit une mauvaise compréhension de Wittgenstein. Cequi est en cause, ce n’est pas qu’il y ait ou non effectivement un trait commun entre lesmembres d’une famille, mais que le concept, ou plutôt, comme on le dira plus loin, lacatégorie4 « famille » soit déterminée par un tel trait commun. Et rien n’est moins sûr.Lorsque nous parlons de famille, nous n’en parlons pas nécessairement en nousréférant à la parenté génétique. Nous verrons plus loin comment l’usage d’un mêmeterme peut, en fonction du contexte, recouvrir des structures conceptuelles différentes.Si un généticien comprendra le concept de famille d’une manière strictement définie,on ne peut en conclure qu’il existe une définition universelle de « famille » qui soitégalement valable pour tous les cas de son utilisation.

La portée de l’objection de Mandelbaum est donc inversement proportionnelle à lacommodité de son exemple. En effet, l’examen de la théorie des prototypes nousapprendra qu’elle est fausse. La compréhension humaine du concept de famille n’estqu’en partie déterminée par l’idée de la relation génétique qui existe entre les différentsmembres d’une famille. Ce qui est en cause, ce sont les catégories cognitives naturelles,empirico-descriptives, construites collectivement par les sujets dans leur usagequotidien du langage, et celles-ci ne sont pas toujours, comme on le verra, un refletexact d’une réalité extérieure et indépendante ; au contraire, elles dépendent del’expérience des sujets. C’est une vérité triviale, et c’est pour cela que de nombreusescroyances sur le monde sont scientifiquement fausses. Ainsi, il est tout à fait pertinentde parler d’air de famille à propos de personnes qui ne sont pas apparentées, et mêmesi on le sait parfaitement ! Il suffit pour cela que ces deux personnes présentent, pourle sujet, dans un contexte donné, un air de famille, que cela soit dû ou non à uneparenté. Mandelbaum illustre son propos en prenant, comme propriété latente, unepropriété qui existe indépendamment de la compréhension humaine : la parentégénétique. L’exemple ne prouve donc rien.

D’ailleurs, dans le cas de l’art, il serait bien en peine de trouver une propriétésemblable. On voit mal ce qui reste de l’art en dehors de l’activité humaine. Quepourraient avoir en commun un tableau, une sculpture, un film, une symphonie et unetragédie, et qui permettrait à l’utilisateur du terme de le référer à une réalitéindépendante de sa propre compréhension du mot ? Seule la compréhension humaine,et non une quelconque loi physique ou biologique (comme l’hérédité), permetd’appeler oeuvres d’art ces différents objets et activités. L’art est une création del’homme, clairement dépendante de son activité. Il ne précède pas cette dernière —comme la parenté génétique précède, et fonde matériellement (mais non conceptuelle-ment), la ressemblance de famille ; le concept d’oeuvre d’art ne peut donc se définirindépendamment de l’usage réel du terme et de la catégorie cognitive qu’il reflète.

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En somme, s’il y a bien des propriétés latentes, non-apparentes, à l’oeuvre d’art, il n’ya aucune raison de penser qu’elles puissent fonder une définition, là où l’examen desseules propriétés manifestes a échoué. L’art ne peut être défini que conceptuellement,et non à partir d’un fait physique, contrairement à la parenté, et la structure concep-tuelle de l’esprit humain, comme on le verra, n’est pas organisée par des catégoriesdiscrètes et exclusives. En plus, quand bien même un trait physique, « objectif »commun existerait, on ne serait pas pour autant fondé à croire que les locuteurs seréfèrent à ce trait lorsqu’ils parlent d’oeuvres d’art, tout comme je ne me réfère pasnécessairement à un lien génétique quand je parle d’un « air de famille ».

Pourtant, l’analyse de Mandelbaum donnera son impulsion à la théorie de Dickie, quenous allons étudier maintenant. Mandelbaum précise : “une telle caractéristique [communeà toutes les oeuvres d’art] pourrait être un attribut relationnel, plutôt qu’une quelconquecaractéristique qu’on pourrait directement pointer et dire : « c’est cette propriété particulière del’objet qui m’amène à la désigner comme oeuvre d’art ». Un attribut relationnel de la sorte exigéepourrait, par exemple, n’être appréhendé que si l’on considère des objets d’art spécifiques commeayant été créés par quelqu’un pour un public réel ou possible.” (Mandelbaum, 1965 : 222)

La remarque est alléchante. Soit : il n’y a pas de propriété intrinsèque commune auxoeuvres d’art. Mais ne pouvons-nous pas trouver une telle propriété dans l’activitésociale, dans le monde de l’art ? N’aurait-on pas alors des éléments extérieurs à l’oeuvre,mais qui soient assez strictement caractéristiques pour qu’ils puissent permettred’avancer une définition ? C’est ce que tentera de faire George Dickie en proposant la« théorie institutionnelle de l’art ». Pourtant, nous pouvons déjà identifier unproblème : ce que Dickie se propose de faire, en accord avec Mandelbaum, c’estd’étudier le monde humain auquel se réfère le concept, et non l’usage du concept lui-même (ce qui l’aurait précisément obligé à rejeter l’analyse de Mandelbaum). Peut-êtreest-ce là la cause première de l’échec de Dickie.

Une tentative manquée : George Dickie et la théorie institutionnelle de l’art

Le tournant est significatif. Il reconnaît un fait fondamental : l’oeuvre d’art est un faitsocial, et non un objet clairement définissable en vertu de ses seules propriétés.L’attention se déplace de l’oeuvre proprement dite au monde de l’art. Pourtant, ladémarche n’évite pas de graves erreurs qui la rendent complètement caduque :d’abord, elle se propose, à la suite de Mandelbaum, de donner une définition del’oeuvre, ce à quoi elle échoue ; ensuite, elle ne tire pas toutes les conséquences de sonorientation sociale, ce qui l’amène à des affirmations absurdes.

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5 Il faut remarquer que Danto prendra plus tard ses distances quant à la paternité qu’on lui attribue. Dans lapréface de La transfiguration du banal, il écrit : “Je suis (...) reconnaissant à ceux qui ont érigé quelque chose appeléThéorie institutionnelle de l’art sur l’analyse du « Monde de l’art », même si la théorie est assez étrangère à tout ce queje crois : ses propres enfants ne deviennent pas toujours ce que l’on en attendait.” (Danto, 1981 : viii)

Le premier texte qui soit consacré au monde de l’art, et dont se réclamera la théorieinstitutionnelle de l’art, est Le monde de l’art d’Arthur Danto (Danto, 1964)5. La questionfondamentale de cet article vient de la constatation, largement admise en esthétiqueanalytique, que l’art ne peut être à proprement parler défini, en termes de conditionsnécessaires et suffisantes. Or, l’art est une chose relativement bien délimitée, mais dontles limites, justement, ne cessent de varier, avec l’apparition de nouvelles formes d’art.Dans sa réflexion, Danto sera particulièrement impressionné par le geste d’AndyWarhol et ses boîtes de Brillo. Qu’est-ce qui fait qu’une boîte exactement semblable àune autre boîte produite industriellement est pourtant admise comme oeuvre d’art ?La réponse de Danto, qui n’est simple qu’en apparence — mais je n’entrerai pas ici dansles détails de cette étude — est que c’est un état du monde de l’art qui permet un telphénomène : “voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’oeil ne peutapercevoir — une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : unmonde de l’art.” (Danto, 1964 : 193) Il faut attirer l’attention sur le fait qu’ici, le terme« théorie » ne désigne pas un ensemble de concepts définis, exposés dans la littératurephilosophique, mais plutôt une conception dans son sens le plus large et le plus lâche :“les théories (...) exposent ce que nous savons déjà, ce sont des reflets verbaux de la pratiquelinguistique effective en laquelle nous sommes maîtres. (...) Un des usages théoriques, outrequ’elles nous aident à discerner l’art du reste, consiste à rendre l’art possible.” (Danto, 1964 :184) On voit bien qu’ici, l’art n’est pas quelque chose, mais consiste en ce qu’on en fait,ou plutôt en ce qu’on fait comme art. Implicitement, donc, Danto reconnaît l’impossibi-lité d’une définition stricte : c’est plutôt à un phénomène social qu’on a affaire. Plusloin, il précise : “ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une oeuvre d’artqui consiste en une boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la faitentrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est (...).Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir commefaisant partie du monde de l’art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistiqueaussi bien qu’une part considérable de l’histoire de la peinture récente à New York. Ce n’auraitpu être de l’art il y a 50 ans. (...) C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours commetoujours, de rendre le monde de l’art, et l’art, possibles.”

L’art devient donc une idée, indissociables de ses usagers, qui en sont les dépositaires.Il ne s’agit plus de partir à la recherche d’une vérité transcendantale dont l’oeuvre doitse faire le miroir, mais de définir un objet entièrement sur base de l’usage qui en estfait. Il n’y a pas d’essence propre à l’oeuvre. La seule chose qui lui est propre, c’est lemonde qui le fonde, et qui, lui, peut être défini. Mais lorsqu’une étude du monde del’art tend à la systématicité d’une définition, telle que la refuse Danto, elle encourt alorsd’importants problèmes.

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6 L'ouvrage n'a jamais été traduit en français. Seul un article précédent, qui sera repris avec quelques légèresadditions pour en former le premier chapitre, a été traduit. Cf. Dickie, 1973.

** *

La théorie institutionnelle de l’art a été développée au début des années 70 par GeorgeDickie. Elle fut initialement exposée en 1974 dans Art and the Æsthetic : an InstitutionalApproach (Dickie, 1974)6. Elle sera révisée dix ans plus tard dans The Art Circle (Dickie,1984). Commençons par la première version.

L’objectif de Dickie est de proposer une définition de l’art en termes de conditionssuffisantes et nécessaires. Il se base donc sur l’objection de Mandelbaum : “Mandelbaum,remarque Dickie, suggère (...) qu’à condition de prendre en compte les propriétés nonapparentes de l’art on pourrait peut-être découvrir un (des) trait(s) commun(s) à toutes lesoeuvres, trait(s) qui constituerai(en)t une base pour sa définition.” (Dickie, 1973 :13) On nedéfinira donc plus l’oeuvre en vertu de ses propriétés, mais en rapport avec desprocessus institutionnels.

La définition fournie par Dickie est la suivante :

“Une oeuvre d’art au sens classificatoire est (1) un artefact (2) dont un ensemble d’aspects s’estvu conféré le statut de candidat à l’appréciation par quelque personne ou personnes agissant aunom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art).” (Dickie, 1974 : 34 & 1997 : 83)

Le principe de conférer un statut est central chez Dickie. Il faut l’entendre dans le mêmesens que lorsqu’on confère, par exemple, le statut de mari et femme dans unecérémonie de mariage, ou celui de président lors de la réunion d’une association. Ici,le statut est conféré par un système culturel appelé « monde de l’art ». Conférer unstatut requiert qu’un certain nombre de personnes agissent au nom de l’institution.Dans le cas de l’art, une seule personne est requise (mais il peut y en avoir plusieurs) :le statut est acquis lorsqu’une personne traite l’artefact comme candidat à l’appréciation.La plupart du temps, c’est l’artiste qui confère le statut. En fait, nombreuses sont lesoeuvres qui ne sont vues que par leurs créateurs. (Dickie, 1997 : 84) Il faudra revenirplus loin sur ce point. D’ores et déjà, on peut en tirer plusieurs conséquences : il n’estpas nécessaire que l’appréciation soit positive, de manière à pouvoir rendre compte desmauvaises oeuvres d’art ; l’intention artistique d’un artiste est suffisante à faire d’unobjet une oeuvre d’art. Selon moi, comme je le montrerai plus loin, ces deux affirma-tions sont tout à fait dépourvues de sens.

Contrairement à d’autres institutions, il n’est pas besoin de procédures clairementcodifiées pour conférer le statut d’oeuvre d’art. Le monde de l’art fonctionne demanière simplement coutumière, par des pratiques établies.

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7 A comprendre ici au sens fort d’institution.

Mais avant la condition de conférer un statut, la définition requiert que l’objet soit unartefact. Or, une telle condition nécessaire avait été rejetée par Weitz. Il faisait en effetremarquer que certaines formes d’art s’étaient développées à partir d’objets naturels(found art, land art). Dickie, toujours en accord avec la remarque de Mandelbaum, utilisedonc une notion étendue de l’artefactualité. Celle-ci, tout comme le statut d’oeuvred’art, est conférée à l’objet : il suffit en effet qu’une opération humaine soit appliquéesur l’objet. Dans le cas de l’art trouvé, il s’agit de prendre l’objet et de l’exposer. Biensûr, la grande majorité d’artefacts artistiques consiste en des objets travaillés. Dans lesens décrit, je n’ai aucune objection à formuler à la notion d’artefactualité, qui est bienune condition nécessaire, mais elle est évidemment partagée par de nombreux objetsnon-artistiques. La deuxième condition n’est pas aussi satisfaisante, comme on le verra.

Dickie reviendra dix ans plus tard à sa théorie dans The Art Circle (Dickie, 1984).Prenant en compte certaines critiques formulées à l’égard de la théorie institutionnelle,il amenda celle-ci en de nombreux points. Cependant, les présupposés restent lesmêmes.

La première modification concerne la question de l’artefactualité, dont il affirmaitqu’elle était conférée. Formule assez maladroite, en effet, puisqu’on voit assez malcomment une telle caractéristique peut être conférée. La nouvelle version considèrecelle-ci de manière finalement beaucoup plus simple : un artefact au sens habituel estun objet fabriqué à partir de certaines matières premières. Il en est de même pour laFontaine de Duchamp ou le bois de dérive exposé : “l’urinoir (l’objet simple) est utilisécomme médium artistique pour faire Fontaine (l’objet complexe), qui est un artefact au sein dumonde de l’art — l’artefact de Duchamp. Le bois de dérive serait utilisé et l’urinoir a été utilisécomme médium artistique de la même manière que des pigments, du marbre et autres sontutilisés pour fabriquer des oeuvres d’art plus conventionnelles. Le bois de dérive utilisé commearme et l’urinoir utilisé comme médium artistique sont des artefacts de la sorte la plus minimale.Duchamp n’a pas conféré l’artefactualité ; il a fait un artefact minimal.” (Dickie, 1997 : 87)

Un autre problème, et non des moindres, a été relevé par Monroe Beardsley. Celui-cifait remarquer que Dickie affirmait que le monde de l’art était une institutioninformelle, une pratique coutumière établie. “Le monde de l’art, écrit Beardsley, n’est pasfait d’institutions particulières [institution-tokens]7 — il n’est pas à ce point bien organisé.Pourtant, si nous passons, comme Dickie, au sens plus large d’« institution » et incluons despratiques générales (artistiques ?), y a-t-il un sens à parler d’agir au nom d’une pratique ?”(Beardlsey, 1976 : 202) Conférer un statut interdit que l’institution qui en est à l’originesoit informelle. Dickie laisse alors tomber l’idée de conférer un statut : “être une oeuvred’art est bien un statut, c’est-à-dire que c’est occuper une position au sein de l’activité humainedans le monde de l’art. Etre une oeuvre d’art n’implique pas cependant un statut qui est conférémais qui est plutôt un statut auquel elle parvient comme résultat de la création d’un artefact ausein ou contre l’arrière-plan du monde de l’art.” (Dickie, 1997 : 88)

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Dickie, d’autre part, insiste plus sur la complexité du monde de l’art. Il donne un poidsplus décisif au public. Tout art est en effet créé pour un public. Une oeuvre d’art estdonc un type d’objet fait pour être présenté. Mais cela se limite encore à cela : il n’estpas nécessaire que l’oeuvre soit effectivement présentée (en cela persiste la suffisancede l’intention artistique, même si l’artiste ne confère plus un statut). Dickie réitère doncson affirmation que l’oeuvre d’art peut n’être telle que pour l’artiste, quand bien mêmepersonne d’autre n’en a connaissance et ne peut donc l’évaluer (et qu’il maintient dansson ouvrage de 1997 auquel je me réfère ici). En fait, ici, non seulement une évaluationeffective n’est pas nécessaire, mais une présentation effective ne l’est pas plus.

Dickie décrit le public comme un ensemble de personnes possédant certainesconnaissances par lesquelles elles agissent comme membres du public : commentfonctionne une pièce de théâtre, par exemple. Outre l’artiste et le public, il existed’autres rôles au sein du monde de l’art tels que le critique, le professeur d’art, etc.

Ce qui constitue alors l’institution du monde de l’art, c’est le partage d’un certainnombre de connaissances relatives à l’art, une idée de l’art, qui en est le constituantprimaire : “ce qui est primaire, c’est la compréhension partagée par tous ceux qui sont impliquésqu’ils sont engagés dans une activité ou pratique établie dans laquelle il se trouve de nombreuxrôles : artiste, public, critique, directeur, conservateur, et ainsi de suite. Notre monde de l’artconsiste dans la totalité de tels rôles avec les rôles d’artiste et public en son coeur. Décrit d’unemanière quelque peu structurée, le monde de l’art consiste en un ensemble de systèmes du mondede l’art individuels, chacun contenant ses propres rôles spécifiques d’artiste et de public, plusd’autres rôles. Par exemple, la peinture est un système du monde de l’art, le théâtre en est unautre et ainsi de suite.” (Dickie, 1997 : 91)

La nouvelle définition d’une oeuvre d’art s’énonce ainsi :

“Une oeuvre d’art est un artefact d’un type créé pour être présenté à un public du monde del’art.” (Dickie, 1997 : 92)

D’autres notions connexes l’accompagnent :

“Un artiste est une personne qui participe avec compréhension à la fabrication d’une oeuvred’art.

Un public est un ensemble de personnes dont les membres sont préparés à quelque degré àcomprendre un objet qui leur est présenté.

Le monde de l’art est la totalité de ces systèmes du monde de l’art.

Un système du monde de l’art est un cadre pour la présentation d’une oeuvre d’art par un artisteà un public du monde de l’art.” (Dickie, 1997 : 92)

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8 C’est la leçon que l’on peut tirer de « l’affaire Brancusi » évoquée dans l’introduction. Comme le préciseAumont (1998 : 71), bien que l’artiste déclarait qu’il s’agissait d’une oeuvre d’art, cela n’a pas suffit, et il a fallul’intervention d’une institution. Ce qui est exceptionnel ici, c’est que cette institution soit un tribunal.

Donc, le statut d’oeuvre d’art, qui existe dans les deux versions de la théorie, est celuid’une candidature à l’appréciation. Ce terme est fort important pour Dickie, et sera plusrécemment repris par Gérard Genette (1997). La définition requiert donc un mouve-ment vers une appréciation, mais non l’appréciation elle-même : “la définition n’exige pasque l’oeuvre soit effectivement appréciée, ne serait-ce que par une seule personne. Le fait est quebeaucoup d’oeuvre d’art, et même la plupart, ne sont jamais appréciées. Il est important de nepas intégrer à la définition du sens classificatoire d’« oeuvre d’art » des propriétés relevant dela valeur, telle l’appréciation effective : cela nous empêcherait de parler d’oeuvres d’art nonappréciées.” (Dickie, 1973 : 26 & 1974 : 39-40)

On tombe ici sur l’une des grandes failles de la théorie institutionnelle : il suffirait quel’oeuvre existe comme objet pour qu’elle ait, de la volonté de l’artiste uniquement, lestatut d’oeuvre d’art. Mais Danto a correctement fait remarquer que l’art est ce qu’onen fait, ou, plus précisément, ce que le monde de l’art accepte comme tel. Il est doncnécessaire qu’existe encore un accord intersubjectif qui reconnaisse à l’objet ce statutd’oeuvre, et cela passe nécessairement par l’appréciation de ses qualités, de sa capacitéà rencontrer les prétentions qu’elle se fixe, et par une discussion argumentée au seind’un débat critique. La théorie de Dickie suppose que l’artiste possède une autoritépéremptoire sur l’entièreté du monde de l’art, ce qui est passablement absurde. Si,comme Dickie le soutient dans sa deuxième version, un objet est une oeuvre d’art s’ila été fait pour un public, sans même qu’il soit nécessaire de le lui montrer, cela entraînel’affirmation ridicule que le monde de l’art reconnaît le statut d’oeuvre d’art à un objetdont il n’a même pas connaissance !

Beardsley propose un argument convaincant : “imaginez un homme d’affaire ou unfinancier occupé qui n’a jusqu’ici jamais eu de temps pour la poésie (...) et qui s’assied à la moitiéde sa vie sous une étrange compulsion et écrit son premier poème. Il l’apprécie aussi —beaucoup. Est-ce une oeuvre d’art ? Pas, sans doute, tant qu’il ne lui a pas conféré le statut aunom du monde de l’art ; mais il n’est pas encore un membre du (...) monde de l’art, puisqu’il n’apas encore composé (...) une oeuvre d’art littéraire. Il ne peut représenter le monde de l’arttant que son poème n’est pas crédité par le monde de l’art.” (Beardsley, 1976 : 202 ; jesouligne)

Evidemment, on peut difficilement nier que le statut de candidat à l’appréciation existe.Le problème est qu’il est insuffisant. Il existe certainement un statut d’oeuvre, et cestatut est certainement « conféré », ou, plus simplement, attribué par un monde de l’art,mais il ne se confond pas avec le statut de candidat à l’appréciation, qu’il dépasse. Enfait, la situation est simple : une candidature n’est jamais suffisante pour fonder unstatut. C’est une chose tellement évidente qu’on peut se demander comment elle a puéchapper à Dickie : pour qu’un objet soit une oeuvre d’art, sa candidature doit êtrehomologuée (on analysera ce point plus loin)8. La candidature à l’appréciation n’élève

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pas automatiquement l’objet au statut d’oeuvre, indépendamment de l’acceptation decette candidature : l’ontologie de l’oeuvre n’est pas plus réductible à des caractéristi-ques intrinsèque qu’à une intention individuelle. “L’expérience du « fait institutionnel »,écrit De Munck, est d’emblée une expérience partagée. Ce billet vert, par exemple, n’est de lamonnaie que si vous aussi, vous la considérez comme de la monnaie. L’intentionnalité dulocuteur ne suffit donc pas à déterminer la signification du billet : celle-ci réfère à desconventions intersubjectives qui sont véritablement constituantes de la signification.” (DeMunck, 1999 : 118)

** *

Revenons sur la prétention à formuler une définition en termes de conditionsnécessaires et suffisantes. Cette définition est d’une évidente circularité. Le monde del’art définit l’art, et en retour, l’art définit le monde de l’art. Dickie ne s’en offusquepas : il fait très justement remarquer que l’idée d’art elle-même suppose la circularité.Cette dernière devient même centrale dans la deuxième version de la théorie, énoncéedans un livre intitulé Le cercle de l’art. “La circularité des définitions montre l’interdépen-dance des notions centrales. Ces notions centrales sont infléchies, c’est-à-dire qu’elles reposentsur, se présupposent et se supportent l’une l’autre. Ce que les définitions révèlent, c’est que lafabrication de l’art implique une structure intriquée, co-relative, qui ne peut être décrite de lamanière droite, linéaire envisagée par l’idéal de la définition non circulaire.” (Dickie, 1997 : 92)

L’auteur soutient en effet que son cercle n’est pas vicieux, car dans le parcours, il y aeu un apport d’information. “Si j’avais dit quelque chose comme « une oeuvre d’art est unartefact auquel un statut a été conféré par le monde de l’art », et dit ensuite que le monde de l’artconfère seulement le statut de candidat à l’appréciation, alors la définition aurait étévicieusement circulaire parce que le cercle serait trop petit et sans information. J’ai cependantconsacré une quantité considérable d’espace (...) à décrire et analyser les intrications historiques,organisationnelles et fonctionnelles du monde de l’art, et si ce compte-rendu est précis, le lecteura reçu une quantité considérable d’information sur le monde de l’art.” (Dickie, 1974 : 43)

L’aplomb avec lequel Dickie assume la circularité de la définition est suffisammentdésarmant pour qu’on semble s’en être peu offusqué. Or, s’il a raison de dire que lanotion d’art est circulaire, et aussi que son exposé apporte de l’information, qu’il livreune analyse détaillée du monde de l’art (je n’ai ici rendu compte que d’une petitepartie), la circularité de la définition est cependant problématique. La non-circularitéd’une définition n’est pas qu’un idéal, mais est une nécessité. Il ne faut pas pour autantjeter le bébé avec l’eau du bain : l’analyse que donne Dickie reste intéressante etsouvent juste, mais à mon sens, elle parvient à la conclusion dont le rejet était le pointde départ : l’oeuvre d’art est indéfinissable. La circularité de l’art n’est qu’une autreformulation de l’ouverture du concept d’art qu’avait démontrée Weitz et que Dickie,en vain, a tenté de surmonter. On peut cependant dire qu’une définition circulaire n’enest pas moins une définition, du moment qu’elle énonce un postulat tel que x est... Maisune première chose qu’on peut rétorquer est qu’alors, que le cercle soit vicieux ou non

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est secondaire. L’apport d’information lui donne une valeur connexe, mais la valeur dela définition proprement dite reste la même, et reste aussi faible que dans le cas d’uncercle vicieux. Une définition circulaire n’a de sens que dans le cercle même qui laconstitue, or, cela même ne correspond pas à ce que Dickie visait, c’est-à-dire unedéfinition en termes de conditions suffisantes et nécessaires. Par rapport à quoi lesconditions de la définition de Dickie sont-elles suffisantes et nécessaires ? Ces deuxréquisits n’ont de sens qu’en référence à quelque chose d’extérieur à la définition : sije peux définir un triangle comme « un polygone à trois côtés », c’est parce que je peuxdéfinir « polygone » et « côté » sans me référer à « triangle ». En fait, une définitioncirculaire ne peut pas faire autre chose qu’énoncer des conditions suffisantes etnécessaires, puisque chacune présuppose l’autre (et alors, Dickie a bon dos deprétendre être parvenu là où tous ont échoué)... La théorie de Dickie n’illustre doncaucunement l’affirmation de Mandelbaum que des propriétés latentes peuvent servirà formuler une définition.

En fait, alors même que Dickie voulait contredire Weitz, il ne veut pas reconnaître qu’ilparvient aux mêmes conclusions. Le concept d’art est ouvert parce qu’il se modifie sanscesse de manière à inclure de nouvelles formes d’art, car il fonctionne comme unsystème clos, autosuffisant. L’art, dans la définition institutionnelle, se redéfinit sanscesse grâce à sa circularité, son retour perpétuel sur lui-même, son caractère auto-référent : “le monde de l’art, écrit Yves Michaud, ne perçoit ses propres tendances que sur lefond de ce qu’il prononce déjà appartenir à lui-même.” (Michaud, 1989 : 65-66) Sa circularitéest la raison même de son ouverture, sa capacité à être insensible à ce qui, del’extérieur, voudrait le fixer une fois pour toutes. Les deux philosophes disent doncexactement la même chose. Pour prendre le problème dans l’autre sens, on peut direque si un concept est ouvert, donc indéfinissable par des conditions suffisantes etnécessaires, alors le seul moyen qui existe de définir ce concept selon de tellesconditions est d’en donner une définition circulaire.

Finalement, porter l’attention sur le fait social plutôt que sur l’objet physique negarantit nullement la possibilité d’une définition, car on ne peut pas, de cette manière,référer le concept à une réalité qui en est indépendante, comme dans le cas de laparenté génétique sur laquelle Mandelbaum s’était appuyé. En effet, l’oeuvre d’art restele produit d’une activité sociale, laquelle est intimement liée à l’usage du conceptd’oeuvre d’art lui-même : pour le dire simplement, une oeuvre d’art n’est rien d’autreque ce qu’on appelle une oeuvre d’art, ce qu’on considère, qu’on accepte comme telle,qu’on décide d’appeler « oeuvre d’art » : le concept est sui-référentiel. Le fait ne précèdepas le concept, comme dans l’exemple biologique, tout simplement parce que c’est unfait social, produit par les humains qui utilisent le concept (cf. chapitre V). Entre leconcept et le fait social, on ne peut établir de primauté. En somme, tenter d’élaborer unethéorie institutionnelle requiert d’abandonner le projet d’une définition en termes deconditions nécessaires et suffisantes, car celui-ci est d’emblée voué à la circularité.

La théorie de Dickie laisse en bouche un goût d’insatisfaction. C’est que, d’une certainemanière, elle décrit tout, mais n’explique rien, ou encore que la circularité même

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empêche d’aller au fond des choses, contraint à se limiter à ce qu’elle décrit. Commel’écrit Michaud, “elle ne résolvait certainement pas la question essentielle : celle de savoir envertu de quelle compétence ce monde social de l’art est à son tour investi, ou s’investit lui-même,de ce pouvoir de définition. (...) si les oeuvres d’art sont ce que décide le monde mondain de l’art,qu’est-ce qui définit la compétence de ce monde mondain ?” (Michaud, 1989 : 53)

Si, finalement, Dickie avait emboîté le pas à Weitz, au lieu de s’y opposer, sa théorieaurait fonctionné. S’il n’avait pas cherché à donner une définition de l’oeuvre d’art, iln’aurait pas encouru l’écueil de la circularité. Et s’il avait suffisamment donnéd’importance à l’idée de décision qu’évoque Weitz, il aurait pu tenter de comprendredans quelles conditions exactement on applique le concept d’art : celle d’un accordintersubjectif. Ce que je tenterai ici de faire, c’est de proposer une théorie institution-nelle alternative. Une telle tâche ne peut se faire qu’à l’aide d’outils adéquats. Je pourraiainsi expliquer ce qu’est une oeuvre d’art, sans en donner une définition en termes deconditions nécessaires et suffisantes. C’est que notre perception même du monde nesuit pas une telle logique.

IILa théorie des prototypes

Au long de notre étude, nous aurons pu voir quelques propriétés du concept d’oeuvred’art : il n’est pas organisé autour d’un trait commun, mais au contraire en un réseaud’analogie. Une oeuvre est identifiée grâce à des critères de reconnaissance qui sont descaractéristiques typiques des oeuvres. Et ces concepts liés par airs de famille ne reflètentpas toujours exactement la réalité, mais émergent plutôt de la compréhension humaine.Jusqu’ici, cela aura pu paraître un peu flou : c’est que ni Wittgenstein, ni Weitz nedisposaient des outils conceptuels appropriés.

Aujourd’hui, les sciences cognitives apportent un tel outil. Elles nous permettent desaisir la manière dont l’esprit humain fait usage de concepts. Ceux-ci sont organisés encatégories. Ce qu’on a découvert, c’est que ces catégories ne sont pas déterminées parla réalité extérieure de manière stricte et univoque, mais plutôt par l’expérience dessujets. C’est ce que nous allons voir maintenant.

La conception classique des catégories

Chercher à définir une catégorie comme « oeuvre d’art », ou même des sous-catégoriescomme « peinture », « sculpture », « ballet », etc., suppose nécessairement une certaineconception bien précise de ce qu’est une catégorie, souvent implicite et donc d’autantmoins remise en question. Pourtant, les recherches en psychologie cognitive font deplus en plus perdre sa crédibilité à cette conception.

Si l’on peut isoler clairement une catégorie dans une définition par des conditionsnécessaires et suffisantes, cela suppose qu’elles ne sont rien d’autre que le reflet exactde la réalité extérieure. Elles ne sont pas organisées par une logique propre à l’esprit

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humain, mais plutôt par les propriétés inhérentes au monde. Lorsque la science chercheà comprendre un phénomène de cette réalité, elle se donne pour tâche de la traduirele plus exactement et le plus précisément possible dans la définition qu’elle donne. Laconception classique des catégories tient alors pour acquis que le fonctionnementcourant et quotidien de l’esprit humain repose sur les mêmes principes, à moins qu’iln’entretienne de fausses croyances. C’est la perspective qu’adopte Mandelbaum, quandil assume que la catégorie « famille » recoupe exactement la relation génétique existantentre les membres, indépendamment de la compréhension effective de la catégorie.

Pourtant, lorsque la science fournit une définition, elle construit souvent celle-ci à partirde conditions qu’elle se donne a priori. Cette définition est donc le fruit d’une activitéréflexive de l’humain sur ses propres connaissances, et qui n’est pas le mode cognitifcourant de l’activité humaine. Si donc les catégories qui existent avant toute activitéréflexive — celles que l’on peut tenter d’analyser pour les définir a posteriori, comme« oeuvre d’art » — obéissent au même principe, c’est que ce principe est la pure etsimple imposition d’une représentation du monde extérieur à l’esprit humain, qui faitoffice de « miroir », et un fonctionnement modélisable selon les strictes règles de lascience, au premier rang desquelles la logique formelle. “(...) le monde doit être divisé encatégories correctes [of the right kind] de manière à ce que les symboles et les structuressymboliques puissent y référer. Les « catégories correctes » sont les catégories classiques, lescatégories définies par les propriétés communes de tous leurs membres.” (Lakoff, 1987 : xiv)

On doit donc alors soutenir une image de la cognition radicalement désincarnée. Lasubjectivité humaine, son inscription dans un corps et dans un contexte vécus nepeuvent avoir la moindre influence sur elle. Elle n’est gouvernée que par des principesabstraits, universaux, modélisés par les règles de la logique, et la pensée n’est que lamanipulation de symboles abstraits, dépourvus en eux-mêmes de sens, et mis encorrespondance univoque avec un certain état du monde, à la manière d’un ordinateur.Les particularités des organismes n’ont aucune rôle dans ce modèle de la cognition —pas plus qu’en informatique, la machine n’a d’influence sur le programme —, ni leurexpérience vécue, ni même leur incarnation physique dans un système biologique,traités comme épiphénomènes. La perception et les actions motrices de notre corps dansnotre environnement n’ont aucune pertinence pour l’élucidation de la pensée. “Laperception peut informer la raison, et le mouvement peut être une conséquence de la raison, mais(...) aucun aspect de la perception ou du mouvement ne fait partie de la raison. En conséquence,on assume qu’il y a une dichotomie absolue entre la perception et la conception. Alors qu’on atoujours accepté que la perception est de nature corporelle, tout comme le mouvement, laconception — la formation et l’usage de concepts — a traditionnellement été vue commepurement mentale et entièrement séparée et indépendante de nos capacités à percevoir et bouger.”(Lakoff & Johnson, 1999 : 37)

La raison est donc dite objectiviste, en ce que tout raisonnement n’est correct que dansla mesure où il reflète exactement la nature. “(...) la rationalité est désincarnée ; elle consistedans de pures relations abstraites et logiques et dans des opérations indépendantes des processussubjectifs dans l’esprit du raisonneur. (...) On assume que les êtres humains peuvent d’une

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manière ou d’une autre « se brancher » sur une rationalité transcendante, autonome, qui se tientau-delà de tout développement historique. La raison est ce qu’elle est toujours et partout,indépendamment de la personne qui raisonne. Cette structure essentielle, fixe de la rationalitéest la base de la prétention à la vérité transhistorique et a priori.” (Johnson, 1987 : xxiv-xxv)

On voit très clairement que définir strictement une oeuvre d’art suppose une rationalitéa priori, indépendante de nos raisonnements, qui elle seule nous permet de fonder desconditions, nécessairement valables pour tous les exemples du concept, et uniquementeux.

Or, les observations empiriques qui ont été faites depuis quelques décennies,maintenant, sont absolument incompatibles avec cette conception de la cognition, quidoit alors être modifiée. J’ai tenté de montrer brièvement comment l’édifice se tient, etnous verrons dans ce chapitre et le suivant qu’il s’effondre sous le poids des preuvesempiriques. S’il est impossible de définir une oeuvre d’art, c’est tout simplement parceque, fondamentalement, l’esprit humain ne fonctionne pas de cette manière lorsqu’onpense à « oeuvre d’art ».

Les deux axes de la catégorisation

La théorie classique des catégories les conçoit de manière analytique, comme une listefermée de propriétés définissant ensemble tous les membres de chaque catégorie. Celasuppose donc une quantité importante d’information. La théorie des prototypes, parcontre, est basée sur deux principes fondamentaux :

• L’économie cognitive : il est plus intéressant pour un organisme de catégoriser à partird’un minimum d’information. Donc, l’organisme a avantage à pouvoir prédireautant de propriétés que possible à partir d’une propriété quelconque, ce quimènerait à un grand nombre de catégories avec de très fines discriminations. Maisen outre, le but de la catégorisation est de réduire les différences entre les stimulià des proportions cognitivement utilisables. “Il est à l’avantage de l’organisme de ne pasdifférencier un stimulus d’autres quand cette différenciation n’est pas pertinente auxobjectifs présents.” (Rosch, 1978 : 29)

• La structure perçue du monde : le monde n’apparaît pas de manière déstructurée.Certaines corrélations peuvent y être observées empiriquement, comme la présenceconjointe de plumes et d’ailes. Ainsi, la théorie des prototypes, même si elle rejetteque la catégorisation soit en stricte correspondance avec le monde, ne prétend paspour autant qu’elle soit aléatoire, arbitraire. “Voir les attributs comme, au moins enpartie, des constructions du sujet percevant ne nie pas le fait structurel d’ordre supérieur àpropos des attributs en question, à savoir que les attributs d’ailes et ceux de plumescoexistent dans le monde perçu.” (Rosch, 1978 : 29)

Ces deux principes ont des implications pour le niveau d’abstraction des catégories (axevertical) et pour la structure interne de ces catégories (axe horizontal).

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9 Une taxonomie est un système dans lequel des catégories sont reliées l’une à l’autre par inclusion de classe.Je veux d’emblée préciser qu’il n’existe pas de taxonomie ou de catégories absolues, immuables,indépendantes de l’usage et du contexte. La catégorie « oiseau » n’a pas la même structure lorsqu’on parlede cuisine ou d’ornytologie. Dans le cadre théorique décrit ici, la structure des catégories est idéalisée.

Si la théorie classique des catégories est vraie, alors, outre tout ce qu’elle présuppose,elle implique aussi (entre autres) deux points essentiels :

• toutes les catégories se valent : aucune ne doit être plus saillante qu’une autre ; ellessont organisées dans des taxonomies hiérarchiques dans lesquelles elles sontdistribuées uniformément ; la catégorie surordonnée est la plus basique. Ceci est dûau fait que la catégorisation reflète exactement le monde extérieur, sans interventionde la compréhension humaine effective de ces catégories.

• aucun membre d’une catégorie n’en est un meilleur exemple qu’un autre. Lesmembres sont répartis uniformément dans la catégorie, et dans les limites précisesde celle-ci. Ceci est dû au fait que, puisque la catégorie est strictement définissable,la définition s’applique également à tous ses membres.

Or, ces deux points, prédits nécessairement par la théorie classique, se révèlent faux.En effet, au sein d’une taxonomie, certaines catégories semblent plus importantes ; onles appelle catégories de niveau de base. En outre, dans une catégorie, il existe un membreplus représentatif de cette catégorie : le prototype. Voyons cela plus en détail.

Le niveau de base

Divers travaux en psychologie cognitive, synthétisés par Eleanor Rosch durant lesannées 70, montrent que le niveau le plus basique dans une taxonomie9 n’est ni leniveau le plus abstrait, ni le plus concret (détaillé). C’est au contraire un niveauintermédiaire. Ainsi, « chien » est une catégorie du niveau de base, contrairement à lacatégorie surordonnée « canidé » et à la catégorie subordonnée « basset ».

Une catégorie du niveau de base est donc intermédiaire, ni trop abstraite, ni tropdétaillée. Donc, d’une part, les catégories supérieures possèdent moins d’attributs encommun. D’autre part, les catégories inférieures ont des attributs en commun qui sechevauchent, de telle manière qu’elles sont moins différenciées que celle du niveau debase (Rosch, 1978 : 31). Le niveau de base est donc le plus abstrait où l’on trouve uncertain nombre d’attributs communs. Les catégories à ce niveau sont particulièrementsaillantes : ce sont celles qui nous viennent le plus facilement à l’esprit, que nouspercevons le plus facilement, avec les membres desquels nous interragissons le plus,etc.

Ce niveau est donc basique pour quatre raisons :

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• C’est le plus haut niveau pour lequel nous ayons une seule image mentale. Nousavons une image mentale pour une chaise, mais pas pour un meuble ;

• C’est le plus haut niveau de catégorie dont les membres ont des similarités perçuesdans leur forme d’ensemble. Nous pouvons identifier une chaise par sa formed’ensemble, mais il n’y a pas de forme d’ensemble pour un meuble ;

• C’est le plus haut niveau auquel une personne utilise des actions motrices similairespour interagir avec les membres de la catégorie. Nous avons un programme moteurpour nous asseoir sur une chaise, mais pas pour nos interactions avec les meubles ;

• C’est le niveau auquel la plupart de nos connaissances sont organisées. On saitbeaucoup de choses sur les véhicules en général, mais beaucoup plus sur lesvoitures. De même, on connaît moins de choses sur les modèles particuliers devoitures, à moins d’être un expert (Lakoff & Johnson, 1999 : 27-28 ; Lakoff, 1987 :47).

On peut ajouter que c’est aussi :

• Le niveau dont les membres sont le plus rapidement identifiés ;

• Le niveau dont les membres ont les étiquettes les plus communément utilisées ;

• Le premier niveau compris et nommé par les enfants ;

• Le premier niveau à entrer dans le lexique d’un langage ;

• Le niveau avec les mots les plus courts ;

• Le niveau dont l’usage est le plus neutre. (Lakoff, 1987 : 46)

Le niveau de base correspond donc aux choses dans le monde avec lesquelles nousavons l’expérience concrète la plus directe. À ce niveau, nos catégories concordentparfaitement avec le monde tel que nous en faisons l’expérience .

Le niveau de base concerne les rapports entre les catégories au sein d’une taxonomie,selon l’axe vertical (abstraction). Penchons-nous maintenant sur la structure interne descatégories (axe horizontal).

Les prototypes

Le principe d’économie cognitive, évoqué plus haut, indique qu’on doit être capablede discriminer les catégories le plus clairement possible. Rosch note qu’il existe deuxmanières d’y parvenir. Une manière est de définir formellement chaque catégorie pardes conditions nécessaires et suffisantes. La catégorie est alors identifiée en fonction de

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ses frontières. Or, rares sont les catégories qui ont des frontières si précises. L’alterna-tive consiste donc à définir la catégorie « de l’intérieur », c’est-à-dire en fonction des casles plus clairs d’appartenance. “Les catégories peuvent être vues en termes de cas les plusclairs si le sujet percevant place l’emphase sur la structure correlationnelle des attributs perçusde telle manière que les catégories sont représentées par leurs portions les plus structurées.”(Rosch, 1978 : 36)

Un prototype est donc le cas le plus clair d’appartenance à une catégorie, un membreparticulièrement représentatif. Par exemple, un chêne est un cas plus représentatif dela catégorie « arbre » qu’un palmier. Il est donc prototypique. C’est autour du ou desprototypes que sont organisées les catégories :

...X1 � Pt � X2...

En matière d’art, par exemple, le prototype de la catégorie « peinture » est le tableauclassique, figuratif et réaliste.

Le prototype se définit comme le membre de la catégorie qui partage le plus d’attributsavec les autres membres de la catégorie, et le moins d’attributs avec les membres decatégories en contraste. “En bref, les prototypes apparaissent être juste les membres d’unecatégorie qui reflètent le plus la structure redondante de la catégorie entière.” (Rosch, 1978 : 37)

L’existence des prototypes et la structuration des catégories autour d’eux ne doit pasêtre mal interprétée. Rosch prend soin d’apporter quelques précisions essentielles.“L’omniprésence de prototypes dans les catégories du monde réel (...) indique que les prototypesdoivent avoir une place dans les théories psychologiques de la représentation, du traitement etde l’apprentissage. Cependant, les prototypes eux-mêmes ne constituent pas un modèleparticulier des traitement, représentations et apprentissage.” (Rosch, 1978 : 40) Plusprécisément :

• Il n’y a pas un seul prototype fixe pour chaque catégorie. Le terme « prototype » estune fiction pratique pour recouvrir des degrés de prototypicalité. Seules certainescatégories artificielles, contiennent, par définition, un seul prototype.

• La notion de prototype n’a aucune portée sur le traitement cognitif proprement dit.Un prototype ne peut pas déterminer un mode de traitement cognitif et un modèleunique. L’existence des prototypes est une contrainte, c’est-à-dire que toute théoriedu traitement doit tenir compte de leur existence. Par exemple, une théorie ne peutprédire des temps d’identification égaux pour les bons et les mauvais exemples.

• La théorie des prototype n’est pas une théorie des représentations mentales. Direqu’une catégorie est représentée par son meilleur exemple n’est pas encore direquelle en est la nature exacte. Elle ne prédit pas que le prototype est de typepropositionnel ou analogique. Mais elle oblige toute théorie des représentations à

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Figure 1

écarter toute définition des catégories en termes de conditions nécessaires etsuffisantes.

• Enfin, il ne s’agit pas d’une théorie de l’apprentissage. Si les prototypes sont lespremiers appris, il n’est pas dit pourquoi ils le sont. (Rosch, 1978 : 40-41)

Nous verrons dans un instant la solution qu’apportera Lakoff à ces diverses limites,avec son concept de modèle cognitif idéalisé.

Nous pouvons schématiser le rapport entre les deux dimensions des catégories (niveaude base et prototypicalité) à l’aide du schéma de la figure 1.

Cette figure, cependant, est trompeuse, car elle montre des catégories exclusives au seinde la taxonomie. La figure 2 semble donc plus correcte :

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Figure 2

Mais il ne faut pas interpréter les flèches verticales comme partant du prototype, maisplutôt comme liant les catégories entières (comme l’indique la figure 1).

Nous pouvons donc voir que l’impossibilité de définir une oeuvre d’art strictement, entermes de conditions nécessaires et suffisantes n’est pas un problème, si bien que cetterecherche peut être abandonnée sans encombre. L’absence d’une telle définition nesignifie absolument pas que la catégorie soit inconnaissable, irrémédiablement floueet relative. Dans la mesure où il ne s’agit pas d’une catégorie artificielle, on voit quechercher une définition stricte est vain, car inconsistant avec la structure de la catégo-risation. En fait, la notion d’oeuvre d’art existe avant le discours de philosophique, etil n’y a, dans le fond, aucune raison de s’attendre à pouvoir en donner une définitionstricte qui satisfasse le philosophe.

On ne peut donc pas déterminer clairement la frontière entre oeuvre d’art et objets non-artistiques, ce qui, du reste, n’est pas une découverte. La catégorie « oeuvre d’art » estplutôt représentée par ses exemples les plus clairs, par exemple, les oeuvres classiquesréalistes, pour lesquelles l’identification en tant qu’oeuvre d’art ne pose aucunproblème. Ce qui reste en suspend, par contre, c’est la question de savoir en vertu dequoi un objet non-prototypique peut être intégré à la catégorie, bref, commentapparaissent de nouvelles formes d’art et comment elles sont reconnues. La théorie desprototypes ne nous renseigne pas explicitement sur le rapport qui s’établit entre lesmembres d’une catégorie, si ce n’est l’idée floue de ressemblance, et sur les modalitésde son extension. C’est ici qu’intervient la notion de réseau schématique.

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Figure 3(Langacker, 1987 : 373)

Extension et élaboration

Ronald Langacker identifie deux types fondamentaux de relations qui lient lesdifférents sens d’un même item lexical (qui forment ensemble la catégorie décrite parce mot) : l’élaboration, qui lie un schéma et ses exemplifications et l’extension, qui lie lesmembres prototypiques et périphériques.

On a vu qu’un prototype est un exemple typique d’une catégorie et qu’on assimile unstimulus à une catégorie sur base de sa ressemblance au prototype. “Un schéma, parcontre, est une caractérisation abstraite qui est entièrement compatible avec tous les membres dela catégorie qu’il définit (donc, l’appartenance n’est pas une question de degré) ; c’est unestructure intégrée qui incarne les traits communs [commonality] de ses membres, qui sont desconceptions d’une plus grande spécificité et plus détaillées qui élaborent le schéma de manièresdifférentes.” (Langacker, 1987 : 371)

Ces deux relations sont cependant assimilables à un principe unique. Toute catégorisa-tion consiste en la comparaison entre un stimulus C (cible) et un standard S, dont ladifférence est notée V : S > C = V. La catégorisation est réussie lorsque une configura-tion est observée dans C qui recoupe au moins partiellement les spécifications de S.Quand toutes les spécifications sont rencontrées (V = 0), alors S est un schéma, et larelation S � C est une relation d’élaboration (ou de spécialisation). C est totalementcompatible avec S, quoique plus détaillé. Lorsque V > 0, donc qu’il y a une différenceirréductible entre S et C, alors S est un prototype, lié à C par un rapport d’extension :certaines spécifications de S doivent être modifiées ou neutralisées pour que C soitassimilé à S (idem).

Les deux relations, au premier abord opposées, ne représentent donc que deux valeursde la même variable. On peut donc dire que la catégorisation par schématisationproduit une sanction complète, et la catégorisation par extension produit une sanctionpartielle.

Le lien entre les deux relations est d’autant plus important qu’une extension supposetypiquement l’existence d’un rapport schématique. Supposons par exemple l’assimila-tion d’un stimulus X à une catégorie définie par le prototype Pt. Si une sanctioncomplète est accordée, c’est-à-dire si X s’accorde entièrement à Pt, alors X est reconnucomme prototypique. Si, par contre, une différence est observée entre X et Pt, alors X

peut cependant être assimilé à la catégorie si le sujet observe unecertaine ressemblance entre les deux, et peut passer outre lesdifférences. Ceci suppose l’extraction d’un schéma (SCH), quireprésente les traits communs de X et Pt, et suspend leursdifférences, et dont X et Pt sont deux élaborations alternatives. Onpeut représenter ceci par la figure 3.

“Si nous pensons à l’extension comme une relation « horizontale », età la schématicité comme une relation « verticale », nous pouvons dire

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10 Un prototype, en réalité, n’est pas un exemple aussi particulier. Le prototype devrait plutôt être, parexemple, le tableau classique, et non la Joconde, tout comme le prototype de l’oiseau est le moineau, et noncelui qui se promène dans mon jardin. C’est pour la facilité de l’exemple que je prends une oeuvreparticulière.

Figure 4(Langacker, 1987 : 374)

Figure 5(idem)

que la croissance « vers l’extérieur » d’un réseau lexical par extension de prototypes estintrinsèquement associée avec sa croissance « vers le haut » par extraction de schéma.”(Langacker, 1987 : 373)

Cette figure s’imbrique de manière complexe pour englober l’ensemble de la catégorie.Je reprendrai ici l’exemple fourni par Langacker. Supposons qu’un enfant occidentaln’ait, comme expérience des arbres, que les feuillus de nos régions comme les hêtres.Le hêtre est donc pour lui le prototype de la catégorie arbre. L’enfant vient ensuite àêtre confronté à un nouveau type d’arbre : un sapin. Le sapin n’a pas de feuilles ; pourcatégoriser ce nouveau stimulus comme arbre, il doit donc extraire un schéma plusabstrait englobant feuillus et sapins, c’est-à-dire ignorant la présence de feuille dans sesspécifications. La catégorie « arbre » est donc étendue pour contenir aussi dessapins (fig. 4).

Il ne faut pas interpréter le schéma [ARBRE’] comme le sensqu’a le mot « arbre » après l’extension. “Le sens de arbre pourl’enfant à ce point n’est pas que le schéma [ARBRE’], ni le prototype[ARBRE] ; le sens est plutôt donné par le réseau schématique entier,dont chaque noeud peut être désigné par l’unité phonologique[arbre].” (Langacker, 1987 : 374)

Ce processus peut ensuite être répété. Si l’enfant rencontreensuite un palmier, un nouveau couple exten-sion/schématisation doit être entrepris. Un schéma [ARBRE”] est produit autant àpartir du prototype que du schéma [ARBRE’] qui est moins contrasté avec ce nouveaustimulus. On obtient donc :

Une même analyse peut être appliquée aux oeuvres d’art. Imaginons que la Joconde soitle premier prototype de la peinture10 qu’un enfant possède. S’il vient à être confrontéà un tableau de Monet, par exemple, La gare St-Lazare, il devra extraire un schéma qui

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suspend le trait des contours nets. Si, plus tard, il se trouve devant les Demoisellesd’Avignon de Picasso, c’est le trait « perspective » qui devra être neutralisé. Je simplifieévidemment pour les besoins de l’exposé (cf. aussi Goubet, 1998).

Il faut insister sur le lien étroit qu’a cette structure avec l’usage réel qui en est fait, parquoi la grammaire cognitive dont Langacker est l’un des plus éminents représentantsse distingue des théories linguistiques classiques, comme la grammaire générative etsa stricte distinction entre compétence et performance. A chaque fois qu’une structureest activée, cette activation a un effet en retour sur la structure elle-même. Lorsqu’unaspect de la structure est invoqué, il s’impose un peu plus à chaque fois, par exempleen devenant plus prototypique. “Des ormes et des érables peuvent ne pas survivre commearbres prototypiques pour un locuteur qui a vécu quarante ans dans le désert.” (Langacker,1987 : 376) La structure du réseau schématique de chaque individu peut donc varier enfonction de leur expérience personnelle. Dès lors, ce qu’un individu est disposé àappeler une oeuvre d’art est fortement dépendant de l’expérience qu’il a eu d’oeuvresd’art.

En conséquence, certains noeuds sont plus proéminents que d’autres, en fonctionnotamment de l’importance du domaine qu’ils recouvrent dans l’expérience del’individu. En outre, un noeud sera d’autant plus saillant qu’il aura été souvent activé.Un autre facteur, qu’on a déjà rencontré, est le niveau de schématicité. Les catégoriesplus abstraites sont moins saillantes ; on retrouve ici le niveau de base discuté plus haut(Langacker, 1987 : 380).

L’ensemble des noeuds du réseau forme une base de connaissance, aussi est-ilinapproprié de les concevoir comme des entités indépendantes, avec pour chacun uncontenu spécifique (Langacker, 1987 : 378). Cela supposerait la duplication desinformations pour chaque item lexical. Au contraire, certains aspects du sens d’un motdoivent aussi être inclus dans la structure conceptuelle d’un autre sens. Ainsi, hêtre etsapin ont tous deux un tronc et des branches, alors qu’un palmier n’a qu’un tronc.Chaque noeud représente un aspect particulier du réseau complet, présente un profilcomplexe que les autres noeuds ne partagent pas entièrement. Si les hêtres et les sapinssont tous deux des arbres, seul le dernier a aussi un rôle dans la tradition de Noël.L’érable, lui, est aussi un symbole pour un pays d’Amérique du Nord, etc. Chaque sensdu terme, ainsi que chaque mot plus spécifique sont une fenêtre sur l’ensemble de labase de connaissance qu’ils organisent et articulent.

Le réseau schématique est une structure dynamique, qui se modifie sans cesse, sous lapression de l’interaction entre les conventions de catégorisation établies d’une part, etl’usage concret dans lequel ces catégories sont invoquées d’autre part. “Malgré nosréifications inévitables, ce n’est pas quelque chose que le locuteur a, mais quelque chose que lelocuteur fait.” (Langacker, 1987 : 382)

La schématisation apparaît comme l’outil fondamental de cette dynamique. Grâce à ceprocessus, le sujet peut lier ses diverses expériences en des catégories unifiées, en en

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11 Il ne s’agit pas de nier radicalement l’existence de telles structures. La dimension innée du langage estmaintenant bien documentée et difficile à ignorer (Pinker, 1994). Il s’agit plutôt de préciser que de tellesstructures ne peuvent à elles seules déterminer l’organisation conceptuelle construite par les sujets. Lasémantique externaliste d’Hilary Putnam constitue elle aussi une objection de taille.

suspendant les détails particuliers qu’il juge non-pertinents. On a vu par ailleurs quel’extension, qui permet de percevoir des similarités, n’est au fond qu’un cas limite deschématisation. En outre, la généralisation que permet l’extraction du schéma a pourpendant la capacité du sujet à établir des distinctions de plus en plus fines au sein dela catégorie qui organise le divers de son expérience. Le réseau schématique apparaîtdonc directement lié à l’expérience du sujet, fort différente donc des « structuresprofondes » de la grammaire chomskyenne, radicalement abstraites, universelles11.

On l’a vu, la théorie des prototypes n’offre pas à elle seule une théorie de la représenta-tion. Elle ne nous permet pas non plus de savoir comment cette structure vient à seformer. L’apport de Langacker est ici décisif, mais s’il nous permet de mieuxcomprendre l’articulation du réseau schématique et son lien au contexte d’usage, ilreste encore à savoir quels phénomènes sont à l’origine de l’organisation des catégoriesautour de prototype et de la saillance de catégories du niveau de base. C’est à cesquestions que tente de répondre George Lakoff.

Les Modèles Cognitifs Idéalisés (MCI)

La thèse de Lakoff est que toutes nos connaissances sont organisées en modèles cognitifsidéalisés, et que ce sont eux qui sont à l’origine de la structure des catégories. Cesmodèles sont des représentations de notre expérience, idéalisée dans un modèlegénéral. Ils comportent ainsi un certain nombre d’habitudes, d’attentes, de savoirs etde cas « typiques », etc. Ils ne sont pas rationnels au sens fort où ils seraient nécessaire-ment descriptibles a priori par des règles abstraites et universelles. Ils proviennentplutôt directement de notre expérience du monde physique et culturel.

Un exemple de MCI fournit par Lakoff est l’organisation de la semaine dans noscultures. Nous avons un cycle de sept jours, dont deux considérés comme étant lesderniers, sont typiquement des jours de repos, alors que les cinq autres sont des joursde travail. Cette structure est purement idéalisée, elle est le produit exclusif d’uneconvention culturelle ; d’ailleurs, note Lakoff, toutes les cultures n’ont pas le mêmecalendrier (Lakoff, 1987 : 68-69).

Les MCI décrivent donc des cas prototypiques, c’est-à-dire des cas qui remplissentcomplètement les conditions définies par les MCI. Pour reprendre encore un exemplede Lakoff, le MCI organisant nos connaissances du célibat définit le célibataire commeun homme non-marié, mais en rejette cependant un homme vivant en couple depuisplusieurs années, un prêtre, etc. Tous les hommes non-mariés ne peuvent donc pas êtreappelés célibataires, et en cela, le MCI n’a pas à correspondre exactement à un état dumonde. Il en ressort dès lors un prototype du célibataire, à savoir un homme

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généralement assez jeune, non-marié, mais sans rien pour l’en empêcher. Un membred’une catégorie est donc un prototype en vertu de sa correspondance exacte au MCI quila décrit. La correspondance au MCI est une question de degré (il n’y a pas de critèreabsolu qui puisse séparer une correspondance exacte d’une correspondance nulle, sanscas intermédiaire — rappelons-nous le problème de la quadrature du cercle), et c’estpour cela qu’il ne peut exister de frontière fixe pour une catégorie.

Il n’est pas nécessaire d’exposer le détail de l’étude de Lakoff. Celui-ci distinguedifférents types de MCI, auxquels sont liés des processus propres (modèles groupés,métonymiques, radiaux, etc.) Ce qui a été dit jusqu’ici suffit à montrer l’ancrageexpérientiel des catégories : celles-ci ne sont pas définies par leur correspondance aumonde réel, mais sont au contraire issues de l’expérience que le sujet a du mondephysique et culturel.

Le prototype de l’« oeuvre d’art » et l’identification générique

Quelles que soient les définitions de l’oeuvre d’art que l’on peut poser, quels que soientmes jugements personnels quant à ce que devrait être une oeuvre d’art, à l’exceptionde cas limites, je suis toujours capable d’identifier correctement une oeuvre d’art. Si jevois un tableau dans un musée, je sais qu’il s’agit d’une oeuvre d’art. Si je vois unassemblage de surfaces colorées dans un livre titré Mondrian, je sais qu’il s’agit d’uneoeuvre d’art ; mais si je me trouve devant un assemblage comparable de traits et desurfaces sur le mur d’une station de métro, je sais qu’il ne s’agit pas là d’une oeuvred’art, mais plutôt d’une carte du réseau. Je suis donc toujours capable d’identifier uncertain nombre de traits, parfois au sein même de l’objet, parfois relatifs à son contexte,qui me permettent d’identifier un genre déjà admis comme artistique. J’appellerai ceprocessus identification générique.

Si l’on tente de décrire le prototype de l’oeuvre d’art dans le but de donner une (sortede) définition de la catégorie, on suppose une démarche descriptive de l’ensemble desoeuvres telles qu’elles se donnent aux sujets dans la relation cognitive qu’ils ont avecelles. Il s’agit là “d’une analyse logique au sens classique du terme, purement cognitive, quinous apprend à quoi nous avons affaire lorsque nous rencontrons une oeuvre d’art.” (Rochlitz,1995 : 133). Cette approche revient donc à éliminer toute considération évaluative pourson contenter d’étudier les seules caractéristiques perceptives des oeuvres identifiées parle sujet. Il ne doit pas s’agir nécessairement de donner des traits propres aux oeuvreset à elles seules (définition au sens strict), mais par exemple d’en dégager les « modesd’existence ». L’analyse de ces caractéristiques devrait alors permettre de décrire lesobjets effectivement identifiés comme oeuvres d’art.

Cette démarche descriptive a connu de nombreux avatars, récemment dans les théoriesde Genette (1994) et Schaeffer (1996, cf. infra). Mais le travail le plus célèbre, et qui aprofondément marqué les travaux ultérieurs, est celui de Nelson Goodman, et sonanalyse des langages de l’art (1990). Il s’agit pour Goodman, grâce à l’élaboration d’unethéorie sémiotique, de décrire le fonctionnement symbolique des oeuvres. L’oeuvre est

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12 Il n’est pas nécessaire de les détailler ici, mais citons-les pour rappel : il s’agit de la densité syntaxique, ladensité sémantique, l’exemplification, la saturation syntaxique et la référence multiple et complexe.

ainsi identifiée, non pas selon un type d’expérience spécifique — puisque pour lui,l’expérience esthétique, en tant que décodage de symbole, est comparable à l’expériencescientifique —, mais selon les caractéristiques de l’oeuvre en tant que systèmesymbolique particulier. La question du plaisir, de la sensibilité, mais aussi celle del’évaluation, sont donc éliminées au profit d’une analyse sémiotique, dégageant unensemble de traits symboliques identifiables perceptivement comme esthétiques.

Cette description aboutit à la formulation de cinq symptômes de l’esthétique. Il ne s’agitpas d’une définition de l’oeuvre d’art, car ces traits, en tant que symptômes, ne peuventindiquer avec certitude l’existence d’une oeuvre, pas plus que le manque de l’und’entre eux ne peut disqualifier l’objet à identifier. Leur conjonction permet donc plutôtde décrire un prototype12. Précisons que ces symptômes ne sont pas le prototype(quoiqu’ils soient identifiables dans l’oeuvre typique, leur connaissance explicite n’estpas nécessaire à cette identification), mais permettent de le décrire. A dire vrai, ils nepermettent même que de décrire un prototype (celui de l’oeuvre d’art plastique),puisque l’oeuvre littéraire typique ne présente encore que trois symptômes sur cinq.

Grâce à cette démarche exclusivement descriptive, Goodman peut avancer que “uneexécution abominable de la Symphonie londonienne est aussi esthétique qu’une exécutionsuperbe ; et l’Erection de la croix de Piero n’est pas plus esthétique mais seulement meilleureque celle d’un barbouilleur. Les symptômes de l’esthétique ne sont pas des marques de mérite ;une caractérisation de l’esthétique ne requiert ni ne fournit une définition de l’excellenceesthétique.” (Goodman, 1990 : 298) Ce qu’on appelle donc identification générique — onpourrait aussi parler d’identification prototypique — ne s’attache donc qu’aux traits desobjets « oeuvre d’art » au détriment de l’expérience de ces objets. Pourtant, tout rapportà une oeuvre d’art ne se limite pas à un décodage de symboles identique à celui d’unethéorie scientifique. Il fait partie de mon rapport à l’oeuvre que je cherche à savoir sielle est bonne ou non : je ne peux contempler une oeuvre sans en même tempsl’évaluer.

C’est que, en plus d’être un système symbolique identifiable (dimension descriptive),toute oeuvre d’art a aussi une dimension normative, à savoir l’acceptation, ou non, desa prétention à la réussite : le fait qu’une oeuvre soit réussie ou non n’est pas un traitcontingent de son ontologie. “On peut décrire de façon neutre, en termes sémiologiques, les typesde symboles employés par des oeuvres d’art ; il n’en est pas de même pour les oeuvres en tantqu’oeuvres individuelles qui ne prétendent pas seulement à un type d’intelligibilité sémiotique,mais encore au statut d’oeuvre d’art. (...) Les « langages de l’art » relèvent d’une analyselinguistique des phénomènes esthétiques, traitant de la « langue » de l’art au sens de Saussure ;en revanche, les oeuvres d’art relèvent d’une analyse esthétique traitant de la « parole » ou del’acte individuel (...) qui, pour être accepté, doit répondre à d’autres exigences que la simpleconformité à l’intelligibilité sémiotique.” (Rochlitz, 1992 : 62) L’étude des propriétéscognitives de l’oeuvre laisse donc de côté un aspect fondamental que nous développe-

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rons plus loin, à savoir sa dimension sociale. Un objet ne peut être une oeuvre d’artqu’en vertu de certaines raisons partageables au sein d’un débat critique rationnel surla réussite de l’oeuvre. Toute expérience esthétique contient donc en elle-même undépassement de la simple idiosyncrasie vers une communicabilité rationnelle desjugements : c’est la prétention kantienne à l’universalité du jugement de goût.

Si l’identification des caractéristiques sémiotiques d’un objet symbolique suffisait àidentifier l’objet comme oeuvre d’art, n’importe quel gribouillage pourrait se voirreconnaître le statut d’oeuvre. Je suis bien libre de considérer, à titre personnel, ledessin de tel enfant comme une oeuvre d’art — et je le ferai vraisemblablement parcequ’il me paraît particulièrement admirable —, ou encore la nouvelle que j’ai écrite dansmon coin, mais il s’en faut que ce dessin et cette nouvelle puissent prétendre au statutpublic d’oeuvre d’art. Nous y reviendrons plus loin, et nous verrons que sans cettereconnaissance collective, aucun objet ne peut prétendre à ce statut. Si les symptômesnous permettent de savoir que tel système symbolique est (probablement) esthétique,nous ne pouvons en conclure qu’il s’agit bien d’une oeuvre d’art : “Les symptômes del’esthétique ne sont pas des symptômes de l’oeuvre d’art. Même tous les « symptômes » réunisdéfinissent tout au plus des conditions générales sans lesquelles une prétention singulière austatut d’oeuvre d’art ne peut se concrétiser, mais non le fait que l’on a effectivement affaire à uneoeuvre d’art.” (Rochlitz, 1992 : 70) Il nous reste encore à savoir pour quelles raisons telobjet non seulement est esthétique, mais est en plus une oeuvre d’art. Le gribouillaged’enfant est probablement esthétique à sa manière, mais il est encore loin d’être uneoeuvre d’art : “l’affirmation selon laquelle il s’agit ici d’une oeuvre d’art semble difficilementpouvoir être déduite du fait que l’objet présente descriptivement certains traits symboliquesou certains « symptômes » de l’esthétique.” (Rochlitz, 1992 : 70)

Il y a donc plus que l’identification générique. Celle-ci est le mode le plus habituel etle plus proche de l’expérience personnelle par lequel nous identifions perceptivementun objet comme oeuvre d’art. Un objet peut être identifié comme appartenant à ungenre artistique, sans pour autant être une oeuvre d’art. Si je peins une toile, mais queje la laisse chez moi au fond d’un placard, sans jamais la montrer à personne, commentpourrait-elle fonctionner comme oeuvre d’art ? En outre, il reste encore à comprendrecomment tel genre a acquis le statut d’oeuvre d’art. La seule identification génériquesur base d’un prototype empêche en effet de comprendre l’apparition de nouveauté.Dans certains cas, les traits communs avec le prototype sont encore suffisammentnombreux pour permettre l’extension de la catégorie. Dans d’autres cas, comme l’avaitnoté Weitz, l’écart est trop grand, et on est alors souvent mené à un nouveau « genre »,comme le mobile. Sur base de quoi ce nouveau genre est-il alors identifié commeoeuvre d’art ? Weitz nous avait fourni une piste importante : nous décidons de voir cetobjet nouveau comme une oeuvre d’art. Ce sont donc les modalités de cette décisioncollective que nous allons devoir étudier plus loin.

Avant cela, je voudrais encore aborder deux questions : d’abord examiner le sens decette rationalité que le refus de la possibilité d’une définition stricte nous amène àadopter, anticipant sur certaines notions que je développerai au dernier chapitre, mais

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précisant certaines idées qu’il faudra garder à l’esprit tout au long ; ensuite passer enrevue une tentative de définir un prototype de l’oeuvre qui se base sur l’identificationgénérique au sein d’une expérience spécifique.

IIILa rationalité imaginative

On voit se dégager ici une nouvelle conception de la raison. Dans les sciencescognitives, la conception classique de la raison s’était incarnée dans le modèlecomputationnel, selon lequel la cognition est le “traitement de l’information commecomputation symbolique — une manipulation de symboles basée sur des règles.” (Varela et al.,1991 : 42) Je voudrais brièvement toucher un mot du nouveau modèle émergent.

Jean De Munck appelle le modèle classique de la raison le Modèle de la Règle. “Derrièrece modèle se déploie en fait toute une philosophie de l’esprit dont on peut dire, pour simplifier,qu’elle accorde une place centrale aux règles syntaxiques et sémantiques de la cognition, audétriment de ses aspects pragmatiques, et que ces règles ne sont pas considérées comme de simplesrégularités empiriques, mais comme un « code » a priori de l’esprit.” (De Munck, 1999 : 30)On a pu voir quelques-unes des hypothèses de ce paradigme : les catégories sont unreflet de la réalité extérieure, et dont l’exactitude peut être déterminée par desconditions de vérité ; l’appartenance à une catégorie est définie par des conditionsnécessaires et suffisantes ; la pensée peut être formalisée par des règles symboliques etséquentielles ; elle est située dans l’esprit en tant qu’entité abstraite, lui-même situédans la tête (De Munck, 1999 : 30-31).

On a vu que l’étude empirique des catégories remet fortement en cause le présupposéselon lequel une catégorie serait déterminée a priori. Diverses théories ont par la suitebattu en brèche d’autres aspects de ce paradigme. Le connexionnisme a montré leslimitations de la formalisation séquentielle de la pensée, prônant au contraire letraitement parallèle distribué ; les fonctions supérieures de l’esprit y sont vues commeémergentes à partir d’un substrat de réseaux neuronaux complexes, formulées à l’aidede modèles non-linéaires dynamiques, issus des théories systémiques de l’auto-organisation. La biologie de la cognition de l’école chilienne a été jusqu’à douter del’existence même des symboles comme représentation d’un monde extérieur. Aucontraire, la cognition consisterait à faire surgir un monde au cours de l’interaction (oucouplage structurel) de l’organisme avec son environnement, à énacter des « présenta-tions » plutôt qu’opérer sur des re-présentations (Maturana & Varela, 1998 ; Varela etal., 1991). L’expérientialisme a montré que la raison et la signification ne sont pas uneabstraction a priori, mais émergent au contraire de l’expérience corporelle commune dessujets (Lakoff, 1987 ; Johnson, 1987 ; cf. infra). Plus récemment encore, Andy Clark aproposé une théorique de l’esprit étendu (extended mind), où l’esprit est soutenu par lemonde extérieur, y déborde, le rend intelligent (Clark, 1997). En IntelligenceArtificielle, Rodney Brooks est parvenu à d’étonnants résultats en supprimant le coeurcomputationnel de ses robots, au profit d’unités comportementales autonomes, et enconcevant ceux-ci comme essentiellement incarnés et situés (Brooks, 1991a & b). La

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naturalisation de la phénoménologie cherche à intégrer la théorie de Husserl auxsciences cognitives pour insister sur l’expérience vécue des sujets, et donner ainsi uneexplication scientifique aux données phénoménales de la conscience (Petitot et al. [éds.],1999). Et la conscience, justement, revient au premier plan dans son irréductibilitésubjective (Searle, 1992 & 1999a ; Block et al. [éds.], 1997). Dans toutes ces théories, uneimportance cruciale est accordée à l’incarnation de l’esprit dans un corps (embodiment)et à l’intégration de ceux-ci dans un contexte pragmatique réel (situatedness). Le rapportau monde sensible tel qu’il se donne au corps percevant est au coeur de la cognition.

Récemment, Rosch a avancé que le percevant et le perçu ne sont pas séparés, commel’expérience consciente semble nous en donner l’impression, mais représentent deuxpôles d’un même monde. “Dans la conscience, ces pôles apparaissent divisés en chosesactuelles séparées. La première fonction des concepts est de reconnecter ces pôles opposés enunités fonctionnant, même si elles sont apparemment séparées.” (Rosch, 1999 : 71) Lesconcepts sont ce qui nous permet de donner un sens au monde que nous percevonscomme extérieur, qui nous relient ainsi à lui par la compréhension que nous en avons.Les concepts sont ainsi radicalement indissociables des contextes et des situations danslesquels ils sont invoqués. En outre, cette conception remet en cause la naturereprésentationnelle des concepts, entendu ici dans un sens technique où une représenta-tion est une copie d’un monde extérieur et indépendant du mental qui est le siège decette représentation. “Les concepts et les catégories ne représentent pas le monde dans l’esprit ;ce sont des parties participantes du tout esprit-monde dont le sens de l’esprit (d’avoir un espritqui voit ou qui pense) est un pôle, et les objets de l’esprit (comme des objets visibles, des sons,des pensées, des émotions et ainsi de suite) sont l’autre pôle. Les concepts (...) lient inextricable-ment, selon des nombreuses manières de fonctionnement différentes, ce sens d’être ou d’avoir unesprit au sens des objets de l’esprit.” (Rosch, 1999 : 72)

L’abandon d’un formalisme universel permet donc un retour à l’expérience du monderéel, dans la complexité de ses dimensions : “si le Modèle de la Règle structuraiteffectivement notre rationalité, on serait sans cesse désemparé devant la contingence du réel. Larationalité binaire n’est pas loin d’être une raison psychotique, car elle ne supporte aucunimprévu. (...) Par contre, les prototypes nous permettent de comprendre comment nousparvenons à saisir les situations nouvelles toute en conservant des systèmes classificatoiresfamiliers. Cette capacité de métaphoriser le nouveau avec de l’ancien, et de renouveler avec del’imprévu le sens mourant de nos savoirs acquis, cette capacité est la possibilité même du sens.”(De Munck, 1999 : 36)

Ainsi, les mécanismes de la pensée abstraite peuvent être expliqués à partir del’interaction concrète avec le monde. L’abstraction devient la projection métaphoriqued’un domaine-source (émergeant de l’expérience corporelle) vers un domaine-cible.Bref, il s’agit de comprendre une chose en termes d’une autre (Lakoff & Johnson,1985 & 1999). Comme le remarque De Munck, la raison s’ancre dans la perception dumonde : “en s’appuyant sur la théorie des prototypes, un nouveau programme de recherche sedéveloppe : la « grammaire cognitive ». Les symboles n’y sont plus traités comme des signesdigitaux manipulés par des règles syntaxiques, mais comme des schémas quasi-perceptifs.” (De

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Munck, 1999 : 37) La raison revient au corps, au lieu de s’en abstraire. C’est à traverslui que le sujet est au monde, et que le monde est au sujet ; le corps est à l’origine dessignifications, c’est grâce à lui que le monde devient objet de signification, alors que lecomputationnisme prêtait ce rôle aux représentations symboliques. De cette interactionentre le corps et le monde émerge des schémas imaginaires (ou image-schémas),structures pré-conceptuelles, générales, organisées en gestalt, c’est-à-dire en touts,insécables. L’exemple classique de Johnson est celui du schéma dedans/dehors, quenous comprenons grâce à notre expérience corporelle d’être un contenant et d’êtrecontenu. Ce schéma structure à son tour notre compréhension de tous les cas decontenance que nous rencontrons, comme être dans une pièce, ou, métaphoriquement,être hors de soi. Nous reviendrons plus en détail sur ces points à la fin de cette étude.

Avec la métaphore comme pivot, l’imagination passe à l’avant-plan. On sait que chezKant, l’imagination était cette faculté qui permet d’organiser le divers de l’expériencepour le « préparer » à l’entendement. Mark Johnson s’inspire directement de cetteconception. “L’imagination est une activité structurante pénétrante par laquelle nousparvenons à des représentations cohérentes, modelées et unifiées. Elle est indispensable à notrecapacité de rendre notre expérience signifiante, de la trouver sensée. La conclusion devrait être,dès lors, que l’imagination est absolument centrale dans la rationalité humaine, c’est-à-dire, dansnotre capacité rationnelle de trouver des connexions significatives, de tirer des inférences, et derésoudre des problèmes.” (Johnson, 1987 : 168)

Chaque fois que nous comprenons une expérience nouvelle, un concept nouveau,chaque fois que nous tirons de nouvelles conclusions, que nous élaborons de nouvellesidées, de nouvelles théories, nous sommes créatifs dans notre capacité à rendre notreexpérience significative, à partir de notre expérience corporelle, et non d’hypothétiquesrègles pré-existentes. Cela, nous en sommes capables grâce à notre capacité imaginatived’organiser notre expérience à travers les schémas imaginaires, leurs projectionsmétaphoriques, et les relations que nous établissons entre elles. “En considérantl’imagination comme centrale, je vois ces structures comme un complexe massif et incarné desens dont la conceptualisation et le jugement propositionnel dépendent. Le sens est plus largeet plus profond que la seule surface de ce complexe expérientiel entier — une surface que nousépluchons (cognitivement) en concepts et en contenus propositionnels.” (Johnson, 1987 : 170)La raison est donc imaginative — pour reprendre une expression à De Munck —, carl’imagination est le processus qui, partant du divers sensible, nous permet d’accéderà l’universalité de l’abstraction, là où le Modèle de la Règle n’était pas loin de décrirele chemin inverse.

La signification ne peut donc pas être décrite dans des règles logiques universelles, pardes correspondances avec un monde indépendant des sujets ; elle ne peut donc pastranscender le sujet, mais elle est au contraire créée par lui. La philosophie traditionnelledu langage avait cherché cette transcendance au prix de constructions conceptuellesalambiquées, car sans elle, elle ne pouvait concevoir la possibilité de communiquer. Ilfallait donc bien que tout pût se réduire à des propositions universelles.

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Pourtant, on l’a vu, la raison peut être conçue sans s’abstraire radicalement des sujets,en s’imposant à eux avant même leur activité cognitive. En ce sens, toute connaissancene peut exister en dehors des sujets connaissant. Si la signification ne repose plus surdes règles logiques, elle n’existe finalement que dans la subjectivité humaine. Dans ledernier chapitre, où nous poursuivrons cette discussion, nous verrons que cela ne nousamène nullement à réduire paradoxalement la rationalité à la sphère privée.

Ce compte-rendu du paradigme phénoménologique de la rationalité imaginativedevrait suffire à montrer les alternatives qui se pose le modèle rationnel classique quivoudrait qu’une catégorie, comme « oeuvre d’art », puisse se définir précisément, avecdes frontières fixes, et donc que des règles a priori puissent déterminer tous les aspectsde notre expérience, dans toute sa diversité, de la perception du monde physique à lapensée abstraite et formelle, posée auparavant comme modèle universel, et devenantaujourd’hui conséquence d’une activité corporelle dynamique.

Au chapitre suivant, nous allons revenir au problème de l’oeuvre d’art, et examiner unetentative intéressante de donner une définition plus « souple » de la catégorie, unprototype notionnel.

IVUne tentative de définition

Le travail de Jean-Marie Schaeffer fournit un exemple intéressant d’une tentative de« définition » de l’oeuvre d’art qui renonce à la recherche de conditions nécessaires etsuffisantes. D’emblée, il précise que les oeuvres d’art ne définissent pas de domainepropre. C’est plutôt dans un espace relationnel qu’apparaît l’oeuvre d’art, un espacedécrit par une intention et une attention esthétiques (Schaeffer, 1996 : 109). GérardGenette n’avait pas hésité à faire de cette double relation, lorsqu’elle porte sur unartefact, le caractère spécifique de l’oeuvre d’art : “lorsque le sujet de cette relation, à tortou à raison, et à quelque degré que ce soit, tient cet objet pour un produit humain et prête à sonproducteur une « intention esthétique », c’est-à-dire la visée d’un effet ou la « candidature » àune réception esthétique, l’objet est reçu comme une oeuvre d’art (...).” (Genette, 1997 : 275)Autrement dit, il suffit qu’au cours d’une attention spécifique (une réceptionesthétique), on identifie une intention spécifique pour qu’il y ait oeuvre d’art. Mais dèslors, si je m’exclame, devant un bibelot d’une boutique souvenir : « comme c’est joli ! »,non seulement cet objet devient une oeuvre d’art, mais en plus moi-même je l’acceptecomme oeuvre d’art ! Or, je n’ai jamais pensé qu’une reproduction en plastique duManneken Pis est une oeuvre d’art, pas plus que quiconque, sans aucun doute.

Schaeffer est heureusement plus prudent : “la conception purement intentionnelle de lafonction esthétique découpe (...) un champ extensionnel trop étroit. À l’inverse, une conceptionpurement attentionnelle découperait un champ trop large, puisque manifestement nousn’appliquons pas la catégorie d’oeuvre d’art à n’importe quel artefact devenu l’objet d’uneattention esthétique.” (Schaeffer, 1996 : 107-108) Il n’y a donc pas qu’une fonction

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13 Mais il reste à prouver qu’un tel genre n’est pas fonctionnel. On verra au chapitre V qu’avec une définitionadéquate de la fonction, une caractérisation fonctionnelle de l’oeuvre n’encourt pas les problèmes queSchaeffer lui impute.

Figure 6Schaeffer, 1996 : 112

(esthétique), mais aussi l’appartenance à un genre artistique établi13 : c’est le troisièmecritère de l’appartenance générique. À côté de ces trois critères, la seule conditionnécessaire — mais non suffisante — est la causalité intentionnelle, qui recoupe, d’unemanière un peu plus large, la classe des artefacts (plus précisément les objets causés parune action humaine consciente), par opposition à la causalité naturelle ; c’est en fin decompte la notion d’artefact qu’avait décrite Dickie.

À défaut donc de pouvoir définir l’oeuvre d’art, on peut en décrire un prototypenotionnel. “On dira donc que le prototype notionnel oeuvre d’art sélectionne une matrice depropriétés dont la spécification selon les oeuvres qui l’exemplifient est graduelle. Ou plutôt, ildélimite : a) une propriété absolue (l’objet doit être issu d’une causalité intentionnelle) (...) ;b) plusieurs propriétés que les oeuvres exemplifiantes peuvent posséder à des degrés variables.Les trois propriétés variables les plus importantes me semblent être — dans l’ordre de leur valeurcomme critère — l’appartenance générique, l’intention et l’attention esthétiques.” (Schaeffer,1996 : 111)

Cette matrice peut être représentée par le schéma suivant :

D’une oeuvre à l’autre, les propriétés variables peuvent varier en « saturation », suivantque l’objet appartient clairement à un genre ou non, qu’on y attribue une intentionesthétique certaine, ou qu’on lui accorde une attention esthétique forte... Lorsque lestrois propriétés sont saturées, on se trouve devant le prototype notionnel. MaisSchaeffer indique que ce type ne correspond probablement à aucune oeuvre réelle :“même une activité artistique constitutivement esthétique ne donne pas naissance à des oeuvresà intention purement esthétique et rencontrant une attention exclusivement esthétique. C’estla raison pour laquelle le prototype notionnel doit toujours être distingué des oeuvres qui n’en

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14 D’ailleurs, son Glen or Glenda (1953), abordant le thème de l’identité sexuelle, se veut plus sérieux. On leconsidère pourtant comme l’un des plus mauvais film jamais réalisés.

15 On a toujours une situation semblable dans le domaine musical, quant à la distinction entre des chanteurset musiciens qui sont des artistes, et d’autres qui sont plutôt des amuseurs.

sont jamais que des exemplifications plus ou moins typique.” (Schaeffer, 1996 : 113) Leprototype notionnel de Schaeffer rejoint donc la classe des prototypes idéaux identifiéspar Lakoff (1987 : 87).

La description de Schaeffer ne manque pas d’intérêt. Elle semble caractériser l’ensembledes oeuvres d’art, tout en faisant droit à l’ouverture du concept, à l’organisation de lacatégorie autour d’un prototype. L’appartenance générique, par exemple, exclut lessouvenirs de vacance. Pourtant, elle n’évite pas de sérieux problèmes. Si un ami meprésente une de ses toiles, et si je suis l’une des rares personnes (sinon la seule) à lacontempler, est-ce une oeuvre d’art ? Pour moi sans doute, mais en est-ce une,publiquement ? Certes non, il faudrait encore la montrer à un véritable public.

Mon ami contacte alors une galerie, qui accepte d’abriter ses oeuvres le temps d’uneexposition. C’est sa première exposition, donc, personne ne le connaît, personne ne saits’il a vraiment du talent. Bien sûr, le galériste qui a accepté les oeuvres peut parier, avecson expérience, sur la reconnaissance de ce talent, mais ce n’est pas encore certain. Maisil se fait que le galériste s’est trompé. Dans le public, au sein d’un débat critique, il sedégage que l’on juge ses oeuvres mauvaises, on n’y décèle nul talent, on qualifiecruellement mon ami effondré de médiocre gribouilleur, et ses toiles de barbouillagesnaïfs et dépourvus de savoir-faire. Est-ce alors, publiquement, une oeuvre d’art, peut-on, d’une manière générale, inclure ces oeuvres dans la catégorie « oeuvre d’art » ?Toujours pas.

Prenons un exemple réel et bien connu. En 1958, Edward D. Wood, Jr. (1928-1978),célèbre pour être le plus mauvais réalisateur de l’histoire du cinéma, réalise Plan 9 fromOuter Space, où il mélange histoire de morts-vivants avec un scénario d’extra-terrestresenvahisseurs. Il se fait que Wood ne se considérait pas du tout comme un amuseur :passionné de cinéma par-delà la raison, il est persuadé de s’adonner à une véritableactivité artistique14. Il est d’ailleurs certain que le cinéma est un genre artistique. Et dansla mesure où l’on regarde un film pour l’apprécier ou non, c’est bien une attentionesthétique. Pourtant, Plan 9 from Outer Space, comme les autres films d’Ed Wood, est unnavet démesuré. Les voitures changent de couleur d’un plan à l’autre, le scénario neressemble à rien, les acteurs sont ridicules. À croire Schaeffer, il s’agirait pourtant làd’une oeuvre d’art. La chose est pour le moins difficile à admettre15.

Ce qui manque aux oeuvres de mon ami et aux films d’Ed Wood, c’est une reconnais-sance intersubjective, c’est l’acceptation collective d’un statut. Schaeffer se trahitlorsqu’il écrit, en proposant son prototype notionnel : “il va de soi que la distinction entreexemplifications typiques et exemplifications atypiques n’implique aucune échelle évaluative(esthétique ou artistique) des objets.” (Schaeffer, 1996 : 111) Or, si La Joconde est un

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16 Tout comme Genette, d’ailleurs, qui écrit : “ce n’est pas l’objet qui rend la relation esthétique, mais la relation quirend l’objet esthétique.” (Genette, 1995 : 16)

prototype de tableau, ce n’est pas grâce à des dimensions exemplaires, mais parce quec’est un chef-d’oeuvre. Il en est de même pour toute oeuvre dont les prétentions doiventencore être reconnues.

D’ailleurs, il faut se rappeler que les propriétés variables sont... variables, donc nonnécessaires, et, à la limite, l’une ou l’autre, ou deux, ou toutes, pourraient être absentes,avec pour seul effet un écartement du prototype. Ainsi, le tableau de mon ami, avantmême qu’il le montre à quiconque, serait déjà une oeuvre d’art, et on retrouve lasituation à laquelle Dickie nous avait déjà confrontés. L’appartenance générique, quiavait permis l’exclusion des bibelots, peut elle aussi être absente : quand Duchamp aproposé son ready-made, il n’y avait aucun genre auquel le rattacher, pourtant c’étaitune oeuvre d’art acceptée comme telle. Bref, si l’on tient compte de l’appartenancegénérique, les bibelots sont exclus, mais cette appartenance n’étant pas nécessaire, onse demande ce qui pourrait continuer à les exclure, ou amener à les inclure. Si cetteinclusion devait avoir lieu un jour, rien, dans ce que Schaeffer nous dit, ne pourraitl’expliquer. Or, cela ne pourrait être dû qu’à un accord collectif, lequel suppose undébat sur la valeur des objets qui forment le genre en question. En somme, l’élucidationde la façon par laquelle j’identifie, d’une manière générale et habituelle, une oeuvred’art, ne suffit pas à répondre à la question : « qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? ». C’estun élément (important) de la réponse, mais rien de plus.

La causalité intentionnelle et les trois propritétés variables décrivent ensembleeffectivement un prototype d’oeuvre d’art — mieux, sans doute, que les cinqsymptômes de l’esthétique, puisque Schaeffer reconnaît le rôle de l’expérienceesthétique, là où Goodman se contentait de traits sémiotiques. Toutefois, un objet peutêtre très proche de ce prototype, sans pour autant être, même de loin, une oeuvre d’art,comme les films d’Ed Wood.

Schaeffer tient pour évident qu’on ne peut définir une oeuvre d’art sur base depropriétés intrinsèques16. Mais il veut toujours se limiter aux seules donnéesperceptives, identifiées au cours d’une expérience spécifique, et tenter une approchepurement descriptive de l’oeuvre. Or, il est un fait que rien n’est jamais d’emblée uneoeuvre d’art, de telle manière qu’il suffise de l’identifier. Il faut encore que cet objet,appartînt-il à un genre artistique, soit accepté comme tel, il faut encore que ce genre,dont j’identifie les exemples comme artistique, soit accepté comme un genre d’oeuvresd’art.

Il faut ajouter qu’expliquer l’ontologie de l’oeuvre uniquement par une performance(au sens de Chomsky) d’identification a des conséquences profondes. Cela s’accompag-ne, chez Genette et Schaeffer, d’une conception subjectiviste et relativiste radicale dujugement esthétique. Pour ces auteurs, tout jugement esthétique, contrairement à cequ’avançait Kant, n’est que l’expression d’une préférence personnelle, et la prétention

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à l’universalité n’est que la conséquence d’une objectivation illusoire, par laquelle lesujet prête à l’oeuvre elle-même des qualités qui n’existent en fait que par sa propresensibilité privée. Dès lors, tout jugement de valeur normatif et tout discours rationneln’a aucune rôle essentiel dans l’ontologie de l’oeuvre. On verra à quel point une tellerestriction est erronée.

Pour l’heure, nous allons nous tourner vers la manière dont un statut attribué à un objetpeut apparaître dans la réalité sociale.

VL’oeuvre d’art comme fait institutionnel

Nous avons donc vu qu’un objet n’est pas une oeuvre d’art en fonction de propriétésintrinsèques. Un tableau n’est pas une oeuvre d’art parce qu’il s’agit d’une surface planerecouverte de taches colorées, même si la plupart des tableaux qui sont des oeuvresd’art sont bien des surfaces planes recouvertes de taches colorées. Il ne s’agit pas nonplus uniquement de l’identification personnelle de certains traits qui rattachent l’objetà un prototype. L’ontologie de l’oeuvre est aussi intersubjective : l’oeuvre d’art est unfait social. Je n’ai pourtant encore apporté aucun argument positif à l’appui de cettethèse, m’en servant même pour réfuter la thèse de l’ontologie intrinsèque. Le présentchapitre, et les suivants, s’attacheront donc à proposer une description de ce fait socialqui puisse expliquer l’ontologie de l’oeuvre d’art. C’est, à partir d’ici, une nouvellethéorie institutionnelle de l’art qui sera proposée ici.

Je vais, dans ce chapitre, m’appuyer sur un travail récent du philosophe américain JohnSearle. Dans La construction de la réalité sociale, Searle (1998) offre une analyse précise dela structure des faits sociaux. L’application de cette théorie à l’oeuvre d’art estparticulièrement éclairante.

La structure de la réalité institutionnelle

La théorie de Searle se base sur une série de distinctions. La plus fondamentale estcelle-ci : si donc un objet n’est pas une oeuvre en vertu de caractéristiques intrinsèques,quelles caractéristiques peuvent alors en faire une oeuvre ? Searle opère la distinctioncapitale entre les caractéristiques intrinsèques et les caractéristiques relatives à l’observa-teur. Certains objets ont des caractéristiques qui ne peuvent exister en l’absence d’unobservateur qui les reconnaît. Par exemple, il ne dépend pas de l’observateur que cetobjet de forme oblongue possède une partie en bois plus large qu’une partie métalliquequi la prolonge, laquelle se termine par un embout plat. Par contre, c’est unecaractéristique relative à l’observateur que cet objet est un tournevis : s’il n’y avaitpersonne pour s’en servir comme tournevis, il n’en serait pas un. Il pourrait bien servir

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17 J’entends ici par intentionnalité non le fait d’avoir une intention (se fixer un but), mais la propriété d’un étatmental de représenter quelque chose. Ainsi, toute croyance est-elle intentionnelle (je crois que cet objet est untournevis). Cependant, tout état mental n’est pas intentionnel : la douleur est un état mental, mais n’est pasdirigé vers un objet extérieur à la conscience.

à autre chose, mais il ne serait pas un tournevis sans l’intentionnalité17 humaine quireconnaît en lui un tournevis. Une caractéristique relative à l’observateur est doncdépendante de l’intentionnalité des agents, et n’existe que par rapport à leurs attitudes,leurs intérêts, leurs buts.

Dans le cas qui nous occupe, il est évident que « oeuvre d’art » est une caractéristiquerelative à l’observateur. Les seules caractéristiques intrinsèques du tableau sont le faitqu’il s’agit d’une surface plane recouverte de taches colorées. Que cet objet soit en outreune oeuvre d’art ne peut avoir de sens en dehors d’une intentionnalité qui reconnaîtcette caractéristique dans l’objet. De plus, ce tableau ne peut représenter la Gare Saint-Lazare que relativement à une intentionnalité humaine, car, par définition, il ne peuty avoir de représentation sans intentionnalité (je reviendrai plus loin sur ce point).

Reconnaître l’existence de caractéristiques relatives à l’observateur nous permet deprendre acte d’un fait humain particulièrement important : l’assignation de fonction.La plupart des objets qui nous entourent ont en effet, pour nous, une ou plusieursfonction(s). La chaise sur laquelle je suis assis sert à s’asseoir (ou, éventuellement às’élever pour saisir un livre en haut de la bibliothèque) ; le stylo à côté de moi sers àécrire, ma voiture à me déplacer, etc. Ce sont bien des objets matériels, constitués demolécules et d’atomes, et non des chimères de l’esprit. Mais, à ces objets, nousappliquons une forme particulière d’intentionnalité qui est l’assignation de fonction.De nombreux objets auxquels nous assignons une fonction (sinon la plupart) sont desartefacts — d’ailleurs, les artefacts sont en principe toujours fonctionnels, car sinon,pourquoi les fabriquerait-on ? —, mais nous pouvons tout aussi bien assigner unefonction à un objet naturel, comme lorsque nous utilisons une pierre comme marteau.D’autres objets, comme les arbres ou les montagnes ne sont pas fonctionnels : ils necessent pas d’être des arbres ou des montagnes en l’absence de fonction, bien quel’imagination humaine soit capable d’attribuer aux montagnes la fonction de permettrede skier. Au contraire, un tournevis cesse d’être un tournevis en l’absence de l’assigna-tion de la fonction « tournevis ».

Comme on peut le voir, les fonctions ne sont jamais intrinsèques, mais toujoursrelatives à l’observateur (Searle, 1998 : 29). Il pourrait pourtant sembler qu’on peutattribuer une fonction à des caractéristiques intrinsèques. C’est, par exemple, unefonction des arbres de transformer du dioxyde de carbone en oxygène, ou une fonctiondu coeur de pomper le sang. Pourtant, il s’agit toujours d’une assignation de fonctionrelative à l’observateur : la nature ignore ces fonctions (à moins de la croire consciente) ;tout ce qu’on peut dire, c’est que le coeur pompe effectivement le sang. C’est nous-

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18 Pour Searle, c’est parce que nous attribuons une certaines valeur à la survie qu’un modèle téléologique nouspermet d’attribuer au coeur la fonction de pomper le sang. Je crois que les faits sont encore plus simple. Ils’agit plutôt de dire qu’au cours de l’évolution, les organismes ont évolué d’une certaine manière qu’avoirun coeur pompant du sang en fait des organismes viables. Notre modèle explicatif peut alors expliquer lesrelations causales de la biologie de ces organismes en termes téléologiques, mais ceux-ci n’ont rien d’inhérentsà la réalité étudiée. (Cf. Varela et al., 1991 : 185-200 ; Gould & Lewontin, 1982)

19 Stolnitz définit l’attitude esthétique comme “l’attention désintéressée et pleine de sympathie et la contemplationportant sur n’importe quel objet de conscience quel qu’il soit, pour lui-même seul.” (Stolnitz, 1960, 105)

mêmes qui attribuons la fonction dans un modèle descriptif18. Une telle confusion estcourante dans les théories de l’évolution, mais il s’agit d’une inversion dans l’explica-tion. Gould et Lewontin, dénonçant cette inversion, citent le docteur Pangloss deVoltaire à point : “Les choses ne peuvent pas être autrement : car tout étant fait pour une fin,tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pourporter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement faites pour êtrechaussées, et nous avons des chausses.” (Gould & Lewontin, 1982 : 1495) On voit ainsi que“les fonctions ne sont jamais intrinsèques ; elles sont assignées relativement aux intérêtsd’utilisateurs et d’observateurs.” (Searle, 1998 : 35)

Searle peut alors opérer une nouvelle distinction entre fonction dites « agentives » et« non-agentives ». Les premières sont celles qui sont assignées par des agents, commela fonction de tournevis, qui est de servir de tournevis aux agents qui lui assignent cettefonction pour en faire usage. Les secondes sont assignées relativement à une téléologieindépendante des agents : c’est le cas de la fonction du coeur, qui est toujours depomper le sang, quelles que soient les actions des agents humains.

Dire d’un objet qu’il est une oeuvre d’art, c’est lui attribuer une fonction agentive. Cesont des agents qui attribuent à cette surface plane et colorée, ou à cette suite de sonsdisposés synchroniquement et diachroniquement la fonction d’être une oeuvre d’art.Je suis bien conscient que, pour certains lecteurs, parler de « fonction d’oeuvre d’art »est un contre-sens. Beaucoup voient l’oeuvre comme « auto-thélique », qui a sontpropre but en elle-même, donc qui n’a aucune fonction. Cette idée est concomitante àun certain idéal de désintéressement, dérivé de Kant, et repris par exemple par JérômeStolnitz19. Ma première réponse consiste à dire que ce dont il est question, c’est lafonction d’être une oeuvre d’art, et non la fonction de l’oeuvre elle-même. Dire d’unobjet X qu’il a pour fonction d’être une oeuvre d’art, ce n’est pas encore se prononcersur la fonction propre de l’oeuvre, laquelle pourrait très bien être inexistante, maisuniquement se prononcer sur la fonction de X. En outre, l’objection dérive d’une idéetrop étroite de la fonction, liée à la notion d’intérêt, d’usage concret et direct, d’utilité.Or, dire qu’une fonction de l’oeuvre d’art proprement dite est de représenter (cf. infra),ce n’est pas encore lui reconnaître une utilité, car si représenter est bien une fonction,on ne peut en déduire que toute représentation est utile : toute fonction n’est pasnécessairement utile. Si je crois en effet que l’oeuvre d’art a bien une sorte de fonctionutilitaire, dans la mesure où je crois toute représentation utile, je n’ai nul besoin dedéfendre cette affirmation pour dire qu’être une oeuvre d’art est une fonction agentive.

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20 A savoir dès lors qu’on assigne à cet objet la fonction de dénoter, c’est-à-dire qu’on lui attribue une valeursémantique.

21 Chez Goodman, certains symboles fonctionnent typiquement comme oeuvres d’art lorsqu’ils présententles « symptômes de l’esthétique ».

22 Il existe cependant une différence importante : alors que pour Goodman, une oeuvre reste une oeuvremême si elle ne fonctionne pas comme oeuvre, il n’en serait pas de même dans la théorie de Searle.Contrairement à Goodman, le « fonctionnalisme » de Searle est ontologique (et n’est donc pas vraiment unfonctionnalisme). La différence s’explique par les approche respectivement nominaliste et intentionnaliste desdeux auteurs.

Une caractéristique remarquable des fonctions agentives est la suivante : “En règlegénérale, bien que pas toujours, les fonctions agentives requièrent, pour se maintenir en état, uneintentionnalité continue de la part des utilisateurs, alors que les fonctions non-agentivescontinuent leur train-train fonctionnel sans exiger d’efforts de notre part.” (Searle, 1998 : 37)Mon coeur continue à avoir pour fonction de pomper le sang même si je l’ignore (c’étaitle cas lorsque j’étais enfant). Par contre, et c’est là un point crucial, une oeuvre d’art cessed’être une oeuvre d’art en l’absence de l’intentionnalité des agents. Ce point rejoint l’idée deNelson Goodman que, plutôt que demander « quels objets sont des oeuvres d’art ? »,il y a lieu de demander « quand un objet est-il une oeuvre d’art ? ». “Ma réponse”, écritGoodman, “est que, tout comme un objet peut être un symbole (...) à certains moments et danscertains circonstances et non à d’autres20, de même un objet peut être une oeuvre d’art à certainsmoments et non à d’autres. En effet, c’est précisément du fait qu’il fonctionne comme symboled’une certaine manière qu’un objet devient, quand il fonctionne ainsi, une oeuvre d’art.”(Goodman, 1992 : 78) En d’autres termes, plutôt que dire d’un objet qu’il est une oeuvred’art, on devrait dire qu’il fonctionne comme oeuvre d’art21. L’objet fonctionne commeoeuvre d’art, l’agent assigne à l’objet la fonction d’oeuvre d’art : l’idée, chez les deuxauteurs, est la même22. Comme je l’écrivais plus haut, l’oeuvre d’art ne peut jamais êtreque ce que l’on considère comme oeuvre d’art, et le mode de cette considération est celuide l’assignation de fonction.

A l’intérieur des objets à fonction agentive, note Searle, on trouve une classeparticulière : ceux dont la fonction est de représenter. C’est le cas du langage, bienévidemment, et c’est aussi le cas de l’oeuvre d’art. On assigne une fonction symbolique,signifiante à une suite de sons, à des traces sur du papier, à des taches de couleur surune surface plane, etc. Il y a donc une intentionnalité qui consiste à assigner unefonction, mais aussi à attribuer une signification à l’objet, et le statut d’oeuvre est doncdépendant de l’observateur sur deux points. L’objet est lui-même intentionnel : il serapporte à quelque chose qui lui est extérieur (son référent). Mais il s’agit là d’un autretype d’intentionnalité, puisqu’on ne peut prétendre que l’oeuvre, ou le mot, estintentionnelle comme le sont mes propres états mentaux. Dans le cas des états mentaux,on a affaire à une intentionnalité intrinsèque, tandis que dans le cas des symboles, on aaffaire à une intentionnalité dérivée : les mots d’une phrase dérivent leur significationde l’intentionnalité des personnes qui les utilisent (cf. Searle, 1985).

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On pourra objecter que toutes les oeuvres d’art ne « représentent » pas quelque chose.L’art non-figuratif, par définition, ne cherche pas à représenter, dira-t-on. Quereprésentent des tableaux de Malévitch, Kandinsky, Mondrian ? Certes on peut biendire qu’un dripping de Pollock exprime une certaine rage, une certaine folie, mais il nes’agit pas de la même chose que lorsqu’on dit d’un tableau de Constable qu’il représenteWivenhoe Park. Comment alors concilier ces deux points ? Cette objection témoigned’une confusion que la théorie des symboles de Goodman nous aidera à lever.

Dans Langages de l’art, Nelson Goodman (1990) utilise le terme générique de « référen-ce » pour désigner le fait qu’un objet quelconque vaille pour quelque chose d’autre ;une référence est un rapport de « dénotation ». Et au sein de ce phénomène, il vadistinguer entre deux modes radicalement différents : la représentation et l’exemplifica-tion.

Sur un tableau, on peut relever trois types de références. D’un paysage maritime, onpeut dire par exemple qu’il représente la mer, à l’aide de tons gris, et qu’il exprime unecertaine tristesse. Dire qu’il représente la mer, c’est dire que le tableau dénote cepaysage maritime particulier. Peut-on pour autant en dire de même des tons gris et dela tristesse ? Certes non : le tableau ne cherche pas à représenter le gris, mais a lapropriété d’être gris. Il en est de même de la tristesse, puisqu’on peut tout aussi biendire de ce tableau qu’il est triste.

Dans ces deux cas, on n’a pas affaire à la représentation, mais à l’exemplification.L’exemplification est un rapport de dénotation inverse de celui de la représentation(Goodman, 1990 : 84) : A exemplifie B si A est dénoté par B. Ainsi, le tableau exemplifiele gris car il est dénoté par le prédicat « gris ». Mais il y a une autre condition àl’exemplification. Prenons le cas classique d’un échantillon de tissu : tel échantillonexemplifie bien tel tissu de telle couleur, mais il a d’autres propriétés qu’il n’exemplifiepas, comme le fait d’avoir dix centimètres de côté, car il n’y réfère pas. Pour que Aexemplifie B, il faut aussi, naturellement, que A réfère à B. Si l’échantillon, au lieud’être un échantillon de tissu, était un échantillon d’échantillon, il exemplifierait laforme et la taille, mais pas l’étoffe et la couleur.

Qu’en est-il de l’expression ? Dire d’un tableau qu’il est triste, c’est dire qu’il a lapropriété d’être triste, donc, d’exemplifier la tristesse. Mais un tableau, en tant qu’objetinanimé, ne peut être littéralement triste. C’est donc un usage métaphorique. L’expres-sion n’est rien d’autre qu’une exemplification métaphorique. En fin de compte, mêmesi un tableau ne représente pas, au sens où il n’est pas figuratif, il n’en réfère pas moinspar exemplification.

Résumons-nous : nous avons vu qu’une oeuvre d’art est un objet auquel uneintentionnalité assigne une fonction agentive, relative à l’observateur, et qui dérive parailleurs une intentionnalité dans la mesure où il se réfère lui-même à une réalitéextérieure, et ce selon deux modes fondamentaux : la représentation et l’exemplifica-tion.

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Qu’est-ce qui peut alors garantir la cohérence sociale d’un fait comme l’oeuvre d’art,c’est-à-dire sa reconnaissance collective ? Dans un cas comme celui de l’oeuvre,l’intentionnalité individuelle n’est plus suffisante : il ne me suffit pas de dire isolémentque tel objet est une oeuvre d’art pour qu’elle en soit effectivement une : mon presse-papier ne devient pas une oeuvre d’art du seul fait que je déclare qu’il en est une. Detoute évidence, le « statut » d’oeuvre d’art requiert d’être reconnu publiquement. Uneintentionnalité collective est donc nécessaire, dont le contenu est d’emblée la reconnais-sance collective : non pas « je crois que X est une oeuvre d’art », mais « nous croyonsque X est une oeuvre d’art ».

Les faits dans lesquels est impliquée une intentionnalité collective sont des faitssociaux. Ces faits ne peuvent exister en dehors d’une intentionnalité collective. Dansle cas du tournevis, par exemple, il n’est nul besoin que d’autres assignent la mêmefonction à cet objet pour qu’il soit pour moi effectivement un tournevis : il me suffit del’utiliser en tant que tel ; d’ailleurs, je peux en assigner la fonction à n’importe quelobjet, même si l’idée n’était venue à personne d’autre. Par contre, si je frappe une piècemétallique et que je déclare qu’elle vaut pour de l’argent, cette pièce n’est pas del’argent tant qu’une intentionnalité collective de même contenu n’existe pas.

L’intentionnalité collective permet de comprendre l’erreur de Dickie lorsqu’il disait,dans la première version de sa théorie (et sous une autre forme dans la seconde), quele statut d’oeuvre d’art est conféré par un agent du monde de l’art, généralementl’artiste, et sans qu’une reconnaissance publique soit nécessaire. On voit maintenantqu’un fait social (le statut) ne peut exister sans intentionnalité collective. Aucun objet,s’il n’est jamais présenté à un public, ne peut accéder au statut institutionnel d’oeuvred’art, sous le seul effet de l’intentionnalité singulière de l’artiste : « je crois que cetableau est une oeuvre d’art » ne peut mener directement au « nous croyons que cetableau est une oeuvre d’art » requis par le fait social, car, pour que mon état mental aitun contenu visé collectivement, l’objet vers lequel est dirigé l’état intentionnel doit êtrecollectivement reconnu ; dès lors que Dickie accepte de voir dans l’oeuvre un fait social,il ne peut en même temps refuser l’intentionnalité collective qui le fonde. Ainsi sedégage le principe décisif qu’un objet n’est jamais une oeuvre d’art tant que son statut nefait pas l’objet d’une reconnaissance intersubjective.

Parmi les faits sociaux, certains se réalisent grâce aux caractéristiques intrinsèques, auxpropriétés physiques des objets concernés. Lorsque nous utilisons un levier à plusieurs,il y a bien un fait social, mais n’importe quoi n’aurait pas pu servir de levier ; lafonction de levier a été assignée en vertu des caractéristiques physiques de l’objet. Lafonction ne s’accomplit pas que en vertu de l’intentionnalité collective. Par contre,d’autre faits sociaux requièrent nécessairement une telle intentionnalité, laquelledevient constitutive. On a affaire dans ce cas à des faits institutionnels : on a un faitinstitutionnel lorsqu’une intentionnalité collective impose une fonction à une entité qui,sans cela, ne saurait l’accomplir, et cette imposition prend la forme d’une règle du type

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23 Il est important de comprendre que la règle ne définit pas ce qu’est Y, mais uniquement les modalités quifont que X vaut pour Y. Ce n’est donc pas une règle nous autorisant à déterminer ce qu’est une oeuvre d’art.

24 Admettons, pour la simplicité, que ce soit leur seule fonction.

« X est compté comme Y dans le contexte C »23. On a alors l’imposition d’un statutcollectivement reconnu. Bien sûr, le levier n’en serait pas un sans cette intentionnalité(ici collective), mais il n’en possède pas moins déjà les caractéristiques qui en font unlevier. Par contre, dans le cas d’un fait institutionnel, il n’existe aucune caractéristiquede ce fait en dehors de l’intentionnalité collective. Les faits institutionnels sont donc lerésultat de trois « blocs de construction » : l’intentionnalité collective, l’assignation defonction et une règle constitutive. On a donc affaire à un fait institutionnel lorsqu’il y aassignation collective d’une fonction par le truchement d’une règle constitutive ; onappelle une telle fonction un statut. Un levier utilisé collectivement n’est pas un faitinstitutionnel, car ce sont ses caractéristiques intrinsèques qui en font un levier ; unballon n’aurait pas fait l’affaire. Au contraire, dans le cas du fait institutionnel, c’estl’application de la règle d’assignation qui crée le fait. Les statuts que ces faitsdéfinissent ne peuvent exister du seul fait de leurs caractéristiques intrinsèques, etl’application de la règle crée le statut. Le statut de l’objet ne se réduit donc jamais à sescaractéristiques intrinsèques : quand bien même cela serait peu pratique, il n’est paslogiquement impossible d’assigner la valeur de 100 francs à un rocher d’une tonne.

Un bon test pour faire la différence entre les deux types de fonctions (fonction « brute »comme un tournevis et statut comme de l’argent) est le test de causalité. Un autreexemple de Searle est ici utile, concernant la capacité des barrières d’une part et desfrontières balisées d’autre part de garder les personnes à l’extérieur24 : si la barrièregarde les intrus à l’extérieur, c’est parce que la barrière est (en principe) physiquementinfranchissable ; mais si je balise mon champ de bornes, ma frontière ne garde les intrusà l’extérieur que parce que une règle constitutive collective assigne cette fonction, et créele statut de frontière (qui est peut-être moins efficace, mais est toujours une frontière).De la même manière, cet objet dans ma main est un tournevis parce que ses propriétésme permettent de visser et dévisser, mais ce billet vaut pour de l’argent parce que nouscroyons que c’est de l’argent.

L’oeuvre d’art est un exemple de fait institutionnel : un objet peut bien être un dessin,un texte de fiction, un film, une musique, sans être pour autant une oeuvre d’art. Pourqu’il s’agisse d’une oeuvre, il faut qu’on lui assigne collectivement ce statut : “Même sien principe l’objet remplit certaines conditions nécessaires à l’existence d’une oeuvre d’art (...),si elle n’est pas reconnue comme telle par un certain nombre de personnes, suffisammentimportant pour dissiper le soupçon de complaisance personnelle, elle sera dans la même situationqu’une pièce de monnaie confectionnée par moi et que personne n’accepte.” (Rochlitz, 1998 : 41)Je reviendrai en détail sur ce point plus loin. Mais remarquons que c’est parce que telobjet a la fonction d’oeuvre que c’est une oeuvre, et non en vertu de ses couleurs, ce quinous permet de comprendre exactement pourquoi aucune caractéristique intrinsèquene peut définir l’oeuvre. En outre il faut noter que, de même que n’importe quoi peut

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25 Remarquons cependant que des objets de plus en plus divers peuvent être des oeuvres d’art (cf. ready-made, pop art...).

26 Rappelons que de la même manière que je reconnais un billet de banque non à la croyance que c’est un billetde banque — qui reste implicite —, mais à ses caractéristiques d’être un morceau de papier de telle taille avecdes traces de telle encre, etc., et auxquelles on a assigné la fonction d’argent, je peux reconnaître un tableauà partir de certaines caractéristiques prototypiques (cf. plus haut). Mais, de la même manière que le papieret l’encre ne constituent pas le billet en tant qu’argent, ces caractéristiques perceptives du tableau ne leconstituent pas en tant qu’oeuvre.

logiquement valoir pour de l’argent, n’importe quoi peut logiquement être une oeuvred’art. Mais tout comme il existe des raisons pratiques pour lesquelles un rocher d’unetonne ne vaut pas pour de l’argent, il existe des raisons critiques relatives à la valeurqu’on accorde à l’art qui font que n’importe quoi ne peut pas être une oeuvre d’art 25.

Les faits sociaux ont une caractéristique remarquable sur laquelle il faut s’attarder : laplupart sont désignés par des concepts sui-référentiels. Nous avons déjà rencontré cepoint (cf. page 14) dans la définition de Dickie, qui est circulaire, et nous avons vu quecela pose problème dès lors que cette définition prétend poser des conditionsnécessaires et suffisantes.

Searle fait remarquer que dans le cas d’objets auxquels une fonction est socialementassignée, il faut et suffit que l’on croie que cet objet a bien ladite fonction (Searle, 1998 :50). C’est le cas, par exemple, de l’argent : ce billet de banque dans ma main est del’argent parce nous croyons que c’en est, et si nous cessions de croire que des billets dece type sont de l’argent, ils n’en seraient plus. Le problème est le suivant : “Si nousdevons croire que le morceau de papier qui est dans ma poche est de l’argent pour qu’il soit del’argent, alors il semble que le contenu de la croyance que c’est de l’argent ne peut pas juste êtreque c’est de l’argent, puisque pour que ce soit de l’argent, il faut que l’on croie que c’est del’argent.” (Searle, 1999b : 114) On est ainsi emporté dans une spirale à l’infini. Dans lecas de l’oeuvre d’art, cette sui-référentialité du concept se révèle lorsque je dis qu’uneoeuvre d’art n’est rien d’autre que ce que l’on considère comme tel : pour que cetableau soit une oeuvre d’art, il faut qu’on croie que c’en est une, mais pour qu’on croieque c’en est une, il faudrait que c’en soit une26.

Il existe deux types de sui-référentialité : celle qui s’applique au type, et celle quis’applique au token. Dans le cas de l’argent, elle s’applique au type. En effet, si unaccord collectif décide de faire de tel coquillage de l’argent, et que je trouve sur la plageun coquillage de ce type, il vaudra pour de l’argent, même s’il ne se trouvait personneauparavant pour penser que ce coquillage particulier (token) est de l’argent. Par contre,dans le cas de l’oeuvre d’art, c’est le token qui sui-référentiel : chaque oeuvre d’art doitêtre considérée comme oeuvre d’art pour en être une. La différence entre les deux tientà la présence ou non d’une codification explicite (Searle, 1998 : 75). Dans le cas del’argent, il existe un code préalable qui fait de tout objet d’un type donné de l’argent ;c’est donc le type que l’on considère comme tel, et il pré-existe aux tokens. Lorsqu’iln’existe aucune codification explicite, il ne peut exister de type avant les tokens : ce sont

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27 On a été ainsi amené à affirmer que des langages différents imposaient aux individus des structurescognitives différentes. L’hypothèse la plus connue en ce sens est l’hypothèse de Sapir-Whorf, assez discutable.Cf. Pinker, 1994.

ces derniers qui définissent le type a posteriori. Seul les tokens peuvent donc être sui-référentiels, comme dans le cas de l’oeuvre d’art, puisqu’il n’existe aucun code explicitequi fasse de tels objets, et non d’autres, des oeuvres d’art.

Il faut préciser que pour Searle, le caractère sui-référentiel de tels concepts ne les rendnullement circulaires. Mais cela ne contredit pas ce que j’ai dit jusqu’ici, dans la mesureoù il ne vise pas le même problème. La circularité de la définition de Dickie n’estproblématique que dans la mesure où il entendait fournir une définition en termes deconditions nécessaires et suffisantes, ce qui est ipso facto le cas dans une définitioncirculaire, indépendamment des conditions effectivement formulées. Mais il a bienfourni une sorte de définition, dans un sens moins strict, en explicitant un ensemble depratiques sociales liées au phénomène (d’ailleurs, Searle utilise indistinctement lestermes « définition » et « description », là où je les avais distingués). Et de fait, Searleécrit : “nous pouvons rendre compte de la description à partir de l’ensemble des pratiques danslequel s’inscrit le phénomène.” (Searle, 1998 : 76) C’est bien ce qu’a fait Dickie, aussi cettecircularité ne pose-t-elle difficulté que par rapport à l’objectif de l’auteur. Du reste, cettedéfinition au sens plus large n’en rencontre pas moins des problèmes graves liés à lanégation implicite par Dickie de l’intentionnalité collective.

Le rôle du langage

Searle note que les faits institutionnels ont une caractéristique cruciale pour notrepropos : il ne peuvent exister sans le langage. Il existe à cela plusieurs raisons. A la basede sa démonstration, l’on trouve la distinction entre pensées indépendantes etdépendantes du langage. On verra alors que toute pensée d’un fait institutionnel estdépendante du langage, les faits institutionnels eux-mêmes n’existant pas sans lapensée. Ce qui nous amènera à cette conclusion qui sera le pivot de cet essai : il n’y a pasd’oeuvre d’art sans langage. Aucun objet n’est une oeuvre d’art tant qu’on n’en parle pas.

L’existence de pensées dépendantes du langage découle du fait bien connu enpsycholinguistique que la parole n’est pas que la mise en mots de pensées pré-existantes. Pouvoir parler étend considérablement le champ des pensées possibles, àtel point qu’à de nombreux égard, notre pensée est structurée par le langage27. Il existeainsi un ensemble de pensée qu’on ne pourrait avoir sans langage. Il recoupe, au moinspartiellement, la classe des « attitudes propositionnelles ». Je n’ai pas besoin de langagepour croire qu’il pleut ou craindre un animal, mais sans langage, je ne peux penserqu’Aristote est un philosophe de l’Antiquité.

L’idée fondamentale de Searle quant au rôle du langage dans les faits institutionnelsest simple : puisque, comme on l’a vu, de tels faits ne peuvent exister en vertuuniquement des propriétés des objets qui les constituent, il faut bien un moyen de

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représenter ce « quelque chose en plus » qui donne un statut à un objet. Ce moyenimplique nécessairement une représentation linguistique.

Les faits institutionnels, par définition, ne peuvent exister en dehors de l’acceptationcollective ; c’est même celle-ci qui les constitue : “Une fonction-statut ne peut être réaliséequ’en vertu de l’acceptation ou la reconnaissance collective de quelque chose comme ayant cettefonction.” (Searle, 1999b : 154) Pour que cette acceptation ait lieu, il faut nécessairementun moyen de représenter publiquement le statut, de manière à le faire connaître detous. Cette symbolisation est linguistique, mais chez Searle, l’usage de l’adjectif« linguistique » dépasse le seul domaine du langage : dès qu’on a quelque chose quireprésente autre chose, il y a représentation linguistique. Dès lors, la règle constitutive« X est compté comme Y dans C » fait de X une représentation linguistique de Y. “ (...)étant donné que le niveau Y du passage de X à Y dans la création des faits institutionnels n’apas d’existence en dehors de sa représentation, nous avons besoin d’une manière quelconque dele représenter. Mais il n’y a aucune manière prélinguistique de le représenter, parce que l’élémentY n’a pas de caractéristiques prélinguistiques naturelles en plus de l’élément X qui pourraientservir de moyens de représentation. Aussi nous faut-il des mots ou d’autres moyens symboliquespour effectuer le passage de X au statut Y.” (Searle, 1998 : 96) Dans les cas limites, donc,l’élément X pourrait conventionnellement représenter le statut Y. Mais le langageproprement dit est cependant toujours nécessaire : “(...) ce mouvement symbolique [de Xà Y] requiert des pensées. Pour penser la pensée qui constitue le mouvement du terme X austatut Y, il faut un véhicule de la pensée. Il vous faut quelque chose avec quoi penser. Lescaractéristiques physiques du terme X sont insuffisantes pour le contenu de la pensée ; enrevanche, tout objet susceptible d’être utilisé et pensé conventionnellement comme étant leporteur de ce contenu peut être utilisé pour penser la pensée. Les meilleurs objets avec lesquelspenser sont les mots, parce que cela fait partie de ce à quoi ils servent.” (Searle, 1998 : 100-101)

En fait, la reconnaissance d’un statut est une pensée dépendante du langage : je ne peuxpenser que ce billet vaut pour de l’argent si je n’ai pas de langage pour énoncer laproposition « ce billet vaut pour de l’argent ». En effet, comme on l’a vu, le billet n’aaucune caractéristique prélinguistique qui en fait de l’argent. D’une certaine manière,bien que le billet symbolise l’argent, et qu’on puisse, en principe, apprendre cetteconvention symbolique comme on apprend le langage, c’est ce dernier qui est le plusfondamental, et qui, finalement, rend le fait institutionnel possible.

Il faut tirer toutes les conséquences du rôle du langage. Il n’est pas qu’un moyen latéralpermettant l’apparition du fait institutionnel : il en est une condition sine qua non. Lacapacité de symbolisation est une absolue nécessité à l’existence d’un statut. Dès lors,la symbolisation est cela même qui crée la catégorie ontologique désignée par le statut :c’est elle qui crée l’argent, la propriété foncière, le statut social, et bien sûr l’oeuvred’art.

Le langage a d’autres rôles dans la réalité institutionnelle : désigner le statut, permettrela communication sociale de ces faits, en représenter la complexité et les maintenir dansle temps.

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Dans le cas de l’oeuvre d’art, la « performance » linguistique qui permet l’existence dece statut est le débat critique. C’est cet échange qui garanti l’acceptation du statutd’oeuvre d’art.

VICandidatures et homologations

On est maintenant pleinement en mesure de comprendre que l’ontologie de l’oeuvreest bien celle d’un statut, mais que celui-ci ne peut être défini uniquement sur la based’une intention ou d’une attention esthétique. Non seulement l’un ou l’autre n’est passuffisant, ce qui doit être maintenant évident, mais encore la convergence des deux nel’est pas plus. La simple attention singulière portée par un ensemble d’individus à unobjet produit dans l’intention d’être esthétique ne peut suffire à faire de cet objet uneoeuvre d’art ; autrement, un cendrier en macaroni réalisé par un enfant de six ans enserait une. L’appartenance générique ne suffit toujours pas à donner une réponse ànotre question initiale, car il reste encore à comprendre pourquoi tel genre, et non telautre, permet l’identification de l’oeuvre. Un accord collectif permettant la reconnais-sance d’un statut est donc encore nécessaire, et un tel accord doit forcément passer parle langage. Bref, toute candidature doit encore faire l’objet d’une homologation, et celle-ci passe par le débat critique, par l’échange linguistique d’arguments visant àl’évaluation de l’oeuvre.

Les travaux de Rainer Rochlitz nous aideront à comprendre les modalités de cettehomologation, soumise à ce que l’on appellera « rationalité esthétique ». En effet, “laréception et la critique sont (...) des attitudes soumises à certaines contraintes rationnelles àl’égard des phénomènes esthétiques et des oeuvres d’art, contraintes grâce auxquelles cesphénomènes et ces oeuvres sont perçus d’un point de vue qui n’est pas purement idiosyncra-sique.” (Rochlitz, 1998 : 26) On voit que la conception de l’oeuvre qui se dessine ici estcelle d’un dépassement des préférences individuelles, auxquelles Schaeffer (1996) etGenette (1997) tentent de la réduire. Mais c’est oublier que le statut esthétique est unconcept normatif, et que donc sa reconnaissance ne peut se contenter de l’identificationde propriétés descriptives. L’oeuvre d’art est d’emblée une affaire d’intersubjectivité,c’est, dès le départ, le produit d’un échange rationnel.

Parler de rationalité esthétique, ce n’est pas pour autant radicalement asservir l’art àune normativité hétéronome, instrumentale : “Si on peut (...) parler d’une « rationalitéesthétique », ce n’est pas pour considérer l’art selon des critères qui lui sont étrangers, mais pourcaractériser un mode de réflexion et d’argumentation propre à la sphère artistique.” (Rochlitz,1998 : 30) C’est donc une rationalité accordée aux particularités de l’art. Cette formule“tente (...) de définir une forme de rationalité qui ne soit applicable qu’à la validité esthétique,analogue à la fois au vrai et au faux dans le domaine de la connaissance et à la justesse normativedans le domaine éthique, mais irréductible à ces types de validité.” (Rochlitz, 1998 : 152) Cequ’il s’agit de comprendre, c’est le fonctionnement propre d’un échange rationnelparticulier quant aux oeuvres d’art.

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Adopter ce point de vue pour « définir » le statut de l’oeuvre d’art ne nous oblige doncpas à chercher des critères extérieurs permettant de fixer les choix corrects. Il s’agit dereconstruire les conditions de l’identification de l’oeuvre, à partir de l’analyse des circonstan-ces sociales effectives (et non seulement d’en décrire le fonctionnement occasionnel decette identification). Mais il n’est nul besoin de définition préalable à l’oeuvre : celle-ciexiste toujours avant le discours philosophique.

Nous avons vu, grâce à la théorie des prototypes, que l’oeuvre peut habituellement êtreidentifiée sur base d’une ressemblance générique, d’une association au prototype d’uneoeuvre. Mais ce critère est insuffisant. La première raison est qu’il ne peut permettreà lui seul l’acceptation sociale de l’oeuvre, car il ne peut rendre compte de la possibilitédu refus de l’homologation. On pourrait bien considérer l’existence d’une conventiond’usage par laquelle tels types d’objets suffisamment proches du prototype sontacceptés, comme par défaut. Mais tel n’est pas le cas, ou seulement dans les limites trèsrestreintes de l’évidence. Il n’existe pas, on l’a vu, de limites qui puissent définir ce quise trouve à l’intérieur ou à l’extérieur de la catégorie. On rencontre un nombreimportant de cas qu’aucune convention ne peut fixer à l’avance. C’est que l’art, il fautse le rappeler, a quelque chose de plastique à plus d’un titre : il est mouvant, ses formeschangent sans cesse. Mais ces changements ne sont pas conventionnels ; ce sont eux quidoivent encore être homologués. L’homologation précède donc toujours l’identificationgénérique. Pour que l’on identifie une occurrence à un prototype, il faut encore que leprototype lui-même ait été homologué, qu’on ait des raisons d’accepter tel genrecomme artistique.

Le problème se pose donc dans le cas d’une candidature : la présentation d’unenouvelle oeuvre, ou d’un nouvel artiste pas encore reconnu. “Dans le cas des candidaturesà la reconnaissance artistique, il s’agit de savoir s’il existe des raisons valables de ne pas accepterla prétention explicite d’un aspirant artiste.” (Rochlitz, 1998 : 39) Or, il est un fait que toutesles candidatures ne sont pas reçues, et la question est alors de comprendre les raisonsde ce refus : “les décisions, qui sont, entre autres, tributaires d’idéologies artistiques variables,ne sont pas gratuites et, pour être crédibles, doivent obéir à une certaine logique d’argumenta-tion. Plus le temps passe, plus l’incertitude du jugement initial s’efface et fait place à unargumentaire critique et historique.” (Rochlitz, 1998 : 40)

Il n’est donc pas pensable qu’une oeuvre ne soit telle que pour moi : on l’a vu, l’oeuvred’art est bien un statut — elle n’est pas telle en vertu de ses seules caractéristiquesintrinsèques —, et cela suppose nécessairement un accord collectif. Il doit donc existerun certain nombre de raisons, argumentées au sein d’un débat rationnel, pour que telleoeuvre soit acceptée au refusée : “Dès qu’un objet est porté à la connaissance du public oucommenté à titre d’oeuvre, c’est une forme d’homologation (...). L’objet passe du même coup dustatut de candidat à celui d’oeuvre adoptée par un monde de l’art. En revanche, non adoptée,l’oeuvre, qui ne l’est que pour le candidat artiste, n’étant ni reçue, ni conservée, ni intégrée à unemémoire collective, retombe tôt ou tard au statut d’objet pur et simple. (...) L’homologationsociale est toujours publique, et elle métamorphose en oeuvre un objet qui n’est, jusque là,artistique qu’en vertu d’une intention difficile à saisir ou d’une supposition archéologique.”

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(Rochlitz, 1998 : 55-56) Toute tentative de réduire l’ontologie de l’oeuvre à desperformances individuelles, comme celle de Schaeffer, est vouée à laisser en dehorsl’essentiel, c’est-à-dire la nécessaire acceptation intersubjective et rationnelle du statutd’oeuvre d’art : “Ce qui n’est « oeuvre » que pour moi (ou pour moi et quelques proches) nepeut pas fonctionner publiquement comme oeuvre d’art. Il est vrai que les instancesd’homologation sont multiples, mais une « oeuvre d’art privée » est presque aussi paradoxalequ’un « langage privé ».” (Rochlitz, 1998 : 41)

Donc, la candidature à l’évaluation (ou l’intention esthétique) est insuffisante pour faired’un objet une oeuvre d’art. “Les galeries sont fréquemment confrontées à des candidaturesqui s’avèrent inacceptables.” (Rochlitz, 1994 : 131) Décrire une oeuvre d’art, ce n’est pasnon plus la qualifier comme oeuvre d’art, même si ces descriptions portent sur despropriétés d’appartenance générique (Schaeffer). Je peux mener une descriptionstylistique d’un texte littéraire, mais ce n’est pas la décrire comme oeuvre d’art, maiscomme un ensemble signifiant présentant telles caractéristiques textuelles. “Les critèresau nom desquels un travail peut être qualifié d’artistique ou de non artistique relèvent d’une« procédure » critique et d’un processus d’argumentation, mais de tels critères peuventnéanmoins être circonscrits.” (Rochlitz, 1994 : 133) Il s’agit de dégager la structure internede l’oeuvre, son ambition, les enjeux qu’elle reflète, les moyens mis en oeuvre pour lesaborder, le degré auquel elle a réalisé ses exigences... “Le jugement esthétique détermineles qualités de l’objet non pour les connaître (à la manière d’une connaissance scientifique), maispour saisir l’ordonnance des symboles qui évoquent la cohérence et la richesse suggestive d’unevision actualisable. (...) Décrire un objet d’art n’est pas encore appréhender ce qui en fait uneconfiguration artistique.” (Rochlitz, 1994 : 135)

Cette acceptation du statut de l’oeuvre d’art passe donc par la reconnaissance de laréussite de l’oeuvre : “(...) toute oeuvre d’art est une structure symbolique associée à uneprétention à la validité spécifique : elle prétend à une intelligibilité et à un intérêt spécifiques etaccède donc au statut public d’oeuvre, dans la mesure où ce statut lui est reconnu par unepluralité de récepteurs qui l’inscrit dans un art, un genre, une mémoire. Aux aspects sémiotiquesmatérialisés s’ajoute donc un aspect de prétention à la reconnaissance intersubjective commeoeuvre d’art, au nom d’une compétence spécifique dont on crédite l’artiste.” (Rochlitz, 1998 :50) L’intention de l’artiste ne prend alors de sens pour le statut de l’oeuvre que dansla mesure où ses prétentions sont reconnues publiquement ; celle-ci, contrairement àce qu’affirmait Dickie, ne peut être suffisante : “(...) tout auteur ou aspirant artiste chercheà créer une oeuvre qui possède à la fois l’authenticité attendue de toute création, une efficacitéesthétique convaincante et un intérêt exemplaire reconnu par un monde de l’art. Des jugementscompétents et/ou l’adhésion d’un public sont attendus pour confirmer le succès de cetterecherche.” (Rochlitz, 1998 : 56)

Chercher à circonscrire les conditions d’après lesquelles un objet est une oeuvre d’artà partir d’une démarche purement descriptive, à la manière de Goodman, ne peut doncen aucun cas nous permettre de comprendre comment tel objet dont ces caractéristiquesont été identifiées se voit effectivement admis comme oeuvre d’art, ce qui implique bienplus que certains traits symboliques, ou un certain type d’intention et d’attention : “il

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28 Je dois à Frank Pierobon cette remarque qu’il est un non-sens, dans une perspective kantienne, de parlerde juger a priori à la place d’autrui : “dès qu'on est a priori, ce qui a été perdu — en passant de l'a posteriori à l'apriori, car on ne peut pas, chez Kant, atteindre immédiatement, directement, l’a priori —, ce qui a été perdu, disais-je,c'est justement le concept de la personne, c'est-à-dire ce qui différencie une personne d'une autre. Dans l'a priori, il n'ya pas de possibilité de distinguer entre personnes, parce qu'il s'agit là, si l'on veut, de l'incarnation du sujet nouménaldans une psychologie nécessairement empirique, qui comporte une histoire, et même une histoire de type psychanaly-tique ; chez Kant, cela serait la situation de la personne par rapport à ses « intérêts », ses «inclinations ».”(Communication personnelle)

est impossible de comprendre une oeuvre d’art sans savoir ce qui la rend — ou du moins l’arendue — acceptable ; c’est là précisément le caractère constitutivement normatif du conceptd’oeuvre d’art, dont Goodman voudrait faire abstraction.” (Rochlitz, 1992 : 66) Décrire unprototype est donc, comme on l’a déjà vu, insuffisant pour répondre à la question :« qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? » (cf. page 29). Des mécanismes sociaux d’homologa-tion sont nécessaires pour expliquer pourquoi tel objet est une oeuvre. S’il est passibled’une identification générique, il faut encore que le prototype auquel on se réfère alorssoit homologué. S’il s’agit par contre d’une nouveauté, l’exigence de l’homologationn’en est que plus évidente.

VIIL’oeuvre du corps et le sens commun

Cette nécessité d’un accord, fût-il tacite, quant au statut de l’oeuvre d’art, d’uneacceptation et d’une reconnaissance ne nous ramène-t-elle pas au sensus communiskantien ? C’est ce que laisse entendre Danielle Lories à propos de Dickie. Toute étudeinstitutionnelle mène à chercher les conditions, les critères qui rendent ces systèmespossibles : “On voit par là même que la démarche institutionnelle invite à une interrogationtranscendantale. Le monde de l’art qu’elle tente de décrire se présente, à tout le moins, commeun espace de relations et de communication entre êtres humains à propos de, autour de, l’oeuvre.Et ce que cela présuppose n’est rien d’autre, en fin de compte, que cette condition de possibilitédu jugement esthétique pur que découvrait Kant : un sens commun. (...) Sans cette possibilitéde juger a priori à la place de l’autre28, l’acte posé ainsi (conférer le statut de candidat àl’appréciation au nom du monde de l’art) serait sans signification, pur arbitraire, coup de forceou simple pari, toute communication à propos de l’oeuvre serait impossible, et le monde de l’artn’existerait pas.” (Lories, 1996 : 71) L’auteur cerne bien ce qui manque encore à Dickie :le partage intersubjectif d’un jugement, l’acceptation collective d’un statut, sanslesquels ce dernier ne reste qu’une hypothèse.

Kant appelle sens commun “l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire d’une faculté dejuger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de toutautre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière etéchapper, ce faisant, à l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvantaisément être tenues pour objectives, qui exerceraient une influence néfaste sur le jugement.”(CFJ, §40) D’où la fameuse seconde maxime de la faculté de juger : “penser en se mettantà la place de tout autre.”

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Le sens commun précède l’information, il est encore communication sans contenu. C’estun “principe subjectif, qui détermine seulement par sentiment et non par concept, bien qued’une manière universellement valable, ce qui plaît ou déplaît.” (CFJ, §20) Le jugement est“considéré comme un exemple d’une règle universelle que l’on ne peut énoncer” (CFJ, §18), etcette règle, Kant laisse entendre plus loin (§22) qu’elle n’est autre que le sens commun.Le sens commun est donc pré-conceptuel, il précède l’information, et n’est pasdéterminé par elle. Il ne consiste donc pas en l’accord collectif proprement dit, mais enest la condition préalable sans laquelle il ne pourrait pas s’établir, ni même échouer.

Quelle raison Kant voit-il pour postuler l’existence d’un sens commun ? C’est que touteconnaissance et tout jugement, pour être des connaissances et des jugements, doiventêtre communicable. Et pour cela, l’accord même des facultés représentatives suscité parl’objet doit pouvoir être communiqué : c’est l’accord entre l’imagination qui composele divers des sens, et l’entendement qui unifie ce divers dans des concepts. Dans le casd’une connaissance, le concept lui-même suffit à en fonder la communicabilité, maisdans le cas du jugement esthétique, qui n’est soumis à aucun concept, “cet accord ne peutêtre déterminé autrement que par le sentiment.” C’est donc le sentiment, qui n’est autre quele plaisir esthétique, qui doit être communicable universellement : “(...) puisque cetaccord lui-même doit être communicable universellement, le sentiment de cet accord (à l’occasiond’une représentation donnée) doit également l’être — et la communicabilité universelle d’unsentiment présupposant un sens commun, c’est avec raison que celui-ci pourra être admis, sansque l’on s’appuie sur des observations psychologiques, comme la condition nécessaire de lacommunicabilité universelle de notre connaissance (...).” (CFJ, §21)

Le sens commun est donc chez Kant une condition de l’intersubjectivité, de toutecommunicabilité discursive et rationnelle. Pourtant, Rochlitz le refuse. C’est que le senscommun n’est jamais qu’une Idée, et si Kant y fait bien reposer une prétention de droità l’universalité, il reste encore à savoir comment l’accord intersubjectif peut être uneréalité de fait. “Kant n’a pas montré qu’il est possible d’honorer la « prétention de posséder unevaleur pour tous ». Autrement dit, il n’a pas montré que quelque chose comme « universalitésubjective » puisse réellement exister au-delà de la certitude éprouvée par un sujet d’être enprésence d’un beau universel. Kant n’affirme que la nécessité d’une prétention à une telleuniversalité, sans se poser le problème de la possibilité de l’honorer. Rien n’exclut donc, jusqu’ici,qu’une telle prétention soit simplement une illusion inévitable.” (Rochlitz, 1996 : 653-654)Rien ne l’exclut, du moins, tant qu’on refuse d’ancrer la rationalité dans le senscommun, et tant qu’on n’explique pas la nature de celui-ci, et sa capacité à fonder lal’intersubjectivité.

Il est vrai que si Kant justifie l’existence d’un sens commun, il n’en élucide jamaisexplicitement la nature. Il précise néanmoins que “le sens commun, dont je donne commeexemple mon jugement de goût, lui conférant pour cette raison une valeur exemplaire, est unesimple norme idéale.” (CFJ, §22) Et, en tant qu’il est une norme, fût-elle idéale, on peutvoir dans le sens commun le terreau de toute rationalité, entendu comme prétentionà la validité intersubjective, de toute normativité. Il n’en est que plus étrange de voirRochlitz le rejeter comme irrationnel.

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Dans la théorie de Searle, la notion qui se rapproche le plus de celle de sens commun,et qui pourrait nous éclairer sur sa nature, est l’arrière-plan. Searle note que tout étatintentionnel est nécessairement lié à d’autres états intentionnels, ce qu’il appelle leréseau. Si je souhaite aller au cinéma ce soir, cela suppose que je souhaite voir un film,que je croie qu’on y projette des films, qu’il en soit projetés ce soir, que je peux m’yrendre en voiture, etc., quasiment ad finitum. Pourtant, si on devait développerl’entièreté de ce réseau intentionnel, on finirait par découvrir un ensemble deprésupposés, de connaissances tenues pour acquises, d’habitudes, capacités,dispositions, attitudes, qui ne sont pas intentionnels, ou qui sont pré-intentionnels, maissont la condition de tout état intentionnel. Si je sais que je peux me rendre en voitureau cinéma, c’est que je tiens pour acquis toute une série de faits concernant le monde.C’est cela que Searle appelle l’arrière-plan. “L’Arrière-plan est l’ensemble de capacitésmentales non représentatives qui est la condition d’exercice de toute représentation. Les étatsintentionnels n’ont leurs conditions de satisfaction et ne sont donc les états qu’ils sont que parcequ’ils reposent sur un Arrière-plan de capacités qui, prises en elles-mêmes, ne sont pas des étatsintentionnels.” (Searle, 1985 : 174) Etant pré-intentionnel, l’arrière-plan est constitué d’unensemble d’attentes plutôt indéterminées : il fournit des conditions nécessaires, maisnon suffisantes à la compréhension des états intentionnels. En ce sens, il est proche dela nature pré-conceptuelle du sens commun, et, comme lui, il est la condition préalablede toute compréhension et donc de toute communication rationnelle. Il me dispose àcertaines attentes qui me semblent raisonnables : si l’on me dit, tard le soir, « je vais mecoucher », je ne m’attends pas à voir le locuteur s’allonger sur le sol et poursuivre salecture en position horizontale au milieu du salon. Pourtant, si toute la signification dela phrase ne dépendait que de son sens littéral, indépendamment de mes propres attentes,ce serait là un comportement tout à fait « rationnel ».

La recherche en intelligence artificielle révèle particulièrement bien la nature et le rôlede l’arrière-plan et du sens commun : alors que nous évoluons dans le monde à l’aided’un réseau de croyances, de savoirs, de désirs, etc., et d’un arrière-plan de présuppo-sés indéterminés, l’intelligence artificielle est obligée de travailler dans un cadre fini,déterministe et binaire. Toutes nos activités doivent y être modélisées par des « scripts »explicites et précis, là où bon nombre de nos connaissances restent tacites et floues.Cette impossibilité de modéliser le sens commun selon une logique déjà conceptuelle estl’une des raisons de l’échec de l’intelligence artificielle classique. (Cf. Dreyfus, 1992)

L’arrière-plan a, dans la réalité institutionnelle, un rôle important. En effet, il ne m’estpas nécessaire de connaître consciemment l’ensemble des règles constitutives d’uneinstitution pour pouvoir y évoluer. Je n’ai nul besoin d’être un expert en scienceséconomiques pour savoir ce qu’est l’argent et pouvoir m’en servir. De même, il n’estpas nécessaire, pour savoir ce qu’est une oeuvre d’art, et savoir généralement enreconnaître une, de connaître tous les rouages du marché de l’art, d’être un critiqueprofessionnel, de savoir quels sont les arguments évoqués pour justifier l’acceptationde telle oeuvre... Cela suppose donc un arrière-plan qui nous permet de maîtriser le faitinstitutionnel sans entretenir d’états intentionnels (croyances, savoirs, désirs...)conscients (ou même inconscients) au sujet de tous ses détails.

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Mais quel rôle causal peut donc jouer l’arrière-plan, s’il ne contient pas les règles(puisqu’il est pré-intentionnel), pour nous permettre de nous comporter en accord avecdes règles dont nous ne sommes pas conscients, et que nous pourrions même n’avoirjamais apprises ? Pour Searle, il est possible d’intégrer un ensemble de dispositionsd’arrière-plan qui s’accordent aux règles, sans qu’il soit nécessaire d’en posséder desreprésentations, mais qui nous permettent cependant d’agir en accord avec elles : “(...)on peut développer,(...) on peut faire évoluer un ensemble d’aptitudes qui sont sensibles à desstructures spécifiques de l’intentionnalité sans être vraiment constituées par cette intentionnali-té.” (Searle, 1998 : 185)

Michael Polanyi (1962) a ainsi développé une philosophie de la connaissance tacite,« inspécifiable », et plus récemment Hubert et Stuart Dreyfus (1986) ont fait une analysetrès approfondie de cette capacité d’apprentissage, illustrée par les échecs. Seul lenovice, notent-ils, fait un usage explicite et conscient des règles des échecs. Au fur età mesure qu’évolue son expérience, il intègre ces règles. Ainsi l’expert a-t-il unecompréhension intuitive et immédiate de l’échiquier, et peut-il considérer jusqu’à50 000 coups d’un seul regard, sans pour autant qu’il lui soit nécessaire d’évoquerconsciemment les règles des échecs. “Un expert sait généralement quoi faire sur base d’unecompréhension mûre et exercée. (...) Nous ne faisons pas habituellement de décisions délibérativesconscientes quand nous marchons, parlons, conduisons, ou poursuivons la plupart de nosactivités sociales. La compétence d’un expert est devenue à tel point part de lui-même qu’il n’apas besoin d’en être plus conscient qu’il ne l’est de son propre.” (Dreyfus & Dreyfus, 1986 :30) L’acquisition et l’application d’une connaissance ne se réduit donc pas à l’exécutionde règles déterminées. Il y a au contraire une dimension tacite fondamentale, un savoircomment... au lieu d’un savoir que... Comme l’écrit Polanyi, “les règles d’un art peuvent êtreutiles, mais elles ne déterminent pas la pratique d’un art ; elles sont des maximes, qui peuventservir de guide pour un art uniquement si elle peuvent être intégrées dans la connaissancepratique de l’art. Elles ne peuvent remplacer cette connaissance.” (Polanyi, 1962 : 50)

Certes, les échecs semblent un exemple particulièrement ad hoc, et seul un très faiblenombre de joueurs d’échecs deviennent effectivement des experts. Mais dans la vie detous les jours, nous avons un comportement semblable par rapport aux faits sociaux lesplus communs et leurs règles, nous sommes des experts de la vie quotidienne : “(...) enapprenant à se débrouiller avec la réalité sociale, nous acquérons un ensemble d’aptitudescognitives qui sont partout sensibles à une structure intentionnelle, et en particulier auxstructures régulatrices d’institutions complexes, sans nécessairement contenir partout dereprésentations des règles de ces institutions.” (Searle, 1998 : 189) En d’autres termes, nouspossédons tous un sens intuitif, pré-conceptuel du fonctionnement des faits institution-nels ; nous n’avons nul besoin d’être familiers avec les rouages du monde de l’art pourdévelopper une idée « de sens commun » de ce qu’est une oeuvre d’art. De tellesdispositions se forment grâce à notre propre insertion au sein du fait institutionnel, età une sorte d’acquisition intuitive de ses règles constitutives : “(...) ces sortes d’aptitudes,ce type de savoir pratique, qui finissent par s’enraciner, sont en fait le reflet des ensembles derègles constitutives par lesquelles nous imposons des fonctions à des entités qui n’ont pas ces

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fonctions en vertu de leur structure physique, mais qui n’acquièrent la fonction que par l’accordou l’acceptation de la collectivité.” (Searle, 1998 : 186)

Cette notion de sens commun de l’oeuvre d’art évoque évidemment le prototype.Cependant, le prototype en soi ne fait pas partie de l’arrière-plan, car il est déjàconceptuel, déterminé, représentationnel. Mais il émerge d’une série d’attentes,dispositions, etc., qui constituent l’arrière-plan. Ainsi sommes-nous en mesure decomprendre non seulement le rôle du prototype en tant que description d’une oeuvred’art exemplaire, mais aussi la manière dont nous maîtrisons les règles constitutives del’oeuvre en tant que fait institutionnel. Nous verrons en détail très bientôt le lienparticulier qui s’établit entre catégories et arrière-plan.

L’arrière-plan, cependant, ne nous fournit pas une description satisfaisante de ce enquoi consiste le sens commun. Les limites proviennent du parti-pris internaliste duphilosophe américain. C’est que l’arrière-plan reste une « instance » mentale propre àchaque individu, et en ce sens est ultimement privé. Il est vrai que Searle distinguedeux types d’arrière-plan, sans toutefois poser de frontière fixe : il y a d’abord l’arrière-plan profond, qui comprend toutes les aptitudes, dispositions, capacités communes àtout être humain, émergeant de son expérience fondamentale en tant qu’êtrebiologique, comme marcher, percevoir, s’attendre à être confronté à des choses solides,d’autres liquides, etc. ; ensuite, il y a l’arrière-plan local, culturel, qui comprend tousles éléments propres à une culture donnée, comme de voir des images à la télévision,des voitures sur les routes, etc. (Searle, 1985 : 175) Ainsi, l’arrière-plan est (pour la plusgrande part) commun à tous les individus, et cela, mais ce n’est qu’implicite chezSearle, parce qu’ils ont la même expérience du même monde. Mais précisément parceque l’arrière-plan est pré-intentionnel, sa valeur publique reste sujette à caution. Searlene nous fournit aucun argument qui nous permettrait de savoir s’il a un contenupartageable, nécessaire pour être identifié à un sens commun.

Ce serait dans cette expérience commune que le sens commun plongerait ses racines.Mais il nous reste encore à comprendre comment un sujet peut imputer à un autre sujetdes dispositions communes, tout en faisant droit à son individualité de sujet. Si jem’attends à ne pas voir les pierres voler, c’est parce qu’aucune pierre ne vole, que j’enai toujours fait l’expérience, mais comment puis-je comprendre qu’autrui soit, toutcomme moi, un être conscient, sans jamais avoir fait l’expérience de sa propreconscience, puisque toute mon expérience n’est jamais que celle de ma propreconscience ?

Merleau-Ponty, qui a écrit de très belles pages sur le sujet, pose clairement le problème :“(...) autrui serait devant moi un en-soi, et cependant il existerait pour soi, il exigerait de moipour être perçu une opération contradictoire, puisque je devrais à la fois le distinguer de moi-même, donc le situer dans le monde des objets, et le penser comme conscience, c’est-à-dire commecette sorte d’être sans dehors et sans parties auquel je n’ai accès que parce qu’il est pour moi etparce que celui qui pense et celui qui est pensé se confondent en lui.” (Merleau-Ponty, 1945 :402)

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29 Le terme anglais original est image-schema. Je reprends ici la traduction proposée par J. De Munck (1999).

30 Pour plus de détails, voir aussi Lakoff & Johnson, 1985 & 1999.

Or, ce par quoi autrui apparaît devant moi, c’est son corps : “Le premier des objetsculturels et celui par lequel ils existent tous, c’est le corps d’autrui comme porteur d’uncomportement.” (Merleau-Ponty, 1945 : 401) Et c’est précisément par ce corps qui sedonne à ma perception, et les comportements qu’il porte, que je peux comprendreautrui comme autre sujet. “Si j’éprouve cette inhérence de ma conscience à son corps et à sonmonde, la perception d’autrui et la pluralité des consciences n’offrent plus de difficulté. Si, pourmoi qui réfléchis sur la perception, le sujet percevant apparaît pourvu d’un montage primordialà l’égard du monde, traînant après lui cette chose corporelle sans laquelle il n’y aurait pas pourlui d’autres choses, pourquoi les autres corps que je perçois ne seraient-ils pas réciproquementhabités par des consciences ?” (Merleau-Ponty, 1945 : 403) Bref, puisque j’éprouve maconscience du monde à travers mon corps, c’est que les autres corps « abritent » euxaussi une conscience. “L’évidence d’autrui est possible parce que je ne suis pas transparentpour moi-même et que ma subjectivité traîne après elle son corps.” (Merleau-Ponty, 1945 : 405)

Ce qui se pose donc comme commun avant tout concept, avant toute communicationd’une signification, c’est le corps, par lequel passe toute notre perception et notreexpérience du monde. Si je puis d’emblée imputer à autrui une conscience, et uneexpérience comparable à la mienne, c’est parce qu’il se présente avec un corpscomparable au mien. Donc, toute signification n'est partageable et partagée que parceque je la communique à autrui en lui imputant une expérience similaire à la mienne,parce qu'il a un corps, tout comme moi, et le même corps que moi.

Ce sujet a été étudié en particulier par Mark Johnson (1987). Il a montré que toute notrecompréhension du monde est formée sur base de structures pré-conceptuelles, dont lesplus importantes sont les schémas imaginaires29 (cf. page 31). Ceux-ci sont desstructures générales, organisés en gestalts perceptifs insécables, qui émergent de notreexpérience corporelle. Ils peuvent alors être élaborés par exemple sous forme depropositions signifiantes, et peuvent même structurer un domaine sémantique plusabstrait par projection métaphorique30.

“Les schémas imaginaires existent à un niveau de généralité et d’abstraction qui leur permet deservir de manière répétée de motifs d’identification dans un nombre indéfiniment grandd’expériences, de perceptions, et de formations d’images pour des objets et des événements quisont structurés de façon similaire de la manière pertinente. Leur propriété la plus importante estqu’ils ont quelques éléments ou composants de base qui sont liés par des structures définies, etqui pourtant ont une certaine flexibilité. Du fait de cette structure simple, ils sont un moyencapital pour ordonner notre expérience de telle manière que nous puissions la comprendre etraisonner sur elle.” (Johnson, 1987 : 28)

Contrairement aux images « riches » qui sont spécifiques, les schémas imaginairespeuvent structurer un grand nombre d’expériences particulières, que nous pouvons

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comprendre comme similaires grâce à un schéma commun. Un même schémaimaginaire peut être exemplifié de manières très différentes. Ce sont donc eux qui nouspermettront de comprendre notre expérience, et d’en tirer un domaine de significationet de rationalité. “Pour que nous ayons des expériences signifiantes et suivies que nouspuissions comprendre et à propos de laquelle nous puissions raisonner, il doit y avoir un motifet un ordre à nos actions, perceptions et conceptions. Un schéma est un motif, une forme,une régularité récurrente de ou dans nos activités continues d’ordre. Ces motifs émergentcomme structures signifiantes pour nous principalement au niveau de nos mouvements corporelsà travers l’espace, nos manipulations d’objets, et nos interactions perceptives.” (Johnson, 1987 :29)

Brièvement, et pour éclairer ce qui a été dit jusqu’ici, j’évoquerai l’exemple de lacontenance. Nous avons tous les jours une expérience corporelle de la contenance. Nousingérons, inhalons des substances, en rejetons ou exhalons d’autres, nous sommesconscients de contenir quelque chose à l’intérieur de nous-mêmes, et de ne pas contenirce qui est extérieur. Nous sommes nous-mêmes contenus dans des espaces (pièces,jardins, maisons...). Cette expérience corporelle de la contenance nous permet decomprendre des domaines d’expérience et de signification très divers, notamment parprojection métaphorique : évacuer sa rage, sortir du lit, se noyer dans les soucis et descentaines d’autres expressions qui mettent en jeu la même expérience de contenance.

Pour qualifier la structure interne d’un schéma imaginaire, Johnson utilise le termegestalt. Il s’agit bien de structures, et non d’ensembles confus, et elles ne sont pasarbitraires, mais au contraire profondément liées à l’expérience corporelle dont ellesémergent. La gestalt ne doit pas être confondue avec le schéma auquel elle impose sastructure. Pour une même famille d’expériences, il peut exister plusieurs gestaltdifférentes. Par exemple, pour la gestalt de force, Johnson distingue sept gestaltsdifférentes : la compulsion (mouvement induit par une force extérieure), le blocage(mouvement empêché par un obstacle), la contre-force (le jeu de deux forces égalesmais opposées), la déviation (d’une force par l’action d’une autre), la suppression d’unecontrainte (suppression du blocage), la capacité (possibilité d’exercer une force),l’attraction (de plusieurs objets l’un vers l’autre). N’importe quel physicien préciseraque chacune de ces gestalts ne sont que des manifestations d’un même phénomène,mais dans chacun de ces cas, la force est comprise différemment.

Or, ce qu’il est important de comprendre, c’est que, dans la mesure où nous avonsd’emblée, avant toute pensée, tout état intentionnel, le même corps, nous en avonslargement la même expérience, et donc nous partageons les mêmes schémasimaginaires : “les structures schématiques imaginaires et leurs projections métaphoriques ontun caractère partagé, public qui leur donne un rôle central dans l’objectivité du sens.” (Johnson,1987 : 175)

Johnson note que les schémas imaginaires tombent dans la notion de l’arrière-plan deSearle. Et ainsi, ils nous permettent de comprendre comment une instance mentale pré-conceptuelle peut pourtant avoir une valeur publique. Ils structurent le sens public,

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31 Johnson, pour sa part, lie ce problème non pas au sens commun, mais à l’imagination. Ainsi, il écrit queKant “voit qu’il y a une sorte de sens partagé qui n’est pas réductible au seul contenu conceptuel etpropositionnel. Il voit qu’il y a une activité pré-conceptuelle d’imagination qui n’est pas juste subjective, même si ellen’est pas objective au sens strict d’être conforme à des règles publiques. C’est-à-dire qu’il voit qu’il y a une rationalitésans règles, qui est sujette à la critique, et qui n’est donc pas arbitraire. Il voit qu’il y a des structuresd’imagination qui peuvent être partagées par des communauté de personnes.” (Johnson, 1987 : 161) Sans nierl’intérêt de l’analyse détaillée de la notion d’imagination par Johnson , et ses commentaires sur le jugementesthétique, la reprendre ici nous écarterait du sujet présent. (Cf. Johnson, 1979)

conceptuel et intentionnel de nos propositions. Là où Searle décrivait l’arrière-plancomme une soupe indéfinie de dispositions pré-intentionnelles, Johnson fournit unmoyen d’explorer ce qui constitue l’arrière-plan, et son fonctionnement par rapport auxsignifications partageables. Searle tirait une frontière entre un arrière-plan non-représentationnel et des états intentionnels seuls signifiants et donc communicables,mais Johnson montre comment il structure et s’intègre dans les états intentionnels :“comme je le vois, si l’arrière-plan imprègne et se fond réellement dans le réseau, alors il doitavoir un caractère, une structure quelque chose du genre pour structurer le réseau. Cela ne veutpas dire, bien sûr, qu’il sera entièrement propositionnel (puisqu’il existera dans notre expérienced’une manière continue, analogique), mais seulement que les schémas imaginaires doivent êtreliés à une foule de structures intentionnelles, incluant les propositions.” (Johnson, 1987 : 188)Cette capacité structurante, l’arrière-plan la doit aux schémas imaginaires.

Caractériser l’arrière-plan — et le sens commun — comme pré-conceptuel n’impliquedonc aucunement l’irrationalité à laquelle le réduisait Rochlitz. Il est structuré par notreperception corporelle : “(...) l’arrière-plan est plein de structure cruciale pour le sens. Prenez,par exemple, une compétence comme le ski. Notre capacité à skier est liée à toutes sortes deschémas de programmes moteurs et perceptifs qui ont plein de structure interne. Le terme« skier » appelle (potentiellement) toutes ces structures comme part de son sens quand il estutilisé dans un énoncé. De telles structures ne sont pas juste un arrière-plan contre lequel le sensdu terme ressort ; c’est plutôt une part de ce sens.” (Johnson, 1987 : 189) Donc, dans lamesure où cet arrière-plan composé (au moins en partie) de schémas imaginaires a déjàune structure intégrée au sens partageable, sa nature pré-conceptuelle ne pose plus deproblème pour lui donner le caractère public du sens commun31. “Il est constitutif denotre expérience de la signification que nous saisissions des motifs ou des structures récurrentsdans une situation. Ainsi le sens d’un mot ou d’une phrase impliquera aussi ces motifs ou cesstructures de gestalts.” (Johnson, 1987 : 189)

Outre les schémas imaginaires, il y a un autre plan pré-conceptuel sur lequel nossignifications reposent, et il n’est pas étonnant que nous l’ayons déjà rencontré : ce sontles catégories du niveau de base. Il apparaîtra sans doute surprenant de parler, à unniveau pré-conceptuel, de catégorie. Une catégorie, en effet, est déjà une représentation,elle est déjà intentionnelle, donc conceptuelle. Pourtant, Lakoff (1987 : 267) qualifie lescatégories du niveau de base de pré-conceptuelles. Ce qu’il faut comprendre, c’est que,quoique ces catégories soient intentionnelles, elles sont aussi, dans la mesure où ellessont le niveau le plus saillant de notre interaction corporelle avec le monde, desstructures incarnées, et en ce sens, tout comme les schémas imaginaires qui imprègnent

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nos concepts, font le pont entre un niveau pré-conceptuel (l’arrière-plan) et le niveaude nos significations partageables : “(...) considérez les concepts du niveau de base (p. ex.,chaise), qui sont caractérisés par l’imagerie mentale, les mouvements moteurs, et la perceptionpar gestalt. Parce que nous sommes des êtres incarnés fonctionnant dans le monde, un conceptde niveau de base comme chaise est intentionnel et représentationnel. Ce qui le rendintentionnel, c’est que le concept choisit les choses qui correspondent à notre image mentaled’une chaise, correspondent à notre programme moteur pour s’asseoir sur une chaise, etcorrespondent à notre perception en gestalt des chaises. L’image mentale, le programme moteur,la perception en gestalt forment ensemble une représentation incarnée des membres d’unecatégorie. Ce n’est pas simplement une représentation symbolique, c’est-à-dire, passimplement une symbolisation interne d’une réalité externe. C’est plutôt une structureincarnée qui est constitutive de l’expérience d’une chaise.” (Lakoff & Johnson, 1999 :116 ; je souligne) En d’autre terme, c’est parce que ces catégories sont directement liéesà notre expérience corporelle et pré-conceptuelle du monde qu’elles sont intentionnel-les. Pré-conceptuellement, elles constituent un niveau privilégié de notre expérience,et, lorsqu’elles sont conceptualisées en catégories, forment le niveau de base — lescatégories subordonnées et surordonnées, elles, sont entièrement formées conceptuelle-ment. On comprend donc maintenant, avec les schémas imaginaires et les catégories duniveau de base, comment notre arrière-plan, pré-conceptuel, pré-intentionnel, peutd’une part être commun, mais aussi fournir le terreau de la rationalité en structurantnos significations partageables, formant donc ainsi un véritable sens commun. Ce senscommun est pré-conceptuel et “universellement valable” comme le voulait Kant, mais estaussi « rationnel » comme l’exigerait Rochlitz.

La théorie des prototypes nous avait déjà amené à renoncer à l’idée d’une raisonobjectiviste, indépendante des sujets, le modèle de la règle, pour adopter la perspectivede la rationalité imaginative (cf. chap. III). C’est précisément dans l’activité incarnée dessujets dans le monde que se fonde leur compréhension de ce monde, et la formation decatégories. Comme on l’a vu plus haut, la raison s’ancre dans la perception (cf. page 31).“Une des remarquables conséquences de tout cela est que le mécanisme par lequel on rapporteun concept intellectuel à son exemplaire est un mécanisme homologue à celui par lequel onreconnaît perceptivement un visage, un son, une odeur. Une continuité est ainsi rétablie entrel’ordre du concept et l’ordre de la perception.” (De Munck, 1999 : 36) Wittgenstein, le pèrede la théorie des prototypes, l’avait d’ailleurs parfaitement compris — et sans doute sescommentateurs pas assez —, en écrivant, au §66 des ses Investigations philosophiques oùil expose sa théorie des « jeux de langage » : “ne dites pas : il faut que quelque chose leursoit commun, autrement ils ne se nommeraient pas « jeux » — mais voyez d’abord si quelquechose leur est commun. — Car si vous le considérez, vous ne verrez sans doute pas ce qui leurserait commun à tous, mais vous verrez des analogies, des affinités, et vous en verrez toute unesérie. Comme je l’ai dit, ne pensez pas, mais voyez !” (Wittgenstein, 1961 : 147)

Mais placer l’origine de la catégorisation dans la perception ne nous limite pas pourautant à la contingence du réel. Au contraire, non seulement il nous permet de maîtrisercette contingence, mais aussi de donner sens à des domaines de référence plusabstraits : “si nous admettons que nous reconnaissons perceptivement le rouge, le mou, le

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32 Plus récemment, Lakoff et Johnson ont posé la question de savoir si la pensée rationnelle, abstraite,conceptuelle fait usage des mêmes circuits neuronaux impliqués dans le fonctionnement sensorimoteur del’organisme.”La question, du point de vue du cerveau, est de savoir si l’inférence conceptuelle fait usage des mêmesstructures que l’inférence perceptive motrice. En d’autres termes, la raison est-elle portée par la perception et le contrôlemoteur ? Dans la perspective du cerveau, le lieu des trois fonctions, cela ne serait que naturel.” (Lakoff & Johnson,1999 : 20) La perspective « incarnée » qui est la leur les enjoint à croire que c’est effectivement le cas :“l’hypothèse de l’esprit incarné dévalue la distinction perception/conception. Dans un esprit incarné, il est concevableque le même système neural engagé dans la perception (ou dans le mouvement corporel) joue un rôle central dans laconception. C’est-à-dire que les mécanismes mêmes qui sont responsables de la perception, des mouvements, et de lamanipulation d’objets pourraient être responsables de la conceptualisation et du raisonnement.” (Lakoff & Johnson,1999 : 38) Trois modèles neurocomputationnels cités par les auteurs semblent montrer qu’il est tout à faitpossible de réaliser des inférences conceptuelles à partir d’une architecture sensorimotrice. “(...) dans de telsmodèles, il n’y a pas de distinction perceptif/conceptuel, c’est-à-dire que le système conceptuel fait usage de partiesimportantes du système sensorimoteur qui impose une structure conceptuelle cruciale.” (Lakoff & Johnson, 1999 : 39)Prudents, ils précisent que si ces trois modèles montrent que cela est possible, ils ne prouvent pas que ce soiteffectivement le cas. Néanmoins, du point de vue de l’évolution, l’hypothèse est très plausible. Il est en effetpeu probable que, ayant déjà une structure permettant la pensée conceptuelle, le cerveau ait développé uneautre structure indépendante.

33 Ce qui me semble répondre à l’objection de De Munck : “même si le modèle phénoménologique apparaîtfinalement plus puissant que le connexionnisme, des dimensions de la cognition et de l’apprentissage y restentméconnues. Ces limites dérivent d’un profond oubli: celui de la symbolisation, qui permet de rendre compte del’institutionnalité des normes et de l’intersubjectivité des concepts. Et avec la symbolisation, c’est tout le registre de ladiscursivité qui est sous-estimé: le discours, comme processus dynamique, est un facteur d’imagination puissant quipermet de dépasser l’expérience en la formalisant; et qui permet, sur le plan pragmatique, la constitution d’un espacede validation intersubjectif où des processus d’apprentissage collectif deviennent possibles.” (De Munck, 1999 : 64)On a pu voir qu’au contraire, chez Johnson, la question de la discursivité prend une place particulièrement

sucré, pourquoi refuserions-nous de penser que nous reconnaissons perceptivement la loyautéd’un comportement, la vulgarité d’un personnage, un schéma de composition des forces ou unparadigme scientifique ?” (De Munck, 1999 : 36)32 La faculté qui nous permet de saisir celien entre notre perception du monde et son élaboration dans des concepts, c’estl’imagination que j’ai déjà évoquée (cf. page 32), à laquelle Kant avait donné uneimportance inédite dans l’histoire de la philosophie.

Le sens est donc finalement déterminé par la compréhension que nous en avons, àtravers notre propre expérience corporelle et subjective du monde qui le rendsignifiant : “(...) notre compréhension est notre mode d’« être au monde ». Elle est notre façond’être situés significativement dans notre monde à travers nos interactions corporelles, nosinstitutions culturelles, notre tradition linguistique, et notre contexte historique. Nos actesréflexifs de compréhension les plus abstraits (qui peuvent impliquer de saisir des propositionsfinies) sont simplement une extension de notre compréhension de ce sens plus basique d’« avoirun monde ».” (Johnson, 1987 : 102) Comprendre notre expérience, ce n’est donc passeulement réfléchir sur elle a posteriori, donner du sens à des événements passés.Comprendre, c’est créer du sens, et nous donner, à travers cette création, un monde etau monde. Cette compréhension est un mélange de notre histoire, notre culture, notreexpérience corporelle. Mais puisqu’elle est basée sur un sens commun, nous ne sommespas réduits à la contingence et à la sphère privée, car cette compréhension passe par desstructures incarnées et partagées, grâce à une expérience corporelle enchâssée dans uncontexte culturel public33.

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importante et fait l’objet d’une analyse détaillée.

Conclusion

Résumons-nous. Au premier chapitre, nous avons étudié l’impossibilité de définirl’oeuvre selon la tradition de l’esthétique analytique. Dès 1956, Morriz Weitz avaitmontré que le concept d’oeuvre d’art est un concept ouvert, c’est-à-dire qu’il ne peutêtre cerné par des conditions nécessaires et suffisantes, mais qu’au contraire il recouvreune réalité changeante. Mandelbaum, affirme, à tort, que si l’on étend les caractéristi-ques à prendre en compte aux caractéristiques latentes, alors de telles définitions sontpossibles. Dickie prend alors appui sur cette critique pour développer sa théorieinstitutionnelle de l’art, par laquelle il prétend qu’un objet est une oeuvre d’art si untel statut lui est assigné par l’artiste. Dans une deuxième version de sa théorie, ilsoutient qu’il suffit que l’oeuvre ait été crée dans l’intention, réalisée ou non, de laprésenter à un public. Or, il est bien évident que tout statut requiert un accord collectif,et il est donc absurde d’avancer que la décision ou la seule intention d’un individupuisse fournir l’équivalent d’un tel accord. Par ailleurs, cette définition est circulaire,puisque le fait décrit l’est lui-même, ce qui ne serait pas un problème si Dickie ne s’étaitfixé pour tâche de donner des conditions nécessaires et suffisantes.

Dans le second chapitre, nous avons abordé, avec la théorie des prototypes, unealternative possible à la théorie classique des catégories, par laquelle la recherche d’unedéfinition stricte de l’oeuvre paraît une tâche sensée. Mais les catégories de la viequotidienne, pré-réflexives, existant avant tout discours philosophique, comme celled’oeuvre d’art, ne se laissent pas dompter de la sorte. Il n’existe pas de limites strictesqui délimitent la catégorie ; celle-ci se détermine de l’intérieur. Il existe donc deux axesqui parcourent les catégories : au sein d’une taxonomie, certaines catégories, quicorrespondent aux choses du monde avec lesquelles nous interagissons le plusdirectement, sont particulièrement saillantes (le niveau de base) ; chaque catégories’organise autour d’un exemplaire particulièrement représentatif, le prototype. Laperception de similarités entre un stimulus cible et un standard en permet l’identifica-tion comme membre d’une catégorie, voire l’extension de celle-ci. Grâce en outre à desschémas qui intègrent les traits communs des membres d’une catégorie, nos connais-sances s’organisent selon des réseaux conceptuels complexes n’impliquant pas delimites strictes. Nos prototypes eux-mêmes apparaissent et se fixent grâce à l’existencede modèles cognitifs idéalisés, qui sont des modèles par lequel nous idéalisons lemonde tel que nous en faisons l’expérience. Ainsi, les oeuvres d’art peuvent, en règlegénérale, être facilement identifiés par tout un chacun, grâce à leurs similitudes à desprototypes d’oeuvres d’art : c’est l’identification générique. Mais une démarchedescriptive des données perceptives est insuffisante, car il reste encore à savoirpourquoi tel genre défini par le prototype est accepté comme artistique. Aucuneperformance individuelle d’identification ne peut suffire à élucider l’ontologie del’oeuvre.

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J’ai ainsi adopté une approche qu’on peut appeler celle de la rationalité imaginative.Plutôt que de croire en une raison transcendant absolument tous les sujets, on considèretoute rationalité comme incarnée dans leur corps. La pensée abstraite est structurée parl’expérience corporelle et les actions sensorimotrices. L’imagination est la faculté quinous permet de faire le lien entre un réel contingent et concret et un l’ordre abstrait dela pensée rationnelle.

Jean-Marie Schaeffer a proposé une description de l’oeuvre d’art centrée autour d’unprototype notionnel idéal. Celui-ci est décrit par une condition nécessaire (la causalitéintentionnelle) et trois propriétés variables (l’appartenance générique, l’intention etl’attention esthétiques). Mais d’après cette théorie, une « oeuvre » complètement ratéecomme un film d’Ed Wood serait encore une oeuvre d’art. De plus, elle nous ramèneau problème de savoir pourquoi tel genre est artistique. C’est donc l’insuffisance de laperformance d’identification pour une théorie de l’ontologie de l’oeuvre que l’onretrouve ici.

John Searle nous fournit alors une analyse détaillée de la structure de la réalitéinstitutionnelle. Searle montre qu’il y a statut dès lors qu’un objet ne peut réaliser lafonction qu’on lui assigne en vertu de ses seules propriétés physiques, mais grâce à unerègle constitutive appliquée collectivement. Le rôle décisif de l’accord collectif est icireconnu. De même que de l’argent n’est de l’argent que pour autant qu’on croiepubliquement que c’en est, une oeuvre d’art, pour en être une, requiert un accordintersubjectif. Un tel accord, par ailleurs, ne peut exister sans le langage, car, puisquela fonction ne se réalise pas grâce à des propriétés physiques, il faut bien un moyen dereprésenter cet accord pour le communiquer et le perpétuer.

Toute candidature d’une oeuvre d’art est donc soumise à une homologation collective,tout comme une candidature aux élections ne peut aboutir au statut de député quegrâce à une homologation électorale. Le domaine esthétique a une dimension normativecruciale. Il existe donc une rationalité esthétique, une sphère propre, non-hétéronome,s’appliquant aux règles singulières que propose chaque oeuvre. Grâce à cette sphèrerationnelle, un débat critique argumenté peut prendre place, où sont évaluées lesprétentions à la réussite de chaque oeuvre, ce qui débouche sur l’acceptation ou le refusdu statut d’oeuvre d’art, sur un plan public.

Cette nécessité d’un accord nous ramène à la notion de sens commun dont avait parléKant. C’est grâce à lui que je puis imputer à l’autre le partage mon jugement. Le senscommun est une communication encore sans information, il est pré-conceptuel. Et entant qu’il rend la communication possible, il est le terreau de la rationalité. Pré-conceptuel, il se rapproche de l’arrière-plan défini par Searle comme l’ensemble de nosdispositions, attentes, capacités, etc., pré-intentionnelles qui nous permettent demaîtriser le monde, et notamment les règles constitutives des institutions sans devoirles connaître consciemment. Mais Searle, à cause de son orientation mentaliste, ne peutexpliquer comment cet arrière-plan peut acquérir une valeur publique. Il faut encorecomprendre comment un principe pré-conceptuel peut néanmoins être partageable.

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Merleau-Ponty avait montré que c’est par son corps qu’autrui se donne d’abord à moi.Or, si, moi qui ai un corps, j’ai aussi une conscience, je puis percevoir cet autre corpscomme le siège d’une autre conscience, et reconnaître ainsi l’existence d’une consciencequi n’est pas la mienne, tout en donnant droit à son altérité. C’est donc à travers lecorps que je m’engage vers autrui. L’expérientialisme montre que du corps émergentdes structures pré-conceptuelles appelées schémas imaginaires. Ceux-ci sont un refletde l’expérience corporelle du sujet, mais puisque nous partageons le même corps, nouspartageons aussi les mêmes schémas imaginaires. Ceux-ci font clairement partie del’arrière-plan décrit par Searle, mais sont d’emblée des structures partagées, publiques,qui imprègnent le sens de nos énoncés. Un autre type de structure intentionnellepermet ce lien entre l’expérience corporelle du monde et la pensée conceptuellepartageable : les catégories de niveau de base. Tout concept s’ancre donc dans laperception du monde, dans l’expérience corporelle et les actions sensorimotrices.

Alors, qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? C’est un objet qui se construit dans un espacesocial créé et perpétué par une communication continue, rendue possible par un senscommun ancré dans l’expérience corporelle. Une oeuvre d’art est un produit de lacommunication, sans cette dernière, l’oeuvre disparaît. Jacques Aumont a donc toutesles raisons d’écrire : “l’art aujourd’hui — même s’il est parfois difficile, voire douloureux del’admettre parce que nous avons la nostalgie de son autonomie et de la plus grande ambitionqu’elle a semblé autoriser — est un ensemble de pratiques et d’idées qui participent de laconstruction et de la cohésion sociales à l’instar de l’éducation, de la « recherche » (scientifique,historique, philosophique), de la « communication » (publicité incluse) et de la « politique »(...).” (Aumont, 1998 : 61)

Il est certain qu’une définition institutionnelle prête le flanc à de nombreuses critiques.L’institution de l’art est en effet un fait social spécifique à notre société ; or, il existe desoeuvres dans toutes les cultures. Cette objection, Schaeffer (1996 : 111) l’adresse à lathéorie institutionnelle de l’art, et il pourrait aussi l’adresser à Rochlitz et à moi-même.C’est que son projet s’inscrit dans la recherche d’universaux anthropologiques. Et s’ila raison de considérer l’expérience esthétique comme une conduite anthropologiquegénérale, si l’on ne peut que constater que l’art est un fait universel, cela ne suffit pasà prouver que l’oeuvre est un fait transculturel. Il n’y a pas de raison de penser que lesoeuvres qui exemplifient l’activité artistique à travers les cultures puissent répondre àune classification commune. Dans les sociétés traditionnelles, ce qui « soutient »l’ontologie de l’oeuvre, c’est une tradition immuable. Mais dans notre société où cettetradition a perdu son importance (voire a disparu), ce rôle est assumé par un accordintersubjectif réalisé au cours d’un débat rationnel. “Plus la force des traditions décline, etplus il faut réfléchir sur les critères constitutifs des phénomènes esthétiques et des oeuvres. Dansle passé, le jugement de valeur était implicite ; il était inhérent à la définition même des genreset des types d’objet. Lorsque la tradition et les « règles du métier » perdent le contrôle desactivités esthétiques et artistiques, le jugement de valeur devient l’indispensable complémentd’une identification descriptive des phénomènes esthétiques et des oeuvres d’art.” (Rochlitz,1996 : 662)

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Au bout de cette (longue) course qui m’aura mené à reformuler une théorie institution-nelle de l’art, on pourra s’étonner que tant de pages aient été consacrées à des sujetsaussi éloignés de l’esthétique. Mais j’espère que ce que mes propos révèlent, c’est à quelpoint les acteurs du débat contemporain en esthétique (dont Genette, Schaeffer etRochlitz sont particulièrement représentatifs), quel que soit leur bord, sont encoreenfoncés dans des présuppositions implicites incorrectes. Si Genette et Schaefferveulent ramener l’expérience esthétique à un fait subjectif, lui refusent toute dimensionrationnelle, et réfutent tout rôle d’un accord collectif, c’est justement à cause d’uneconception fausse de la rationalité, parce qu’ils ne peuvent comprendre que celle-ciplonge ses racines dans la perception, et que donc, parler de rationalité, ce n’est pasréduire la perception empirique à un rôle subalterne. De la même manière, si Rochlitzadopte un point de vue rationaliste si poussé, s’il va jusqu’à considérer la perceptionet le sens commun comme irrationnels, et néglige autant le rôle de l’identificationgénérique, perceptive, c’est parce qu’il reste marqué par la stricte séparation entreperception et conception. En-deçà de leurs différences, les deux camps dressent lemême mur entre perception et conception, et appliquent à ces deux domaines la dualitéprivé/public : d’un côté, une expérience perceptive privée donnant lieu à un jugementidiosyncrasique, de l’autre un débat public, argumenté sur base de concepts rationnels.En fin de compte, avec le paradigme de la rationalité imaginative, dont les premiersjalons ont été posés par Kant, puis les phénoménologues, c’est toute la distinction entreempirisme et rationalisme qui tombe à l’eau.

Lorsqu’on pose une question comme : « qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? », on chercheévidemment à savoir comment nous connaissons et percevons une oeuvre d’art, qu’est-ceque le concept d’oeuvre d’art... Il n’est donc que naturel que l’on se tourne vers lessciences cognitives. De fait, on voit apparaître dans la littérature contemporaine enesthétique un vocabulaire proche de celui des sciences cognitives, mais les auteurs nese sont jamais sérieusement penchés sur la question. Schaeffer, qui fait un usage trèsfréquent de termes comme intentionnalité, cognition, relation cognitive, connaîtmanifestement très mal son affaire. Au mieux parvient-il à proposer une distinctionentre une « activité cognitive de niveau 1 » (ou « basique »), qui recoupe la perception,l’ordre pré-conceptuel, et une « activité cognitive de niveau 2 », qui est celle de lapensée abstraite, et où le niveau 2 porte sur le niveau 1. Outre que n’importe quelspécialiste en sciences cognitives trouverait cette distinction au mieux scolaire, au pired’une trivialité indigente, on voit à quel point elle est symptomatique des présomptionsimplicites de Schaeffer, une séparation entre perception et conception dont on saitmaintenant qu’elle est fausse. Quant à Rochlitz, son usage du vocabulaire « cognitif »est confiné à la philosophie du langage et à une approche de la philosophie de l’esprittrès classiques et analytiques.

Il est donc temps que l’esthétique s’ouvre réellement à des domaines de recherchesqu’elle se contente d’effleurer timidement, et j’espère contribuer à cette ouverture, enmontrant une nouvelle voie pour la réponse à cette question cruciale qu’on ne cesse deposer. On dit souvent que la beauté est dans l’oeil de celui qui la contemple. L’oeuvre,elle, est dans son corps.

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Juin 2000

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Table des matières

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

I L’indéfinissabilité de l’oeuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

II La théorie des prototypes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

III La rationalité imaginative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

IV Une tentative de définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

V L’oeuvre d’art comme fait institutionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

VI Candidatures et homologations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

VII L’oeuvre du corps et le sens commun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64