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Quand l’ethnographie de la France passait par la Bourgogne. Musée du terroir de Romenay et Musée du vin de Bourgogne à Beaune Annie BLETON-RUGET Des circonstances particulières invitent aujourd’hui à se pencher sur les musées français d’ethnographie. Le plus emblématique d’entre eux, le Musée national des Arts et Traditions populaires, vient de fermer ses portes, de mettre ses collections en caisse et ne rouvrira que sur un projet muséographique et ethnographique d’une tout autre inspiration 1 . En province, nombre d’entre eux ont déjà connu d’importants aménagements. Si tel n’est pas encore le cas, ils font l’objet d’interrogations multiples souvent alimentées par de vives critiques de leur muséographie « dépassée ». En dépit de ces critiques, mais également par manque de moyens financiers ou parce qu’ils sont restés à l’écart des politiques de revalorisation touristique de la culture, certains offrent encore des structures proches de l’état d’origine. Ils témoignent alors du moment historique de leur création et offrent encore des beaux restes de la muséographie Arts et Traditions Populaires. C’est le cas de deux d’entre eux en Bourgogne : le musée du terroir de Romenay, situé en Bresse bourguignonne à la limite des départements de Saône-et-Loire et de l’Ain, et le musée du vin de Bourgogne qu’abrite la ville de Beaune 2 . Avant qu’ils connaissent d’importantes rénovations ou des changements 1 Réinventer un musée : le Musée Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée à Marseille, Projet scientifique et culturel, dir. Michel Colardelle, Paris, Réunion des musées nationaux, automne 2002, 159 p. 2 Un constat qui n’invalide en rien les enrichissements de collections, comme à Romenay autour de l’archéologie sous l’impulsion d’André Barthélémy, ou les aménagements muséographiques intervenus par la suite, comme à Beaune où dans les années 1990 on installe des séquences autour des saints protecteurs de la vigne.

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Quand l’ethnographie de la France passait par la Bourgogne.

Musée du terroir de Romenay et Musée du vin de Bourgogne à Beaune

Annie BLETON-RUGET

Des circonstances particulières invitent aujourd’hui à se pencher sur

les musées français d’ethnographie. Le plus emblématique d’entre eux, le Musée national des Arts et Traditions populaires, vient de fermer ses portes, de mettre ses collections en caisse et ne rouvrira que sur un projet muséographique et ethnographique d’une tout autre inspiration1. En province, nombre d’entre eux ont déjà connu d’importants aménagements. Si tel n’est pas encore le cas, ils font l’objet d’interrogations multiples souvent alimentées par de vives critiques de leur muséographie « dépassée ». En dépit de ces critiques, mais également par manque de moyens financiers ou parce qu’ils sont restés à l’écart des politiques de revalorisation touristique de la culture, certains offrent encore des structures proches de l’état d’origine. Ils témoignent alors du moment historique de leur création et offrent encore des beaux restes de la muséographie Arts et Traditions Populaires. C’est le cas de deux d’entre eux en Bourgogne : le musée du terroir de Romenay, situé en Bresse bourguignonne à la limite des départements de Saône-et-Loire et de l’Ain, et le musée du vin de Bourgogne qu’abrite la ville de Beaune2. Avant qu’ils connaissent d’importantes rénovations ou des changements

1 Réinventer un musée : le Musée Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée à Marseille, Projet scientifique et culturel, dir. Michel Colardelle, Paris, Réunion des musées nationaux, automne 2002, 159 p. 2 Un constat qui n’invalide en rien les enrichissements de collections, comme à Romenay autour de l’archéologie sous l’impulsion d’André Barthélémy, ou les aménagements muséographiques intervenus par la suite, comme à Beaune où dans les années 1990 on installe des séquences autour des saints protecteurs de la vigne.

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radicaux de destination3, et alors qu’il en est encore temps, il faut souligner combien ils constituent, après la fermeture du musée national, les dernières archives sensibles d’une ethnographie de la France conçue entre les années 1930 et 1960.

Au-delà des expositions permanentes auxquelles se résument souvent les musées pour le public, c’est aujourd’hui dans les collections et dans les archives de ces institutions qu’il faut aller chercher le sens des muséographies qu’elles proposent. S’agissant de la muséographie « des arts et traditions populaires », les sources ne manquent pas pour mieux connaître les conditions de son élaboration. Depuis plusieurs années l’étude a été largement engagée du point de vue du « centre », dans le contexte des débats qui ont accompagné la fermeture du musée national4. Le travail de reconstitution de l’histoire de cet établissement, comme l’analyse des raisons de sa disparition, permettent aujourd’hui de mieux cerner le contexte de sa création en 1937, les étapes de sa longue gestation jusqu’aux années 1970 et finalement la crise qui a conduit à sa fermeture en 2005. C’est tout à la fois l’état de la science en matière de sciences de l’homme, les problématiques de valorisation de la culture populaire et les manières de se rapporter à la société du temps qu’il faut mobiliser pour comprendre cette entreprise de muséographie de la société française dite « traditionnelle ».

Nous avons retenu cette grille de lecture historique des musées d’ethnographie pour présenter les deux établissements bourguignons tant ils apparaissent, au moment de leur mise en œuvre – la fin des années 1930 pour l’un, les années 1950-1960 pour l’autre –, comme des produits expérimentaux d’une démarche destinée à se concrétiser à l’échelon national. Mais la prise en compte d’exemples locaux présente aussi un intérêt propre. S’agissant de la France des années 1930-1960, elle permet d’approcher des modalités particulières d’écriture de la localité, qu’il s’agisse du village ou de la région. Ce processus caractéristique de l’histoire nationale française qui vise, dans sa version républicaine, à construire les spécificités régionales pour les intégrer dans la collectivité nationale est un processus historique qui présente des spécificités

3 A Romenay, la mise en place d’une nouvelle muséographie conçue dans le cadre des actions de l’Ecomusée de la Bresse bourguignonne devrait accompagner le transfert du musée dans la ferme du Champ bressan acquise par la commune. A Beaune, la procédure de déclassement-reclassement de l’hôtel des ducs en domaine privé de la ville ouvre la voie à une recherche de financement du côté de partenaires privés qui suscite l’inquiétude des associations historiques sur le sort des collections et la destination des lieux, voir Le Bien public, 22 mai 2006. 4 Voir notamment, GORGUS (Nina), Le magicien des vitrines, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2003, 416 p. et SEGALEN (Martine), Vie d’un musée,1937-2005, Paris, Editions Stock, 2005, 352 p.

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propres à chacune des époques concernées. Après l’histoire ou la littérature qui ont largement participé à l’entreprise au XIXe siècle5, le folklore d’abord et l’ethnographie française ensuite apportent leur contribution à cette opération dans les années 1930-1960. Leur participation à l’écriture de la nation est largement constitutive de leur existence même dès lors qu’il s’agit de collecter, d’inventorier, de conserver les traces de ses diversités culturelles et d’en manifester, au-delà des singularités, la cohérence. Alors que les disciplines érudites avaient concentré leur attention sur les traces écrites et savantes de ces diversités6, l’ethnographie de la France privilégie dans les années 1930-1960 les cultures populaires et leurs manifestations matérielles. Les musées d’ethnographie sont les emblèmes de cette exploration. Aujourd’hui en sursis, les musées locaux doivent être considérés comme des témoins, ceux d’un moment où le rapport à la nation a inspiré les sciences humaines naissantes et suscité de douloureux débats idéologiques. Ils invitent à relire une histoire nationale passablement chahutée par la crise des années 1930, la guerre et les divisions politiques, les grandes mutations sociales des « Trente glorieuses », comme ils invitent à examiner aussi les rapports qui ont été entretenus durant toute cette période avec ce qu’il est alors convenu d’appeler « la culture populaire » et à réfléchir sur le sens que peut avoir aujourd’hui leur patrimonialisation dans un contexte où les usages sociaux du passé ont changé7, tout comme les manières de se rapporter à l’espace national8.

I. Folklore et musées de terroir 1. Le contexte Dans les années 1930 l’intérêt pour les coutumes et traditions

populaires n’est pas chose nouvelle en France, comme d’ailleurs dans l’ensemble de l’Europe9. Dès la fin du XIXe siècle une première vague 5 Nous renvoyons sur tout ceci à THIESSE (Anne-Marie), Ecrire la France. Le mouvement régionaliste de langue française entre la Belle Epoque et la Libération, Paris, PUF, 1991, 314 p. ; THIESSE (Anne-Marie), La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999, 302 p. ; THIESSE (Anne-Marie), Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1997, 130 p. et à CHANET (Jean-François), L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, 426 p. 6 Pour prendre l’exemple du droit, KLIMRATH (Henri), Travaux sur l'histoire du Droit français, éd. L.-A. Warnkoenig, Fribourg, 1843, 2 volumes. 7 HARTOG (François), Les régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003, 257 p. 8 L’esprit des lieux. Le patrimoine et la cité, dir. Daniel J. Grange et Dominique Poulot, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1997, 476 p. 9 Ethnologies en miroir. La France et les pays de langues allemandes, dir. Isac Chiva et Utz Jeggle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1987, VII-396 p. et BAUSINGER (Hermann),

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« traditionniste » a conduit à une large collecte de contes et de proverbes, de pratiques propres à la France paysanne ou encore de costumes dits traditionnels, encouragée par la création en 1886 d’une nouvelle société savante, la Société des traditions populaires et la fondation par Paul Sébillot de la Revue des traditions populaires10. Quant à la muséographie des traditions populaires, elle s’installe lentement au musée d’ethnographie du Trocadéro, tandis que les premiers musées d’ethnographie régionale ouvrent en province11. L’originalité de l’entreprise folkloriste de l’entre-deux-guerres tient, elle, à la nature de la collecte, davantage tournée vers les objets de la culture matérielle et de la vie domestique, au projet scientifique auquel elle se rattache et au nouveau contexte politique et culturel dans lequel elle se développe.

Au carrefour de la sociologie et de l’anthropologie durkheimienne un Institut d’ethnologie est installé à Paris au Palais du Trocadéro, sous la houlette de Paul Rivet et Marcel Mauss, au milieu des années 192012. L’ethnologie exotique, désormais détachée de l’anthropologie physique, invite à la constitution d’une ethnographie métropolitaine, tandis qu’une nouvelle muséographie de l’ethnologie du domaine français se met en place dans le cadre du musée du Trocadéro réorganisé à partir de 192513. La transformation de l’ancien musée fermé en 1935 en musée de l’Homme à l’occasion de l’exposition internationale de 1937 achève d’autonomiser l’ethnologie métropolitaine et lui donne une assise institutionnelle, avec son rattachement à la direction des Beaux-Arts du ministère de l’Education nationale et la création du département des Arts et Traditions populaires en mai 193714.

Dans le même temps, la création d’une société de Folklore français, désormais dotée d’une revue à l’image des sciences humaines en émergence15, a encouragé l’élaboration de méthodes plus systématiques

Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1993, XII-343 p. 10 Sur les origines de l’ethnographie du domaine français, CUISENIER (Jean), SEGALEN (Martine), Ethnologie de la France, Paris, PUF, 1986, 127 p. (« Que sais-je ? »). 11 COLLET (Isabelle), « Les premiers musées d’ethnographie régionale en France », dans Muséologie et ethnologie, Paris, Editions de la réunion des musées nationaux, 1987, p. 68-99. 12 Sur les enjeux idéologiques de l’anthropologie, voir LEBOVICS (Herman), La « Vraie France ». Les enjeux de l’identité culturelle, Paris, Belin, 1995, 235 p. 13 C’est dans ce cadre que G.-H. Rivière fait dès 1928 ses premières armes de muséographe, notamment en travaillant à l’exposition qui a suivi l’expédition Dakar-Djibouti ; voir GORGUS (Nina), op. cit. note 4. 14 WEBER (F.), « Politiques du folklore en France (1930-1960) », dans Pour une histoire des politiques du patrimoine, dir. Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge, Paris, La Documentation française, 2003, p. 269-300. 15 Cette société est créée en 1927 par André Varagnac. La Revue du Folklore français publiée en 1929 devient en 1931, pour un court moment, Revue du Folklore français et du Folklore colonial. La date de

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de collecte. Les travaux de Van Gennep qui aboutissent à la publication d’un Manuel de folklore français contemporain (9 volumes publiés de 1937 à 1958), témoignent de cet infléchissement scientifique des traditions populaires16. Du côté de l’histoire, celle que préconisent les Annales, comme du côté de la géographie humaine, l’étude des sociétés rurales devient un objet de recherche privilégié17. La mise en place à partir de 1932 d’une commission des recherches collectives, dans le cadre de l’Encyclopédie française, attire l’attention sur les aspects les plus quotidiens et les plus populaires de la société contemporaine et leur donne une légitimité scientifique nouvelle18. Organisé en 1937 à l’Ecole du Louvre sous la présidence de P. Rivet et la responsabilité de G.H Rivière et A. Varagnac, le premier congrès international de folklore témoigne de ce contexte intellectuel19, comme des ambiguïtés qui s’attachent à cet objet entre l’approche « descriptive » qui entend faire valoir sa scientificité et celle « appliquée à la vie sociale » plus propre à alimenter un revivalisme culturel20. C’est au cœur même de ces ambigüités qu’il faut placer l’émergence d’une nouvelle muséographie consacrée à la présentation, à la conservation et à la valorisation de formes d’expression considérées comme caractéristiques de la culture populaire.

2. Le Musée du terroir de Romenay au Centre rural de l’exposition de 1937 La première expérimentation de la muséographie ATP prend place

dans le contexte du Front populaire. C’est la commande faite par le nouveau gouvernement d’un musée destiné au Centre rural de l’exposition internationale qui en est l’origine. L’initiative de ce musée revient au ministre de l’Agriculture, le socialiste Georges Monnet, bon connaisseur des milieux de la culture de l’époque pour avoir été au cours

1929 est aussi celle de la création par Marc Bloch et Lucien Febvre des Annales d’histoire économique et sociale. 16 Sur A. Van Gennep : FABRE (Daniel), « Arnold Van Gennep et le Manuel de Folklore français contemporain » dans Les Lieux de mémoire, éd. Pierre Nora, t.III, Les France, vol. 2, Traditions, Paris, Gallimard, 1992, p. 641-675. Voir aussi VARAGNAC (André), Définitions du folklore, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1938, 66 p. 17 BLETON-RUGET (Annie), « Les enjeux de la « ruralité » dans l’entre-deux-guerres : pratiques savantes et usages idéologiques », dans Le temps des sciences humaines. Gaston Roupnel et les années trente, Paris, éditions Le Manuscrit, Dijon, MSH de Dijon, 2006. 18 L’initiative revient à l’historien L. Febvre. Voir MÜLLER (B.) et WEBER (F.), « Réseaux de correspondants et missions folkloriques. Le travail d’enquêtes en France dans les années trente », Gradhiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, n° 33, 2003, p. 43-55. 19 VELAY-VALENTIN (C.), « Le Congrès international de Folklore de 1937 », Annales HSS, mars-avril 1999, n°2, p. 481-506. 20 Voir sur ces questions l’analyse faite par F. Weber : art. cit. note 14, p. 287.

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de sa carrière parlementaire rapporteur du budget des Beaux-Arts21. Ses contacts avec Georges-Henri Rivière, le tout nouveau responsable du département des Arts et traditions populaires, sont antérieurs à la commande22 et ils ont contribué à rapprocher les deux tenants d’une muséographie qui prendrait en compte l’ethnologie de la France et le souci du folklore populaire.

Le Centre rural de l’exposition internationale de 1937 est une initiative qui revient au gouvernement de Front populaire alors que le projet d’exposition sur Les Arts et les techniques appliqués à la vie moderne remonte à 1934. L’objectif est de présenter à la Porte Maillot, à proximité du pavillon des Temps modernes conçu par Le Corbusier, un village idéal qui incarnerait à la fois la modernité technique et le bien-fondé de l’organisation coopérative de l’agriculture23. L’idée d’introduire un petit musée de terroir dans l’une des salles de la mairie renvoie à des préoccupations précocement exprimées dans les milieux de la gauche socialiste. Il s’agit de favoriser la création d’institutions susceptibles d’encourager l’éducation populaire et de promouvoir un plus large accès du peuple à une nouvelle culture légitime qui ne soit plus exclusivement celle des Beaux-Arts. Dans le contexte des transformations économiques qui caractérisent l’entre-deux-guerres, il s’agit aussi d’associer la formation professionnelle à l’élévation du niveau culturel des masses et de ne pas couper l’apprentissage de la modernité d’un environnement éducatif. Le choix d’exposer un musée de village, déjà en partie constitué, répond aussi au souci des républicains de prendre en compte les dimensions régionales de l’identité nationale et de ne pas en laisser l’apanage aux seuls conservateurs24. Sur le terrain, un faisceau de conditions favorables semble avoir décidé du choix du musée du petit bourg de Romenay pour figurer à l’exposition. Dès la fin des années 1920 une collection d’objets a été rassemblée dans ce village par de bons connaisseurs de la culture paysanne : le géomètre François Pépin et un jeune agrégé de grammaire, fils d’instituteurs ayant enseigné sur place, André Lagrange. A cette époque toujours, les « traditions bressanes » ont déjà fait l’objet, comme celles du Mâconnais tout proche, d’enquêtes et

21 ORY (Pascal), La Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1939, Paris, Plon, 1994, 1033 p. 22 LYNCH (Edouard), Moissons rouges : les socialistes français et la société paysanne durant l’entre-deux-guerres, 1918-1940, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002, 484 p. 23 Exposition internationale des arts et des techniques, Paris, 1937. Le Centre rural, préface de Georges Monnet, [s.l.n.d.]. 24 BLETON-RUGET (Annie), « Le Front populaire et les composantes agrariennes de l’identité nationale française : autour de l’Exposition internationale de 1937 », dans Antifascisme et nation. Les gauches européennes au temps du Front populaire, dir. Serge Wolikow et Annie Ruget, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1998, p. 253-261.

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d’études de la part de folkloristes locaux qui pour certains se sont fait une réputation à l’échelle nationale25. C’est le cas d’Emile Violet et surtout de Gabriel Jeanton qui assurent le relais avec le centre parisien26. L’entregent de la municipalité socialiste élue en 1935 et le poids de l’implantation de la SFIO dans le département de Saône-et-Loire n’ont pas été sans efficacité dans l’entourage du ministre pour le choix du village. Enfin, pour les références folkloriques, ce dernier pouvait incarner à lui seul la diversité culturelle de la France telle qu’elle est alors perçue et construite. On est ici dans l’univers des fermes bressanes à cheminées sarrasines, de la délimitation des types d’habitat (toits plats et toits pentus, tuiles plates et tuiles creuses) et des aires linguistiques (Bresse du franco-provençal et Bresse de langue d’oïl)27.

C’est à la faveur de la préparation de la muséographie de la collection locale, plutôt disparate, que Georges-Henri Rivière et son équipe expérimentent leurs premières missions d’enquête et de collectage en province. Engagée le 9 février 1937, la première visite en Bresse rassemble Georges-Henri Rivière, André Varagnac son adjoint et l’architecte Guy Pison. Elle dure deux jours au cours desquels sont rondement menés l’inventaire du dépôt existant, les enquêtes auprès des interlocuteurs locaux et la visite de quelques fermes particulièrement représentatives28. L’équipe élargie est à nouveau présente sur le terrain en mars29, accueillie par le maire, conseiller général du canton, les folkloristes locaux, le directeur des services agricoles du département et l’archiviste départemental qui avaient été sollicités pour fournir la documentation nécessaire au montage de l’exposition. A l’occasion de cette nouvelle mission, un film est tourné sur le marché de Romenay et plus de 300 photographies sont collectées.30

25 JEANTON (Gabriel), Le Mâconnais traditionaliste et populaire, Mâcon, Protat, 1920-1924 ; JEANTON (Gabriel), DURAFFOUR (Antonin), L'habitation paysanne en Bresse, étude d'ethnographie, de géographie humaine et de linguistique, Louhans, Société des Amis des Arts de Louhans, 1935, 180 p. et LVIII p. de planches. 26 Gabriel Jeanton est un de ces érudits avec lesquels travaille la Commission de Recherches Collectives. 27 BLETON-RUGET (Annie), « Gabriel Jeanton et les frontières culturelles dans les années 1930 », dans Pays et frontières culturelles, Pierre-de-Bresse, Publications de l’Ecomusée de la Bresse bourguignonne, 2002, p. 60-73. 28 Archives du Musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP), J.R GHR 37. 1. 2 PR 8. 29 Archives du MNATP, J.R GHR 37. 1. 2 PR 10, 23 mars 1927. Dans le dossier de presse (ATP 1937, juillet, Romenay-Paris, Presse), voir Marianne, 7 avril 1937, « Voyage folklorique en Bresse ». 30 Archives du MNATP, J.R GHR 37. 1. 2 PR 10, 23 mars 1927. Le Progrès de Lyon, 22 mars 1937.

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Musée du terroir de Romenay – Intérieur et costumes bressans

Collection Ecomusée de la Bresse bourguignonne

Musée du terroir de Romenay – Artisanat du bois

Collection Ecomusée de la Bresse bourguignonne

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3. Muséographie et écriture de la localité Tel qu’il a été installé dans les 45 mètres² de la salle de la mairie du

Centre rural, le Musée du terroir offrait un ensemble de panneaux conçus de manière très didactique. Ces panneaux rassemblaient des photographies accompagnées de légendes à la graphie très sobre, de documents historiques ou de tableaux statistiques31. Cette documentation savante était accompagnée d’objets archéologiques ou ethnographiques librement présentés ou rassemblés sous des vitrines selon les canons de la muséographie que Georges-Henri Rivière s’employait à faire valoir. L’ordre d’exposition des panneaux ne relevait pas du hasard. La séquence géographique ouvrait l’exposition, venait ensuite celle de la préhistoire, puis celle de l’histoire qui précédait celle de l’ethnographie. Cette dernière assurait la transition avec l’évocation de l’économie villageoise contemporaine. L’exposition s’achevait sur le thème du développement du nouveau Romenay, ouvert sur l’extérieur grâce à l’amélioration des moyens de transports et aux progrès de l’instruction.

Dans cette écriture de l’histoire de Romenay qui reproduisait le schéma de la monographie de village chère à l’école républicaine32, les thèmes ethnographiques occupaient finalement une place assez limitée. Un panneau était consacré à l’habitat et à l’habitation (présentation d’une cheminée sarrasine), un autre montrait l’outillage et les métiers (la fileuse, le charron, le forgeron), un troisième exposait les âges de la vie et les jeux et divertissements (le baptême, les conscrits, les vieilles à la sortie de la messe, les jeunes filles en costume « traditionnel »). La présentation des objets, outils de travail, instruments de ménage et costumes régionaux, venait compléter ces représentations photographiques qui saisissaient, de manière très novatrice, les gestes et soulignaient certaines pratiques collectives.

Au Centre rural, le musée de terroir illustrait l’histoire d’un village français ouvert au progrès et aux bienfaits de la République. Dans cette première expérimentation d’une muséographie du folklore français, terme auquel Georges-Henri Rivière fait abondamment référence dans ses carnets de travail, évoquant tout à tour « la civilisation matérielle, les structures sociales et l’idéologie », ce sont finalement les formes les plus visuelles de la civilisation matérielle qui ont été retenues. Intégrés à une présentation didactique du rapport à la culture populaire, l’habitat,

31 Pour le détail voir BLETON-RUGET (Annie), « Agrarisme républicain, ethnographie folkloriste et régionalisme : quand Romenay s’exposait à Paris en 1937 », dans La Bresse, les Bresses, dir. Pierre Ponsot, Saint-Just, Éditions Bonavitacola, 1998, pp. 225-234. 32 CHANET (Jean-François), op. cit. note 5.

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l’outillage et le costume ont offert au concepteur la première occasion de mettre en scène son intérêt pour les techniques populaires et une approche plastique qui en valorisait les formes.

Musée du terroir de Romenay – Le sabotier

Collection de l’Ecomusée de la Bresse bourguignonne

Avec le Musée du terroir les premiers choix muséographiques de Georges-Henri Rivière s’affirment, inscrits dans une double démarche de rationalisation scientifique de la collecte et de valorisation culturelle du musée. Pour celui qui a écrit en 1942 dans les Etudes agricoles d’économie corporative, un texte intitulé « Le folklore paysan. Notes de doctrine et d’action », l’objectif est d’entrée revendiqué de faire du folklore une science sociale qui a vocation à entrer dans les usages sociaux. En 1937, cette orientation s’est trouvée fortement renforcée par le contexte de l’exposition. Durant tout l’été, le Centre rural a accueilli de nombreuses fêtes animées par des groupes folkloriques, parfois créés pour la circonstance comme celui de Romenay, et des expositions de produits régionaux destinés à illustrer les richesses de la France33.

33 PEER (Shanny), France on display. Peasants, Provincials, and Folklore in the 1937 Paris World’s Fair, Albany, State university of New-York Press, 1998, XIV-265 p.

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4. Du village au folklore paysan et artisanal : l’esquisse beaunoise A la fin des années 1930, souvent loin des débats scientifiques du

congrès international de folklore, le folklore « appliqué à la vie sociale » trouve dans la muséographie de nouvelles manières de pérenniser l’image des régions et celle de leurs productions les plus emblématiques. C’est dans un tel contexte que l’on peut placer les initiatives de la ville de Beaune et de son maire Roger Duchet autour de la création d’un musée du vin34. L’opération est engagée au cours de l’année 1937 et elle est largement liée à l’acquisition récente par la municipalité d’un monument classé depuis 1924 : l’hôtel des Ducs de Bourgogne. Peu de temps après l’acquisition des bâtiments la vocation vinicole des lieux s’affiche : l’ancienne cuverie des Ducs de Bourgogne est louée par le Comité d’agriculture de l’arrondissement de Beaune et de viticulture de Côte-d’Or pour y organiser l’exposition annuelle des vins35. C’est pourtant à un Office technique pour l’utilisation de la pierre, rapidement transformé en un Musée de la pierre et du vin qu’est d’abord consacré l’hôtel ducal. L’acquisition d’un tel édifice imposait une rentabilisation des investissements consentis pour l’achat et la restauration des bâtiments et déjà l’entreprise culturelle qu’est le musée pouvait y pourvoir36. Dans l’attente des travaux d’aménagement de l’ancien palais ducal, les premières collections rassemblées autour du vin et de la vigne sont implantées dans le beffroi municipal. Inauguré en juin 1938 par le directeur de l’Office international du Vin, ce premier musée du vin est confié à Joseph Delissey, secrétaire général de la mairie et historien local qui en devient le premier conservateur37.

Que le vin ait pu faire l’objet d’un projet de valorisation muséographique à Beaune ne saurait étonner dans le contexte local des enjeux de définition et de défense d’une Bourgogne viticole. Cette dernière venait de connaître dix années d’intenses batailles autour de la labellisation de ses produits38. Les conflits entre les négociants et les producteurs, comme entre les bourgeoisies vinicoles, notamment celles de Beaune, de Nuits-Saint-Georges et de Dijon, avaient été nombreux jusqu’à la mise en place d’une hiérarchisation des vins et des lieux. La

34 Sur la figure politique de Roger Duchet, maire de Beaune, voir l’article de DOLLINGER (Sonia), « Le fondateur du CNI. Roger Duchet, sénateur-maire de Beaune », Recueil des travaux du [Centre beaunois d’études historiques], t. 23, 2005, p. 131-147. 35 Archives municipales de Beaune (désormais AMB), délibérations du conseil municipal en date du 26 octobre 1937 et du 9 novembre 1938. 36 AMB, 45 Z 47 (fonds Duchet), p. 27. 37 Journal de Beaune, 7 janvier 1939. 38 LAFERTE (Gilles), La Bourgogne et ses vins : image d’origine contrôlée, Paris, Belin, 2006, 319 p. (« Socio-histoire »).

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mobilisation des « traditions » avait largement accompagné les opérations de qualification des terroirs, des cépages et des méthodes de production au bénéfice d’un folklore à vocation commerciale plus ou moins inspiré du folklore érudit39. Quant à Roger Duchet, s’il n’est pas encore le porte-parole officiel du monde du vin et de ses intérêts, son souci de valorisation touristique des ressources locales le conduisait fortement à encourager les usages commerciaux de la culture, à l’instar de son alter ego en politique, le maire de Dijon, Gaston-Gérard40.

Le projet beaunois retient aussi l’attention pour une autre raison : la volonté d’associer musée du vin et musée de la pierre41. Si ce musée de la pierre renvoyait lui aussi à des productions locales – les carrières sont nombreuses dans la côte viticole – il s’inscrivait également dans un courant favorable à la défense des traditions artisanales dans un pays où la crise du secteur avait été particulièrement rude dans l’entre-deux-guerres et les craintes engendrées par le développement des productions industrielles particulièrement fortes.

Passé le temps des premières fondations locales et celui de l’expérimentation des usages sociaux du folklore, on comprend aisément que le contexte de la Révolution nationale ait pu conduire le directeur du musée des ATP à s’intéresser à Beaune42. A défaut de Dijon où il espérait voir s’implanter un vrai musée de folklore bourguignon43, Beaune va lui offrir un site favorable et un appui local bien nécessaires à son institution parisienne encore expérimentale. La thématique du vin et de la pierre, déjà popularisée avant la guerre, trouve ici un lieu favorable à la mise en œuvre des chantiers « intellectuels et artistiques » installés par le ministère du Travail dans le cadre du Commissariat à la lutte contre le chômage. Engagés sous la responsabilité du musée des ATP, trois de ces chantiers entament une mise en inventaire de la société rurale (les chantiers 1425

39 LAFERTE (Gilles), « La mise en folklore des vins de Bourgogne : la Paulée de Meursault », Ethnologie française, n° 3, juillet-septembre 2003, p. 435-442. 40 POIRRIER (Philippe), Municipalité et culture au XXe siècle : des beaux-arts à la politique culturelle. L’intervention de la municipalité de Dijon dans les domaines artistiques et culturels (1919-1995), thèse pour le doctorat d’histoire, université de Bourgogne, 1995. 41 Dans le même registre, des fêtes à la gloire de la pierre et du vin sont organisées le 20 juin 1938 à Beaune. « Une cavalcade mêle les chars de la pierre et de la sculpture aux chars du pressoir et du broc », AMB, 45 Z 47 (fonds Duchet), p. 28. 42 Sur Vichy et le folklore : FAURE (Christian), Le projet culturel de Vichy, Paris-Lyon, Editions du CNRS/Presses universitaires de Lyon, 1989, 335 p. 43 Georges-Henri Rivière expose ses souhaits lors d’une conférence faite le 29 octobre 1941 devant la section de folklore de la commission des Antiquités. Il déplore à cette occasion les insuffisances du musée Perrin de Puycousin, transféré de Tournus à Dijon en 1937 : Annales de Bourgogne, tome XII, fascicule IV, décembre 1941, p. 325. Voir aussi BLONDEL (Madeleine), « Musée de la vie bourguignonne Perrin de Puycousin », dans Muséologie et ethnologie, Paris, Editions de la réunion des musées nationaux, 1987, p. 222-230.

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sur l’habitat, 909 sur le mobilier traditionnel, 1810 sur les arts et traditions populaires de la paysannerie)44. Placée sous les auspices du ministère de l’Agriculture, du service de l’Artisanat et de la Corporation paysanne, l’enquête sur les artisans « folkloriques », qui a déjà porté ses fruits dans le vignoble nantais, pouvait trouver à Beaune avec le musée de la pierre et du vin une “accroche” tout à fait favorable. Dans ce cadre, en 1942, un double projet est esquissé pour Beaune. Il s’agit de créer un muséum-centre de documentation de la civilisation de la vigne de Bourgogne autour des collections du beffroi, associé à un centre de documentation à implanter à l’hôtel des Ducs, et d’installer dans le même hôtel ducal un muséum-centre de documentation de la pierre et de la terre de Bourgogne45. Dans le même temps, l’adhésion de la notabilité locale aux rituels festifs de la folklorisation de la France éternelle alimentait sur place un climat propice à l’étude du folklore paysan et à sa justification46. Enfin, c’est également à la faveur des reclassements politiques47 qui s’amorcent dès avant la fin du conflit que le maire de Beaune, radical hostile au Front populaire et désormais fidèle défenseur de la France des petits (ou grands) producteurs indépendants affirme sa volonté de poursuivre des investissements culturels en faveur d’activités artisanales et commerciales considérées comme menacées. Fait significatif, dès juillet1944, en marge d’une exposition des métiers, artisanats et arts de la pierre, de la terre et du vin de Bourgogne, le musée local de la pierre est rouvert à l’hôtel ducal, tandis qu’est inauguré un musée du travail bourguignon48.

44 Sur ces chantiers, leur fonction, leur marge de manœuvre et d’indépendance vis-à-vis des consignes officielles, voir MAGET (M.), « A propos du Musée des arts et tradition populaires de sa création à la Libération (1935-1944), Genèses, n°10, janvier 1993, p. 908-107. Rappelons que M. Maget qui finit par rompre avec les ATP en 1962 est un des chercheurs du Musée dont les travaux sont financés par l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture avant la guerre et la Corporation paysanne pendant la guerre. 45 ROMAND-DOUILLET (M.-P.), « Le musée du vin à Beaune », dans La Muséologie selon Georges-Henri Rivière, Paris, Dunod, 1989, p. 132. 46 Jean Vigreux en donne un exemple éclairant à travers l’analyse d’une cérémonie de bornage du clos offert en 1942 par les Hospices de Beaune au maréchal Pétain : VIGREUX (Jean), La vigne du maréchal, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2005, 106 p. La borne en question a été taillée au centre rural de Corgoloin, centre d’apprentissage qui forme alors à la fois des tailleurs de pierre et des tonneliers. 47 DUHAMEL (E.), « Les reclassements. Analyse d’un objet », dans Les élites locales dans la tourmente. Du Front populaires aux années cinquante, dir. Gilles Le Beguec et Denis Pechanski, Paris, Editions du CNRS, 2000, p. 101. 48 Annales de Bourgogne, tome XVI, fascicule II, septembre 1944, p. 186.

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II. Ethnographie française et musée-laboratoire : le musée de Beaune et son projet pilote dans les années 1950-1960 1. Un nouveau contexte pour la « muséographie folklorique » Au lendemain de la guerre, en dépit du discrédit qui a un temps

frappé les responsables du musée des ATP demeurés à leur poste sous Vichy49, la réforme des musées de France donne à Georges-Henri Rivière de nouvelles fonctions qui viennent consacrer sa place dans la muséographie française. C’est dans le cadre des missions qui lui sont confiées par l’inspection générale des musées de province de la Direction des Musées de France qu’il est chargé de participer à la mise en ordre d’un certain nombre d’entre eux, comme le musée de Bretagne ou celui d’Arles. Cette tâche, qui l’a conduit à élaborer un plan muséographique type, lui a aussi permis d’expérimenter dans diverses villes de France une muséographie de l’ethnologie « folklorique »50 que l’implantation retardée du musée central lui interdisait de montrer à Paris, en dehors des expositions temporaires installées au Palais de Chaillot.

Le contexte des années 1950 est en France celui d’une accélération des transformations du monde rural, sous l’impulsion des plans de modernisation. Dans les campagnes, la mécanisation des exploitations et la modernisation de l’équipement domestique progressent. De tels changements dans les pratiques sociales quotidiennes et dans les techniques agricoles encourageaient alors fortement la collecte d’objets considérés comme les derniers vestiges régionaux de la tradition rurale et artisanale. Du côté des rapports de force politiques, passé le temps de la Libération et d’un éphémère renouvellement du personnel politique, la IVe République et son régime parlementaire ont été l’un des grands moments de l’ère des notables et de l’influence de la province sur les destinées politiques du pays. Les effets sociaux de la modernisation de l’agriculture plaçaient notamment l’électorat rural et ses porte-parole en position d’arbitrage des coalitions gouvernementales51. L’appui de notables locaux, parlementaires de surcroît, voire ministre ou secrétaire

49 Sur l’histoire du musée des ATP et celle de la destinée de ses chercheurs pendant la guerre, voir FABRE (D.), « L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1945) », dans Résistants et résistances, sous la coordination de Jean-Yves Boursier, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 306-319. 50 Une étude attentive permet d’observer des glissements de vocabulaire autour du folklore. Dès 1942, dans la Revue du Folklore français apparaît l’expression « ethnographie folklorique », désormais utilisée par G.-H. Rivière pour désigner la recherche de terrain qu’il distingue de la « muséographie folklorique ». En 1945, M. Maget propose que les recherches désignées sous le terme de folklore soient désormais appelées « ethnographie du domaine métropolitain ». On a dans ces glissements les lents cheminements d’une prise de distance avec les usages politiques du folklore sous Vichy. 51 BARRAL (Pierre), Les Agrariens français de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin, 1968, 386 p.

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d’Etat52, offrait à Georges-Henri Rivière, toujours à la recherche de soutiens pour la construction de son musée national, des conditions favorables à la mise en œuvre d’une muséographie dans laquelle beaucoup pensaient trouver des convergences avec leurs préoccupations d’élus confrontés aux évolutions de la société contemporaine. Entre l’entregent politique du sénateur-maire de Beaune Roger Duchet, personnalité éminente des Indépendants53 et ses missions en province, tout ramenait Georges-Henri Rivière à Beaune. Sans compter la présence sur place d’André Lagrange qu’il avait rencontré lors des missions en Bresse et retrouvé dans la côte viticole bourguignonne. Dès 1945, de retour de captivité, ce dernier avait engagé ses premières démarches d’ethnographe de la vigne et du vin en vue d’un travail universitaire.

Musée du vin de Bourgogne à Beaune – La tonnellerie

Cliché de l’auteur

52 Roger Duchet, conseiller de la République, est secrétaire d’Etat aux Travaux Publics en 1951, ministre des Postes, puis de la Reconstruction et du Logement en 1955. 53 Il a été l’un des fondateurs du Centre national des Indépendants qui a vu le jour à Beaune à la Rôtisserie de la Reine Pédauque : DOLLINGER (Sonia), art. cit. note 34 et RICHARD (Gilles), Le Centre national des Indépendants et Paysans de 1948 à 1962, ou l’échec de l’union des droites françaises dans le parti des modérés, thèse IEP, Paris, 1998, 2 volumes.

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2. Musée thématique, musée régional : l’expérimentation d’une muséographie-type Depuis la présentation du musée de Romenay à l’exposition de 1937,

la muséographie de Georges-Henri Rivière s’exprimait à la faveur d’expositions temporaires thématiques. Dans nombre de musées de province qu’il a eu à inspecter à la fin des années 1940 et au début des années 1950, la muséographie était souvent bien antérieure à ses passages et les contraintes d’exposition déjà installées. Le musée de Beaune tel qu’il est mis en place à partir de 1947 sous sa tutelle est une vraie création, comme l’avait été le Musée du terroir de Romenay pour l’exposition. A partir de la collection constituée avant la guerre, c’est à son implantation dans les locaux de l’hôtel des Ducs de Bourgogne dont la restauration s’achève et à sa réalisation qu’il consacre une partie de son temps jusqu’au milieu des années 1960.

Le scénario muséographique du Musée du vin est défini dès 1946, en accord avec la Direction des Musées de France et l’inspection générale des musées de province. A partir de 1947, une nouvelle salle est ouverte chaque année au musée, souvent dans l’urgence des derniers agencements, mais toujours à la faveur de la vente des Hospices de Beaune. Le rapport établi en 1957 fait état de dix salles dont certaines sont encore en cours d’aménagement54 , celui de 1961 enregistre l’avancement des travaux et donne les lignes directrices d’un nouveau projet. Pour mieux illustrer les « structures sociales » du vignoble bourguignon et leur évolution, il s’agit de la reconstitution d’un intérieur vigneron de Savigny-les-Beaune au tournant de la crise phylloxérique55.

Comme lors des missions de 1937 en Bresse, la présence de Georges-Henri Rivière à Beaune est intermittente étant donné ses multiples activités56 mais la programmation des opérations lui revient exclusivement et elle est extrêmement précise et exigeante57. Les visites sont plutôt rapides, toujours préparées à l’avance, et ce sont aussi les cérémonies officielles qui ramènent le maître, président de la Société des Amis du musée, sur les lieux. Le suivi des tâches, notamment l’aménagement des locaux pour lequel il faut travailler avec le service des Monuments historiques, est assuré par le conservateur Joseph Delissey.

54 AMB, Dossier Musée du vin, R 13, rapport de la mission du 21 octobre 1957 au directeur des musées de France. 55 AMB, Dossier Musée du vin, R 3, Réalisations et projets, Paris-Beaune-Paris, 1er octobre-30 octobre 1961. 56 Il est devenu directeur de l’International Council Of Museums en 1951 et cette nouvelle responsabilité l’appelle hors de France. 57 En témoignent les notes manuscrites préalables au rapport de 1961, cf Archives du musée du vin de Beaune.

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Quant à la collecte ethnographique sur le terrain, elle revient, jusqu’à sa mort précoce en 1959, à André Lagrange qui « a parcouru plus de 600 communes viticoles de la grande côte, des arrières côtes et des vignobles résiduels tardivement modernisés pour y recueillir les outils les plus anciens et rencontrer les derniers vignerons témoins de l’époque pré-phylloxérique »58. Les objets patiemment collectés et inventoriés, les pratiques fixées par la photographie viennent enrichir les collections du musée et sont destinés, pour les plus significatifs ou les plus conformes aux canons esthétiques de Georges-Henri Rivière, à figurer dans les salles d’exposition, aux côtés d’autres objets acquis par la municipalité, prêtés par les musées nationaux ou offerts par de généreux donateurs. Au début des années 1960, l’équipe des ATP, Michèle Richet, Suzanne Tardieu et Pierre Soulier, vient renforcer et encadrer les initiatives locales, accélérer les travaux d’inventaire et mettre en œuvre le montage des nouvelles salles.

Lentement mis en place, parce que soumis à tous les aléas d’équipement, de fonctionnement et de financement, le programme d’exposition à Beaune porte fortement la marque du moment de sa conception. Il faut reprendre le projet tel qu’il est arrêté dès 1946 pour en comprendre la logique. L’objectif est d’abord de faire de ce musée un musée régional organisé autour d’une production emblématique : le vin de Bourgogne, comme le rappelle a posteriori Georges-Henri Rivière en soulignant : « en effet les collections du musée primitif ne concernaient à peu près que des choses près de la Côte de Beaune, tandis que le musée rénové a vu son domaine s’étendre à toute la Bourgogne historique. Et en outre, en conformité avec le système des appellations contrôlées, Beaujolais inclus »59. La légitimation par l’histoire et par le régionalisme culturel à vocation commerciale, caractéristique des années 1930, n’est pas totalement étrangère aux nouveaux cadres muséographiques qui se mettent en place. De fait, la côte chalonnaise, le Mâconnais et la région de Chablis sont représentés dans la collecte d’André Lagrange, aux côtés des côtes beaunoise et nuitonne.

L’autonomisation d’un Musée du vin par rapport aux projets entretenus autour de la thématique de la vigne et du vin marque par contre une inflexion qui mérite d’être soulignée60. Comme l’a montré Daniel Favre, l’après-guerre est pour les ATP et son directeur le moment

58 Selon l’hommage que lui rend G.H. Rivière en 1965, dans l’introduction au Catalogue de la salle des travaux de la vigne et du vin et des métiers auxiliaires, rédigé par A. Lagrange et publié par les Editions G.P. Maisonneuve et Larose, dans la collection Arts et traditions populaires (année XII, 1965, n°2). 59 AMB, Dossier Musée du vin, R 3, Réalisations et projets…, p. 3. 60 En 1942 Beaune a été le lieu d’érection d’un Monument à la Gloire des artisans de la pierre et du vin « représentant les étapes successives de la vie de la vigne et les chantiers des métiers de la pierre », Le Bien public, 6 avril 1961.

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où l’on s’emploie à « défaire les adhérences »61. Si l’artisanat et les techniques demeurent toujours des objets d’étude privilégiés, leur mise en scène muséographique s’affirme et s’appuie sur une logique classificatoire qui entend en renforcer le caractère scientifique. Derrière les objets et les traces des actes productifs toujours privilégiés comme des emblèmes, il s’agit aussi, désormais, de mettre en œuvre de nouveaux cadres d’analyse des sociétés rurales et de restitution de leur cohérence. C’est dans les sciences humaines à vocation nationale, l’histoire et la géographie, que Georges-Henri Rivière va trouver, au cours des années 1950-1960, les renforts scientifiques susceptibles de rendre crédibles ses entreprises de collecte et de muséographie.

Musée du vin de Bourgogne à Beaune

Les cannes des Compagnons doleurs du tour de France Cliché de l’auteur

61 FABRE (D.), art. cit. note 49, p. 383.

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3. Muséographie et sciences humaines Nées sous les auspices des Annales dans l’entre-deux-guerres, l’histoire

rurale et la géographie régionale acquièrent une visibilité nouvelle au lendemain du conflit62. L’institutionnalisation dans les universités de province est en marche et la légitimation vient désormais du « centre ». Débarrassées des disqualifications qui ont longtemps pesé sur les activités érudites attachées à l’histoire ou à la géographie locales, ces nouvelles sciences humaines sont à même de faire de l’échelon local un cadre scientifique légitime dans lequel engager les collectes d’informations et la présentation des résultats63. Si le modèle est pratique sur le plan heuristique, il est aussi efficace sur le plan épistémologique dès lors qu’il s’agit de cerner les diversités de la France rurale, de penser les différences d’évolution d’un lieu à l’autre, de repérer les phénomènes de diffusion : en bref, d’inscrire les rythmes de l’histoire de France dans l’espace du territoire national64. Autant de grilles d’analyse qu’une ethnologie de la France, désormais détachée du folklore, pouvait reprendre à son compte pour modéliser des aires culturelles et les dynamiques de diffusion de leurs spécificités.

S’agissant de la Bourgogne et du Musée du vin, on doit à cette proximité scientifique une présentation historico-géographique du vignoble bourguignon très semblable de celles que l’on peut rencontrer à la même époque dans les chapitres introductifs des thèses d’histoire ou de géographie régionale. Le rapport envoyé par le Directeur des musées de France au maire de Beaune en 1946, au lendemain d’une mission de Georges-Henri Rivière, atteste cette proximité en évoquant les cadres de présentation des collections :

« Une introduction, réalisée selon les méthodes nouvelles de la synthèse historique,

[qui] présentera le développement général historique du vignoble bourguignon, avant et depuis la grande mutation du dernier tiers du 19ème siècle, au-delà de laquelle ce joyau de notre patrimoine économique et esthétique s’est maintenu dans sa splendeur. Viendront ensuite, présentées dans leur ordre logique, les activités de production (vigne) et de transformation (vin, marc, etc) et les techniques annexes […], ces activités techniques étant à leur tour situées dans le cadre géographique (type de terroirs

62 HUBSCHER (R.), « Historiens, géographes et paysans », Ruralia, n° 4, 1999, p. 83-100. 63 Sur la question des découpages régionaux, voir Chartier (R.), « Science sociale et découpage régional, note sur deux débats, 1820-1920 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, novembre 1980, p. 27-36. 64 La production historique la plus caractéristique de cette démarche est sans conteste l’ouvrage de Fernand Braudel, L’identité de la France, Paris, Flammarion, 1986.

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et de parcelles, habitat, maison, etc…), économique, social et idéologique du village bourguignon65.»

Musée du vin de Bourgogne à Beaune – Salle des travaux de la vigne

Cliché de l’auteur

65 AMB, Dossier Musée du vin, R 20, Lettre du directeur des Musées de France à Roger Duchet, s.d. [1946].

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Ce sont là les modes d’appréhension de la vie sociale définis par les Annales dès les années 1930, désormais en passe de devenir une doxa universitaire. Les cartes, les graphiques, les blocs diagrammes des terroirs commandés aux universitaires dijonnais, « spécialistes des études bourguignonnes »66, ou à d’autres spécialistes comme Roger Dion67, relèvent du même souci pédagogique que celui que l’on commence à rencontrer dans les sciences humaines en cours d’institutionnalisation.

Quant aux objets et à leur mise en scène, ils témoignaient d’une conception de la société finalement assez bien accordée à celle des chercheurs du temps pour qui les traces matérielles offrent un accès aisé à la compréhension des structures sociales et des univers symboliques, dès lors qu’il s’agit de groupes ou de métiers d’une société « traditionnelle » conçue comme plus immédiatement lisible. Au musée de Beaune, dans la salle des métiers auxiliaires de la vigne et du vin, la tonnellerie et ses outils spécifiques sont l’occasion de l’évocation de la communauté de métier, ici représentée par la confrérie des Tonneliers et par les Compagnons doleurs du Tour de France.

Le musée-laboratoire dont s’est abondamment prévalu Georges-Henri Rivière n’a pas été une entreprise scientifique seulement parce que son initiateur est parvenu à faire valoir la collecte, l’inventaire et le classement comme des activités de recherche à part entière, en application des nouvelles méthodes élaborées à la fin des années 1930 et affinées dans le cadre des chantiers intellectuels, mais aussi parce qu’il a mis en scène des cadres structurants qui informent alors les démarches de certaines sciences humaines68. On pourrait faire les mêmes remarques s’agissant du rapport au temps et de ses représentations. La muséographie de Georges-Henri Rivière n’est pas une muséographie hors du temps, contrairement au reproche souvent fait à l’ethnologie69. Elle entend saisir les caractéristiques des sociétés dites « traditionnelles » en matérialisant les ruptures introduites par la diffusion des techniques industrielles de production. C’est ainsi que la reconstitution de l’intérieur bourguignon de Savigny-les-Beaune, organisé à partir du dépouillement de deux inventaires après décès (1862 et 1872) et du collectage d’objets

66 En projet depuis le printemps 1944, le centre d’études bourguignonnes est officiellement crée par décret le 7 mars 1945. C’est un institut universitaire habilité à délivrer des diplômes d’études bourguignonnes : Annales de Bourgogne, tome XVII, fascicule 1, mars 1945, p. 66. 67 Géographe proche des Annales, il est l’auteur d’une Histoire de la vigne et du vin, des origines au XIXe siècle, Paris, chez l’auteur, 1959, 768 p. 68 Il n’en va pas de même, dans les années 1960, de la sociologie rurale ou de l’anthropologie structurale qui s’affirment en rupture avec l’ethnologie des ATP. 69 M. Demossier et D. Jacobi en ont fait la démonstration à travers leur analyse de la muséographie de la série des bouteilles, « La bouteille de Bourgogne entre recherche et esthétique », Musée des arts et métiers. La revue, juin 1994, p. 24-30.

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dans le village lui-même, matérialisait le passage de la “cuisine à l’âtre” à la “cuisine sur le poêle”, tandis que la préparation des échalas à la veillée suggérait le vignoble pré-phylloxérique et ses techniques. On rencontre chez les historiens des sociétés rurales, dans les années 1960, des cadres d’analyse assez proches lorsqu’il s’agit d’évoquer « la fin des terroirs »70.

4. Les ressorts de la valorisation culturelle des traditions populaires Même si depuis la Seconde Guerre mondiale, Georges-Henri Rivière

n’a cessé d’affirmer sa volonté d’inscrire dans des cadres scientifiques sa mise en scène des sociétés « traditionnelles » et de rechercher le contact avec les chercheurs et les universitaires71, on ne saurait évoquer sa muséographie en région sans rappeler combien ses projets sont toujours des entreprises de valorisation des lieux et des sites. Dès les lendemains de la guerre ces objectifs sont affichés dans le projet beaunois, en accord avec le directeur des Musées de France qui souligne en 1946 que :

« la ville de Beaune disposera dans un avenir proche d’un musée du vin de

Bourgogne, non seulement le premier réalisé selon ces nouvelles conceptions muséographiques à base scientifique et d’un style très châtié appelant à lui les historiens, les géographes, les ethnologues et les techniciens, mais aussi un centre vivant, siège de manifestations spectaculaires et populaires. »

Le site beaunois offrait pour une telle réalisation des conditions

particulièrement favorables, en conformité avec ce que pouvait souhaiter le maire de Beaune, partisan précoce du développement touristique de sa ville et animateur au lendemain de la guerre d’une Ambassade des vins de France « qui devait sceller l’union de toutes les grandes régions viticoles de France »72. Dans cette perspective, la mise en scène des fonctions de commercialisation, très présentes au musée, ne relevait pas du seul souci de représentation d’une fonction sociale ou d’une activité professionnelle. Directement investie d’une efficacité pratique, elle devait aussi servir à mettre en valeur la qualité du vin de Bourgogne ainsi que

70 Selon la formule « ruraliste » qui a servi à la traduction de l’ouvrage d’Eugen Weber, Peasants into Frenchmen. The modernization of rural France, 1870-1914 devenu La Fin des terroirs. La Modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983, 839 p. 71 Georges-Henri Rivière a créé dès 1947 la société d’ethnographie française. Celle-ci édite une revue scientifique Mois d’ethnographie française devenue Arts et traditions populaires en 1953. Il est aussi de manière précoce membre de la commission d’ethnologie du CNRS et dans les années 1960 des chercheurs CNRS viennent rejoindre l’équipe du musée-laboratoire. En 1966, le Centre d’ethnologie française implanté au musée est associé au CNRS, un rapprochement facilité par la mise en œuvre d’une Recherche Coordonnée sur Programme consacrée à l’Aubrac. 72 AMB, 45 Z 47 (fonds Duchet). On trouve de très nombreuses allusions à cette initiative dans le manuscrit Duchet.

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l’image de son ancienneté valorisante et retenir l’attention des hôtes de marque. C’est d’ailleurs le cellier des ducs qui a le premier offert un ensemble monumental de pressoirs, de cuves et de foudres propre à susciter l’intérêt des visiteurs. Au musée, la salle de parade, dite salon des Ambassadeurs, richement décorée des tapisseries de Jean Lurçat73 et Michel Tourlière a été une des premières installées74. Au cours des réalisations qui ont suivi, c’est un peu le même objectif qu’entendaient atteindre le salon des tastevins ou la salle des buveurs, la dégustation et la consommation demeurant les étapes obligées d’une défense économique bien comprise.

Si la mobilisation de la profession semble être allée en déclinant au cours des années 1950, Georges-Henri Rivière soulignait encore dans son rapport de 1961 l’importance pour le musée des relations extérieures et réservait une place importante à « la propagande » dans son programme, manifestant ainsi son souci d’attirer au-delà de la profession et de sa clientèle la société toute entière. On retrouvera ici, une fois encore, l’importance dans sa démarche de ses préoccupations de valorisation culturelle des musées. Au-delà des seuls objectifs économique et touristique, ses développements sur l’intérêt pédagogique des musées, toujours très présents dans les projets qu’il a portés, témoignent aussi de sa fidélité à ses premières ambitions, jamais abandonnées quel qu’en ait été le prix à payer.

Au cours des trente années écoulées depuis les vitrines du Trocadéro, pour s’être fait le muséographe des cultures populaires et des sociétés traditionnelles, il a rencontré le Front populaire dont la politique culturelle avait fait de l’accès à la culture pour tous un impératif ; le régime de Vichy qui a su cultiver le folklore paysan comme un instrument d’encadrement idéologique dans un contexte où la liberté de création et d’expression avait singulièrement régressé ; le temps de la Libération où l’éducation du plus grand nombre constitue l’un des impératifs affichés y compris à travers les initiatives péri- et para-scolaires75 ; enfin les années 1950-1960 au cours desquelles les musées d’ethnographie sont encore partie prenante du dispositif d’éducation – en tant qu’institutions de culture à destination du peuple et dépositaires

73 AMB, 45 Z 47 (fonds Duchet). Roger Duchet souligne combien « cette tapisserie étonne les yeux habitués à plus de classicisme » et juge utile de préciser qu’elle « a été reproduite dans maintes revues d’art et est déjà célèbre ». Cette remarque introduit le débat fort intéressant, déjà amorcé dans l’entre-deux-guerres, sur l’esthétique de la création d’inspiration régionale qui n’est pas forcément un pastiche. 74 Drôles de trames. Tapisseries médiévales et contemporaines, catalogue d’exposition, Beaune, musées de Beaune, Paris, Somogy, 2002, 119 p. 75 On évoquera ici le rôle des foyers ruraux et leur contribution à la collecte ethnographique spontanée.

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Annie Bleton-Ruget

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des cultures populaires – dans un temps de profondes mutations sociales et techniques.

* * *

Si nous avons choisi de concentrer notre étude historique sur ces

trente années de crise nationale et de profondes transformations de la société française, c’est pour rompre avec l’apparent continuum que la personnalité de Georges-Henri Rivière et son activité multiforme en faveur des musées ont contribué à entretenir jusque dans les années 198076. Il faut en effet souligner combien, passées les années 1960 pendant lesquelles il se détourne progressivement du musée de Beaune, le paysage institutionnel et scientifique change77. Bientôt la muséographie ethnographique va passer du champ scientifique à celui du développement local, sous l’impulsion de procédures d’aménagement du territoire que la relocalisation des sociétés dans les années 1980 ne fait qu’accélérer78. Sous les auspices du même Georges-Henri Rivière, et alors qu’il n’est plus directeur des ATP et que les galeries permanentes du musée du Bois de Boulogne pour lequel il s’était tant battu s’ouvrent sans lui79, les écomusées s’installent dans des territoires où l’enjeu n’est plus la collecte des traces de la société traditionnelle disparue mais la mobilisation d’un patrimoine naturel et culturel propre à susciter de nouvelles ressources, dans les sites urbains désindustrialisés comme dans les nouvelles campagnes80. Si de telles entreprises ont su trouver dans la muséographie de Georges-Henri Rivière des sources d’inspiration et des méthodologies pour mettre en scène les « identités » régionales que les programmes de développement local incitaient à construire, reconstruire ou inventer, ces réemplois ont souvent masqué le fait qu’elles répondaient à un autre contexte et à des usages sociaux nouveaux. A l’échelle nationale, comme l’a montré M. Segalen, ces ambiguïtés ont incontestablement contribué à brouiller la perception des musées

76 En témoigne la publication bilan, La muséologie selon Georges-Henri Rivière, Paris, Dunod, 1989. 77 Le phénomène est sensible au musée lui-même avec l’arrivée à sa direction du sociologue Jean Cuisenier après la mise à la retraite de G.-H. Rivière en juillet 1967. 78 QUERRIEN (Max), Pour une nouvelle politique du patrimoine, Paris, La Documentation française, 1982, 138 p. 79 La galerie d’étude est inaugurée le 1er février 1972 et la galerie culturelle destinée au grand public le 10 juin 1975. 80 CHIVA (Isac), Une politique pour le patrimoine culturel rural, Paris, rapport multigraphié remis au ministre de la Culture et de la Francophonie, 1994, 141 p. ; CHEVALLIER (D.), GAUCHET (S.), GRANCLAUDON (C.), LAIGLE (S.), MORVAN (G.), SADORGE (J.-L.), Quand le patrimoine fait vivre les territoires, Paris, CNFPT, 1996, 113 p.

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d’ethnologie au point d’ouvrir une crise qui a conduit à leur disparition81. A l’échelon local, l’existence maintenue d’un certain nombre d’entre eux donne encore à comprendre un moment d’écriture de l’histoire nationale, qu’il est essentiel d’identifier pour mieux en conserver la trace et en faire valoir l’importance.

Annie BLETON-RUGET Université de Bourgogne

81 SEGALEN (Martine), op. cit. note 4, chapitre 8.