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Prologue Dimanche 28 Septembre 2014 Une sortie du MCM commence officiellement au moment où on arrive à l'hôtel, camp de base où nous allons passer quatre nuits. Il est 17h30 environ quand je franchis le porche du château des Comtes de Salles, l'esprit et le cœur encore plein de toutes les images collectées depuis mon départ ce matin. 500 kilomètres de Lugano à Chambéry, un temps splendide, six cols, des routes comme on rêve toute sa vie d'en trouver, pas le moindre contretemps mécanique, pas la moindre frayeur, tout ça avec une machine improbable acquise pour une poignée de cacahuètes il y a 4 mois en pleine tempête existentielle, et soigneusement peaufinée en vue de ce périple. Mes craintes, nombreuses, étaient sans fondement: le poids, le frein avant, la consommation d'huile, la position de conduite, la fermeté de la selle, la rétro vision défectueuse, rien n'a posé problème. Au contraire, je suis enchanté de la qualité des suspensions, tant en confort qu'en tenue de route, de la puissance du freinage, même si, conformément à mes prévisions, la garde au levier a méchamment augmenté, de la souplesse et de l'allonge du moteur. Quant aux valises, elles n'ont pas bougé en dépit du bitume parfois copieusement défoncé que j'ai dû affronter. Quelle journée de rêve! Un des plus beaux voyages que j'aurais eu la chance d'accomplir en 40 années de passion motocycliste! Seule l'usure du pneu avant m'inspire une certaine inquiétude, et je vois mal comment il va pouvoir tenir mon retour à la maison. La cour du château est quasiment déserte. Seule la BM 1200 RT d'Eric est posée là, sur sa latérale. A peine le temps de retirer mon casque qu'une voix m'interpelle: “ Holà, mon Tryphon, c'est-y que t'arriverais de bonne heure?! ” C'est Loulou Mourlan, ci-devant organisateur de l'évènement, qui vient m'accueillir illico. Dis donc voir, Tryphon, tu vas me prendre derrière ta pétoire, et je vais te conduire jusqu'au garage; là, c'est la cour du château, faut pas qu'on stationne trop longtemps. ”. Et le v'là qui entreprend de grimper à l'arrière de ma longue et lourde machine, sans se préoccuper de la sacoche arrière qui ampute de moitié la place dévolue au passager. ”Mais dis donc, mon Tryphon, c'est qu'y aurait pas trop de place, à l'arrière de ta pétrolette.. ”. Il a pas tout tort, mon espace vital s'est singulièrement rétréci, et le réservoir m'apparait bien agressif tout d'un coup, sans parler de la promiscuité embarrassante de nos... de son... de mon... allez, en voiture Simone, on va quand même pas se foutre en plus la gueule par terre sur le gravier! J'effectue laborieusement les 500 mètres les plus périlleux de ma journée, et je gravis la rampe qui mène aux écuries, une terrasse située à l'arrière du château, garnie de 2 barnums et dotée d'un accès direct à la salle de restaurant, détail bienvenu au cas où la pluie, un matin, s'inviterait à la fête... Décrochage des valises, ablation des sacoches, vérification du niveau d'huile (oups, il est temps d'en re-remettre!), de la tension de chaine, réglage des suspensions en mode solo, tout ça avant que les camarades n'arrivent et ne commencent à me chambrer... Pascale, venue elle-aussi m'accueillir, me confirme qu’Éric est déjà parti tester la piscine, et l'aurait trouvée beaucoup plus fraîche que prévu, malgré le soleil éclatant qui l'a chauffée toute le journée... M'en fous, j'aime pas l'eau, et encore moins quand elle est glacée! Le temps de prendre possession de ma clé, me voilà en train de gravir les marches d'un large escalier de pierre en compagnie de Louis qui joue les garçons d'étage. Ma chambre est confortable à défaut d'être spacieuse; elle donne sur une grande terrasse et la cour du château. Un coup de fil rapide pour confirmer à ma belle que je suis arrivé sans encombre au terme de mon voyage du jour, un passage sous la douche pour effacer les traces des derniers kilomètres passés à traverser Chambéry, La Ravoire et Challes les Eaux dans les embouteillages, des bruits de moteurs remontent de la cour.

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Prologue

Dimanche 28 Septembre 2014

Une sortie du MCM commence officiellement au moment où on arrive à l'hôtel, camp de base où nous allons

passer quatre nuits.

Il est 17h30 environ quand je franchis le porche du château des Comtes de Salles, l'esprit et le cœur encore

plein de toutes les images collectées depuis mon départ ce matin. 500 kilomètres de Lugano à Chambéry, un

temps splendide, six cols, des routes comme on rêve toute sa vie d'en trouver, pas le moindre contretemps

mécanique, pas la moindre frayeur, tout ça avec une machine improbable acquise pour une poignée de

cacahuètes il y a 4 mois en pleine tempête existentielle, et soigneusement peaufinée en vue de ce périple. Mes

craintes, nombreuses, étaient sans fondement: le poids, le frein avant, la consommation d'huile, la position de

conduite, la fermeté de la selle, la rétro vision défectueuse, rien n'a posé problème. Au contraire, je suis

enchanté de la qualité des suspensions, tant en confort qu'en tenue de route, de la puissance du freinage, même

si, conformément à mes prévisions, la garde au levier a méchamment augmenté, de la souplesse et de l'allonge

du moteur. Quant aux valises, elles n'ont pas bougé en dépit du bitume parfois copieusement défoncé que j'ai

dû affronter.

Quelle journée de rêve! Un des plus beaux voyages que j'aurais eu la chance d'accomplir en 40 années de

passion motocycliste! Seule l'usure du pneu avant m'inspire une certaine inquiétude, et je vois mal comment

il va pouvoir tenir mon retour à la maison.

La cour du château est quasiment déserte. Seule la BM 1200 RT d'Eric est posée là, sur sa latérale.

A peine le temps de retirer mon casque qu'une voix m'interpelle: “ Holà, mon Tryphon, c'est-y que t'arriverais

de bonne heure?! ” C'est Loulou Mourlan, ci-devant organisateur de l'évènement, qui vient m'accueillir illico.

“ Dis donc voir, Tryphon, tu vas me prendre derrière ta pétoire, et je vais te conduire jusqu'au garage; là, c'est

la cour du château, faut pas qu'on stationne trop longtemps. ”. Et le v'là qui entreprend de grimper à l'arrière

de ma longue et lourde machine, sans se préoccuper de la sacoche arrière qui ampute de moitié la place dévolue

au passager. ”Mais dis donc, mon Tryphon, c'est qu'y aurait pas trop de place, à l'arrière de ta pétrolette.. ”. Il

a pas tout tort, mon espace vital s'est singulièrement rétréci, et le réservoir m'apparait bien agressif tout d'un

coup, sans parler de la promiscuité embarrassante de nos... de son... de mon... allez, en voiture Simone, on va

quand même pas se foutre en plus la gueule par terre sur le gravier! J'effectue laborieusement les 500 mètres

les plus périlleux de ma journée, et je gravis la rampe qui mène aux écuries, une terrasse située à l'arrière du

château, garnie de 2 barnums et dotée d'un accès direct à la salle de restaurant, détail bienvenu au cas où la

pluie, un matin, s'inviterait à la fête... Décrochage des valises, ablation des sacoches, vérification du niveau

d'huile (oups, il est temps d'en re-remettre!), de la tension de chaine, réglage des suspensions en mode solo,

tout ça avant que les camarades n'arrivent et ne commencent à me chambrer...

Pascale, venue elle-aussi m'accueillir, me confirme

qu’Éric est déjà parti tester la piscine, et l'aurait trouvée

beaucoup plus fraîche que prévu, malgré le soleil éclatant

qui l'a chauffée toute le journée... M'en fous, j'aime pas

l'eau, et encore moins quand elle est glacée! Le temps de

prendre possession de ma clé, me voilà en train de gravir

les marches d'un large escalier de pierre en compagnie de

Louis qui joue les garçons d'étage.

Ma chambre est confortable à défaut d'être spacieuse; elle

donne sur une grande terrasse et la cour du château. Un

coup de fil rapide pour confirmer à ma belle que je suis

arrivé sans encombre au terme de mon voyage du jour, un

passage sous la douche pour effacer les traces des

derniers kilomètres passés à traverser Chambéry, La

Ravoire et Challes les Eaux dans les embouteillages, des

bruits de moteurs remontent de la cour.

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Vite, un pantalon, une chemise, et on dévale les escaliers pour accueillir les arrivants.

Les Albigeois, d'abord, Lucien et Patricia (Guillaume n'est pas là), en compagnie d'Anne et Alain Fournès,

puis Jean-François (“ Monsieur le Président.... ”), et puis Christiane, avec Jean-Philippe et son amie Annie,

qui étaient censés faire la route avec le groupe de la côte Ouest; “ ça s'est très bien passé jusqu'à ce qu'on

retrouve la bande à Ortéga ce midi à Yssingeaux; après, ça a franchement dégénéré, alors nous, on a décidé

de les laisser filer, c'est tout... ” Comment ça, la bande à Ortéga, j'avais cru comprendre qu'il ne venait pas,

Pierre... Et puis, quelle bande?! Les Daumas arrivent à leur tour, perchés sur leur Multistrada, puis Marc et sa

Guzzi Breva, une moto attachante.

“ Les Dupuis suivent à distance avec le Vito et une surprise dedans... ”.

C'est alors que déboule le Joe Bar Team: la bande de la West Coast, avec les 2 BM 1200 R, la blanche des

Martinet, la plus belle, la plus véloce, et la grise de Philippe Leroy “ qu'arrive à suivre, et sans forcer... “ , la

belle Aprilia Tuono de Guy, la Suzuki 650 V-Strom de Jean louis, toujours discrète et efficace... et la bande à

Ortéga: Pierre et sa MV Brutale 675, son fils Stéphane sur une splendide Suzuki 600 GSR full black, une vraie

moto de d'jeuns' qui n'en veut, et le pote de Stéphane sur une vieille Triumph 900 Sprint, tout ça les pneus bien

boulochés et la banane aux lèvres... OK, je vois ce que voulais dire Christiane... Z'ont pas dû trop se trainer,

les lascars!

Retrouvailles, embrassades. “ Ben alors, qu'est-ce que t'as foutu?! Pourquoi t'es pas venu avec nous?!

Dommage pour toi, t'as loupé quelque chose...! ” Non, non, Philippe, j'ai pas loupé, j'ai simplement vécu autre

chose, et je ne regrette rien... “ Hé dis donc, l'autre, avec sa Triumph, comment il enquille! Elle a 80 000

bornes, sa pétoire, mais elle envoie encore bien! Les valises étaient vraiment pas loin de frotter, par

moments...! ” Stéphane Ortéga a bien grandi, depuis la dernière fois que je l'ai vu! Bol d'Or 97, je l'avais pris

derrière moi pour monter au circuit du Castellet; il avait, quoi... 10 ans, 12 ans à tout casser, moi j'en avais 40,

il s'en souvient encore; tu m'étonnes, si ça m'était arrivé, à son âge, jamais je ne l'aurais oublié... Il est devenu

un beau jeune homme, svelte et souriant; sa bécane est magnifique, il en est content, et il paraît qu'il sait très

bien s'en servir. Ça me fait vraiment plaisir de le voir, et je sens que c'est réciproque. Son père exulte à ses

côtés. “ Ben alors, je croyais que tu pouvais pas venir, cette fois-ci... ” “ Non, je peux pas rester, je suis coincé

tout le début de la semaine, mais par contre, jeudi, je suis libre, si tu veux passer à la maison, y a Christian et

Dany qui viennent dormir avant de descendre vers le Sud... ” Pourquoi pas après tout, je suis libre comme

l'air; personne ne m'attend à la maison, le concert de Jean-Jacques n'a lieu que samedi soir, et je n'ai rien prévu

pour la fin de semaine. Par contre, du coup, il faut impérativement que je change mon pneu avant soit mardi,

soit mercredi, parce que rouler dans le Vercors avec les deux fines lames, ça suppose d'avoir le matériel adapté

pour pouvoir suivre sans trop se faire peur...

Pendant ce temps, les arrivants continuent d'affluer: les Normands, Christian et Martine sur leur panzer BMW

1100 RT en compagnie de Jacques et Genviève sur... tiens, ils ont changé de monture; adieu la Yamaha 1300

FJR, bonjour la toute nouvelle BM 1200 RT, référence absolue des routières au long cours, dont ils ont l'air

d'être tous deux très satisfaits en dépit du souci d'amortisseur arrière qui a obligé la quasi-totalité des nouveaux

acquéreurs à laisser leur bijou au garage tout l'été...

Et vlan, encore une BM dans la troupe. Jean-Yves arrive à son tour, puis Philippe et Elisabeth avec leur Honda

Pan European. A la bonne heure, une japonaise. Faisons les comptes, avec Alain et Marie Françoise qui

arrivent maintenant, ça fait 11 BMW sur un total de 20 machines! La vache! Majorité absolue au 1er tour de

scrutin! Les Teutonnes ont fini par prendre le pouvoir! Manquerait plus que les Dupuis se pointent avec une

machine estampillée d'une hélice, ce qui paraît peu probable au vu de l'enthousiasme mesuré qu'ils affichaient

lors de la sortie du printemps, alors qu'ils disposaient d'une 1200 GS 2014... Ben justement, voilà le Vito qui

arrive en faisant crisser le gravier, et nos Marseillais hilares qui descendent de leur fourgonnette étoilée. La

dernière fois que je les ai vus, nous étions seuls sur un parking à Luxembourg, et le ciel venait de me tomber

sur la tête. L'étreinte de nos retrouvailles est particulièrement chargée d'émotion. “ Alors, ta surprise...?! ”

“ Non, vous saurez pas ce que c'est, non, vous saurez pas... Quoi Pierre, tu t'en vas ce soir?! Bon d'accord,

viens, je vais te montrer... ” L'aura pas tenu 3 minutes, la surprise! Pascal nous ouvre la porte latérale, et l'on

découvre, à côté de la fidèle et toujours magnifique Tuono Factory, un fauve échappé des paddocks et

absolument pas équipé pour écumer les routes de montagnes... “ T'as tout de même pas l'intention de rouler

avec ce truc-là, dis?! ” “ Et alors, tu crois que je l'ai amenée juste pour vous faire baver dessus?! J'ai les papiers,

l'assurance, un joli support de plaque...

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Bon, y a pas de phare ni de klaxon, mais on va pas s'embêter pour des broutilles... ” “ Et puis t'as des slicks,

aussi... ” “ Naaan, c'est pas des slicks, regarde, y a des dessins dessus; par contre, j'ai pas de ventilateur, et ça,

ça pourrait être plus embêtant! J'crois que les gamins apprécieraient pas que je leur nique le moteur...!

M'enfin, on verra, ils annoncent de la pluie pour demain après-midi et mardi, mais mercredi, ça devrait être

correct, alors on verra... ” Pour l'instant, on discerne juste les formes suggestives d'une superbe Yamaha R6 de

piste au fond du fourgon; on la verra mieux demain.

Tout le monde a l'air d'être arrivé. Je traverse l'hôtel pour rejoindre la terrasse où sont parquées les motos. J'y

retrouve Marc, qui affiche un air soucieux. “ Je ne suis pas tranquille. La moto a du mal à démarrer depuis le

début de la semaine dernière; je l'ai faite contrôler vendredi par mon concessionnaire, il m'a dit que tout était

OK, sauf que j'ai failli ne pas repartir de la dernière station-service où je me suis arrêté. J'ai du attendre 15

minutes avant que Madame accepte de redémarrer. Là, elle est repartie normalement pour que je vienne me

garer, mais maintenant, plus moyen. ” Pascal est venu ranger sa fourgonnette à l'arrière de l'hôtel, et il propose

à Marc d'essayer de redémarrer avec des câbles. Echec total. “ Bon, ben au moins, on est sûr que c'est pas la

batterie. T'as qu'à la laisser en bas, on verra demain matin si elle est de meilleure humeur... ”

Passage rapide au bar de l'hôtel. La bière est chère et pas terrible, faudra trouver une solution de repli pour les

jours à venir. On passe à table et on se raconte nos vacances; les miennes sont en cours, et pour l'instant, c'est

un sans-faute. Distribution des road-books. Surprise: la route du matin est quasiment celle que j'ai pris pour

venir cet après-midi, jusqu'au pied du col des Aravis, avec une pause-déjeuner au col de la Croix-Fry, où je

suis arrêté pour faire des photos.

C'était si beau, aujourd'hui, qu'en sera-t-il demain?!

Lundi 29 septembre 2014

J'ouvre un œil. Je chope mon portable. 2H30. Pipi, et j'me rendors. Que dalle. J'me rendors pas. Un peu de

patience, je vais me rendormir. Ça m'emmerde un peu, cette histoire de pneu avant. Quand est-ce que je vais

pouvoir le changer sans trop amputer la ballade. Qu'est-ce qu'il a dit, Pascal, de la flotte lundi après-midi et

mardi toute la journée. C'est trop con, il fait un temps splendide depuis six semaines, et faut que ça se gâte

juste maintenant. 3H30. J'aurais dû le faire changer vendredi en même temps que le pneu arrière. Encore pêché

par excès d'optimisme, ou de parcimonie... Excès d'optimisme?! Laisse-moi rire, y'a pas moi optimiste que

toi. Radin, ça oui! Tu t'es dit “ il va bien tenir encore 3000 bornes ”, et résultat des courses, t'en as même pas

fait le tiers et il est déjà presque cuit! C'est comme la conso d'huile. Ah! ça, c'est sûr, à promener Madame en

mode rodage, faut compter 900 bornes avant que le voyant rouge s'allume, mais déjà hier en traversant les

Alpes, c'était plus tout à fait la même histoire, et il a fallu refaire 2 fois le niveau. 4H30. C'est vrai qu'il a pris

de la garde, le frein avant, dans les freinages d'urgence, ça risque d'être chaud, chaud... Bon, en pompant, y'a

pas de souci; c'est juste en cas d'urgence... 5H30. Misère, j'ai pas fermé l'œil. J'vais encore être à la ramasse

toute la journée. 8H00. PUTAIN!!! J'me suis endormi, et maintenant, je suis super à la bourre. Je saute dans

mes fringues, je dévale l'escalier, et je déboule dans la salle de restaurant. Les lève-tard sont déjà prêts, lavés,

rasés, tout de cuir vêtus. “ Ben dis donc, t'as pas bonne mine, toi, ce matin... ” “ Han, han, pas bien dormi... ”.

Petit déj' à l'arrache, remontée express à la chambre, toilette de chat, rasage à la louche, pour les chiottes, on

verra un autre coup...

8H50. Les moteurs chauffent dans la cour. Reste plus que la GTS sur la terrasse. Et Marc. Dépité. La Guzzi

refuse de démarrer. Sa sortie est foutue. Une solution de rechange m'apparait, comme une évidence. “ Si tu

veux, je t'emmène et on s'occupe de ta moto ce soir... ”. Trente secondes de réflexion. “ C'est d'accord. Je vais

derrière toi et je contacte mon assistance dans la journée. Il y a peut-être un agent Moto Guzzi à Chambéry... ”.

Bon. Durcir les suspensions: 2 crans de précharge, 2 clics d'hydraulique, ça devrait le faire. Aaaah! Saloperie

de clef à griffe, j'arrive pas à passer le 2è cran de ressort à l'arrière. Tant pis, on va rester comme ça. Marc

enjambe l'arrière de la machine et s'assied sur la selle en se penchant vers moi “ Faut que je te dise... J'ai jamais

été passager... ” OK, c'est baptême, alors... Aaalleluia!!! “ T'inquiète pas, ça va bien se passer, je vais y aller

doucement au début, et puis on augmentera le rythme petit à petit. Tu me dis si ça va pas, et surtout, tu

t'accroches à moi si j'ai besoin de dépasser... ” La grosse Yamaha décolle en douceur et remonte le raidillon

pour sortir du parking. Personne. Ils sont tous partis.Ca commence bien!

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Pas de panique. Je me souviens de ce qu'a dit Pascale hier soir: à droite en sortant de l'hôtel, direction La

Ravoire-Chambéry, puis à droite au 2è feu juste après la concession BMW, puis à gauche juste après, à St

Alban-Leysse, direction La Féclaz et le Revard. Les premiers tours de roue se passent bien. Je décompose au

moins autant que quand c'est Claire qui est derrière moi: accélération sur un filet de gaz, prise de frein

anticipée, la GTS est bonne fille et ça laisse le temps à mon invité de prendre ses marques.

Le ciel est gris, mais la route est sèche. Premiers bouts droits, premiers virages. Pas de souci. Premières bosses.

Merde, l'amortisseur arrière est trop souple, ainsi que je le pressentais. Tant pis, je le durcirai plus loin. A

gauche, La Féclaz – Le Revard. Pour l'instant, on a rattrapé personne, mais à ce rythme, ça n'a rien d'étonnant.

La montée vers La Féclaz me ramène des années en arrière. On verra ça plus tard. A la sortie de La Féclaz, on

prend à droite vers le Mont Revard, on devrait rejoindre la troupe là-bas. Quelques lacets, on arrive sur le

parking. Personne. On s'arrête et on sort la carte. Damned. On s'est trompés. Fallait pas tourner vers La Féclaz,

fallait continuer tout droit sur la D 912 en direction du Châtelard. Ben oui, l'intitulé du road-book pouvait

prêter à confusion, mais la carte, non. On aurait dû prendre le temps de la regarder avant de partir. Bon, pour

le coup, c'est foutu, on rattrapera personne avant le pot prévu à St Jorioz. C'est pas plus mal. Pas de pression,

on va pouvoir enrouler tranquillement... Lescheraines, Bellecombe en Bauges. La route s'est rétrécie et se fait

plus sinueuse. Je tire un peu plus mes régimes, j'appuie un peu plus mes freinages. De temps à autre, je

m'enquiers du degré de stress de mon passager. “ ça va ” dit-il, “ ça va très bien ”. Rien de bien étonnant. Je

ne fais rien qui puisse lui faire peur, et je ne le sens pas trop crispé. “ Ne fais jamais subir à ton camarade ce

que tu ne voudrais pas subir toi-même. ” Telle est ma devise quand j'embarque un motard derrière moi. Surtout

s'il s'agit de quelqu'un qui pourrait être amené à me rendre la pareille. Ça m'est arrivé une fois, et je n'ai pas

oublié la leçon... Et puis on a pas idée de l'épreuve que ça peut être si on a pas fait soi-même l'expérience de

la place arrière... Déjà, physiquement, c'est dur, mais alors psychologiquement, ça peut vite tourner au

cauchemar... Le ciel reste couvert. Hier, c'était jour de fête au village de Bellecombe en Bauges; bestiaux et

stands forains, hommes en bras de chemise et jeunes filles en fleurs sous un soleil éclatant. Et des voitures

stationnées bien au-delà des limites du bourg. Ne restent ce matin que les traces de la liesse, fanions et calicots,

et quelques confettis. La route serpente jusqu'au col de Leschaux. Les virages se font plus serrés, et j'ai tout

de même un peu de mal à placer l'avant sur la bonne trajectoire. On aperçoit maintenant le lac d'Annecy en

contrebas, au-delà des sapins, signant la fin prochaine de notre roulage en solitaires.

Nous arrivons à St Jorioz, petite localité en bordure du lac. Le parking est rempli de nos bêtes au repos. Un

verre ou une tasse à la main, nos camarades conversent. Je profite de la pause pour durcir calmement la

précharge de mon amortisseur, ça pourrait s'avérer utile maintenant qu'on va rouler en paquet. Marc me

confirme que tout se passe très bien et qu'il ne ressent pas la moindre appréhension. Bien. Je le préviens quand

même que ça risque d'aller plus vite, et qu'il devra veiller à bien s'accrocher à moi en cas d'accélération ou de

dépassement. Christiane s'est approchée et propose le guidon de sa BMW F 800 R à Marc, qui ne dit pas non,

mais préfère pour l'instant continuer avec moi.

Je remarque deux nouvelles têtes et deux nouvelles bêtes dans le cheptel: une BMW R 1150 RS, immatriculée

en Suisse, elle appartient à Chuck, un collègue de travail motocycliste que Pascale a convié à la sortie, et une

Triumph 1200 Explorer qui, elle, appartient à Jean Marie, un confrère local qui doit nous servir de guide tout

au long de cette journée. Il emmène avec aisance son gros trail britannique au long des petites rues qui

quadrillent les abords du lac, et nous dépose à l'embarcadère de St Jorioz pour une séance photo sous un

manteau nuageux de plus en plus épais. Quel contraste avec les eaux scintillantes d'hier après-midi, couvertes

d'embarcations diverses et bordées de plaisanciers insouciants et endimanchés. Ce matin, tout est désert sous

la grisaille. Quelques pêcheurs ça et là, quelques canards en mal de croûtons, quelques barcasses...

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Retour vers les machines. La rutilance austère de la RT de Jacques suscite bien des curiosités.

A contrario, Jean-Marie fustige la partialité de la presse spécialisée et revendique la supériorité de son

Explorer par rapport à la BM 1200 GS qu'il possédait précédemment... Sûr qu'il a sa place dans le club, celui-

là...

Nous reprenons la route en queue de peloton. D'emblée, je constate l'amélioration du comportement de la

suspension arrière lors du passage des ralentisseurs et dans les ronds-points. Je remonte peu à peu le cortège

casqué, ça limitera les dépassements à faire quand l'horizon s'éclaircira, soit à partir de Menton-St Bernard.

Une fois passée la pointe sud du lac, la route serpente le long des berges, et l'on commence à jouer à saute-

voiture, activité ludique, mais plus éprouvante pour les bras et les jambes du passager. Au bout de quelques

kilomètres, nous tournons sur le droite en direction de Thônes; la voie s'élargit, les camions apparaissent, et le

rythme s'accélère d'un coup, obligeant à mettre du charbon pour suivre. Malgré mes efforts visant à conserver

un minimum de fluidité dans ma conduite, je sens bien que Marc est nettement plus tendu derrière moi. Saute-

camion s'avère forcément plus musclé que saute-voiture, et je finis par me retrouver coincé derrière un 38

tonnes à l'amorce d'un virage; je fais signe à mon passager de s'accrocher fermement à ma taille en prévision

de la sortie de courbe. Un oeil à gauche, petit bout droit, personne en face, gaz en grand, je déclenche la foudre

et je sens les mains de Marc s'enfoncer dans mon ventre. Juste l'espace de quelques secondes, le temps d'effacer

le poids-lourd, puis de couper lez gaz pour le virage suivant. Nous recollons rapidement au reste du paquet en

arrivant à Thônes, qui marque la fin du monde civilisé. Au-delà commence la montagne, et l'on comprend très

vite que ce n'est plus la même histoire. La gestion du passager devient alors le critère prédominant, et je doute

que Marc apprécie pleinement le mode arsouille. Deux bouts droits, trois freinages, je perds le contact.

Première chicane mobile, je rattrape les deux loustics qui me précèdent, et je double la caisse dans leur sillage.

Deuxième bagnole, pas vraiment de place, tout seul, ça le fait, mais là, je laisse tomber et me rabat sagement.

Déjà plus personne dans mon rétro. Fin des hostilités, retour en mode ballade. Le ciel s'est éclairci. Le soleil

fait son apparition. Nous atteignons le village de Manigod. Plus qu'à trouver le Restaurant des Sapins.

Mon passager se mue en co-pilote. “ Entrée Manigod ”, on a dû passer devant. Demi-tour au milieu du village.

Nous croisons plusieurs camarades qui continuent tout droit. Sortie de bourg; pas de restaurant. La route est

étroite et la manœuvre semble hasardeuse. J'invite Marc à descendre avant de procéder à un demi-tour

laborieux. C'est qu'elle pèse son poids, la baleine bleue! Nous remontons jusqu'au village et Marc décide de

s'en remettre au guidage satellite. La Multistrada de Yannick et Martine tourne vers la gauche. “ Non, non ”,

me dit Marc, “ continue tout droit ”. Je m'exécute docilement et nous sortons du bourg par une petite route qui

s'enfonce dans la montagne. Pas de restau. Je roule maintenant au ralenti. “ Continue, continue, mon GPS

m'indique qu'on y est presque; là, après le virage à gauche ”. Une ferme, des sapins, et la route qui rétrécit de

plus en plus... Bravo, le GPS, cette fois, on est perdus, et ça va pas être de la tarte pour faire demi-tour à

nouveau. Deux bons kilomètres au ralenti avant de trouver assez d'espace pour effectuer la manœuvre. Le ciel

est maintenant totalement dégagé, et le paysage est à couper le souffle. Nous sommes vraiment à flanc de

montagne, entourés de sommets, en pleine nature. J'ai coupé le moteur.

Quelques fermes en contrebas, des vaches qui paissent tranquillement. Un vrai moment d'éternité. Un coup

d'œil à la carte. Les Daumas avaient raison, il fallait prendre à gauche au milieu du village. Nous rebroussons

chemin sans perdre une miette du décor somptueux au milieu duquel nous évoluons. Arrivons bons derniers

au col de la Croix Fry. Les motos sont alignées devant le restaurant, et l'apéro est déjà bien entamé en terrasse.

Marc me remercie à nouveau pour cette expérience inattendue, dont il ne soupçonnait pas qu'elle puisse être

aussi physique. Et encore, on a dû dépasser 6000 tours juste une fois, en dépassant le camion... Pas de gros

freinage non plus, juste un enroulage rapide... “ Ne fais jamais subir à ton camarade... ”

Idée originale pour le repas de ce midi: une pierrade particulièrement conviviale et appréciée de tous. Le gratin

dauphinois était pas mal non plus!

Les accros de la sieste quittent la table avant le dessert. Tandis que Jean-Yves se dirige vers un carré d'herbe

fraîche, je repère un terrain de jeux déserté avec de gros tapis en mousse qui devraient s'avérer parfaits pour

gommer les aspérités du relief. Bingo! C'est moelleux à souhait. Quinze minutes de rêverie silencieuse, bercé

par le son des cloches qui tintent dans la vallée. Maigre consolation pour les affres de la nuit passée. Avalé le

dessert, et déjà il nous faut reprendre la route. Christiane a négocié le guidon de sa machine avec Marc, et

m'assure de sa compliance en grimpant derrière moi.

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J'ai déjà eu l'occasion de l'emmener il y a quelques années à l'arrière de l'Aprilia Falco, bien plus sportive et

bien moins confortable que la GTS, et je me souviens qu'elle avait adoré. “ Tu peux y aller ”, me dit-elle,

“ plus ça va vite et plus j'aime ça... ” Le genre de truc qu'il ne faut pas me dire deux fois... Je me place d'emblée

dans le sillage du groupe de tête pour attaquer l'ascension du col des Aravis, et la fête commence. Cette fois-

ci, pas question de se laisser décrocher. Tous les chevaux sont mobilisés, zone rouge à 10500, et les repères

de freinage sont repoussés juste avant le panneau “ Trop tard ”... Hé! C'est qu'elle marche, ma grosse baleine,

poussée copieuse dans les tours, freinages de trappeur malgré la garde au levier, prises d'angles de ouf, la

totale...

Seule la pression des adducteurs de ma passagère sur la face externe de mes cuisses me gêne un peu en phase

de freinage, mais faut bien qu'elle trouve un moyen pour ne pas me passer par-dessus!!! La descente du col se

poursuit sur le même tempo, et notre équipage se comporte de manière impeccable, sans l'ombre d'une mise

en danger. Purée, quel pied de rouler comme ça! Nous arrivons à l'embranchement de la route de Flumet, et le

groupe des furieux s'arrête pour attendre le reste de la troupe. J'en profite pour demander à ma passagère si

tout se passe bien. Elle a l'air enchantée de la machine comme du pilote. “ En plus, j'ai jamais l'occasion de

rouler devant avec vous, c'est trop génial!!! Et moi, je te gêne pas trop avec mes genoux?!” “ ... ben, un p'tit

peu sur les freinages, mais c'est pas un problème... ”

Ça repart devant, direction le col des Saisies, mêmes décors, mêmes costumes, mêmes acteurs; je sens bien

que ma passagère travaille à trouver des solutions, la pression de ses cuisses se fait moins forte sur les miennes.

Je perçois quelque chose qui s'insinue sous mon bras droit, et je vois son gant en appui sur le réservoir pour

l'empêcher de me rentrer dedans... Nickel, elle se débrouille parfaitement, on va pouvoir continuer à attaquer!

La station des Saisies est déserte; la saison d'été est terminée, la saison d'hiver est encore loin. Nous quittons

le béton pour redescendre dans la vallée. La route se fait plus large, les vitesses plus élevées, les freinages plus

appuyés à l'abord des lacets. L'improvisation fait place à la technique. Le plaisir a changé de nature, mais il

est toujours bien présent... Dernier lacet, dernier bout droit avant la vallée. La fête est finie, cette fois. Il est

temps d'aller au ravitaillement.

Le ciel se couvre à nouveau alors que nous faisons le plein, les yeux écarquillés et la banane aux lèvres.

Balayées les angoisses de la nuit: le freinage?! Ah! ben si, le levier, il a encore pris vachement de garde... la

conso d'huile?! Ah! ben zut, je suis presque au mini... le pneu avant?! Ah! ben merde, je suis aux repères

d'usure à gauche... Bon, j'espère que ça vapas m'empêcher de dormir la nuit prochaine!

Le reste de la troupe nous a rejoint, Marc a retrouvé ses camarades habituels et prend un plaisir certain au

guidon de la petite BM 800 R de Christiane. Jean-Marie a repris sa place devant et nous emmène vers

Albertville sous un ciel de plus en plus menaçant. La route, encore plaisante jusqu'aux abords de la ville,

s'encombre du trafic inhérent à la civilisation. La pluie se met à tomber discrètement au moment où notre

guide nous quitte pour regagner ses pénates, et nous nous dirigeons en convoi jusqu'à Saint Pierre d'Albigny,

dernière étape du jour, pour un dernier (?!) godet, avant de rentrer à l'hôtel dans les embouteillages.

Avant de passer sous la douche, nous essayons de démarrer la Guzzi de Marc à la poussette, ce qu'elle accepte

de bonne grâce une fois passée la compression... Bien. Nous pourrons rééditer la manœuvre demain matin afin

de déposer la malade à la clinique locale, ainsi que Marc en a convenu avec le concessionnaire.

Un peu de graisse sur la chaine, un cruchon d'huile dans le moteur, la GTS est prête à reprendre la route demain

matin, dans une configuration qui reste à définir.

Lavé, shampooigné, rincé au propre comme au figuré, vêtu de frais, je rejoins le bar de l'hôtel où quelques

membres du club prennent un apéritif. Pascale et Louis fulminent: une visite de la cave du château avec

dégustation, programmée de longue date, a dû être annulée faute de participants...

N'étant moi-même pas au courant, je fais profil bas et me dirige, hors les murs du château, vers le bar le plus

proche où je retrouve les (autres) fautifs attablés en terrasse ; je me fais l'écho de l'exaspération des

organisateurs, qui ont semble-t-il pêché par défaut de communication; la discussion s'engage alors sur

l'inflation persistante du coût des sorties, et sur le caractère optionnel et rétribué de la dégustation en question,

ce que j'ignorais également... Il est donc décidé de proposer un report de la visite de la cave au mercredi, si

c'est encore possible, libre à chacun d'y participer ou de s'en abstenir...

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Une dernière tournée de pastis, il est temps de rejoindre l'hôtel pour passer à table. Tartare de saumon aux

aromates, vinaigrette au citron, tranche de gigot d'agneau, gratin de crozets et tomate confite, entremet

framboisier et son sorbet... On comprend mieux l'inflation des prix...!

Au moment de la distribution des road-books, Patricia s'approche de moi: “ Dis donc, Alain, comme

Dominique n'est pas là, tu pourrais nous faire un petit compte-rendu de la sortie, s'il te plaît? ” “ Euh, ben oui,

bien sûr... ” Bien sûr, bien sûr, feignant comme t'es, ils le tiennent pas, ton compte-rendu... “ Faut juste que je

trouve un peu de temps... ” Un peu de temps, et un peu de notes, aussi, pasque vu la dégradation de tes

performances mnésiques, y risque de pas en rester grand-chose de la sortie, si tu t'y mets dans 3 mois... Bon,

allez, tu montes dans ta chambre et tu commences tout de suite. Bonne nuit, les amis...

Mardi 30 septembre 2014

Dehors, il pleut. Réveillé depuis 5H03. De quoi ce jour sera-t-il fait?!

A la bourre, toujours, malgré le réveil anticipé. Premier au p'tit déj', dernier au paddock. Sauf que là, en plus,

Marc doit m'attendre avec sa Guzzi, en admettant qu'elle ait bien voulu démarrer à la poussette. C'est bon, elle

chauffe doucement sur le ralenti.

Départ sous la pluie. Christiane et Jean-François nous accompagnent jusqu'à la concession où l'évocation

diagnostique est plutôt pessimiste. “ Le démarreur, ou les charbons, c'est la maladie sur ces machines, surtout

à l'approche des 40 000 kilomètres. Je vais tâcher de regarder ça, mais s'il y a besoin de pièces, ça ne sera pas

prêt avant dix jours. ” Palabres. On convient de laisser Marc avec Jean-François, au cas où le mécanicien

s'occuperait de la Breva tout de suite. On peut rêver... Christiane lui laisse sa moto et remonte derrière moi.

La galère commence dès la sortie de la concession. On prend à gauche, ou à droite?! La pluie, la presbytie

démultiplient l'angoisse. Mon regard glisse sur les panneaux, mon cerveau n'intègre rien. Christiane suggère

de reprendre la voie rapide en sens inverse, retour vers la case départ, mais les indicateurs me narguent. “ Lyon-

Genève ” ou “ Albertville ”?! “ Il faut qu'on aille vers le Sud... ” OK, le Sud. C'est où, le Sud?! Du coup, je

loupe les deux bretelles d'accès à la 4-voies, celle qui va vers le Nord, celle qui va vers le Sud. Acte manqué?!

On se retrouve embarqués dans une rue ascendante. Faire demi-tour, mais où?! Une entrée de parking. Je

demande à ma passagère de descendre, et je fais ma manœuvre avec une gaucherie de débutant. La vieille

métaphore de l'albatros... On choisit Albertville, et on se retrouve sur cette putain de 4-voies bondée sous la

flotte. Oh, merde! C'est pas vrai, on l'a prise dans le mauvais sens! J'hésite, je tergiverse. Une voix tranquille

me dit “ A droite, massif de la Chartreuse, c'est bon, ça doit être là. ”. Clignotant, file de droite, on se retrouve

dans une banlieue sinistre. “ Regarde le panneau, là, on a qu'a suivre ça, ça va bien nous mener quelque part... ”

Un oeil sur le road-book, ça a l'air de coller. Doit avoir une boussole dans la tête, cette fille-là, elle est en train

de nous sortir de ce merdier. “ Col du Granier ”, c'est bon, on va pouvoir commencer à rouler!

Ascension laborieuse entre les plaques de bitume luisant. Elle est bien loin, la superbe d'hier, malgré la bonne

volonté indéniable de la grosse GTS et la docilité discrète de ma passagère. N'empêche, elle assure, Christiane,

aussi bien dans le rôle de co-pilote ce matin que dans celui de sac de sable hier lors de la folle ascension du

col des Aravis. Elle dirige efficacement notre équipage à travers la montagne. Entremont-le-Vieux, Saint Pierre

d'Entremont, Saint Christophe de Cuiers, gorges escarpées, revêtement humide, la pluie pourtant a l'air de se

calmer. Travaux dans la vallée. On quitte le road-book et on jardine un peu... Entre-deux-Cuiers nos cœurs

balancent, on a fait toutes les entrées de la ville avant de trouver la route d'Aiguebelette, puis de longer le lac

sous la grisaille.

Les bécanes sont faciles à repérer. On aura encore loupé le premier arrêt-café. Les machines de Marc et Jean-

François sont là, elles aussi; z'ont pas dû trop suivre le road-book, ces deux-là... Qu'est-ce que c'est que

c't'ancêtre?! Une mamie VFR rouge à la selle assortie, sacoches souples à l'ancienne, pot racing Kifédupotain...

Nous v'là revenus 25 ans en arrière, au temps des 1100 GSX, des 1200 FJ, des 750 GSX-EF, des V Max,

l'époque des débuts du MCM, l'époque de Salers et des premières étoiles... Les camarades discutent en buvant

un canon. Marc s'est isolé, pendu à son téléphone entre son assistance et le concessionnaire Guzzi qui n'a

toujours pas examiné la Breva.

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Sur une table, un casque GPA d'époque, état neuf. Sûr qu'il doit aller avec la VFR. A côté, un bock à la main,

un petit moustachu goguenard. Sûr qu'il doit aller avec le GPA. Raté, Tryphon, Jean Pierre a un Shark blanc,

et le GPA coiffe une longue natte blonde qui s'affiche à l'arrière de la VFR de Gilles... Pascal nous a amené

ses potes de jeunesse, de la vraie, celle d'antan, quand ils sillonnaient les routes du Bugey en rêvant de devenir

champions. La discussion s'engage sur des temps révolus où nous partagions les mêmes rêves à défaut de

partager les mêmes routes. Hophophop, il est temps de repartir. Christiane reprend sa place à l'arrière de la

GTS, et je me cale dans le sillage de nos nouveaux amis. Aujourd'hui, c'est le jour du partage pour de vrai...

Joli, le petit pot sur la 650 Bandit de Jean Pierre! La chaussée reste humide, mais la pluie a cessé. Le rythme

s'accélère, le peloton s'étire, et les instincts guerriers remontent à la surface; on se fait doubler, on prend la

roue du doubleur, on remonte jusqu'à la tête de file, et on essaye à nouveau de rattraper le wagon précédent.

Dépassement un peu court, je rentre un rapport et j'accélère à fond...

Et je sens ma passagère qui s'envole les pattes en avant! Holà bijou, va falloir voir à se calmer!!! Ah c'est sûr,

sans top-case, point de salut! Juste couper les gaz pour qu'elle reprenne ses appuis, voilà, tout est rentré dans

l'ordre... Marc, t'as aucune idée de ce à quoi tu as échappé hier... On laisse sur notre droite l'abbaye de

Hautecombe, et on gagne la pointe nord du lac du Bourget avant de redescendre vers le col de Chambotte, une

petite étroite, piégeuse et défoncée qui nous amène au restaurant du Belvédère.

La salle s'étire au long des baies vitrées, vue

imprenable sur l'abbaye de Hautecombe de

l'autre côté du lac, enfin, ça c'est ce qu'il y a sur

le prospectus, parce que dans les faits, on y voit

que pouic, que de la nuée, de la boucaille, de la

brume, des nuages, rien en somme... De temps

à autre, une trouée fugace permet d'entrevoir

l'abbaye qui disparaît presqu'aussitôt... Douce

chaleur, douce torpeur au gré des conversations

perçues en pointillé. Soudain la nuée se déchire

et le soleil revient. Les uns quittent leur chaise

pour admirer le lac, puis le ciel se referme et

l'on revient manger.

Ersatz de sieste dans l'herbe mouillée, en combine de pluie, cela va de soi... Quelques gouttes de pluie, vite,

le dessert, les moteurs vrombissent à nouveau...

Cette fois, la pluie a cessé pour de bon, et le roulage se fait plus musclé, même si des plaques d'humidité

subsistent un peu partout, empêchant les moins téméraires de se lâcher complètement sur les portions rapides

de la D 911 qui nous mène à nouveau vers Saint Pierre d'Albigny. Dans ce contexte, la descente du col du

Frêne requiert beaucoup de concentration et de délicatesse, le train avant de mon bombardier lourd ayant de

plus en plus de difficultés à s'inscrire dans les épingles glissantes. Arrivé à Saint Pierre, ma décision est prise:

je fais l'impasse sur le pot et la dernière partie du road-book, je largue sèchement ma valeureuse passagère à

qui voudra bien la prendre en charge, et je file à Chambéry changer mon pneu avant pour pouvoir profiter

pleinement et sans arrière-pensée de la météo clémente qu'on annonce pour le reste de la semaine...

Paoli Motos, Ravoire. Acceuil et efficacité au top.

Une heure plus tard, je repars avec une gomme neuve et une machine transfigurée. Aurais-je encore le temps

de retrouver la troupe en remontant le road-book à l'envers?! Montée vers le Revard pour un rodage rapide.

La route est sèche, maintenant, et je vole de virage en virage, effaçant les voitures qui ramènent chez eux les

travailleurs de la vallée. La volumineuse GTS est métamorphosée, précise, presque légère, infiniment plus

facile qu'en début d'après-midi. Lieu-dit “ les déserts ”, à quelques kilomètres de La Féclaz, je ralentis, je

cherche un souvenir. Un grand gauche serré, un long bout droit à peine marquée par une cassure à droite... Je

reconnais l'entrée du chalet. Je m'arrête sur le bas-côté, je coupe le contact, je ferme les yeux...

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Février 76, vacances studieuses avant les examens

de chimie de 1ère année. J'arpente la route qui

monte des déserts à La Féclaz, mes feuillets à la

main. L'air est vif, le ciel clair, et le soleil inonde

la montagne. Dernier chapitre, “ les

mucopolysaccharides ”, imbuvable... A défaut de

comprendre, je m'efforce de mémoriser les noms

et les formules, mais le cœur n'y est pas. Ni le

cœur, ni la tête. Je lis à haute voix, mais je ne

retiens rien... Je ne pense qu'à elle, que je revois

demain après quatre mois de séparation. Tandis

que j'intégrais la faculté de médecine de Rennes,

elle partait faire la saison à Barcelonnette, huit

mois comme femme de ménage dans un hôtel

détenu par le port autonome de Marseille, en

attendant de commencer ses études d'auxiliaire de puériculture à la rentrée prochaine. On s'écrit tous les jours,

on se téléphone toutes les semaines, on garde un contact aussi étroit que possible pour ne pas laisser la place

aux rencontres, aux assiduités, pour être ensemble encore en Mai, quand elle reviendra... C'est que j'en ai

rencontré, moi, des nanas, depuis que je suis à la fac, c'est qu'elle a dû en croiser, elle, des mecs, depuis qu'elle

va de chambre en chambre pour tout remettre en état...

Demain matin, Chambéry, le car jusqu'à Grenoble, puis le train jusqu'à Gap.

Elle m'attendra à la gare, son patron doit la descendre. Demain soir dans sa chambre, après son service, toute

une nuit ensemble, puis son jour de repos, avant de reprendre le train dans l'autre sens, retrouver ces foutus

mucopolysaccharides, qui, de toutes façons, ne tomberont jamais à l'examen...

Un son, dans la montagne, qui enfle petit à petit. Un hurlement sauvage qui cesse brutalement, puis reprend

de plus belle, déchirant le silence de cette matinée ensoleillée. Le chant d'un “ quatre-en-un ” qui monte de la

vallée. Je me suis arrêté, tout entier pendu à cette musique céleste qui se rapproche rapidement. Elle doit être

en contrebas, maintenant, je perçois la pétarade du moteur coupé à l'abord des virages, suivie de son cri rauque

quand il monte dans les tours, haché par le passage ultra-rapide des vitesses. Il coupe, j'entends plus rien, il

doit arriver dans le grand gauche avant le chalet; ça y est, je l'aperçois, j'entends à nouveau la furieuse

cavalcade des chevaux qui montent à l'assaut de la zone rouge. Un phare chromé, un grand guidon, et ce son

qui enfle en s'approchant de moi. Debout immobile sur le bas-côté, je la suis du regard tandis que le souffle

de son passage me dévaste...

Une expérience sensorielle que je retrouverai bien des années plus tard, entre Brandywell et Windy Corner sur

la Snaeffel Mountain Road de l'ile de Man... Déjà le hurlement s'éloigne en montant vers La Féclaz. Une 900

Kawa. Le must. Putain, quel pied! Un jour, je reviendrai sur cette route, et c'est moi qui serai au guidon de

mon quatre-cylindres, c'est moi qui frissonnerai en passant devant le chalet, et peut-être que ce jour-là, un ado

amoureux me boira du regard en se disant “ quel pied! ”... J'ouvre les yeux. Personne sur le bord de la route.

Juste le jour qui descend sur mes vieux souvenirs. Rentrons vite à l'hôtel retrouver nos amis...

Douche rapide, tenue de ville, je descends à pied jusqu'au troquet où la section Joe Bar Team a établi ses

quartiers, et je prends le train de l'apéro en route. Un pastis, un deuxième, “ mais jusqu'où ira-t-il?! ” semblent

se demander mes camarades qui s'imaginent toujours que je suis un ascète... Mais non, petit bras, tout au plus...

M'enfin c'est vrai qu'avec un peu d'anisette dans le cornet, la vie devient d'un coup plus légère... De retour à

l'hôtel je tombe sur Marc qui a lui aussi accroché un sourire sur sa mine renfrognée, et arbore fièrement une

chemise rose comme son humeur retrouvée. Finalement, ce n'était que la batterie! Demain, l'aigle de Mandello

volera de nouveau sur les Alpes, veillant de son œil acéré sur l'attachiante Breva...

Soirée de gala au château des Comtes de Salles. Dîner-concert, repas gastronomique et trio de jazz. Pascal m'a

réservé une place près de Jean-Pierre, un puit de savoir en matière d'art motocycliste, et il se fait une joie de

nous entendre confronter nos connaissances dans ce domaine. Les premiers échanges, prometteurs, concernent

l'Ecole fameuse des Grands Prix 250 du milieu des années 90, dont les maîtres, hormis le japonais Tohru

Ukawa, le français Olivier Jacque et l'allemand Ralph Waldmann, relèvent en majorité de l'Ecole Italienne:

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Luca Cadalora, Loris Capirossi, Doriano Romboni, et... Max Biaggi, l'idole absolue de notre biologiste

marseillais, la tête de turc préférée des fans de Valentino Rossi (c'est à dire au moins Jean-Louis et moi)... “ Tu

crois qu'il a été champion du monde, Tetsuya Harada?! ” “ Non, je crois pas, il a jamais réussi... ” “ Mais si,

j'te dis, en 93, l'année où il a déboulé sur le Continental Circus avec la Yam Telkor... ” “ Y avait qui d'autre,

sur la Yam, cette année-là... Pier-Francesco Chili, je crois, et puis l'allemand, là... comment il s'appelait...

Schmid, Jochen Schmid, l'a jamais rien fait avec... ” “ Ouais, ouais, t'as raison, Schmid, il roulait sur la Yam

à Magny-Cours en 92, quand on était allés avec France et Dominique, Jean-Louis, Christian, Dany, et les

gamins... c'était le 1er GP 250 de Jean-Michel Bayle sur une Honda RS privée... “ VAS-Y, JEAN-MI... ” t'as

raison, elle avançait pas, la Yam, c'est l'année d'après qu'elle roulait comme une balle... ” “ ... avec Harada

dessus, justement... “ “ Et chez Aprilia, Biaggi était déjà là? ” “ Mais non, il est arrivé en 94, l'année d'avant,

il avait une Honda RS privée... ” “ ... comme Jean-Mi... ” “ Ouais, c'est ça, sauf que la sienne, elle marchait le

feu de Dieu... ” “ C'était pas Kanemoto qui la préparait?! ” “ Ouais, probab'... mais alors, y avait qui, chez

Aprilia...?! ” “ Oh ben, ch'ais plus... ” Le genre de conversation qu'intéressera jamais que nous...

On a fini par sortir les smartphones, Harada a bien été champion, cette année-là...!

Jusque-là, tout allait bien. Annie était morte de rire en écoutant ces vieux gamins discuter dans leur cour

d'école. C'est juste après que ça a dérapé. On nous a apporté un pâté chaud de lapin à l'estragon, mais alors,

une pure merveille; du coup, on a arrêté de parler pour mieux le déguster, et le dîner en musique s'est

transformé en concert en dînant. La faute à Véronique. “ Cry me a river ” a changé la face de la soirée. Ça

m'a fait penser à la scène de la chanteuse de cabaret dans les dessins animés de Tex Avery. Instinctivement,

j'ai cherché le loup du regard, et je l'ai trouvé tout de suite, les yeux exorbités, la bave aux lèvres, la langue

pendante, ensorcelé par la sensualité ondoyante de Véronique... Cry me a river, en hommage à toute la flotte

qu'on avait pris sur la tête le matin de ce jour somptueux, cette chanson a signé la fin de nos radotages de

vieux croûtons casqués. On a retourné nos chaises pour ne rien manquer du spectacle.

Véronique nous en a mis plein les yeux et plein les oreilles. Dans l'enthousiasme général, Chuck a quitté sa

chaise pour aller prendre la basse, et il s'est éclaté comme au guidon de sa belle R 1150 RS sur la route en

début d'après-midi. J'ai même entendu une voix ronchonner “ La vie est pas juste; y'en a qu'on tout: belle

situation, beau gosse, bon coup de guidon, et en plus, il joue de la basse comme un dieu... ” Jaloux, va... Le

concert a duré pas loin de deux heures, on a avalé notre cabillaud sauce pesto et son risotto aux champignons

(excellent!) sans y faire plus attention que ça. Et puis les road-books sont arrivés, on a dégusté une tarte aux

poires et son coulis de fruits frais, et on est allés se coucher après avoir joué les groupies autour de la belle

Véronique...

De quoi de mieux ce jour aurait-il pu être fait...?!

Mercredi 1er Octobre 2014

Enfin une nuit correcte! Est-ce la délicieuse soirée d'hier?! La pression qui tombe à l'approche du terme de la

sortie?! La satisfaction d'avoir retrouvé un peu de frein et du grip à l'avant?! En tout cas, j'ai bien dormi et le

ciel a l'air à peu près dégagé. Roulage solo, enfin. Je vais pouvoir reprendre ma place dans le paquet de furieux

et me régaler de joutes à armes égales... Encore qu'à bien y réfléchir, je n'aurais pas été si puni que ça à jouer

les chauffeurs. Je suis aussi satisfait de ma démarche initiatique auprès de Marc que de l'arsouille avec

Christiane le lundi; quant au roulage d'hier, de toutes façons, il n'y aurait pas eu beaucoup plus de plaisir à

prendre, alors...

Il n'empêche, je piaffe d'impatience dans la cour du château avant de prendre mon envol!

Un nouveau camarade de jeu nous a rejoint ce matin. Il s'appelle Michel, il roule sur une Triumph Tiger 800

(très bon choix!), il fait partie de l'AAAPD (Amicale des Anciens Amis de Pascal Dupuis) et il a l'air réservé

et très gentil. Les machines s'ébranlent. Putain, Michel, qu'est-ce que tu fous, on est coincés, là... Et ben voilà,

on est partis dans les derniers, et le jeu des feux tricolores va se charger de nous faire perdre d'emblée le

contact avec le groupe de tête. Nous nous retrouvons une fois de plus englués dans les embouteillages,

incapables de tracer notre chemin dans la périphérie de la ville.

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C'est alors qu'un ange gardien nous rattrape et nous prend sous son aile, enfin sous celle de son scottaire. Sois

louée, Sainte Pascale, grâce à toi et à ton arrogante monture, nous allons pouvoir nous extraire de ce bourbier

infâme et rejoindre nos frères d'armes pour les humilier sauvagement. En deux coups de cuillère à pot, nous

voilà sortis de la mélasse urbaine. Funeste ingratitude, nous laissons sur place l'organisatrice et son fier

équipage au sortir des faubourgs; elle a beau être gentille, faut pas qu'elle s'attende à ce qu'on la prenne dans

notre aspi... La montée du petit col de l'Epine est menée tambour battant. Pris en sandwich entre Philippe The

King (of the Twin) et moi-même, qui ne suit, soit-dit en passant, pas le dernier des manchots (!), Michel a l'air

beaucoup moins timide un guidon entre les mains. Il enquille même comme un sagouin, limite limite à l'entrée

de certains virages et à la sortie de certains autres... C'est souvent le problème, quand tu roules fort avec des

mecs que tu connais pas, t'as tendance à te méfier, on en a déjà vu rouler un peu au-dessus de leurs pompes,

et vaut mieux garder un minimum de marge supplémentaire... M'enfin, si ça se trouve, le Michel, il pense

exactement la même chose de Philippe qui vole devant lui sur sa BM magique... Mais non, il est super-propre,

Leroy... Le nombre d'arsouilles qu'on a partagé tous les deux, et le “ c'était génial! ” qu'on échange à chaque

fois.., Elle lui va bien, la 1200 R, pas mieux mais pas moins bien que la Ducat'... ou la VTR... ou la Sprint...

c'est marrant, j'ai aucun souvenir de lui sur la 600 CBR, par contre, je me souviens très bien de sa grosse erreur

de casting, la Daytona 955, cet espèce de tape-cul caractériel robuste comme une porcelaine de Chine... Bon,

rester concentré sur la Tiger de Michel qui virevolte de virage en virage, sinon je vais finir par me faire

décrocher... A force de rouler sport, on a fini par recoller le paquet qui nous précéde, mais le profil de la route

prédispose moins à l'attaque forcenée. On se contente de suivre, et c'est très bien comme ça.

On finit même, au bout de quelques kilomètres, par rejoindre un grand axe sans intérêt qui nous mène à Aoste,

où une halte est prévue pour nous désaltérer à grands coups de vin blanc. Aoste, c'est marrant, comme le

jambon! Et ben justement, crétin, c'est pas COMME le jambon, C'EST le jambon!! Ah bon?! J'étais persuadé

que c'était italien, le jambon d'Aoste... C'est fou le nombre d'idées préconcues qu'on peut se trimballer... Ben

ouais, c'est comme les BM... Comment ça, les BM?!... Rien, rien, laisse tomber... Comme j'aime pas le vin

blanc, surtout en milieu de matinée, j'ai nettoyé le phare et la bulle de ma moto avec l'eau de la fontaine près

de laquelle on s'est arrêtés. Qui a dit "comme ça, elle est moins moche..."?! En plus, il le pense même pas !

Voilà, comme ça, t'es quand même plus présentable, ma grande. Pas choucard, le centre-ville d'Aoste, pas de

quoi s'attarder, j'ai même pas vu une charcuterie! On repart en suivant la D 1516, une grosse départementale

sans intérêt, jusqu'à la Tour du Pin, puis on reprend une route plus savoureuse qui nous mène à Virieu.

J'ai repris ma place à l'avant de la horde, qui suit la "Grosse Terreur" blanche de Louis. Christian, Jean-Louis,

Philippe, Pascal, mon gang, et puis Yannick, Guy et Jean-Yves, Michel aussi est avec nous; ça enroule propre

et vite, à défaut d'arsouiller. C'est bien. J'aime ça. Pas d'adrénaline, juste du plaisir simple. Après Virieu, la

route redevient plus monotone; les panneaux indiquent le lac de Paladru, on a l'air de tourner autour, mais à

distance. Et puis d'un coup, on tombe dessus: un petit lac, un peu comme celui d'Aiguebelette qu'on a vu hier.

On arrive au restaurant, à Charavines, pointe sud du lac.

Le ciel s'est complètement dégagé, et le soleil brille à nouveau au dessus de nos têtes. Casquette de rigueur

pour l'apéro sur la terrasse. Photos de groupe pour fixer le temps, le temps qu'il fait ce premier octobre deux

mille quatorze, le temps qui passe et qui va bientôt nous séparer à nouveau. Je discute avec les membres de

l'AAAPD; nos parcours de vie n'ont rien à voir, mais on a ce truc en commun, ces deux roues à moteur qui

nous prennent le chou depuis notre adolescence. Gilles, Monique, Jean-Pierre et Michel sont enchantés de

l'ambiance qui règne dans notre petit groupe, ainsi que de l'accueil qui leur est fait. Les amis de mes amis...

Au menu, friture du lac; ça peut pas être gastronomique tout le temps. Malgré le soleil et la verdure, il parait

assez compliqué de trouver un endroit où se poser pour déconnecter un quart d'heure. Je m'allonge derrière la

haie qui longe le parking, je m'envole quelques instants, puis des voix me ramènent à la réalité. Deux couples

de personnes âgées, aperçus dans la salle du restaurant, se dirigent vers le parking. Un vieux monsieur se

promène autour des motos. "T'as vu, Alice, y'a quelques Triumph, quand même... Beaucoup de BMW, mais

quelques Triumph..." Je me dirige vers la GTS pour y accrocher ma sacoche-de-réservoir-oreiller-en-cas-de-

sieste. "Dites moi, jeune homme (!), on en a pas vu beaucoup, des machines comme la vôtre..." Diantre, un

connaisseur! "Non, effectivement. Elle ne s'est pas très bien vendue. Trop en avance sur son temps, peut-être..

mal positionnée, sûrement...!". "C'était une belle machine, pourtant, Monsieur Olivier y croyait beaucoup...

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Vous savez, j'avais un magasin, dans le temps..." " Ah oui?! où ça?" "A Levallois-Perret, en banlieue

parisienne... Levallois Motos, ça s'appelait" "Sans blague, je le connaissais, votre magasin; je m'arrêtais tout

le temps devant la vitrine quand j'allais en vacances chez ma tante à Courbevoie... j'y ai passé du temps, à

rêver sur vos machines..." "T'entends ça, Alice, le monsieur, il connaissait le magasin...! Vous savez, on avait

engagé une Triumph, au Bol d'Or en 71, une Trident..." "C'était la grande époque, avec Percy Tait et Ray

Pickrell..." "T'entends ça, Alice, le monsieur, il se souvient des Triumph du Bol! Ah ça, celle des engliches,

elle marchait plus fort que la nôtre, c'était quasiment une moto d'usine. Nous, on avait un très bon pilote,

Berger, il s'appelait... Il est tombé au Chemin aux Boeufs... pendant près d'une heure, on a cru qu'il était mort...

et puis il s'est réveillé, la trouille qu'il nous a fait... T'entends ça, Alice, le monsieur, il a connu cette époque

là... " "Oh, vous savez, moi, j'avais 14 ans, alors la moto, à part les revues spécialisées, c'était 60 compteur

allongé sur ma mobylette... en 71, j'imaginais pas tout ce qu'il y aurait après..." Alice s'est approchée

doucement. "Allez viens, Marcel, on doit partir." Le bonhomme a les larmes aux yeux. "ça m'a fait plaisir de

vous rencontrer, Monsieur... allez, bonne route, soyez prudent, et profitez en bien..." Ils montent dans une

grosse Mercédès. Alice prend le volant, Marcel a un gros sourire triste posé sur son visage de vieillard, un

sourire d'enfant qui s'est réveillé un instant après un long sommeil. Profitez en bien... Un frisson me parcourt

l'échine pendant que je rejoins mes camarades. Profitons en bien, surtout...

J'avale mon dessert tandis qu'ils finissent leur café. Il est temps de reprendre la route. Roulage en convoi,

tranquille et sans histoire jusqu'à la montée du col du Chat, où le rythme s'emballe d'un coup sur une route

étroite parsemée d'épingles à cheveux. Arrivés au belvédère de Grumeau, qui surplombe l'abbaye de

Hautecombe, nous retrouvons Christian rouge comme une tomate ou une voiture de pompiers. "Ben dites

donc, le Michel, c'est pas du mou de veau! Purée, comment il l'a montée, la route, une vraie spéciale de rallye!

T'aurais vu dans les épingles... et puis propre, avec ça...

J'ai failli pas le suivre!"Ouf, l'honneur du club est sauf, il a que failli pas le suivre... Et puis je me suis gourré

ce matin, il était sûrement pas à la limite, Michel...

Dernière pause avant de regagner l'hôtel. On se désaltère au soleil en admirant (enfin!) la vue sur Aix et sur le

lac, avant de redescendre tranquillement musarder, trafic oblige, jusqu'au petit port du Bourget. J'ai pas

compris pourquoi on a loupé la pose photo sur le port, toujours est-il qu'on s'est retrouvés englués à nouveau

dans les embouteillages jusqu'à l'hôtel. Plein d'essence, pression des pneus, niveau d'huile et suspensions avant

de retrouver le parking de l'hôtel, où Pascal se prépare à remballer son matériel.

Avant de remonter la Tuono, il nous fait la

grâce de descendre la R6 qui n'aura pas eu le

loisir d'arpenter les routes alpestres. C'est

peut-être pas plus mal, finalement, au-delà

de toute considération de conformité, ça

aurait été rigolo cinq minutes, mais beaucoup

trop stressant par ailleurs: la position de

conduite, la raideur des suspensions, les

gommes hyper tendres, l'absence de phare,

de klaxon, de clignotants, de rétroviseurs,

sans même imaginer la température du

moteur dans les embouteillages et le risque

de casse en l'absence de ventilateur... Aucun

regret, par conséquent, mais c'est pas une

raison pour ne pas lui faire prendre l'air!

Séance de photos: elle est tout simplement

magnifique dans sa livrée "Factory Replica",

flanquée de son numéro 114 (c'est celle d'Etienne, alors, Julien, c'est #113), allez, s'te plait, fais la nous

écouter... Whaoouuu! Quelle mélodie... Deux-trois allers-retours sur le parking pour nous faire baver comme

quand on était mômes, voilà, c'est fini, on ramasse le bijou dans la camionnette.

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Pas question de trainer dans les bars après la douche. Ce soir, visite des caves du château avec dégustation de

quatre vins. Après le petit mouvement d'humeur qui a suivi l'ajournement de l'évènement avant-hier soir, tout

le monde a fini par accepter le principe de cette dégustation payante et facultative (un peu comme le catalogue

des options chez BM... ouille, ouille, pas sur la tête... oui, oui, chez les autres non plus, c'est pas donné....ouille,

pas avec les pieds... c'est pas gratuit...), y compris le dernier des irréductibles, à la culture oenologique aussi

pauvre que l'équipement de base chez... ouille, non, je l'ai pas dit... à savoir moi-même, bien parti pour siroter

ma bière tout seul. Bande de lâcheurs dégonflés. Bon. Donc, le maître de céans nous a fait visiter les caves,

après un prologue mystico-philosophique autour d'une sculpture métallique symbolisant la conjonction des

quatre éléments, érigée dans les jardins du château, suivi de l'historique de la mise au jour d'une porte d'accès

extérieur exhumée après des siècles d'oubli. Nous franchissons la dite porte dans un silence empreint de

recueillement. Non, je déconne.

On est excités comme des puces à l'idée de picoler ensemble, et que du bon, en plus. Comme tous les cancres,

je me planque dans le fond, des fois qu'il y aurait interro orale à la fin du topo, d'autant que le chatelain s'est

adjoint l'assistance d'une sommelière aux références impressionnantes. Je me faufile derrière Pascal, grand

amateur de blanc, mais plus porté sur la pratique que sur la théorie. D'autres seraient plus à même que moi de

relater par le menu la plongée fascinante que avons fait ensemble dans ce lieu séculaire rempli de crus

exceptionnels dont certains spécimens pouvaient atteindre des sommes astronomiques. Entre deux fous-rires

étouffés qui m'ont rappelé à bien des égards certaine séance de travaux pratiques de pneumologie en 4è année,

dont je ne garde le souvenir, hélas, que des crampes dans les zygomatiques et les abdominaux, j'ai pu retenir

néanmoins l'intérêt géo-stratégique de l'implantation du Chignin-Bergeron sur les côteaux savoyards, la

richesse de la palette de nuances du Valqueiras rouge, et le caractère pour le moins surfait des cépages de Saint

Emilion, hors quelques grands crus classés, cela va de soi. J'ai beaucoup apprécié, en revanche, le muscat de

Frontignan, surtout après avoir entendu qu'il s'adressait particulièrement à ceux qui n'appréciaient pas le vin...

OK, c'est raccord... J'ai cru comprendre, enfin, que la plupart de ces bouteilles étaient disponibles à la vente,

à des tarifs somme toute très raisonnables.

A part ça, la cave était très belle, très bien mise en valeur, les commentaires des intervenants particulièrement

documentés, et très intéressants pour ceux que ça avait l'air d'intéresser, c'est-à-dire la majorité de l'assemblée,

il faut bien le reconnaitre... Quand je disais que je n'étais pas le plus compétent pour relater ce moment rare

de convivialité...

En tout cas, avec Pascal, on a bien rigolé, et j'ai vraiment pas regretté mes quinze euros...!

Du coup, on est passés directement de la cave à la salle de restaurant située juste au dessus, avec un plancher

vitré qui permettait de faire coucou aux retardataires les plus captivés.

Dernier repas, bavarois d'artichaut et son coeur de foie gras, dernières conversations, pavé de rumsteack, sauce

reblochon, oignons confits et pommes délicatesses sautées, discours des officiels, biscuit St Antoine et son

sorbet pomme verte, remerciements et félicitations aux organisateurs...

Patricia s'approche de moi "Dis donc, Alain, t'oublies pas le petit compte-rendu, hein... pour le site..."

Oh! putain, 'reusement qu' j'ai pris des notes!

Epilogue

Jeudi 2 Octobre 2014

Une sortie du motoclub se termine officiellement au moment où on quitte l'hôtel, camp de base où nous aurons

passé quelques moments inoubliables. Pour une fois, je ne suis pas parti à cinq heures du matin, en catimini,

l'estomac dans les talons, en poussant ma fidèle monture chargée jusqu'à la gueule pour pas vous réveiller, au

risque de nous foutre par terre tous les deux, et avec la certitude d'être en sueur au bout de trois minutes.

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Je me suis réveillé à une heure décente, j'ai déjeuné tranquillement, je suis allé saluer mes camarades qui

s'apprêtaient à traverser la France pour rentrer chez eux, puis je me suis préparé, sereinement, à reprendre la

route avec Christian et Dany, mes compagnons fidèles.

La route de montagne jusqu'à Saint Marcellin, les retrouvailles avec Claire Ortéga, les deux cents bornes

avalées l'après-midi dans le Vercors avec Pierre, le dîner, tout ça, c'était déjà plus votre histoire, mais la mienne.

Le lendemain matin, alors que Pierre et Claire partait travailler, la BMW blanche de Christian et Dany a mis

le cap vers le Sud, tandis que j'entamais ma route de retour. Douze heures de traversée, sans ennui, sans

histoire, en pensant déjà à ce que j'allais pouvoir écrire. Il m'a pourtant fallu attendre le mois de décembre

pour trouver le temps nécessaire pour m'atteler à cette tâche. Ce récit, forcément imprécis, forcément subjectif,

forcément inexact, n'est que le reflet de ce que j'ai vécu entre le 28 septembre et le 1er octobre de cette année

2014. Certains d'entre vous auront vécu des choses très différentes, mais j'espère avoir fourni suffisament de

repères spatiaux et temporels pour que chacun des participants à cette sortie garde à jamais le souvenir de ces

jours que nous avons passé ensemble.

A bientôt, mes amis!

Alain Tazartez, le 28 décembre 2014