progressisme et pragmatisme chez john dewey
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Mai 2010
Progressisme et pragmatisme
chez John Dewey
Omer Moussaly
Un accord est Ă©tabli entre thĂ©oriciens au sujet de la signification du progressisme. Il sâagit de changements en mieux, de passages Ă un niveau de perfection plus Ă©levĂ© et dâamĂ©liorations dans la condition humaine. Bien quâil y ait entente sur la substance, il nâen demeure pas moins quâune divergence dâopinions se manifeste dĂšs quâil sâagit de prĂ©voir lâavancement dans une situation donnĂ©e. Y a-t-il lieu dâĂ©tablir un lien de cause Ă effet comme il est dâusage dans le domaine scientifique? Ou serait-il plus judicieux dâĂ©voquer le caractĂšre alĂ©atoire du phĂ©nomĂšne, en rappelant que certaines conditions, bien quâelles soient nĂ©cessaires, sâavĂšrent souvent insuffisantes?
Traitant de la question de mĂ©liorisme, John Dewey considĂšre que les gains matĂ©riels ne composent pas la grosse part de lâamĂ©lioration, Ă moins de les conjuguer Ă une bonification de la dimension spirituelle et de les coupler Ă un contexte de libertĂ©, de dĂ©mocratie et Ă la
volontĂ© de rĂ©ussir lâalchimie. Afin de trouver des solutions aux problĂšmes soulevĂ©s par son enquĂȘte, il sâarme dâoutils empruntĂ©s au pragmatisme et rĂ©habilite lâimagination qui sous-tend la crĂ©ation artistique.
La perfectibilité humaine
En premier lieu, Dewey considĂšre que la perfectibilitĂ© repose sur la construction dâidĂ©es-types, Ă fonction opĂ©rationnelle, susceptibles de crĂ©er un monde nouveau oĂč la rĂ©flexion ne soit pas inhibĂ©e. Ă cet effet, Dewey recommande :
To seek after ideas and to cling to them as means of conducting operations, as factors in practical arts, is to participate in creating a world in which the spring of thinking will be clearer and ever flowing.1
John Dewey (1859-1952)
NĂ© Ă Burlington, au Vermont le 2 octobre 1859, Dewey frĂ©quente lâuniversitĂ© du Vermont dâoĂč il obtint le diplĂŽme Phi Beta Kappa en 1879. DĂ©senchantĂ© par le travail dâenseignement quâil exerçùt pendant trois ans, Dewey retourna aux Ă©tudes et obtint son Ph. D. de lâĂ©cole des arts et sciences de lâUniversitĂ© John Hopkins. Par la suite, il occupa le poste de professeurs Ă lâUniversitĂ© du Michigan (1884-1888 et 1889-1894). NommĂ© Ă lâUniversitĂ© de Chicago (1894-1904), Dewey dĂ©veloppe sa thĂ©orie du savoir empirique en sâassociant Ă la philosophie du pragmatisme. Il publia, en 1889, quatre essais rĂ©unis sous le titre Thought and its Subject Matter. De 1904 jusqu'Ă sa mort en 1952; il fut professeur de philosophie Ă lâUniversitĂ© Columbia. En 1916 parut Democracy and Education, son ouvrage cĂ©lĂšbre portant sur lâĂ©ducation progressive, suivit dâautres publications, dont Human Nature and Conduct (1922) et Knowledge and the Known (1949).
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En outre, Dewey note que le tiraillement entre discipline et libertĂ© se rĂ©sorbe en harmonie organique comme lâillustre dâun cĂŽtĂ© la concordance de la rigueur scientifique avec la crĂ©ativitĂ© et, de lâautre, les exigences de lâart avec la libĂ©ration de lâartiste des carcans de la tradition.. Le rapprochement entre science et art reflĂšte une pratique bien ancrĂ©e dans la tradition universitaire anglo-saxonne qui consiste Ă loger les arts et les sciences sous le mĂȘme toit « The Faculty of Arts and Sciences ». Rattachant la notion de progrĂšs Ă une libĂ©ration via la science et lâart, Dewey se dĂ©marque de ceux qui lâarticulent uniquement autour de lâavancement scientifique, Ă lâexception de lâapport des arts.
What is pertinent, what is deeply significant to the theme of the relation between collective authority and freedom is that the progress of intelligence â as exemplified in the summary of scientific advance â exhibits their organic, effective union. Science has made its way by releasing, not by suppressing the elements of variation of invention and innovation, of novel creation in individuals. It is as true of the history of modern science as it is of the history of painting or music that its advances have been indicated, by individuals who freed themselves from the bonds of tradition and custom.2 Cependant, Joseph Ratner, lâĂ©diteur de
lâanthologie des Ă©crits de Dewey, dans son commentaire sur le progressisme de ce dernier, se borne Ă rattacher lâempirisme aux techniques scientifiques dâenquĂȘte et de collecte de faits. Il ne souffle pas mot sur la contribution de lâart et, pis encore, nâinscrit pas la mĂ©lioration dans le cadre de la libĂ©ration inhĂ©rente Ă la peinture et Ă la musique au mĂȘme titre quâĂ lâinnovation intrinsĂšque aux recherches scientifiques. Cette apprĂ©ciation mĂ©rite nĂ©anmoins dâĂȘtre citĂ©e comme exemple de demi-vĂ©ritĂ©, de rĂ©sumĂ© partiel et rĂ©ducteur.
There is evolution of new technique to control inquiry, there is search for new facts, institution of new types of experimentation there is gain in the methodic control of experience. And all this is progress!3 La notion de mĂ©liorisme quâavance Dewey
sâinscrit dans un rĂ©seau de concepts fort inextricable. Il ne lui suffit pas de rattacher le progrĂšs de la communautĂ©, Ă lâinstar de Condorcet, Ă lâavancement des rĂ©alisations scientifiques, bien quâil ne nie pas lâimportance de ce facteur. Dans son exploration de la perfectibilitĂ©, il remonte Ă la source philosophique pour Ă©tablir une distinction entre le sens et la vĂ©ritĂ©. Chemin faisant, il Ă©corche les philosophes qui nâosent
pas donner libre cours Ă leur facultĂ© crĂ©atrice, les incitant Ă se dĂ©faire de cette « intellectual timidity which hampers the wings of imagination [...] cowardly reliance upon those partial ideas to which we are wont to give the name of facts. »4 Justement, ne faisant pas partie de la philosophie, mais relevant plutĂŽt de la science, lâĂ©tude des faits sâavĂšre un critĂšre de distinction entre ces deux branches du savoir. Par contre, Dewey met en vedette le lien entre Ă©ducation et philosophie. Celle-lĂ est propice Ă apprĂ©hender la complexitĂ© de la dimension humaine. LâinterdĂ©pendance du mĂ©liorisme renvoie Ă ses liens indissolubles avec une foule de composantes :
The reconstruction of philosophy, of education, and of social ideals and methods go hand in hand. If there is especial need of educational reconstruction at the present time [...] it is because of the thoroughgoing change in social life accompanying the advance of science, the industrial revolution and the development of democracy.5 Les transformations mélioratives qui sont
censĂ©es dĂ©couler du progrĂšs technologique ne se produisent quâĂ condition quâune rĂ©forme en profondeur soit opĂ©rĂ©e au prĂ©alable. Plus loin, Dewey complique la donne en ajoutant dâautres conditions sine qua non Ă lâamĂ©lioration de la condition humaine.
The value of research for social progress; the bearing of psychology upon educational procedure; the mutual relation of fine and industrial art; the question of the extent and nature of specialization in science in comparison with the claims of applied science [...] But unless we have a critical and assured view of the juncture [...] our progress is impeded and irregular.6 En outre, Dewey affirme que le progrĂšs
scientifique est susceptible de porter fruit dans la mesure oĂč le contrĂŽle mĂ©thodique de lâexpĂ©rience gagne du terrain.
Par ailleurs, Dewey fait sienne la philosophie de la praxis oĂč le savoir et lâagir font bon mĂ©nage et se prononce en faveur de lâindissolubilitĂ© de leurs liens. Cependant, il ne se gĂȘne pas de mettre un bĂ©mol Ă son positivisme en soutenant quâen matiĂšre de phĂ©nomĂšnes sociaux, lâissue Ă un caractĂšre alĂ©atoire peu importe lâintervention humaine, si judicieuse soit-elle.
Judging, planning, choice, no matter how thoroughly conducted, and action no matter
Timbre amĂ©ricain en lâhonneur de John Dewey (1968)
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how prudently executed, never are the sole determinants of any outcome. Alien and indifferent natural forces, unforeseeable conditions enter in and have a decisive voice.7 La perfectibilité relÚve donc de la
contingence, ce qui nâautorise pas Dewey Ă pronostiquer la mĂ©lioration Ă coup sĂ»r. Au mieux, il peut faire Ă©tat de la probabilitĂ© de son occurrence.
Cependant, Dewey use dâironie pour pourfendre ceux qui prĂ©tendent que, nâayant lieu que lĂ oĂč il y a un manque, lâactivitĂ© pratique est un signe dâimperfection. Il sâexplique donc mal que ces mĂȘmes dĂ©tracteurs attribuent Ă la connaissance la tĂąche de dĂ©montrer la rĂ©alitĂ© des valeurs inhĂ©rentes Ă lâactivitĂ©! La perfectibilitĂ©, selon Dewey, nâa de sens que lĂ oĂč il y a place Ă lâamĂ©lioration.
[W]hether mankind has not now achieved a sufficient degree of control of methods of knowing and of the arts of practical action so that a radical change in our conceptions of knowledge and practice is rendered both possible and necessary.8 Le cas échéant, la société américaine
serait plutĂŽt sur la voie du progrĂšs en dĂ©pit des obstacles semĂ©s sur son chemin, dâautant plus que la science nous a pourvus de moyens pour mieux dĂ©terminer nos besoins et dâoutils pour les satisfaire.
En tant que thĂ©oricien de la perfectibilitĂ© de la sociĂ©tĂ©, Dewey remet en question le libĂ©ralisme en cours Ă son Ă©poque en dĂ©criant les crises qui le minent et son incompatibilitĂ© avec la dĂ©mocratie dans le sens Ă©tymologique de « pouvoir du peuple ». Mais la dĂ©mocratie pour Dewey a un sens encore plus Ă©tendu et dont il est du devoir du philosophe politique de rĂ©pandre : la dĂ©mocratie est fondĂ©e sur une foi dans les qualitĂ©s morales intrinsĂšques de lâhomme, « faith in the capacities of human nature, faith in human intelligence and in the power of pooled and co-operative experience. »9 En matiĂšre de questions relatives Ă la sociĂ©tĂ©, Dewey soutient quâil y aurait avantage Ă sâinspirer de la terminologie scientifique et Ă emprunter aux sciences naturelles les mĂ©thodes qui ont dĂ©jĂ fait leur preuve. Cependant, il semble tantĂŽt pencher en faveur du dĂ©terminisme positiviste, tantĂŽt souligner la spĂ©cificitĂ© des
sciences sociales. « This direct and intimate connection of philosophy with an outlook upon life obviously differentiates philosophy from science. »10 à la question pointue à propos de la nature du savoir selon Dewey, Kaufman Osborn, affirme que :
Deweyâs answer [...] consists in his effort to found a new science of society one whose character conforms, in certain vital respects to that of the modern science of nature.
This historical success of these modern sciences, Dewey often reminds his readers, depended upon the development of a method of conceptual abstraction which enabled them to achieve liberation from the qualitative understandings of objects and events which grow out of the commonsense experiences of particular communities.11
Le concept de dĂ©mocratie a Ă©voluĂ© au cours des Ăąges et des lieux, ne gardant que quelques vestiges dâune participation formelle du peuple aux dĂ©libĂ©rations en vue de la prise de dĂ©cision. La clairvoyance de Dewey lâa portĂ© Ă incorporer Ă ce concept malmenĂ© par lâusage,
en vue dâen raviver la lettre et lâesprit, les rapports tendus entre patrons et ouvriers qui accompagnaient lâessor industriel Ă partir des derniĂšres dĂ©cennies du 19e siĂšcle. Sa sympathie allait du cĂŽtĂ© de ceux qui vendaient leur force de travail Ă des capitalistes pour un salaire de famine. LâĂ©cart entre riches et pauvres ne cessait de croĂźtre dans un pays qui se gargarisait dâavoir un gouvernement du peuple et pour le peuple.
Toutefois, lâanalyse que fait Dewey de lâinjustice sociale ne le porte pas Ă Ă©pouser le principe de la lutte des classes, pivot des militants marxistes, mais que Dewey considĂ©rait incompatible avec la dĂ©mocratie. En lieu et place, il favorise le redressement des torts en sâappuyant sur lâĂ©thique religieuse ou profane et en « brassant la cage » des idĂ©es reçues. Câest sur cet aspect un tant soit peu dĂ©laissĂ© de la pensĂ©e de Dewey que Westbrook attire notre attention :
The manner in which his [Deweyâs] thinking was shaped by the fierce conflicts of capital and labor in late nineteenth-century America. Dewey belongs among the radical âsocial Christiansâ of the 1880s and 1890s, and at Chicago he thought to give expression of the powerful ethical critique of wage labor and the vision of industrial democracy.12 Toujours est-il quâafin de parvenir Ă ses
fins, Dewey sâest attaquĂ© en premier lieu au
What is pertinent, what is deeply significant to the theme of the relation between collective authority and freedom is that the progress of intelligence â as exemplified in the summary of scientific advance â exhibits their organic, effective union. Science has made its way by releasing, not by suppressing the elements of variation of invention and innovation, of novel creation in individuals. It is as true of the history of modern science as it is of the history of painting or music that its advances have been indicated, by individuals who freed themselves from the bonds of tradition and custom.
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systĂšme Ă©ducatif que manipulait jusqu'alors la classe dirigeante. Il commença donc par monter une Ă©cole-laboratoire, oĂč il comptait expĂ©rimenter ses idĂ©es relatives Ă la dĂ©mocratie industrielle et ses rapports avec la dĂ©mocratie authentique par le biais dâune pĂ©dagogie taillĂ©e sur mesure en vue de faire progresser la cause quâil dĂ©fendait. Selon Dewey, les manifestations ouvriĂšres sont tout Ă fait lĂ©gitimes en plus de reprĂ©senter un pas en avant dans lâamĂ©lioration des conditions de travail. NĂ©anmoins, le concept de « dĂ©mocratie industrielle » ne signifiait pas la distribution Ă©galitaire de la richesse, ni le socialisme dâĂtat. Westbrook rappelle que « in his ethical writings Dewey had indicated his belief that strikes could often be progressive, âfunctionalâ conflicts, and his sympathies during the Pullman strike were wholeheartedly with the workers. »13 Sur ce point, Dewey et Herbert Croly14 ont convergĂ© vers une vision commune, sous lâeffet dâune influence rĂ©ciproque.
But Deweyâs commitment to industrial democracy and to schools that would foster it persisted and indeed became more thoroughgoing and radical. He shared the view of his New Republic editor, Herbert Croly who remarked in 1914 that âthe wage system itself will have to be transformed in the interest of an industrial self-governing democracy... The emancipation of the wage-earner demands that the same legal security and dignity and the same comparative control over his own destiny shall be attached to his position as to that of the property ownerâ And like Croly Dewey believed by World War I that the future lay with syndicalism, guild socialism, or some other non statist socialism.15 Dewey ne tarde cependant pas Ă perdre
ses illusions devant la reddition des libĂ©raux et de certains chrĂ©tiens dĂ©mocrates aux capitalistes. La dĂ©fection de ses compagnons de route nâa fait, selon Westbrook, que le pousser Ă radicaliser son militantisme et Ă resserrer ses liens avec « the populist coalition of urban workers, farmers, socialists and reform intellectuals that Lloyd and other Chicago radicals were attempting to organize. »16 Toutefois, face Ă la rĂ©pression de la classe dirigeante, qui Ă©tendait ses tentacules partout, y compris Ă lâUniversitĂ© de Chicago, Dewey choisit la clandestinitĂ© en sâabstenant de faire des dĂ©clarations malveillantes Ă lâendroit de ceux qui occupaient le haut du pavĂ©. Mais câest Ă propos de la contextualisation que les exĂ©gĂštes de Dewey portent des jugements diamĂ©tralement opposĂ©s.
Les écrits politiques de Dewey visent à mitiger les crises qui minaient le concept libéral au tournant du 20e siÚcle. En partie,
ces crises dĂ©coulaient selon Kaufman-Osborn de lâĂ©rosion de la foi communautaire devant la montĂ©e des technologies scientifiques. Ă cela sâajoutait lâincapacitĂ© de la critique socialiste, si brillante fĂ»t-elle Ă certains Ă©gards, Ă proposer une formule efficace en vue de la reconstruction de la sociĂ©tĂ© libĂ©rale. Pour combler ces lacunes, Dewey favorise le renouvellement du discours social grĂące Ă des emprunts Ă la terminologie et aux mĂ©thodes scientifiques « through the application of scientific methods of investigation to the political and social world and the consequent generation of a body of abstracted facts whose authority inhered in the use of these methods. »17 Et, dans le but de mieux expliquer cette vision du monde, chĂšre Ă Dewey, la meilleure mĂ©thode consiste Ă retourner Ă ses multiples Ă©crits pour voir comment il entendait la mettre en pratique.
Shea prend une tangente diffĂ©rente dans lâapprĂ©ciation des Ă©crits de Dewey, faisant de la dĂ©fense de lâidĂ©al dĂ©mocratique la pierre angulaire de sa rĂ©flexion politique. AxĂ©e sur des considĂ©rations de classe ou des intĂ©rĂȘts particuliers, la soi-disant pratique dĂ©mocratique prĂŽnĂ©e Ă lâĂ©poque nâinspirait Ă Dewey que rĂ©pugnance et dĂ©dain, dâautant plus que le systĂšme Ă©ducatif reflĂ©tait cette disparitĂ©. Câest pour cette raison que la rĂ©forme envisagĂ©e par Dewey reposait sur son refus dâaccorder la consĂ©cration aux textes des PĂšres fondateurs de la nation et que, dans sa carriĂšre dâĂ©ducateur portĂ© Ă expliquer les grands penseurs, il privilĂ©giait lâintelligence humaine Ă la simple interprĂ©tation des textes auxquels il vouait une admiration certaine.
Pourtant, Dewey porte un jugement assez sĂ©vĂšre sur lâassociation des rĂšgles aux objets externes typiques de la culture classique qui se rĂ©clamait dâune source divine pour fixer une fois pour toutes le sens de ces textes. Mais, souligne Shea, aux yeux de Dewey, les textes sont dĂ©terminĂ©s, ce qui contredit du mĂȘme coup lâinterprĂ©tation de Kaufman-Osborn, qui attribuait Ă Dewey la vellĂ©itĂ© de rejeter la contextualisation :
[F]or Dewey, texts are historical, produced by human beings and not by gods, produced at specific times and conditioned by those times; officeholders are human beings and not carriers of definitive meanings and values â however decisive are the meanings and values they do carry for the culture. While texts are important, they are not sacred. Authority, then, is not anchored in texts. Classical culture, one with fixed norms and doctrines, is at an end. To this extent we live in a nontextual culture â although it is flooded with texts.18 Ă suivre Shea dans son analyse, nous
sommes portĂ©s Ă reconnaĂźtre lâhistoricisme de Dewey. Non seulement Dewey ne rejette pas
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les textes, mais il nous invite Ă les inscrire dans leur contexte si nous tenons Ă en extraire la substantifique moelle. Toutefois, Shea prĂ©cise que, pour Dewey, le passĂ© ne prĂ©juge pas du prĂ©sent, mais que celui-ci jette un Ă©clairage sur celui-lĂ . Il sâensuit que la culture amĂ©ricaine est Ă rebĂątir en fonction des nouvelles circonstances. La dimension nihiliste de lâapproche de Dewey prĂȘte le flanc Ă une variĂ©tĂ© dâĂ©pithĂštes : positiviste, relativiste, empirique. Pourtant, Kaufman-Osborn avait conclu Ă la non-pertinence du contexte dans la vision de Dewey, qui considĂšre tout Ă©lĂ©ment extra textuel comme porteur de division.
Au fond, les critiques ne sâentendent que sur lâattachement de Dewey aux valeurs dĂ©mocratiques authentiques, câest-Ă -dire celles qui favorisent lâensemble de la collectivitĂ© et les intĂ©rĂȘts qui lui sont affĂ©rents et qui privilĂ©gient la participation du plus grand nombre. Dewey conçoit lâĂ©cole comme un microcosme de la sociĂ©tĂ© et il soutient quâune sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique institue la dĂ©mocratie dans ses Ă©coles. Pas de double mesure dans les enceintes de lâĂ©ducation, ni de groupes dâintĂ©rĂȘts et dâhĂ©gĂ©monie dâune faction sur les autres : « He [Dewey] wanted, so far as order and progress allow, to see education as a cooperative endeavor in which power is shared and the process is participatory. »19 Ce dernier vĆu de Dewey se traduit de nos jours dans nombre dâĂ©tablissements scolaires qui ont adoptĂ© le systĂšme contractuel entre enseignant et enseignĂ©. On sâexplique dĂšs lors le refus de Dewey dâaccorder la consĂ©cration Ă certains textes de crainte de lĂ©gitimer la dictature intellectuelle, mĂšre de tous les dĂ©rapages de son Ă©poque, y compris du systĂšme Ă©ducatif fasciste et soviĂ©tique.
PlutĂŽt que de sâĂ©garer dans la quĂȘte du sens Ă donner Ă lâhumanisme, Dewey suggĂšre de commencer par se poser la question de savoir ce qui a donnĂ© naissance au classicisme. Ne disposant pas de rĂ©ponse satisfaisante Ă cette interrogation, le chercheur avisĂ© nâa dâautre choix que dâadmettre la pĂ©rennitĂ© des classiques. Non tributaire dâun Ă©vĂ©nement ou dâun grand homme, ni mĂȘme de textes classiques, la dĂ©mocratie, selon Dewey, reflĂšte lâusage que fait la communautĂ© de certains documents plutĂŽt que dâautres. De la sorte,
The present is illuminated by the past, but the present must put the illumination to work else it become a curator. This was Deweyâs fear, that educational institutions become museums, that teachers become curators who classify, list, stuff and mount, and that classics become relics subject to traditionalist and antidemocratic use.20
Le pragmatisme et les précurseurs de John Dewey
Le progressisme et le pragmatisme caractĂ©risent, depuis belle lurette, le libĂ©ralisme amĂ©ricain. Les rĂ©alisations technologiques aidant, le concept de mĂ©liorisme sâimpose bien quâil sâinscrive dans la continuitĂ© des idĂ©es dĂ©veloppĂ©es au SiĂšcle des lumiĂšres. LâexpĂ©rimentalisme de Dewey, par contre, tire explicitement son origine du courant pragmatique dont les deux pĂšres fondateurs sont Charles Sanders Peirce (1839-1914) et William James (1842-1910).
Le pragmatisme peut ĂȘtre dĂ©fini comme une philosophie dâaprĂšs laquelle la validitĂ© et la vĂ©ritĂ© de la thĂ©orie reposent sur sa fonctionnalitĂ©, câest-Ă -dire sur sa capacitĂ© Ă produire des rĂ©sultats (lâinstitutionnalisme adopte le mĂȘme principe). Pour dire les choses autrement, une thĂ©orie ou une philosophie nâa dâutilitĂ© que si elle donne des rĂ©sultats concrets, que si elle est socialement profitable ou applicable. En tant que doctrine, le pragmatisme considĂšre la valeur pratique comme critĂšre de vĂ©ritĂ©. Dans cette optique, il repose sur une foi dans la science et le progrĂšs et rejette toute doctrine mĂ©taphysique postulant a priori une vĂ©ritĂ© Ă©ternelle, sans pouvoir la dĂ©montrer en pratique.
Selon Peirce, il nây a de progrĂšs que par le savoir. Or, pour dĂ©placer les bornes de lâinconnu, lâĂȘtre humain commence par nommer les choses dâune façon concrĂšte et Ă dĂ©velopper collectivement le sens commun. Mais tant quâon reste Ă ce stade-lĂ , on patauge dans lâimmobilisme, voire la rĂ©gression. Pour aller de lâavant, Peirce estime quâune rĂ©forme linguistique, dans le sens de lâabstraction des termes, sâimpose dâentrĂ©e de jeu. LâimmutabilitĂ© des expressions idiomatiques est Ă surmonter si lâon veut tenir compte des nouvelles dĂ©couvertes ou de lâĂ©volution des valeurs sociales. MathĂ©maticien diplĂŽmĂ© de Harvard, Peirce sâemploie Ă expliquer le sens du principe pragmatique en affirmant que :
In order to ascertain the meaning of an intellectual conception one should consider what practical consequences might conceivably result by necessity from the truth of that conception; and the sum of these consequences will constitute the entire meaning of the conception.21 Câest donc Ă partir des effets pratiques
dâune conception du monde quâil faut Ă©valuer son pragmatisme. En ce qui concerne la conduite Ă©thique et politique de lâhomme, la recherche doit donc sâarticuler sur les bienfaits qui se font sentir sur lâensemble de la sociĂ©tĂ©. Câest donc avec une perspective rationaliste et immanente que lâon mesure les progrĂšs de lâespĂšce humaine.
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Peirce thus has the vision of the cosmic process as the moving towards the realization of reason or rationality, and of man as co-operating in the process. Further, as the ultimate end is a general end, a cosmic aim, so to speak, it follows that it must be a social end, common to all men... Similarly, ethics looks forward to moral conduct; it is a normative science. But it is none the less a science, a theoretical inquiry, though it would of course, be barren if not conduct resulted.22 Bien que William James ait poursuivi des
Ă©tudes en mĂ©decine en AmĂ©rique et en Europe, il nâen demeure pas moins quâil sâest inspirĂ© avec une certaine originalitĂ© des idĂ©es de Peirce, tout en reconnaissant sa dette intellectuelle envers son illustre prĂ©dĂ©cesseur. Câest par le biais de la psychologie cette fois que James a tentĂ© dâĂ©largir lâapplication du modĂšle pragmatique en se servant de ce quâil appelle « lâempirisme radical » dans lâĂ©tude des phĂ©nomĂšnes psychologiques de lâhomme. Dans son livre intitulĂ© Some Problems of Philosophy, James distingue lâattitude de lâintellectuel empiriste de celle du chercheur rationaliste : « [r]ationalists are the men of principles, empiricists the men of facts. »23 James se dĂ©marque de Peirce dans la mesure oĂč il favorise lâempirisme au dĂ©triment du rationalisme. Selon James, lâinduction Ă partir des faits vers des thĂ©ories plus gĂ©nĂ©rales est la mĂ©thode scientifique adaptĂ©e aux Temps modernes. Seuls donc les faits qui Ă©manent de lâexpĂ©rience humaine peuvent faire lĂ©gitimement lâobjet dâune philosophie. Dâailleurs, James dĂ©finit le pragmatisme comme Ă©tant surtout une mĂ©thode pour contourner les disputes mĂ©taphysiques interminables qui nâont aidĂ© en rien au progrĂšs de lâhumanitĂ©. Quant au degrĂ© de lâutilitĂ© du pragmatisme de James, il se mesure, selon Copleston, en fonction de sa capacitĂ© Ă mettre fin Ă de faux dĂ©bats, ce qui revient Ă dire que :
[I]f A proposes theory x while B proposes theory y, the pragmatist will examine the practical consequences of each theory. And if he can find no difference between the respective practical consequences of the two theories, he will conclude that they are to all intents and purposes one and the same theory, the difference being purely verbal. In this case further dispute between A and B will be seen to be pointless.24 Selon James, la signification que lâon
donne aux phĂ©nomĂšnes prĂ©sentĂ©s Ă lâhomme dĂ©coule donc toujours de ses effets pratiques
imaginables. Dans le langage, ajoute-t-il, la vĂ©ritĂ© ou la faussetĂ© sâapplique aux propositions et non aux faits eux-mĂȘmes. Lâempirisme radical de James ne suppose donc pas une reproduction de la rĂ©alitĂ©, mais une interprĂ©tation de celle-ci, quâelle soit vraie ou fausse « Realities are not true, they are; and beliefs are true of them. »25 James soutient par ailleurs que câest lâĂ©noncĂ© de lâexistence de Jules CĂ©sar qui peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e vraie ou fausse et non pas le fait empirique.
Dans une perspective politique et Ă©thique, la vision de James peut-ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une forme moderne dâhumanisme, quâil dĂ©finit dâailleurs de façon quelque peu circulaire, car reposant sur la totalitĂ© de lâexpĂ©rience humaine, « though one part of our experience may lean upon another part to make it what it is in any one of several
aspects in which it may be considered, experience as a whole is self-containing and leans on nothing. »26 Finalement, James utilise la notion du « Dieu fini » dans sa conception mĂ©lioriste de lâhomme. LâexpĂ©rience humaine
dĂ©montre que dans sa variĂ©tĂ© infinie, le progrĂšs est possible et dĂ©sirable. Toutefois, le chercheur ne saurait y voir un dĂ©terminisme rigoureux, car cela irait Ă lâencontre de la croyance de James en la libertĂ© naturelle des hommes. De la mĂȘme façon, James avance que lâoptimisme bĂ©at, qui postule une libertĂ© absolue et qui ne tient pas compte des faits et de lâexpĂ©rience, est Ă rejeter autant que le pessimisme inhĂ©rent au dĂ©terminisme.
The idea of a finite God is used by James in his substitution of âmeliorismâ for optimism on the one hand and pessimism on the other. According to the meliorist the world is not necessarily becoming better, nor is it necessarily becoming worse; it can become better, if, that is to say, man freely co-operates with the finite God in making it better.27 On peut donc voir chez James une
tentative de concilier la doctrine de lâexpĂ©rience basĂ©e sur lâanalyse des faits avec la vision qui veut transcender lâexpĂ©rience purement terrestre. Le problĂšme kantien de la rĂ©conciliation de la perspective scientifique avec la vision morale progressiste de lâhomme refait alors surface dans la problĂ©matique pragmatiste de James.
De son cĂŽtĂ©, Dewey soutient entre autres quâune dimension pragmatique sous-tend la notion de progrĂšs. En fait, la dichotomie signification/vĂ©ritĂ© est au centre des
To generalize the recognition that the true means the verified and nothing else places upon men the responsibility for surrendering political and moral dogmas, and subjecting to the test of consequences their most cherished prejudices.
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prĂ©occupations de Dewey. Câest en fonction de consĂ©quences vĂ©rifiables que la vĂ©racitĂ© dâune signification est mise en question. Deux affirmations ne sont diffĂ©rentes que si elles donnent lieu Ă des consĂ©quences diffĂ©rentes. Autrement, il serait inutile de sâattarder Ă explorer une divergence insignifiante.
Truths are but one class of meanings, namely those in which a claim to verifiability by their consequences is an intrinsic part of their meaning. Beyond this island of meanings which in their own nature are true or false lies the ocean of meanings to which truth and falsity are irrelevant.28 Quant aux pĂšres fondateurs du
pragmatisme amĂ©ricain, Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey, ils attestent de la spĂ©cificitĂ© de lâhĂ©ritage amĂ©ricain. En substance, il sâagit, selon eux, de nĂ©gliger tout Ă©cart entre propositions dissemblables si cet Ă©cart ne dĂ©bouche pas sur des consĂ©quences divergentes. Dâailleurs dans son Ă©tude sur lâinstitutionnalisme, Gislain en vient Ă imputer Ă ce pragmatisme un apport supplĂ©mentaire ayant trait Ă lâĂ©tablissement de vases communicants entre lâindividu et le groupe auquel il sâidentifie.
[U]n autre Ă©lĂ©ment de lâhĂ©ritage de lâexceptionnalisme amĂ©ricain va jouĂ© [sic] un rĂŽle dĂ©cisif dans la construction thĂ©orique de lâinstitutionnalisme : lâapport de la philosophie pragmatique de C.S. Peirce, W. James et John Dewey [âŠ] En dĂ©fendant la thĂšse centrale selon laquelle les schĂšmes mentaux construits dans lâexpĂ©rience individuelle (apprentissage, enquĂȘte abductive, rĂ©solution de problĂšme) et validĂ©s socialement (connaissance commune et action collective) sont des instruments de pensĂ©e et dâaction au service efficient de lâaction individuelle en concert avec le groupe social dâappartenance.29
De l âutilitĂ© des sciences sociales Partant des idĂ©es de Peirce et de James,
Dewey postule quâau-delĂ des hypothĂšses, de la dĂ©duction et des expĂ©riences contrĂŽlĂ©es, la science ne fait au fond que rĂ©pĂ©ter dâune maniĂšre plus sophistiquĂ©e le mĂ©canisme quotidien du « problem solving » dont se servent les hommes dans lâexpĂ©rience quotidienne. LâexpĂ©rience de la vie soulĂšve toujours de nouvelles difficultĂ©s et la capacitĂ© de lâhomme Ă raisonner le pousse constamment Ă les surmonter. Les tentatives rĂ©pĂ©tĂ©es de lâhumanitĂ© Ă poser les termes du problĂšme auquel elle fait face et quâelle est appelĂ©e Ă rĂ©soudre constitue le progrĂšs historique. « There is no inquiry that does not involve the making of some change in environing conditions. »30 Selon Copleston,
Dewey propose lâidĂ©e que ce nâest pas seulement au niveau des phĂ©nomĂšnes naturels que les hommes ont connu un succĂšs Ă maĂźtriser des forces que lâon croyait insurmontables, mais que le progrĂšs expĂ©rimental sâapplique aussi au domaine moral et politique : « [a]nd a clash of values, for example, in a given society gives rise to a problematic situation, the resolution of which would effect a change in the cultural environment. »31 Comme dans le domaine des sciences de la nature, les sciences de lâhomme ont un caractĂšre de prĂ©visibilitĂ©. Par la rĂ©flexion sur les possibles praticables, le chercheur essaie de prĂ©voir les consĂ©quences rĂ©elles dâune suggestion thĂ©orique. On ne peut donc sĂ©parer entiĂšrement la recherche de la vĂ©ritĂ© des consĂ©quences rĂ©elles de sa mise en pratique dans le corps social.
Pour Dewey, il nây a pas de contradiction entre le fait que lâenquĂȘte scientifique produit des rĂ©sultats qui ne sont pas contenus intrinsĂšquement dans les phĂ©nomĂšnes Ă©tudiĂ©s. La connaissance scientifique moderne, contrairement Ă la philosophie naturelle, qui donnait aux objets de connaissances des essences, ne cherche pas Ă prĂ©sumer de la nature des choses. Mais, elle va au-delĂ de la simple description, qui nâa en soi aucun sens objectif : « knowledge is not a distortion or perversion which confers upon its-subject-matter traits which do not belong to it, but is an act which confers upon non-cognitive material traits which did not belong to it. »32 La rĂ©solution des problĂšmes sociaux par lâenquĂȘte et lâapplication des mĂ©thodes scientifiques ne devrait donc pas poser plus de difficultĂ©s au chercheur que lâapplication de la gĂ©omĂ©trie euclidienne Ă lâarchitecte cherchant Ă Ă©riger un Ă©difice. Copleston affirme que cette façon dâopĂ©rer de Dewey est compatible avec le naturalisme inhĂ©rent Ă son pragmatisme expĂ©rimental.
And what he intends is to depict the process of knowing as a highly developed form of the active relation between an organism and its environment, a relation whereby a change is effected in the environment. In other words he is concerned with giving a naturalistic account of knowledge and with excluding any concept of it as a mysterious phenomenon which is entirely sui generis. He is also concerned with uniting theory and practice. Hence knowledge is represented as being itself a doing or making rather than, as in the so-called spectator theory, a âseeingâ.33 Cela a donc un impact majeur sur
lâĂ©valuation que Dewey porte sur les philosophies prĂ©-pragmatiques qui se sont souvent intĂ©ressĂ©es Ă lâĂ©tablissement de vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles dâune science immuable. Le monde changeant des rĂ©alitĂ©s temporelles ne
Omer Moussaly
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peut ĂȘtre simplement relĂ©guĂ© comme illusoire en raison de son mouvement perpĂ©tuel, mais doit plutĂŽt prendre le devant de la scĂšne comme Ă©tant finalement le seul monde accessible Ă la connaissance pratique des hommes. Avec les incessantes rĂ©volutions scientifiques caractĂ©ristiques de lâOccident depuis la Renaissance, les philosophes, de Descartes Ă Kant, se sont rĂ©signĂ©s Ă un certain dualisme entre lâĂ©tude rationnelle des faits dâun cĂŽtĂ© et le monde des valeurs de lâautre : « [i]n other words, philosophers, have tried to reconcile the scientific view of the world, as they conceived it, with an assertion of the reality of values by developing several versions of the same sort of dichotomy or dualism which was characteristic of Platonism. »34 Pour Dewey, il faut plutĂŽt intĂ©grer le monde des valeurs aux phĂ©nomĂšnes naturels, biologiques et psychologiques. Lâhomme et ses idĂ©es ne sont pas en dehors du monde naturel, mais constituent, en quelque sorte, sa culmination.
Si la science a fait ses preuves dans sa capacitĂ© Ă comprendre et Ă manipuler, Ă lâavantage de lâhomme, les forces et les lois de la nature, pourquoi donc serait-ce impossible dâappliquer ce point de vue aux rĂ©alitĂ©s sociales et spirituelles? Dewey rĂ©pond quâil nây a, en effet, aucune difficultĂ© qualitative insurmontable Ă cet Ă©gard. Il semble mĂȘme surpris devant le fait que les hommes de science ne se sont pas suffisamment engagĂ©s dans cette voie. « Why should we not proceed to employ our gains in science to improve our judgments about values, and to regulate our actions so as to make values more secure and more widely shared in existence? »35 Sâil cherche Ă avoir la moindre utilitĂ© dans la sociĂ©tĂ© moderne, le philosophe doit se rĂ©concilier avec la mĂ©thode scientifique et lâappliquer au domaine des valeurs et des normes. La philosophie est donc essentiellement pratique. Elle doit Ă©tudier les situations problĂ©matiques auxquelles font face les hommes et proposer des solutions possibles. La construction dâune meilleure sociĂ©tĂ© ne repose pas sur lâapplication de principes philosophiques abstraits, mais sur une confrontation rationnelle avec le rĂ©el.
The philosopher can examine the accepted values and ideals of a given society in the light of their consequences, and he can at the same time attempt to resolve the conflicts between values and ideals which arise within a society by pointing the way to new possibilities, thus transforming indeterminate or problematic situations in the cultural environment into determinate situations.36
Ă cet effet, le dogme du laissez-faire en
Ă©conomie paraissait ĂȘtre pour Dewey un principe arbitraire et insuffisant face Ă lâampleur de la crise Ă©conomique et sociale Ă laquelle faisait face la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine. Câest dâailleurs pour cette raison que Dewey se montre mĂ©fiant en gĂ©nĂ©ral de tout systĂšme scientifique ou philosophique qui prĂ©tend apporter des rĂ©ponses susceptibles de sâappliquer Ă toute situation et en toute circonstance. Dewey recommandait de prendre avec un grain de sel les dogmes et les a priori des visions libĂ©rales et marxistes. Pour lui, il nây a de vĂ©ritĂ©s que pragmatiques, relatives et applicables Ă des situations concrĂštes. Des panacĂ©es qui promettent de rĂ©gler tous les problĂšmes sociaux et moraux de lâhumanitĂ©, que ce soit la « main invisible » du marchĂ© de Smith ou la « dictature du prolĂ©tariat » de Marx, ne sont que formules vides et indignes de porter le nom de science. Dewey demande au chercheur de se dĂ©barrasser de ses prĂ©jugĂ©s et dâĂ©tudier la situation grĂące Ă une mĂ©thode scientifique rigoureuse tout en reconnaissant les limites trĂšs rĂ©elles des solutions envisagĂ©es :
To generalize the recognition that the true means the verified and nothing else places upon men the responsibility for
surrendering political and moral dogmas, and subjecting to the test of consequences their most cherished prejudices.37
Le champ des relations sociales, Ă©conomiques, politiques, etc., doit ĂȘtre Ă©tudiĂ© avec la mĂȘme humilitĂ© et rigueur que le sont les phĂ©nomĂšnes physiques. La valeur dâune institution sociale ou dâun
principe Ă©conomique doit ĂȘtre mesurĂ©e selon les effets quâils sont censĂ©s produire en pratique. Si le libĂ©ralisme Ă©conomique entiĂšrement dĂ©rĂ©gulĂ© nâengendre que des crises et de la misĂšre pour la vaste majoritĂ© des individus dans un pays donnĂ© et quâon persiste Ă dire que le laissez-faire ne peut produire que les rĂ©sultats optimaux, on ne fait pas de la science, selon Dewey. On se cache plutĂŽt derriĂšre des dogmes comme le faisaient les penseurs scolastiques du moyen-Ăąge lorsque leur thĂ©orie ne correspondait plus aux observations empiriques ni aux expĂ©riences telles celles de GalilĂ©e. Au niveau social, câest par lâexpĂ©rimentation des doctrines que l'on vĂ©rifie leur validitĂ© : « Appraisals of courses of action as better or worse, more or less serviceable, are as experimentally justified as are non-valuative propositions about impersonal subject-
Truths are but one class of meanings, namely those in which a claim to verifiability by their consequences is an intrinsic part of their meaning. Beyond this island of meanings which in their own nature are true or false lies the ocean of meanings to which truth and falsity are irrelevant.
- John Dewey
Progressisme et pragmatisme chez John Dewey
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matter. »38 La consĂ©quence logique de la mĂ©thode de Dewey est que le domaine politico-Ă©thique est un monde en constante Ă©volution. De nouvelles situations problĂ©matiques apparaissent et les anciennes façons de fonctionner deviennent obsolĂštes. Des individus posent les termes du problĂšme et essaient de proposer des solutions adĂ©quates Ă la nouvelle donne. Ă ce niveau et malgrĂ© sa critique du marxisme, Dewey ne peut manquer de faire penser Ă la fameuse citation de la prĂ©face Ă La contribution Ă la critique de lâĂ©conomie politique de Karl Marx, oĂč il est affirmĂ© que :
Une formation sociale ne disparaĂźt jamais avant que soient dĂ©veloppĂ©es toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supĂ©rieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matĂ©rielles de ces rapports soient Ă©closes dans le sein mĂȘme de la vieille sociĂ©tĂ©. C'est pourquoi l'humanitĂ© ne se pose jamais que des problĂšmes qu'elle peut rĂ©soudre, car, Ă y regarder de plus prĂšs, il se trouvera toujours, que le problĂšme lui-mĂȘme ne surgit que lĂ oĂč les conditions matĂ©rielles pour le rĂ©soudre existent dĂ©jĂ ou du moins sont en voie de devenir.39 Pour Dewey, lâorganisation sociale devrait
donc ĂȘtre construite en fonction des besoins concrets dâhommes historiquement dĂ©terminĂ©s. Les institutions sociales et les rapports interindividuels devraient produire les rĂ©sultats permettant le plus grand Ă©panouissement des facultĂ©s humaines. D'un cĂŽtĂ©, lâhomme est dĂ©terminĂ© par ses circonstances de son environnement, mais de lâautre il joue un rĂŽle actif dans le changement de celles-ci. La question se pose alors de savoir comment ce processus de transformation dâune situation problĂ©matique sâopĂšre. Copleston note que chez Dewey, les situations problĂ©matiques provoquent une rĂ©action impulsive chez lâanimal rationnel quâest lâhomme.
Deweyâs answer is what one would expect, namely that when such a problematic situation arises, such as a clash between manâs developing needs on the one hand and existing social institutions on the other, impulse stimulates though and inquiry directing to transforming of reconstructing the social environment.40
Conclusion
Il ressort de notre exposĂ© que le mĂ©liorisme de Dewey ne dĂ©coule pas dâune façon mĂ©caniste, du seul essor scientifique qui, pourtant, dote notamment la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine dâune panoplie de moyens fort utiles Ă cet effet. Les arts constituent un volet
tout aussi important qui stimule la condition humaine et contribue Ă sa perfectibilitĂ©. Advenant que ces deux formes de lâimagination crĂ©atrice soient disponibles, il nây a pas lieu de prĂ©sumer de lâavancement tant que lâhomme nâagit pas en posant des actes concrets propices Ă sa rĂ©alisation. Encore faut-il quâun concours de circonstances dĂ©favorables et imprĂ©visibles ne mette pas des bĂątons dans la roue du progrĂšs. Toutes les rĂ©serves Ă©voquĂ©es par Dewey convergent vers la nĂ©gation du dĂ©terminisme historique qui sâarticule sur la relation de cause Ă effet.
Quant aux premiers signes du progrĂšs relevĂ©s par Dewey, ils se manifestent au niveau de lâĂ©closion dâidĂ©es susceptibles de paver le chemin Ă une libre circulation de la pensĂ©e en nous Ă©loignant des discussions byzantines au sujet de la vĂ©racitĂ© des phĂ©nomĂšnes non vĂ©rifiables. Du coup, Dewey nous prĂ©vient que lâespoir de dĂ©stabiliser le statu quo repose sur lâaffranchissement de lâhomme des carcans de la tradition. Entre mĂ©liorisme et pragmatisme, Dewey Ă©tablit alors des liens indissolubles, ce qui explique notre prĂ©sentation succincte du pragmatisme.
Toutefois, nous devons observer que les idĂ©es de Dewey ne faisaient pas lâunanimitĂ© auprĂšs des critiques. Certains lui reprochaient son penchant Ă lâuniversalisme qui lâempĂȘchait de contextualiser ses propos. Dâautres lâaccusaient dâavoir trahi lâesprit et la lettre de la dĂ©mocratie prĂȘchĂ©e par les pĂšres fondateurs de la nation, alors que Dewey ne faisait que sâattaquer Ă la pĂ©trification du pouvoir du peuple Ă force de le soumettre Ă des canons immuables. Quant Ă nous, nous abondons dans le sens de Catherine Audard, qui affirme que « [l]e philosophe John Dewey (1859-1952) a Ă©tĂ© le reprĂ©sentant le plus cĂ©lĂšbre du « progressisme » amĂ©ricain et du « nouveau » libĂ©ralisme ainsi que de la nouvelle Ă©thique dĂ©mocratique et Ă©galitaire. »41
1 John Dewey, John Deweyâs Philosophy, Ă©ditĂ© par Joseph Ratner, New York, Random House, 1939, p. 342. 2 Ibid., p. 358-359. 3 Ibid., pp. 272-273. 4 Ibid., p. 255. 5 Ibid., p. 260. 6 Ibid., p. 271. 7 Ibid., p. 301. 8 Ibid., p. 301. 9 John Dewey, Problems of Men, New-York, Philosophical Library, 1946. p. 59. 10 Dewey, op. cit., p. 256. 11 Timothy V. Kaufman-Osborn, âJohn Dewey and the Liberal Science of Community,â The Journal of Politics, Vol. 46, 1984, p. 1150.
Omer Moussaly
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12 Robert B. Westbrook, âSchool for Industrial Democratsâ, American Journal of Education, Vol. 100, aoĂ»t, 1992, p. 401. 13 Ibid., p. 408. 14 Cf. Omer Moussaly, « Herbert Croly et le progressisme amĂ©ricain au dĂ©but du 20e siĂšcle », Notes de synthĂšse, CEIM, juin 2009, p.6. 15 Robert B. Westbrook, âSchool for Industrial Democratsâ, American Journal of Education, Vol. 100, aoĂ»t, 1992, p. 415. 16 Ibid., p. 409. 17 Kaufman-Osborn, op. cit., p. 1160. 18 William M. Shea. âJohn Dewey and the Crisis of the Canon,â American Journal of Education, 1989, mai, p. 302. 19 Ibid., p. 305. 20 Ibid.,p. 309. 21 C.S. Peirce, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Volume 5, paragraphe 9. 22 Frederick Copleston, S.J., A History of Philosophy, Volume VIII, Part IV, The Pragmatist Movement Chapter XIV, âThe Philosophy of C.S. Peirceâ, p. 318-319. 23 William James, Some Problems of Philosophy, New York et Londres, 1911, p. 35. 24 Copleston, op. cit., p. 334. 25 William James, The Meaning of Truth, New York et Londres, 1909, p. v. 26 Ibid., p. 90. 27 Copleston, op. cit., p. 343-344. 28 Dewey., op. cit., p. 301. 29 Jean Jacques Gislain, « LâĂ©mergence de la problĂ©matique des institutions en Ă©conomie », Cahiers dâĂ©conomie politique, 2003, no. 44, p. 38. 30 John Dewey, The Quest for Certainty, New York, 1929, p. 225. 31 Copleston, op. cit., p.355. 32 Dewey, Experience and Nature, Chicago, 1925 (revised edition 1929), p. 381. 33 Copleston, op. cit., p. 358-359. 34 Ibid., p. 360. 35 Dewey, op. cit., p. 41. 36 Copleston, op. cit., p. 361. 37 Dewey, Reconstruction in philosophy, New York, 1920 (enlarged edition 1948) p. 160. 38 Dewey, Theory of Valuation, Chicago, 1939, p. 22. 39 Karl Marx, PrĂ©face Ă la contribution Ă la critique de l'Ă©conomie politique, Paris, Ăditions sociales, 1977 (1859), p. 3. 40 Copleston, op. cit., p. 372. 41 Catherine Audard, « Le âânouveauââ libĂ©ralisme », LâĂconomie politique, no. 44, octobre, 2009, p. 6.