prevoir l'imprevisible - todd gitlin

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Prevoir l'Imprevisible - Todd Gitlin

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  • PREVOIR L'IMPREVISIBLE

    Todd GITLIN

    Traduit de l'amricain par Dominique PASQUIER

    *Cet article reprend les deux premiers chapitres de l'ouvrage "Inside Prime Time": (New- Yord, Pantheon Books, 1983).

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  • // ne m'intresse pas la culture. I Je ne m'intresse pas aux valeurs * pro-sociales. Il n'y a qu'une chose

    qui m'intresse: c'est de savoir si les gens regardent ou non les programmes. C'est ma seule dfinition du bien et du mal, affirme le vice-prsident du dpartement Recherche de CBS, Arnold Becker. S'il existe une logique dans les networks, elle consiste sans doute mettre en oeuvre le principe de Becker face l'incertitude qui caractrise la fois le secteur de la production et de la diffusion dans l'industrie tlvisuelle. Ceux qui choisissent les programmes sont confronts une surabondance de produits et prennent leurs dcisions dans la fbrilit, au point que les responsables m'ont averti que le terme mme de prise de dcision tait trop rationnel, et qu'il impliquait faussement l'ide d'un processus mthodique. Du ct des consommateurs, la plupart des nouvelles missions vont dcevoir les attentes commerciales des networks; elles seront programmes une saison, parfois moins, et ensuite retires de l'antenne. Quels que soient la passivit, l'abrutissement, et le poids des habitudes routinires chez le public, une chose est sre: rien ne peut l'obliger tourner le bouton de son poste sur une chane prcise, une heure prcise, un soir prcis.

    Cette pyramide d'incertitudes engendre un paradoxe. Les networks accordent une importance capitale la rationalit, et cherchent des moyens soi-disant systmatiques, objectifs et fiables pour prvoir le succs ou l'chec. Comme n'importe quelle industrie qui tente de canaliser et de contrler les caprices du got du public, pour rduire sa marge d'incertitude, les networks ont institutionalise leur dmarche. Comme les responsables du marketing des savons Zest, des cigarettes Kent - ou de l'un de ces mille trois cent nouveaux produits qui sont mis sur le march amricain chaque anne-, ils testent leur nouvelle ligne avant d'investir plus avant.

    Mais il y a une grande diffrence. Les fabricants de savon peuvent essayer leur nouvelle marque sur un march test peu de frais. Alors que les networks sont confronts un seul march national et un mdia o le facteur temps est irremplaable. De surcrot, il cote aussi cher un network de mettre en oeuvre une srie qui sera regarde par trente personnes qu'une srie qui sera suivie par trente millions. En 1982, les cots de production d'un pisode d'une heure peuvent se monter 650.000$, et ceux d'un pilote atteindre plus du double de cette somme. Ce ne sont pas des investissements que l'on peut faire la lgre. Les networks ont donc cr des marchs- test artificiels o, comme dans une serre, ils peuvent observer les ractions du public et les transformer, moindre cot, en des mesures chiffres qui pourront leur permettre, esprent-ils, de prdire les ventuels taux d'audience.

    Des chiffres pour prdire d'autres chiffres. Telle est la logique de la rationalisation. Des tlspectateurs habitus un certain style de tlvision valuent les nouveaux produits l'clairage de ce qu'ils connaissent dj. Les conventions elles-mmes sont prises pour acquises. Le fait que ce systme s'auto-rponde ne tracasse pas ses partisans: leur travail est de minimiser les risques. Les anciens

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  • studios de cinma avaient eux aussi recours des sondages du public, et le font encore pour mettre au point certains lments. Mais les networks sont alls beaucoup plus loin dans l'utilisation des moyens de la recherche quantitative pour essayer de prvoir l'imprvisible. Cest d'ailleurs un sociologue devenu cadre dans un network, le Dr Frank Stanton, qui introduisit CBS le premier systme de mesure des ractions de l'audience pour la radio: le Stanton Lazarsfeld Program Analyser, qui est toujours la base du systme d'valuation interne de CBS. Les autres networks emploient les services de compagnies extrieures. Pour comprendre la logique de l'valuation, il faudrait examiner les procdures une par une. La prtention des networks conjurer les fantaisies de l'intuition repose sur la mise en place de ces rituels. Mais puisque CBS a t pionnre en la matire, et est alle le plus loin dans la justification de ses procdures, c'est son systme que l'on consacrera le plus d'attention.

    CBS

    Si vous vous promenez Farmer's Market Los Angeles ou dans le Rockefeller Center New York au dbut du printemps, vous avez des chances de voir une charmante jeune personne proposer des tickets pour une projection gratuite de programmes de tlvision dans les locaux tout proches de CBS. L'ide est d'attirer des touristes, censs constituer un chantillon national plus reprsentatif que l'habitant moyen de New York ou Los Angeles. Tout le monde, sauf les ivrognes, peut avoir un ticket.

    Les volontaires sont invits s'asseoir autour d'une table de confrence dans un auditorium. Un texte enregistr leur explique qu'ils ont enfin une chance de rpondre leur tlvision: les producteurs veulent connatre leur avis. Chaque sige est quip de deux

    tons. A droite, un bouton vert: si vous aimez ce que vous voyez, vous appuyez dessus. A gauche, un bouton rouge sur lequel vous appuyez pour manifester votre dsaccord. Si vous tes indiffrent, vous n'appuyez sur aucun bouton.

    Le pilote d'une srie (ou un pisode d'une srie qui est en train d'tre remanie) est diffus sur un cran de tlvision pendant que des systmes invisibles enregistrent les ractions du public prsent. A la fin, on passe des questionnaires. Avez- vous aim le personnage X ou Y? Avez- vous aim le dcor? Si cette srie tait programme contre telle autre srie, laquelle regarderiez-vous? Il y a aussi quelques questions ouvertes, mais les responsables de CBS n'y prtent pas autant d'attention. On continue recruter de nouveaux candidats pour les projections tant que les quotas ne sont pas remplis: de quatre vingt cent personnes par pilote. Les participants ne le savent pas, mais toutes les rponses ne sont pas utilises: seules sont gardes celles des individus qui correspondent aux catgories d'ge et d'ducation prvues au dpart.

    Tous les pilotes sont tests, et environ 80% des sries passent par le systme des pilotes (les autres sont diffuses directement cause d'engagements particuliers du network avec certains producteurs, acteurs ou maisons de production). Des tests comparables sont utiliss pour rafistoler des sries dj programmes, ou pour mettre au point des nouvelles sries qui ne marchent pas. Par exemple, les producteurs de MASH avaient suggr CBS d'abandonner la bande rire qui leur paraissait pertuber l'attention des tlspectateurs. Les tests montrrent que la srie obtenait de meilleurs scores avec la bande rire que sans; elle fut donc maintenue.

    Des mthodes aussi influentes sont pourtant de simples techniques de recherche de marketing: des signaux lectriques venant de boutons; des questionnaires; parfois des groupes appro-

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  • Illustration non autorise la diffusion

    fondis (ils sont, dit-on, plus efficaces pour apprhender les opinions des interviews ayant un faible niveau scolaire qui ont tendance donner des rponses rudimentaires aux questionnaires). Les rsultats de toutes ces techniques d'enqutes sont ensuite compils par trois personnes du dpartement Recherche du network, deux New York, une Los Angeles. Leurs conclusions, mailles de citations, sont remises un responsable des tests Los Angeles, qui son tour crit un rapport destin Arnold Becker. Ce dernier le transmet, en gnral sans trop le modifier, aux responsables de la programmation du network, et aux dirigeants des dpartements concerns.

    Les chercheurs de CBS sont parfaitement conscients du fait que leur chantillon est trop petit pour prtendre une quelconque reprsentativit statistique. Ils invoquent le manque de temps. Les pilotes sont tous prts au mme moment, et il faut les tester trs vite avant la runion de programmation du printemps. Il faut tester plus d'un pilote par jour. Il est donc impossible de rassembler des chantillons plus grands. Je sais que mon chantillon n'est pas parfait me disait Arnold Becker, Je sais que j'obtiens un chantillon constitu de gens qui visitent New York et Los Angeles. Mais comme j'utilise un systme de

    quotas, j'ai une reprsentativit correcte quant l'ge et au niveau d'ducation. Et ce sont les deux choses les plus importantes. Les quotas dmographiques n'ont jamais t modifis alors que la population amricaine est plus ge et mieux duque qu'auparavant, mais Becker rtorque: cela m'est gal. Le systme marche, pourquoi le changer?.

    Les responsables de la Recherche CBS affirment que leur systme de test des pilotes est exact 85%, ce qui veut dire une chose bien prcise. Chaque printemps, les pilotes sont tests, et ensuite classs en trois catgories: En dessous de la Moyenne, Dans la Moyenne, Au dessus de la Moyenne. Au printemps suivant, les sries l'antenne sont de nouveau classes selon ces trois catgories en fonction de leurs rsultats d'audience tels que les a mesurs Nielsen. Selon CBS, les sries qui sont diffuses aprs avoir t classes aux tests dans les catgories Moyenne ou Au-dessus de la moyenne, obtiennent effectivement une audience moyenne ou au- dessus de la moyenne dans plus de 85% des cas, et les sries qui taient classes En dessous de la Moyenne aux tests ont une audience infrieure la moyenne dans plus de 85% des cas. Sur la base de ces dfinitions, voici les rsultats mesurs par CBS pour la priode 1957- 1980:

    Exactitude du test

    1957-1980

    Prvision exacte

    Prvision inexacte

    Total

    Moyenne et Au-desus de la moyenne

    81 (80%)

    20 (20%)

    101

    En dessous de la moyenne

    176(91%)

    17(9%)

    193

    Total

    257 (87%)

    37(13%)

    294

    Source : CBS National Television Research, avril 1981

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  • Enautres termes, pendant ces vingt- trois annes, sur les 101 sries qui furent classes dans la Moyenne ou Au dessus de la Moyenne et qui furent ensuite diffuses, 81 (soit 80%) obtinrent une audience Moyenne ou Au dessus de la Moyenne, tandis que sur les 193 qui eurent de mauvais tests et furent quand mme diffuses ensuite, 176 (soit 91%) ont effectivement t des checs.

    On peut se demander pourquoi prs de deux fois plus de sries ayant des mauvais tests que de sries ayant des tests favorables sont diffuses. La rponse est simple: il n'y a pas assez de sries qui ont des bons tests lorsqu'il faut composer les grilles. Nous nou s attendons ce qu'elles soient des checs, explique Arnold Becker, mais il y a sans doute de bonnes raisons pour les diffuser quand mme. Comme par exemple de refuser d'admettre que la srie n'est pas bonne. Vous pouvez avoir une srie qui fait 27% de part de march l'antenne (ce qui la classe dans la moyennne), et tout le monde sait qu'elle fait 27% de part de march. Mais les programmateurs ont envie de tenter leur chance avec quelque chose de nouveau, alors qu'il est probable que cette nouveaut ne fera pas 27%. En partie, c'est le sentiment... que cette fois-ci, a y est, ils vont avoir de la chance. En partie, c'est de l'agressivit l'gard des rsultats de la recherche pour qui se prennent-ils pour me dire que ce n'est pas bon, alors que moi, je suis sr que c'est bon, et que ma femme et mes amis sont du mme avis que moi?.

    Les responsables de la Recherche dfendent donc avec enthousiasme leurs rsultats. Mais ils reconnaissent avoir subi un grave chec: une fois, un succs majeur leur a chapp. Le cas en question, All in the Family, est cit par peu prs tous les producteurs qui contestent le systme des tests. Becker explique que les tests sont mal adapts aux

    sries novatrices, qui obtiennent toujours des scores trs bas. Les rsultats bruts doivent toujours tre interprts. Le sachant, les rapports de compte rendu des tests en tiennent compte.

    All in the Family, avait t class en dessous de la moyenne aux tests. Le rapport de CBS de 1970 sur le pilote de AU in the Family , tout en prdisant un chec, avait t assez perspicace pour se couvrir en reconnaissant la possibilit d'une erreur dans le test. Les participants des tests sont sur scne et ils le savent. Ils sont pris dans une situation sociale dans laquelle ils veulent apparatre sous leur meilleur jour -ou ce qu'ils croient que les gens qui mnent les tests considreront comme souhaitable. Comme c'est une faiblesse gnrale des tests, ce qu'on appelle un biais social, il faut toujours s'en mfier et en chercher les traces. Je cite in extenso le rapport de CBS sur le pilote de All in the Family:

    Comme vous savez, l'exactitude des prvisions des tests par le pass a t de 84%. Nous avons constat certaines similitudes dans les programmes dont nous prdisions l'chec et qui ont ensuite t des succs l'antenne. Nous pensons que beaucoup de participants aux tests avaient honte d'avouer leur got pour certains programmes et certains personnages. Nous pensons que lorsque les sentiments de quelqu'un entrent en conflit avec ce qu'il croit tre la bonne attitude tenir socialement, il penche en faveur de la deuxime attitude. Comme le personnage principal de Those were the days (titre initial de All in the Family) incarne des opinions qui ne sont pas conformes aux normes sociales, les participants se sont peut- tre sentis obligs de le critiquer, alors qu'au fond d'eux-mmes ils s'identifiaient lui. Pour cette raison, nous sommes moins srs qu'habituellement de la validit de notre estimation pour ce programme, et vous prvenons qu'il

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  • pourrait tre intressant de le diffuser, bien que son succs nous semble peu probable.

    Finalement, la srie All in the Family fut programme parce que le prsident de CBS, Robert D. Wood, la jugeait susceptible d'attirer un public jeune et citadin. Sinon, nous n'aurions jamais su le fin mot de l'histoire, tout comme nous ignorerions toujours combien de succs potentiels n'ont jamais eu l'occasion de rfuter leurs mauvais tests. Mais une erreur aussi manifeste que celle ' All in the Family branle l'autorit des tests. Le prestige de la Recherche est srieusement entam lorsqu'un network est sur le point de perdre les revenus d'un succs aussi considrable. Enfin, lorsque les chercheurs insistent sur la validit des tests, ils oublient un peu trop vite qu'un cinquime des nouvelles sries sont programmes l'antenne sans qu'un pilote ait t test. Mme les partisans les plus farouches des tests reconnaissent qu'il s'agit d'une entreprise quelque peu hasardeuse. Ce n'est pas vraiment un test scientifique. C'est autant de l'art que de la science, dit Becker.

    C'est au nom de cette ralit que les chercheurs justifient leurs innombrables prises de position subjectives dans la prsentation des rsultats. Mitch Tuch- man qui avait crit un premier rapport corrig par Bob Brilliant avant d'atterrir sur le bureau de Arnold Becker, m'a confi que Brilliant suggrait souvent dans ses textes une coupure plus nette entre les bons et les mchants, et qu'il se servait du matriel des tests pour argumenter ses opinions personnelles sur les faiblesses d'une srie. L'intuition ne peut pas tre limine du processus de prise de dcision, mme dans le secteur qui se fonde le plus sur des critres objectifs. L'opinion de la personne qui est la tte du Dpartement Recherche est capitale explique Arnold Becker. Les intuitions, les choix personnels, et les

    ventions sont l'oeuvre tous les niveaux du network.

    abc et la preview house

    (...) La Preview House de Los Angeles applique des principes de tests comparables ceux de CBS, mais au lieu d'une salle de confrence avec des postes de tlvision, il s'agit d'une salle de cinma de 400 places avec un cran de grande taille. Chaque sige est quip d'un systme muni de cinq options: Trs Ennuyeux, Ennuyeux, Moyen, Bon, Trs Bon. La compagnie qui s'occupe des tests, ASI (Audience Studies Inc.), distribue des tickets dans la rue -dans les centres commerciaux, aux touristes qui visitent les Universal Studios, et dans d'autres lieux touristiques de la ville. En outre, elle recrute des participants par tlphone. ASI sait que son public test est probablement biais vers le bas- la lower middle class- en faveur des gros consommateurs de tlvision, qui sont susceptibles d'tre attirs par une soire gratuite de spectacle, et qui ne sont pas rebuts par l'environnement mal fam de la Preview House. ASI fait donc des efforts particuliers pour attirer des participants d'un niveau social plus lev appartenant aux middle et upper middle classes des quartiers Ouest de Los Angeles, et surtout des hommes de plus de 35 ans qui sont les plus difficiles faire sortir de chez eux le soir.

    Les questionnaires de la Preview House sont beaucoup plus complexes que ceux de CBS, et prennent en compte non seulement des critres dmographiques mais aussi un certain nombre de caractristiques personnelles et d'habitudes de consommation. Les participants savent qu'ils vont assister une projection de programmes de tlvision, mais en revanche, ils ignorent qu'une bonne partie de la soire sera consacre la diffusion de publicits. Tout comme

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  • ils ne savent pas que les responsables des tests ne garderont les rponses que d'environ 150 des 400 participants - ceux qui correspondent la rpartition par ge et sexe de l'audience gnrale de la tlvision.

    Afin d'ajuster les rsultats bruts au public particulier de chaque soire, ASI utilise depuis les dbuts une sorte de thermomtre d'ambiance: le fameux dessin anim Mr Magoo goes skiing. ASI possde de multiples rsultats des ractions du public Mr Magoo: Par comparaison, il est possible de classer en chaud ou froid le public d'une soire spcifique. Une fois calibres, les ractions de l'audience seront classes sur une chelle de 1 1000 avec une courbe qui retrace leur volution comme le ferait un cardiogramme. Les responsables du network et les producteurs peuvent ainsi, s'ils le dsirent, tudier la courbe et suivre les hauts et les bas de l'intrt du public aux diffrents moments de l'mission. Ensuite, on fait circuler des questionnaires. Est-ce que vous avez aim le programme? Est-ce que vous avez envie qu'il soit dvelopp en srie? Est-ce que vous le regarderiez plutt que telle ou telle autre srie? Dans le cours de la soire, on diffuse aussi des programmes publicitaires pour tester l'emballage de nouveaux produits.

    Le systme de la Preview House est facilement critiquable. Tout d'abord, l'chantillon est biais en faveur de la lower middle class au dtriment des individus ayant le niveau d'instruction le plus bas et le plus haut. Les noirs et les hispaniques sont clairement sous-repr- sents: c'tait le cas tout du moins le soir o j'y ai particip. Deuximement, les participants savent que tous leurs choix sont observs. Ce ne sont pas simplement des spectateurs, ce sont des juges, et ils en sont conscients. Troisimement, l'ordre de diffusion des programmes joue. En l'espace de quelques heures, le public est souvent confront des sries de spots publicitaires et de vieux pilotes,

    sans compter au moins un pilote rcent pendant la saison des pilotes: la fin de la soire, un public fatigu risque d'tre plus difficile enthousiasmer. Quatrimement, la Preview House est une grande salle, les spectateurs peuvent tre influencs par les ractions de ceux qui les entourent, ce qui affecte sans doute particulirement les comdies. Le rire tant un phnomne contagieux, la diffusion de comdies la Preview House risque de ne pas montrer simplement ce que les gens trouvent drle, mais aussi ce qu'ils pensent que les autres trouvent drle.

    Les enfants, les chiens, et les gags faciles font monter la courbe. Les allusions sexuelles la font descendre -un autre biais social-, alors que ces mmes sous-entendus qui font de mauvais scores aux tests peuvent trs bien marcher l'antenne quand ils sont placs dans un contexte qui le permet, comme prouv le succs de The Three's Company sur ABC pendant des annes.Des programmes exaltant les bons sentiments peuvent avoir de bons scores aux tests et ne pas tenir la route comme sries: le public n'a pas forcment envie d'y croire semaine aprs semaine.

    Les networks ont dsormais accumul assez d'exprience pour connatre les limites de leurs tests. Les responsables de programmes apprcient la scurit des chiffres, mais certains responsables de la Recherche savent que la ralit est plus nuance et relativisent la porte de leurs rsultats: J'ai une formation de statisticienne et de mthodologue, explique Ellen Franklin, la responsable de l'interprtation des tests de ABC en 1981, et ce sont des connaissances que je ne veux pas appliquer cet chantillon de la Preview House, parce qu'il ne correspond rien. C'est juste 400 individus, c'est tout. Il n'est pas question de commencer en tirer des gnralits statistiques. Une fois que les chiffres ont t diviss en sous-catgories pour les besoins de la recherche de telle ou

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  • telle variable, on tombe dans des effectifs trop faibles pour tre statistiquement valides. C'est ce que dit E. Franklin: je ne m'occupe gure de l'aspect quantitatif des rsultats. Pendant les deux ans o elle prparait les compte- rendus des tests, elle ( se focalisait sur l'analyse des courbes. Une courbe dchiquete, par exemple, montre que le public fait trop attention certains gags, et est donc le signe d'un programme dont l'intrt pour la trame et les personnages risque de ne pas tre assez fort semaine aprs semaine. Dans une srie, l'important aux yeux des networks, c'est l'intrt suscit par les personnages, parce que c'est cela qui fait un succs. Pour Franklin, les rponses aux questions ouvertes taient essentielles: Vous apprenez dchiffrer le sens des commentaires. Quand quelqu'un dit je n'ai pas aim le dcor, la chambre tait laide, cela signifie Je n'tais pas vraiment concern par les personnages, j'ai pass mon temps regarder le dcor.

    ABC, comme CBS, effectue des recherches sur toutes les phases de production d'une srie: les pilotes, le prolongement de l'histoire, les concepts, les acteurs, les titres. Ils testent des pisodes de sries qui sont diffuses l'antenne (ce que Ellen Franklin appelle le travail de mise jour du diagnostic). Tout se passe comme si les sries taient des machines dont certaines pices s'usaient. Pourquoi ne pas, ds lors, se servir des tests pour rparer les lments dfaillants? En 1981,par exemple, la sitcom Bosom Buddies obtenaient aux tests de bons rsultats pour les gags, mais de mauvais scores lorsque les hros (deux hommes qui vivaient dans une rsidence pour femmes) se travestissaient en femmes. ABC obligea alors les producteurs abandonner l'ide du travestissement et renforcer le thme de l'amiti-mas- culine-contre-l'uni vers-tout-entier. De la mme manire, ABC a utilis la Preview House pour arrter son choix de nouvelles partenaires pour Charlie dans Charlie

    Angel's, et pour remplacer Suzanne Somers quand elle quitta The Three's Company la suite d'une rupture de contrat. ABC utilise aussi son service de sondage national par tlphone pour mettre au point des sries cahotantes. Qu'est-ce que les tlspectateurs pensent de La- verne et Shirley, de leur dmnagement en Californie, de leurs mtiers? Est-ce que Laverne devrait se marier? (Rponse: non). Est-ce que Mork et Mindy devraient se marier? (Rponse: oui). Et que penseriez-vous du fait qu'ils aient un enfant? (Rponse: pourquoi pas). Et du retour sur la plante Ork? (Rponse: d'accord). Aucun des changements qui s'ensuivirent ne sont parvenus sauver la srie. Autre exemple, ABC avait initialement commandit une srie intitule Oil, mais un sondage par tlphone permit de montrer que le titre Dynasty plaisait mieux. Et tous les ans, au moment o les grilles sont annonces, les responsables de la Recherche se runissent avec les producteurs qui le souhaitent pour leur faire part des rsultats de leurs tests.

    Ellen Franklin n'a pas quantifi le pourcentage de russite dans les estimations des tests, mme si elle pensait n'tre pas douteux qu'un programme qui a de mauvais rsultas aux tests est presque toujours un flop. Elle pensait que le systme de ASI aurait mieux fonctionn si la Preview House avait t situe ailleurs. Mais malgr ces rticences, elle estimait que le systme marchait assez bien, assez vite, et sans coter trop cher, pour justifier son existence. Ne valait-il mieux pas avoir un rsultat que l'on pouvaitinterprtermmesil'chantillon tait non significatif, que pas de rsultat du tout ? (....)

    Histoire d'un outil

    Les tests, comme le reste de la recherche, ont une rputation mitige au sein des networks, mais dans l'ensemble, l'toile de la Recherche grandissait

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  • mesure que le fonctionnement se rationalisait et se bureaucratisait. Et mme si les tests ont une moins bonne rputation que les mesures d'audience de Nielsen, la Recherche en gnral a russi acqurir un prestige considrable, et les individus qui se spcialisent dans la collecte et l'interprtation des donnes sont monts haut dans la hirarchie. Les dirigeants ont beau faire la moue devant les tests, il n'en reste pas moins qu'ils ont les chiffres la main.

    Un cas particulirement frappant est celui de Frank Stanton qui est pass de la Recherche la prsidence des oprations de CBS INC, devenant ainsi le numro deux de CBS pendant vingt cinq ans. La carrire de Stanton montre que la Recherche peut conduire au pouvoir excutif. Il incarne cette lgitimit mise en place aprs-guerre: la ncessit de donnes objectives dans l'industrie culturelle. Dans le secteur des programmes de CBS, Harvey Shepard est pass de manager (ce qui est le poste le plus bas pour les cadres d'un network) dans la section Mesure de l'audience, responsable de la programmation du prime time, devenant ainsi le numro deux du dpartement des Programmes. A ABC, Fred Pierce, le prsident de la section ABC Television, tait auparavant un analyste dans le dpartement Recherche. Paul Klein est pass de la recherche dans une agence de publicit la tte du dpartement Recherche de NBC, et ensuite aux plus hautes responsabilits dans la direction des programmes, d'o il fut dlog par Fred Silverman, lui- mme un adepte des chiffres. Marvin Antonowski est lui aussi pass de la Recherche aux programmes NBC, avant d'occuper des responsabilits au sommet chez Columbia Pictures.

    Tous ces responsables ont russi convertir leur matrise des chiffres en une rputation d'hommes sachant prendre les bonnes dcisions, ou tout du moins d'hommes connaissant la manire de prendre les bonnes dcisions. Les

    ponsables des dpartements Recherche participent aux meetings annuels de programmation. Ils ont l'occasion d'y briller: ils savent quelque chose. Aujourd'hui on voit se dvelopper un nouveau type de flair pour les chiffres, qui consiste ne pas seulement s'occuper des chiffres eux- mmes, mais sentir quels sont les chiffres importants et ceux qui ne le sont pas, quand et comment les prsenter, jusqu'o leur faire confiance, comment les rendre comparables d'autres chiffres. Le flair pour les chiffres constitue la nouvelle forme d'intuition.

    Ainsi, le langage des chiffres est devenu un langage de premier et de dernier recours, il est devenu le langage de base dans lequel les networks s'expriment. Et pourtant, les tests se heurtent souvent au mpris. En dpit de tout ce qu'affirme le responsable de la Recherche Phil Luttinger, Steve Mills, le vice-prsident de CBS film, prtend que les films qui ont eu de mauvais scores aux tests, ont aussi bien march que ceux qui avaient eu de bons scores. La Recherche est un instrument trs imprcis, dit- il, et elle devrait tre utilise comme un outil ou un guide, et non comme quelque chose en soi. Quant la prtention de 85% de prvisions exactes pour les sries testes, elle fait sourire Mills. Lorsque le concept de la fameuse srie HawaiFive fut test, les rsultats taient si mauvais, qu'on dcida de ne pas faire de pilote. Et si, sur quarante sries programmes l'antenne, vous prdisez l'chec des quarante, vous avez entre 75 et 85% de chances d'avoir raison.

    Bob Wood, l'ancien prsident de CBS qui avait programm AH in The Family l'antenne en dpit de ses mauvais tests, m'a dit qu'il regardait toujours les rsultats des tests, mais qu'il ne leur prtait jamais beaucoup d'attention: Je lisais les rapports, mais en ayant la conviction qu'ils entraient pour environ cinq ou six pour cent dans les dcisions que je devais prendre, pas plus. J'ai toujours pens que si vous faites trop confiance la

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  • Recherche, elle se substitue votre intuition, votre instinct, votre exprience. J'ai plus confiance dans mon propre jugement qu'en celui de gens qui sont recruts dans la rue sans avoir aucune exprience dans la profession. Ellen Franklin raconte que lorsqu'elle avait rejoint les quartiers gnraux de ABC sur la cte Ouest, la Recherche n'tait pas tenue en haute estime, et une bonne partie de mon travail consistait remanier le matriau pour qu'il soit considr avec plus de bienveillance. Nous accordons un certain crdit aux chiffres, explique Bud Grant, le prsident de CBS Entertainement, mais pas un crdit considrable.

    Sans cesse, les responsables des networks rappellent que les tests sont un outil, une rfrence intressante pour reprendre les mots de Tom Werner, alors responsable du prime time ABC qui doit rester en arrire plan par rapport l'instinct. Les dcideurs savent que les rsultats sont imprcis, les chantillons limits, les scores manipulables, les contre-exemples nombreux, les conclusions discutables. En particulier, ils savent qu'on ne peut pas juger une srie sur son pilote, mme si le pilote est la seule chose tangible dont ils disposent. C'est pour cette raison que les compte- rendus des recherches insistent sur les lments structurels (les personnages, les relations, les dcors, la capacit de la srie tenir le long terme). Au bout du compte, ceux qui font les tests sont obligs de garder une certaine rserve La plupart des programmes sont un chec accorde Bob Brilliant II s'agit juste d'amliorer les probabilits.

    L'outil a ses fonctions. Lorsqu'il confirme ce que pense dj un responsable, le test devient une sorte d'argument, muni d'une aura particulire, qui donne un vernis d'objectivit aux intuitions et aux suppositions. Comme Harold Wi- lensky le dit propos des dcideurs en gnral, Ils brandissent leurs rsultats de recherche de faon rituelle, comme

    une tribu demanderait son shaman de pratiquer des incantations avant de partir en guerre. Ainsi, les rsultats des tests ont surtout du poids lorsque l'opinion est divise. Si tous les responsables de CBS, ou si une trs large majorit d'entre eux, pensent qu'un programme doit tre arrt ou poursuivi, explique Herman Keld, le vice-prsident du dpartement des Programmes, un test dont les conclusions iraient rencontre de ce consensus pserait peu dans la balance.

    Tony Thomopoulos, le prsident de ABC Entertainment, explique qu'il utilise les tests pour contrler ses propres ractions et contrebalancer ses opinions. Il se dit un peu fatigu de la Preview House, car les producteurs savent comment chauffer le public avec des ouvertures accrocheuses. Quand il trouve un pilote bon, et que les rsultas des tests sont mauvais, il le fait re-tester la Preview House, ou mieux, il le soumet une autre forme de test (par exemple une diffusion l'antenne suivie d'un sondage par tlphone)

    Barbara Corday, qui a dirig le dpartement de dveloppement des comdies pendant trois ans ABC, va plus loin. Je n'ai jamais connu un cas o les tests aient vraiment chang l'opinion de quelqu'un. Je crois que quand ils s'accordent avec ce que tout le monde pense, c'est parfait. Que quand ils vont peu prs dans le sens de l'opinion gnrale, on en discute. Et que s'ils vont l'encon- tre de l'opinion gnrale, on cherche leurs dfauts. Ils n'avaient pas le bon public ce soir l. Combien d'enfants, de personnes de plusde cinquante ans dans la salle? Est-ce qu'on leur a pos les bonnes questions? L'atmosphre tait- elle maussade? Qu'ont-ils vu avant? Est- ce qu'ils attendaient depuis longtemps? Est-ce qu'ils ont fait la queue dehors sous la pluie avant d'entrer? Je crois que les tests sont seulement un des dix lments qui interviennent dans une dcision, pas plus (...)

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  • Les tests ont une autre fonction. Ils mettent de l'huile dans les rouages entre networks et fournisseurs de programmes. Pour un responsable il est plus facile de dire un producteur que son projet n'a pas t retenu cause de ses mauvais scores aux tests, et de renvoyer ainsi la colre des producteurs sur le dpartement Recherche. Comme les officiers de la CIA, les responsables de la Recherche estiment que le fait de porter le chapeau pour d'autres fait partie de leur fonctions. Prise et mprise, considre mais traite avec condescendance, leur position ambigu traduit bien les difficults de l'industrie culturelle s'accommoder de ses ralits industrielles.

    Dans la lutte permanente entre les networks et la communaut cratrice, la mise en avant des tests permet aux networks de donner une certaine lgitimit leur pouvoir. Malgr toutes les limites de fiabilit des tests en tant qu'instrument statistique, il reste qu'ils permettent de produire des faits et des chiffres qui ont une ralit palpable. Les chiffres donnent aux dcideurs la caution de faits objectifs et solides sur lesquels s'appuyer pour imposer des changements dans un programme. Quand les chiffres parlent travers les responsables qui les utilisent, ils donnent un son rationnel la voix du network. Les tests sont donc de toute faon utiles aux networks, qu'ils soient ou non capables de prdire le succs commercial. Ils portent la marque de la raison, ce qui est la meilleure arme de l'organisation pour se dfendre contre les instincts purement gocentriques de ceux qui crivent et produisent les programmes. Un chercheur d'un network le formulait ainsi: Les networks disent: nous avons un large intrt pour tout ce qui est diffus. Les producteurs disent: nous sommes les cratifs. Nous dtenons la crativit. La crativit qu'est-ce que c'est? Hitler tait cratif, il a invent les chambres gaz. La rationalit de l'organisation impose de discipliner la

    tivit, car une crativit sans contrle peut tre destructrice.

    Au gr des chiffres

    Si les procdures d'valuation sont par nature mouvantes, les mesures de l'audience peuvent sembler constituer un terrain solide. Les couloirs des networks et les maisons de production retentissent du brouhaha des conversations sur les taux d'audience de la semaine prcdente, ou de la veille. Les responsables des Recherches passent des heures au tlphone avec les programmateurs pour transmettre des chiffres qui vont devenir le sujet de discussion de tous les djeuners: les ratings, qui expriment le pourcentage de tous les foyers quips en tlvision, et les shares le pourcentage de tous les postes allums un moment donn. Les chiffres sont l'or de l'industrie, et les responsables d'antenne sont comme des propritaires qui attendraient le dernier rapport sur leurs mines. Les obsessions sont communes: quel network se classe en tte cette semaine, ce mois-ci, cette anne? Qui grimpe, qui chute? Les chances de promotion des uns et des autres peuvent dpendre des rsultats d'audience des programmes qu'ils ont contribu lancer ou qu'ils ont dfendus. Les revenus de l'entreprise dpendent de ces chiffres qui vont dterminer les prix pays par les annonceurs: au sein des networks, cette ralit est parfaitement intgre dans la mentalit collective et dans l'esprit de chacun .

    Chaque anne, les chiffres ont l'air d'arriver plus vite; la russite et l'chec deviennent presque instantans. A partir de 1973, avec le dveloppement de la concurrence entre networks et l'amlioration des techniques de mesures d'audience, il est devenu possible de mesurer l'audience des marchs tlvisuels les plus importants du jour au lendemain, grce des chantillons spciaux de l'Institut Nielsen New York, Chica-

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  • go, Los Angeles, San Francisco, et depuis 1982, Philadelphie et Dtroit. Les responsables aiment bien dire, comme me le rapportait Steve Mill de CBS: On a un compte rendu quotidien. C'est un des seuls boulots au monde que je connaisse o quand un type vient travailler le matin, il a sous les yeux ses performances de la veille.

    Les anciens se rappellent avec nostalgie le bon vieux temps o les mesures d'audience n'taient pas prises en compte, sauf si un programme avait des rsultats catastrophiques. Une fois, nous avons eu un rating dsastreux pour Playhouse 90, quelque chose comme sept points, se souvient Ethel Winant un ancien de CBS et NBC, et quelqu'un nous l'avait fait remarquer. Mais il ne s'agissait pas d'un appel du genre mon dieu, c'est une catastrophe, non, c'tait plutt comme s'il s'agissait d'un fait statistique intressant signaler. Quand Nielsen dmarra son Television Index en 1950, la collecte de donnes nationales prenaient six semaines. En 1961, les mmes chiffres taient produits en 16 jours; en 1967, en neuf jours; en 1973, en une semaine. Il fallait plusieurs semaines avant de savoir qu'un programme tait un chec se rappelle Winant Et ce moment l, cela n'avait plus grande importance. Vous travailliez dj sur autre chose. Aujourd'hui, tout le monde parle des taux. La concurrence nous a rendu fous.

    Les rythmes de la concurrence et des mesures de l'audience se sont acclrs en mme temps. Il est clair que la mesure quotidienne tait le fruit d'une technologie que Nielsen n'aurait pas dveloppe si la concurrence forcene entre networks n'en avait pas cr le march. En 1976, quand ABC a ravi pour la premire fois la premire place NBC dans les classements, la comptition avait atteint des sommets, et plus la comptition tait grande plus l'opinion publique s'y intressait. A la fin des annes 70, les principaux quotidiens publiaient la

    liste des programmes les plus suivis de la semaine, les analystes boursiers, les investisseurs et les fans les suivaient avec attention, et tout cela se traduisait du ct des networks par un redoublement de la concurrence. Le poids des dernires tendances chiffres tait si important qu'il tait impossible de se tenir l'cart du dbat sans devoir se justifier. Un jour o j'interviewais Grant Tinker qui venait d'tre nomm prsident de NBC, sur 4es ratings d'un film controvers qui avait t diffus la veille, il me rpondit: J'essaye de ne pas m'oc- cuper des rsultats quotidiens. Et les gens de ma chane n'en reviennent pas que je m'en foute autant.

    Si Tinker pouvait ainsi tenir pour quantit ngligeable les gratifications numriques immdiates, il ne pouvait gure tre indiffrent aux rsultats d'audience dans leur ensemble. Je lui ai demand jusqu' quel point il s'inquitait du prix de l'action RCA Beaucoup m'a-t-il rpondu. Il ne pouvait pas permettre ses idaux de qualit de l'emporter sur les questions de viabilit et de profitabilit de l'entreprise. C'est le premier objectif que je dois remplir: que NBC soit saine financirement. La diffrence entre les responsables les plus clairs et les autres, c'est que les premiers essayent de construire des grilles qui soient fortes sur le long terme, pour l'anne venir ou les deux ans venir, alors que les seconds concentrent leurs efforts sur le mois ou la semaine qui viennent sous prtexte qu'il est impossible de faire des prvisions long terme partir du moment o la semaine qui s'annonce est si difficile. Long terme et court terme, le principe des networks repose sur les ratings.

    Alors que valent les ratings? La plupart des producteurs et des scnaristes sont sceptiques ou carrment hostiles. Beaucoup des noirs et des hispaniques qui travaillent dans l'industrie tlvisuelle estiment que l'chantillon de Nielsen sous-value les minorits parce

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  • que les employs de Nielsen n'ont gure envie de traner dans les ghettos. Les obsds de la qualit pensent qu'il sur-reprsente les gros consommateurs de tlvision. De plus, objectent-ils, Nielsen ne mesure jamais le degr de satisfaction, il ne fait que compter "des foyers et des paires d'yeux. L'chantillon de Nielsen est indiscutablement petit. En mai 1982, 1260 foyers taient quips d'une bote audimat qui permettait de savoir sur quelle station tait allum le poste. Le bon sens, indpendamment de toute question de fiabilit statistique, laisserait penser qu'un aussi petit nombre de foyers peut difficilement reprsenter toute la population des tlspectateurs amricains; chaque foyer de l'chantillon reprsente prs de 70.000 foyers.(...)

    Mais le dfaut principal de l'chantillon de Nielsen tient moins sa taille qu' sa reprsentativit. L'institut Nielsen tire son chantillon au hasard selon une pratique statistique classique. Le problme est que ceux qui ont t tirs n'acceptent pas tous qu'on installe un audimat chez eux. Les dbats du Congrs en 1963 sur ce sujet, ont montr que Nielsen se heurtait plus de 50% de refus. Stimul par l'enqute du Congrs, Nielsen augmenta les compensations qu'il versait aux foyers consentants, et apprit ses employs se montrer plus convaincants. En 1966, le taux de coopration tait mont 75%; mais en dpit d'une pression de l'industrie pour que Nielsen atteigne 80% , le taux de participation s'est ensuite inflchi (comme pour toutes les enqutes statistiques durant cette priode). En 1979, il tait

    redescendu 70% et en 1980 67%. La question reste de savoir si les gens qui refusent sont diffrents de ceux qui acceptent au point que cela puisse avoir un effet sur leur modalit de consommation tlvisuelle.

    C'est une question importante pour l'industrie, non seulement parce que les annonceurs dpendent de la fiabilit de

    l'chantillondeNielsen,maisaussi parce que des statistiques douteuses crent de mauvaises relations entre les partenaires. Les dbats du Congrs en 1963 avaient t suscits par la dcouverte de mthodes d'chantillonnage frauduleuses. Sensibiliss par ce problme, les trois networks et la National Association of Broadcasters, crrent un groupe d'tude commun intitul CONTAM (Comitee on Nationwide Television Audience Measurement). Tout le problme tait d'arriver cerner le profil de ceux qui refusaient qu'on installe un audimat chez eux. CONTAM dcida, avec sagesse, de mener une enqute par tlphone. Comme l'chantillon de Nielsen tait trop petit pour avoir une reprsentativit sufffisante, on partit d'une population plus grande et sollicite de la mme manire pour mesurer l'audience, les 200.000 foyers slectionns par Y American Research Bureau (ARB) pour son sondage tlvisuel de novembre 1963 (ces sondages trimestriels, les sweeps, permettent de dterminer les tarifs des espaces publicitaires appartenant en propre aux stations locales). ARB avait fourni les numros de tlphone de 175.000 foyers, dont plus de la moiti, 94.000 furent appels. Une fois les interviews inutilisables retires, il restait 84.302 foyers. Environ un tiers taient des individus qui avaient accept de cooprer avec ARB, tandis que les autres avaient refus de tenir un carnet d'coute.

    Les rsultats de cette enqute, comme ceux de celles qui suivirent, montrrent, comme on s'y tait attendu, que ceux qui acceptaient d'tre relis l'udimat taient de plus gros consommateurs de tlvision que ceux qui refusaient. Ils taient aussi plus jeunes, avaient un meilleur niveau d'instruction, et vivaient dans des familles plus nombreuses. De surcrot, leurs gots allaient en faveur des programmes les plus ambitieux. Sur quarante-deux programmes soumis l'enqute, cinq obtenaient des scores

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  • audience suprieurs de 20% dans la population des volontaires par rapport l'ensemble. Parmi ceux-ci East Side, West Side, et That was the week that was. Sept obtenaient l'inverse des scores infrieurs, dont trois avec une diffrence de 5%: Rawhide, Breaking Point, et The Price is Right. Mais si l'on prenait les programmes les plus regards par les volontaires, on trouvait peu de diffrences avec les choix de l'ensemble. De leurs dix programmes prfrs, neuf taient aussi les programmes prfrs de l'ensemble. De telles similitudes se retrouvaient pour les programmes les moins aims. En d'autres termes, la grande diffrence entre les deux groupes rsidait dans l'attirance particulire des volontaires pour les deux programmes les plus libraux politiquement, les plus irrvrencieux, et les plus subversifs: East Side, West Side, dans lequel George Scott jouait le rle d'un travailleur social qui essayait, sans y parvenir, de rsoudre des drames sociaux dans un ghetto (ultrieurement, le personnage de Scott dcida que la solution des problmes sociaux passait par la politique et rejoignit le camp d'un membre du Congrs progressiste); et TW3, un programme satirique plus modr que son original anglais, mais tout de mme trs caustique. Si l'on part du principe -qui semble logique- que ceux qui refusaient de tenir un carnet d'coute pour ARB, n'taient pas diffrents de ceux qui refusaient d'entrer dans l'chantillon de Nielsen, on doit alors conclure que ce dernier est biais en faveur des tlspectateurs jeunes et bien duqus.

    Y-a-t-il d'autres variables qui risquent de biaiser l'chantillon de Nielsen? Les adversaires du sytme et CONTAM en ont relev plusieurs:

    1) Avant 1964, Nielsen liminait les 4% de foyers situs dans la Mountain Time Zone. Ce problme fut rgl ensuite, mme si un certain nombre de stations de l'Ouest se plaignent encore d'tre mal mesures.

    2) II est possible que les signaux de l'audimat Nielsen ou les notations dans les carnets d'coute d'ARB soient inexacts, ou mal interprts.

    3) Des membres de l'chantillon Nielsen peuvent trs bien laisser leur poste allum sans le regarder pour autant -ce qui est une manire de voter pour leur programme favori.

    4) En vieillissant, les foyers de l'chantillon sont de moins en moins reprsentatifs de la population gnrale. Les auditions de 1963 ont permis de savoir que certains foyers taient dans l'chantillon depuis douze ans. A partir de 1966, toutefois, Niesen a par cette critique en instituant le principe d'une rotation de 20% de son chantillon d'audimat tous les ans, et de 33% de ses carnets d'coute, mais mme ainsi il n'est pas impossible que certains gots tlvisuels s'expriment plus longtemps qu'il ne devraient normalement.

    5) Les enquteurs du Congrs en 1963 ont dcouvert que Nielsen violait parfois ses principes d'chantillonage par county, et que certains employs de l'institut avaient drog aux pratiques d'enqute admises en choisissant eux-mmes d'autres foyers pour pallier les refus.

    6) Nielsen tient compte uniquement des tlspectateurs qui vivent en maisons et appartements. Or, en 1970, 2,9% de la population amricaine vivait dans des institutions, des casernes militaires, des dortoirs, des pensions, des htels et des motels.

    7) On a aussi accus Nielsen de sous- reprsenter dans son chantillon certains facteurs dmographiques comme l'ge ou la race.

    Les erreurs d'chantillonage au hasard ne peuvent pas, bien sr tre limines. Mais mis part les problmes lis la race et l'ge, on ne voit pas bien pourquoi ces biais, s'ils existent, auraient une incidence particulire sur la mesure de l'audience de certains programmes plutt que d'autres. Ce qui compte,

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  • aprs tout, ce ne sont pas les chiffres absolus mais leur position relative. Afin claircir tous ces doutes, CONTAM a compar en 1964 les rsultats d'audience mesurs par l'audimat de Nielsen avec ceux des carnets d'coute de ARB. Les chiffres taient remarquablement concordants. 19 des 20 programmes classs en tte par Nielsen taient aussi dans le groupe des vingt premiers programmes de ARB. Plus encore, en 1969 et 1970, CONTAM a vrifi les donnes de Nielsen par des sondages tlphoniques trs sophistiqus. Les diffrences taient minimes, de l'ordre de 1 2%. Il reste toujours la possibilit que Nielsen et ARB partagent exactement les mmes biais lors d'un sondage tlphonique. Les gens pourraient, par exemple, mentir systmatiquement sur ce qu'ils regardent. Mais il n'y a pas de raison particulire de penser que les trois groupes d'enqutes aient menti de la mme faon.

    Si le biais de la participation tire l'chantillon de Nielsen en faveur des plus jeunes et des mieux duqus, et que d'autre part les pauvres ont moins souvent le tlphone, faut-il penser que les gots des noirs, des hispaniques, des gens gs et des pauvres sont systmatiquement sous-estims? Si tel tait le cas, les annonceurs ne s'en inquiteraient pas trop: ce sont des populations qui consomment peu. Nous savons que les noirs et les hispaniques sont dramatiquement sous-reprsents en ce qui concerne la tenue des carnets d'coute individuels pour Nielsen ou ARB. D'aprs une tude, seulement 15 20% des hispaniques renvoyaient les carnets d'coute en anglais ou en espagnol, contre 55% pour l'ensemble. Les noirs et les hispaniques ont deux autres raisons d'tre sous- reprsents dans l'chantillon par foyer de Nielsen. La premire est que Nielsen tire son chantillon des donnes du recensement. Si le Bureau du Recensement continue sous-esti- mer les units familiales des pauvres,

    comme on le lui a souvent reproch par le pass, alors, l'chantillon de Nielsen a toutes les chances lui aussi d'tre dform vers le haut pour reprendre les termes d'un responsble de NBC, Paul Klein. La deuxime raison tient au fait que dans la plupart des sondages, les moins favoriss sont toujours les plus rticents rpondre, et les moins favoriss sont dans des proportions crasantes des noirs et des hispaniques. D'un autre ct, il n'est pas impossible que, depuis les enqutes publiques du dbut des annes 60, les tlspectateurs les moins favoriss soient plus dsireux de participer, que ce soit par orgueil d'tre choisi, par appt du gain, ou par dsir d'influencer les taux d'audience. En rponse aux critiques, Nielsen avait commenc offrir aux familles noires de son chantillon 2$ par mois, soit le double de la somme habituelle.

    Bien qu'ils ne dvoilent toujours pas la composition ethnique de leur chantillon, Nielsen et ARB ont commenc changer leur systme d'chantillonage et de pondration. A mesure que les annonceurs s'intressaient de plus en plus aux composantes dmographiques dans les annes 70, un mouvement qui fut suivi par les networks, les instituts de sondage ont commenc produire des donnes plus prcises sur l'audience, et plus seulement sur le nombre de foyers. Il reste vrai toutefois que la mesure de l'audience individuelle qui dpend de la tnacit, de la prcision et de la vracit de ceux qui remplissent les carnets d'coute, sera toujours moins fiable que les signaux lectroniques automatiques de l'audimat.

    Il est donc clair que le systme Nielsen a fait la preuve de ses limites; mais au bout du compte, il y a suffisamment de pressions pour qu'il reste honnte. D'une part, les annonceurs veulent rentabiliser leurs placements, et ont donc besoin d'un systme de mesure qui soit cohrent, au moins de faon interne. Et si c'est de l'intrt des networks de gon-

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  • fier leur audience -surtout pour la tranche 18-49 ans qui consomme le plus- ce n'est assurment pas de l'intrt des sondeurs de perdre leur crdibilit auprs des annonceurs.

    Toujours est-il que les responsables des networks se flicitent de l'exactitude et de la fiabilit des donnes de Nielsen; c'est ce que leur affirment les responsables de la Recherche: Je pense que c'est ce qui se fait de mieux comme recherche en sciences sociales dit Arnold Becker, et si c'est un peu approximatif quand il s'agit de dnombrer exactement les tlspectateurs, c'est en revanche trs prcis quant au classement de popularit des programmes. Or, c'est cela qui est important. En d'autres termes, il est possible que des variables qui n'ont pas encore t mises jour affectent les mesures globales de l'audience, mais il est peu probable qu'elles aient un effet sur les mesures relatives.

    (...) Les plus hauts responsables des

    networks se targuent de possder de l'intuition et de l'exprience, voire mme d'avoir un instinct pour ce qui marchera. Mais chaque runion annuelle de programmation, les principaux responsables de la Recherche font toujours partie des gens qui dcident de l'annulation, de la prolongation ou de la mise en chantier des programmes. Ils ne sont pas l pour prendre les dcisions finales, ils sont l pour tre consults et donner leur avis sur la composition de l'audience et sur la cohrence des soires programmes. Leur opinion a du poids. Ils peuvent tre en dsaccord avec les programmateurs quant aux stratgies suivre ou l'importance de tel ou tel facteur, mais beaucoup de programmateurs sont d'anciens chercheurs et tous sont des hommes de marketing. Les limites des chiffres sont claires: il faut les interprter, et ils ne peuvent mesurer que le pass, pas le futur. Mais faute de tout critre objectif du got, faute d'un consensus sur la tradition du mdia,

    faute de valeurs esthtiques et morales claires, les chiffres ont le grand avantage d'tre l, et d'avoir l'air lumineusement exacts.

    La mesure de l'audience a pris une autre place dans les stratgies des networks depuis que la concurrence s'est accrue et que les networks ont de plus en plus de mal comprendre les comportements du public. L'amlioration continuelle des techniques de collecte et de publication des donnes a parfaitement correspondu la rorientation en faveur des politiques de programmation court terme qui s'est dessine dans les annes 70, quand la programmation est devenue l'affaire d'une anne. A mesure que les chiffres arrivaient de plus en plus vite, les networks ont commenc annuler les sries au bout d'un mois ou deux, les retirer de l'antenne pour en modifier le ton, le casting, ou les deux, comme dans le cas de Cagney et Lacey. L'poque o une srie tait commande en 39 pisodes pour l'anne est rvolue. Avec la croissance des cots et de la concurrence, ce nombre est tomb 25; puis 22, puis mme 13. En 1980, les networks comandaient les nouvelles sries un peu hasardeuses par 4 ou 6 pisodes la fois. Deux ou trois mauvaises semaines, et la srie pouvait tre dprogramme dfinitivement. Les producteurs pensent avec nostalgie l'poque o on laissait le temps de construire leur audience des sries peu ordinaires comme AH in the Family, The Tyler Mary Tyler Moore Show, MASH et Lou Grant qui avaient eu un dmarrage difficile, ne commenant marcher qu'en fin de saison tlvisuelle, ou mme comme ce fut le cas de Lou Grant, au cours des premires rediffusions de l't. La confiance dans les chiffres qui garantissait auparavant la stabilit du jugement, joue un rle dans les politiques de renouvellement frntique. Comme Broadway ou dans l'dition, la recherche d'un profit immdiat, la croissance de la concurrence, et l'inflation des cots, sont trois facteurs qui,

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  • combins, laissent de moins en moins de temps aux nouveaux produits pour faire leurs preuves. C'est autant de pression qui s'exerce sur le mdia pour qu'il satisfasse rapidement et sans ambigut, toutes les manifestations du got du public qui font surface un moment

    donn et qu'il est possible de mesurer simplement. Mais cette recherche fbrile d'investissements immdiatement productifs n'est pas meilleur pour l'art, ni mme pour le divertissement, qu'elle ne l'est pour le vin.

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    InformationsInformations sur les auteursTodd GitlinDominique Pasquier

    Pagination1921222324252627282930313233343536

    PlanCBS ABC et la preview house Histoire d'un outil Au gr des chiffres

    IllustrationsRsultats des tests de pilotes mesurs par CBS pour la priode 1957-1980