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Cet atelier est organisé avec le soutien du Labex RFIEA+ et de l’ANR dans le cadre des Investissements d’avenir PRESENTATION es fondamentalismes religieux au sein du judaïsme et de l’islam sont souvent fondés sur l’idée selon laquelle les Écritures, rédigées dans une langue sainte, sont à interpréter selon le sens littéral de chaque terme. Cette « herméneutique fondamentaliste » semble exclure ipso facto toute évolution religieuse, que ce soit au niveau doctrinal des croyances ou au niveau légal et normatif. La situation au sein des deux religions n’est pas la même. Dans le judaïsme, dont des évolutions importantes se sont déroulées en grande partie au sein des cultures occidentales modernes, on ne trouve que de rares véritables fondamentalistes ; le fonda- mentalisme juif s’exprime de nos jours surtout par le rejet de la science moderne au nom d’une interprétation littérale du texte biblique. Dans l’islam, il convient de distinguer d’abord entre le sunnisme et le shi‘isme. L’influence grandissant d’un certain fondamentalisme sunnite est malheureu- sement démontrée chaque jour par une actualité dramatique. Quant au shi‘isme, qui se définit, dès ses textes fondateurs, comme une religion herméneutique, le fondamentalisme se manifeste de manière beaucoup plus complexe. Le but du colloque est de mettre en lumière certaines traditions au sein des deux religions qui, en s’écartant du littéralisme, ont permis des lectures multiples des Écritures et, partant, des évolutions doctrinales. En effet, l’acceptation, en théorie comme en pratique, des démarches herméneutiques semble avoir été une condition sine qua non pour permettre aux religions se fondant sur des textes canoniques de pouvoir s’adapter aux évolutions historiques jusqu’à entrer dans la modernité et à exister plus ou moins harmonieusement au sein d’États laïques. Last but not least, les approches herméneutiques paraissent indis- pensables pour permettre au croyant de concilier la fidélité à sa tradition religieuse avec l’acceptation des sciences modernes. Les pratiques herméneutiques les mieux reconnues appartiennent aux domaines philosophiques, mais d’autres modes d’interprétation non-littéraliste se trouvent également dans les autres disciplines traditionnelles et il convient de les étudier de près. L Colloque COMPRENDRE LES ÉCRITURES Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam Organisé par Gad FREUDENTHAL et Mohammad Ali AMIR-MOEZZI IEA de Nantes, Mardi 31 mai et mercredi 1er juin 2016

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Cet atelier est organisé avec le soutien du Labex RFIEA+ et de l’ANR dans le cadre des Investissements d’avenir

PRESENTATION

es fondamentalismes religieux au sein du judaïsme et de l’islam sont souvent fondés sur l’idée selon

laquelle les Écritures, rédigées dans une langue sainte, sont à interpréter selon le sens littéral de chaque terme. Cette « herméneutique fondamentaliste » semble exclure ipso facto toute évolution religieuse, que ce soit au niveau doctrinal des croyances ou au niveau légal et normatif. La situation au sein des deux religions n’est pas la même. Dans le judaïsme, dont des évolutions importantes se sont déroulées en grande partie au sein des cultures occidentales modernes, on ne trouve que de rares véritables fondamentalistes ; le fonda-mentalisme juif s’exprime de nos jours surtout par le rejet de la science moderne

au nom d’une interprétation littérale du texte biblique. Dans l’islam, il convient de

distinguer d’abord entre le sunnisme et le shi‘isme. L’influence grandissant d’un certain fondamentalisme sunnite est malheureu-sement démontrée chaque jour par une actualité dramatique. Quant au shi‘isme,

qui se définit, dès ses textes fondateurs, comme une religion herméneutique, le fondamentalisme se manifeste de manière beaucoup plus complexe. Le but du colloque est de mettre en lumière certaines traditions au sein des deux religions qui, en s’écartant du littéralisme, ont permis des lectures multiples des Écritures et, partant, des évolutions doctrinales. En effet, l’acceptation, en théorie comme en pratique, des démarches herméneutiques semble avoir été une condition sine qua non pour permettre aux religions se fondant sur des textes canoniques de pouvoir s’adapter aux évolutions historiques jusqu’à entrer dans la modernité et à exister plus ou moins harmonieusement au sein d’États laïques. Last but not least, les approches herméneutiques paraissent indis-pensables pour permettre au croyant de concilier la fidélité à sa tradition religieuse avec l’acceptation des sciences modernes. Les pratiques herméneutiques les mieux reconnues appartiennent aux domaines philosophiques, mais d’autres modes d’interprétation non-littéraliste se trouvent également dans les autres

disciplines traditionnelles et il convient de les étudier de près.

L

Colloque

COMPRENDRE LES ÉCRITURES

Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

Organisé par Gad FREUDENTHAL et Mohammad Ali AMIR-MOEZZI

IEA de Nantes, Mardi 31 mai et mercredi 1er juin 2016

Mercredi 11 et jeudi 12 Mai 2016

Institut d’études avancées– Salle du Conseil (deuxième étage)

COMPRENDRE LES ÉCRITURES

Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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PROGRAMME

Lundi 30 mai 2016, à partir de 17h00

Arrivée des participants et dîner commun

Mardi 31 mai 2016

10h00-12h15

Samuel Jubé, Directeur de l’IEA-Nantes, Bienvenue

Mohammad Ali Amir-Moezzi et Gad Freudenthal, Introduction

Présidence : Mohammad Ali Amir-Moezzi

Vincent Delecroix, La raison herméneutique : une production religieuse ?

o Répondant : Souâd Ayada

Katell Berthelot, Entre la lettre et l’esprit : l’interprétation des Écritures par Philon d’Alexandrie au Ier siècle de n. è.

o Répondant : Guy Stroumsa

12h15-14h30 Déjeuner

14h30-16h30

Présidence : Gad Freudenthal

Christian Jambet, Philosophie et herméneutique du Coran

o Répondant : Meryem Sebti

David Lemler, Pieds de nez à la lettre : la liberté exégétique dans le judaïsme rabbinique classique et médiéval

o Répondant : Sarah Stroumsa

16h30-18h00 Pause

Séance publique

Présidence : Hamadi Redissi

18h00-19h30 : Soirée inaugurale publique :

Marc-Alain Ouaknin, Le Pardès

Mohammad Ali Amir-Moezzi, Remarques sur l’islam comme religion herméneutique

19h30 Apéritif et Dîner

COMPRENDRE LES ÉCRITURES

Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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Mercredi 1er juin 2016 Présidence : Meryem Sebti

10h00-12h00

Carsten Wilke, Exégèse talmudique et accommodation moderniste: conceptions dynamiques de la loi religieuse dans la pensée juive du XIXe siècle

o Répondant : Sylvia-Anne Goldberg

Faouzia Farida Charfi, Le texte coranique et les découvertes scientifiques

o Répondant : Gad Freudenthal

12h00-14h00 Déjeuner

14h00-16h00

Présidence : Alessandro Guetta

Pierre Lory, L’innocence du péché selon l’exégèse mystique du Coran

o Répondant : Souâd Ayada

Rainer Brunner, Entre falsification et abrogation dans l'herméneutique shi‘ite tardive

o Répondant : Meryem Sebti

16h00-16h30 Pause

16h30-18h30

Mathieu Terrier, Le shi‘isme imâmite, une religion du Livre et de son herméneute

o Répondant : Souâd Ayada

Constance Arminjon, Herméneutique et « reconstruction de la pensée religieuse » : le courant de la « nouvelle théologie » shi’ite en Iran

o Répondant : Mohammad Ali Amir-Moezzi

Discussion générale

19h30 Apéritif et Dîner

Jeudi 2 juin 2016

Départ des participants

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Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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RÉSUMÉS

Les résumés sont arrangés selon leur ordre dans le programme.

Mardi 31 mai

Vincent DELECROIX

La raison herméneutique : une production religieuse ?

L'invention du paradigme herméneutique de la raison, au milieu du XIXe siècle en

Europe, est directement issue d'une universalisation du problème de la compréhension lié

à l'exégèse biblique. Paradigme concurrent au rationalisme des « Lumières », il a été

regardé, au cours de son développement au XXe siècle et jusqu'à aujourd'hui, non

seulement comme un produit partiellement religieux mais comme le principe même d'une

ouverture de la raison à l'expérience et au discours religieux. Il s'agira en conséquence

d'apprécier ici un double mouvement : celui par lequel l'herméneutique philosophique

travaille la compréhension du religieux mais aussi celui par lequel la raison philosophique

est travaillée par elle.

Katell BERTHELOT

Entre la lettre et l’esprit : L’interprétation des Écritures par Philon d’Alexandrie au

Ier siècle de n. è.

Philon d’Alexandrie, le plus brillant représentant du judaïsme hellénistique d’Égypte,

pense en grec et commente une traduction grecque des Écritures qu’il considère comme

inspirée. Il a reçu une double éducation grecque et juive, est en dialogue avec la culture

du monde gréco-romain, et cherche à relever le défi que la pensée philosophique grecque

pose à la pensée juive. Cela le conduit à s’approprier de manière créative les outils

exégétiques de son temps et à développer une lecture allégorique du Pentateuque inspirée

en partie par la lecture allégorique de l’œuvre d’Homère pratiquée par les philosophes

stoïciens et médio-platoniciens.

Si Philon est surtout connu comme exégète et philosophe, il fut aussi un porte-parole de

la communauté juive d’Alexandrie, activement engagé dans les combats de son temps,

puisqu’il alla jusqu’à faire le voyage à Rome pour défendre les droits des Juifs devant

l’empereur Caligula, suite aux émeutes anti-juives de 38 de n. è. à Alexandrie. Même si la

famille de Philon bénéficiait d’une situation très avantageuse, c’est comme membre d’un

groupe au statut politique et juridique affaibli que Philon vécut en Égypte et y rédigea son

œuvre.

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Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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Ce contexte tendu, et l’antijudaïsme répandu dans certains milieux alexandrins, jouent

un rôle dans l’interprétation que Philon propose des Écritures, et plus précisément dans

la manière dont il articule interprétation littérale et interprétation symbolique des textes.

Lorsqu’il commente les textes bibliques, Philon garde à l’esprit les normes éthiques et

culturelles du monde gréco-romain, mais il est aussi conscient que c’est au nom de

certaines de ces normes que les Juifs sont attaqués. Il est de plus hors de question à ses

yeux de renoncer au sens littéral des commandements bibliques, dans la mesure où cela

équivaudrait à renoncer à leur mise en pratique, et conduirait en définitive à une forme

d’assimilation.

D’où, en définitive, deux aspects concomitants de la démarche de Philon : d’une part,

inspiré par un souci apologétique et éthique, Philon fait preuve d’une véritable liberté face

aux Écritures. Il va jusqu’à réécrire le texte biblique (tout en restant au niveau du sens

littéral) pour le rendre moins problématique d’un point de vue éthique ou politique. De

manière marginale mais néanmoins significative, Philon apparaît en outre comme un

précurseur d’une critique du sens littéral de certains récits au nom de la raison. Mais

d’autre part, la liberté exégétique de Philon apparaît limitée tant par sa conception des

pratiques normatives du judaïsme que par sa condition sociale.

Christian JAMBET

Philosophie et herméneutique du Coran

Depuis l'âge classique de la philosophie islamique (Xème-XIIème siècles) l'interprétation

allégorique du Coran tient une place éminente dans l'édifice des savoirs contestataires en

terre d'islam. Contestant l'autorité des lectures littérales des Ecritures, les philosophes

proposent une lecture symbolique conduisant à un sens caché de nature métaphysique et

rationnelle. Cette démarche prend une ampleur considérable chez les philosophes shî'ites

imamites de l'ère safavide (XVIIème siècle). Nous en présenterons certains aspects

majeurs en nous interrogeant sur la fonction libératrice et éducative de leur exégèse

spirituelle et philosophique du Coran.

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David LEMLER

Pieds de nez à la lettre : voies de l’exégèse rabbinique classique et médiévale

Dans les deux champs de la littérature rabbinique classique — le domaine juridique (la «

halakhah ») et le domaine non-juridique (la « aggadah ») — l’exégèse repose sur une

méthode d’interprétation « midrashique », qui littéralement « exige » des versets qu’ils

livrent un maximum de signification par-delà leur sens littéral. Ce dépassement de la

lettre ouvre à une liberté exégétique dont il nous faudra déterminer les limites pour

pouvoir mesurer en quoi elle diffère de celle des commentateurs médiévaux. Dans le cadre

de la lutte contre le karaïsme qui conteste l’autorité de la tradition orale, le judaïsme

rabbinique a développé, à l’époque médiévale, un intérêt inédit pour l’interprétation

littérale. Mais, en même temps, la rencontre de l’aristotélisme a donné lieu, dans certaines

parties du monde juif, à l’essor d’une exégèse philosophique. Partant de l’idée que Torah

et philosophie enseignent la même vérité, les philosophes juifs, tels Maïmonide,

s’autorisent à donner une interprétation métaphorique ou allégorique des versets dont le

sens littéral contredit les thèses établies scientifiquement. Il conviendra d’exposer le sens

et les enjeux d’une telle exégèse, qui fit l’objet de critique de divers types (de la part des

adversaires traditionalistes de la philosophie, des cabalistes ou de Spinoza).

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CONFERENCE D’OUVERTURE

Marc-Alain OUAKNIN

Le Pardès

La signification des mots et des choses est comme le parfum. Elle se déploie en des

harmoniques de sens, en des niveaux de significations multiples, en des liens nouveaux,

inattendus, en des intertextualités fécondes, en jeux de mots qui font tourbillonner le

sens, rapprochements sonores, graphiques, feux d’artifices de lettres et de nombres,

tournoiements anagrammatiques, tout une panoplie de jeux de langage qui font des textes

et de leur lecture une expérience à chaque fois approfondie et renouvelée.

Dans la tradition juive, le lieu de ce déploiement un nom, c’est le Pardès, le jardin ou

«paradis » du sens, mot qui est déjà en lui-même un jeu de mots, fruit de l’acrostiche des

quatre noms qui constituent les niveaux d’interprétation traditionnels : le Pchat, le

Rémez, le Drach et le Sod, que l’on traduit généralement par le « sens littéral », le « sens

allusif », le « sens interprétatif » et le « sens secret ».

Le mot Pardès est relativement rare dans le texte de la bible hébraïque, n’y apparaissant

que deux fois au singulier et une fois au pluriel. Respectivement dans Cantique 4,13,

dans Néhémie 2, 8 et dans Ecclésiaste 2,5.

Bien que déjà présent dans le Talmud pour désigner le lieu du voyage initiatique des

maîtres qui « montèrent au ciel » (Rachi et Tossefot sur Haguiga 14b), c’est à partir du

Zohar (XIIIe siècle) et de ses commentaires que le mot Pardès va acquérir ce sens

canonique des quatre niveaux d’interprétation (Zohar, Genèse 26b).

Appuyé sur de nombreux exemples, j’analyserai dans ma conférence les différentes

occurrences de ce Pardès et proposerai une analyse de ces quatre niveaux d’interprétation

en montrant comment la manière de les comprendre et de les mettre en œuvre est à

chaque fois le fruit d’une époque, et toujours différente selon les auteurs qui s’y réfèrent

et en font usage.

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Mohammad Ali AMIR-MOEZZI

Remarques sur l’islam comme religion herméneutique

L’islam se définit comme une religion du Livre, comme la religion du Livre. Et en effet, ses

écritures scripturaires, le Coran et le Hadith, ont joué une centralité considérable dans la

constitution de sa pensée, son histoire, sa culture. Il faut préciser que les lettrés

musulmans, les représentants de différents courants religieux à commencer par les

Shi’ites, ont très vite perçu le caractère énigmatique, voire problématique, de leurs

sources scripturaires, le Coran plus particulièrement. Corpus décousu et fragmentaire,

dépourvu souvent de toute logique narrative, le Coran a besoin, aux yeux de ces lettrés,

d’une exégèse, d’une herméneutique pour devenir intelligible. On interrogera les raisons

de ce caractère problématique, le pourquoi et le comment de l’herméneutique. Comment a

été professée, sous la lettre, l’existence de plusieurs niveaux de sens contenant l’esprit.

Les ressources d’autres cultures (juive, chrétienne, grecque, iranienne, etc.) furent

exploitées pour découvrir le ou les sens cachés du Livre. Ainsi l’islam devint très tôt une

religion herméneutique s’ouvrant sur de nombreuses disciplines intellectuelles et

spirituelles, allant du droit à la philosophie, en passant par la théologie ou la mystique.

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Mercredi 1er juin

Carsten WILKE

Exégèse talmudique et accommodation moderniste : Conceptions dynamiques de la

loi religieuse dans la pensée juive du XIXe siècle

Dans le processus européen de l'intégration des juifs, l'une des demandes constantes

concernait la dissolution du lien qui unit traditionnellement le culte juif à la halakha,

corps de dispositions légales qui, dans sa conception idéale, embrasse toute la vie sociale.

Afin de réduire le champ d'application du droit juif, des exégètes cherchèrent des

dispositions auto-limitatives dans la tradition même. Nous allons présenter, dans notre

communication, deux lignes argumentatives développées dans ce but.

La première suppose que nombre de préceptes bibliques et rabbiniques ont un contexte

politique précis, soit dans les anciennes conditions de souveraineté, soit dans l'autonomie

juridique des communautés juives abolie par la Révolution. Le Grand Sanhédrin convoqué

en 1807 par Napoléon édicta la séparation fondamentale "des dispositions religieuses et

des dispositions politiques".

La deuxième approche, formulée par Abraham Geiger, cherchait le principe du

changement dans les pratiques religieuses elles-mêmes : les rabbins du Talmud

adhéraient déjà à un principe dynamique de la loi, ce qui ouvrait la porte à l'innovation. A

l’origine, l'historicisme fut repensé par le courant conservateur de Zacharias Frankel selon

un modèle romantique qui envisageait la religion juive dans son évolution organique. Sur

la base de cette conception, la critique historique de la halakha fut pratiquée au

Séminaire théologique juif de Breslau dès son ouverture en 1854. La polémique entre les

savants de Breslau et les Orthodoxes se jouait entre deux manières différentes de rendre

compte du changement historique des pratiques juives post-bibliques.

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Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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Faouzia Farida CHARFI

Le texte coranique et les découvertes scientifiques

La montée du fondamentalisme sunnite a favorisé un nouveau discours sur la science

excluant toute autonomie de celle-ci par rapport à l’islam, se plaçant à l’opposé des

conceptions de la pensée musulmane animée d’humanisme et d’esprit critique. Ce

discours se nourrit du dogmatisme religieux, imposant à la pensée de s’exercer

uniquement dans un champ structuré par la révélation et excluant le rôle de la raison,

voie autonome de la connaissance. « La science est religion et la religion est science ».

Cette affirmation illustre les thèses concordistes, inaugurées au cours de la première

moitié du XXe siècle par l’égyptien Tantawi Jawhari, tendant à prouver que, non

seulement la science ne peut être en contradiction avec le texte, mais toute la science, y

compris ses développements les plus récents, en est issue. Les miracles scientifiques du

Coran, puisent largement dans la physique moderne, qu’il s’agisse des particules

fondamentales, de l’anti matière ou de l’expansion de l’univers et des trous noirs. La

prolifération des sites concordistes et les moyens considérables mis en jeu ont abouti à

faire du concordisme un des éléments de séduction pour la jeunesse admiratrice de la

science dont elle n’est que consommatrice et ont renforcé une confusion entre le religieux

et le savoir scientifique qui dénature l’islam et la science.

Pierre LORY

L’innocence du péché selon l’exégèse mystique du Coran

Les mystiques de l’islam sunnite ont développé dès les 2e / 3e siècles de l’ère hégirienne

une exégèse intériorisée du Coran. Les versets étaient médités isolément, en dehors des

contextes textuels et historiques, et rapportés à différents moments de la démarche

spirituelle propre à chaque mystique. Ils ont ainsi construit une sorte de méta-théologie,

au-delà du credo du sunnisme. Par exemple, s’interrogeant sur le sens du mal et du

péché de l’homme par rapport au projet divin, ils ont relu et médité le récit de la chute

d’Adam et d’Eve. Partant des versets coraniques, ils soulignent que la chute est due à la

négligence des premiers humains. Cette négligence n’est toutefois pas une faiblesse

ponctuelle : elle est corrélative de l’existence même des hommes en tant que distincts de

Dieu. Cette exégèse mystique rejoint pour partie celle de l’islam sunnite, lequel professe la

prédestination des actes : tout est voulu par Dieu, y compris les actes des hommes qui

contreviennent à la Loi que Lui-même leur impose. Elle lui donne toutefois une dimension

plus intériorisée. Le projet de Dieu dans la création est d’être adoré. Il crée les humains

qui, étant distincts de Lui, sont nécessairement imparfaits et donc pécheurs. Le péché et

le mal qu’il entraîne correspondent à la condition même de l’adoration humaine envers

COMPRENDRE LES ÉCRITURES

Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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Dieu ; et c’est par l’épreuve qu’il impose que les plus hauts degrés mystiques peuvent être

franchis par certains hommes.

Rainer BRUNNER

Entre falsification et abrogation dans l'herméneutique shi‘ite tardive

A partir du 17e siècle, des savants shi‘ites traditionalistes ont repris le débat ancien sur

l'authenticité du texte du Coran. En effet, selon les traditions des imams, les Shi’ites

soutenaient que ce texte avait été falsifié par leurs adversaires dès les origines de l’islam.

Les penseurs tardifs ajoutent des arguments rationnels aux simples citations des

traditions, exerçant ainsi une sorte d’ "herméneutique de la falsification". L'apogée de

cette évolution est sans doute l’ouvrage monographique du savant iranien Husayn al-Nûrî

al-Tabrisî (m. 1902), dans lequel il rassemble toutes les thèses relatives à cette doctrine.

Or, ce livre a également déclenché les réactions d’une majorité des savants shi‘ites, qui,

au 20e siècle, se sont opposés à la thèse de la falsification qui est par ailleurs un des

points de litige les plus violents entre Sunnites et Shi‘ites. Dans ce contexte, est abordé

un autre problème crucial de l’herméneutique coranique, celui de l’abrogation. Aussi bien

al-Nûrî que ses détracteurs sont d’accord pour refuser la possibilité de l'abrogation mais

leurs conclusions sont diamétralement opposées.

Mathieu TERRIER

Le shi’isme imâmite, une religion du Livre et de son herméneute

Si l’islam est considéré comme étant la relation du Livre par excellence, le shi’isme

imâmite se distingue comme la religion de l’interprétation du Livre, ou plus précisément,

comme la religion de l’herméneute du Livre. Celui-ci est l’imâm, guide spirituel impeccable

et infaillible missionné pour dévoiler le sens intérieur ou ésotérique de la révélation. Le

shi’isme s’est constitué comme religion herméneutique dans une conjoncture historique

tragique, celle du calvaire vécu par la Sainte Famille du Prophète. C’est par

l’herméneutique que les imâms shi’ites, les vaincus de l’histoire politique, se sont élevés et

maintenus au rang de guides divins.

Au sens shi’ite, l’herméneutique est d’abord la mission et l’œuvre exclusives de l’imâm. Et

cette herméneutique ramène toujours la lettre de la révélation à un sens spirituel qui est

la personne sainte de l’imâm lui-même. C’est dire que l’imâm est à la fois l’auteur et le

contenu de l’herméneutique, et que le shi’isme est une religion de l’herméneute au double

sens subjectif et objectif du génitif.

Dès lors, plus étonnante encore que la constitution d’une religion herméneutique telle que

le shi’isme au milieu des violences politiques, est sa conservation après la disparition de

COMPRENDRE LES ÉCRITURES

Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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son guide et herméneute divin. Cette conservation fut l’œuvre de fervents traditionnistes,

mais aussi de philosophes gnostiques que le besoin de penser a poussé à risquer le

sacrilège en pratiquant par eux-mêmes l’exégèse des Saintes Écritures. Tandis que le

jurisconsulte se faisait le représentant de l’imâm sur le plan pratique et cultuel, le

philosophe gnostique (‘ârif) s’en faisait le représentant sur le plan théorétique de

l’herméneutique. Nous verrons comment les œuvres de Rajab Bursî (XIVe-XVe siècles),

Haydar Âmolî (XIVe siècle) et Mîr Dâmâd (XVIIe siècle), font passer l’herméneutique shi’ite

d’une imâmologie personnalisée à une anthropologie du sage dotée d’une portée

universelle.

Constance ARMINJON

Herméneutique et « reconstruction de la pensée religieuse » : le courant de la

« nouvelle théologie » shi’ite en Iran

Après une longue décennie de pouvoir clérical, certains juristes religieux et

théologiens iraniens ont jugé opportun de réexaminer l’héritage doctrinal du shi’isme

duodécimain. Menés depuis le début des années 1990, leurs efforts de critique interne

sont également mus par le besoin de redéfinir la modernité. Reconsidérant les traditions

philosophiques et théologiques du monde non musulman, ils s’inspirent en particulier de

l’herméneutique philosophique qui s’est développée en Europe depuis le XIXe siècle. Les

adeptes de la « nouvelle théologie » shi’ite ne dressent pas seulement un bilan de l’exégèse

classique des textes sacrés de l’islam. Ils visent à une « reconstruction de la pensée

religieuse » de l’islam. Selon l’une des figures de proue de ce courant, le théologien

Mojtahed Shabestarî, le recours à de nouvelles méthodes d’exégèse s’accompagne d’une

refondation de la théologie et d’une reformulation de la nature de la foi.

À travers l’œuvre de Mojtahed Shabestarî, nous chercherons à mettre en lumière

les motifs de l’essor du courant de nouvelle théologie et l’imbrication des domaines

juridique et théologique. Nous évoquerons aussi les difficultés méthodologiques de

l’histoire du temps présent.

COMPRENDRE LES ÉCRITURES

Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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INTERVENANTS

Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, et

membre correspondant de l’IEA de Nantes, France

Constance ARMINJON, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France

Souâd AYADA, Ministère de l'Éducation nationale, Paris, France

Katell BERTHELOT, Centre Paul-Albert Février, Maison méditerranéenne des sciences de

l'homme, Aix-en-Provence, France

Rainer BRUNNER CNRS, Paris, France

Faouzia Farida CHARFI, Université de Tunis et ancienne secrétaire d'Etat à

l'enseignement supérieur du gouvernement provisoire issu de la révolution du 14 janvier

2011, Tunis, Tunisie

Vincent DELECROIX, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France

Gad FREUDENTHAL, Directeur de recherche émérite au CNRS, France et résident 2015-

2016, IEA de Nantes, France

Alessandro GUETTA, Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco),

France

Sylvie-Anne GOLDBERG, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris,

France

Christian JAMBET, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France

Samuel JUBÉ, IEA de Nantes, France

David LEMLER, Université de Strasbourg, France

Pierre LORY, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France

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Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam

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Marc-Alain OUAKNIN, Rabbin, docteur en philosophie, écrivain, Paris, France

Hamadi REDISSI, Université Al-Manar, Tunisie et résident 2015-2016, IEA de Nantes,

France

Meryem SEBTI, CNRS, Paris, France

Guy STROUMSA, Université hébraïque de Jérusalem, Israël

Sara STROUMSA, Université hébraïque de Jérusalem, Israël

Mathieu TERRIER, CNRS, Paris, France

Carsten WILKE, Central European University, Budapest, Hongrie

PARTICIPANTS

Emma ABATE, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France

Claudine BESSET-LAMOINE, membre associé de l'École pratique des hautes études

(EPHE), Paris, France

Nicolas de BREMOND d'ARS, Diocèse de Paris, France

Wissem GUEDDICH, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France

Pierre MARCHAUX, Université de Nantes et membre correspondant de l’IEA de Nantes,

France