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Cet atelier est organisé avec le soutien du Labex RFIEA+ et de l’ANR dans le cadre des Investissements d’avenir
PRESENTATION
es fondamentalismes religieux au sein du judaïsme et de l’islam sont souvent fondés sur l’idée selon
laquelle les Écritures, rédigées dans une langue sainte, sont à interpréter selon le sens littéral de chaque terme. Cette « herméneutique fondamentaliste » semble exclure ipso facto toute évolution religieuse, que ce soit au niveau doctrinal des croyances ou au niveau légal et normatif. La situation au sein des deux religions n’est pas la même. Dans le judaïsme, dont des évolutions importantes se sont déroulées en grande partie au sein des cultures occidentales modernes, on ne trouve que de rares véritables fondamentalistes ; le fonda-mentalisme juif s’exprime de nos jours surtout par le rejet de la science moderne
au nom d’une interprétation littérale du texte biblique. Dans l’islam, il convient de
distinguer d’abord entre le sunnisme et le shi‘isme. L’influence grandissant d’un certain fondamentalisme sunnite est malheureu-sement démontrée chaque jour par une actualité dramatique. Quant au shi‘isme,
qui se définit, dès ses textes fondateurs, comme une religion herméneutique, le fondamentalisme se manifeste de manière beaucoup plus complexe. Le but du colloque est de mettre en lumière certaines traditions au sein des deux religions qui, en s’écartant du littéralisme, ont permis des lectures multiples des Écritures et, partant, des évolutions doctrinales. En effet, l’acceptation, en théorie comme en pratique, des démarches herméneutiques semble avoir été une condition sine qua non pour permettre aux religions se fondant sur des textes canoniques de pouvoir s’adapter aux évolutions historiques jusqu’à entrer dans la modernité et à exister plus ou moins harmonieusement au sein d’États laïques. Last but not least, les approches herméneutiques paraissent indis-pensables pour permettre au croyant de concilier la fidélité à sa tradition religieuse avec l’acceptation des sciences modernes. Les pratiques herméneutiques les mieux reconnues appartiennent aux domaines philosophiques, mais d’autres modes d’interprétation non-littéraliste se trouvent également dans les autres
disciplines traditionnelles et il convient de les étudier de près.
L
Colloque
COMPRENDRE LES ÉCRITURES
Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam
Organisé par Gad FREUDENTHAL et Mohammad Ali AMIR-MOEZZI
IEA de Nantes, Mardi 31 mai et mercredi 1er juin 2016
Mercredi 11 et jeudi 12 Mai 2016
Institut d’études avancées– Salle du Conseil (deuxième étage)
COMPRENDRE LES ÉCRITURES
Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam
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PROGRAMME
Lundi 30 mai 2016, à partir de 17h00
Arrivée des participants et dîner commun
Mardi 31 mai 2016
10h00-12h15
Samuel Jubé, Directeur de l’IEA-Nantes, Bienvenue
Mohammad Ali Amir-Moezzi et Gad Freudenthal, Introduction
Présidence : Mohammad Ali Amir-Moezzi
Vincent Delecroix, La raison herméneutique : une production religieuse ?
o Répondant : Souâd Ayada
Katell Berthelot, Entre la lettre et l’esprit : l’interprétation des Écritures par Philon d’Alexandrie au Ier siècle de n. è.
o Répondant : Guy Stroumsa
12h15-14h30 Déjeuner
14h30-16h30
Présidence : Gad Freudenthal
Christian Jambet, Philosophie et herméneutique du Coran
o Répondant : Meryem Sebti
David Lemler, Pieds de nez à la lettre : la liberté exégétique dans le judaïsme rabbinique classique et médiéval
o Répondant : Sarah Stroumsa
16h30-18h00 Pause
Séance publique
Présidence : Hamadi Redissi
18h00-19h30 : Soirée inaugurale publique :
Marc-Alain Ouaknin, Le Pardès
Mohammad Ali Amir-Moezzi, Remarques sur l’islam comme religion herméneutique
19h30 Apéritif et Dîner
COMPRENDRE LES ÉCRITURES
Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam
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Mercredi 1er juin 2016 Présidence : Meryem Sebti
10h00-12h00
Carsten Wilke, Exégèse talmudique et accommodation moderniste: conceptions dynamiques de la loi religieuse dans la pensée juive du XIXe siècle
o Répondant : Sylvia-Anne Goldberg
Faouzia Farida Charfi, Le texte coranique et les découvertes scientifiques
o Répondant : Gad Freudenthal
12h00-14h00 Déjeuner
14h00-16h00
Présidence : Alessandro Guetta
Pierre Lory, L’innocence du péché selon l’exégèse mystique du Coran
o Répondant : Souâd Ayada
Rainer Brunner, Entre falsification et abrogation dans l'herméneutique shi‘ite tardive
o Répondant : Meryem Sebti
16h00-16h30 Pause
16h30-18h30
Mathieu Terrier, Le shi‘isme imâmite, une religion du Livre et de son herméneute
o Répondant : Souâd Ayada
Constance Arminjon, Herméneutique et « reconstruction de la pensée religieuse » : le courant de la « nouvelle théologie » shi’ite en Iran
o Répondant : Mohammad Ali Amir-Moezzi
Discussion générale
19h30 Apéritif et Dîner
Jeudi 2 juin 2016
Départ des participants
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RÉSUMÉS
Les résumés sont arrangés selon leur ordre dans le programme.
Mardi 31 mai
Vincent DELECROIX
La raison herméneutique : une production religieuse ?
L'invention du paradigme herméneutique de la raison, au milieu du XIXe siècle en
Europe, est directement issue d'une universalisation du problème de la compréhension lié
à l'exégèse biblique. Paradigme concurrent au rationalisme des « Lumières », il a été
regardé, au cours de son développement au XXe siècle et jusqu'à aujourd'hui, non
seulement comme un produit partiellement religieux mais comme le principe même d'une
ouverture de la raison à l'expérience et au discours religieux. Il s'agira en conséquence
d'apprécier ici un double mouvement : celui par lequel l'herméneutique philosophique
travaille la compréhension du religieux mais aussi celui par lequel la raison philosophique
est travaillée par elle.
Katell BERTHELOT
Entre la lettre et l’esprit : L’interprétation des Écritures par Philon d’Alexandrie au
Ier siècle de n. è.
Philon d’Alexandrie, le plus brillant représentant du judaïsme hellénistique d’Égypte,
pense en grec et commente une traduction grecque des Écritures qu’il considère comme
inspirée. Il a reçu une double éducation grecque et juive, est en dialogue avec la culture
du monde gréco-romain, et cherche à relever le défi que la pensée philosophique grecque
pose à la pensée juive. Cela le conduit à s’approprier de manière créative les outils
exégétiques de son temps et à développer une lecture allégorique du Pentateuque inspirée
en partie par la lecture allégorique de l’œuvre d’Homère pratiquée par les philosophes
stoïciens et médio-platoniciens.
Si Philon est surtout connu comme exégète et philosophe, il fut aussi un porte-parole de
la communauté juive d’Alexandrie, activement engagé dans les combats de son temps,
puisqu’il alla jusqu’à faire le voyage à Rome pour défendre les droits des Juifs devant
l’empereur Caligula, suite aux émeutes anti-juives de 38 de n. è. à Alexandrie. Même si la
famille de Philon bénéficiait d’une situation très avantageuse, c’est comme membre d’un
groupe au statut politique et juridique affaibli que Philon vécut en Égypte et y rédigea son
œuvre.
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Ce contexte tendu, et l’antijudaïsme répandu dans certains milieux alexandrins, jouent
un rôle dans l’interprétation que Philon propose des Écritures, et plus précisément dans
la manière dont il articule interprétation littérale et interprétation symbolique des textes.
Lorsqu’il commente les textes bibliques, Philon garde à l’esprit les normes éthiques et
culturelles du monde gréco-romain, mais il est aussi conscient que c’est au nom de
certaines de ces normes que les Juifs sont attaqués. Il est de plus hors de question à ses
yeux de renoncer au sens littéral des commandements bibliques, dans la mesure où cela
équivaudrait à renoncer à leur mise en pratique, et conduirait en définitive à une forme
d’assimilation.
D’où, en définitive, deux aspects concomitants de la démarche de Philon : d’une part,
inspiré par un souci apologétique et éthique, Philon fait preuve d’une véritable liberté face
aux Écritures. Il va jusqu’à réécrire le texte biblique (tout en restant au niveau du sens
littéral) pour le rendre moins problématique d’un point de vue éthique ou politique. De
manière marginale mais néanmoins significative, Philon apparaît en outre comme un
précurseur d’une critique du sens littéral de certains récits au nom de la raison. Mais
d’autre part, la liberté exégétique de Philon apparaît limitée tant par sa conception des
pratiques normatives du judaïsme que par sa condition sociale.
Christian JAMBET
Philosophie et herméneutique du Coran
Depuis l'âge classique de la philosophie islamique (Xème-XIIème siècles) l'interprétation
allégorique du Coran tient une place éminente dans l'édifice des savoirs contestataires en
terre d'islam. Contestant l'autorité des lectures littérales des Ecritures, les philosophes
proposent une lecture symbolique conduisant à un sens caché de nature métaphysique et
rationnelle. Cette démarche prend une ampleur considérable chez les philosophes shî'ites
imamites de l'ère safavide (XVIIème siècle). Nous en présenterons certains aspects
majeurs en nous interrogeant sur la fonction libératrice et éducative de leur exégèse
spirituelle et philosophique du Coran.
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David LEMLER
Pieds de nez à la lettre : voies de l’exégèse rabbinique classique et médiévale
Dans les deux champs de la littérature rabbinique classique — le domaine juridique (la «
halakhah ») et le domaine non-juridique (la « aggadah ») — l’exégèse repose sur une
méthode d’interprétation « midrashique », qui littéralement « exige » des versets qu’ils
livrent un maximum de signification par-delà leur sens littéral. Ce dépassement de la
lettre ouvre à une liberté exégétique dont il nous faudra déterminer les limites pour
pouvoir mesurer en quoi elle diffère de celle des commentateurs médiévaux. Dans le cadre
de la lutte contre le karaïsme qui conteste l’autorité de la tradition orale, le judaïsme
rabbinique a développé, à l’époque médiévale, un intérêt inédit pour l’interprétation
littérale. Mais, en même temps, la rencontre de l’aristotélisme a donné lieu, dans certaines
parties du monde juif, à l’essor d’une exégèse philosophique. Partant de l’idée que Torah
et philosophie enseignent la même vérité, les philosophes juifs, tels Maïmonide,
s’autorisent à donner une interprétation métaphorique ou allégorique des versets dont le
sens littéral contredit les thèses établies scientifiquement. Il conviendra d’exposer le sens
et les enjeux d’une telle exégèse, qui fit l’objet de critique de divers types (de la part des
adversaires traditionalistes de la philosophie, des cabalistes ou de Spinoza).
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CONFERENCE D’OUVERTURE
Marc-Alain OUAKNIN
Le Pardès
La signification des mots et des choses est comme le parfum. Elle se déploie en des
harmoniques de sens, en des niveaux de significations multiples, en des liens nouveaux,
inattendus, en des intertextualités fécondes, en jeux de mots qui font tourbillonner le
sens, rapprochements sonores, graphiques, feux d’artifices de lettres et de nombres,
tournoiements anagrammatiques, tout une panoplie de jeux de langage qui font des textes
et de leur lecture une expérience à chaque fois approfondie et renouvelée.
Dans la tradition juive, le lieu de ce déploiement un nom, c’est le Pardès, le jardin ou
«paradis » du sens, mot qui est déjà en lui-même un jeu de mots, fruit de l’acrostiche des
quatre noms qui constituent les niveaux d’interprétation traditionnels : le Pchat, le
Rémez, le Drach et le Sod, que l’on traduit généralement par le « sens littéral », le « sens
allusif », le « sens interprétatif » et le « sens secret ».
Le mot Pardès est relativement rare dans le texte de la bible hébraïque, n’y apparaissant
que deux fois au singulier et une fois au pluriel. Respectivement dans Cantique 4,13,
dans Néhémie 2, 8 et dans Ecclésiaste 2,5.
Bien que déjà présent dans le Talmud pour désigner le lieu du voyage initiatique des
maîtres qui « montèrent au ciel » (Rachi et Tossefot sur Haguiga 14b), c’est à partir du
Zohar (XIIIe siècle) et de ses commentaires que le mot Pardès va acquérir ce sens
canonique des quatre niveaux d’interprétation (Zohar, Genèse 26b).
Appuyé sur de nombreux exemples, j’analyserai dans ma conférence les différentes
occurrences de ce Pardès et proposerai une analyse de ces quatre niveaux d’interprétation
en montrant comment la manière de les comprendre et de les mettre en œuvre est à
chaque fois le fruit d’une époque, et toujours différente selon les auteurs qui s’y réfèrent
et en font usage.
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Mohammad Ali AMIR-MOEZZI
Remarques sur l’islam comme religion herméneutique
L’islam se définit comme une religion du Livre, comme la religion du Livre. Et en effet, ses
écritures scripturaires, le Coran et le Hadith, ont joué une centralité considérable dans la
constitution de sa pensée, son histoire, sa culture. Il faut préciser que les lettrés
musulmans, les représentants de différents courants religieux à commencer par les
Shi’ites, ont très vite perçu le caractère énigmatique, voire problématique, de leurs
sources scripturaires, le Coran plus particulièrement. Corpus décousu et fragmentaire,
dépourvu souvent de toute logique narrative, le Coran a besoin, aux yeux de ces lettrés,
d’une exégèse, d’une herméneutique pour devenir intelligible. On interrogera les raisons
de ce caractère problématique, le pourquoi et le comment de l’herméneutique. Comment a
été professée, sous la lettre, l’existence de plusieurs niveaux de sens contenant l’esprit.
Les ressources d’autres cultures (juive, chrétienne, grecque, iranienne, etc.) furent
exploitées pour découvrir le ou les sens cachés du Livre. Ainsi l’islam devint très tôt une
religion herméneutique s’ouvrant sur de nombreuses disciplines intellectuelles et
spirituelles, allant du droit à la philosophie, en passant par la théologie ou la mystique.
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Mercredi 1er juin
Carsten WILKE
Exégèse talmudique et accommodation moderniste : Conceptions dynamiques de la
loi religieuse dans la pensée juive du XIXe siècle
Dans le processus européen de l'intégration des juifs, l'une des demandes constantes
concernait la dissolution du lien qui unit traditionnellement le culte juif à la halakha,
corps de dispositions légales qui, dans sa conception idéale, embrasse toute la vie sociale.
Afin de réduire le champ d'application du droit juif, des exégètes cherchèrent des
dispositions auto-limitatives dans la tradition même. Nous allons présenter, dans notre
communication, deux lignes argumentatives développées dans ce but.
La première suppose que nombre de préceptes bibliques et rabbiniques ont un contexte
politique précis, soit dans les anciennes conditions de souveraineté, soit dans l'autonomie
juridique des communautés juives abolie par la Révolution. Le Grand Sanhédrin convoqué
en 1807 par Napoléon édicta la séparation fondamentale "des dispositions religieuses et
des dispositions politiques".
La deuxième approche, formulée par Abraham Geiger, cherchait le principe du
changement dans les pratiques religieuses elles-mêmes : les rabbins du Talmud
adhéraient déjà à un principe dynamique de la loi, ce qui ouvrait la porte à l'innovation. A
l’origine, l'historicisme fut repensé par le courant conservateur de Zacharias Frankel selon
un modèle romantique qui envisageait la religion juive dans son évolution organique. Sur
la base de cette conception, la critique historique de la halakha fut pratiquée au
Séminaire théologique juif de Breslau dès son ouverture en 1854. La polémique entre les
savants de Breslau et les Orthodoxes se jouait entre deux manières différentes de rendre
compte du changement historique des pratiques juives post-bibliques.
COMPRENDRE LES ÉCRITURES
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Faouzia Farida CHARFI
Le texte coranique et les découvertes scientifiques
La montée du fondamentalisme sunnite a favorisé un nouveau discours sur la science
excluant toute autonomie de celle-ci par rapport à l’islam, se plaçant à l’opposé des
conceptions de la pensée musulmane animée d’humanisme et d’esprit critique. Ce
discours se nourrit du dogmatisme religieux, imposant à la pensée de s’exercer
uniquement dans un champ structuré par la révélation et excluant le rôle de la raison,
voie autonome de la connaissance. « La science est religion et la religion est science ».
Cette affirmation illustre les thèses concordistes, inaugurées au cours de la première
moitié du XXe siècle par l’égyptien Tantawi Jawhari, tendant à prouver que, non
seulement la science ne peut être en contradiction avec le texte, mais toute la science, y
compris ses développements les plus récents, en est issue. Les miracles scientifiques du
Coran, puisent largement dans la physique moderne, qu’il s’agisse des particules
fondamentales, de l’anti matière ou de l’expansion de l’univers et des trous noirs. La
prolifération des sites concordistes et les moyens considérables mis en jeu ont abouti à
faire du concordisme un des éléments de séduction pour la jeunesse admiratrice de la
science dont elle n’est que consommatrice et ont renforcé une confusion entre le religieux
et le savoir scientifique qui dénature l’islam et la science.
Pierre LORY
L’innocence du péché selon l’exégèse mystique du Coran
Les mystiques de l’islam sunnite ont développé dès les 2e / 3e siècles de l’ère hégirienne
une exégèse intériorisée du Coran. Les versets étaient médités isolément, en dehors des
contextes textuels et historiques, et rapportés à différents moments de la démarche
spirituelle propre à chaque mystique. Ils ont ainsi construit une sorte de méta-théologie,
au-delà du credo du sunnisme. Par exemple, s’interrogeant sur le sens du mal et du
péché de l’homme par rapport au projet divin, ils ont relu et médité le récit de la chute
d’Adam et d’Eve. Partant des versets coraniques, ils soulignent que la chute est due à la
négligence des premiers humains. Cette négligence n’est toutefois pas une faiblesse
ponctuelle : elle est corrélative de l’existence même des hommes en tant que distincts de
Dieu. Cette exégèse mystique rejoint pour partie celle de l’islam sunnite, lequel professe la
prédestination des actes : tout est voulu par Dieu, y compris les actes des hommes qui
contreviennent à la Loi que Lui-même leur impose. Elle lui donne toutefois une dimension
plus intériorisée. Le projet de Dieu dans la création est d’être adoré. Il crée les humains
qui, étant distincts de Lui, sont nécessairement imparfaits et donc pécheurs. Le péché et
le mal qu’il entraîne correspondent à la condition même de l’adoration humaine envers
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Dieu ; et c’est par l’épreuve qu’il impose que les plus hauts degrés mystiques peuvent être
franchis par certains hommes.
Rainer BRUNNER
Entre falsification et abrogation dans l'herméneutique shi‘ite tardive
A partir du 17e siècle, des savants shi‘ites traditionalistes ont repris le débat ancien sur
l'authenticité du texte du Coran. En effet, selon les traditions des imams, les Shi’ites
soutenaient que ce texte avait été falsifié par leurs adversaires dès les origines de l’islam.
Les penseurs tardifs ajoutent des arguments rationnels aux simples citations des
traditions, exerçant ainsi une sorte d’ "herméneutique de la falsification". L'apogée de
cette évolution est sans doute l’ouvrage monographique du savant iranien Husayn al-Nûrî
al-Tabrisî (m. 1902), dans lequel il rassemble toutes les thèses relatives à cette doctrine.
Or, ce livre a également déclenché les réactions d’une majorité des savants shi‘ites, qui,
au 20e siècle, se sont opposés à la thèse de la falsification qui est par ailleurs un des
points de litige les plus violents entre Sunnites et Shi‘ites. Dans ce contexte, est abordé
un autre problème crucial de l’herméneutique coranique, celui de l’abrogation. Aussi bien
al-Nûrî que ses détracteurs sont d’accord pour refuser la possibilité de l'abrogation mais
leurs conclusions sont diamétralement opposées.
Mathieu TERRIER
Le shi’isme imâmite, une religion du Livre et de son herméneute
Si l’islam est considéré comme étant la relation du Livre par excellence, le shi’isme
imâmite se distingue comme la religion de l’interprétation du Livre, ou plus précisément,
comme la religion de l’herméneute du Livre. Celui-ci est l’imâm, guide spirituel impeccable
et infaillible missionné pour dévoiler le sens intérieur ou ésotérique de la révélation. Le
shi’isme s’est constitué comme religion herméneutique dans une conjoncture historique
tragique, celle du calvaire vécu par la Sainte Famille du Prophète. C’est par
l’herméneutique que les imâms shi’ites, les vaincus de l’histoire politique, se sont élevés et
maintenus au rang de guides divins.
Au sens shi’ite, l’herméneutique est d’abord la mission et l’œuvre exclusives de l’imâm. Et
cette herméneutique ramène toujours la lettre de la révélation à un sens spirituel qui est
la personne sainte de l’imâm lui-même. C’est dire que l’imâm est à la fois l’auteur et le
contenu de l’herméneutique, et que le shi’isme est une religion de l’herméneute au double
sens subjectif et objectif du génitif.
Dès lors, plus étonnante encore que la constitution d’une religion herméneutique telle que
le shi’isme au milieu des violences politiques, est sa conservation après la disparition de
COMPRENDRE LES ÉCRITURES
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son guide et herméneute divin. Cette conservation fut l’œuvre de fervents traditionnistes,
mais aussi de philosophes gnostiques que le besoin de penser a poussé à risquer le
sacrilège en pratiquant par eux-mêmes l’exégèse des Saintes Écritures. Tandis que le
jurisconsulte se faisait le représentant de l’imâm sur le plan pratique et cultuel, le
philosophe gnostique (‘ârif) s’en faisait le représentant sur le plan théorétique de
l’herméneutique. Nous verrons comment les œuvres de Rajab Bursî (XIVe-XVe siècles),
Haydar Âmolî (XIVe siècle) et Mîr Dâmâd (XVIIe siècle), font passer l’herméneutique shi’ite
d’une imâmologie personnalisée à une anthropologie du sage dotée d’une portée
universelle.
Constance ARMINJON
Herméneutique et « reconstruction de la pensée religieuse » : le courant de la
« nouvelle théologie » shi’ite en Iran
Après une longue décennie de pouvoir clérical, certains juristes religieux et
théologiens iraniens ont jugé opportun de réexaminer l’héritage doctrinal du shi’isme
duodécimain. Menés depuis le début des années 1990, leurs efforts de critique interne
sont également mus par le besoin de redéfinir la modernité. Reconsidérant les traditions
philosophiques et théologiques du monde non musulman, ils s’inspirent en particulier de
l’herméneutique philosophique qui s’est développée en Europe depuis le XIXe siècle. Les
adeptes de la « nouvelle théologie » shi’ite ne dressent pas seulement un bilan de l’exégèse
classique des textes sacrés de l’islam. Ils visent à une « reconstruction de la pensée
religieuse » de l’islam. Selon l’une des figures de proue de ce courant, le théologien
Mojtahed Shabestarî, le recours à de nouvelles méthodes d’exégèse s’accompagne d’une
refondation de la théologie et d’une reformulation de la nature de la foi.
À travers l’œuvre de Mojtahed Shabestarî, nous chercherons à mettre en lumière
les motifs de l’essor du courant de nouvelle théologie et l’imbrication des domaines
juridique et théologique. Nous évoquerons aussi les difficultés méthodologiques de
l’histoire du temps présent.
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Voies d’interprétation des textes sacrés dans le judaïsme et l’islam
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INTERVENANTS
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, et
membre correspondant de l’IEA de Nantes, France
Constance ARMINJON, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France
Souâd AYADA, Ministère de l'Éducation nationale, Paris, France
Katell BERTHELOT, Centre Paul-Albert Février, Maison méditerranéenne des sciences de
l'homme, Aix-en-Provence, France
Rainer BRUNNER CNRS, Paris, France
Faouzia Farida CHARFI, Université de Tunis et ancienne secrétaire d'Etat à
l'enseignement supérieur du gouvernement provisoire issu de la révolution du 14 janvier
2011, Tunis, Tunisie
Vincent DELECROIX, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France
Gad FREUDENTHAL, Directeur de recherche émérite au CNRS, France et résident 2015-
2016, IEA de Nantes, France
Alessandro GUETTA, Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco),
France
Sylvie-Anne GOLDBERG, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris,
France
Christian JAMBET, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France
Samuel JUBÉ, IEA de Nantes, France
David LEMLER, Université de Strasbourg, France
Pierre LORY, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France
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Marc-Alain OUAKNIN, Rabbin, docteur en philosophie, écrivain, Paris, France
Hamadi REDISSI, Université Al-Manar, Tunisie et résident 2015-2016, IEA de Nantes,
France
Meryem SEBTI, CNRS, Paris, France
Guy STROUMSA, Université hébraïque de Jérusalem, Israël
Sara STROUMSA, Université hébraïque de Jérusalem, Israël
Mathieu TERRIER, CNRS, Paris, France
Carsten WILKE, Central European University, Budapest, Hongrie
PARTICIPANTS
Emma ABATE, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France
Claudine BESSET-LAMOINE, membre associé de l'École pratique des hautes études
(EPHE), Paris, France
Nicolas de BREMOND d'ARS, Diocèse de Paris, France
Wissem GUEDDICH, École pratique des hautes études (EPHE), Paris, France
Pierre MARCHAUX, Université de Nantes et membre correspondant de l’IEA de Nantes,
France