présent. petite éthique du temps de stefano biancu

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- 7 - Lire, c’est se mettre à chercher, dans le moment même où l’on ouvre le livre, le point de jonction entre une offre et un désir. L’auteur, autant dans un roman léger que dans un essai très dense, met à disposition au travers de ses mots un je ne sais quoi d’essentiel, pétri d’idées, d’émotions, d’obligations et de craintes, de libérations et d’aises. Le lecteur arrive avec ses besoins, ses attentes, ses demandes. Si la rencontre a lieu, elle devient lumière, contentement, dynamisme, action, repos. Sinon, le livre finit par tomber des mains : c’est l’ennui. Si ce livre est une « petite éthique du temps » et qu’on l’ouvre, il faut alors laisser affleurer la question éthique sous-jacente à la vie : comment passer le temps ? Et surtout : comment le passer bien ? Car le temps est ce qui passe, ce qui se passe, mais aussi, inextricablement, ce que je passe, ce que je fais passer et, en fait, non pas Préface

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Un volume de 208 pages, de format 12,5 x 18 cm. Traduit de l’italien par Christophe Carraud. Une simple méditation sur le temps, interrogeant quelques grandes catégories de l’éthique : voilà ce que voudrait être ce petit livre au langage très accessible. Un livre sur notre rapport au temps comme à ce qui nous fait faire l’expérience du besoin, du devoir, du droit, de la vertu. Une méditation, c’est-à-dire une attention accordée à quelques mots importants pour en laisser paraître la profondeur, sans sacrifier la rigueur de la réflexion. Une méditation de type sapientiel, c’est-à-dire fondée sur l’expérience de la vie : car les mots sur lesquels l’attention s’arrête sont ceux que suggère l’expérience, telle qu’elle prend forme dans l’existence de chacun et vient au langage dans l’écriture des poètes, des penseurs, des auteurs spirituels.

TRANSCRIPT

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Lire, c’est se mettre à chercher, dans le moment même où l’on ouvre le livre, le point de jonction entre une offre et un désir. L’auteur, autant dans un roman léger que dans un essai très dense, met à disposition au travers de ses mots un je ne sais quoi d’essentiel, pétri d’idées, d’émotions, d’obligations et de craintes, de libérations et d’aises. Le lecteur arrive avec ses besoins, ses attentes, ses demandes. Si la rencontre a lieu, elle devient lumière, contentement, dynamisme, action, repos. Sinon, le livre finit par tomber des mains : c’est l’ennui.

Si ce livre est une « petite éthique du temps » et qu’on l’ouvre, il faut alors laisser affleurer la question éthique sous-jacente à la vie : comment passer le temps ? Et surtout : comment le passer bien ? Car le temps est ce qui passe, ce qui se passe, mais aussi, inextricablement, ce que je passe, ce que je fais passer et, en fait, non pas

Préface

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seulement « je » mais « nous » : tous les hommes en dé-finitive et moi au milieu d’eux, apparemment dérisoire et en réalité incontournable, pour la construction du temps. Son désir éthique aidera donc chaque lecteur de ce « présent » à tracer son chemin au travers des repères, des jalons, des bornes ici offertes par l’auteur grâce aux mots de besoin, de devoir, de droit, de vertu.

Tout pourrait tourner autour d’une expression que nous connaissons depuis l’école primaire : sur un cahier, nous écrivions l’emploi du temps1. Avec les années, les choses sont devenues plus compliquées et nous dis-posons d’ « organigrammes » où il est difficile de faire entrer tout ce à quoi il faut faire face. Saint Alphonse de Liguori avait, dit-on, fait le vœu de ne jamais perdre de temps, c’est-à-dire de faire à chaque moment ce qu’il devait faire : gestion à la fois minutieuse et libre de ce

1. J’ai beaucoup appris jadis d’un livre qui fut très lu dans les années où le marxisme était roi à l’Université, Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éditions sociales, 1974, où le concept d’emploi du temps était particulièrement développé en fin d’ouvrage et of-frait des analyses et des suggestions à recueillir, sans adhérer pour autant à la philosophie sous-jacente.

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don du temps qui nous est fait ; discernement de la proposition contenue dans le moment présent ; volonté forte devant le devoir de rendre le temps utile, hors pa-resse ou divertissement : souci d’accord avec le temps des autres… J’ai écrit : gestion minutieuse et libre ; minu-tieuse, car le temps se présente comme un devoir, que personne ne peut gérer à ma place ; libre, car le temps est un droit qui ne devrait pas m’être ôté. Peut-être l’accomplissement d’un devoir est-il l’espace de la per-ception d’un droit. Devoir de travail et droit au travail ; devoir de repos et droit au repos.

L’emploi du temps est ainsi perception concrète et création effective de ce présent qui est l’unique flexion dont on dispose ; le désordre à cet égard rend le reste illusoire. Réciproquement, le temps ne s’emploie bien que sur l’infini d’un horizon : la mémoire et le projet, dont les moments éthiques sont le pardon, demandé ou donné, et l’espérance fondée sur une promesse. Ou, pour reprendre une insistance de l’auteur : le temps véri table s’inscrit dans le « pour-toujours ». Ce toujours est présent en l’homme au moment même de sa nais-sance, qui l’institue héritier du passé. En même temps, il regarde au-delà de la mort que quelque chose en nous

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refuse à juste titre, alors même que nous nous connais-sons mortels. Paul Ricœur avait bien vu que, si notre présent est là, il est toujours entre une archéologie et une eschatologie1 ; celles-ci sont présentes, elles aussi, et elles nous tirent à l’infini, vers l’indicible d’une création et l’impensable d’une vie éternelle. Mon emploi du temps — écrire en ce moment quelques lignes de préface à un essai réfléchi — s’inscrit dans ce double infini et lui donne la chair et le sang sans lesquels il n’y a ni temps ni éternité. Sans le consentement au passé et l’espérance d’un avenir, il n’y a pas de présent véritable : le temps est alors occupé, il n’est pas employé.

L’auteur insiste sur le besoin (et on pourrait dire aussi le bonheur) d’habiter le temps, dans les deux sens peut-être : le temps est comme une demeure où peut se « déployer l’emploi ». Mais l’emploi juste du présent est une demeure que nous offrons au temps. Les vertus laborieuses de patience, de fidélité, de persévérance ont pour objet, pourrait-on dire, d’assurer une circulation lisse du temps. On parle du « cours du temps » : ces vertus du temps surmontent les aspérités, redressent les

1. Dans De l’Interprétation. Essai sur Freud, Paris, 1965.

sinuosités, allègent les bourbiers. « Ça coule », dit-on familièrement, en relayant sans le savoir le Panta rei d’Héraclite. Mais le prix à payer est la vigilance dans l’emploi du temps présent.

Dans notre monde, aujourd’hui comme hier, le temps est malmené : on le malmène et on le mène mal. Ceux qui sauvent le monde ne sont-ils pas alors ceux qui emploient bien le temps ? Je me souviens d’une expression latine attribuée dans la Liturgie des heures à je ne sais quelle sainte : apis argumentosa, une abeille appliquée, non pas égoïste et revêche comme la fourmi de La Fontaine, mais soucieuse d’accueillir ce temps-ci sur l’horizon de ce Temps-là, et donc de contribuer, avec d’autres, au rachat du temps, afin que, pour tous, il soit vivable. De donner au présent cette éthique que dessine l’essai de Stefano Biancu.

Ghislain Lafont.

Le problème est de savoircomment n’être pas absentquand le temps est présent.

A. J. Heschel.

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Introduction

Une méditation sapientielle sur le temps à travers quelques grandes catégories de l’éthique : voilà ce que ce livre voudrait être.

Une méditation, ou encore une attention à quelques mots importants pour en laisser trans-paraître la profondeur, sans pour autant sacrifier la rigueur de la réflexion.

Une méditation de type sapientiel, c’est-à-dire fondée sur l’expérience de la vie : les mots sur lesquels on s’arrêtera son ceux, en effet, que sug-gère l’expérience telle qu’elle prend forme dans l’existence de chacun et vient à l’expression dans les textes de poètes, de penseurs, d’hommes et de femmes spirituels.

Non pas, donc, un ouvrage de science se po-sant à la distance critique habituelle de son objet d’étude, ni une simple divulgation des résultats

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d’une science de ce genre, mais une tentative différente, qui préfère à la figure de la distance celle de la proximité, de l’intimité. La figure la plus appropriée est peut-être celle de la digestion, du métabolisme : quelque chose d’extérieur qui alimente et donne forme à ce qui est intérieur, jusqu’à coïncider avec lui (nous sommes ce que nous mangeons). Une méditation sapientielle, donc, consacrée à l’objet fuyant par excellence qu’est le temps.

Pourtant, ce n’est pas un livre sur le temps. C’est plutôt un livre sur notre rapport avec le temps : sur nous-mêmes en rapport avec le temps. Car si l’on a beaucoup parlé, beaucoup écrit sur le temps, on s’est peut-être moins attardé sur le rapport que l’homme entretient avec lui, comme sur les exigences posées par ce rapport.

La tâche est difficile : il s’agit en effet d’un rap-port qui demeure indépassablement mystérieux. Augustin l’observait déjà, dans l’un des passages les plus célèbres de ses Confessions : « Qu’est-ce en effet que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si je veux l’expliquer quand on me pose la question, je ne sais pas » (XI, 14).

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Très opportunément, Jankélévitch a mis en garde contre toute tentative de spéculer sur le temps : « La réflexion qui pèse un tant soit peu lourdement sur lui [le temps] le conceptualise et le détemporalise »1. Ce n’est donc pas le chemin des définitions qu’on parcourra dans ces pages, mais celui qui passe par une écoute de l’expé-rience humaine du temps à travers quelques grandes catégories de l’éthique.

On tentera d’abord de lire l’expérience du temps comme expérience du besoin, pour en venir ensuite à l’expérience du temps comme expérience du devoir — les devoirs institués par le temps : le temps même comme devoir — ; on s’arrêtera donc sur le temps comme expé-rience du droit — expérience de la titularité de quelques droits inaliénables — pour terminer sur une lecture du temps comme vertu : car le temps a ses vertus.

Trois éléments apparaîtront avec une certaine clarté dans ces pages. Le premier est que le temps

1. V. Jankélévitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque rien, Paris, PUF, 1957, p. 70.

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n’est pas une chose et, en conséquence, qu’il ne prend pas place dans le partage de la réalité — institué par Descartes à l’aube de la modernité et devenu depuis lors sens commun — entre ce qui est (pure) res extensa et ce qui est (pure) res cogitans : entre ce qui est simple étendue et une intelligence inétendue qui s’applique à elle dans l’attitude de la connaissance. Le temps n’est pas étendue et n’est pas intelligence, il n’est pas non plus simple extériorité ni simple intériorité. Et pourtant, il est. Comme quelque chose, précisé-ment, qui n’est jamais entièrement disponible.

Au fond, le dualisme cartésien a seulement systématisé un schéma dualiste beaucoup plus ancien, remontant à la pensée grecque classique : à l’époque au moins de Platon. Un schéma qui rend notre expérience du temps incompréhen-sible, dans la mesure où le temps est manifes-tement irréductible à l’un des deux termes de l’alternative : il n’est pas seulement matière, il n’est pas seulement esprit.

Si l’expérience du temps n’est donc pas com-préhensible à l’intérieur de ce paradigme dualiste, elle reste cependant indépassablement mystérieuse

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pour l’homme. Le temps est en effet radica-lement indisponible à l’homme : il ne peut se conquérir, il ne peut s’acquérir. On pourrait dire que l’homme est temps (« Le temps est la subs-tance dont je suis fait », écrivait Borges1), mais, à proprement parler, qu’il n’a pas le temps : il n’en dispose pas.

Le rapport que l’homme entretient avec le temps n’est donc pas réductible au schéma d’un rapport entre sujet et objet : le pouvoir que l’homme exerce sur toutes choses s’arrête devant le temps. L’homme n’est pas maître du temps, et moins encore de son sens.

Tout cela fait de l’expérience du temps une expérience révélatrice, qui a la force de dire à l’homme quelque chose de lui-même. Une ex-périence originelle et élémentaire, mais que nous avons toujours la tentation d’oublier, de ne pas écouter, de ne pas prendre suffisamment au sé-rieux.

1. J. L. Borges, « Nouvelle réfutation du temps » (1947), dans Autres inquisitions (Œuvres complètes, trad. fr., Paris, Gallimard, 1993, t. I, p. 816).

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Le deuxième élément qui apparaîtra avec clarté est qu’à l’expérience de l’homme, le temps ne se présente jamais comme quelque chose d’homo-gène, comme un espace vide et indéfini à remplir d’une façon ou d’une autre, à partir d’une simple option de la liberté. Parce qu’il est indisponible, le temps se présente à l’expérience de facon dif-férente, que le Qohelet biblique a su exprimer d’une formule splendide : il y a un temps pour chaque chose (cf. Qo 3, 15).

Malgré le hasard apparent des circonstances de la vie, le temps se présente toujours à l’ex-périence traversé par une nécessité intime. Il y a un temps pour chaque chose : un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour se réjouir et un temps pour pleurer, un temps pour se lever le matin et un temps pour s’endormir le soir, un temps pour faire des projets et s’activer, et un temps pour s’abandonner avec confiance à l’inconscience du sommeil, en relâchant sa prise sur les choses et sur la réalité.

Tout cela est inscrit dans notre biologie même et dans la scansion quotidienne d’une vie faite de réveils matinaux pour projeter et travailler, et

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d’abandons confiants, le soir, à la paix du som-meil : de jours et de nuits. Il y a un temps pour faire et un temps pour laisser faire. Tout cela ne dépend pas de l’homme : l’expérience ne cesse de l’attester, à condition qu’on la laisse parler et qu’on sache l’écouter.

La troisième chose qui apparaîtra dans ces pages est que, pour que ce temps, indisponible et traversé par une nécessité intime, ne se présente pas comme totalement insensé — telle une répé-tition incessante de cycles (astronomiques, biolo-giques, historiques…) voyant l’homme toujours et seulement dans une condition de passivité et de sujétion —, il ne doit pas être mortifié : en d’autres termes, il ne doit pas être séparé du tout auquel il appartient. Car le temps se présente à l’expérience de l’homme comme toujours tra-versé par ce qui le déborde : chaque événement déterminé est traversé par une profondeur qui le dépasse.

En d’autres termes encore : chaque instant se présente à l’expérience comme symbole d’autre chose. Le temps fini de l’homme annonce à l’homme l’éternité.

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Tel est le paradoxe du temps : le temps fini se présente à l’expérience comme chargé de quelque chose qui le dépasse, et cela demande à l’homme de vivre son temps — indisponible, fini et déter-miné — dans la perspective de l’éternité. Pour que le temps ne disparaisse pas entre ses mains, se révélant toujours insensé dans toutes ses déter-minations quotidiennes et concrètes, l’homme est appelé à une décision infinie. Pour vivre de façon sensée le temps fini qu’il est, sans tomber dans le désespoir d’une répétition insensée des événements jusqu’au jour de sa mort, l’homme n’a d’autre issue que de se décider éternellement dans le temps, c’est-à-dire de se décider pour tou-jours dans le temps et par le temps, en répondant ainsi à l’éternité que le temps — chaque temps — annonce. Pour habiter le temps, l’homme doit en somme accepter et vouloir éternellement le temps : chaque temps, dans toute sa nécessité in-time et sa profondeur éternelle.

La solution de ce rapport paradoxal, qui de-mande à l’homme de se décider infiniment pour quelque chose de fini, répond au nom d’espérance. Car c’est l’espérance qui permet à

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l’homme de vivre à propos son propre temps : de n’être pas irrémédiablement absent quand son temps est présent.

*

Ce livre doit beaucoup à ma famille et à mes amis. J’ai mesuré grâce à eux combien il peut être doux d’habiter le temps.

Ce livre doit aussi beaucoup à tout ce que j’ai appris — sur le temps et l’espérance — d’Andrea Grillo, de Ghislain Lafont, de Virgilio Melchiorre. Et à la relecture qu’ont faite de ces pages, en me prodiguant tous les conseils que leur dictait leur amitié, Maria Antonietta Crippa, Lucia Galvagni, Girolamo Pugliesi, Cristina Uguccioni.

Je dois en outre beaucoup à des conditions de travail qui m’ont été assurées par les collègues et les collaborateurs de l’Institut de Systématique et d’Éthique de l’Université de Genève, de la Faculté de Lettres et Philosophie et du Dépar-tement des Sciences de la communication et du spectacle de l’Université catholique de Milan,

du Centre pour les Sciences religieuses de la Fondation Kessler de Trente.

Enfin, ce livre doit presque tout à l’insis-tance amicale de Giuseppe Mazza, des Edizioni San Paolo : je lui adresse donc tous mes remer-ciements. Et j’aimerais lui associer Christophe Carraud et les Éditions de la revue Conférence, qui ont voulu et réalisé la traduction de ce livre.