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Introduction Relire Lacan au début du XXIème siècle permet de se situer au croisement de l’avancée de la science désormais dominée par la biologie et ses tentatives de déchiffrer ce qui est écrit dans le vivant, et de la philosophie, dans ses secteurs les plus actifs. Les avancées de la biologie ravivent la question du mode de présence d’une écriture dans le corps. Or, il y a dans le vivant quelque chose qui ne s’écrit pas. La jonction de la vie et de la culture ne peut se faire dans l’ordre de la biologie elle-même. Le vivant est articulé à un autre domaine, à celui du discours, et la pulsion est à la fois quanteur libidinal et en même temps produit « ses bribes de discours auquel elle s’accroche, s’arrache, se prend et se déprend. » 1 Cet étrange discours qui surgit à l’état sauvage n’est pas inscrit dans un discours stabilisé parce qu’il véhicule une charge de jouissance qui traverse les mots. Cet autre discours, que Lacan désigne comme discours de l’Autre, surgit dans une dimension singulière qui remue la civilisation, vouée comme l’ont repéré Freud et Pessoa à l’intranquillité. La civilisation du bonheur, annoncée au XVIIIème siècle comme une idée neuve en Europe, a sombré dans les boucheries du XXème siècle. Le mouvement actuel de la civilisation qui met le sujet contemporain en prise directe avec les objets ne répond plus à la mise en ordre par les anciens universels. L’Autre inévitablement est en question. Lacan est un penseur de cette crise, il est entré en psychanalyse à partir d’un cas de passage à l’acte, la tentative d’assassinat d’Aimée sur une comédienne à l’issue du spectacle. Tout au long de son enseignement, il s’est efforcé d’extraire les leçons à tirer pour l’humanité de l’expérience de sujets en crise dans leurs relations avec les autres et dans leur effort d’être heureux. L’énoncé de cet enseignement est lui-même toujours en crise et chacun de ses pas porte la trace de son effort constant pour la surmonter. Il ne débouche ni sur un projet de civilisation ni sur une tentation de généraliser à toute une population les conquêtes singulières 1 Pourquoi Lacan ? E.Laurent, conférence en ligne sur le site www.http/causefreudienne.org. 11

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Page 1: Première partieokina.univ-angers.fr/publications/ua11243/1/th.doc · Web viewRelire Lacan au début du XXIème siècle permet de se situer au croisement de l’avancée de la science

Introduction

Relire Lacan au début du XXIème siècle permet de se situer au croisement de l’avancée de la science désormais dominée par la biologie et ses tentatives de déchiffrer ce qui est écrit dans le vivant, et de la philosophie, dans ses secteurs les plus actifs. Les avancées de la biologie ravivent la question du mode de présence d’une écriture dans le corps. Or, il y a dans le vivant quelque chose qui ne s’écrit pas. La jonction de la vie et de la culture ne peut se faire dans l’ordre de la biologie elle-même. Le vivant est articulé à un autre domaine, à celui du discours, et la pulsion est à la fois quanteur libidinal et en même temps produit « ses bribes de discours auquel elle s’accroche, s’arrache, se prend et se déprend. »1 Cet étrange discours qui surgit à l’état sauvage n’est pas inscrit dans un discours stabilisé parce qu’il véhicule une charge de jouissance qui traverse les mots.

Cet autre discours, que Lacan désigne comme discours de l’Autre, surgit dans une dimension singulière qui remue la civilisation, vouée comme l’ont repéré Freud et Pessoa à l’intranquillité. La civilisation du bonheur, annoncée au XVIIIème siècle comme une idée neuve en Europe, a sombré dans les boucheries du XXème siècle. Le mouvement actuel de la civilisation qui met le sujet contemporain en prise directe avec les objets ne répond plus à la mise en ordre par les anciens universels. L’Autre inévitablement est en question. Lacan est un penseur de cette crise, il est entré en psychanalyse à partir d’un cas de passage à l’acte, la tentative d’assassinat d’Aimée sur une comédienne à l’issue du spectacle. Tout au long de son enseignement, il s’est efforcé d’extraire les leçons à tirer pour l’humanité de l’expérience de sujets en crise dans leurs relations avec les autres et dans leur effort d’être heureux. L’énoncé de cet enseignement est lui-même toujours en crise et chacun de ses pas porte la trace de son effort constant pour la surmonter. Il ne débouche ni sur un projet de civilisation ni sur une tentation de généraliser à toute une population les conquêtes singulières arrachées dans la douleur et dans le temps par chacun des patients. Il ne méconnaît pas non plus les impasses rencontrées. Il s’appuie sur un retour à la découverte de la psychanalyse par Freud qui la définit ainsi :

Psychanalyse est le nom : 1) d’un procédé d’investigation des processus psychiques, qui autrement sont à peine accessibles ; 2) d’une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fondent sur cette investigation ; 3) d’une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui fusionnent progressivement en une discipline scientifique nouvelle2.

1 Pourquoi Lacan ? E.Laurent, conférence en ligne sur le site www.http/causefreudienne.org.2 S.Freud, « Psychoanalyse » und « Libidotheorie », Résultats, Idées, Problèmes, trad J.Altounian , P.-L.Assoun et al, PUF, Paris, 1984, p51.

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Lacan a hérité de Freud une ambivalence qui nous paraît féconde à l’endroit de la philosophie. Le fondateur de la psychanalyse considérait en effet avec méfiance la ratio philosophique en ce qu’elle accorde un primat à la conscience, véhicule des visions du monde (Weltanschauungen) et surestime « la magie verbale, l’idée que notre pensée guide et régit les phénomènes réels. »3 Dans ses Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, composées lors des hivers 1915-1916 et 1916-1917, il soutient ainsi que, si la philosophie n’est pas dangereuse pour la vérité en ce qu’elle ne s’oppose pas à la science, elle

s’en éloigne en se cramponnant à des chimères, en prétendant offrir un tableau cohérent et sans lacunes de l’univers, prétention dont tout nouveau progrès de la connaissance nous permet de constater l'inanité. Au point de vue de la méthode, la philosophie s'égare en surestimant la valeur cognitive de nos opérations logiques et en admettant la réalité d'autres sources de la connaissance, telle que, par exemple, l'intuition. Assez souvent, l'on approuve la boutade du poète (Henri Heine) qui a dit en parlant du philosophe : « Avec ses bonnets de nuit et des lambeaux de sa robe de chambre, il bouche les trous de l'édifice universel.4

Compte tenu de la faible audience de la philosophie, qui « n’exerce aucune influence sur la masse et n’intéresse qu’un nombre infime de personnes »5, elle ne représente donc pas pour Freud, à la différence de la religion, une menace car elle « reste lettre morte »6.

Mais en même temps, Freud cherche pour ses travaux des précurseurs parmi les philosophes, de Platon à Kant, Schopenhauer ou Nietzsche. Il ne manque pas de rappeler que la philosophie était bel et bien son projet initial. Sa correspondance avec Silberstein indique qu’en 1875, l’étudiant Freud se destine simultanément à la médecine et à la philosophie. Il est passionné par l’enseignement de Brentano et écrit en 1875 : « Sous l’influence de Brentano notamment (qui a eu un effet de maturation), la décision est née en moi de passer un doctorat de philosophie sur la base de la philosophie et de la zoologie. » 7 Pourtant, il n’y a pas d’autre trace de Brentano ni dans les nombreux écrits de Freud ni dans sa correspondance.

Plus tard, dans sa correspondance avec Fliess, il confirme la proximité de sa recherche avec son projet d’étudiant : « Je nourris dans le plus grand secret l’espoir d’arriver par les mêmes voies à mon but initial, la philosophie. Car c’est cela que je voulais à l’origine quand ce pour quoi je suis venu au monde n’était pas encore absolument clair pour moi. »8

Et en 1913, dans L’intérêt de la psychanalyse, il écrit que « l’exposé de l’activité psychique inconsciente doit obliger la philosophie à prendre parti »9.

C’est dans cette obligation que se situent notre travail et notre lecture de l’œuvre de Lacan, selon une démarche interne à la méthode lacanienne, qui fait répondre le texte aux questions qu’il nous pose à nous. Cette démarche n’est à l’évidence pas étrangère au

3 S.Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung, trad A. Berman, Gallimard, Paris, 1936.4 Ibid, p110.5 Ibid.6 Ibid.7 Freud, Lettres de jeunesse, 1889, Gallimard, Paris, 1990.8 Lettre de Freud à Fliess n°85- 1er janv 1896, PUF, Paris, 2006, p205.9 S.Freud, Das Interesse an der Psychoanalyse, Résultats, Idées, Problèmes, op.cité, p200.

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mécanisme du transfert par lequel le texte est abordé comme ce qui actualise et fait apparaître pour le sujet de la lecture ses propres émotions enfouies, faisant de lui un sujet désirant. L’attention portera donc moins sur le dégagement d’une signification objective à un texte considéré comme objet clos ou même ouvert sur d’autre textes, effort classique dans le commentaire philosophique, que sur la reconnaissance d’une force à l’œuvre dans la parole transcrite ou l’écriture. La lecture philosophique d’un corpus psychanalytique interroge nécessairement son articulation à la clinique. Mais le souci constant de Lacan de dégager la portée philosophique de ses avancées cliniques nous paraît autoriser la fantaisie de tenter de ramasser les « miettes philosophiques » tombées du passage du couteau dans le discours clinique. C’est la façon singulière de Lacan de dire des choses qui touchent à la philosophie.

Lacan répète le geste freudien à l’endroit de la philosophie depuis son dialogue soutenu avec les philosophes dans les années 1950, moment fécond en avancées cliniques, jusqu’à son « anti-philosophie »10 des années 1970 qui, pour nous, inaugure une autre manière de faire de la philosophie. Quand, accueilli dans les locaux de l’Ecole Normale supérieure, mis à disposition dans le cadre de conférences tenues pour le compte de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, il tient son enseignement à partir de janvier 1964, il précise à l’occasion de son Séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : « Et ce n’est pas parce que je parle en ces lieux que je ne parlerai plus en philosophe »11. De fait, son Séminaire est émaillé de références biographiques à sa fréquentation des philosophes, depuis sa pratique de Saint Augustin « à un âge pubertaire »12 aux références à Berkeley, « ma nourriture la plus ancienne »13 ou à Bentham mais aussi de références nettement plus implicites comme à Nietzsche. Notre investigation se situe donc dans ce que P.L.Assoun repère comme « le moment lacanien de la philosophie »14, celui dont la pratique du logos philosophique, issue de la nouvelle version du sujet, de l’objet et de l’Autre et de leur confrontation à l’impossible à dire ne peut sortir inaltérée.

Car ce que Lacan entreprend, à son insu sans doute, en interrogeant la philosophie depuis un autre discours, constitue en retour un geste proprement philosophique, celui auquel Feuerbach assignait le philosophe soucieux d’efficacité curative : « il faut que le philosophe introduise dans le texte de la philosophie la part de l’homme qui ne philosophe pas, bien plus, qui est contre la philosophie. »15 Il ne s’agit pas tant avec Lacan d’œuvrer de façon interne pour sortir de la philosophie mais d’opérer une réduction de sa valeur, condition de sa préservation, et destinée comme l’indique toujours Feuerbach dans son projet de

10 Selon l’expression utilisée par Lacan dans la proposition intitulée « Peut-être à Vincennes… » qui figure dans le numéro 1 de la revue Ornicar ? en janvier 1975.11 J.Lacan, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (1964), Paris, Point Seuil, 1973, p.26, désormais référencé sous S XI.12 Les noms du père, séminaire inédit, leçon du 20 novembre 1963, désormais référencé sous S XXI.13 J.Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-1973), Point Seuil, Paris, 1975, p93, désormais référencé sous S XX.14 P.L.Assoun, Préface à Lacan et Kierkegaard, R.Adam, PUF, Paris, 2005, pXI.15 L.Feuerbach, Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, in Manifestes philosophiques, trad. L.Althusser, PUF, Paris, 2001, p120.

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« philosophie nouvelle » autrement appelée « philosophie de l’avenir » à faire descendre la philosophie dans la misère humaine.16

Choisir comme clé d’entrée de l’œuvre de Lacan le problème de l’Autre, pour dégager la portée de son geste philosophique, c’est d’une part partir d’un des Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse identifiés par Lacan en 1964 puisque le champ de l’Autre y figure aux côtés de l’inconscient et la répétition, de l’objet a et du transfert et de la pulsion. C’est aussi sur un plan méthodologique, partir de ce qui fait le domaine propre de la psychanalyse selon la définition qu’en donne P.Kaufman pour qui l’Autre désigne chez Lacan « le foyer des coupures dont les incidences sur la structure du sujet et sur la constitution du discours forment le domaine propre de la psychanalyse. »17 C’est enfin permettre d’interroger de l’intérieur la structure de la démarche philosophique elle-même, qui utilise le langage pour dire ce qu’elle fait et tenter d’en rendre raison. De cette investigation pourront être récupérées quelques chutes de discours sur l’altérité mais également sur des notions connexes qui sont touchées : l’objet, la cause, le temps, le lieu, l’action, le désir. L’attention au « foyer des coupures » empêche de considérer l’élaboration de Lacan comme un système au sens d’une totalité close de concepts mais indique la voie par laquelle Lacan, après Pascal, oblige son lecteur à dépasser la philosophie en faisant éclater la cohérence du discours métaphysique.

Quand « un sujet dans le sujet pose au philosophe sa question depuis la science des rêves »18, il ne peut être aidé par des réponses formulées au moyen de concepts mais seulement accompagné, dans son effort de saisie de la logique profonde qui sous-tend ces propos et leur permet de se développer, logique dont, au nom du libre arbitre ou d’une conception classique d’une philosophie de la maîtrise, nous avons tendance à refuser le pouvoir.

Cette question adressée au philosophe, prend donc appui sur l’expérience analytique, qui en modifiant les conditions usuelles de l’interlocution, permet de mettre en évidence un certain nombre de phénomènes humains qu’aucune autre perspective n’avait permis de dégager de la même façon jusque là. La psychanalyse constate en effet que lorsqu’on laisse quelqu’un parler librement, son propos est le plus souvent orienté par l’autre. « Les conditions de l’expérience analytique : un sujet qui se manifeste comme tel à l’attention d’un autre. » 19

Cette expérience conduit donc à substituer à la question de l’être celle de la relation à l’autre et interroge la capacité à faire lien jusque dans les recoins les plus reculés de l’âme humaine. « La question n’est pas de savoir jusqu’où on peut aller mais si on sera suivi ».20 Cette précision, qui témoigne d’un souci didactique important de l’enseignement lacanien des années 1950 et 1960, souligne une limite intrinsèque au discours qui le distingue du hors discours autrement dit du délire, même si l’avancée réalisée reste souvent infime et difficilement partageable.16 Principes de la philosophie de l’avenir, in Manifestes philosophiques, op. cité, p131.17 P.Kaufman, dir, dictionnaire de la psychanalyse, A.Michel, Paris, 1997.18 La psychanalyse et son enseignement, Communication présentée à la Société française de philosophie, 23 février 1957, in Ecrits I (1966), Points Seuil, Paris, 1999, p434.19 L’agressivité en psychanalyse, rapport théorique présenté au XIème Congrès des psychanalystes de langue française réuni à Bruxelles à la mi mai 1948, in Ecrits I, op cité, p.100 et suivantes.20 Ibid.

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Appliquée au dialogue entre psychanalyse et philosophie cette question prend le tour d’un jeu de furet. La reprise par la psychanalyse lacanienne de concepts philosophiques, utiles à la mise en forme de ce qui se passe en nous, est celle d’un retour à l’expérience : il s’agit de faire place à des positions susceptibles de faire l’objet de propositions en contradiction avec les énoncés généraux. La psychanalyse opère des déplacements de concept par rapport à la philosophie, en abandonnant l’illusion d’un retour possible à quelque sol ou fondement originaire et en dénonçant les pseudo-évidences de la réflexion. Elle pose que toute compréhension et même toute expérience ne s’effectuent jamais qu’à travers ces déplacements. A travers sa lecture des philosophes, Lacan soumet les notions utilisées à toutes sortes de déplacements et condensations : comme le souligne J.P.Cléro, « lire comme le fait Lacan un auteur, surtout s’il est philosophe, c’est se rendre sensible à des raisons de transformation, à un jeu de figurations et de défigurations, à des déplacements topiques. »21 Le sens nouveau surgit de la différence et de la comparaison des configurations, de la traversée des illusions que l’auteur, à la manière de Wittgenstein, voudrait nous faire explorer, y compris ses propres productions. Des concepts majeurs de la pensée lacanienne se dissolvent ainsi peu à peu à leur tour au fil de son enseignement pour réapparaître parfois plus tard sous une autre forme: le grand Autre, posé, dissous puis réaffirmé ; l’objet a, transformation de la pulsion, le Nom du Père, singulier puis pluralisé, le point de capiton, posé puis laissé de côté. Ces affirmations, renoncements, abandons et reprises successifs peuvent provoquer chez le lecteur un certain désarroi. Après l’enthousiasme de la découverte, du déchiffrement, de la clarté, ce qui avait pu paraître un temps comme acquis échappe à nouveau, se complique, redevient soudain confus. Le philosophe Burke n’a-t-il pas relativisé la portée de l’idée claire ? « une idée claire n’est qu’un autre nom pour une petite idée ». Ce régime discursif peut néanmoins participer d’une impression d’inconsistance du discours lacanien, constitutive du discrédit qu’il connaît aujourd’hui chez la plupart des philosophes et des médecins. Mais ce mouvement, interne à l’œuvre, n’est pas étranger à celui qui anime l’histoire de la philosophie et c’est sans doute la valeur de Lacan que d’avoir su dégager les pulsations inhérentes à l’activité de la pensée aux prises avec les mouvements du cœur, selon le registre identifié par Pascal, ainsi qu’avec ceux du corps selon l’acception spinoziste. Ses allusions procèdent du souci de laisser au lecteur effectuer son propre parcours, selon la démarche là encore wittgensteinienne : ce que ton lecteur peut faire, laisse le au lecteur. C’est cette place de lecteur ainsi définie que Lacan relève à l’égard de Freud, des philosophes, des écrivains et des mathématiciens et qu’il nous invite à relever. Les concepts ou valeurs explorés n’existent qu’à travers la longue série de leur élaboration et de leurs usages, dont nous tenterons de situer les étapes, pour ce qui concerne les « autres » de Lacan : le petit, le grand, l’objet a, la Chose. Construire un concept, c’est en effet pouvoir repérer le geste de sa construction.

Les problèmes rencontrés par la lecture de Lacan sont encore ceux de la dissémination des références et de l’ordre à opérer, travail du discours, discours au travail pour éviter de tomber dans ce que P.L.Assoun qualifie d’« inculture encyclopédique »22. Une autre difficulté

21 J.P.Cléro, Le vocabulaire de Lacan, Ellipses, Paris, 2002.22 dans sa préface à la thèse de R.Adam, op. cité.

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à la lecture de l’œuvre lacanienne tient à ce que sa pensée ne s’embarrasse pas des contraintes de la logique argumentative ou discursive, procédant tantôt par allusion, tantôt par insistance, tantôt par ellipse. Comment respecter l’insoumission essentielle de l’œuvre sans donner le sentiment de son incohérence ? Comment respecter ces discontinuités sans partager les critiques concernant un manque de rigueur, de précision, d’explication ? Ce mode d’expressivité soucieux de ce qui lui échappe guidera notre démarche, attirée par les intervalles, les blancs, les trous et les dialogues interrompus voire inexistants avec des penseurs qui modèlent le plus sa pensée. Les contradictions apparentes seront resituées dans une pensée en mouvement, au long des cinquante années de son enseignement depuis la thèse de psychiatrie en 1932 jusqu’au dernier Séminaire en 1980.

Ce style difficile constitue une entrave à la réception des travaux de Lacan ou autour de Lacan dans un milieu philosophique attaché à dire le vrai sur le vrai au sens de Wahreit (véracité) plutôt que de Wahrnis (prise en garde) selon la distinction établie par Heidegger. C’est évidemment à renouveler cette réception que ce travail se voue, avec la difficulté la plus essentielle formulée par Lacan : « ceux qui ne savent pas ne peuvent pas savoir. »23 Celui qui consacre en effet sa vie à traquer les incohérences, à contenir le débordement aura les pires difficultés –d’autant plus fortes qu’elle ne seront aucunement ressenties comme telles- à entendre le discours analytique. Comme l’a souligné Schelling, il y a en outre quelque chose d’inadmissible à concevoir que le contenu de son propre esprit comme étant celui d’un autre. Lacan reconnaissait lui-même, à la différence de Joyce, que ses Ecrits ne se prêtent pas facilement à l’étude car « antithétiques de nature, puisqu’à ce qu’ils formulent, il n’y a qu’à se prendre ou bien à les laisser. »24

Pas plus que l’être nous ne savons ce que l’autre signifie. L’autre se tient toujours d’avance dans une pré-compréhension générale, une saisie vague et flottante que nous ne parvenons pas à fixer conceptuellement. Face à cette familiarité, deux positions se proposent : pour Pascal, il y a des mots primitifs qui sont suffisamment clairs naturellement par eux-mêmes et dans L’esprit géométrique, le jeune savant situe dans la lumière naturelle la suppléance au défaut du discours. Cette lumière amène la clarté sur ce type de connaissances, dont il souligne le caractère immédiat, intime et universel. Cette terminologie demeure présente dans les Pensées mais Pascal y désigne cette faculté qui assume ces connaissances immédiates (espace, temps, mouvement, nombres) dans le cœur. Le rôle d’une définition n’est pas d’expliquer les mots évidents : « il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. »25 Pour Pascal, constatant que dans la vie le raisonnement n’occupe qu’une place des plus limitées, seul le cœur permet de saisir un certain nombre de vérités indémontrables. L’esprit de finesse, qui nous guide dans nos relations avec nos semblables- sympathies ou antipathies irraisonnées même si elles n’échappent pas à tout essai d’explication- n’est pas le cœur, mais il constitue l’une de ses activités dominantes, qui se prolonge en ébauche de raisonnement. Le cœur de l’homme, creux et plein d’ordures, est

23 J.Lacan, Mon enseignement, Seuil, Paris, 2005, p.18.24 Préface à une thèse, Autres Ecrits, p393.25 B.Pascal, De l’esprit géométrique (1655), Classiques Garnier, Paris, 1999, p115.

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aussi le siège du dégoût dont Pascal prône de se détourner par une découverte de la présence divine. Pour Augustin au contraire, analysant la notion de temps dans le livre XI des Confessions, la familiarité d’une notion s’accompagne d’obscurité et de mystère qu’il faut éclairer. Il est possible d’appliquer à l’autre ce qu’Augustin dit du temps :

Qu’est-ce donc que le temps ? Qui le pourra dire clairement, et en peu de mots ? Et qui sera capable de le bien comprendre lorsqu’il voudra en parler ? Il n’y a rien toutefois qui soit plus connu que le temps, et dont il nous soit plus ordinaire de nous entretenir dans nos discours : et lorsque nous en parlons, nous entendons sans doute ce que nous disons, et entendons aussi ce que les autres en disent quand ils nous en parlent.26

Augustin souligne ici la difficulté de parler des choses que l’on croit connaître et le mélange qui se produit entre ce que l’on dit et ce que l’on entend dire. Et il confirme :

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais bien; mais si on me le demande et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore.27

Il en appelle donc à une exploration avec Dieu des demeures de l’âme. Les deux apologistes s’accordent toutefois sur les intentions du discours sur les choses : s’adressant à Dieu, Augustin confesse que « ce n’est pas certes pour vous en donner connaissance ; mais c’est pour allumer votre amour de plus en plus dans mon cœur »28.

L’autre nous paraît donc relever d’une approche par le cœur non pas réduit à la sensibilité mais selon l’acception pascalienne enrichie à partir d’Augustin29 : ce que retiendra Lacan de ces deux auteurs, c’est l’accointance entre l’amour et la connaissance. La pratique lacanienne de la philosophie confrontée à la non philosophie est traversée par la question de l’amour, comme Lacan lui-même s’en est rendu compte après-coup : « je ne fais que ça depuis que j’ai vingt ans, explorer les philosophes sur le sujet de l’amour » confie-t-il le 20 février 197330.

Si l’on s’essaie toutefois à approcher l’autre, selon une ébauche de raisonnement, par sa définition, c’est sa fonction d’opérateur de distinction qui se manifeste d’abord. L’autre comme adjectif a un double sens : il permet de distinguer donc d’identifier quelque chose ou quelqu’un : ceci est autre que cela, Pierre est autre que Pierrette. Quelqu’un apparaît, disparaît, réapparaît, c’est le même et non un autre mais il peut aussi y avoir hésitation ou changement à travers l’altération des êtres : c’est le même et à la fois un autre, ce que Proust a décrit dans le Temps Retrouvé à travers le bal des têtes où le narrateur fait l’expérience du méconnaissable. Entre la méconnaissance et la reconnaissance complète, il y a toujours une incertitude.

26 Augustin, Les Confessions, livre XI, La Création du monde et le temps, trad. A.d’Andilly, Gallimard, Paris, 1993, p35.27 Ibid, p36.28 Ibid, p11.29 Sur la comparaison du cœur chez Augustin et Pascal, voir P. Sellier, Pascal et saint Augustin, Albin Michel, 1995, p117 et s.30 S XX, p70.

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En un second sens, l’autre opère une fonction de choix : lorsque j’ai une alternative, c’est ou l’un ou l’autre.

L’autre comme substantif désigne habituellement autrui, l’autre homme mais cette substantification garde en réserve les sens de l’adjectif car il y aura toujours des épreuves d’identification et d’alternative. La distance extrême à la reconnaissance, c’est l’autre comme inconnu, inaccessible, celui avec lequel on a rien à faire ensemble et c’est la quasi unanimité des hommes. Là où l’autre résiste au juridique, au politique, à l’éthique, j’ai à l’autre un rapport d’hétéronomie absolue. Cette dissymétrie ne se prête à aucune reconnaissance.

Lacan va accentuer cette duplicité de l’autre, à la jointure du plus intime et du plus étranger. L’autre est d’abord le semblable, avec lequel j’ai une relation imaginaire. Mais Lacan écrit également l’Autre avec un grand A, une majuscule qui en change la position. L’expression est à dissocier de la relation à autrui ou d’une relation de connaissance. Selon J.P.Cléro, l’Autre est chez Lacan « l’ensemble des modes structurels par lesquels nous entrons en contact, refusons le contact, nous croyons en contact ou sans contact avec autrui »31. C’est une simple fonction, il vaut mieux ne pas la rencontrer, mais il faut absolument qu’elle existe.

Cette distinction entre « grand Autre » et « petit autre» est assez répandue dans la philosophie occidentale contemporaine et n’est pas le propre de Lacan. Toutefois, le discours analytique élaboré progressivement par Lacan à partir de son expérience et de sa lecture des philosophes, lui confère une portée accrue. L’Autre, ce sont les vicissitudes d’un autrui tantôt personnalisé et personnifié, tantôt abstrait : les différents autres, le trésor des signifiants, la mort…bref, le coupant et la coupure.

Le rôle central accordé par Lacan aux relations sociales dans la constitution de la personnalité a été dégagé dès sa grande œuvre de jeunesse, sa thèse de psychiatrie intitulée De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité, qui paraît à l’hiver 1932. Lacan y réalise une première synthèse entre trois domaines jusque là séparés du savoir : la clinique psychiatrique, la doctrine freudienne et le surréalisme32. Cette synthèse a été permise grâce à l’appui philosophique des œuvres de Spinoza, Nietzsche et Husserl. En 1932, pour Lacan, la relation à autrui et plus largement les relations sociales sont le cadre dialectique par lequel les représentations conscientes et inconscientes qui constituent le sujet sont mises en œuvre. C’est ainsi que l’étiologie de la psychose paranoïaque est appréhendée comme relevant d’une histoire concrète du sujet dans ses relations avec le monde.

La démarche de Lacan vis-à-vis de l’altérité, telle que nous pouvons la reconstituer et dans laquelle nous remettons nos pas en guise de prémices, peut se décliner en différents moments. Dans un premier moment, il met en évidence que la fonction du symbolique est seule capable de rendre compte de la détermination du sens c’est-à-dire de la raison. Le moi a alors une fonction de rationalisation de motifs irrationnels. Cette fonction, caractérisée par une insistance répétitive, a pour structure une chaîne signifiante. Cette structure suppose la référence à un Autre distinct du semblable. Au début de l’enseignement de Lacan, il y a deux statuts de l’Autre : celui qui existe, unitaire, supposé détenir la signification qui manque au

31 J.P.Cléro, Dictionnaire Lacan, Ellipses, Paris, 2008.32 Cf E.Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, Paris, 1993.

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sujet et celui qui est barré, manquant d’existence et signalant l’incomplétude de la langue. C’est à partir du signifiant de l’Autre que le sujet trouve son statut symbolique et se fait reconnaître, obtenant des effets d’identification, des signifiants maîtres qui lui permettent de se repérer. A sa naissance, le sujet s’accroche à l’Autre, en lui supposant un savoir à découvrir selon les lois du signifiant. Mais l’exercice de la parole confronte à ce qui se dérobe et au vide que creuse le signifiant.

Dans un deuxième moment, Lacan est amené à constater l’échec de la raison à rendre compte des objets, c’est-à-dire de la réalité : les objets ne sont que métonymiques c’est-à-dire qu’ils glissent sous la chaîne signifiante, incapable de les fixer. Lacan a nommé par une formule ce rapport à l’Autre qui n’existe pas : « il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Là où il sollicitait le sens chez l’Autre, le sujet découvre que ses requêtes partent d’un vide insoluble par le signifiant. L’Autre manquant, création du sujet, est le support de ses attentes. La raison est de la même façon aussi impuissante à rendre raison des causes de nos actions que de nos intentions, nos motifs étant toujours incohérents. Il en vient ainsi à repérer qu’en nous un sujet pense et qu’à l’intérieur du sujet se reproduit la relation entre deux sujets.

Dès lors, la problématique qu’il s’agit d’examiner est la suivante : comment situer les rapports entre le sujet et les différents modes de l’autre dès lors qu’ils ne peuvent être articulés par la raison ?

Un troisième moment se dégage alors, constitué lui-même de trois temps : l’Autre dont l’existence n’est pas assurée bien qu’elle soit indispensable est l’enjeu d’un pari. Le langage, qui supporte le désir, est en effet à la fois expression de la coupure qui divise le sujet, le sépare des autres et remède à cette coupure : il traverse les coupures et nous permet de renouer avec ce qui a été scindé. Cette coupure vient trancher une tension entre le rejet de l’autre dans une altérité radicale ou au contraire le confondre avec le même c’est-à-dire méconnaître son altérité. Cet inconnu de l’altérité caractérise la parole au niveau où elle s’adresse à l’autre. La structure de ce rapport à l’altérité est enfin incluse dans l’objet, primitivement objet de rivalité et de concurrence, affect qui peut être surmonté dans la parole pour autant qu’elle intéresse un tiers.

Ainsi à travers ces trois moments, Lacan dessine-t-il un cheminement, qui d’égarements en renoncements, de leurres en sauts, oscille de la métaphysique freudienne à une éthique de la condition humaine. Sa méthode est celle du dépistage des idées reçues: chute des identifications – l’autre en tant qu’imaginaire et l’Autre qui parle de ma place- et renversement des concepts psychiatriques, psychologiques, philosophiques en vigueur, suspension de toute demande d’être – les idéaux de la civilisation, les valeurs dominantes, la conformité aux normes- au profit de l’advenue du singulier, fût-il contraire aux discours établis qui font lien social. A ce prix, la reconnaissance de l’autre ne constitue plus un franchissement inaccessible mais peut devenir un enjeu éthique, autour de la culture du respect.

Il s’agira dès lors pour nous d’interroger ces différentes prémices qui entraînent par alternance de sauts et de suites de petits pas – l’art de manier le langage s’apparente en effet selon Lacan à celui du patineur qui glisse sur les effets de signification- l’effacement de ce

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qu’il avance. La thèse qui sera soumise à vérification autant qu’offerte à la réfutation, est celle d’un Lacan philosophe qui prolonge le projet de l’anthropologie pascalienne interrompue par l’appel apologétique, celle d’un autre sensible au cœur. Son ordre d’exposition de ses « pensées » peut en effet être considéré comme l’ordre du cœur, qui selon la méthode pascalienne « consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin pour le montrer toujours. »33 C’est en quoi elle ne se laisse pas simplement rendre compte par l’ordre de l’esprit, mais fait appel à une « logique en caoutchouc » constituée de reprises, de permutations, de déformations et de blancs.

La première partie visera à poser les termes du problème des rapports aliénants entre le sujet et les différents modes de l’autre, en mettant exergue à la fois la nécessité de l’Autre, compagnon du langage et l’impossibilité de ce dernier à rendre raison du monde, donc de l’autre. Cette rencontre avec l’impossible débouchera sur un désir épistémique d’interroger la validité des structures de la connaissance humaine et d’examiner si le renouvellement qu’en propose Lacan à travers la promotion d’une ignorance au cœur même de ce que l’on croit savoir, et l’appréhension d’une approche désencombrée des catégories qui s’interposent dans la relation à l’autre- cause des échecs, caractère fuyant de l’objet, mauvaise distance à l’autre, troubles de la perception- offre un traitement permettant d’échapper aux rets de la jouissance de l’Autre. Mais si la nature ontique de l’inconscient ne peut être établie, il reste que le sujet pratique est sans cesse confronté à la relation avec autrui. L’éthique devient chez Lacan ce qui permet de surmonter la division intrinsèque à l’être humain et sa méconnaissance de l’altérité.

33 Pascal, Pensées, texte établi par P.Seigner, Le livre de Poche, Paris, 1999, fr 298.

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I.

Le langage de l’impossible

ou l’Autre il faut absolument qu’il existe

«  J’ai à parler n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai à parler. »

« Tout ce dont je parle, avec quoi je parle, c’est d’eux que je les tiens. Moi je veux bien, mais ça ne sert à rien, ça n’en finit pas. C’est de moi maintenant que je dois parler, fût-ce avec leur langage, ce sera un commencement, un pas vers le silence, vers la fin de la folie, celle d’avoir à parler et de ne le pouvoir, sauf de choses qui ne me regardent pas, qui ne comptent pas, auxquelles je ne crois pas, dont ils m’ont gavé pour m’empêcher de dire qui je suis, où je suis, de faire ce que j’ai à faire de la seule manière qui puisse y mettre fin, de faire ce que j’ai à faire[…]. Sur leur propre terrain, avec leurs propres armes, je les balayerai, et leur pantin raté avec. Des traces de moi, j’en trouverai peut-être à la même occasion. Voilà qui est décidé»

Samuel Beckett, L’innommable, Gallimard, Paris, 2004, p46, 62 et 63.

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Si Freud a inventé la psychanalyse à partir de la question des hystériques, le coup d’envoi du travail de Lacan avec sa thèse34 est le problème de la psychose. Avec le cas Aimée, cas d’autopunition qu’il relie à des idéaux sociaux, il se libère de ceux de la psychiatrie ; avec Joyce, il se détachera de son enseignement antérieur et commencera à ouvrir d’autres voies.

C’est de l’écoute des psychotiques que Lacan va tirer bon nombre des questions qu’il abordera dans son enseignement, notamment celles qui interrogent les rapports de l’homme au langage, avec les autres, le rôle des rapports de l’homme au langage dans ses rapports avec les autres. Dès sa thèse de psychiatrie présentée en 1932, Lacan prend ses distances aussi bien avec le constitutionnalisme et l’organogénèse, pour lesquels la maladie mentale relève de troubles organiques cérébraux, qu’avec le positivisme pour lequel la pathologie est un objet d'étude évoluant indépendamment de la situation ou du milieu. A la suite de Pinel, d’Esquirol, puis de Freud, il s’inscrit dans le courant psychogénétique qui considère le sujet comme la somme des représentations mises en œuvre dans une relation dynamique à autrui et à la société. Le premier pas de Lacan, dans la lignée des travaux d’Eugène Minkowski35, est donc d’introduire dans l’étiologie de la paranoïa l’histoire concrète du sujet dans ses relations avec le monde. Grâce à l’appui des conceptions phénoménologiques d’Husserl et de Binswanger, Lacan peut relier la maladie mentale à l’histoire existentielle du sujet dans ses relations au temps, à l’espace, à autrui. Avec l’exposé du cas Aimé, c’est à Freud et à ses disciples que Lacan emprunte ses concepts cliniques mais c’est à la philosophie qu’il se réfère pour l’armature théorique de sa démarche. Ce coup d’envoi donnera la ligne de son enseignement ultérieur.

Que « le sujet psychotique ignore la langue qu’il parle »36 constitue un point de départ de toute une série d’interrogations qui vont amener du nouveau à la fois dans le champ de la clinique des névroses, c’est-à-dire de l’homme du commun, et dans la philosophie du langage ordinaire.

Partant d’une attention clinique à la signification, notamment celle apparemment effilochée des délirants, Lacan est intrigué dans le texte du président Schreber37 par deux 34 J.Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Le François, Paris, 1932, thèse publiée dédiée à son frère le R.P. Marc-François Lacan, bénédictin de la congrégation de France.35 Membre fondateur du groupe l’Evolution psychiatrique, il est influencé d'abord par Bergson et son concept d'élan vital, puis engage ses observations à partir de la phénoménologie. Il postule que la base du processus de la schizophrénie est une perte de la dynamique des contacts avec autrui, c'est-à-dire ce qui fait le caractère vivant de la relation du sujet à autrui. À partir de là, il explore les distorsions du temps et de l'espace qui sont à la base du rapport au monde qui caractérise la maladie.36 J. Lacan, Le Séminaire, livre III, Les psychoses (1955-56), Paris, Le Seuil, 1981, p20, désormais référencé sous S III.37 Le président Schreber est l’un des cinq cas étudié par Freud dans Cinq psychanalyses, sous le titre « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa ». Le président Schreber est un magistrat qui présente un premier accès morbide, peu après une candidature infructueuse aux élections législatives. Cet épisode, qualifié d'hypochondrie grave avec tentative de suicide, nécessite son hospitalisation. Il est suivi par le professeur Flechsig. Huit ans plus tard, au lendemain d'une promotion dans la magistrature, survient le deuxième épisode qui prend la forme du délire hallucinatoire. Le président Schreber obtient la levée de son internement et entreprend la rédaction de ses mémoires (Les mémoires d'un névropathe) afin de faire connaître au monde la mission qui lui était assignée par Dieu et qu'il énonce ainsi : "Faire le salut du monde et

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phénomènes atypiques de la signification : d’un côté, une signification qui ne renvoie qu’à elle-même et non à une autre signification, comme Lacan est conduit à le déduire; de l’autre, une signification qui ne renvoie plus à rien. Ces deux phénomènes ont pour effet de figer la parole alors même que « ces malades nous parlent le même langage que nous »38 . Ils dérangent l’idée selon laquelle « parler, c’est avant tout parler à d’autres »39 c’est-à-dire faire « parler l’autre comme tel »40.

C’est à partir de ces constats effectués dans sa clinique depuis les années 30 et repris dans le Séminaire sur Les psychoses que Lacan introduit la distinction entre deux types d’autres : l’autre qui est moi, source de connaissance mais aussi de méconnaissance, pris dans une relation imaginaire avec le moi, enjeu de rivalité et de concurrence, et l’Autre en tant qu’il n’est pas connu, mais qui doit exister, « trésor des signifiants » selon une formule assez énigmatique.

L’écoute des psychotiques a permis de mieux cerner ce qu’il en est de la fonction de cet Autre, à travers le constat des effets produits par son effondrement. Ce sont les phénomènes de mise en panne de l’ensemble des signifiants, provoquant un cataclysme imaginaire. La réalité qui est entraînée par le fond, est celle qui est « soutenue, tramée, constituée par une tresse de signifiants. Il s’agit d’une réalité structurée par la présence d’un certain signifiant qui est hérité, traditionnel, transmis par le fait qu’autour du sujet, on parle. »41

Lacan en déduit qu’il faut que cet Autre existe. Il est amené à poser et à répéter à qui l’entend mal que le discours de l’homme est le discours de l’Autre, l’Autre étant le lieu d’où le sujet tire sans le savoir sa parole qui en retour le divise, le coupe à la fois de lui-même, d’autrui et de la réalité. Cela l’amène à avancer, par une lecture précoce de Berkeley et des emprunts à la linguistique, le statut métaphorique du langage, dont les marges sont constituées par des figures d’une altérité radicale et l’horizon la confrontation à un impossible à dire.

En élaborant dans le séminaire III la notion de discours, plus large que celle de parole, Lacan est en mesure d’en isoler la fonction de lien social, qu’il tente de formaliser à travers quatre discours fondamentaux, structurés à partir de la permutation de termes différentiels. Cette articulation permet de nouer ensemble les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel mais conduit à mettre en évidence que l’Autre, nécessaire à la consistance du discours, tend à se dérober, laissant le sujet livré à la fois à la nécessité de parler et à l’impossibilité de dire.

rendre à l'humanité sa félicité perdue". Il mourut interné après un nouvel accès de démence. Ce sont ces mémoires que Freud a étudiées et que Lacan reprend à sa suite.38 S III, p44.39 Ibid, p47.40 Ibid, p48.41 Ibid, p283.

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Chapitre 1. D’un autre à l’Autre

Certains commentateurs ont cru pouvoir mettre en évidence dans l’enseignement de Lacan une prévalence des fonctions imaginaires dans les travaux initiaux, jusqu’en 1953, date du premier Discours de Rome intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » qui marquerait le tournant symbolique de son enseignement. Le symbolique chez Lacan est de l’ordre du langage au sens où Lévi-Strauss pense que les relations de parenté et les échanges sont structurés comme un langage.

Cette présentation est critiquée par l’auteur qui insiste au contraire sur la présence du symbolique dès ses premiers travaux, sur le poids de l’imaginaire dans la suite de son œuvre et sur le nouage qu’il convient d’opérer entre l’imaginaire, le symbolique et le réel.

Il ne faut pas croire que je mette l’accent sur le symbolique, ce qui se cogite est en quelque sorte retenu par l’imaginaire comme enraciné dans le corps. On n’imagine pas à quel point l’imaginaire est engluant. La paranoïa, c’est un engluement imaginaire. C’est la voix qui sonorise, le regard qui devient prévalent, c’est une affaire de congélation d’un désir.42

L’autre est l’opérateur de la distinction que Lacan établit entre imaginaire et symbolique. Il repose sur une anthropologie qui se distingue assez vite de l’approche freudienne. D’inspiration durkheimienne, elle considère que l’état du groupe familial, sa composition, son insertion sociale, la valeur sociale qu’y trouve son chef, le père de famille, déterminent les formes des symptômes. Contre l’universalisme de Freud, Lacan promeut un relativisme socio-historique dont témoigne son travail sur Les complexes familiaux en 193843. En outre, son diagnostic du père humilié inspiré à la fois de Maurras et de Claudel, en contrepoint, jusque dans les années 1950 au moins, d’un appel au père politico-religieux se distingue de l’éthique laïque de Freud.

Le père et la fonction symbolique qu’il assume pour Lacan sont en effet selon lui les supports de l’introduction du sujet à son désir, les voies et moyens de sortir du face à face purement imaginaire avec son semblable, à commencer par la mère, et de surmonter les rapports de rivalité et d’agressivité qui enferment dans l’aliénation. Lacan s’appuie au départ sur une reprise du complexe d’oedipe freudien mais pour élaborer peu à peu sa doctrine du Nom-du-Père qui accentue sa fonction symbolique de séparation.

La figure du grand Autre qui apparaît dès le deuxième Séminaire en prépare la formulation ; elle cristallisera par la suite toutes les inflexions que Lacan apportera à son enseignement, sa disparition relativement précoce n’en disqualifiant pas sa fonction dès lors qu’il s’agit d’une instance symbolique dont l’absence vaut autant que la présence.

42 J.Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I. (1974-1975), non publié, séance du 8 avril 1975, désormais référencé sous S XXII.43 Les complexes familiaux, Autres Ecrits, Seuil, Paris, 2001, p23-84.

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Progressivement se dégage l’enjeu de l’existence de l’Autre, qui, dans une proximité avec le Dieu de Pascal, fait davantage l’objet d’un pari que d’une démonstration.

1- Le moi, c’est l’autre ou l’aliénation primordiale

Si l’on devait situer Lacan dans l’histoire des disputes relatives à la nature des relations humaines primitives, c’est pour lui clairement l’agressivité et non l’harmonie qui est originaire. Il conteste la distinction entre le moi et le non moi, l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, le sujet et l’objet, en confirmant la découverte freudienne des phénomènes d’aliénation et d’identification qui vont progressivement lui permettre de revisiter le registre imaginaire. L’identification est définie dans le texte sur le Stade du miroir qui date de 1936 comme « la transformation produite chez le sujet quand il assume une image. »44 Cette fonction de l’image, Freud l’avait déjà articulée en découvrant dans l’expérience les puissances de l’identification.

Bien différente de l’imitation partielle et tâtonnante, ou de la notion philosophique de sympathie, l’identification se caractérise « non seulement comme l’assimilation globale d’une structure mais comme l’assimilation virtuelle du développement qu’implique cette structure. »45 C’est ainsi que le caractère d’un homme peut développer une identification parentale qui a cessé de s’exercer depuis l’âge limite de son souvenir.

1.1. Le moi est relation au semblable

Lacan dans ses travaux sur les Complexes familiaux en 1938 se livre en apparence à une description psychogénétique du développement de l’enfant. Ce texte est construit en deux parties, la première consacrée au « complexe, facteur concret de la psychologie familiale » et la seconde aux « complexes familiaux en pathologie », ce qui montre que la notion de complexe élaborée dans cet article paru dans L’Encyclopédie française vaut comme explication aussi bien de la psychologie générale que de la psychopathologie. Il décrit ce qu’il observe dans le comportement des jeunes enfants de 6 mois à deux ans et demi entre eux. Il souligne la prévalence de la captation par l’image de la forme humaine, qui domine toute la dialectique du comportement de l’enfant en présence de son semblable.

Nous retrouvons ici l’influence de Spinoza qui, dans l’Ethique, insiste sur l’immédiateté du processus46. Spinoza convoque lui aussi l’expérience pour confirmer sa

44 J. Lacan J., Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p 92.45 Ibid.46 « De ce que nous imaginons qu’une chose semblable à nous (et que nous ne poursuivons d’aucun affect) est affecté d’un certain affect, nous sommes du même coup affectés par un affect semblable », Spinoza, Ethique III, 27, trad C.Appuhn, Flammarion, 1965.« Explication : qui fuit parce qu’il en voit fuir d’autres, ou qui a peur parce qu’il en voit d’autres avoir peur, ou bien encore, qui, de ce qu’il voit que quelqu’un s’est brûlé la main, nous dirons certes qu’il imite l’affect d’un

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théorie « surtout si nous prêtons attention aux premières années de notre vie »47. Il souligne la force de la causalité corporelle. Sans vitalisme ni finalisme, Spinoza considère que l’objet n’inscrit pas spontanément en nous un signe mais que l’acquisition de ce signe est une opération liée à l’ensemble des capacités du corps à se faire support de la perception. Il soutient une conception certainement plus forte que Lacan du corps comme cause, et notamment comme détermination de l’action. Spinoza, par sa théorie de la perception, avait déjà remis en cause la frontière entre l’intérieur et l’extérieur.48 Il établit même que « les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt l’état de notre propre corps que la nature des corps extérieur »49.

Parmi les corps extérieurs qui affectent notre propre corps, Lacan va accorder une importance singulière aux autres corps humains qui nous entourent et forgent notre imaginaire.

Comme l’a indiqué Freud, l’image spéculaire est ce dont se supporte « cette série d’identification s’enveloppant l’une l’autre, s’additionnant, se concrétisant à la façon des couches d’une perle, au cours du développement qui s’appelle le moi ».50

Ce moi répond chez Lacan à une organisation passionnelle qui se distingue des approches par construction identitaire : son analyse n’est pas un constructivisme, il ne s’agit pas de construction sociale de la réalité au sens ou Berger et Luckmann la soutiennent.51

Ce rapport érotique où l’individu se fixe à une image qui l’aliène à lui-même, c’est là l’énergie et la forme d’où prend origine cette organisation passionnelle qu’il appellera son moi. C’est pourquoi jamais le moi de l’homme n’est réductible à son identité vécue. Et dans les disruptions dépressives des revers vécus de l’infériorité engendre-t-il les négations mortelles qui le figent dans son formalisme : « je ne suis rien de ce qui m’arrive. Tu n’es rien de ce qui vaut. » 52

autre, mais non pas qu’il est l’émule de cet autre ; non qu’il y ait, à notre connaissance une cause différente à l’émulation et à l’imitation, mais parce que l’usage a fait que nous appelons émule seulement celui qui imite ce que nous jugeons être honnête, utile ou bien agréable ».47 « Car les enfants, parce que leur corps est continuellement en équilibre, nous savons bien par expérience qu’ils rient ou pleurent parce qu’ils en voient d’autres rire ou pleurer ; et tout ce qu’ils voient encore faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et enfin ils désirent pour eux-mêmes tout ce qu’ils imaginent être agréables aux autres ; c’est que les images des choses sont , comme nous l’avons dit, les affections du corps humain, autrement dit les modes dont le corps humain est affecté par les causes extérieures, et disposé à agir de telle ou telle manière ». Spinoza, Ethique III, 32, Scolie.48 « Si donc la nature du corps extérieur est semblable à la nature de notre corps, alors l’idée du corps extérieur que nous imaginons enveloppera une affection de notre corps semblable à l’affection du corps extérieur ; et par conséquent, si nous imaginons quelqu’un de semblable à nous affecté d’un certain affect, cette imagination exprimera l’affection de notre corps semblable à ce même affect ; et par suite, de ce que nous imaginons qu’une certaine chose, semblable à nous, est affectée d’un certain affect, nous sommes affectés avec elle d’un affect semblable. Que si nous avons en haine la chose semblable à nous, dans cette mesure nous serons affectés avec elle d’un affect contraire et non pas semblable ».B.Spinoza, Ethique III, 27.49 Spinoza, Ethique, II, 16.50 J. Lacan , Le Séminaire, Livre XIII, L’objet de la psychanalyse (1965-1966), non publié, 30 mars 1966, désormais référencé sous S XIII.51 P L.Berger et T.Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1966, trad. Fr 1986, rééd A.Colin, 1997.52 J.Lacan L’agressivité en psychanalyse, in Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p100.

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Mais Lacan n’est plus en 1938 aussi spinozien que lors de sa thèse de 1932. Il a commencé à suivre les cours de Kojève. Spinoza soutient que le mélange entre le corps et la pensée permet ensuite de construire, d’objectiver un objet selon des règles internes et indépendantes de la réalité extérieure. Lacan écarte cette possibilité d’objectivation. L’objet sera toujours plus enjeu de rivalité et reflet de soi-même que fidélité aux choses

On peut néanmoins retenir que pour Spinoza comme pour Lacan, il n’y a pas plus d’accès direct à la présence aux choses qu’à autrui. Il y a une dynamique à l’œuvre dans la formation des images. Le corps est donc loin d’être un simple réceptacle de la perception. Sa constitution présente résulte d’un ensemble de dispositions qu’il a pu acquérir au cours de son histoire et qui contribuent à forger la perception. La sensibilité n’a donc rien de naturel, pas plus que nos passions qui prennent le ressenti pour l’essentiel.

« C’est dans le sac, le sac du corps que se trouve figuré le moi. »53

Comment dès lors rendre compte de nos relations à nos semblables ? Ne seraient-elles que pathétiques ? Au voisinage des notions d’imitation et de sympathie54, qu’il n’utilise pas, Lacan reprend de Freud le mécanisme d’identification. Ce phénomène psychique a été repéré par Freud chez les hystériques qui ont tendance à se prendre pour un autre. Davantage qu’une 53 S XXII, séance du 17 décembre 1974.54 Les Stoïciens ont eu recours à la notion de sympathie pour décrire le lien qui unit les différents êtres de l’univers en lui assurant son ordre harmonieux - Plutarque cite : « l’éléphant en fureur s’apaise dès qu’il voit un mouton ». Les Stoïciens invitent à se représenter chaque être comme étant au centre de cercles concentriques sur lesquels sont regroupés les autres êtres que la nature rend indispensable au développement de l’être en question jusqu’à son complet épanouissement. La nature nous recommande successivement certains êtres, nous met en sympathie avec certains d’entre eux, tissant des relations entre les êtres et assurant une cohésion universelle. Dans un univers finaliste, la sympathie participe de la divine providence, permet d’accomplir la fin attribuée par le Dieu qui a ordonné l’univers et de prévoir l’avenir.Le terme grec sympatheia (co-afffection) a permis aux stoïciens de décrire les interactions entre les éléments de l’univers sans trahir le fait qu’il n’existe ultimement, dans leur physique, qu’une seule cause : le souffle divin. La sympnoia (communauté de souffle) explique ainsi ce que la sympatheia décrit : toutes les parties du monde se trouvent à la fois séparées et unies par l’action d’un même souffle, seule cause de la cohésion intime d’un tout organique composé de parties distinctes. Ce souffle, que Sénèque identifie à l’air qui pénètre toute chose depuis les hauteurs de l’éther jusqu’aux minéraux, apparaît ainsi comme l’agent des échanges entre les parties du cosmos. Il y a donc chez les Stoïciens à la fois co-affection des éléments et intervention d’un autre principe qui maintient les éléments séparés tout en les unisant, armature dont va s’inspirer Lacan.Hume dans son Traité de la Nature humaine (1739) va retrouver l’idée stoïcienne d’un ordre au sein des rapports humains: la sympathie dessine des cercles concentriques, comme les passions, en produisant des différences de degré en intensité et en extension. Nos relations avec les objets tiennent au principe des associations d’idées selon trois mécanismes principaux : par contiguïté, par ressemblance et par causalité. Notre relation à autrui participe de ces trois associations : contiguïté avec les proches, ressemblance avec nos semblables, causalité entre parents et enfants. La sympathie produit donc différents degrés d’extension et d’intensité comme les cercles concentriques des stoïciens. Les associations d’idées ne jouent pas forcément en pleine conscience, les circonstances de rencontre jouent aussi beaucoup. Le moi peut ainsi s’étendre au-delà des limites corporelles, n’être plus que l’affaire de psychismes entre eux, c’est-à-dire des êtres sentants et pensants. La sympathie réside donc dans un effet de l’imagination qui opère en copiant les impressions que nous pourrions ressentir. On intériorise, on incorpore, on s’assimile des processus que l’on imagine réels chez les autres. Je m’attribue des sentiments que j’imagine chez les autres. C’est parce que je suppose qu’il existe chez l’autre un affect, à la façon d’un langage, qu’une correspondance entre les affects se produit. On construit une figure idéale de partage mais la production symbolique des affects ne supprime pas la coupure entre le sujet et l’autre, elle ne fait que la déplacer.

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imitation, c’est une appropriation qui modifie le moi. De la force de ce mécanisme imaginaire d’identification , Lacan en déduit, à l’encontre de toute doctrine sur la « nature » humaine, que ce qui se transmet par cette voie psychique, ce sont des traits qui dans l’individu donnent la forme particulière de ses relations humaines, autrement dit, de sa personnalité. Ce sont donc les relations de l’homme et non sa constitution qui forment sa personnalité. Mais ce que la condition humaine reflète alors, ce ne sont pas seulement ces traits qui souvent sont parmi les plus cachés, c’est la situation passée où se trouvait la personne objet de l’identification quand elle s’est produite, situation de conflit ou d’infériorité dans le groupe familial.

Il résulte de ce processus que le comportement individuel de l’homme porte la marque d’un certain nombre de relations psychiques typiques qui l’organisent et où s’exprime une certaine structure sociale, au moins celle de la constellation qui a dominé les premières années de l’enfance. Ces relations psychiques fondamentales sont ce que Lacan appelle, par une pluralisation du terme freudien limité à l’Œdipe, auquel il fait allusion sans le nommer tout de suite « les complexes ».

Le complexe, en effet, lie sous une forme fixée un ensemble de réactions qui peut intéresser toutes les fonctions organiques depuis l’émotion jusqu’à la conduite adaptée à l’objet. Ce qui définit le complexe, c’est qu’il reproduit une certaine réalité de l’ambiance, et ceci doublement.1) Sa forme représente cette réalité en ce qu’elle a d’objectivement distinct à une étape donnée du développement psychique ; cette étape spécifie la genèse.2) Son activité répète dans le vécu la réalité ainsi fixée, chaque fois que se produisent certaines expériences qui exigeraient une objectivation supérieure de cette réalité  ; ces expériences spécifient le conditionnement du complexe.55

Ces complexes constituent donc l’opération par laquelle « s’instaurent dans le psychisme les images qui informent les unités les plus vastes de comportement, images auxquelles le sujet s’identifie tour à tour pour jouer, unique acteur, le drame de leur conflit. »56 Cette comédie entre rire et larmes se joue « selon un canevas type et des rôles traditionnels. » 57 Le sens de la dramaturgie manifesté par Lacan confère à cette analyse à la fois sa force et sa portée : le vocabulaire théâtral utilisé dans ce texte est le style requis pour exprimer ce qui se passe réellement dans la scène intérieure du sujet souvent à son insu même si Lacan « n’exclut pas que le sujet ait conscience de ce qu’il représente »58. Mais c’est pour ajouter aussitôt que « c’est comme facteur essentiellement inconscient qu’il fut d’abord défini par Freud. »59 Dès lors, on n’apprend pas le sens de ses propres affects par un retour sur soi-même suivi inévitablement d’une projection sur les autres.

L’anthropologie lacanienne est dominée à ce moment par les facteurs culturels :

55 Les complexes familiaux, p28.56 Au-delà du principe de réalité, Ecrits, p 89.57 Ibid.58 Ibid, p29.59 Ibid, p29.

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Dans ce procès, il faut reconnaître le caractère qui spécifie l’ordre humain, à savoir cette subversion de toute fixité instinctive, d’où surgissent les formes fondamentales, grosses de variations infinies, de la culture.60

Il faut voir là une critique implicite de la conception freudienne de l’instinct puisque selon Lacan, ce n’est pas l’instinct qui conduit au complexe mais « c’est l’instinct qu’on pourrait éclairer actuellement par sa référence au complexe. »61 Et il précise la différence entre l’instinct freudien et le complexe:

alors que l’instinct a un support organique et n’est rien d’autre que la régulation de celui-ci dans une fonction vitale, le complexe n’a qu’à l’occasion un rapport organique, quand il supplée à une insuffisance vitale par la régulation d’une fonction sociale.62

Lacan conteste ainsi que l’instinct de mort soit une tendance, proposition qu’il impute au préjugé biologiste de Freud, mais il est pour lui lié à ce que le complexe répond non pas à des fonctions vitales mais à « l’insuffisance congénitale de ces fonctions. »63 C’est plus largement une critique de la métaphysique freudienne dans sa prétention à remonter de la relation interhumaine à la fonction biologique qui en serait le substrat.

Ce qu’il est aussi intéressant de souligner, c’est que la notion de complexe permet de nouer ensemble trois dimensions que l’on retrouvera tout au long de l’enseignement de Lacan: la relation de connaissance, la forme d’organisation affective et l’épreuve du choc du réel.

Lacan contribue ainsi à brouiller non seulement la frontière entre le moi et l’autre, entre le corps et l’esprit, mais aussi une opposition structurante en philosophie entre les sensations et les idées qu’il invite ses collègues à abandonner. Cela le conduit à ironiser sur un certain nombre d’entre eux qui éprouvent le besoin d’inventer un tiers terme entre le corps et la parole :

« Entre le corps et le discours il y a ce dont les analystes se gargarisent en appelant ça prétentieusement les affects. »64

Lacan parait en effet accorder peu de crédit à la valeur des affects qui selon lui sont trompeurs. L’exacerbation de certains d’entre eux peut certes constituer un symptôme qui vient perturber les relations sociales. La jalousie, l’érotomanie ou le délire d’interprétation par exemple constituent des formes par lesquelles en chargeant l’autre, le sujet se nie lui-même. Lacan s’attarde sur la jalousie qui joue selon lui un rôle central dans la genèse de la sociabilité. Mais c’est pour souligner qu’il s’agit là encore d’une forme d’identification :

60 Les complexes familiaux, p28.61 Ibid, p29.62 Ibid, p34.63 Ibid, p35.64 J. Lacan Le Séminaire, Livre XIX, Ou pire (1971-1972), Seuil, 2011, séance du 21 juin 1972, désormais référencé sous S XIX.

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« Elle représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale ». 65

Cette réaction se manifeste surtout entre deux enfants dont l’écart d’âge est inférieur à deux mois et demi.

Le moi se constitue en même temps que l’autre dans le drame de la jalousie. Pour le sujet, c’est une discordance qui intervient dans la satisfaction spéculaire. Elle implique l’introduction d’un tiers objet qui, à la confusion affective comme à l’ambiguïté spectaculaire substitue la concurrence d’une situation triangulaire. 66

Le sort d’autrui et de la réalité dans l’économie psychique du sujet va alors dépendre d’une alternative que Lacan décrit comme suit :

Ainsi le sujet engagé dans la jalousie par identification débouche sur une alternance nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ; ou bien conduit à quelqu’autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de l’existence humaine comme objet communicable puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord. 67

Dans ce second cas, où la lutte s’engage, le sujet trouve à la fois autrui et l’objet socialisé.

C’est par le semblable que l’objet comme le moi se réalise : plus il peut assimiler de son partenaire, plus le sujet conforte à la fois de sa personnalité et son objectivité, garantes de sa future efficacité. 68

Quand l’écart d’âge est supérieur à deux mois et demi, la jalousie cède la place à d’autres comportements : la parade, la séduction, le despotisme, « qui n’est pas le conflit entre deux individus mais dans chaque sujet le conflit entre deux attitudes opposées et complémentaires ». 69

Lacan insiste sur la dimension imaginaire et ambivalente de ces comportements, la confusion entre amour et identification, l’intérêt pour le rival qui s’affirme comme haine:

« Chaque partenaire confond la patrie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui. L’identification se fonde sur un sentiment de l’autre imaginaire. » 70

Il décèle la présence d’un masochisme primaire  qui correspond au « moment dialectique où le sujet assure par ses premiers actes de jeu la reproduction de ce malaise et par là le sublime et le surmonte ». 71

65 J.Lacan, L’agressivité en psychanalyse, p37.66 Ibid.67 Ibid.68 Ibid, p44.69 Ibid, p38.70 Ibid.71 Ibid, p40.

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Ainsi l’autre est-il d’abord ce qui paraît étranger à l’intérieur de moi-même, le non moi en moi.« Qu’est ce que le moi sinon quelque chose que le sujet éprouve comme à lui-même étranger à l’intérieur de lui ? »72

L’autre est ensuite celui qui paraît toujours plus avancé que soi, plus parfait, ce qui nourrit bien des rivalités, des servitudes et des désarrois.

C’est d’abord dans un autre plus avancé, plus parfait que lui que l’autre se voit. Il voit sa propre image dans le miroir à une époque où il est capable de l’apercevoir comme un tout alors que lui-même ne l’éprouve pas mais vit dans le désarroi originel de toutes les fonctions motrices et affectives qui est celui des six premiers mois après la naissance.73

Le sujet se perçoit en effet d’abord comme insuffisant pour la vie, dans une proximité avec la mort. Lacan est sur ce point proche de la conception heideggérienne de l’être-pour-la-mort qui souligne la finitude essentielle de l’homme et sa déchéance (Verfallen) dans la quotidienneté du monde :

Le sujet a toujours ainsi une relation anticipée à sa propre réalisation qui le rejette lui-même sur le plan d’une profonde insuffisance et témoigne chez lui d’une fêlure, d’un déchirement originel, d’une déréliction pour reprendre le terme heideggérien. C’est en quoi dans toutes ses expériences imaginaires, c’est une expérience de la mort qui se manifeste. Expérience sans doute constitutive de toutes les manifestations de la condition humaine. 74

Le sujet recherche dans l’imaginaire une unité à sa conscience, un rassemblement, une maîtrise, qui l’entretient dans sa captivité et l’empêche d’accéder à la connaissance.

Cette capture imaginaire est d’autant plus forte à une première époque de la vie et souvent même tout au long de la vie, que c’est la seule qui permette d’unifier la conscience. Ceci constitue non un progrès mais plutôt un obstacle invisible à la connaissance. La seule fonction homogène de la conscience est dans la capture imaginaire du moi par son reflet spéculaire et dans la fonction de méconnaissance qui lui reste attachée.75

Dans la lignée de Freud, Lacan va dans un premier temps souligner la prévalence de la recherche du plaisir dans cette tendance qui pousse à prendre pour soi ce qui à l’extérieur procure du plaisir.

Ce dont il s’agit, c’est de l’identification du moi dans ce qui lui plaît, dans le lust. Ce qui veut dire que le moi du sujet s’aliène de façon imaginaire, ce qui veut dire que c’est précisément dans le dehors que ce qui plait est isolé comme moi.76

72 J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé (1953), Seuil, Paris, 2007, p46.73 Ibid.74 ?Ibid.75 J. Lacan, Position de l’inconscient, 1964.76 J. Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme (1966-1967), non publié, séance du 7 décembre 1966, désormais référencé sous S XIV.

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Cette forme situe souvent le sujet dans une lignée mais le prépare à rater sa tentative de rejoindre une figure idéale.

Cette forme serait plutôt un reste à désigner comme un je-idéal, souche des identifications secondaires, fonction de normalisation libidinale. Cette forme situe l’instance du moi dès avant sa détermination sociale dans une ligne de fiction à jamais irréductible pour le seul individu qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet.77

Pour Lacan, le moi et sa dimension imaginaire forment donc le lieu de tous les mécanismes de défense, de la morale et de la résistance. Le mécanisme imaginaire peut bien paraître animé par une dynamique de recherche du plaisir mais il consiste de manière plus prépondérante dans des situations de déplaisir. Un enfant qui voit tomber pleure moins par compassion pour son semblable que par l’impression qu’il lui arrive la même chose. Ce phénomène forme un sujet statufié ou changé en pantin.

Cette forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la naturalisation de sa puissance lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition avec la turbulence des mouvements qu’il s’éprouve l’animer. Cette forme est grosse des correspondances qui unissent le je à la statue où l’homme se projette comme aux fantômes qui le dominent, à l’automate.78

Le développement de la personnalité passe pourtant par cette épreuve. Lacan partage avec Hegel l’analyse selon laquelle l’individu qui ne lutte pas pour être reconnu hors du groupe familial n’atteint jamais la personnalité avant la mort. Il dénonce les conceptions de l’être comme un tout où il ne voit qu’aspiration à la mort.

Dans l’assimilation parfaite de la totalité à l’être, on reconnaît ces nostalgies de l’humanité, mirage métaphorique de l’harmonie universelle, abîme mystique de la fusion affective, toutes sorties de la hantise du paradis perdu d’avant la naissance et de la plus obscure aspiration à la mort. 79

Ce qu’il y a à retenir de cet examen, c’est que « le monde propre à cette phase est narcissique, ce sens indique la mort, l’insuffisance vitale dont ce monde est issu. Ce monde ne contient pas autrui. »80

Lacan isole donc une phase du développement humain où l’autre n’existe qu’à titre imaginaire ; il semble exclure que l’on puisse appeler autrui les personnes avec lesquelles le petit homme entretient ce type de relations. Cette phase correspond à un isolement affectif dont la perception de l’activité d’autrui ne suffit pas à sortir :

Tant que l’image du semblable ne joue que son rôle imaginaire limité à la fonction d’expressivité, elle déclenche chez le sujet émotions et postures similaires. Mais tandis

77 Ibid, p93.78 Ibid, p94.79 Ibid, p36.80 Ibid, p42.

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qu’il subit cette suggestion émotionnelle et motrice, le sujet ne se distingue pas de l’image elle-même. Bien plus, l’image ne fait qu’ajouter l’intrusion temporaire d’une tendance étrangère. Avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme mais l’aliène primordialement. 81

Cette phase va structurer le développement ultérieur du moi et pourra conduire non seulement à passer à côté d’autrui mais dans certains cas à le détruire:

Le moi gardera de cette origine la structure ambiguë de spectateur qui, manifeste dans les situations de despotisme, de la séduction, de la parade, donne leur forme à des pulsions sadomasochistes et scoptophilliques (désir de voir et d’être vu) destructrices d’autrui dans leur essence. 82

Autrui apparaît d’emblée comme une perturbation dans l’imaginaire du sujet et ouvre à la fonction du tiers.

L’entrée dans le symbolique, qui ne signifie pas l’abandon de l’imaginaire se fait selon Lacan lors de l’expérience du « stade du miroir », expérience d’abord repérée par Hanri Wallon. Cette expérience est celle de la rencontre de l’enfant encore immature au plan moteur avec son image : moment où l’enfant reconnaît son image dans le miroir alors même que les conditions de son unité neurologique et motrice ne sont pas encore réunies. Lacan décrit la cristallisation originaire de l’image spéculaire, « forme intuitive par laquelle l’enfant recherche son unité ». Cela suppose une anticipation de cette unité.

Le miroir renvoie au mirage. Le symbole est introduit par la fonction du Je dès ce stade, dans la mesure où le Je, dans le stade du miroir, représente les deux termes de la crise entre état réel et anticipation virtuelle. C'est dans cette inadéquation entre le réel et l'image que Lacan relève ce qu'il appelle la matrice symbolique de la fonction du Je, matrice qui est donnée par la tension et l'irréductibilité de ces deux registres.

L'assomption jubilatoire de son image spéculaire par l'être encore plongé dans l'impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu'est le petit homme à ce stade infans nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet.83

Cette matrice symbolique dit-il, est appelée à se développer dans une identification à l'autre et à se symboliser dans l'élément du langage. Lacan sera par la suite un peu moins optimiste : dans la dialectique de l'identification à l'autre, le mot dialectique laisse supposer qu'à la fin les choses se résolvent, alors que l'identification à l'autre ne se résout pas dans une véritable dialectique.

Le caractère anticipatoire de l’image unifiante sur le corps morcelé du nourrisson décrite dans le « Stade du Miroir » est un point essentiel : c'est ce décalage à la fois temporel 81 Ibid, p43.82 Ibid.83 Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée par l’expérience analytique, Ecrits I, p93.

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et spatial entre l'impuissance réelle du corps comme corps morcelé et son anticipation comme totalité virtuelle dans l'image qui va fonder et fixer le caractère de leurre de ce que le sujet y identifie. Cette forme, Lacan la fait correspondre à ce que Freud a appelé l'Ideal Ich, c'est-à-dire le moi idéal.

« Quoiqu’il en soit du rôle qu’il convient de lui attribuer dans l’économie psychique, un ego n’est jamais tout seul. Il comporte toujours un étrange jumeau, le moi idéal. »84

Lacan réarticule la problématique freudienne du narcissisme à partir de cette élaboration de l'identification spéculaire : l'investissement libidinal de l'image constitue une normalisation dans la mesure où elle polarise le narcissisme. Lacan souligne que cette identification est salutaire puisque c'est seulement à travers elle que nous avons la représentation de l'unité ou de la permanence de quoi que ce soit. Mais, en même temps, elle est aliénante parce que cette unité et cette permanence sont toujours posées dans une ligne de fiction anticipatrice qui est méconnue du sujet. L'identification à l'image spéculaire a donc une fonction de mise en forme, et ce qui se fige dans cette forme est à la racine du moi idéal.

Quand Freud parle d’identification plutôt que d’identité, il veut insister sur le caractère secondaire, emprunté à autrui et souvent fragile des « identités » revêtues par un sujet.

Quand Lacan écrit son texte sur la famille en 1938, il n’établit pas encore de distinction entre identification imaginaire et identification symbolique mais il parle d'« identification affective », qui correspond à la constitution chez le sujet du moi idéal. Lacan ne distinguera cette identification de l'identification symbolique que plus tard. Il montrera comment l'identification imaginaire, c'est-à-dire l'identification à la forme ne peut tenir que dans la mesure où le sujet est déjà identifié à ce que Freud appelait l'idéal du moi.

Ainsi Lacan se situe-t-il dans la lignée des penseurs qui comme Hume tiennent l’identité et l’unité du moi pour fictives, qu’il s’agisse du moi de l’autre ou du mien propre. Les contemporains vivent encore assez mal cette destitution du moi : ils en concluent que le moi n'est pas seulement détestable, comme l’avaient montré Pascal et les moralistes, mais aussi suspect, décevant, frelaté, inconsistant, simple effet de surface. Or, Lacan n’accompagne jamais ses analyses de considérations axiologiques. L’altérité intrinsèque au sujet n’implique pas que le moi tombe en disgrâce ; c’est la prévalence du rôle des premiers autres que le petit sujet rencontre qui est soulignée.

1.2. Figures de l’autre

La description des complexes par Lacan permet de saisir la nature des premières relations de l’homme à ses semblables, particulièrement à ceux qui partagent sa vie domestique. Parmi les premiers semblables, la mère occupe une place privilégiée et toujours déformée. Lacan souligne que personne ne peut parvenir à soulager le malaise primordial du 84 SIII, p165.

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nourrisson, pas même la mère. Au contraire, cette figure peut entraver la constitution des rapports sociaux et devenir facteur de mort.

L’imago maternelle doit être sublimée pour que de nouveaux rapports s’introduisent avec le groupe social, pour que de nouveaux complexes les intègrent au psychisme. Si salutaire à l’origine, si elle se maintient, elle devient facteur de mort. 85

L’image primordiale du double sur lequel le moi se modèle est dominée par les fantaisies de la forme, et parmi celles-ci, le fantasme commun aux deux sexes de la mère phallique en constitue une expression fréquente. Le désir de la mère apparaît souvent menaçant en ce qu’il demeure pour une large part énigmatique: que veut-elle ? que va-t-elle faire ?

Le rôle de la mère, c’est le désir de la mère. C’est capital. Le désir de la mère n’est pas quelque chose qu’on peut supporter comme ça, que cela vous soit indifférent. Ca entraîne toujours des dégâts.86

La fonction du père s’établit dès lors comme diplomatie entre la mère et l’enfant. La fonction paternelle chez Lacan ne peut être comprise dans sa complexité sans préciser ce qui dans cette fonction relève du symbolique, de l'imaginaire et du réel et comment ces registres s’articulent dans chaque cas. Le «Père symbolique», c'est celui auquel renvoie la Loi. Il s'agit chez Freud du «père mort», dans le mythe de la Horde (Totem et tabou, 1912-1913), celui qui fonde l'interdit sur la culpabilité des fils après le meurtre du père. Le «Père imaginaire», c’est l’ensemble des images véhiculées sur le père, celui qui donne une direction à la vie selon certaines valeurs, ce que l’on imagine qu’il nous dirait dans telle ou telle circonstance, ce qu’il veut de nous. Quant au «Père réel» selon Lacan, c'est celui qui, par sa fonction, apporte à l’enfant la preuve que c'est lui qui possède ce que la mère n'a pas: le pénis réel. L'enfant n'accédera à une position sexuée qu'à la condition de pouvoir vérifier que sa mère, qui lui est interdite, ne se trouve dans cette position que parce que le père la possède. La carence du père peut être alléguée s'il ne soutient pas cette fonction de père réel.

Chez Lacan plus que chez Freud, la question de la fonction paternelle rencontre celle de la place de Dieu. Pour Freud, le monothéisme est une religion du père, où Dieu est la meilleure figure idéalisée du père. Le père de la horde qui possédait toutes les femmes et en privait ses fils ne méritait pas le respect. C’est une figure du père qui concentre l’amour et la haine, une figure marquée d’une cruauté infligée et subie car il est tué par ses fils aussitôt assaillis par la culpabilité. Le désir que le père interdisait devient plus fort et l’efficace de l’interdit en sort renforcé.

Dans Compagnie, Beckett évoque ce qui se passe quand « l’ombre de ton père n’est plus avec toi », question qui taraude Lacan :

85 Les complexes familiaux, p35.86 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Seuil, Paris, 1991, p129, désormais référencé sous S.XVII.

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Elle lâcha il y a longtemps. Tu n’entends plus tes pas. Sans entendre ni voir tu vas ton chemin. Jour après jour. Le même chemin. Comme s’il n’y en avait plus d’autre . Pour toi, il n’y en a plus d’autre. Autrefois, tu ne t’arrêtais que pour mener à bien ton calcul. Afin de pouvoir repartir de zéro à nouveau. Ce besoin supprimé comme nous l’avons vu celui de t’arrêter l’est en théorie aussi. Sauf peut-être au bout de l’aller pour t’apprêter au retour. Cependant tu le fais. Comme jamais avant. Non pas pour cause de fatigue. Tu n’es pas plus fatigué à présent que tout le temps. Non pas pour cause de vieillesse. Tu n’es pas plus vieux à présent que de tout temps. Et cependant tu t’arrêtes comme jamais avant. Si bien que pour le même cent mètres où tu réalisais autrefois un temps de trois à quatre minutes il t’en faut maintenant entre quinze et vingt. Le pied tombe de lui-même au milieu du pas ou quand c’est à lui de décoller reste cloué au sol avec arrêt du corps . Alors l’informulable angoisse dont l’essentiel, Pourront-ils aller plus loin ? ou mieux, Vont-ils aller plus loin ? Le strict essentiel. Tu gis dans le noir les yeux fermés et vois la scène. Comme tu ne le pouvais alors. La sombre voûte du ciel. La terre éblouissante. Toi figé au milieu. 87

Pour Lacan, « le père est celui qui est reconnu comme méritant l’amour ». 88 La mort du père ne lui paraît pas, loin de là, de nature à nous libérer. Le père est aussi marqué chez Lacan par l’influence de Kierkegaard, auteur dont Lacan recommande la lecture à maintes reprises tout au long de son enseignement, et dès avant son retour à Freud. Kierkegaard incarne en effet pour Lacan une pensée tributaire de sa position d’existant. Or, chez Kierkegaard, le père est associé à son péché. Dans la Maladie à la mort, Kierkegaard définit le péché ainsi :

« le péché consiste, étant devant Dieu ou ayant l’idée de Dieu, et se trouvant dans l’état de désespoir, à ne pas vouloir être soi, ou à vouloir l’être. »

Cette alternative conduit à l’angoisse dans les deux cas car ou bien cette créature tient à vouloir être soi, à se refuser à Dieu donc, ou bien elle ne veut pas être soi et se refuse à elle-même, en courant le risque du suicide.

La conception lacanienne du père qui l’amène à sa théorie du nom-du-père repose sur une relecture du complexe d’Œdipe. Le concept de « métaphore paternelle » insiste sur la dimension signifiante de la fonction : le père est celui qui, par son nom, opère une séparation signifiante, racine de l’interdit de l’inceste. Si cette opération de métaphore se réalise, cela va permettre à l’enfant d’entrer dans le symbolique. L’enfant ne reste pas un corps, il prend plus de spiritualité, cela l’emporte sur le lien sensuel. Cette conception repose sur l’idée contestable qu’il demeure une incertitude irréductible sur la paternité, par opposition avec la certitude quant à la mère. Cette conception est fragilisée par les possibilités actuelles de retrouver les traces du père biologique dans le corps de l’enfant. De même, avec la pratique des mères porteuses, et la possibilité pour une génitrice de confier son enfant à une autre femme, le signifiant mère se détache-t-il de celui de génitrice. Le lien entre biologie et parenté

87 Samuel Beckett, Compagnie, Les Editions de Minuit, 1985, p50-52.88 S XVII, p138.

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n’est donc pas plus évident pour la mère que pour le père, ce qui fonde l’intervention du droit en la matière.

Dès ses Séminaires IV et V, le père n’incarne plus pour Lacan la fonction de l’interdit, mais celle de l’union du désir avec la loi. L’accent se déplace d’une figure du père comme fondement de l’ordre, à une figure marquée d’imperfection, incluant toujours un certain côté « sans la loi » dans le rapport même à la loi.

Dans le Séminaire VII consacré à l’Ethique de la psychanalyse, Lacan met l’accent sur un tournant dans l’histoire du sujet quant à sa relation à son père :

Ce dont il s’agit, c’est de ce tournant où le sujet s’aperçoit, tout simplement, chacun le sait, que son père est un idiot, ou un voleur selon les cas, ou simplement un pauvre type, ou ordinairement un croulant, comme dans le cas de Freud.89

Ce nouage à la fonction paternelle fait donc d’une part limite à la loi, au code, à la norme, à explication, mais, d’autre part, ce même nouage fait limite aussi au permis, au possible, au théâtre.

2- Rivalité et concurrence, le corps et l’imaginaire

Sous l’influence des cours de Kojève sur l’introduction à l’œuvre de Hegel90 Lacan va importer dans le champ analytique la dialectique de la lutte pour la reconnaissance. Croisant cet apport philosophique avec le constat clinique de la prévalence des images de corps déchirés chez l’enfant, il en déduit la force de l’agressivité dans les relations intersubjectives. Ces pistes lui permettent de dégager le caractère imaginaire de ces relations, source d’une aliénation qu’il va redoubler par la dépendance du sujet vis-à-vis du signifiant, ce qui l’amènera à partir de 1953-1954 à se rapprocher de la linguistique.

Le champ de l’imaginaire a cette propriété de faire apparaître les objets dans leur fixité d’image, ce qui peut sembler constituer un atout épistémique, favorable à la connaissance.

cette stagnation formelle est parente de la structure la plus générale de la connaissance humaine : celle qui constitue le moi et les objets sous des attributs de permanence, d’identité et de substantialité, bref sous des formes d’entités ou de choses91.

L’image pourtant n’imite rien, elle suit un ordre propre avec sa logique, aussi insistante qu’insaisissable.

89 SVII, p356.90 A.Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur La phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’école des Hautes Etudes, réunies et publiées par R.Queneau, Gallimard, Paris, 1947.91 J. Lacan, L’agressivité en psychanalyse, op cité, p111.

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Toutes les fonctions que l’on peut inscrire à la rubrique de l’ordre, de la hiérarchie, du partage aussi bien, et, de ce fait, tout ce qui est de l’ordre de l’échange, du transitivisme, et de l’identification elle-même, tout cela participe de la relation spéculaire.92

La caractéristique des images, c’est qu’elles s’imposent d’elles-mêmes, elles ont une autorité, paraissent nous autoriser. Comme rien ne nous autorise à signifier, il y a un penchant à déléguer cette autorité aux images, et à des enchaînements d’images. Toutefois, une image n’exerce d’autorité que sur quelqu’un qui consent à se soumettre à sa règle et à sa loi.

Il serait néanmoins erroné de considérer que l’imagination est dévalorisée chez Lacan ; elle semble plutôt occuper une place proche de celle que lui confère Pascal. Pour Pascal en effet, on ne se débarrasse jamais de l’imagination93, elle est constitutive non seulement du monde sensible et de ses valeurs ordinaires, mais aussi de la condition humaine et de toute sa contrariété. Sa puissance, sa force, son autorité étant irréductibles, il faut selon Pascal, par un ingénieux travail dynamique, tâcher de mettre l’imagination au service du savoir. Elle est d’autant plus redoutable que tantôt elle trompe, tantôt elle tombe juste. Pour l’apologiste,

L’imagination dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice, le bonheur qui est le tout du monde. Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser, les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance ou de courir témérairement après de nouvelles.94

La philosophie dévalorise souvent l’imagination présentée comme inférieure, décevante parce que trompeuse mais elle ne l’est pas plus que les sens, la mémoire, la raison ou les passions. Elle participe à toutes les opérations de la raison. Elle est fallacieuse dans sa force de fascination, de séduction et dans sa capacité à produire toutes sortes d’illusions : celle d’embrasser la totalité, d’effectuer des synthèses, de poser des autonomies comme des antinomies, d’effectuer des comparaisons et des associations. Mais il n’existe pas moins un art d’user de sa force95. De même que Pascal a élaboré une théorie de l’illusion ou de l’erreur nécessaire, Lacan ne condamne pas l’imagination. Les deux auteurs s’accordent sur le fait qu’on ne peut distinguer entre ce qu’on sent et ce qu’on imagine sentir et que la raison elle-même présente des lourdeurs dont le manque de finesse apparaît dans l’esprit de géométrie alors que l’imagination démultiplie les perspectives. Lacan renonce à l’opposition entre raison et imagination, celle-ci infiltrant en permanence celle-là. L’imagination est ainsi à la fois folie et condition de sagesse, quoi qu’elle n’en possède pas les clés elle seule. Les mécanismes de projection, d’empreinte, de déplacement et d’association expliquent comment l’on se trompe

92 S XVI, p304.93 « Cette superbe puissance ennemie de la raison qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toute chose, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages, et rien ne nous dépite davantage de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison » Pascal, Pensées, Garnier, le Livre de Poche, 1999, p854.94 Pascal, Pensées, édition Sellier, Livre de poche, p 855.95 G.Bras, J.P. Cléro, Figures de l’imagination, PUF, Paris, 1994.

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mais peuvent aussi constituer des opérations nécessaires pour ne pas se tromper ou rectifier des erreurs. Ces actes de l’imagination, tout aussi présents dans la parole, ne sont en eux-mêmes ni vrais ni faux. Ils sont d’abord ce par quoi nous composons un monde et nous y déplaçons.

Lacan souligne l’irrigation des phénomènes mentaux par les images. Parmi celles-ci, il relève la prévalence des images liées au corps, et notamment de certaines images corporelles dotées de plus de force que les autres parce que tissant le lien des êtres entre eux. Ces liens parce qu’ils sont traversés par des rapports de libido, voisinent avec leur envers, l’agressivité.

2.1. Les êtres humains sont reliés par des rapports de libido

Pour Lacan, à la suite de Freud, les êtres humains sont reliés par des rapports de libido, ce qui est bien différent de la simple communication des affects. Dans sa présentation de la doctrine freudienne, Lacan relève le substrat biologique de la conception freudienne de la libido et le caractère inouï du lien que le fondateur de la psychanalyse établit, parce qu’il l’entend de ses premiers patients, entre la relation humaine dans son caractère général et ce substrat:

La psychologie freudienne, poussant en effet son induction avec une audace proche de la témérité, prétend remonter de la relation interhumaine, telle qu’elle l’isole comme déterminée dans notre culture, à la fonction biologique qui en serait le substrat  : et elle désigne cette fonction dans le désir sexuel.96

Ce lien établi par Freud a en effet fait scandale dans la Vienne de la fin du XIXème siècle et continue d’entretenir dans une certaine mesure, malgré des remaniements ultérieurs opérés par Lacan notamment, le discrédit portant sur la psychanalyse par rapport à d’autres analyses du lien social fondées sur des facteurs culturels, économiques ou symboliques. C’est oublier sans doute qu’un philosophe comme Augustin avait déjà ouvert la voie au rapport entre la constitution de l’objet libidinal et sa fixation dans l’image.

Le scandale de Freud a en effet consisté à souligner la prévalence de la fonction sexuelle dans les activités sociales de l’homme, y compris celles les plus valorisées socialement et les plus « désintéressées »:

C’est dans le métabolisme de la fonction sexuelle chez l’homme que Freud désigne la base des « sublimations » infiniment variées que manifeste son comportement. Cette hypothèse est fondée sur une découverte clinique d’une valeur essentielle : celle d’une

96 Au-delà du principe de réalité, p89.

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corrélation qui se manifeste constamment entre l’exercice, le type et les anomalies de la fonction sexuelle, et un grand nombre de formes et de « symptômes » psychiques.97

Le scandale repose certes sur la formulation d’une doctrine inédite rendue publique- phénomène de rejet courant dans l’histoire des découvertes - mais il est redoublé par le fait que Freud recueille des propos intimes qu’il n’aurait jamais dû entendre, que personne n’a probablement jamais entendu de la même façon avant lui, propos qui émergent à partir de la règle analytique de libre association.

Mais, afin de clarifier la notion, Lacan prend soin de distinguer deux sens à la libido :

Il faut distinguer pourtant deux usages du concept de libido, sans cesse au reste, confondus dans la doctrine : comme concept énergétique, réglant l’équivalence des phénomènes, comme hypothèse substantialiste, les référant à la matière. 98

Cette libido, qui imprègne également les recoins de la conscience morale de l’homme, confère aux réalités psychiques un dynamisme et un relativisme en ce sens qu’ils sont relatifs aux faits de désir. Elle colore ainsi non seulement les affects mais aussi les activités, y compris celles de l’esprit qui pouvaient passer comme les plus rationnelles :

anomalies de l’émotion et de la pulsion, idiosyncrasies de l’attrait et de la répulsion, phobies et paniques, nostalgies et volontés irrationnelles ; curiosités personnelles, collectionnismes électifs, inventions de la connaissance ou vocations de l’activité99.

Ces rapports de libido se présentent en outre comme marqués par les premiers rapports que l’être humain a noués avec son entourage. Mais cette marque s’inscrit dans une relation à d’autres termes, le ça, le moi et le surmoi selon la topique freudienne, tryptique que Lacan va remplacer par trois autres termes également articulés entre eux:

Ce que l’écoute de l’analyste rend sensible, c’est le poids des relations tensionnelles infantiles qui se sont établies du sujet à l’endroit d’un certain nombre de termes, le père, la mère, la naissance d’un frère ou d’une petite sœur. Cela ne veut pas dire qu’il convient de considérer ces termes comme primitifs, comme des données en soi mais ils sont à appréhender dans leur rapports à autre chose : l’articulation du savoir, de la jouissance et d’un certain objet100.

Il nous faudra revenir sur chacun de ces termes, savoir, jouissance, et « certain objet » qui sont employés par Lacan dans un sens tout à fait particulier. Précisons d’ores et déjà à titre de première pierre à l’élaboration de la notion que la jouissance est entendue dans un sens dérivé de son usage courant comme ce qui se produit dans le corps quand on dépasse les limites requises par le principe de plaisir.

Lacan va donc situer la position du sujet dans ses rapports avec les autres dans la lignée du désir des adultes qui l’entourent; il s’agit donc d’une profonde dépendance à l’égard de la situation dans laquelle il a été placé ou s’imagine avoir été placé.97 Ibid, p90.98 Ibid.99 Ibid, p91.100 J.Lacan, Le Séminaire, Livre S XVI, Paris, Seuil, 2006, désormais référencé sous SXVI, p332.

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Comme l’a remarqué Nietzsche, la conscience du corps est en effet beaucoup plus rudimentaire, confuse, obscure, difficile à dire que la conscience du monde: le corps est plus difficile à connaître que l’esprit, contrairement à ce qu’indique Descartes. La conscience de soi s’élabore à partir de la sphère des relations avec le monde matériel et social. Le corps résiste aux tentatives de fuite vers les arrières mondes. Le corps pense, juge, choisit, veut, crée des valeurs, sent et imagine.

2.2. La force de l’agressivité

L’histoire est marquée par la permanence de l’agressivité « habituellement confondue dans la morale moyenne avec les vertus de la force. »101 Elle se manifeste notamment à travers la guerre, qui « s’avère de plus en plus l’accoucheuse obligée et nécessaire de tous les progrès de notre organisation. »102

Lacan revient sur la tendance à la destruction identifiée par Freud. Il souligne, d’une part, qu’elle se retourne généralement contre son auteur et, d’autre part, qu’elle associe souvent d’autres éléments :

Depuis les premières observations de Freud, chacun sait le rôle que joue la pulsion de destruction portée contre le semblable et retournée de ce fait même contre le sujet , et que bien d’autres éléments y sont intéressés, des éléments de régression, de fixation, dans l’évolution libidinale.103

La coexistence pacifique avec l’autre n’est donc pas davantage inscrite dans les habitudes que dans la nature.

« La dialectique de l’inconscient implique toujours comme l’une de ses possibilités la lutte, l’impossibilité de la coexistence avec l’autre. »104

Quand il s’essaie à analyser le mécanisme de l’agressivité, Lacan va d’abord le lier à la relation que le nourrisson entretient à la fois avec son image corporelle avant qu’il ne parvienne à l’unifier un peu et avec l’imago du double. Il est ainsi amené à revenir sur ses analyses esquissées dans le Stade du miroir et dans les Complexes familiaux. Dans son rapport théorique présenté au XIème Congrès des psychanalystes de langue française, réuni à Bruxelles à la mi-mai 1948, Lacan tente avec l’agressivité de « former un concept tel qu’il puisse prétendre à un usage théorique. »105 Mais c’est pour préciser aussitôt qu’il s’inscrit dans la lignée du système freudien, c’est-à-dire, «qu’à l’opposé du dogmatisme qu’on nous impute, nous savons que ce système reste ouvert non seulement dans son achèvement, mais dans

101 L’agressivité en psychanalyse, Ecrits, p119.102 Ibid, p122.103 S V, p445.104 SIII, p50.105 L’agressivité en psychanalyse, Ecrits, p100.

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plusieurs de ses jointures. » 106 Il faut garder en mémoire cette précision car elle restera valable pour l’ensemble de l’enseignement de Lacan.

Lacan repart dans ce texte de l’aporie freudienne que constitue l’instinct de mort pour la pensée biologique. Il la situe en effet « au cœur de la notion d’agressivité ». 107 Son approche se distingue néanmoins de la préoccupation biologiste de Freud puisque Lacan parle de sa démarche dans ce texte sous la rubrique de « notre sociologie. »108 Il en parle ainsi sous la référence platonicienne –en particulier La République- qui « nous montre la dialectique commune aux passions de l’âme et de la cité. »109

Grâce à l’expérience analytique, « qui nous permet d’éprouver la pression intentionnelle » 110, Lacan définit doublement l’agressivité comme « intention d’agression et image de dislocation corporelle. »111

Il la lie à la prégnance, au sein des images corporelles, de

certains vecteurs électifs des intentions agressives, qu’elles pourvoient d’une efficacité qu’on peut dire magique. Ce sont les images de castration, d’éviration, de mutilation, de démenti, de dislocation, d’éventrement, de dévoration, d’éclatement du corps, bref les imagos que personnellement j’ai groupées sous la rubrique qui paraît bien être structurale, d’imagos du corps morcelé.112

Ce phénomène, qui n’est pas proprement pathologique, se manifeste à travers divers rites culturels, dans les us et coutumes :

Il y a là un rapport spécifique de l’homme à son propre corps qui se manifeste aussi bien dans la généralité d’une série de pratiques sociales- depuis les rites de tatouage, de l’incision, de la circoncision dans les sociétés primitives, jusque dans ce qu’on pourrait appeler l’arbitraire procustéen de la mode, en tant qu’il dément dans les sociétés avancées ce respect des formes naturelles du corps humain.113

La violence de certaines pratiques infantiles témoigne aussi de la précocité de ce phénomène.

Il n’est besoin que d’écouter la fabulation et les jeux des enfants, isolés ou entre eux, entre deux et cinq ans pour savoir qu’arracher la tête et crever le ventre sont des thèmes spontanés de leur imagination, que l’expérience de la poupée démantibulée ne fait que combler. 114

Lacan fait ici référence à l’œuvre de Jérôme Bosch qui a dépeint l’atlas des images agressives qui tourmentent les hommes. Le psychanalyste y retrouve la prévalence d’images

106 Ibid.107 Ibid.108 Ibid, p120109 Ibid.110 Ibid, p102.111 Ibid.112 Ibid, p104.113 Ibid.114 Ibid.

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démoniaques dans l’imaginaire des humains. Ces images sont encore accentuées par le fantasme115 de castration :

Le fantasme de castration est précédé par toute une série de fantasmes de morcellement du corps qui vont en régression de la dislocation et du démembrement, par l’éviration, l’éventrement, jusqu’à la dévoration et l’ensevelissement.116

Le fait de déceler dans l’agressivité non plus une intention subjective limitée mais une tendance qui s’étend à l’ensemble de la personnalité pour revêtir les formes les plus variées, « depuis l’explosion brutale autant qu’immotivée de l’acte à travers toute la gamme des formes de belligérances jusqu’à la guerre froide des démonstrations interprétatives, parallèlement aux imputations de nocivité »117 constitue selon Lacan non pas un saut du normal au pathologique, mais un saut de la phénoménologie de l’expérience analytique à la métapsychologie.

Quand dans son Séminaire V, Lacan analyse les Formations de l’inconscient, il revient sur l’opposition prétendue entre la violence et la parole. Si la violence est ce qui s’oppose à la parole, il ne saurait en effet y avoir de violence refoulée dans la mesure où ne peut être refoulé que ce qui est parvenu à la symbolisation :

Ce qui peut se produire dans une relation interhumaine, c’est la violence ou la parole. Si la violence se distingue dans son essence de la parole, la question peut se poser de savoir dans quelle mesure la violence comme telle- pour la distinguer de l’usage que nous faisons du terme d’agressivité- peut être refoulée puisque nous avons posé comme principe que ne saurait être refoulé en principe que ce qui se révèle avoir accédé à la structure de la parole c’est-à-dire à une articulation signifiante118.

Ce qu’il identifie en définitive comme susceptible d’être refoulé, c’est le meurtre du semblable, intention imaginaire refoulée par le travail du surmoi quand il n’est pas passage à l’acte.

Si ce qui est de l’ordre de l’agressivité arrive à être symbolisé et pris dans le mécanisme de ce qui est refoulement, inconscience, de ce qui est analysable, et même interprétable, c’est par le biais du meurtre du semblable qui est latent dans la relation imaginaire.119

Lacan montre également que l’agressivité tournée contre autrui se retourne aussi contre l’agresseur et est porteuse de mort :

« L’agressivité intentionnelle ronge, mine, désagrège ; elle châtre ; elle conduit à la mort »120.115 Le fantasme est défini dans l’article du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis comme “un scénario imaginaire où le sujet est présent, et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir, et en dernier ressort, d’un désir inconscient », cité par P.Kaufman, L’apport freudien Larousse, 1998, p172.116 L’agressivité en psychanalyse, Ecrits, p52.117 Ibid, p110.118 S V, p460.119 Ibid.120 L’agressivité en psychanalyse, op. cité, p103.

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De même que le jugement porté sur un autre retombe sur celui qui l’a formulé, le jugement sur soi est un jugement porté sur un autre.

Lacan voit en définitive dans l’agressivité moins une relation causée par un désir de nuire à l’autre qu’une conséquence d’un rapport spéculaire à l’autre, l’autre comme image, pris comme moi auquel je m’identifie. L’agressivité semble ainsi moins relever d’une intention que d’un effet sur le sujet, d’une réaction de ce dernier. La souffrance de l’agressif est ainsi abordée comme une « revendication orgueilleuse ». Elle se distingue donc par exemple de la fatigue qui est selon Paul Ricoeur le plus modeste des malheurs humains.

« L’agressivité est toujours à la fois subie et agie, c’est-à-dire sous-tendue par une identification à l’autre objet de violence ».121

Cette relation imaginaire à l’autre, qui est avant tout relation de soi à soi est, selon l’analyse qu’en donne également Levinas, où « je suis encombré par moi-même. Et c’est cela l’existence matérielle. Par conséquent, la matérialité n’exprime pas la chute contingente de l’esprit dans le tombeau ou la prison du corps»122 contrairement à ce qu’a pu exprimer Platon. Levinas fait de cette situation une position ontologique nécessaire : « elle accompagne -nécessairement- le surgissement du sujet, dans sa liberté d’existant. Comprendre ainsi le corps à partir de la matérialité- événement concret de la relation entre Moi et Soi- c’est le ramener à un événement ontologique. »123 Pour Levinas, un être ne peut avoir pour compagne de cette existence hantée par la matière que la solitude.

Marguerite Duras exprime dans la Vie matérielle la situation de cet engluement imaginaire:

je n’ai jamais été là où j’aurais été à l’aise, j’ai toujours été à la traîne, à la recherche d’un lieu, d’un emploi du temps.[…] Je suis quelqu’un qui n’est jamais à l’heure. […] Je me suis toujours retrouvée à la fin des étés comme une ahurie qui ne comprend pas ce qui s’est passé mais qui comprend que c’est trop tard pour le vivre.124

Et, plus loin :

là où l’imaginaire est le plus fort, c’est entre l’homme et la femme. C’est là où ils sont séparés par une frigidité dont la femme se réclame de plus en plus et qui terrasse l’homme qui la désire. La femme elle-même la plupart du temps ne sait pas ce qu’est ce mal qui la  prive de désir. Elle ne sait pas beaucoup plus souvent qu’on ne le croit ce que c’est que le désir.125

Cette emprise de l’imaginaire est d’autant plus forte qu’elle est difficile à ressentir:

121 Les complexes familiaux, p39.122 Ibid.123 Ibid124 M.Duras, La Vie matérielle, Gallimard, Paris, 1987, p12 et 13.125 Ibid, p43-44.

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« là où on croit que l’imaginaire est absent, c’est là qu’il est le plus fort. »126

2.3. Aliénations et identifications

En faisant de « la crainte de la mort, du « Maître absolu, supposé dans la conscience par toute une tradition philosophique depuis Hegel »127 une subordination de la crainte narcissique de la lésion du corps propre, Lacan importe dans le champ de la « sociologie » appliquée à l’étude de l’agressivité la dialectique du maître et de l’esclave. Il rend hommage à Hegel, d’avoir « donné la théorie pour toujours de la fonction propre de l’agressivité dans l’ontologie humaine. » 128

La Phénoménologie de l’esprit présente en effet le mouvement par lequel le rapport du sujet à lui-même se constitue à partir de la présence immédiate à soi puis à travers l’affrontement à une autre conscience. Mais pour Lacan, il y a dans la théorie freudienne, dont l’originalité nous dit-il -mais c’est probablement davantage l’originalité de la lecture lacanienne de Freud- réside dans « le recours à la lettre »129, une double aliénation. Son étude du phénomène de l’aliénation est abordée lors du Séminaire III sur la psychose, postérieur à son discours de Rome de 1953 au cours duquel Lacan met l’accent sur la parole et le langage. L’attention portée à la parole du psychotique va lui permettre d’affiner son écoute et le conduire à se séparer de Hegel:

Il y a dans le mouvement de la théorie freudienne une double aliénation. Il y a l’autre en tant qu’imaginaire. C’est dans la relation imaginaire à l’autre que s’instaure la traditionnelle Selbst-Bewusstein ou conscience de soi. 130

Sur ce point, Lacan conteste déjà Hegel en ce qu’il considère que ce rapport ne peut en aucun cas déboucher sur l’unité du sujet.

Ce n’est d’aucune façon dans ce sens que peut se réaliser l’unité du sujet. Le moi n’est pas la même place, l’indication, le point de ralliement, le centre organisateur du sujet, il lui est profondément dissymétrique. Je ne peux d’aucune façon attendre mon accomplissement et mon unité de la reconnaissance d’un autre qui est pris avec moi dans une relation de mirage.131

Et puis il y a « cet autre qui parle dans le sujet et dont le sujet n’est ni le maître ni le semblable. »132 L’originalité de Lacan sur ce point est de mettre en évidence la dualité interne au discours intérieur. Ce discours intérieur, Platon l’avait déjà mis en évidence dans le Théétète, décrivant la pensée comme « un discours que l’âme se tient à elle-même et qu’elle

126 Ibid, p44.127 L’agressivité en psychanalyse, p122.128 Ibid.129 S III, p272.130 Ibid, p274.131 Ibid.132 Ibid, p272.

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entretient avec elle-même sur les choses qu’il lui arrive d’examiner. »133 L’expérience analytique, où un sujet parle à un autre, permet de mettre en évidence cette dualité là où, pour Platon, la pensée se faisait silencieuse. Platon « assimile opiner à discourir et opinion et énonciation, non pas à haute voix et à autrui, mais en silence à soi-même. »134

Lacan interroge « ce double qui fait que le moi n’est jamais que la moitié du sujet » 135:

Comment peut-il se faire qu’il devienne parlant ? Qui parle ? Est-ce l’autre dont je vous ai exposé la fonction de reflet dans la dialectique du narcissisme, l’autre de la partie imaginaire de la dialectique du maître et de l’esclave que nous avons été cherché dans le transitivisme enfantin, dans le jeu de prestance où s’exerce l’intégration du socius, l’autre qui se conçoit si bien par l’action captante de l’image totale dans le semblable ?136

Prévenant certaines interprétations de l’inconscient aux Etats-Unis notamment, selon lesquelles le moi comporterait un étrange double, un mauvais moi qu’il s’agirait de redresser et de corriger pour favoriser le bon moi, apte à s’épanouir dans la société, Lacan insiste à nouveau et questionne :

Ce sujet autre, est-ce simplement une espèce de double, un mauvais moi, pour autant qu’il recèle en effet bien des tendances surprenantes, ou un autre moi, ou un vrai moi  ? Est-ce simplement une doublure ? Un autre moi purement et simplement que nous pouvons concevoir structuré comme le moi de l’expérience? Le sujet n’est pas structuré de la même façon que le moi de l’expérience. Ce qui se présente en lui a ses lois propres.137

Lacan distingue ainsi le moi empirique, celui de l’expérience, du sujet structuré autrement. Poursuivant sa critique en creux de la dialectique hégélienne, et se détachant peu à peu du substrat biologique de la libido freudienne, Lacan trouve insuffisant de faire du désir le médiateur :

Ce n’est pas tout de dire que c’est son désir, car son désir est libido, ce qui ne l’oublions pas, veut dire avant tout lubie, désir démesuré, de ce qu’il parle. S’il n’y avait pas les signifiants pour supporter cette rupture, ces morcellements, ces déplacements, ces transmutations, ces perversions, ces isolations du désir humain, celui-ci n’aurait aucun de ces caractères qui font le fond du matériel significatif que donne l’analyse.138

La dialectique du désir est en effet chez Lacan inséparable d’une subversion du sujet où le moi n’est plus séparé du non moi :

Ce n’est pas tout non plus de dire que cet autre est en quelque sorte notre semblable, sous prétexte qu’il parle la même langue que ce que nous pouvons appeler le discours commun, celui qui se croit rationnel, et qui l’est en effet quelquefois. Car dans ce discours de l’autre, ce que je crois être moi n’est plus sujet mais objet . C’est une fonction

133 Platon, Théétète, trad M.Narcy, Flammarion, Paris, 1995, 189e et 190a134 Ibid.135 S III, p165.136 Ibid.137 S V, p48.138 S III, p272.

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de mirage, où le sujet ne se retrouve que comme méconnaissance et négation. C’est à partir de là qu’il convient de comprendre la théorie du moi. 139

Le moi est renvoyé du côté de l’objet, tout aussi méconnu que lui. Lacan en vient donc à préciser l’aliénation à la fois sur le plan imaginaire et symbolique, dans la double dépendance du sujet à son corps et au langage. L’aliénation n’est pas la soumission à l’autre mais son rejet.

L’aliénation, c’est l’élimination, le rejet hors du seuil. L’élimination ordinaire de l’autre hors de quel seuil ? Le seuil dont il s’agit, c’est celui que détermine la coupure en quoi consiste l’essence du langage.140

Dans son séminaire de 1961-62 consacré à L’identification, Lacan approfondit son analyse de cette notion. Si la tradition philosophique issue de Plotin et de Saint-Augustin a situé le noyau de l’identification dans l’image spéculaire, celle-ci a reçu son statut avec la théorie psychanalytique. Lacan se montre alors assez proche de la conception d’Augustin qui a montré comment l’amour incorpore les images. Ainsi dans le De Trinitate, il remarque :

La force de l'amour est telle que les objets en lesquels l'âme s'est longtemps complue par la pensée et auxquels elle est devenue inhérente par la glu du souci, elle les traîne encore avec elle-même lorsqu'elle rentre en soi en quelque façon pour se penser ; ces corps, elle les a aimés à l'extérieur d'elle-même par l'intermédiaire des sens, elle s'est mêlée à eux par une sorte de longue familiarité ; mais comme elle ne peut les emporter à l'intérieur d'elle-même, en ce qui est comme le domaine de la nature spirituelle, elle roule en elle leurs images et entraîne ces images faites d'elle-même en elle-même… 141

Mais Augustin conserve à l’âme le pouvoir de distinguer l’intérieur de l’extérieur, sauf dans des cas particuliers qu’il cite:

En elle subsiste le pouvoir de juger qui lui fait distinguer le corps, qui lui reste extérieur, de l'image qu'elle porte en elle : à moins que ces images ne s'extériorisent au point d'être prises pour la sensation de corps étrangers, non pour des modes intérieurs de pensée, ce qui arrive couramment dans le sommeil, dans la folie, ou dans quelque transport.142

Pierre Kaufmann indique que le « souci » augustinien n'est pas sans analogie avec le moment répétitif caractéristique de l'investissement libidinal chez Freud.

c’est à partir d'une tension originaire de l'« intérieur » à l'« extérieur », dans la brisure de l'immédiateté de la conscience affective, que l'aliénation spéculaire est destinée à transmettre son modèle aux puissances successives de l'identification.143

139 Ibid.140 S XIV, 22 février 1967.141 Saint Augustin, De Trinitate, livres I-VII, M. Mellet et T. Camelot éd.; J. Moingt éd., Desclée de Brouwer, Paris, 1956.142 Ibid.143 P.Kaufmann, L’identification, Encyclopédie Universalis, article consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.universalis.fr/corpus2encyclopedie/117/0/J992401/encyclopedie/IDENTIFICATION.htm

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Mais l’apport de Freud, c’est de montrer non plus comment l'investissement libidinal vient à se perpétuer dans l'identification mais comment, au contraire, celle-ci s'en dissocie et s’y soustrait : l'identification est bien assimilation à un objet, mais en tant que cet objet est un objet perdu, assimilation à sa trace en tant qu'il est perdu. Si les premiers investissements d’objet paraissent reprendre le souci (cura) d’Augustin, Freud met en évidence que dans l’identification, le moi prend sur lui (introjection), par déplacement, l’un des traits de l’objet dont il est dépossédé ou, à l’inverse, par la projection, refuse de reconnaître une identité de sentiments ou de pensées entre soi et l’autre. Cet objet peut être en rapport aussi bien avec une personne aimée que non aimée. En principe, explique Freud, les investissements d’objets sont abandonnés et remplacés par une identification à l’autorité parentale, garante de l’évitement de leur retour. Catégorie fondamentale de la théorie freudienne, l’identification doit être comprise en relation avec d’autres termes : incorporation, introjection, investissement et position. Elle se situe dans une hésitation entre le « je » et « l’autre ». Par opposition à l’identité, où le moi croit pouvoir de manière illusoire être sans relation avec aucun objet, ou pouvoir se passer de l’autre, l’identification en empruntant à l’autre fait toujours courir le risque de cesser d’être soi. Dans le cas d’Elisabeth von R, analysé par Freud dans ses Etudes sur l’hystérie en 1895, l’identification consiste à occuper une place assignée par quelqu’un provoquant un conflit avec une position psychique. En l’occurrence, c’est l’occupation d’une place masculine qui entre en conflit avec la position qu’elle n’est pas. Les variantes particulières de l’identification offrent un miroir grossissant de l’expérience courante.

Quand il reprend la question dans son Séminaire de 1961, Lacan distingue trois types d’identifications: la première, « celle singulièrement ambivalente qui se fait sur le fond de l’image de la dévoration assimilante » 144, la deuxième, l’identification de signifiant, « et la troisième, l’identification à l’autre par l’intermédiaire du désir ».145

Cette distinction, contemporaine de son élaboration d’une théorie du signifiant, le conduit à fonder le statut du « trait » identificatoire en tant que « trait unaire », marque originaire de différenciation et matrice du comptage répétitif. Le trait désigne pour Lacan le paradoxe de l’altérité radicale en ce que « plus il est semblable, plus il fonctionne comme support de la différence. » 146

Mais pour penser ces mécanismes d’identification, il faut faire intervenir une autre notion que Lacan va dégager progressivement, celle de grand Autre. Pour que quelque chose d’inédit sorte de l’opposition fratricide qui noue le lien du sujet à l’autre, « il faut au-delà, qu’intervienne le registre du grand Autre. »147

3. Au-delà de l’intersubjectivité le grand Autre

144 L’identification, 13 décembre 1961.145 Ibid.146 Ibid.147 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert (1960-1961), Seuil, Paris, 1991, p410, désormais référencé sous S VIII.

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L’emprise imaginaire est un motif majeur de vies gâchées, souci constant de Lacan.

Comment se fait-il que ces hommes les uns comme les autres, s’abandonnent jusqu’à être en proie à la capture de ces mirages par quoi leur vie, gaspillant l’occasion, laisse fuir leur essence, par quoi leur passion est jouée, par quoi leur être, dans le meilleur des cas, n’atteint qu’à ce peu de réalité qui ne s’affirme de n’avoir jamais été que déçu ?148

Un certain ordre symbolique est nécessaire à la sortie de la relation purement imaginaire entre semblables, relation que Lacan qualifie de mortelle.

Le malentendu, qui fait tant souffrir les philosophes, s’installe dès lors que l’être parlant est pris dans une relation qui dépasse celle avec le petit autre et qui concerne le grand Autre. La distinction entre la minuscule et la majuscule est adossée au jeu sur la lettre. Elle est liée à la séparation des ordres, opérée à la manière de Pascal : l’ordre imaginaire, l’ordre symbolique et l’ordre réel.

« Dans l’ordre imaginaire, nous avons toujours plus ou moins un seuil, une marge, une continuité. Dans l’ordre symbolique, tout élément vaut comme opposé à un autre. »149

L’Autre s’applique chez Lacan selon les moments de son enseignement à des signifiés distincts voire hétérogènes, ce qui peut désorienter le lecteur. Le recours à la majuscule lui confère une fonction énigmatique qui confine au métaphysique voire au théologique. De fait le terme est utilisé dans le vocabulaire conceptuel chez Sartre et Levinas. Afin de ne pas se perdre derrière les figures diverses qu’il recouvre, il est important d’en retracer les occurrences successives et d’en préciser à chaque étape les caractéristiques.

3.1. Apparition du grand Autre

Lacan introduit la distinction entre le petit autre et le grand Autre dès son deuxième Séminaire de l’année 1954-1955 consacré au Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. On trouve en effet chez Freud la distinction entre der Andere (l’autre personne) et das Andere (l’altérité). Le problème reçu de l’allemand est de distinguer l’Autre à la fois de la personne et de l’altérité.

Dans le Séminaire sur le Moi, Lacan parle du savoir inconscient comme doué d’une inertie propre, qui a tendance à méconnaître son propre sens et à se dégrader. Il repart des piétinements que rencontre Freud dans l’avancée de sa nouvelle technique thérapeutique et de la crise des années 1920. Freud avait cru jusque là qu’il suffisait que le patient mette à jour ce savoir inconscient et en déchiffre le texte pour s’en trouver libéré. Or, il constate qu’à un certain moment, le sujet refuse de continuer le dialogue. L’efficacité thérapeutique de la

148 J.Lacan, Discours aux catholiques, Conférences prononcées à Bruxelles les 9 et 10 mars 1960, Seuil, Paris, 2005, p18.149 SIII, p16.

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psychanalyse s’émousse, Freud commence à se décourager. C’est alors qu’il fait le rêve de l’injection d’Irma, « le rêve initial, le rêve des rêves, le rêve inauguralement déchiffré »150. La reprise par Lacan de l’analyse par Freud de son propre rêve est assez éclairante sur la méthode qu’il retient pour procéder à son retour à Freud et qu’il convient, à notre sens, de retenir pour aborder l’enseignement de Lacan lui-même :

Eh bien ce rêve nous allons le reprendre avec notre point de vue maintenant. Nous sommes là dans notre droit, à condition de ne pas faire dire à Freud qui n’en est qu’à la première étape de sa pensée, ce qui est dans la dernière, à condition de ne pas tenter d’accorder ces étapes les unes avec les autres à notre guise. Les effets de cette synchronisation de la pensée de Freud est ce qui rend nécessaire un retour aux textes.151

Cette prudence et cette rigueur nous paraissent deux conditions nécessaires pour ne pas passer à côté de l’œuvre de Lacan au motif qu’elle comporte « des incohérences, la futilité de la preuve, voire les tricheries exemplaires ».152

Il ne s’agit pas pour nous de synchroniser les différentes étapes de la pensée de Freud, ni même de les accorder. Il s’agit de voir à quelle unique et constante difficulté répondait le progrès de cette pensée fait des contradictions des différentes étapes. Il s’agit, à travers la succession d’antinomies que cette pensée nous présente toujours, à l’intérieur de chacune de ces étapes, et entre elles, de nous affronter à ce qui est proprement l’objet de notre expérience.153

Irma est une patiente de Freud, amie de sa famille. Son traitement est un échec, ce qui ne sera pas sans conséquence sur la règle ultérieure posée par Freud à ses confrères de ne pas analyser un proche. Devant la résistance des symptômes, Freud se demande dans ce rêve s’il ne serait pas passé à côté de quelque affection organique. Il consulte un médecin qui confirme une infection de la bouche. Freud pense- toujours dans le rêve- que la cause de cette infection est liée à une injection à laquelle son ami avait procédé avec une seringue souillée.154

Freud explique d’abord ce rêve par la satisfaction d’un désir conscient, celui de trouver une explication organique au maintien des troubles d’Irma. Mais, par sa recherche de la signification du rêve, Freud nous introduit à une autre dimension, celle d’un « vécu dernier devant l’appréhension d’un réel ultime »155 au-delà de l’intersubjectivité. Ce rêve cristallise en effet pour Lacan ce qu’il y a de plus angoissant dans la vie de Freud, son rapport avec les femmes, son rapport avec la mort, « cette relation abyssale au plus inconnu qui est la marque d’une expérience privilégiée exceptionnelle où un réel est appréhendé au-delà de toute médiation »156. Lacan rapproche ce rêve de celui de l’homme aux loups qui voit sur un arbre

150 J.Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Point Seuil, 1978, p204, désormais référencé sous S II.151 S II, p204.152 Voir par exemple F.Roustang, Lacan de l’équivoque à l’impasse, éditions de Minuit, Paris, 1986.153 S II, p205.154 Cf le récit du rêve en annexe 1.155 S II, p241.156 Ibid.

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un ensemble de loups qui le regardent. Ces expériences « sont caractérisées par le rapport qui s’y établit à un autre absolu, je veux dire à un autre au-delà de toute intersubjectivité » 157.

Lacan situe d’abord cette dimension sur le registre imaginaire, en rupture avec le semblable, la confrontation au dissemblable :

C’est tout spécialement sur le plan imaginaire que cet au-delà du rapport intersubjectif est atteint. Il s’agit d’un dissemblable essentiel, qui n’est ni le supplément ni le complément du semblable, qui est l’image même de la dislocation, du déchirement essentiel du sujet. Le sujet passe au-delà de cette vitre où il voit toujours, mêlée, sa propre image. C’est la cessation de toute interposition entre le sujet et le monde.158

Ce qu’essaie de dégager Lacan est plutôt à l’articulation de l’imaginaire et du logos. Ce chemin l’amène d’emblée aux confins de la signification, d’une signification qui paraît échapper à la logique et se traduit par un effet libératoire qui est ce qui l’intéresse au premier chef comme clinicien.

On a le sentiment qu’il y a un passage dans une sorte d’a-logique et c’est bien là que commence le problème. Et pourtant le logos n’y perd pas tous ses droits puisque c’est là que commence la signification essentielle du rêve, sa signification libératoire, puisque c’est de là que Freud a trouvé l’échappatoire à sa culpabilité latente. De la même façon, c’est au-delà de l’expérience terrifiante du rêve de l’homme aux loups que le sujet trouvera la clé de ses problèmes.159

Par ces expériences, le sujet est précipité dans un affrontement avec quelque chose qui se déprend de l’expérience quotidienne et ouvre sur une situation où il n’est plus question d’intersubjectivité.

La difficulté de l’abord lacanien de l’Autre tient à son effort pour tenter d’évoquer par le discours ces expériences évanouissantes. Derrière ce qui est nommé, il y a l’innommable, et l’innommable par excellence, c’est la mort.

C’est dans la séance du 26 mai 1955 de son Séminaire que Lacan introduit la notion du grand Autre.

Il y a deux autres à distinguer, au moins deux - un autre avec un A majuscule, et un autre avec un petit a, qui est le moi. L'Autre, c'est de lui qu'il s'agit dans la fonction de la parole.160

Ce « au moins deux » implique l’idée qu’il pourrait y en avoir davantage. Lacan n’affirme pas, il pose une hypothèse, à démontrer, grâce à son expérience, celle de la cure analytique. Il invite ses auditeurs à la lecture du Parménide, dialogue de Platon sur l’être, les formes et la participation. C’est le dialogue où est mise en place la notion d’altérité. Jusqu’alors, la réalité est un ensemble de choses, des étants. Selon une logique excluant la contradiction, ce qui est ne peut pas ne pas être ; de même, ce qui est appelé ne peut pas ne 157 Ibid.158 Ibid.159 Ibid, p242.160 Ibid, p324.

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pas être. Parménide justifie philosophiquement l’impossibilité du non être. La négation de l’être pour Parménide est impensable. Mais Platon constate que l’être des choses change. Ce qui est en repos n’est pas en mouvement : le mouvement se présente comme le non être du repos et il en va aisni de tous les opposés. Le non être vient de l’être. Parler du non être n’est pas parler de quelque chose de contraire à l’être mais seulement d’autre chose. L’altérité est en train de naître. Toute chose est à la fois égale à elle-même et autre que ce qui n’est pas elle-même.

Lacan convoque le Parménide pour avancer un jalon moins sur une doctrine de l’être que sur sa conception de ce qu’il appelle le sujet, par différence avec le moi, qui est imaginaire. L’ouverture de l’être au non être se reflète par analogie dans l’ouverture du sujet. Mais cette ouverture est moins présentée comme ouverture à autrui, « à l’autre dont nous pouvons faire tout ce que nous voulons »161 qu’ouverture à ce que Freud appelle l’autre scène, au-delà du mur du langage comme le dit Lacan. Chez Freud, le langage est quelque chose qui s’acquiert dans la relation avec l’autre et non dans le rapport au monde. Le grand Autre, que Lacan va situer comme trésor des signifiants, lieu d’où le sujet est parlé avant qu’il ne parle, renvoie au lieu psychique freudien, à l’ « autre scène ». Il constitue le troisième élément d’où le registre symbolique se fonde. L’enfant ne soutient son rapport à l’image de l’autre que de ce point où il est vu de l’Autre.

Dans son Séminaire III, analysant la place de l’Autre dans la Psychose, Lacan revient sur cette notion de grand Autre :

« Cette distinction de l’Autre c’est-à-dire de l’Autre en tant qu’il n’est pas connu et l’autre qui est moi, source de toute connaissance, est fondamentale. »162

L’Autre est alors le nom qu’il donne à l’inconnu qui se loge au cœur de l’altérité :

« C’est essentiellement cet inconnu dans l’Altérité de l’Autre qui caractérise le rapport de la parole au niveau où elle est parlée à l’autre. »163

Inversant l’approche d’Husserl sur la constitution d’autrui par un ego transcendantal, il précise dans son Séminaire VI sur Le désir et son interprétation :

C’est donc pour autant que l’autre lui-même est marqué des nécessités du langage que l’autre s’instaure non pas comme autre réel mais comme lieu de l’articulation de la parole, que se fait la première position possible d’un sujet comme tel, d’un sujet qui peut se saisir comme sujet, qui se saisit comme sujet dans l’autre, en tant que l’autre pense à lui comme sujet. 164

161 Ibid, p336.162 SIII, p51.163 Ibid, p48.164 J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, La Martinière, 2013, leçon du 20 mai 1959, désormais référencé sous S VI.

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Le vecteur de l’ouverture du sujet à l’Autre en situation analytique, c’est ce que Lacan va appeler le transfert, mécanisme auquel il consacre son Séminaire VIII. Dans ce séminaire, qui précède celui sur L’identification, Lacan enfonce le clou :

C’est pour autant que le tiers, le grand Autre intervient dans le rapport du moi au petit autre que quelque chose peut fonctionner, qui entraîne la fécondité du rapport narcissique lui-même.165

La référence à l’Autre désigne donc une place destinée à se distinguer de la conception à la fois transcendantale (le tout Autre) et existentielle (autrui) de l’Autre. C’est pour Lacan le lieu de déploiement de la parole. L’Autre désigne négativement le principe d’altérité, ce qui n’est pas réductible au même. Lacan évoque donc l’Autre chaque fois qu’il s’agit de rappeler que le sujet n’est pas sa propre origine ou qu’il ne faut pas se laisser polariser par l’objet. Avant que le sujet ne ressente quelque chose ou n’entre en relation avec un objet, l’Autre est déjà là. La rencontre de l’Autre se fera donc dans les occurrences où le sujet sera déstabilisé de son sol. En tant que lié au signifiant, l’Autre est aussi ce sans quoi l’image du corps reste sans signification. Son domaine est celui de l’invocation.

3.2. Caractéristiques du grand Autre

L’introduction du grand Autre est une opération qui permet d’abord à Lacan de séparer la dimension imaginaire (relation duelle avec l’autre) de la dimension symbolique dans la dialectique de l’intersubjectivité. Lacan a trouvé dans les années 1950 une ressource décisive dans le référent hégélien de la dialectique de la conscience de soi et de la reconnaissance, moment déterminant pour fonder l’intersubjectivité. Si Lacan mobilise l’intersubjectivité pour sortir de la relation d’objet, c’est pour la contester à son tour : l’axe est bien celui du rapport du sujet à l’Autre plutôt que celui de sujet à sujet.

Dans l’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, conférence prononcée le 9 mai 1957 à la demande du Groupe de philosophie de la Fédération des étudiants ès Lettres, et écrite dans les jours qui ont suivi, Lacan précise ce qu’il convient d’entendre par cet Autre. Il commence par revenir sur son analyse des rapports entre le signifiant et le signifié. Il entend rompre avec les conceptions selon lesquelles le signifiant répond à la fonction de représenter le signifié. Pour lui, le signifiant n’a à répondre d’aucune signification. Le signifiant et le signifié sont deux ordres séparés par une barrière qui résiste à la signification, ce qui modifie la conception saussurienne du signe. C’est la reconnaissance de l’aporie de la référence : la signification ne se soutient que de son renvoi à une autre. Il prend ainsi ses distances avec la linguistique et le logico-positivisme qui cherche le sens du

165 S VIII, p415.

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sens.166 En mettant en évidence que le sujet est serf non seulement du langage mais « d’un discours dans le mouvement universel duquel sa place est déjà inscrite à sa naissance »167, Lacan insiste après Freud, sur l’excentricité radicale de soi à soi et interroge :

« quel est donc cet autre à qui je suis plus attaché qu’à moi, puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? »168

Ce n’est pas un double, un autre moi qui relèverait du manichéisme, « sa présence ne peut être comprise qu’à un degré second de l’altérité, qui déjà le situe lui-même en position de médiation par rapport à mon propre dédoublement d’avec moi-même comme d’avec un semblable. »169

Il donne une autre indication pour localiser cette instance, en rapport cette fois avec le désir. Le sujet est excentré aussi par son désir. L’Autre est « l’au-delà où se noue la reconnaissance du désir au désir de reconnaissance »170. Comme l’ont souligné Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans l’analyse qu’ils ont consacrée à ce texte, Lacan situe à ce moment sa contribution dans une reprise de la question de l’être « après tant de siècles d’hypocrisie religieuse et d’esbroufe philosophique ». Il n’y a guère de doctrine de l’être chez Lacan, il soutient que « l’univers est un défaut dans la pureté du non être » 171, univers dans lequel l’Etre se languit. Mais il a montré dans son Séminaire sur les psychoses, qu’« à toucher si peu que ce soit à la relation de l’homme au signifiant, on change le cours de son histoire en modifiant les amarres de son être ».172 L’intérêt de Lacan pour l’Autre est alors moins une nouvelle brèche dans la cohérence du discours métaphysique qu’« une relève du discours philosophique dans un autre discours. »173qui oblige le lecteur à une autre philosophie. Par celle-ci, et contrairement à ce qu’indiquent les deux auteurs, il ne nous paraît pas que Lacan cherche la possibilité d’une représentation, « le lieu d’une pure adéquation et d’une pure présence à soi de l’être dans son énonciation »174 ; plutôt souligne-t-il l’impossible coïncidence à soi de sa propre parole, l’échec partiel des tentatives de représentation, ce qui ne doit pas pour autant conduire à y renoncer. Là où la rupture lacanienne avec la philosophie a été moins nette, c’est comme le soulignent les deux auteurs, sa reprise d’un certain nombre de visées du discours philosophique comme « le désir constant de fonder une parole de vérité- pour sur cette parole, fonder un magistère et une institution. »175

L’instance de la lettre, c’est l’autorité de la lettre, sa position dominante, son pouvoir de décision. Elle occupe depuis Freud la place antérieurement tenue par la raison. Elle

166 C. K. Ogden, I.A. Richards, The Meaning of Meaning, A Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science of Symbolism (1923), Magdalene College, University of Cambridge.167 J.Lacan, L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, Ecrits, p492.168 Ibid, p522.169 Ibid.170 Ibid.171 Subversion du sujet et Dialectique du désir, p300.172 Ibid, p524.173 J.L.Nancy et P.Lacoue-Labarthe, Le titre de la lettre, une lecture de Lacan, Galilée, Paris, 1990, p11.174 Ibid, p13.175 Ibid.

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constitue le support matériel que le discours emprunte au langage, conférant à la parole son caractère intersubjectif ou transindividuel. Le sujet est toujours déjà chez Lacan un sujet social, le sujet d’un contrat, d’un pacte par lequel la parole se reconnaît à défaut d’être garantie. Ce sujet est donc arraché non seulement à soi-même mais aussi à une altérité simple.

La lettre, figure du lieu du signifiant, est ce qui ne bouge pas, ce qui se trouve installé chez un sujet, ce qui n’implique pas qu’elle arrive toujours à destination selon l’objection formulée par Derrida.

Dans D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose en décembre 1957, l’Autre constitue une place que viendront successivement occuper la mère, le père et l’idéal du moi. Dans le Séminaire V, contemporain de cet écrit, Lacan précise la question de savoir qui est l’Autre, en lui reconnaissant un caractère ambigu, difficile à cerner, cette fois entre le réel et le symbolique.

La question de savoir qui est l’Autre se pose entre deux pôles. Cet Autre, il nous faut qu’il soit bien réel que ce soit un être vivant, de chair, encore que ce ne soit tout de même pas sa chair que je provoque. Mais d’autre part, il y a là aussi quelque chose de quasi anonyme, qui est présent dans ce à quoi je me réfère pour l’atteindre et susciter son plaisir en même temps que le mien176.

En le situant comme « lieu du signifiant », Lacan reconnaît n’indiquer qu’une direction, une orientation, ce qu’il appelle d’une manière tout à fait équivoque un « pas-de-sens »177, un « Graal vide », « uniquement une forme »178 constituée par ce « qui dans Freud s’appelle les inhibitions. » 179

C’est à travers l’analyse de la structure du trait d’esprit que Lacan, après Freud, peut mieux appréhender la fonction de l’Autre : « l’Autre se constitue comme un filtre qui met ordre et obstacle à ce qui peut être reçu ou simplement entendu »180, filtre dont le trait d’esprit se sert pour faire entendre ce qui ne peut pas l’être autrement. Au fil du Séminaire, la dimension de l’Autre s’étend peu à peu :

Il n’est plus seulement là le siège du code, il intervient comme sujet , entérinant un message dans le code, et le compliquant. C’est-à-dire qu’il est déjà au niveau de celui qui constitue la loi comme telle puisqu’il est capable d’y ajouter ce trait, ce message comme supplémentaire. Ce Tu est le signifiant de l’appel de l’Autre.181

L’enjeu de cet appel porte sur la voix.

« Il ne suffit pas de dire à l’Autre tu tu tu et d’obtenir une participation de la palpite. Il s’agit de lui donner la même voix que nous désirons qu’il ait. »182

176 S V, p117.177 Ibid.178 Ibid, p118.179 Ibid.180 Ibid, p119.181 Ibid, p150.182 Ibid, p153.

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Dans ce même Séminaire, Lacan croit pouvoir poser l’existence d’un Autre de l’Autre, qu’il situe dans le père symbolique ou ce qu’il appelle le Nom-du-Père. Mais cette proposition ne tiendra pas et Lacan ne cessera dans son enseignement ultérieur de répéter qu’ « il n’y a pas d’Autre de l’Autre », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de garantie à l’existence de l’Autre.

Entre 1955 et 1958, l’Autre est présenté comme une instance à la fois interne et externe, présente dans tout discours, garante de la bonne foi du sujet et témoin d’une vérité qu’il a à découvrir. Le sujet n’est pas l’individu ; ce qui est individuel, c’est un corps, un moi. L’effet sujet qui se produit dans le discours et qui en dérange les fonctions est articulé à l’Autre, ce qui lui confère son caractère collectif, social. Chacun n’en demeure pas moins seul avec l’Autre du signifiant, avec son fantasme. Le fantasme est un agent de l’injonction surmoïque. L’Autre n’est pas l’origine du langage mais la règle de son fonctionnement, ce qui installe le sujet au sein du langage comme convention signifiante, convention dont les règles détermineront sa place, ouverte aussi bien à la vérité qu’au mensonge. La littéralisation renvoie à la fois à une théorie des jeux mais également à une théorie du contrat. La lettre est matière mais non substance.

La théorie des jeux a été invoquée tout au long des Ecrits pour comprendre le hasard et le destin du sujet face à l’Autre du symbolique. Lacan substitue dans un premier temps à la notion de dialectique intersubjective celle de jeu intersubjectif. La théorie des jeux, art mathématique de la prudence, dit quelle est la meilleure stratégie dans tel jeu à partir d’un calcul des probabilités. Dans tout jeu, on retrouve une dimension imaginaire entre les joueurs, assurant le caractère ludique du jeu avec son cortège de stratégies et une dimension symbolique représentée notamment par les règles du jeu. Le recours au jeu amène Lacan à considérer l’Autre comme un réseau déjà constitué de signifiants et la parole, l’action, comme le choix du déplacement de la pièce représentant le sujet.

« Cet Autre n’est que le pur sujet de la moderne stratégie des jeux comme tel parfaitement accessible au calcul de la conjecture. »183

Le pur sujet ne veut pas dire privé d’affects. Ce que nous enseigne au contraire la théorie des jeux, c’est qu’elle met en scène certains types d’affects comme l’inquiétude, l’incrédulité, la méfiance, la menace, la recherche implacable de l’intérêt, la concession arrachée ou abandonnée, de préférence à l’amitié, à la bienveillance, même dans les stratégies où les joueurs décident de collaborer. Dans un article sur la théorie des jeux184, J.P. Cléro montre que la non collaboration semble avoir toujours le primat sur la collaboration et en donne la vraie mesure et la véritable limite. L’affinité des modèles de jeux avec les structures passionnelles confirme le primat accordé par Lacan aux intentions agressives ou défensives sur les passions d’accueil, d’amitié, de fraternité. Selon N.Charraud, aux trois façons dont Lacan parle de l’Autre entre 1958 et 1964 correspondent trois références à la théorie des jeux : l’Autre comme altérité radicale ou lieu de la parole est le « partenaire idéal et rationnel

183 J. Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir, 1960, Ecrits II, p286.184 J.P.Cléro, Probabilités, théorie des jeux et affectivité, Du calcul des partis chez Pascal et Fermat à la théorie des jeux chez les auteurs contemporains, Presses Universitaires de Rouen, 2006.

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qui seul intéresse la théorie des jeux » ; l’Autre garant de la bonne foi et témoin de la vérité représente l’arbitre et l’Autre lieu du manque s’associe aux limites impliquées par la logique du jeu.185

La capacité des mathématiques à constituer, structurer et formaliser le réel sera utilisée par Lacan pour construire le lieu de l’interaction entre le sujet et l’Autre. La symbolique mathématique, les mathèmes, sont en effet mobilisés pour produire un imaginaire de l’autre moins fallacieux.

L’Autre reconnu mais inconnu pose la question d’un sujet supposé, absent, hantant le sujet à distance, coupé du sujet, qui le dépasse absolument. L’étranger vient d’ailleurs, n’appartient pas à notre horizon et ne s’inscrit sur aucun horizon représentable. Il est de l’autre côté du mur du langage, là où je ne l’atteins jamais : « je vise toujours les vrais sujets et il me faut me contenter des ombres. »186 C’est cette absence qui donne à l’Autre son caractère absolu. L’Autre est celui que je ne puis réduire à un objet de pensée, qui échappe à mes tentatives d’y parvenir. L’Autre est une existence qui transcende une réalité donnée ; il n’est pas l’individu que l’on rencontre en face de soi mais la subjectivité que l’on imagine au-delà de cette réalité. C’est par cette séparation que le rapport avec l’Autre s’impose à moi.

Ces caractéristiques de l’Autre lacanien sont assez proches de la conception de Kierkegaard. Pour le philosophe danois en effet, la subjectivité prend sa réalité et sa valeur du fait qu’elle se trouve en présence d’un autre, de l’autre absolu, de l’absolument différent, du transcendant. Cet autre, elle ne doit pas s’efforcer de l’assimiler ni de s’assimiler à lui. Elle se trouve en présence de cet Autre pour se heurter à lui. Et ce heurt est d’autant plus violent que cet autre est l’éternel qui s’est rendu temporel. C’est ce que Kierkegaard appelle la protestation absolue contre l’immanence. Cet Autre, nous ne pouvons le définir mais nous pouvons au moins dire que nous en avons conscience par le rapport où nous sommes avec lui. Il n’existe que par le rapport que nous avons avec lui. C’est Kierkegaard en effet qui remarque que le rapport le plus interne est le rapport à quelque chose d’extérieur et que, par un paradoxe, le transcendant absolu ne se révèle que par ce rapport absolument immanent avec lui. Ces remarques se distinguent par exemple de celles d’Heidegger pour lequel l’individu est un être-au-monde mais toujours dans un isolement radical.

Ces caractéristiques sont aussi présentes chez Levinas, pour qui le visage, nom qu’il donne à la figure de l’Autre, dans une analyse proche de celle de Lacan, déborde la représentation et toute forme, image, idée où je pourrais l’affirmer, l’arrêter ou seulement la laisser être présente. Revenant sur l’analyse de Levinas, Maurice Blanchot souligne ainsi : « Autrui serait l’homme même par qui vient à moi ce qui ne se découvre ni à la puissance personnelle du sujet, ni à la puissance de la vérité impersonnelle ».187 Pour moi, l’homme autre risque aussi toujours d’être l’autre que l’homme, « proche de ce qui ne peut m’être proche : proche de la mort, proche de la nuit. »188 C’est donc aussi l’autrement qu’être que soutient Lévinas. 185 N.Charraud, Lacan et les mathématiques, Economica, Paris, 1997.186 S III.187 M.Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p102.188 Ibid, p103.

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L’Autre est à la fois en tension avec l’être et avec l’Un. Dans son Séminaire consacré à l’Identification en 1961-62, Lacan avance :

Ce que nous trouvons, à la limite de l’expérience cartésienne comme tel du sujetévanouissant, c’est la nécessité de ce garant, du trait de structure le plus simple, du trait unique, absolument dépersonnalisé, non pas seulement de tout contenu subjectif, mais même de toute variation qui dépasse cet unique trait. 189

Mais ce trait unique ne doit pas être confondu avec l’Un de Plotin :

C’est à partir de ce point [l’idéal du moi] non pas mythique mais parfaitement concret d’identification inaugural du sujet au signifiant radical, non pas de l’un plotinien, mais du trait unique comme tel que toute la perspective du sujet comme ne sachant pas peut se déployer d’une façon rigoureuse. 190

Dans les philosophies de l’Un, l’univers est un tout formé de touts, de divisions contenant la loi du Tout. L'affirmation du multiple lui-même est une manière de poser l'unité. Et, si l'on renonce à découvrir la moindre cohésion dans les choses ou le discours, on le fait encore par une démarche qui ne renonce pas à son identité avec elle-même. Tout comme le divers pur, l'un pur est impensable et même inaffirmable. C'est ce que démontre Platon dans la première hypothèse du Parménide. Le domaine de la pensée est l'un multiple, ou le nombre, et son exercice fondamental est la lutte de l'un contre le multiple. Mais l’Un de Plotin a ce caractère transcendant que ne possède pas le trait unique chez Lacan. Dans sa Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, rédigée en 1960, Lacan soutient certes un caractère transcendant de l’Autre: « pour nous, le sujet a à surgir de la donnée de signifiants qui le recouvrent dans un Autre qui est leur lieu transcendantal. »191 Mais ce caractère sera révisé par la suite.

Chez Lacan comme chez Lévinas la transcendance ne peut être éprouvée que comme une crise de la subjectivité. Levinas appelle infini le fait invraisemblable où un être séparé, fixé dans son identité contient cependant en soi ce qu’il ne peut contenir, ni recevoir par la seule vertu de son identité. Mais pour Lacan, l’Autre est déjà constitutif de l’identité même. En outre, l’Autre est soumis aux mêmes lois que le sujet dans « l’incomplétude » symbolique, terme emprunté à Gödel. Le registre des signifiants est en effet troué en raison de l’absence de métalangage.

Quand un sujet se rapproche d’autres sujets qui pourraient lui rappeler ce sujet primordial de la demande, qui peut m’offrir une satisfaction totale de mon désir, c’est encore l’Autre qui est visé. Mais c’est aussi dans la peur et l’angoisse que nous avons quelque pressentiment de l’Autre. Il nous saisit, nous ébranle, nous accuse, nous ravit pour précisément nous changer en Autre. Si dans la connaissance, il y a appropriation de l’objet par le sujet, de l’autre par le même, du multiple par l’un, donc finalement réduction de l’inconnu

189 S IX, 22 novembre 1961.190 Ibid.191 Ecrits II, p133.

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au déjà connu, dans le rapt de l’effroi, c’est le moi qui se perd et le même qui s’altère, transformé de manière inquiétante en étranger pour moi.

L’enjeu de l’abord philosophique de l’autre est dès lors d’accueillir sans la connaître et sans toujours pouvoir la reconnaître la différence inhérente à l’altérité, voire de la produire et de la maintenir absolue. C’est l’intérêt de l’approche lacanienne de la notion de grand Autre, fiction qui répond à cette fonction. Et le meilleur moyen que Lacan trouve pour maintenir cette différence c’est de poser que l’Autre sexe est toujours la femme, y compris pour une femme qui a à devenir autre qu’elle-même, autre à elle-même.

Mais dès septembre 1960, dans Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, l’Autre n’existe plus, il est réellement absent.

3.3. Effacement du grand Autre

La question du moment de l’effacement du concept de grand Autre fait problème. Le grand Autre paraît s’effacer du texte de la communication prononcée en septembre 1960 au Congrès philosophique de Royaumont intitulée « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien». Mais ce texte n’a été publié qu’en 1966 dans les Ecrits, il a donc pu être réécrit entre-temps.

C’est Jean Wahl qui a invité Lacan à ce Congrès, organisé par les « Colloques philosophiques internationaux ». La conférence de Lacan est donc prononcée devant une assistance de philosophes et constitue pour lui l’occasion de revenir sur le discours philosophique, dont il souligne la portée et les limites :

qu’être un philosophe veuille dire s’intéresser à ce à quoi tout le monde s’intéresse sans le savoir, voilà un propos intéressant d’offrir la particularité que sa pertinence n’implique nullement qu’il soit décidable.192

En logique mathématique, le terme décidabilité recouvre deux concepts liés : la décidabilité logique et la décidabilité algorithmique. L'indécidabilité est la négation de la décidabilité. Dans les deux cas il s'agit de formaliser l'idée qu'on ne peut pas toujours conclure lorsque l'on se pose une question, même si celle-ci est sous forme logique. Ce qui est visé par Lacan dans ce rapprochement entre philosophie, logique mathématique et analyse, c’est ce qu’il révèle dans la suite de sa conférence à travers l’existence d’une logique propre à l’inconscient qui chemine entre deux écueils, celui de l’expérience ineffable et celui de la « réduction logicisante »193 :

192 J. Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, Ecrits II, Points Seuil, p273.193 Ibid, p284.

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Si nous conduisons le sujet quelque part, c’est à un déchiffrement qui suppose déjà dans l’inconscient cette sorte de logique : où se reconnaît par exemple une voix interrogative, voire le cheminement d’une argumentation194.

Ce qui l’intéresse dans cette communication, c’est aussi bien la question du rapport du sujet au savoir au niveau individuel, que celle du rapport de la science à la société contemporaine à un niveau collectif, et leur foncière ambiguïté. Le contexte est selon Lacan, celui de carences dans la théorie analytique au sein de la communauté internationale dominée par les anglo-saxons, doublée d’abus dans sa transmission, faiblesses que Lacan explique par « leur absence totale de statut scientifique. »195 Lacan entend donc poser « les conditions minimales exigibles pour un tel statut. » 196 Il prend l’assemblée à témoin et comme garante de sa tentative de fonder la subversion du sujet sur une assise scientifique, c’est-à-dire pour lui ni empirique ni psychologique, ce qui serait selon lui « perpétuer un cadre académique »197. Ce que conteste Lacan en premier lieu, dans la psychologie académique ou psychologie des profondeurs, c’est l’unité du sujet, postulat qui est aussi celui d’une certaine philosophie de la connaissance.

Reprenant la phénoménologie de Hegel, Lacan en extrait l’idée que la vérité est hétérogène au savoir, « ce qui manque à la réalisation du savoir ». Toutefois, Lacan s’appuie sur l’histoire des sciences à partir des mathématiques grecques pour contester l’idée d’un développement sur le modèle thèse, antithèse, synthèse et pour prôner une réintégration de la vérité dans le champ de la science, à commencer par « la science pilote du structuralisme en occident »198, la linguistique. Lacan établit en effet un rapprochement entre les mécanismes du processus primaire freudien et les effets du langage identifiés par F.de Saussure et R.Jakobson, ceux de substitution (dimension synchronique) et de combinaison (dimension diachronique) du signifiant. Avant Saussure, ce sont les propriétés qui fondent les différences (et les ressemblances) ; après Saussure, c'est la différence qui fonde les propriétés.

La question est de savoir qui parle quand le sujet de l’inconscient ne sait pas ce qu’il dit ni même qu’il parle. L’attention se porte sur l’inter-dit ou l’intra-dit d’un entre-deux-sujets, place où se divise la transparence du sujet classique pour mettre en évidence les effets de fading qui affectent le sujet freudien, piste sur laquelle Lacan indique que la « chasse au Dasein »199 gagnerait à s’orienter mais son appel à Heidegger restera inouï. Lacan attire ici notre attention sur la fonction de coupure dans le discours et en particulier sur la plus forte d’entre toutes, celle qui sépare comme par une barre le signifiant du signifié. Si le sujet s’en tient à la signification, il en reste au pré-conscient. S’il porte une suffisante attention aux trous dans le sens de ce qu’il avance, il y découvrira à la longue les déterminants de son discours. « Entre cette extinction qui luit encore et cette éclosion qui achoppe, Je peux venir à l’être de

194 Ibid, p276.195 Ibid, p274.196 Ibid.197 Ibid, p275.198 Ibid, p279.199 Ibid, p281.

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disparaître de mon dit ». Cette disparition est inconcevable pour les philosophies du sujet qui en font le support de l’énoncé et de l’énonciation.

Cette communication est aussi celle où Lacan dit se séparer de Hegel, et de son sujet qui tient sur l’histoire le discours du savoir absolu, position que Lacan dénonce comme vaine. Car dans la doctrine hégélienne du désir, censée assurer la liaison minimale entre savoir et vérité, le sujet sait toujours dès l’origine et jusqu’au bout ce qu’il veut alors que le sujet freudien voit son désir noué à celui de l’Autre, et c’est ce nouage qu’il interroge. Lacan entend ici mettre les choses au point à propos d’un reproche, émis notamment par Jean Wahl, d’une proximité trop étroite entre son enseignement et l’ontologie hégélienne et sa dialectique. Lacan précise que son recours à Hegel lui sert d’appui pour enrayer la dégradation de la psychanalyse mais que les deux doctrines se séparent sur la question du désir. La conscience malheureuse a donc peu à voir avec le malaise dans la civilisation. On peut toutefois s’interroger sur le problème de savoir si l’influence de Hegel disparaît vraiment à cette date. En 1967, Hegel demeure très présent dans le séminaire D’un Autre à l’autre et l’idée d’un savoir absolu sans « conscientisation » pour parler comme Bernard Bourgeois laisse ses traces dans l’élaboration de l’inconscient, comme savoir sans sujet.

Dans le graphe qu’il présente au cours de sa communication, l’Autre y tient certes encore la position maîtresse, comme lieu de la parole et témoin de la vérité, sans laquelle il n’y a plus moyen de distinguer le vrai d’avec le faux, la tromperie de la feinte. Mais peu après, il affirme avec la même assurance «qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre », autrement dit aucun énoncé n’a de garantie, énoncé lui-même proche de la position sceptique.

L’Autre est ainsi fragilisé et Lacan s’interroge sur les preuves de son existence:

je puis à la rigueur prouver à l’Autre qu’il existe, non bien sûr avec les preuves de l’existence de Dieu dont les siècles le tuent, mais en l’aimant, solution apportée par le kérygme chrétien. 200

Mais Lacan considère que ce résultat, à quoi un autre pourrait sans doute se tenir, est « une solution trop précaire. »201 Au lieu d’un développement sur l’amour qui ferait exister l’Autre, nous trouvons une méditation sur la jouissance qui nous échappe :

l’expérience me prouve qu’elle m’est ordinairement interdite, et ceci non pas seulement comme le croiraient les imbéciles, par un mauvais arrangement de la société mais je dirais par la faute de l’Autre s’il existait : l’Autre n’existant pas, il ne me reste qu’à prendre la faute sur Je, c’est-à-dire à croire à ce à quoi l’expérience nous conduit tous, Freud en tête : au péché originel202.

Dans la suite de la communication, Lacan se livre à diverses analyses concernant les rapports différenciés selon les structures cliniques du sujet à l’Autre « qui ne l’oublions pas

200 J. Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, op cité, p300.201 Ibid.202 Ibid.

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n’existe pas »203, confortant le caractère de supposition de l’Autre et maintenant son efficace opératoire dans la lecture des comportements et des passions humains, en particulier la culpabilité. Ceci justifie que Lacan continue d’utiliser cet opérateur après son effacement. C’est la valeur idéale de l’Autre qui disparaît, ce qui conduit à porter l’accent ultérieur sur le manque dans l’Autre.

203 Ibid, p307.

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Chapitre 2. Le discours est discours de l’Autre

L’excentricité de soi à soi chez Lacan se condense dans la formule : l’inconscient est le discours de l’Autre, à entendre à la fois comme discours émanant de l'Autre et comme discours sur l'Autre. L’histoire d’un sujet est en effet tissée par l’histoire de « la parole adressée à l’autre. »204

Dans son Séminaire III, Lacan scrute le discours intérieur au sujet:

« des signifiants incarnés, matérialisés, ce sont des mots qui se promènent et c’est comme tels qu’ils jouent leur fonction d’agrafage »205.

Ce discours intérieur a les caractéristiques d’un tohu-bohu plus ou moins assourdissant :

Si nous supposons que le signifiant poursuit son chemin tout seul, que nous y fassions attention ou non, nous devons admettre qu’il y a en nous, plus ou moins éludé par le maintien de significations qui nous intéressent, une espèce de bourdonnement, un véritable tohu-bohu, dont nous avons été abasourdi depuis l’enfance206.

Ce discours intérieur se mélange en effet indistinctement avec les propos qui paraissent tenus par le sujet:

ce monologue soi-disant intérieur est en parfaite continuité avec le dialogue extérieur, et c’est bien pour cette raison que nous pouvons dire que l’inconscient est aussi le discours de l’autre.207

Ce discours intérieur qui habite le sujet souvent à son insu, persiste à travers les intermittences de sa conscience :

Ce dont il s’agit pour l’homme, c’est justement de s’en tirer avec cette modulation continue, de façon que ça ne l’occupe pas trop. Seulement admettre l’existence de l’inconscient, c’est dire que même si sa conscience s’en détourne, la modulation dont je parle, la phrase avec toute sa complexité, n’en continue pas moins.208

Le repérage de ce discours intérieur venu de l’Autre est parfois difficile :

La distinction entre l’Autre et lui-même est la plus difficile à faire, à l’origine. Les pensées du sujet s’étant formées dans la parole de l’Autre, il est tout naturel qu’à l’origine, ces pensées appartiennent à cette parole.209

204 Fonction et champ de la parole et du langage, Ecrits I, p255.205 S III, p326.206 Ibid, p330.207 Ibid, p128.208 Ibid.209 S V, p357.

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L’analyse du dialogue, parole échangée avec autrui, entrelace donc plusieurs fils. Dans le dialogue en effet, mes pensées se forment au contact de celles d’autrui. L’autre et moi ne constituons pas deux pôles séparés entre lesquels circulerait tour à tour le sens élaboré par chacun. J’anticipe sur les objections de mon interlocuteur, je prends en considération la direction même de sa pensée dans l’élaboration de la mienne propre. Et lorsque je comprends les idées exprimées par mon interlocuteur, elles sont tout autant les miennes. La conscience se forme dans et par le langage : le Je naît à partir de la relation originaire avec le Tu comme l’a montré Buber, pour qui la conscience n’existe que dans et par une relation à une autre conscience. Mais Lacan critique les thèses venues de l’existentialisme, « où l’autre est le tu, celui qui peut répondre mais dans un mode qui est celui d’une symétrie, d’une correspondance complète, l’alter ego, le frère. On se fait une idée fondamentalement réciproque de l’intersubjectivité. »210 Le personnalisme selon lui n’a fait qu’accentuer les confusions.

C’est en effet à partir de l’émergence d’une discordance dans ces modes de franchissement entre le sujet et l’autre que la première possibilité de les distinguer se fait jour. Il y a bien un je et un tu mais les paroles échangées les transforment. Il n’y a de tu pour Lacan qu’à l’intérieur d’un discours où on dit tu- Tu es mon maître, tu es ma femme. Le tu ne s’adresse pas plus à une personne ineffable qu’à une personne pleine. « Ce tu es ceci, quand je le reçois, me fait dans la parole autre que je ne suis »211.

L’une des manifestations de cette distinction se situe dans la reconnaissance « quand ce qui est en jeu n’est pas la lutte, le conflit mais la demande. »212

Dans ses Ecrits, Lacan décrit phénoménologiquement l’expérience analytique mais en retournant le langage en donné:

Le donné de cette expérience, c’est d’abord du langage, un langage, c’est-à-dire un signe. De ce qu’il signifie, combien complexe est le problème, quand le psychologue le rapporte au sujet de la connaissance, c’est-à-dire à la pensée du sujet. Quel rapport entre celle-ci et le langage ? N’est-elle qu’un langage mais secret ou n’est-il que l’expression d’une pensée pure, informulée ? Où trouver la mesure commune aux deux termes de ce problème, c’est-à-dire l’unité dont le langage est signe ? est-elle contenue dans le mot : le nom, le verbe ou bien l’adverbe ? Dans l’épaisseur de son histoire ?213

Face à la difficulté devant la signification de ce qui s’énonce, Lacan en vient à interroger la structure même de l’intersubjectivité, cause de la parole, et à mettre en évidence la primauté du dire sur le dit.

Mais le psychanalyste, pour ne pas détacher l’expérience du langage de la situation qu’elle implique, celle de l’interlocuteur, touche au fait simple que le langage, avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu’un. Par le seul fait qu’il est présent et qu’il écoute, cet homme qui parle s’adresse à lui, et puisqu’il impose à son discours de ne rien

210 S III, p309.211 Ibid, p315.212 Ibid, p358.213 Au-delà du principe de réalité, Ecrits, Point Seuil, p81.

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vouloir dire, il y reste ce que cet homme veut lui dire. Ce qu’il dit en effet peut n’avoir aucun sens, ce qu’il lui dit en recèle un.214

Lacan a alors recours pour expliquer la situation à un concept issu de la phénoménologie husserlienne, celui d’intention. Husserl définit la conscience par son ouverture à l’extériorité de ce qui n’est pas elle. La conscience n’a pas de dedans, mais elle n’est rien non plus hors d’elle-même et c’est ce refus de la substance qui la constitue. La conscience est tout entière sortie de soi à tel point qu’on peut penser une conscience sans un moi qui unisse toutes ses perceptions d’objets, un moi transcendant. L’intentionnalité vide la conscience d’elle-même et fait de ce vide un rapport.

Lacan relie l’intention qui se manifeste dans la parole à un certain état du rapport social caractérisé par sa tension plutôt que par la recherche de la sympathie par exemple comme le soutient Smith. Pour ce dernier en effet non seulement nous sympathisons avec autrui en nous situant imaginairement dans son point de vue mais nous orientons nos actions en vue d’attirer la sympathie des autres. Cette forme de la sympathie redoublée constitue aussi bien la structure de nos interactions quotidiennes avec les autres que celle de notre consciencemorale, qui se réfère à l’avis d’un spectateur impartial fictif. Chez Spinoza aussi à partir de l’imitation spontanée, nous nous efforçons de faire ce qui plaît aux autres hommes : voulant éprouver toujours plus de joie, nous allons faire advenir pensons nous ce qui plaît aux autres afin de bénéficier par imitation de leur propre joie. Notre désir de plaire aux autres est au fondement des relations interhumaines passionnelles mais aussi éthiques et rationnelles. Cela n’exclut pas que le glorieux soit orgueilleux et s’imagine être agréable à tous.

Lacan peut alors préciser le mécanisme inconscient à l’œuvre dans l’analyse :

Cette image même que le sujet rend présente par sa conduite et qui sans cesse s’y reproduit, il l’ignore : ce qu’il répète, il ne sait pas que cette image l’explique et il méconnaît l’importance de cette image quand il évoque le souvenir qu’elle représente.215

Ainsi est-ce dans le cadre des relations interhumaines que Lacan situe son investigation du psychisme. Mais le grand Autre lacanien n’est ni le spectateur fictif impartial de Smith ni l’abstraction régulatrice de Kant où toute trace de particularité serait annulée par la considération d’un maximum de points de vue possibles.

A côté de la loi du désir en tant qu’il est le désir conditionné par l’Œdipe, cette loi qui lie ce par quoi le sujet est accroché au lieu de l’autre, l’accrochage parent d’un terme dont je pense vous savez l’origine d’André Breton, que j’appellerai l’Autre, en tant que caractérisé par ce peu de réalité qui est toute la substance du fantasme mais qui est aussi peut –être toute la réalité à laquelle nous pouvons accéder.216

Nous allons donc tenter d’avancer avec Lacan, à travers les méandres de sa parole, sur ce qu’il veut nous dire en même temps que ce qui lui échappe et dans la limite de ce qui nous

214 Ibid, p82.215 Ibid, p84.216 S XIII, 8 juin 1966.

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échappe aussi: pourquoi fait-il de l’Autre le lieu de la parole, comment parvient-il à dégager au sein du discours le plus spontané la structure de l’altérité, et que devient le discours et celui qui le supporte aux confins de l’Autre absolu ?

4. L’Autre comme lieu de la parole ou terrain de la vérité

La situation analytique permet de mettre en évidence que lorsqu’on demande à quelqu’un de parler librement, quelque chose de bizarre se glisse dans l’intentionnalité :

au cours d’un discours intentionnel où le sujet se présente comme voulant dire quelque chose, il se produit quelque chose qui dépasse son vouloir, qui se manifeste comme un accident, un paradoxe voire un scandale217.

La formation de cet élément hétérogène au discours du sujet ouvre la question de savoir d’où vient cet élément.

Freud tient un discours étrange, le plus contraire à la cohérence, à la consistance d’un discours. Le sujet du discours ne se sait pas en tant que sujet tenant le discours. Qu’il ne sache pas ce qu’il dit passe encore, on y a toujours suppléé. Mais ce que Freud dit, c’est qu’il ne sait pas qui le dit 218.

Le point de rupture avec la phénoménologie est franchi avec l’existence d’un dire non supporté par un ego, dire que Lacan va qualifier dans son enseignement ultérieur, de « savoir », par distinction avec la connaissance portée par un ego.

Le savoir est chose qui se dit, qui est dite. Le savoir parle tout seul, voilà l’inconscient. C’est là qu’il aurait du être attaqué par la phénoménologie. Il ne suffisait pas, pour contredire Freud, de rappeler que le savoir se sait ineffablement. Il fallait porter l’attaque sur ceci, c’est que Freud met l’accent sur ce que n’importe qui peut savoir- le savoir s’égrène, le savoir s’énumère, se détaille et- c’est ça qui ne va pas tout seul- ce qui se dit, le chapelet, personne ne le dit, il se déroule tout seul.219

Il fait s’appeler Bouvard et Pécuchet pour se mettre en quête de ce savoir qui semble ne pouvoir se totaliser qu’à condition que personne n’y ait accès. A quoi peut servir un savoir non su qui se constitue entre les sujets ? Lacan met en évidence à travers l’analyse du langage comme chaîne signifiante, un effet de glissement de sens :

« Le discours dans sa dimension horizontale de chaîne est le lieu-patinoire, tout aussi utile à étudier que les figures du patinage, sur lequel se déroule le glissement de sens »220.

Il n’y a guère de mot qui, d’être prononcé, ne modifie son sens commun, ce qui confère à la langue parlée un caractère en partie étranger. L’Autre, quand sa fonction opère, 217 S V, p51.218 S XVII, p80.219 Ibid.220 S V, p80.

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est alors ce qui permet à la parole de chacun d’exister quand même. Mais, pour que le sujet advienne au langage, il est indispensable que ce signifiant prenne racine dans le corps. L’Autre en vient alors à être identifié au corps :

« Ce lieu que j’ai introduit comme le lieu où s’inscrit le discours de la vérité n’est certes pas cette sorte de lieu que les stoïciens appelaient incorporel, il est le corps ».221

4.1. Le langage vient de l’autre

Le langage s’acquiert pour Freud davantage dans la relation à l’autre que dans le rapport au monde. Il préexiste à l’arrivée du nouveau né qui le trouve déjà constitué. Au lieu d’exprimer par les mots un savoir des choses du monde, le langage permet plutôt à un sujet de situer le savoir dont il dispose dans sa relation à l’autre dont lui vient le langage.

Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il ne vienne au monde ceux qui vont l’engendrer par l’os et par la chair, qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque là même où il n’est pas encore et au-delà de sa mort même.222

Dans son séminaire de 1968- 1969 D’un Autre à l’autre, Lacan s’efforce de nouer ensemble les deux concepts de son enseignement, l’Autre avec une majuscule, lieu symbolique qui détermine le sujet dans sa relation à son désir, et le petit autre devenu l’objet du désir en tant qu’il se dérobe. Il situe ce travail « en ce temps dominé par le génie de Samuel Beckett »223. L’Autre de Lacan dans ce Séminaire, c’est Beckett. L’être du sujet au niveau de l’inconscient, c’est l’innommable dont une des manifestations est l’objet honteux. L’effet du langage sur le vivant part des « paroles imposées », effet parfois ressenti comme parasitaire et intrusif, Lacan l’a repéré dès 1958, lors de l’ étude consacrée à D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Il accentue alors la fonction d’ordre, de classification et de médiation du symbolique, comme barrage aux effets dévastateurs de ce qu’il pose comme défaut d’un signifiant primordial- qu’il nomme tantôt « nom-du-père », tantôt « phallus »- tout en précisant aussitôt que ce « signifiant primordial, ça ne veut rien dire. Ce que je vous explique là a tous les caractères du mythe »224. Il reconnaît à cet égard le phallocentrisme produit par cette dialectique.

Lacan confirme cette analyse dans son séminaire XXIII consacré au Sinthome:

Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un

221 S XIV, 26 avril 1967.222 J.Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Ecrits, p279.223 SXVI, p11.224 S III, p171.

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complément direct. Nous sommes parlés, et, à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé.225

La présence du signifiant de l'Autre est une présence la plupart du temps fermée au sujet, puisque c'est à l'état de refoulé qu'elle y persiste le plus souvent. Il faut des circonstances particulières ou le génie d’un écrivain ou d’un philosophe pour s’en apercevoir.

Dans L’Innommable, le narrateur souffre de ce phénomène des « paroles imposées ». Beckett y expose une situation dont Descartes a rendu compte au seuil de ses Méditations métaphysiques : c’est la découverte de ces paroles reçues depuis l’enfance qui le conduit à la décision de douter de tout, ramenant le sujet à la vacuité de son énonciation. Cette situation conduit Beckett, après Platon, à isoler d’abord trois fonctions résiduelles: le mouvement (aller, déambuler, s’affaler, tomber) et le repos (gésir), l’être (ce qu’il y a, les lieux, les apparences, la vacillation de toute identité) et le langage (l’impératif du dire, l’impossibilité du silence)226.

Dans les années 1960, une quatrième fonction prend une place déterminante dans son enquête, c’est la fonction de l’autre, du compagnon, de la voix extérieure. Mais là encore il faut en isoler la nature par un montage qui évacue la psychologie, l’évidence, l’extériorité empirique. L’autre est lui-même un nœud des trois fonctions primitives. Dans Compagnie, l’autre est assigné à la fonction du langage. L’autre réduit à ses fonctions primitives est comme un tourniquet : s’il existe, il est comme moi, indiscernable de moi. Et s’il est clairement identifiable, il n’est pas certain qu’il existe.

Le sujet est chez Lacan une surface et un système de plis ; il a à sortir de la donnée des signifiants qui le recouvrent dans un Autre.

Le sujet est là étouffé, effacé, aussitôt en même temps qu’apparu. Comment quelque chose de ce sujet qui disparaît d’être surgissant produit par un signifiant pour aussitôt s’éteindre dans un autre, peut-il se constituer et se faire prendre à la fin pour un selbstbewusstein ? – soit quelque chose qui se satisfait d’être identique à soi-même ? 227

Un ordre symbolique se caractérise par sa propriété d’entrecroisement : le sujet dans son rapport aux autres et aux choses est entretenu dans une somme de préjugés issus de la communauté culturelle, sociale, dont il relève et a relevé. On n’en sort pas par des efforts d’objectivation du discours. Un cadre symbolique ne repose pas sur une loi universelle abstraite mais consiste dans les discours concrets, qui traversent les champs sociaux. Dès qu’il commence à parler, l’enfant emprunte ses déterminations, ses significations, ses connaissances et ses croyances au discours ambiant. Dans un monde médiatisé, le sujet est parlé plus souvent qu’il ne parle. Le discours courant met en effet à sa disposition un langage dont il ne peut se défaire par simple réflexion.

225 J.Lacan, Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome (1975-1976), Seuil, 2005, Paris, p162, désormais référencé sous S XXIII.226 Cf A.Badiou, Beckett, L’increvable désir, Hachette Littératures, Paris, 1995.227 S XVI, p21.

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Ainsi l’autre imprègne-t-il la manière de parler de chacun. Mais en retour la parole crée aussi de l’altérité.

4.2. Le langage produit de l’autre

Deux approches se distinguent dans l’abord des rapports du langage avec le monde. Dans une perspective ontologique, le dire dit ce qui est. « Tout notre langage est agencé pour révéler ce qui est, non ce qui disparaît mais toujours ce qui subsiste » 228 souligne Maurice Blanchot. L’être préexiste au dire.

Dans une perspective logologique au contraire, le dire crée de l’être, l’être est un effet du dire, et n’apparaît qu’au prix de la disparition du sujet. C’est un point d’accord entre Lévi-Strauss, Lacan et Foucault qui reprend cette idée dans Dits et Ecrits229. Mais le dire ne crée pas que l’être, il engendre aussi de l’autre, d’être adressé à quelqu’un :

Au-delà de ce qu’articule la chaîne de discours comme existante, au-delà du sujet, de cette appréhension innocente de la forme langagière par le sujet, quelque chose d’autre va se produire qui est lié au fait que c’est dans cette expérience de langage que se fonde son appréhension de l’autre comme tel, de cet autre qui peut lui donner la réponse, la réponse à son appel, cet autre auquel fondamentalement il pose la question. 230

Le langage comporte donc en lui un appel à l’autre qui lui donne par là sa consistance. Mais quelle est la question sous-jacente à cet appel à l’autre ? C’est selon Lacan celle

que nous voyons dans le Diable amoureux de Cazotte comme étant le mugissement de la forme terrifique qui représente l’apparition du surmoi, en réponse à celui qui l’a évoqué dans une caverne napolitaine : che vuoi ? que veux-tu ? La question posée à l’autre de ce qu’il veut, autrement dit, de là où le sujet fait sa première rencontre avec le désir, le désir comme étant d’abord le désir de l’autre.231

Le travail analytique vise le registre de l’autre reconduisant l’être au domaine de l’imaginaire et de l’aliénation. Au bout d’un certain temps en effet, consacré aux essais de se peindre, à la manière de Montaigne, le sujet y

finit par reconnaître que cet être n’a jamais été que son œuvre dans l’imaginaire et que cette œuvre déçoit en lui toute certitude. Car dans ce travail qu’il fait de la reconstruire pour un autre, il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme un autre et qui l’a toujours destinée à lui être dérobée par un autre.232

Déception et aliénation retrouvée sont les seuls horizons de la cure ?

228 M.Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p47.229 M.Foucault, Dits et Ecrits (1954-1975), Gallimard, Paris, 2001, p546-567.230 SVI, 12 novembre 1958.231 Ibid.232 Fonction et champ de la parole et du langage, Ecrits I, p248.

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D’être adressée, la parole participe tout de même de l’ouverture du sujet à l’autre. Elle est même, selon Descartes, la seule preuve de l’existence des autres. Dans la seconde Méditation métaphysique en effet, le problème de la perception d’autrui n’est pas présenté de manière différente de celui des objets extérieurs. Quand je regarde par la fenêtre, je ne vois que des chapeaux et des manteaux. Le problème de la perception d’autrui est celui de la perception en général. C’est le langage qui fournit pour Descartes le critère de la reconnaissance d’autrui, « l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans le corps ». Seules les paroles ou autres signes, y compris ceux des fous, peuvent m’assurer qu’il y a dans les autres corps une âme qui a des pensées, même si cette connaissance ne peut être qu’imparfaite, confuse, résiduelle et souvent fausse.

Dans le Séminaire V consacré aux Formations de l’inconscient, Lacan revient sur les fonctions de l’Autre- « pourquoi cet Autre, quel besoin de l’Autre »233 ? Il repart de la structure du langage : « la chaîne signifiante introduit de l’hétérogénéité »234. Par sa structure signifiante, le sujet introduit du vide dans la série des objets dont son espace psychique de représentation se soutient. Le dire fait résonner la voix dans un vide où le sujet touche à ce que sa place soit liée à celle que lui laisse le langage.

Parce qu’au niveau où le sujet est engagé, entré lui-même dans la parole et par là dans la relation à l’autre comme tel, comme lieu de la parole, il y a un signifiant qui manque toujours. Pourquoi ? Parce que c’est un signifiant et le signifiant est spécialement délégué au rapport du sujet avec le signifiant. Ce signifiant a un nom, c’est le phallus. 235

La désignation de ce signifiant manquant par un nom prélevé sur l’anatomie masculine a fait scandale, bien que Lacan ne soit pas le premier à rapprocher logos et phallus, comme en témoigne le Logos spermatikos, la « Raison séminale » des stoïciens. Cette vision était soutenue par un système de correspondances nécessaires que les stoïciens établissaient entre l'organisme humain et la structure de l'univers, entre le microcosme et le macrocosme. Les valeurs significatives accordées aux représentations des parties ou des organes du corps- œil, tête, dent, cœur, main…- sont modelées par les fables, les pratiques et les traditions.

Cette désignation a renforcé les critiques sur le « phallogocentrisme » (Derrida) de la psychanalyse, dans l’héritage de la philosophie et de la théologie occidentale dominante. Que Lacan ait désigné ce signifiant manquant par un organe corporel s’explique par son analyse de l’inscription du langage dans le corps. Il fallait donc que ce fût une partie du corps qui prêtât son nom à ce phénomène signifiant, et si possible une partie du corps qui se déplace- le phallus en effet est « baladeur »236 ; il est toujours ailleurs. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Lacan n’a pas préféré désigner ce trou dans le signifiant par le sexe féminin, ce qui eut pu se justifier puisqu’il définit la femme comme ne relevant pas toute de la signification.

Dans son Séminaire sur la lettre volée, consacré au conte de Poe, Lacan insiste sur la fonction du déplacement :233 S V, p97.234 S V, p105.235 S VI, 12 novembre 1958.236 S III, p359.

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le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leur succès et dans leur sort, nonobstant leurs dons innés et leur acquis social.237

Mais la nature même du langage est de dissimuler son activité. Le langage est un acte qui ne renvoie pas à quelque chose d’autre mais fabrique cet autre. L’essence du langage est aussi de créer des contradictions et des illusions ; ce que l’on tient pour de l’autre relève du langage.

4.3. Le manque d’un signifiant

L’effet de l’Autre dans l’expérience du sujet parlant tient à l’intervention du signifiant qui transforme les objets mondains, les vidant de substance et les transformant à l’usage du signifiant.

Lacan considère avec Freud que l’objet est toujours déjà perdu. Le vide en tient lieu. L’origine de ce manque vient du langage. Le signifiant est le meurtre de la chose selon Hegel. L’objet, à l’intersection du sujet et de l’Autre, n’est plus le support d’un ordre symboliquemais ce qui y fait trou. Il est une coupure qui s’inscrit dans le corps du sujet par une fonction de bord. Le langage ne peut donc fonctionner qu’en mettant hors de ses possibilités d’articulation un certain objet.

C’est pourquoi, à partir de juillet 1958, et la Direction de la cure, l’Autre, lieu de la parole, est aussi présenté comme lieu du manque. Il ne saurait y avoir au champ de l’Autre possibilité d’entière consistance du discours. L’Autre n’est plus en mesure d’incarner ce champ de la vérité où le discours du sujet prendrait consistance, et où il se pose pour s’offrir à être ou non réfuté. Le problème s’était posé à Descartes de savoir si ce champ pouvait ou non être garanti. S’il l’était, ce ne pouvait être que par Dieu, et un Dieu non trompeur. Ce problème, repris et déplacé par Lacan sur le terrain de l’Autre, trouve une réponse négative : « nulle part dans l’Autre ne peut être assurée la consistance de ce qui s’appelle la vérité. » 238

L’embarras n’est donc pas levé et va entretenir une demande :

C’est en tant que le champ de l’Autre n’est pas consistant que l’énonciation prend la tournure de la demande, et ceci avant que soit même venu s’y loger quoi que ce soit qui charnellement puisse y répondre.239

Cet embarras peut prendre la forme soit d’une demande, soit d’une question :

A quel moment commence à apparaître, possiblement, le manque de signifiant ? A cette dimension qui est subjective, et qui s’appelle la question. De quoi s’agit-il, dans ce moment de la question ? - sinon du recul du sujet par rapport à l’usage du signifiant lui-même, et de son incapacité à saisir ce que veut dire qu’il y ait des mots, que l’on parle, et

237 Le séminaire sur la lettre volée in Ecrits, Le Seuil, Paris, 1966.238 S XVI, p24.239 Ibid, p84.

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que l’on désigne telle chose si proche par ce quelque chose d’énigmatique qui s’appelle un mot ou un problème.240

Ce que veut dire qu’il y ait des mots, nous touchons là à un motif d’entrée en philosophie.

5. Langage et signification

Lacan reprend avec force la thèse de l’arbitraire des mots. C’est une thèse répandue aujourd’hui mais qui ne va pourtant pas de soi. Selon Augustin par exemple, les enfants apprennent la langue en s’habituant à faire correspondre un nom à une chose, à répéter le nom pour faire surgir l’évocation de la chose. Les phrases deviennent ensuite des combinaisons de signification. C’est à ces combinaisons que Freud va être amené à porter attention. Il soutient que les processus de la condensation et du déplacement repérés par les travaux de linguistique, de mythologie, de poétique au XIXe siècle ont pour propriété, non seulement d’exprimer le désir, mais surtout d’en révéler la constitution. La « plasticité du matériel verbal » est en effet modelée par la constitution du rapport d'altérité. Même si, en vertu des conditions mêmes de la découverte freudienne, l'approche des processus inconscients par les voies de l'auto-analyse a initialement privilégié les processus de sens par rapport à la dimension de l'altérité, à partir de l'Esquisse pour une psychologie scientifique (1895), Freud accorde une attention soutenue à la fonction qu'a pour le sujet en développement son semblable (Mitmensch). Si le phénomène du transfert est progressivement repéré, il l’est d’abord à travers la falsification des rapports de sens, dans l'attente du fondement qui lui sera ultérieurement donné en autrui. C’est bien plus tard, avec Constructions dans l'analyse en 1932 que l'histoire des phases d’une vie devient l’histoire des déplacements de la position de l'individu dans la famille, histoire des modifications des valeurs de crédibilité accordées à autrui. Cette évolution consacrera la primauté désormais reconnue par Freud à l'Autre dans la constitution du sens « latent ».

Ce que Freud a désigné comme « plasticité du matériel verbal », Lacan l'interprète en tant que perméabilité de la chaîne signifiante aux effets de métaphore et de métonymie.

Les fonctions essentielles du signifiant, ce sont celles par où le soc du signifiant creuse dans le réel le signifié, l’évoque, le fait surgir, le manie, l’engendre. Il s’agit des fonctions de la métaphore et de la métonymie.241

Lacan précise ce qu’il vise par la métonymie :

La dimension métonymique joue sur les contextes et les emplois. Un mot peut être lié de manière différente dans deux contextes différents. 242

240 S VIII, p286.241 S V. p30242 Ibid, p62.

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S’il est courant de rattacher les vues de Lacan à celles de Roman Jakobson, attentif au rôle respectif de ces deux figures dans la genèse des aphasies et à la notion de différence signifiante, la pensée de Lacan sur le langage et la signification puise à des sources variées, qui l’emmèneront à la formulation que là où je suis, je ne pense pas.

5.1. Concaténation et substitution

La force que Lacan accorde au signifiant, jugée parfois excessive, tient à la structure même du mécanisme qu’il décrit à l’aide du schème des chaînes :

Les caractéristiques du signifiant sont celles de l’existence d’une chaîne articulée tendant à former des groupements fermés c’est-à-dire formés d’une série d’anneaux se prenant les uns dans les autres pour constituer des chaînes, lesquelles se prennent elles-mêmes dans d’autres chaînes à la façon d’anneaux 243

La force de ces chaînes est telle que l’ensemble ne peut se déplacer que par deux moyens, la concaténation quand les chaînes s’entraînent les unes dans les autres ou la substitution quand une chaîne parvient à embrayer sur un autre réseau de chaîne :

L’existence de ces chaînes implique que les articulations ou liaisons du signifiant comportent deux dimensions, celle de la combinaison, continuité, concaténation de la chaîne et celle de la substitution244.

L’opération de substitution est celle qui, selon Lacan, donne le plus d’efficacité symbolique :

« Comment peut-il se faire que le langage ait son maximum d’efficacité quand il arrive à dire quelque chose en disant autre chose ? »245

Pour Lacan en effet, la métaphore enrichit notre vie :

la voie métaphorique préside non seulement à la création et à l’évolution de la langue mais aussi à la création et à l’évolution du sens en tant qu’il est non seulement perçu mais que le sujet s’y inclut c’est-à-dire en tant que le sens enrichit notre vie.246

Lacan trouve bien sûr chez Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson des points d’appui à cette conception du langage. Saussure avait établi que les phénomènes linguistiques entraient dans deux types de relations : le syntagme (les éléments linguistiques contrastent les uns avec les autres dans une chaîne de positions successives) et le paradigme (les éléments s'opposent les uns aux autres et s'excluent mutuellement dans une position donnée). Jakobson a généralisé la doctrine en établissant que de la relation de syntagme dépendait un ensemble

243 S V, p30-31.244 Ibid.245 S III, p255.246 S V, p33-34.

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de phénomènes regroupés sous le chef de la métonymie tandis que la relation de paradigme renvoyait à la métaphore.

Mais avant la linguistique moderne, la lecture de Berkeley envers qui Lacan reconnaît sa dette247 a posé des jalons importants. A Berkeley, il emprunte son « ontologie immatérialiste » qui consiste à considérer que les objets sensibles n’ont pas d’existence distincte de leur perception ; il n’y pas de substance et les objets dépendent pour exister d’être perçus par un esprit. Le terme de substance signifie au sens traditionnel : n’avoir besoin que de soi-même pour exister, acception reprise par Descartes dans ses Principes de philosophie248, pour ajouter aussitôt qu’il n’y a que dieu qui soit tel et que nous ne connaissons jamais aucune substance immédiatement par elle-même. Lacan reprend à son compte cette critique des pouvoirs de la substance à unifier le divers phénoménal.

« L’étoffe de quelque chose est ce qui pour un rien ferait image de substance. Il n’y a d’étoffe qui ne soit tissage ».249

Cet immatérialisme évoluera vers la mise en évidence du caractère inévitablement métaphorique des formes du discours humain. Il y a en effet selon Berkeley un double voile des mots : celui des idées abstraites et celui de l’indicible dont nous parlons par analogie et métaphore. Berkeley montre que l’erreur majeure de la philosophie tient à ce que les hommes imaginent que les mots renvoient aux choses alors qu’ils couvrent et dissimulent des collections de qualité. Euphranor dans Trois Dialogues soutient comme le reprendra Lacan que la plus grande partie du langage est métaphorique. Les idées sensibles ne peuvent exister par elles-mêmes : elles doivent être perçues et ordonnées selon les différents organes des sens dont dispose une créature déterminée. Berkeley considère très tôt que le but du discours n’est pas principalement la connaissance mais de produire certaines idées dans l'esprit de l'auditeur, à partir du caractère sensible des idées susceptibles d’éveiller plaisir ou douleur. Interrogé sur les moyens de s’assurer qu’un autre esprit existe, Alciphron répond :

Après mûre réflexion [...] j'ai découvert que rien ne me persuade autant de l'existence d'une autre personne que si elle me parle. [...] Je ne parle pas du son produit par la parole en tant que tel, mais de l'usage arbitraire de signes sensibles sans similitude ni lien nécessaire avec les choses signifiées […]250.

Lacan prolonge la découverte de Berkeley avec les outils forgés par la linguistique contemporaine et notamment la distinction saussurienne entre signifiant et signifié, en l’inversant. Pour Lacan, c’est le signifiant qui prime. De la même façon que Berkeley, Lacan souligne que :

247 « Il est certain que si Berkeley n’avait pas été de ma nourriture la plus ancienne, bien des choses probablement, y compris ma désinvolture à me servir des références linguistiques, n’auraient pas été possibles.  » Le Séminaire, Livre XX, Encore, p130.248 R.Descartes, Principes de la philosophie, Introduction et notes par G. Durandin. Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques ».249 S XXII, 21 janvier 1975.250 G. Berkeley, Three Dialogues between Hylas and Philonous, Oeuvres, III, PUF, Paris, p. 170.

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le piège, le trou dans lequel il ne faut pas tomber, c’est de croire que le signifié ce sont les objets, les choses. Le signifié, c’est la signification dont je vous ai expliqué […] qu’elle renvoie toujours à la signification, c’est-à-dire à une autre signification. Le système du langage n’aboutit jamais à un index directement dirigé sur un point de la réalité, c’est toute la réalité qui est recouverte par l’ensemble du réseau du langage. Vous ne pouvez jamais dire que c’est cela qui est désigné.251

Deux variantes de ce principe peuvent se rencontrer et signent le délire: soit la signification ne renvoie qu’à elle-même, le mot fait poids en lui-même ; soit une signification ne renvoie à rien, la formule se répète, se réitère et c’est la ritournelle. C’est pour ne pas se laisser prendre à ces pièges des mots qui sont ceux de tout le monde que Lacan en vient à forger la notion de discours.

Lacan a pensé pouvoir identifier sous le terme « point de capiton », par une métaphore empruntée au vocabulaire des matelassiers, le moment où le sens se précipite. Ce point n’est pas lui-même une parole, un mot, un énoncé ou une phrase mais le moment de scansion qui ponctue une parole en y faisant advenir un sens. Mais dans Les Formations de l’inconscient, Lacan inscrit cette invention dans la série de ses « mythèmes », « car personne n’a jamais pu épingler une signification à un signifiant ».252

C’est plutôt « dans le rapport d’un signifiant à un signifiant que va s’engendrer un certain rapport signifiant sur signifié, que va pouvoir s’exercer l’action qui est engendrement de la signification. »253

Dès lors, chaque discours est frappé de semblant et quand il essaie d’étudier dans son Séminaire XVIII la possibilité d’un Discours qui ne serait pas du semblant, il en vient à situer le référent dans un réel impossible à désigner :

« Le référent est toujours réel, parce qu’il est impossible à désigner, moyennant quoi, il ne reste plus qu’à le construire. »254

5.2. Le procès de la signification

Dans le schéma de la communication linguistique partagé par la plupart des théories linguistiques, l’émetteur et le récepteur sont considérés comme identiques et interchangeables et la langue se réduit à un instrument de communication assurant l’information sur des réalités extra-linguistiques. Le langage est abordé comme un objet formel, utilisé par un sujet unifié de l’énonciation. C’est un acte de compréhension contrôlé par le sujet parlant, même chez Benveniste qui a pourtant ouvert l’étude du langage aux mythes et aux institutions.

251S III, p42.252 S V, p196.253 S V, p33.254 J.Lacan, Le séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2008, séance du 10 février 1971, désormais référencé sous S XVIII.

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Par distinction, la psychanalyse interroge le langage non pas comme structure formelle du système de la langue mais en tant que système signifiant dans lequel se fait et se défait le sujet parlant et désirant. Lacan retient de la linguistique structurale l’arbitraire du signe et dans un premier temps la primauté de la structure binaire. Sa formule de la communication est ramassée: le langage humain constitue une communication « où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée »255.

Lacan prend appui sur le tournant linguistique opéré aussi bien par le structuralisme en France que par la philosophie analytique anglo-saxonne mais il ne prétend pas faire de philosophie du langage et n’en fait donc pas sa philosophie première. Son procès à l’encontre de la signification s’appuie néanmoins sur un certain nombre d’auteurs de la tradition analytique, à commencer par Wittgenstein.

Wittgenstein croit en effet pouvoir réaliser, grâce à la philosophie, une opération thérapeutique au sein même du langage Pour lui, la philosophie est une maladie du langage fouettée par les questions qui génèrent une inquiétude métaphysique. La vraie philosophie consistera à se guérir de la philosophie, elle sera celle qui conduit la philosophie au repos. Pour cela, Wittgenstein entend montrer que les philosophes ont tort de chercher autre chose que le fonctionnement normal du langage quotidien qui présente un caractère insurmontable. Lacan rejoint sur ce point Wittgenstein en soutenant qu’il n’y a pas de métalangage qui permette de « dire le vrai sur le vrai » et qu’on ne se débarrasse pas des ambiguïtés inhérentes au langage. Wittgenstein veut agir sur l’esprit comme une cure. Il définit les jeux de langage comme la multiplicité des outils du langage et de ses emplois. Pour lui, on ne comprend pas le langage en soi, on comprend tel jeu de langage déterminé, c’est-à-dire dans une attitude particulière, une activité, une « forme de vie ». Il n’y a pas de signification en soi. Or, les philosophes ont tendance à se représenter toute action linguistique comme une action de dénomination ou de désignation d’objets. La théorie des propositions élémentaires faisait partie d’une philosophie du langage qui privilégiait de manière exclusive sa fonction descriptive. Dans les Recherches, elle devient une fonction parmi d’autres : donner des ordres, faire des conjectures à propos d’un événement, inventer une histoire, faire un mot d’esprit, traduire, remercier, saluer…

Insistant sur le dire plutôt que sur le dit, Lacan s’appuie sur Wittgenstein, pour proposer un nouveau critère de vérité : parler à propos.

Wittgenstein ne soutient le monde que de faits. Nulle chose, si ce n’est soutenue d’une trame de faits. Nulle chose, au reste, qu’inaccessible. Seul le fait s’articule. Ce fait, qu’il fasse jour, n’est fait que de cela, ce soit dit. Le vrai ne dépend que de mon énonciation, à savoir si je l’énonce à propos 256.

Lacan se démarque donc à la fois de la tradition externaliste en épistémologie qui repose sur une vérité en correspondance avec des faits qui lui sont extérieurs mais aussi de la

255 Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Ecrits, p298.256 S XVII, p67-68.

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tradition internaliste qui repose sur des exigences de cohérence interne. Il n’écarte pas pour autant la question de la justification des raisons de dire :

Le vrai n’est pas interne à la proposition où ne s’annonce que le fait, le factice du langage. C’est un fait que constitue que je le dise, à l’occasion, pendant que c’est vrai. Mais que ce soit vrai n’est pas un fait, à moins que je ne le dise, ce qui est superflu. Seulement voilà, ce que j’ai à dire à la place de ce superflu, c’est qu’il faut que j’aie une raison vraiment de le dire. 257

Le fait n’est donc pas distinct de la proposition mais en constitue un attribut.

Enoncer que ceci est ou bien vrai ou bien faux, c’est forcément vrai mais cela annule le sens. Rien ne peut se dire, rien n’est vrai, qu’à la condition de partir sur l’idée, sur la démarche qui est celle de Wittgenstein, que le fait est un attribut de la proposition crue. 258

Lacan va tirer parti des apports de Wittgenstein. Comment concilier l’autonomie de la raison avec l’hétéronomie du langage ? interroge Wittgenstein. Nous n’avons pas le langage, c’est le langage qui nous fait. Nous devons donc abandonner ou réviser notre idéal de l’autonomie : penser par soi-même ne peut être qu’une illusion. Dans une définition de la philosophie que ne renierait sans doute pas Lacan, Wittgenstein avance :

La philosophie est la lutte contre cet ensorcellement de notre entendement par les moyens de notre langage. Les confusions qui nous occupent se produisent quand le langage pour ainsi dire tourne à vide, non quand il travaille. 259

Pour Wittgenstein, il y a un nœud à dissoudre, c’est en ce sens qu’il y a surexpression (überausdruck), tentation d’employer une expression hors norme, déréglée.

« Une image nous captivait et nous ne pouvions en sortir car elle résidait dans notre langage et il semblait ne la répéter que de façon inexorable. »260

Le philosophe met également en exergue le rapport entre langage et espace psychique :

« Le langage est un labyrinthe. Venant d’une direction, tu reconnais ton chemin. Mais que tu arrives au même endroit en venant d’une autre direction et tu ne sauras plus où tu es. » 261

Le bourbier de la philosophie du langage ou piège des mots est un problème auquel se sont heurtés la plupart des philosophes, déployant des stratégies pour en sortir. Pour Lacan il est clair que la rationalité ne peut être définie en dehors du langage et doit donc être remaniée par ses lois. Et ces lois, ce sont les accidents du discours qui en révèlent la table et ouvrent l’accès à la vérité inconsciente qui n’est pas la scène du monde mais une autre scène.

257 Ibid.258 Ibid.259 L.Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, op.cité, §115.260 Ibid.261 Ibid, § 203.

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« Cela qui fait mon être, je témoigne plus dans mes caprices, mes aberrations, mes phobies et mes fétiches que dans mon personnage aveuglément policé. »262

Le procès de la signification est décrit comme se passant hors du sujet, même si elle est d’abord rapportée à ses intentions. La chaîne signifiante met en jeu un processus d’altérité et d’une altération indéfiniment reconduite. Le « tout autre », c’est donc pour Lacan la parole elle-même.

Abordé dans sa fonction d’expression sociale, le langage révèle ainsi à la fois son « unité significative d’intention et son ambiguïté constitutive comme expression subjective, avouant contre la pensée, menteur avec elle »263. C’est en quoi Lacan se sépare de la conception phénoménologique de la signification comme constituée par la conscience. Si Lacan partage en effet avec Husserl le projet de démentaliser et de dénaturaliser l’intentionnalité, pour mettre en évidence qu’elle n’est rien d’autre que la vie du langage lui-même, la mise en évidence d’un écart entre le dire et le dit et d’un retard du dit sur le dire chez Lacan empêche leur résorption dans toute synthèse unitaire.

Le sujet lacanien exclut en définitive le sujet du vouloir dire, même si par le langage se justifient et se dénoncent les attitudes de l’être.

6- L’altérité radicale

Quand le sujet fait l’expérience d’une altérité radicale dont il ne sait pas ce qu’elle veut pour lui, donc ce qui lui manque, « lorsque je ne sais pas ce que je suis comme objet pour l’Autre »264 dans un événement, l’angoisse s’installe.

Si on détermine cet Autre comme absolument différent, se produit l’illusion qu’il peut être défini conceptuellement. Mais l’absolu se dérobe par nature à la connaissance puisque la connaissance est relation et que l’absolu cesserait d’être absolu s’il soutenait une relation à un autre hors de lui. La différence absolue ne peut être pensée par l’entendement. Cet Autre, nous ne pouvons le définir, mais nous pouvons seulement dire que nous a en avons conscience par le rapport que nous avons avec lui. C’est l’Un de la première hypothèse du Parménide, absolument sans rapport avec quoi que ce soit ; et pourtant, il n’existe que dans le rapport où nous nous trouvons avec lui. Ce paradoxe tient à ce que le rapport le plus interne, c’est le rapport avec quelque chose d’extérieur et le transcendant absolu ne se révèle que par ce rapport absolument immanent avec lui. La croyance est forcément croyance à un autre.

Cette altérité radicale revêt chez Lacan trois figures: le divin, l’immonde et la mort.

262 J.Lacan L’instance de la lettre dans l’inconscient.263 “ Au-delà du “ Principe de réalité ”, Ecrits, p82.264 S IX, leçon du 4 avril 1962.

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6.1. Le divin

Dans le Séminaire III consacré aux psychoses, Lacan explore ce qui se passe quand un sujet est confronté à l’altérité absolue. Quand l’altérité est réduite - non pas étendue- à l’altérité absolue, il y a brisure, dissipation de « l’altérité de tous les autres êtres de son entourage. »265

Dieu chez Lacan est le nom de celui qui se cache :

Le mot d’athéisme pour nous a un tout autre sens que celui qu’il pourrait avoir dans une référence à la divinité aristotélicienne, par exemple, où il s’agit d’un rapport à un étant supérieur, à l’étant suprême. Notre athéisme à nous se situe dans une autre perspective- il est lié à ce côté toujours se dérobant du je de l’autre. Un autre qui s’annonce comme Je suis celui qui suis est de ce seul fait un Dieu au-delà, un Dieu caché, et un Dieu qui ne dévoile en aucun cas son visage.266

La référence à l’altérité absolue dans la tradition judéo-chrétienne conduit selon Lacan à l’émiettement de tous les autres êtres, jusqu’à l’être lui-même :

C’est dans la façon de poser les autres, les petits autres, dans la lumière de l’Autre dernier, absolu, que nous nous distinguons dans notre façon de morceler le monde, de le mettre en miettes. Les anciens l’abordaient par contre comme quelque chose qui se hiérarchise sur une échelle de consistance de l’étant. Notre position met radicalement en cause l’être même de ce qui s’annonce comme étant être, et non pas étant.267

Cette tradition place l’homme dans l’impossibilité de répondre sur ce qu’il est :

A celui qui dit je suis celui qui suis, nous sommes hors d’état de répondre. Que sommes-nous pour pouvoir répondre à celui qui suis ? […] Nous sommes d’autant moins ceux qui sommes, que nous savons bien quel vacarme, quel chaos épouvantable traversé d’objurgations diverses nous expérimentons en nous à tout propos, à tout bout de champ268.

Si l’identité de la 1ère personne n’est pas établie, celle de la seconde ne l’est guère davantage : « le tu, c’est l’autre tel que je le fais voir par mon discours, tel que je le désigne ou que je l’énonce, c’est l’autre en tant qu’il est pris dans l’ostension par rapport à ce tous que suppose l’univers du discours. »269 Dans ces conditions, l’équivalence des subjectivités s’obtient sur un plan seulement imaginaire, « le plan du moi ou toi, l’un ou l’autre. »270

265 S III, p320.266 Ibid, p324.267 Ibid, p325.268 Ibid.269 Ibid, p340.270 Ibid, p341.

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Lors de son Séminaire de 1966-1967 consacré à La logique du fantasme Lacan précise sa conception du grand Autre par différence avec celle de la tradition philosophique où le grand Autre est le divin, vide.

Voilà évidemment ce dont il s'agit dans ce sur quoi nous avançons cette année sous le nom de Logique du fantasme […] Savoir ce dont il s’agit concernant ce grand Autre. Ce grand Autre dont la place a été soutenue dans la tradition philosophique par l’image de cet Autre divin, vide, que Pascal désigne sous le nom de Dieu des philosophes et dont nous ne saurions absolument plus nous contenter.271

À la fin de l’année 1654, Pascal a un accident à Paris sur le pont de Neuilly : les chevaux de son véhicule plongent par-dessus le parapet et la voiture est près de les suivre. L’attelage se rompt et la voiture reste en équilibre sur le bord du pont. Pascal et ses amis sortent, mais le philosophe, terrifié par la proximité de la mort, s’évanouit et reste inconscient. Revenant à lui quinze jours plus tard, le 23 novembre 1654, entre dix heures et demi et minuit et demie, Pascal a une intense vision religieuse qu’il écrit immédiatement pour lui-même en une note brève, appelée le Mémorial, commençant par : « Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, pas des philosophes ni des savants… » et qu’il conclut par une citation du Psaume 119,16 : « Je n’oublierai pas ces mots. Amen. » Il coud ce document dans son manteau et le transfère toujours quand il change de vêtement; un serviteur le découvrira par hasard après sa mort. Cet épisode de la vie de Pascal vient dénouer une crise existentielle par laquelle il rejetait à la fois les folies et les amusements du monde, aversion entretenue par les reproches continuels que lui adressait sa conscience, et se sentait abandonné par Dieu. Son expérience mystique de la nuit du 23 novembre, par laquelle Dieu lui devient sensible au cœur, va entraîner sa liaison étroite avec le groupe de Port-Royal et la rédaction l’année suivante des Ecrits sur la grâce. Dans le Mémorial, Pascal oppose le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Dieu des vivants, au Dieu des philosophes et des savants, Dieu des morts, idole.

Pour Pascal, le mystère de Jésus est que Jésus refuse de considérer que Dieu soit l’Etre suprême. Son père n’est pas celui qui assure cette fonction.

Dieu au début du XVIIème siècle est encore celui sans qui rien ne peut être ni être conçu. C’est le Dieu de la métaphysique dont on a besoin pour fonder la science, la causepremière, que rejette Pascal à travers l’aphorisme : « le grand Pan est mort ».

Le Dieu des philosophes, c’est celui de Descartes, pour qui Dieu est le créateur des vérités éternelles, de la logique et de la géométrie. Le monde est bon parce Dieu l’a voulu tel. Mais il y a des controverses autour de ce Dieu des philosophes. Leibniz par exemple, dans son Discours de métaphysique adressée en 1686 à Arnauld va polémiquer au sujet des conceptions cartésiennes de Dieu. Alors que pour Descartes, Dieu est indifférent aux raisons, la volonté précédant le jugement, selon Leibniz, Dieu, pour créer le monde, va comparer la valeur respective des idées qu’il a dans son entendement, choisir entre plusieurs mondes possibles, se déterminer selon des raisons, comme l’homme.

271 S XIV, 1er février 1967.

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Lacan reprend la distinction pascalienne entre le Dieu des philosophes et le Dieu des Juifs, celui qui parle:

Le Dieu des philosophes, le grand Autre, est Un […] Le Dieu du buisson ardent n’a pas dit qu’il était le seul dieu mais Je suis ce que je suis. Cela ne veut pas dire qu’il est le seul mais que, là où il est, il n’y en a pas d’autre en même temps que lui.272

Lacan est pascalien en ce sens qu’il reconnaît comme Pascal qu’on ne sait pas si Dieu existe ou si Dieu n’existe pas et qu’on ne sait pas, s’il existe, ce qu’il est. S’il aborde la question lors de son Séminaire consacré à La logique du fantasme, c’est qu’il considère qu’on ne fait que réfuter des fantasmes quand on nie de Dieu qu’il est telle ou telle chose. Il n’y a pas de connaissance des deux alternatives Dieu est ou Dieu n’est pas.

Mais il insiste aussi sur la différence entre le Dieu de la tradition judéo-chrétienne et le Dieu des grecs qui n’intervient pas dans les affaires des hommes. Chez Aristote en effet, Dieu, c’est la sphère la plus immuable du ciel. Ce n’est pas un Dieu qui s’annonce par le verbe, comme celui des chrétiens, c’est la partie de la sphère étoilée qui comporte les étoiles fixes, c’est la sphère qui dans le monde ne bouge pas. Cela comporte évidemment un rapport à l’autre qui nous est étranger, impensable, et beaucoup plus lointain que celui qui est mis en jeu par exemple dans « la fantaisie punitive ».

Il est encore un autre dieu qui inspire à Lacan la notion de savoir inconscient, c’est celui de Newton. Newton interroge : comment se fait-il qu’un corps, la masse d’un corps puisse se lier à un autre corps, à une autre masse sans qu’aucun d’eux ne se détruise ou ne s’éloigne ? Cette question se pose aussi à propos des signifiants : comment savent-ils à quelle distance l’un de l’autre se rapporter ? Comment savent-ils faire chaîne, s’ordonner, se référer l’un à l’autre ? Le dieu de Newton n’est pas garant de vérités éternelles. Le savoir s’ordonne à partir d’un point de butée, incarné par exemple par le hasard, le réel.

Ce point de butée, c’est, avant Newton, la découverte de Nicolas de Cues, héritier de Maître Eckhart, auquel Lacan se réfère à plusieurs reprises. Puisant dans la tradition de la mystique rhénane, il développe le thème du dieu caché qui se révèle d’autant plus qu’il demeure inaccessible, qui se montre en se cachant et qui se cache d’autant plus qu’il se révèle. La réflexion théologique de la fin du XIVème siècle et des débuts du XVème siècle conduit à se séparer de la logique nominaliste et à poser que le monde du devenir ne participe pas à l’Etre parfait, infini et immuable mais relève du champ singulier, fini, limité. Dans ce contexte, Dieu est un infini négatif. L’Etre divin demeure le Tout-Autre. Car la vérité est en soi inconcevable et insaisissable, elle ne peut être connue que dans son altérité : « L’unité de la vérité insaisissable se connaît dans l’altérité conjecturale »273. L’objet de la Docte Ignorance est donc d’apprendre à l’homme l’incapacité radicale où il se trouve de connaître la vérité absolue. L’intelligence finie ne peut rien atteindre de précis. Or, le vrai n’est pas susceptible de plus et de moins car il consiste en quelque chose d’indivisible : l’Un. L’Un

272 S XVI, p343.273 N.De Cues, De coniecturis, I, 2, cité par H.Pasqua in Nicolas de Cues, La docte Ignorance, Payot, Paris, 2008.

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n’est pas plus ou moins connaissable : il est totalement inconnaissable ; s’il se connaissait, il cesserait d’être un en se divisant en connu et connaissant.

Comme le signale Hervé Pasqua274, Nicolas indique à son ami le Cardinal Julien Cesarini à qui il dédie son œuvre que la notion centrale de celle-ci- « embrasser l’incompréhensible incompréhensiblement »- est venue à son esprit en pleine mer, lors de son retour de Constantinople sur la route de Venise, entre novembre 1437 et février 1438. Ce projet répond à une déception face aux savoirs constitués qui progressent toujours sans parvenir à conclure définitivement.

Chez Nicolas, l’Un est indivisible et indistinct donc il se distingue de tout ce qui se distingue, de tout non un, c’est-à-dire de tout ce qui est et qui est multiple, distinct. Ceci amène Nicolas à donner à l’Un le nom de Non-Autre. L’un ne saurait donc s’affirmer sans se nier, contrairement à la doctrine de Thomas d’Aquin pour qui l’Etre est, l’unité est perfection de l’Etre. Mais dans la perspective néoplatonicienne après le Parménide, l’Etre est une imperfection pour l’un. Dans le monde multiple règne la distinction et la comparaison mais il ne peut y avoir de comparaison entre ce monde et l’Un : « entre le fini et l’infini, il n’y a aucune proportion ». Il n’y a donc aucun rapport analogique possible entre l’Un et le multiple. La théologie rationnelle s’efface devant la théologie mystique. Sans renoncer aux instruments logiques et spéculatifs, la pensée symbolique, « conjecturale »275 à la différence de la pensée analogique, au lieu de relier foi et raison, jette un abîme entre les deux. L’homme n’a pas accès à l’intellect divin mais peut seulement se servir de sa raison. Or, ce qu’il connaît par la raison n’est que du mesurable, c’est-à-dire du multiple, du différencié. « Il y a bien une sagesse de Dieu qui est son Verbe mais elle ne peut être atteinte que dans le Verbe qui dépasse le niveau de la raison, des sens et tous les concepts traditionnels de Dieu forgés par l’homme. »276

Ainsi en ouvrant la voie de l’Un contre l’Etre, Nicolas donne-t-il le coup d’envoi d’une philosophie de la séparation, de la différence, d’une connaissance relative, sol fécond pour la psychanalyse lacanienne et les philosophes de la différence tels que Deleuze, Derrida, Levinas. Lacan sera particulièrement sensible au mode de connaissance mathématique privilégié par rapport à la métaphysique, que retiendra également Spinoza qui construit son éthique more geometrico.

Lacan qui a reçu une instruction chez les Jésuites connaît bien la théologie qui colore une partie de son enseignement: il en arrive par exemple à reconnaître que « le sujet supposé savoir, c’est Dieu »277. L’effort de Lacan pour accéder symboliquement à l’invisible à partir du visible des formes géométriques, de la topologie et des nœuds s’inspire à cet égard de l’approche cusaine et son plaidoyer pour la « docte ignorance », exprimé notamment dans le séminaire XIX278, confère au terme même d’inconscient un statut d’ontologie négative. Cet 274 Introduction à La Docte Ignorance, Payot et Rivages, Paris, 2008.275 La conjecture consiste à mettre ensemble selon une certaine proportion l’esprit humain et le monde virtuel d’un côté, l’esprit divin et le monde réel de l’autre. Rassembler signifie mettre en face à face l’image et le réel, ce qui n’est pas et ce qui est.276 H.Pasqua, introduction à la Docte Ignorance, op cité, p17.277 S XVI, p280.278 Séance du 4 novembre 1971.

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effort a lui-même rencontré un point de butée dans l’examen avorté des relations créature-créateur, comme en témoigne la suspension circonstancielle mais définitive du Séminaire tenu le 20 novembre 1963 à l’hôpital Saint-Anne sur le nom-du-père.

Cet épisode illustre le rejet dont l’enseignement de Lacan a fait l’objet au sein du milieu psychanalytique international puisque le comité exécutif de l’International Pychoanalytical Association a proscrit son enseignement et que Lacan a dû se « réfugier » pour y donner suite à l’école pratique des hautes études, invité par Fernand Braudel et Claude Lévi-Strauss après l’intervention d’Althusser. Ce déplacement induit aussi une évolution dans le public du Séminaire jusqu’alors majoritairement constitué de psychanalystes. La salle de conférence est en fait mise à disposition pour l’Ecole pratique par l’Ecole Normale Supérieure, ce qui confère à Lacan une audience élargie dans les cercles des sciences humaines et de la philosophie. Lacan compare d’ailleurs lors de sa première intervention dans ces lieux le 15 janvier 1964 son « Excommunication » à celle qu’a subie Spinoza le 27 juillet 1656.

Lacan reprendra un Séminaire intitulé Les non-dupes-errent 10 ans plus tard, pluralisation qui consacre la dissolution de cet opérateur au profit de la triade symbolique, imaginaire, réel.

L’œuvre de Lacan est marquée par la présence de nombreuses références théologiques assises sur une culture religieuse développée traversée par un doute sur la mort de Dieu. La Bible se retrouve en différents points cruciaux de sa pensée. Encore convient-il sans doute d’y séparer la part de la théologique de celle de la mystique. L’époque où se forme la pensée de Lacan est celle d’une crise de la théologie face au développement des sciences philologiques, archéologiques, orientalistes en particulier. Lacan a suivi les travaux de Jean Baruzi sur le langage mystique. Baruzi a posé la recherche mystique comme recherche de ce qu’est l’expérience de l’écriture mystique, de la mystique comme écriture. Dans le même temps, Lacan suit aussi les travaux de Koyré dont la thèse porte sur la philosophie de Jocob Böhme. Elève de Husserl, Koyré prônait une histoire philosophique des sciences englobant les conceptions religieuses et mentales d’une époque279. Cette connaissance permet à Lacan d’étudier les écrits de ses patients, et notamment d’Aimée, à la manière dont un historien peut étudier les textes mystiques du XVI ème ou XVII ème siècle.

La psychanalyse et la religion ont en partie recours à des signifiants communs, comme les termes de croyance et d’amour qui sont deux termes d’origine religieuse. Ces deux discours tentent de parler traverser l’épaisseur des phénomènes. Mais Lacan se sépare de l’usage de la charité. La charité, vertu qui habite le commandement tu aimeras le prochain comme toi-même, vise à donner une place à l’autre. De préférence à la charité, Lacan a inventé un néologisme : la psychanalyse doit « déchariter » pour qu’on entende déchet.

Dans Télévision, Lacan explique que ce qui compte, c’est de reconnaître dans le pauvre le Christ lui-même. Lacan trouve que c’est un point fort de l’œuvre de Freud Moïse et le Monothéisme de faire le pont entre la spiritualité, le père et Dieu. Des fonctions divines peuvent se dégager dans celles du père : exorciser les forces de la nature, réconcilier avec la 279 Il est aussi à l’origine de la diffusion de Hegel en France aux côtés de Jean Wahl et d’Alexandre Kojève.

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cruauté du destin, et dédommager de la privation qu’impose la vie sociale. C’est quand le sujet prétend s’être effacé qu’il est au plus proche de se prendre pour Dieu lui-même.

Par son approche du surmoi, instance morale dont le nœud est la haine de Dieu mais aussi figure féroce et obscène, Lacan s’autorise à faire un lien entre le sacré et l’immonde.

6.2. L’immonde

L’Autre peut aussi bien être « considéré comme dépotoir, comme champ d’épandage, ce qu’on rejette, le déchet corporel. »280 L’Autre constitue souvent le réceptacle des débris qui reviennent au sujet de ce dont il a pâtit dans sa vie, débris plus ou moins méconnaissables. Il les voit revenir, il peut dire : « c’est bien cela ou ce n’est pas cela du tout, c’est tout à fait cela tout de même ». 281

Le siècle de Pascal a bien perçu bien les relations que la folie entretient avec d’autres expériences radicales, comme la sexualité, la religion, le libertinage, c’est-à-dire le lien entre pensée libre et système des passions. Le cœur de l’homme est chez Pascal une citerne ténébreuse et suintante. Le fond de cette citerne est un « cloaque »282, où se mêlent « la fange » et les « ordures » 283. Pascal ne cesse de parler de souillures, de saleté, d’infection. Au lieu de la plénitude qui comblerait l’horreur du vide de l’homme sans Dieu, l’homme ne connaît qu’un entassement immonde de concupiscence et de mal. Ce reste d’humidité boueuse au fond de la citerne entretient une sombre production, végétation mauvaise croupissant dans ces ténèbres, bassesse et désordre dans les agissements et les pensées, générant dégoût et haine de soi.

Cette production, c’est celle que Lacan recueille, dans une proximité avec Bataille, bien que les emprunts à ce dernier demeurent implicites. Les deux hommes, qui se sont rencontrés dès les années 1930, partagent l’effort de tenter de penser ce qui interrompt la raison ou la révulse. Cela signifie aussi bien penser le monde tel qu’il est que penser l’homme dans ce qu’il a de plus repoussant, ce qui fait violence à la représentation commune de l’humanité : la pourriture de la chair, le plaisir tapi dans le malaise, le désir qui manque son but, le rapport entre l’érotisme et la mort, la connexion du désir et de l’horreur, la prostitution et le sacré, le répugnant et l’ascétisme …. L’un et l’autre ont cherché à la fois à renverser, blasphémer, profaner avec un fort goût de la provocation et en même temps à étendre le domaine du sacré. Leurs deux œuvres, jugées inassimilables, inacceptables ou incompréhensibles, ont rencontré des rejets identiques : ils ont tous deux brouillé les cartes de la pensée, « associé la façon de rire la plus turbulente et la plus choquante, la plus scandaleuse, avec l’esprit religieux le plus profond »284.

280 S XIII, 8 juin 1966.281 S IX, 15 novembre 1961.282 Pascal, Pensées, fr 131.283 Ibid, fr 919.284 Entretien accordé par G.Bataille à Madeleine Chapsal in M. Chapsal, Les Écrivains en personne, Union générale d'éditions (UGE), collection « 10/18 », 1973.

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Dans la dernière partie de son enseignement Lacan va jusqu’à faire de l’immonde le réel : « l’existence de l’immonde, à savoir ce qui n’est pas monde, voilà le réel tout court. »285

6.3. La mort

La mort est encore une figure de l’Autre absolu. Composante essentielle de la doctrine de Freud- l’éluder, « c’est la méconnaître absolument »286- l’instinct de mort est ce qui affecte tout corps vivant d’un retour à l’inanimé.

Freud a mis au jour comment le sujet se révélait guidé à son insu par un réseau articulé de représentations que la conscience ne pouvait reconnaître comme siennes. L’hétérogénéité du savoir inconscient à la conscience a été dégagée avec le mécanisme de la répétition, liée à une pulsion de mort, primant sur le principe de plaisir supposé régner.

Au-delà du principe de plaisir nous paraît cette face opaque qui s’appelle l’instinct de mort. Qu’est-ce que cet instinct de mort ? Qu’est-ce que cette sorte de loi au-delà de toute loi, qui ne peut se poser que comme une structure dernière, d’un point de fuite de toute réalité possible à atteindre ? 287

Lacan définit l’instinct comme « cette connaissance qu’on admire de ne pouvoir être un savoir »288. Le savoir est ce par quoi la vie ne va pas directement à la mort mais emprunte le détour ambigu du savoir inconscient :

Le savoir, c’est ce qui fait que la vie s’arrête à une certaine limite vers la jouissance . Car le chemin vers la mort- c’est de cela qu’il s’agit, c’est un discours sur le masochisme- le chemin vers la mort n’est rien d’autre que ce qui s’appelle la jouissance.289

La vie est prise dans le symbolique de manière morcelée et décomposée. L’être humain est en partie hors de la vie, il participe à l’instinct de mort. C’est aussi par là qu’il aborde le registre de la vie. Le Surmoi effraie le sujet, construit en lui des symptômes efficaces, élaborés, vécus, poursuivis, qui se chargent de représenter ce point où la vie n’est pas comprise du sujet mais se joue de lui. L’être humain a le sentiment d’une sorte de déchéance essentielle qui fait qu’il est toujours au-dessous de ce qu’il était, ailleurs que sur son sol, en retard sur lui-même et que sa vérité est dans son passé. Mais il est aussi toujours en avance sur lui-même, projetant des hypothèses, anticipant des possibilités jusqu’à cette possibilité extrême qui est la mort. Il est toujours dans l’avenir, accroché à ce qui n’est pas encore. C’est ce qu’a relevé Heidegger pour qui la relation fondamentale de l’être n’est pas la relation à autrui mais la relation avec la mort, où tout ce qu’il y a de non authentique dans la 285 S XXII, séance du 10 décembre 1974.286 Subversion du sujet et dialectique du désir, Ecrits, Points Seuil, p283.287 J.Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Seuil, Paris, 1986, p29, désormais référencé sous S VII.288 Ibid.289 S XVII, p17.

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relation avec autrui se dénonce puisqu’on meurt seul. L’individu se relie certes au monde dans la quotidienneté, mais Heidegger insiste toujours sur son isolement radical.

L’imbrication entre la vie, la mort et le langage est aussi un thème repris de la Phénoménologie de l’esprit. Dans sa préface, Hegel indique :

ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve de la pure destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit.

Hegel soutient l’idée que le travail de l’entendement, comme celui du langage est une mise à mort symbolique de la chose à laquelle il se réfère. La pulsion de mort n’affecte donc pas seulement le champ imaginaire mais aussi la dimension symbolique. C’est l’apparence que prend l’intrusion du symbolique dans notre existence. C’est pourquoi Hegel inscrit le désir sous la figure de l’Autre et du maître absolu qu’est la mort.

Kierkegaard, critique de Hegel et référence fréquente de Lacan, allait jusqu’à penser que le prochain idéal qu’on devrait aimer est un mort.

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Chapitre 3. Le discours comme lien social

C’est dans son Séminaire III sur les Psychoses que Lacan introduit la notion de discours. Pour distinguer le langage dans son fonctionnement ordinaire du langage des délirants qui paraît constitué de la même étoffe, Lacan pose en effet la nécessité de dégager la notion de discours. La création d’un nouveau concept constitue ici une opération langagière qui crée de la différence et déplace une frontière. La notion de discours vise « l’économie du discours, la rapport de la signification à la signification, le rapport de leur discours à l’ordonnance commune du discours. »290

Le discours au sens où Lacan le conçoit instaure un certain type de lien social, c’est un mode de traitement des rapports sociaux. Le signifiant a en effet cette aptitude à organiser une interaction à la fois rigoureuse et sourde entre les sujets, difficile à entendre :

La censure est une chose très banale, cela ne se produit pas seulement au niveau de notre expérience personnelle, cela se produit à tous les niveaux de ce que nous appelons nos rapports avec nos semblables, à savoir que ce que nous n’avons pas déjà appris à entendre, nous ne l’entendons pas.291

Les Anciens ont repéré trois types de discours: le judiciaire, le politique ou délibératif et l’épidictique, qui rassemble les discours de circonstance ; le christianisme en a apporté un quatrième, la prédication.

Lacan quant à lui s’est attaché à analyser les liens entre les différents discours, sans considérer toutefois que cette analyse pouvait s’opérer par un métalangage.

Le langage s’interroge sur ce qu’il fonde comme discours. Il est frappant qu’il ne puisse le faire qu’à fomenter l’ombre d’un langage qui se dépasserait, qui serait métalangage. J’ai souvent fait remarquer qu’il ne peut le faire qu’à se réduire dans sa fonction c’est-à-dire déjà à engendrer un discours particularisé292.

Le discours de Lacan tenu lors de son séminaire s’adresse à des publics différents selon les périodes : des origines à 1963, date du séminaire interrompu sur les noms du père, il s’agit des analystes ; de 1964 à 1968-69, il décide de s’adresser à tous avec un souci didactique ; c’est aussi la période de publication de ses Ecrits qui connaissent un retentissement important auprès d’un large public. Vers la fin de son enseignement, Lacan s’adresse à « qui comprenne », ou à l’Autre, avec une recherche de formalisation plus prononcée du discours analytique, qui finit par s’effilocher très nettement. Il aura accordé

290 S III, p44.291 Discours de Tokyo prononcé le 21 avril 1971, consultable sur le site http://www.ecole-lacanienne.net/pastoutlacan70.php292 S XIX, 12 janvier 1972.

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alors quelques rares entretiens aux médias - Radiophonie en 1970, Télévision en 1974- mais sans chercher à se rendre plus accessible à un large public.

A partir de la fonction aristotélicienne classique du discours comme art de persuader, Lacan en vient à dégager quatre discours, par permutation de quatre termes fondamentaux sans qu’aucun pour autant ne trouve sa garantie quelque part : l’Autre tend toujours à se dérober.

7. Les usages du discours

Le renouveau d’intérêt pour la rhétorique à partir des années 1950 témoigne d’une attention portée à une rationalité non seulement déductive mais aussi ouverte à la contingence, caractérisant le monde incertain de l’agir humain.

La rhétorique, aussi ancienne que la philosophie, est aussi son plus vieil ennemi : il est toujours possible que le souci de « bien dire » s’affranchisse de celui de dire vrai. La rhétorique traite de l’usage du discours pour plaire comme pour convaincre, délibérer, raisonner. Il n’est de rapport à autrui qui ne passe par elle, pour se mettre au service de fins multiples. Elle traduit le lien des hommes entre eux. Ils s’opposent, se combattent ou au contraire cherchent à s’entendre. Chez Platon, où le monde se dédouble en choses et en être des choses, questionner sert à se ressouvenir des idées enfouies depuis toujours dans l’âme. Mais Socrate veut que l’autre ait tout compris ; il pose des questions pour que tout soit clair, que tout le monde puisse être d’accord sur la vérité. Avec Aristote, le langage de la continuité devient le langage officiel de la philosophie. Cette continuité est celle d’une cohérence logique réduite aux trois principes d’identité, de non contradiction et du tiers exclu. Pour Aristote, l’unité de l’être, assurée par le sujet, la substance, fonctionne comme réducteur de la multiplicité et de la contingence. Mais il faut distinguer dans l’être ce qui peut être autre : ce qui est mais aurait pu ne pas être ; ce qui est mais pourrait ne pas être et ce qui est mais sans devoir être.

La rhétorique reprend ainsi la logique de l’identité et de la différence, et se présente comme la négociation de la distance entre les êtres et au sein des êtres. De cette différence entre les hommes appelés à vivre ensemble naît la politique. Pour Aristote, la rhétorique est donc subordonnée à la politique, au souci du bonheur, du juste et de l’utile. Sa rationalité repose sur la vraisemblance et la probabilité plus que sur la vérité et la certitude. Les ambiguïtés, les affects font du discours une forme à déchiffrer à chaque fois par chacun. Le dit est souvent subordonné à la façon de dire et aux intentions.

Aristote définit la rhétorique comme l’art de la persuasion par distinction avec la flatterie, la séduction, la menace. La rhétorique fut d’abord une technique de l’éloquence, pour défendre, délibérer, blâmer, louer. Freud fait des mots « les instruments les plus importants de l’influence qu’une personne cherche à exercer sur une autre »293. Ils sont le moyen principal du traitement par l’âme des troubles psychiques ou corporels. Face à ses 293 S.Freud, Psychische Behandlung (Seelenbehandlung) in Résultats, Idées, Problèmes, op cité, p12.

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adversaires qui doutent de l’efficacité thérapeutique des seuls mots, il reconnaît et revendique le lien avec la magie des mots : « Les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d’autre que magie décolorée »294 mais là où il se sépare de la pensée magique, c’est qu’il entend rendre compte de cet effet et « faire comprendre comment la science procède pour restituer au mot au moins une partie de sa force magique d’antan »295 et sur cette voie « on ne rencontre rien qui soit susceptible de dépasser l’entendement. »296 L’effet thérapeutique accordée aux mots s’inscrit toutefois chez Freud dans les relations réciproques entre le corps et l’âme. L’expression des émotions passe ainsi de manière privilégiée par des modifications corporelles- tensions et relâchements des muscles faciaux, regard, afflux de sang au niveau de la peau, ton de la voix, position des membres, en particulier des mains, « auxquels on se fie davantage qu’aux expressions verbales qui les accompagnent. »297 Les processus de pensée, au même titre que la colère, la crainte, la souffrance, l’extase, le chagrin ou la pitié, entraînent des conséquences corporelles et sont à ranger sous la rubrique des états psychiques affectifs. Le traitement psychique vise dès lors à « éveiller chez le malade des états et conditions psychiques propres à favoriser sa guérison »298 sachant que « tout tient au bon vouloir du malade. »299 Il s’agit donc d’ « engager le combat contre les forces puissantes qui ancrent la maladie dans la vie psychique »300, le champ de la lutte étant constitué par les difficultés que provoque dans le système nerveux une impression que le travail mental ou la réaction motrice ne parvient pas à liquider.

Les passions expriment les différentes façons de manifester sa distinction par rapport aux autres mais elles sont aussi une façon d’appréhender la relation avec autrui. Pour marquer la distance, le mépris est plus fort que l’impudence qui ignore l’autre. Les passions sont les potentialités de l’action.

Nous sommes habitués à un fonctionnement du langage où un ordre est déjà constitué ; la métaphore engendre un ordre nouveau en produisant des écarts par rapport à cet ordre antérieur. La métaphore marque cet écart avec la norme ontologique : « c’est ceci et ce n’est pas ceci » ne peut s’entendre littéralement sans contradiction. Aristote couple la technique avec la recherche de la preuve. La rhétorique implique le caractère du locuteur et la disposition de l’audience. Il y a toujours un décalage entre l’homme et le discours, décalage qui peut s’amplifier ou diminuer.

Fidèle à la rhétorique aristotélicienne, Lacan fait dans son activité l’expérience que l’homme n’est pas gouverné par la raison qui fait pourtant son essence mais par ses passions et son imagination, fussent-elles trompeuses. L’homme est un être à l’entendement naturellement limité et à la volonté aimantée par le plaisir. Dans un premier temps de sa restitution de l’expérience analytique, Lacan a porté l’accent sur les intentions du discours, sur

294 Ibid, p2.295 Ibid.296 Ibid, p9.297 Ibid, p5.298 Ibid, p11.299 Ibid, p21.300 Ibid, p22.

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ce que le sujet, derrière des propos décousus, veut dire. Il définit alors l’expérience psychanalytique comme une :

loi de non soumission, de non systématisation, posant l’incohérence comme condition première de l’expérience, accordant une présomption de signification à tout un rebut de la vie mentale (représentation où la psychologie d’école ne voit que du non sens : rêves, pressentiments, fantasmes, délires confus ou lucides ; phénomènes négatifs : lapsus, ratés). 301

L’analyse permet ainsi d’aller plus loin dans le déchiffrement des intentions cachées du sujet. S’y reconnaît alors

une intention, parmi celles qui représentent une certaine tension du rapport social : intention revendicative, intention punitive, intention propitiatoire, intention démonstrative, intention purement agressive.302

Mais la transmission de cette intention par le langage ne se fait pas sans perte :

ou bien l’intention est exprimée mais incomprise du sujet (exprimée mais de manière inconsciente) ou bien l’intention est conçue mais niée par le sujet (réprimée de manière consciente). Le langage comme expression sociale révèle ainsi à la fois son unité significative dans l’intention et son ambiguïté constitutive comme expression subjective, avouant contre la pensée, menteur avec elle.303

Avec l’introduction de la notion de discours, Lacan avance que le langage, qui échappe dans une large mesure au vouloir dire, fonctionne moins pour dire que pour ordonner.

Le discours sert d’abord à ordonner, à porter le commandement, intention du discours puisqu’il reste de l’impératif dans toute intention. Tout discours a un effet de suggestion, il est hypnotique. Un discours est toujours endormant sauf quand on ne le comprend pas, alors il réveille.304

Ce qui anime le discours selon Lacan, ce sont les intérêts du sujet, qu’il considère, au lendemain des événements de 1968, « dans la société capitaliste entièrement marchands. » 305

8. Les quatre discours

301 J.Lacan, Propos sur la causalité psychique, 1946.302 Ibid, p82.303 Ibid, p83.304 S XXIV, 18 avril 1977.305 ?S XVII, p105.

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En 1969, dans le livre XVII du séminaire, consacré à L’envers de la psychanalyse, Lacan expose donc quatre formes fondamentales de discours, tous à la fois entièrement marchands mais qui constituent quatre variantes types de lien social et de régulation des rapports sociaux. Cette élaboration répond à la question que pose Lacan après Dos Passos sur la manière dont le collectif inscrit sa marque dans l’intimité du sujet. Chez Freud, c’est par l’intermédiaire de l’idéal du moi, engendré par l’introjection des valeurs transmises, et inclues dans le refoulement des pulsions condamnées, que l’inconscient de chacun est rapporté au discours général. La notion de psycho-névrose de défense, porteuse d’un conflit intérieur entre pulsions, désirs, d’un côté, normes et valeurs de l’autre, indiquait le joint entre symptôme et société.

Chez Lacan, la question passe par le langage et ses effets de transformation du réel. Pour lui, la réalité est pétrie par le langage depuis la perception jusqu’aux faits sociaux : la politique, l’éducation, le droit, l’amour c’est-à-dire l’ensemble des liens entre les citoyens, les générations ou les êtres sexués.

Ces discours sont construits sur le modèle de l’analyse structurale autour de la permutation de quatre termes ne se définissant pas par eux-mêmes, n’ayant pas de consistance propre, mais de nature uniquement différentielle. Ces quatre termes sont: le signifiant, le savoir, le sujet et ce qu’il va appeler à partir d’une analyse de la plus-value chez Marx le plus-de-jouir. Ce système différenciel sans terme positif présente les combinaisons possibles entre ces éléments.

Par l’instrument du langage s’instaurent un certain nombre de relations stables, à l’intérieur desquelles peut s’inscrire quelque chose qui est bien plus large, va bien plus loin que les énonciations effectives. Nul besoin de celles-ci pour que notre conduite, nos actes éventuellement s’inscrivent du cadre de certains énoncés primordiaux.306

Les quatre discours élaborés dans ce Séminaire sont le discours du maître, le discours universitaire, le discours de l’hystérique et le discours de l’analyste.

Le discours du maître est la forme principale d’où dérivent les trois autres formes. C’est le signifiant qui y occupe la place de l’agent. Il est dans une approche hégélienne et marxiste, celui par lequel le maître met l’esclave au travail et tente de s’accaparer la plus value dans le vocabulaire de Marx, le surplus de jouissance pour Lacan, qui résulte de ce travail. Son caractère factice tient à ce qu’il donne à l’autre l’illusion que s’il était maître, s’il parvenait à le devenir, il ne serait plus dans la division. Le savoir s’est transformé en impératif, il importe qu’il y ait des maîtres, réels ou non : « le surveillé secrète le surveillant »307. Le discours du maître est aussi le discours de l’inconscient.

Dans le discours universitaire, c’est le savoir qui occupe la place dominante : derrière les efforts pour transmettre un savoir apparemment neutre peuvent se dégrader en tentative de maîtriser l’autre par l’intermédiaire de ce qui lui est appris. Ce discours représente une connaissance hégémonique, la tendance lourde de la science à dominer les autres formes

306 Ibid, p11.307 J.P.Cléro, Dictionnaire Lacan, Ellipses, 2008, p214.

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culturelles. L’enseignement, y compris donc celui de Lacan, consiste parfois à méconnaître l’arbitraire par la cohérence et la consistance. Il rejoint dans ce cas le discours du maître en ce qu’il donne lui aussi l’impression à l’étudiant que s’il savait, il vaincrait par là même la division du sujet. Il utilise le savoir pour servir des objectifs de maître.

Le discours de l’hystérique, qui peut impliquer tout sujet sur le chemin de la connaissance et pas seulement le sujet en proie à une névrose hystérique, représente une forme de lien social où la position dominante est celle du sujet divisé, du symptôme. Le discours de l’analyste correspond place en position d’agent l’objet cause du désir de l’analysant et non le savoir sur ce désir.

Lacan conçoit les discours comme des tentatives d’entourer la Chose informe qui ne parvient pas représenter le réel. Ils ne se bouclent pas, il y a discontinuité.

Une certaine ambiguïté demeure sur la visée de cette construction. L’ambition de Lacan ne se situe sans doute pas seulement dans l’élaboration d’un dispositif heuristique capable de fournir la syntaxe des transformations permettant de passer d’une variante à une autre à l’instar du modèle structural lévi-straussien : il pense pouvoir rendre compte d’une réalité sociale. Foucault a contesté la tentative de Lacan de formaliser ces discours et d’aucuns n’hésitent pas à souligner l’échec de Lacan sur ce point. Il s’agit là sans doute davantage de repères permettant de débusquer dans tout discours sa dérive intrinsèque. Comme l’a souligné J.Pouillon, « le structuralisme proprement dit commence quand on admet que des ensembles différents peuvent être rapprochés non pas en dépit, mais en vertu de leurs différences qu’on cherche alors à ordonner ».308

Une différence toutefois demeure entre l’approche de Lévi-Strauss et celle de Lacan : l’anthropologue ne prend pas pour objet la construction du sens dans des situations interactionnelles, privilégiant l’analyse des systèmes de signes déjà constitués alors que le psychanalyste s’attache davantage à la parole qu’à la langue.

Lacan souligne aussi une autre caractéristique du discours, à savoir l’impossibilité de tenir un discours contre quoi il n’y ait pas d’objection. Ce point rejoint la thèse de la réfutabilité des théories scientifiques énoncée par Popper. Même si la psychanalyse n’est pas une conception du monde et ne cherche pas à trouver une réalité pré-discursive, son discours ne saurait donc faire exception à ce trait. Sans retrouvaille avec l’objet perdu, chaque réalité se fonde et se définit d’un discours ; ainsi ne peut elle jamais être totalement partagée avec notre prochain. La psychanalyse a bénéficié du terrain que la philosophie lui a abandonné, mais au prix d’un rabattement de ses prétentions : l’élaboration d’un accommodement plutôt que d’un art de vivre, d’une ascèse plutôt que d’un savoir. Cette perspective encore inspirante au siècle dernier interroge les limites de la psychanalyse et de sa fin. Si sa principale promesse est désormais de s’accommoder de ses dérangements irréductibles et sa méthode privilégiée de ne rien toucher des symptômes, il n’est guère surprenant que d’autres méthodes thérapeutiques la supplantent. La philosophie d’aujourd’hui croit moins aux vérités éternelles, cherche moins à régler le sens des choses une fois pour toutes et a priori mais les philosophes

308 J.Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Maspero, Paris, 1975, p15-16, cité par P.Descola, Le structuralisme et l’anthropologie de la nature, Philosophie n°98, Minuit, été 2008.

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ont toujours besoin de la littérature et des autres arts pour l’aider à dégager et à dire que le sens de la vie est donné au fur et à mesure des expériences de l’existence.

Il semble en outre qu’il soit de la propriété des discours établis de se rendre aveugles à leurs propres déterminations ; c’est aussi le propre du discours de méconnaître la jouissance qu’il ordonne et de confondre son bâti avec la réalité même. Il tend à faire prendre l’assise des habitudes mentales et des pratiques auxquelles il préside pour un ordre de nature. D’où l’antipathie entre les discours mais aussi la désaffiliation actuelle à l’endroit des discours un peu trop clos comme a pu le devenir le discours analytique ressassé dans les écoles.

9. L’Autre qui se dérobe

Le sujet issu de la révolution freudienne était le sujet césuré. Il y avait l’Anna malheureuse, triste et angoissée mais aussi séduisante, cultivée et intelligente et il y avait l’Autre, la somnanbule, en état d’absence auto-hypnotique, folle, méchante et hallucinée. Le clivage est spectaculaire : l’une ne connaît pas l’autre et chacune aura ses heures : « l’une aura le jour, l’autre la nuit, la 1ère sera à l’heure du calendrier, la seconde à l’heure du traumatisme. »309 Elles n’auront même plus de langue commune.

Lacan a tenté de cerner cette jonction entre le sujet et l’Autre. Comme le formule Erik Porge :

« il n’est pas sujet dans l’inconscient, imaginé comme un réservoir de pulsions, il est cette pulsation, cette fente par quoi quelque chose d’insu- d’inconscient- s’ouvre et se ferme aussitôt qu’appréhendé par la conscience. Le sujet n’est rien de substantiel, il est moment d’éclipse qui se manifeste dans l’une bévue. »310

C’est avec cette pulsation que le sujet va chercher à faire garde-corps contre le vide qui aspire la parole. Quand c’est invivable, le sujet peut être poussé à rechercher à quel Autre il s’adresse, dans quel monde de symboles ou de chimères il s’inscrit véritablement quoique ne le sachant pas. Lacan, qui a supposé un temps, derrière le mur du langage, de véritables Autres, de vrais sujets avec lesquels il y aurait des rapports authentiquement subjectifs, renonce à cette notion. Le sujet n’a d’autre existence que la division opérée par le signifiant. L’Autre n’est pas un sujet mais un lieu, qui permet au sujet de vivre bien ou mal.

Si l’Autre perd peu à peu de sa consistance au fil de l’enseignement de Lacan, pour figurer le manque, il demeure la clé de voûte de l’édifice langagier, aussi fragile et précaire puisse-t-il se révéler. Lacan interroge :

« quel est le minimum concevable initial d’une batterie signifiante pour que puisse commencer à s’organiser le registre du signifiant »311 ?

309 Colette Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Editions du Champ lacanien, Paris, 2003.310 E.Porge, sujet, in P.Kaufmann, L’apport freudien, op cité, p539.311 S VII, p80.

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C’est à partir des situations où cet Autre ne remplit pas sa fonction que Lacan en déduit que, malgré son inconsistance, il faut absolument qu’il existe.

C’est pour autant qu’un terme peut être refusé, qui tient la base du système des mots dans une certaine distance ou dimension relationnelle, que nous verrons se développer toute la psychologie du psychotique- quelque chose manque vers quoi tend désespérément son véritable effort de suppléance, de significantisation.312

La démarche de Lacan comporte bien une dimension métaphysique mais elle ses emprunts et sa contribution à la philosophie ne sont pas tant du côté d’une philosophie de l’être ni à une philosophie de l’autre, mais à partir de la fonction du Un. Il en va de l’autre comme de l’être, ces termes se retirent, se cachent en se donnant. Il est question chez Lacan « de rapport du sujet à l’être si ce rapport est de discours. »313 De même que dans le Dasein de Sein und Zeit, il y a à la fois éclaircie de l’être et dérobade, l’Autre s’il se montrait, ne serait plus Autre mais semblable.

C’est donc surtout autour de l’ l’Un que Lacan tourne:

C’est lui qui est mis en cause bien plus que l’être par l’intrusion de la psychanalyse, c’est lui qui nous force à déplacer l’accent du signe au signifiant. Si l’analyse introduit quelque chose, c’est justement que ce un ne colle pas, et c’est pour ça qu’elle introduit quelque chose de nouveau.314

Ce déplacement ne paraît guère faire avancer  la signification de l’autre : « Le signifiant n’a aucune signification ». 315

Il est au mieux cause de la nécessité de parler comme l’exprime Beckett : j’ai à parler n’ayant rien à dire. Il reste que ce signifiant obéit à une logique qui peut être rigoureusement dégagée que c’est de « certains défauts irréductibles d’articulation d’où procède l’effort même qui témoigne du désir de savoir. »316

312 Ibid.313 Conférence de Bruxelles, 1960.314 S XVI, p213.315 S XIX, 21 juin 1972.316 S XVI, p291.

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2ème partie

L’Autre qui n’existe pas

De quelques conséquences épistémologiques

« Les illusions tombent les unes après les autres, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est

l’expérience. Sa saveur est amère ; elle a pourtant quelque chose d’âcre qui fortifie ».

Gérard de Nerval, Les filles du feu, Gallimard, Paris, 2005, Folio Classique, p181.

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En avançant que l’Autre n’existe pas, Lacan porte toujours attention à la parole mais déplace l’accent de ses effets à ses usages. La détermination du sujet par le langage, par l’Autre comptent toujours; mais l’idée progresse que le sujet a à apprendre à se débrouiller avec ce qui le dérange, le savoir-faire étant moins affaire de savoir. L’Autre qui n’existe pas veut dire que le sujet est obligé d’inventer des usages inédits de la langue.

Lacan invente donc lui aussi : au grand Autre et au petit autre, il va ajouter les objets et parmi ceux-ci en créer un de toute pièce, avec un statut privilégié de moteur des rzlations aux choses, aux êtres, aux idées.Si les objets prennent rang dans les figures de l’altérité, les autres prennent à leur tour rang dans la série des objets :

Pourquoi notre semblable ne serait-il pas valablement un objet? Plût au ciel qu’il le fût un objet. L’analyse nous montre qu’il est au départ encore bien moins qu’un objet. Il est ce quelque chose qui vient remplir sa place de signifiant à l’intérieur de notre interrogation.317

L’absence de garantie paraît invalider toute prétention à la connaissance, fragiliser la raison et mener au scepticisme. Bien qu’ayant varié sur la question des rapports de son enseignement avec la théorie de la connaissance, tantôt réfutant tout lien avec elle318, tantôt reconnaissant à son enquête une proximité étroite avec elle, Lacan affirme dans son Séminaire D’un Autre à l’autre : « Ma position est identique en plusieurs points à celle qui s’inscrit sous le nom d’épistémologie. »319

Pas plus que la philosophie ne peut tenter de définir l’être sans fixer le statut de la connaissance, c’est-à-dire sans préciser de quelle manière l’être s’offre ou se refuse à la pensée humaine, la psychanalyse ne saurait se passer de fondement épistémique. Si Freud inscrit clairement sa découverte dans la démarche scientifique, le but que se donne Lacan au tournant des années 1970 consiste à « situer la fonction de la psychanalyse, non pas à tout prix comme science, mais comme indication épistémologique »320.

Parce que la découverte freudienne exigeait pour être articulée, des emprunts à diverses disciplines, et que sa reprise par Lacan a intensifié ces importations, cette procédure rendait nécessaire d’asseoir la légitimité et la validité de ce nouveau discours.

Nous tenterons de cerner en quoi l’hypothèse de l’inconscient structuré par des rapports d’altérité renouvelle l’approche du savoir et de la connaissance et peut ou non nous ménager un accès vers la connaissance de l’autre. L’obstacle le plus manifeste à ce projet a été formulé par Lacan d’une manière directe :

317 S IV, p371.318 « L’inconscient subvertit d’autant plus la théorie de la connaissance qu’il n’a rien à voir avec elle parce qu’il lui est étranger. » Radiophonie, Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p 432.319 S XVI, p48.320 Ibid, p203.

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« Ceux qui ne savent pas ne peuvent pas savoir »321 à entendre comme le fait qu’aucun homme n’est préparé à entendre ce qui lui échappe.

Lacan situe la naissance de la psychanalyse dans un contexte scientifique marqué par une certaine crise de la théorie de la connaissance. Or, il entend sur cette voie à travers son analyse de l’altérité, accentuer la rupture, opérée par Husserl, au sein des rapports du sujet et de l’objet. Les deux auteurs partagent le projet de fonder leur discipline comme science rigoureuse et partent pour ce faire du même point : le sujet cartésien. L’intentionnalité est la manière dont Husserl rompt avec l’opposition cartésienne du sujet et de l’objet, où celui-ci n’était qu’une simple représentation mentale. L’acte intentionnel, en constituant la chose visée en objet, l’objective, c’est-à-dire me permet de la connaître en l’atteignant elle-même et pas simplement sa représentation dans mon esprit. Pour Husserl, contrairement à Kant, l’intuition n’est pas purement passive mais permet d’atteindre tout objet grâce à un sujet donateur de sens. Il reste que comme chez Descartes, c’est l’ego qui constitue le fondement transcendantal, la conscience apparaissant comme le résidu de la réduction.

A partir du même projet, du même point de départ, Lacan en arrive à des conclusions opposées au résultat de Husserl. Le retour à la chose même manque toujours l’objet et la sphère d’appartenance n’est jamais propre. C’est à l’occasion de son séminaire sur Le désir et son interprétation que Lacan formule sa question concernant la prise que nous pouvons avoir sur le réel:

Nous savons que nous ne sommes pas sans prise sur le réel mais laquelle ? Est-ce une prise de connaissance, est-ce qu’il ne semble pas qu’au point de l’élaboration de la science physique qui est la forme où la réussite s’est poussée le plus loin de la prise de nos chaînes symboliques sur l’expérience construite, que moins que jamais, nous avons le sentiment d’atteindre à ce quelque chose qui dans l’idéal de la philosophie se proposait comme la récompense de l’effort du philosophe, cette participation, cette connaissance, cette identification à l’être qui était visée et qui était représentée dans la perspective grecque, aristotélicienne comme étant la fin du connaître, à savoir l’identification par la pensée du sujet à l’objet de sa contemplation ? 322

Cette approche est présentée une nouvelle fois comme décevante :

A quoi nous identifions nous au terme de la science moderne ? Nous sommes sûrs d’être déçus quant à ce qu’il y a à connaître. La psychologie freudienne, elle nous dit que le réel du sujet n’est pas à concevoir comme le corrélatif d’une connaissance.323

Lacan va dès lors porter l’intérêt sur le moment où la connaissance nous échappe, sur les phénomènes hétérogènes au savoir.

321 J.Lacan Mon enseignement, p18.322 S VI, 20 mai 1959.323 Ibid.

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Chapitre 4. Coupure dans le statut philosophique du savoir et de la vérité

La dimension inspirante de la psychanalyse lacanienne s’appuie d’abord sur un renouvellement de la sémiologie psychiatrique. Là où les psychiatres de son temps ne voyaient dans la psychose que chaos, Lacan y décèle au contraire « un essai de rigueur ». Il introduit ainsi dans le discours psychiatrique des conceptions anti-ségrégatives. Il reconnaît chez tout être humain la présence des signes réservés par la psychiatrie aliéniste à la psychose : l’aliénation et la séparation, dont il fait le mécanisme le plus structurant de tout sujet parlant ; le barrage, signe classique de la schizophrénie, lui sert à désigner le statut de tout sujet parlant. Pour lui, l’inconscient est toujours discordant.

Il infléchit aussi la perspective traditionnelle de la psychiatrie par la prise en considération du milieu humain, ce qui va le conduire à une série de remaniements : critique du scientisme, mise en évidence d’un savoir insu du sujet puis sans sujet. Il s’en dégage un certes un scepticisme mais qui peut orienter vers le réel.

10- Critique du scientisme

La psychanalyse freudienne étant née de la science, sa psychologie des profondeurs ne s’opposait pas à la psychiatrie mais visait à « lui fournir l’infrastructure indispensable et à remédier à ses limitations actuelles. »324 Ces limitations résidaient en ce que la psychiatrie était essentiellement descriptive et classificatoire. La psychanalyse lacanienne va se placer à l’envers de la médecine issue de la fin du XIXème siècle. L’entrée de Lacan dans le champ psychiatrique se traduit par l’attention accordée à la parole des patients alors qu’une majorité de ses collègues tend à négliger leurs propos souvent décousus. Lacan mène le même combat que Husserl contre le naturalisme dans les sciences de l’homme. Il exprime son dégoût et son indignation pour les discours sur la maturation du moi, sur les stades successifs du développement instinctuel. Lacan se réclame de Freud pour soutenir que le sujet est autre chose qu’un organisme qui s’adapte. Il condamne avec la même fermeté l’identification du sujet à l’ego de la philosophie de la conscience. Quand il résume l’apport de son premier enseignement, Lacan s’exprime en ces termes :

Pendant quelques années, tout mon effort a été nécessaire pour revaloriser cet instrument, la parole- pour lui redonner sa dignité, et faire qu’elle ne soit pas toujours ces mots d’avance dévalorisés, qui les forçaient [les médecins] à fixer leur regard ailleurs, pour en trouver le répondant.325

L’attention portée à la parole l’amène à prêter attention au langage, y compris dans son abord philosophique.C’est par là que Lacan a été amené à porter une attention particulière au langage. 324 S.Freud, « Psychanalyse » und Libidotheorie », Résultas, Idées, Problèmes, op. cité, p70.325 SXI, p26.

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C’est ainsi que j’ai pu passer au moins un temps pour être hanté par je ne sais quelle philosophie du langage, voire heideggérienne, alors qu’il ne s’agissait qu’une référence propédeutique. Et ce n’est pas parce que je parle en ces lieux que je parlerai plus en philosophe. 326

Lacan distingue la démarche analytique de la science en ce qu’elle ne forclot pas le sujet. En cela, il la rapproche de la façon dont Freud considérait la philosophie.

« Ce qui nous différencie de n’importe quelle autre objectivation scientifique, c’est que pour l’objectiver, nous sommes forcés nous et notre désir de nous mettre dedans. »327

C’est dans La science et la vérité, leçon d’ouverture du Séminaire tenu l’année 1965-66 sur L’objet de la psychanalyse, que s’amorce le mouvement de séparation de la psychanalyse non plus seulement avec la psychiatrie mais avec la démarche scientifique.

10.1. Critique du réductionnisme en psychologie et de la passion de la vérité

La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle sont marqués par la question de l’unité de la science et la prépondérance des thèses physicalistes pour lesquelles il n’y a qu’une seule réalité, la réalité matérielle. Cette conception a donné lieu à la thèse de la réduction des théories, soutenue par le cercle de Vienne pour qui toutes les sciences peuvent être réduites à la physique au moyen de constructions logiques. Carnap publie en 1932 du « Discours physique comme discours universel de la science » ; le béhaviorisme se développe. Dans les années 1930, Lacan cherche plutôt à restaurer le domaine du sens au sein même des phénomènes restés inexpliqués par la tradition philosophique notamment.

Sa thèse de psychiatrie publiée en 1932 reste marquée par un projet scientifique qui animait aussi bien Freud que ses collègues psychiatres. Mais ce projet d’une « science de la personnalité » que Lacan définissait comme « développement des fonctions intentionnelles liées chez l'homme aux tensions propres à ses relations sociales » ne verra jamais le jour. La conversion de Lacan à la psychanalyse à l’issue de son analyse personnelle lui fera prendre un autre tournant, d’où émergera plus nettement le souci de traduire sur le terrain philosophique les avancées de sa clinique. Son interprétation de la pensée spinoziste rejoint son attachement précoce à Berkeley: critique des idées générales et de la connaissance abstraite, caractère arbitraire des signes verbaux, parallélisme entre l’ordre et l’enchaînement des idées et l’ordre et l’enchaînement des causes, critique antisubstantialiste. L’utilisation par Lacan de la philosophie de Spinoza est assez éclairante de la manière dont le psychanalyste procède dans sa lecture des oeuvres. Comme le souligne Elisabeth Roudinesco, avec l’Ethique de Spinoza,

326 Ibid.327 S XIII, 22 juin 1966.

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il se livre à un commentaire qui consistait non pas à emprunter des concepts mais à les « traduire », c’est-à-dire à leur donner une signification nouvelle. […] Au lieu de s’inspirer d’un modèle ou de le déchiffrer, il lui imputait une interprétation, la sienne, et faisait d’elle la seule possible. 328

Lacan condamne ainsi les conceptions et méthodes en vigueur au début du siècle  tant dans la psychiatrique scientifique que dans « la psychologie scolastique qui les tient elle-même de l’élaboration de siècles de philosophie »329. Il associe en effet « le vice de l’associationnisme330 » à « la position du problème de la connaissance sous le point de vue philosophique »331. Il met en cause l’héritage de la conception lockéenne sous la thèse : « nihil erit in intellectu quod non prius fuerit in sensu » qui fait démarrer l’action du réel dans la sensation pure et renvoie la connaissance au domaine de l’idéalisme.

Lacan entreprend donc précocement une critique du dogme de la vérité ; il remet en cause les pétitions de principe qui « s’épanouissent dans cette économie générale des problèmes»332, n’accordant aux phénomènes psychiques aucune réalité propre, ceux autre qu’illusoire. La réalité vraie est constituée par le système des références en vigueur dans la science établie c’est-à-dire des mécanismes tangibles pour les sciences physiques et des motivations utilitaires pour les sciences naturelles. Le rôle de la psychologie est de réduire à ce système les phénomènes psychiques, ce en quoi elle constitue pour Lacan une « erreur de perspective » sur l’être humain.

Nous ne dénions pas que la science ait à connaître de la vérité. Mais nous n’oublions pas que la vérité est une valeur qui répond à l’incertitude dont l’expérience vécue de l’homme est phénoménologiquement marquée et que la recherche de la vérité arrime historiquement sous la rubrique du spirituel : les élans mystiques et les règles du moraliste, les cheminements de l’ascète comme les trouvailles du mystagogue. 333

Lacan pose alors les premiers jalons d’une disjonction entre science et vérité.

Mais la vérité dans sa valeur spécifique reste étrangère à l’ordre de la science: la science peut s’honorer de ses alliances avec la vérité, peut se proposer comme objet sa phénoménologie et sa valeur, elle ne peut d’aucune façon l’identifier comme sa fin propre. Peut-on dire par exemple que le savant se demande si l’arc en ciel est vrai  ? Seulement lui importe que ce phénomène soit communicable en quelque langue (condition de l’ordre mental), enregistrable sous quelque forme (condition de l’ordre expérimental), et qu’il parvienne à l’insérer dans l’ordre des identifications symboliques (condition de l’ordre rationnel). 334

.

328 E.Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, Paris, 1993, p 85.329 Au-delà du principe de réalité, Ecrits, p74.330 Le concept de liaison associative est fondé sur l’expérience des réactions du vivant mais étendue aux phénomènes mentaux. A ce concept Freud opposera la loi de l’association libre.331 J.Lacan Au-delà du principe de réalité, Ecrits, p75.332 Ibid, p76 et 77.333 Ibid, p78 et 79.334 Ibid.

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L’attention nouvelle portée par Lacan aux phénomènes psychiques lui permet de reconnaître que le plus grand nombre d’entre eux se rapporte à une fonction de relation sociale. Dès lors, il n’y a pas lieu d’exclure la voie qui y ouvre l’accès le plus commun : le témoignage du sujet lui-même.

La critique du positivisme s’illustre également dans une critique du langage signe, du métalangage et des théories de la communication en vigueur. Elle trouve son point d’appui le plus ferme dans la remise en cause de l’adage philosophique classique depuis Platon selon lequel « savoir, c’est savoir qu’on sait ».

10.2. Un savoir qui ne se sait pas… ou ne veut pas savoir

Avec la découverte de l’inconscient, Freud met en évidence l’existence d’un savoir insu du sujet, pas uniquement parce qu’oublié, phénomène repéré de la perte de mémoire, mais parce qu’objet d’opérations également involontaires mais plus diverses : refoulement, dénégation, rejet. Quand, à la première entrevue, Freud demandait à ses malades s'ils se souvenaient de ce qui avait d'abord provoqué leur symptôme, les uns prétendaient n'en rien savoir, les autres lui rapportaient un fait dont le souvenir, disaient-ils, était vague, et auquel ils ne pouvaient rien ajouter. Par son travail, il devait vaincre chez le malade une force psychique qui s'opposait au retour des représentations pathogènes. Sans doute s'agissait-il justement de la force psychique qui avait elle-même concouru à la formation du symptôme en entravant, à ce moment-là, la représentation pathogène. La théorie du refoulement devient pour Freud, en 1927, le pilier de la théorie des névroses. Le but de la tâche thérapeutique cesse d'être l'abréaction de l'affect engagé sur des voies erronées, elle vise désormais la découverte des refoulements et leur solution grâce à des activités de jugement sur ce qui avait été autrefois écarté. En se déplaçant sur le terrain du jugement, la psychanalyse rencontre donc la question du rapport au savoir et des opérations logiques à l’œuvre dans son expression langagière.

Lacan relève une distinction entre la mémoire, propriété de la substance vivante, et la remémoration, groupement et succession d’événements symboliquement définis. Il décèle qu’au désir de savoir s’oppose un désir de ne pas vouloir savoir qui fait l’inconscient. L’inconscient se tient ainsi dans l’impossibilité d’adhérer à ce qu’on sait, d’être convaincu ou de se convaincre de ce que l’on sait.

Cette découverte vient renouveler un pan entier de la théorie de la connaissance, adossée à la notion de la justification transparente à elle-même. La justification épistémique est un instrument classique pour s’approcher de la vérité. Elle sert de laisser passer, paraît nous autoriser à avoir telle ou telle croyance, permettrait d’établir la distinction entre l’opinion droite et l’épistémè, et d’éviter que nous ne détenions une vérité par hasard. La justification est un pont entre la sphère subjective et les faits. L’épistémologie traditionnelle a été internaliste : la justification d’une croyance est considérée comme une donnée interne.

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Pour savoir que p, vous devez non seulement avoir une justification mais aussi savoir que vous avez cette justification. Etre justifié signifie savoir qu’on est justifié ; il en découle que savoir, c’est savoir qu’on sait. C’est la thèse soutenue à la fois par Platon, Descartes, Spinoza. Savoir sans le savoir, c’est une opinion droite. L’épistémologie est une entreprise normative de part en part. La connaissance est un état normatif. Pour que S sache que p, S doit respecter délibérément certaines normes. Il y a une notion de responsabilité épistémique. Nos croyances dépendent de nous, il s’agit de ne rien accepter quand on ignore les raisons qu’on a de croire.

La transparence de la pensée à elle-même est l’horizon des philosophies qui cherchent à désencombrer la pensée du poids de la matière comme de l’ensorcellement des mots. C’est en particulier l’apport de Descartes, à qui Lacan emprunte sa conception du sujet. Pourtant chez Descartes, la question de l’existence du moi émerge parce qu’il est amené à se demander d’où viennent les pensées qui le sollicitent si fortement et avec une telle vivacité, quel en est le producteur335. Le fondement de la philosophie de Descartes est en effet rationnel : l’esprit est d’abord raison et entendement, source de vérité et volonté d’ « établir un jour dans les sciences quelque chose de ferme et de durable »336. La vérité comme évidence n’est pourtant pas une opération spontanée chez Descartes, elle est conquise au prix d’une remise en cause de toutes les opinions accumulées depuis l’enfance et passe par une succession de méditations. Elle répond au projet de « tout renverser jusqu’au fond et commencer de nouveau à partir des premiers fondements.»337 Cette démarche n’intervient pas à n’importe quel moment dans une vie : Descartes a attendu « un âge qui fut si mûr qu’aucun autre après lui ne fût plus approprié à la conquête du savoir »338. Elle suppose diverses mises en condition : « j’ai délivré mon esprit de tous soucis, je me suis ménagé loisir et tranquillité, je me retire dans la solitude. »339 Cette solitude est à entendre ici comme une figure métaphysique, la possibilité d’un lieu sans objet, « le refuge de celui qui décide de vivre hors de toute relation pour vérifier la possibilité de la relation »340. C’est ce qui fera dire à Lacan que le fondement de la connaissance est d’ordre paranoïaque. Pourtant, l’activité à laquelle va se livrer le sujet cartésien est bien une activité de liaison du donné ; en ce sens, il représente une figure du passage, mais du « passage à la limite »341 dont on peut interroger en effet les frontières avec une activité de rumination : n’indique-t-il pas en effet dès la seconde méditation que « je passe et je repasse toutes ces choses en mon esprit » ?

La démarche cartésienne consiste ensuite à mettre en cause les vérités issues des sens, parfois trompeurs, thème classique, mais plus généralement l’ensemble de la réalité car « on ne peut jamais distinguer par des marques certaines la veille d’avec le sommeil », entre la folie et la raison, entre le réel et l’imaginaire. Il en va ainsi des corps, de leur quantité ou grandeur mais aussi du lieu dans lequel ils existent et du temps pendant lequel ils durent.

335 Cf KS Ong van Cung, coord, Descartes et la question du sujet, PUF, Paris, 1999.336 R.Descartes, Méditations métaphysiques, Première Médiation, trad M.Beyssade, Librairie générale française, Paris, 1990, p29337 Ibid.338 Ibid.339 Ibid.340 G.Canziani, La métaphysique et la vie, in Descartes et la question du sujet, op.cité, p73.341 KS Ong van Cung, Descartes a-t-il identifié le sujet et la substance dans l’ego ? ibid., p145.

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Au terme de ces dispositions, la vérité apparaît comme une idée claire et distincte qui se détache de toutes les autres, celle qui se présente à moi quand je concentre mon attention et que je suis les règles pour bien conduire mon esprit. Cette transparence de la conscience à elle-même, obtenue par une suite d’exercices spirituels, est alors d’une évidence assez immédiate mais elle est néanmoins à conquérir sur des pensées rendues confuses par l’union du corps et de l’esprit, étroitement conjoints. L’expérience du corps est chez Descartes profondément enracinée dans la biographie de chaque individu342. L’âme du Traité des passions a ainsi affaire, venant du corps, à des motions ou impulsions bien plus intenses et caractérisées que chez le sujet des Méditations. Descartes sait aussi qu’on peut avoir des pensées qui nous occupent contre notre gré et qui insistent. Ainsi dans la première Méditation, Descartes précise-t-il : « inlassablement en effet reviennent les opinions accoutumées, et elles s’emparent de ma crédulité, qu’un long usage et le droit que donne la familiarité leur ont comme asservie, et presque malgré moi »343. Cette description des pensées qui habitent le sujet à son insu et qui sont venues se déposer au fil de la vie et l’imprégner jusque dans les plis les plus intimes de son âme et de son corps correspond à ce que Lacan désigne par « le discours de l’Autre », sauf que le plus souvent, le sujet ne s’en rend pas compte ou ne veut pas s’en rendre compte, pour les raisons que souligne tout à fait Descartes : ne pas consentir au faux est un projet laborieux.

et une certaine paresse me ramène aux habitudes de la vie. Tout comme un prisonnier qui peut être jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, quand ensuite il commence à soupçonner qu’il dort, craint d’être réveillé et conspire nonchalamment avec ses illusions agréables, ainsi je retombe de moi-même dans les vieilles opinions et j’appréhende de m’éveiller, de peur que la veille laborieuse qui succédera au paisible assoupissement ne doive dorénavant s’écouler, sans la moindre lumière, parmi les inextricables ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées.344

Sur ces considérations, Descartes s’endort. Il se réveille le lendemain sans pouvoir oublier ce qu’il s’est dit la veille et avec le sentiment d’être tombé dans un profond trou d’eau qui ne lui permet pas de « prendre pied dans le fond ni remonter à la surface. »345

La seconde Méditation approfondit la « nature de l’esprit humain » : à la stupéfaction de ne pouvoir distinguer la veille du sommeil succède l’étonnement «  de voir combien mon esprit est enclin aux erreurs. »346 Bien que sa méditation demeure silencieuse et ne soit qu’intérieure, ne s’adressant à personne d’autre qu’à lui-même, Descartes se sent pris dans « le piège des mots »347 et regardant par la fenêtre des hommes qui passent dans la rue s’interroge : « que vois-je sinon des chapeaux et des vêtements, sous lesquels pourraient se cacher des automates ? »348 Mais Descartes se reprend une nouvelle fois et juge qu’il s’agit

342 Cf F.Azouvi, La formation de l’individu comme sujet corporel à partir de Descartes, in L’individu dans la pensée moderne (XVIème-XVIIème siècles), dir par G.M.Cazzaniga et Y.-C.Zarka, Ed ETS, PISA, 1995.343 Ibid, p43.344 Ibid, p47.345 Ibid, p49.346 Seconde méditation, p73.347 Ibid, p75.348 Ibid.

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bien d’hommes. Il arrête sa méditation sur cette découverte, afin de « fixer plus profondément dans ma mémoire, par la durée de ma méditation, cette nouvelle connaissance ».

Le lendemain, Descartes décide de ne plus tenir compte de ses sens, il a compris que l’imagination comme les sensations sont encore des modalités du penser, il est certain qu’il est « une chose qui pense » en ce qu’il en a « une perception claire et distincte » et il en déduit une règle générale : « est vrai tout ce que je perçois fort clairement et distinctement ». Mais comment être sûr qu’il existe des choses extérieures et pas seulement la projection de mes idées ou images ? Descartes doit alors s’assurer qu’il n’est pas sous l’emprise d’un Dieu trompeur. A travers une analyse de la cause efficiente, il en vient à s’interroger : « comment connaîtrais-je que je doute, que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas entièrement parfait, s’il n’y a avait en moi aucune idée d’un être plus parfait par rapport à quoi je reconnaîtrais mes défauts ? » Nous trouvons là énoncés plusieurs éléments que Lacan va retenir : la valeur de la cause efficiente, le désir comme manque, l’idéal du moi mais aussi dans la suite de la méditation la finitude humaine, l’idée que le sujet n’est pas cause de lui-même mais « dépend de quelque être différent de moi » et d’une « pluralité de causes partielles ». Descartes s’arrête sur la contemplation de la beauté d’un Dieu non trompeur car un être parfait ne peut comporter ce défaut qui consisterait à tromper, défaut dont la virtualité constitue au contraire pour Lacan le propre de l’être parlant.

A force d’examiner le contenu de son esprit en laissant de côté ses sens, Descartes en vient au seuil de sa Quatrième méditation à considérer que l’esprit est plus facile à connaître que le corps. Il définit l’erreur non comme négation du vrai mais comme privation et en situe l’origine dans ceci : « la volonté ayant un champ plus large que l’entendement, je ne la contiens pas à l’intérieur des mêmes bornes, je l’étends aussi aux choses dont je n’ai pas l’intellection »349. Cette découverte lui permet-il l’accès aux choses matérielles ? Dans la Cinquième Méditation, Descartes en vient par une audace certaine à étendre aux rêves le critère de vérité : « quand bien même je rêverais, tout ce qui s’offre à mon entendement avec évidence est entièrement vrai. »350 La sixième et dernière Méditation apporte un nouveau coup de théâtre en affirmant l’union de l’âme et du corps : « je ne suis pas seulement là dans mon corps comme un pilote dans un bateau, mais je lui suis très étroitement conjoint et comme mêlé, au point que je compose avec lui quelque chose d’un »351. Les sens sont en partie réhabilités comme « modalités confuses du penser » et les autres corps, « dont j’ai à rechercher certains et à fuir d’autres » réintégrés.

Le sujet de la psychanalyse ressemble à celui de Descartes avant le renversement des opinions.« La situation du sujet au niveau de l’inconscient, c’est qu’il ne sait pas encore avec quoi il parle ni le message qui lui parvient réellement au niveau du discours de l’être.» 352

349Quatrième Méditation, p161.350 Ibid, p199.351 Ibid, p231.352 S VI, 19 novembre 1958.

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Mais à la différence de Descartes qui, par un effort de la raison, pense pouvoir prendre conscience du parasitage de ses pensées, le sujet freudien rencontre dans ce parcours un point d’achoppement:

Chez Freud, le savoir ne comporte pas la moindre relation à la connaissance en ce qu’il est inscrit dans un discours dont le sujet ne sait ni le sens ni le texte ni en quelle langue il est écrit ni même qu’on l’a tatoué sur son cuir rasé pendant qu’il dormait.353

Au début de sa découverte, le travail de Freud auprès de ses patients consiste à les inviter à se remémorer les scènes qui les ont traumatisés. Mais, par la suite, Freud comprend qu’il ne s’agit pas toujours de scènes réellement vécues et que la remémoration ne suffit pas à entraîner la guérison. L’acte analytique selon Lacan ne consiste dès lors plus comme dans la réminiscence platonicienne décrite dans le Théétète à évoquer ce que l’on sait car il y a un point de butée qui échappe au savoir du sujet.

L’inconscient, ce n’est pas perdre la mémoire, c’est ne pas se rappeler de ce qu’on sait. Ce qui est de l’inconscient ne joue que sur des effets de langage. C’est quelque chose qui se dit, sans que le sujet s’y représente, ni qu’il s’y dise, ni qu’il sache ce qu’il dit. Le rapport du sujet à un savoir qui le dépasse est indéterminé. Qu’il y ait de l’inconscient veut dire qu’il y a du savoir sans sujet.354

L’apport de Lacan consiste donc à poser non seulement l’existence d’un savoir insu du sujet, découverte déjà réalisée par Freud, mais l’existence d’un savoir non supporté par un sujet. Ce phénomène installe la méprise au cœur de l’analyse :

Qu’il puisse y avoir un dire qui se constitue sans qu’on sache qui le dit, voilà à quoi la pensée se dérobe, c’est une résistance ontique. On en attribue la farce au tout puissant, ce qui referme le trou. Freud marque bien que c’est d’un lieu qui diffère de toute prise du sujet qu’un savoir est tiré. Le savoir qui ne se livre qu’à la méprise du sujet quel peut bien être le sujet à le savoir avant ? Si ce n’est en aucun sujet, en quel on de l’être ?355

La question de la préservation de l’unité du sujet au sein d’un réel divers est de nouveau posée. Hegel après Kant, s’y est confronté. Point d’aboutissement de la Phénoménologie de l’esprit, et point de départ de la Science de la Logique, das Selbstbewusstein s’énonce comme toute conscience se sait être conscience.356 C’est ce que conteste Lacan pour qui la conscience, de par l’étendue de sa méconnaissance, n’est qu’apparence de conscience.

La conscience, pour autant qu’elle donne ce sentiment d’être moi dans le discours, est quelque chose qui, dans la perspective analytique, celle qui nous fait toucher sans cesse du doigt la méconnaissance systématique du sujet, est quelque chose que justement notre expérience nous apprend à référer à un rapport, nous montrant que cette conscience, pour

353 J.Lacan Subversion du sujet et dialectique du désir, 1960.354 J.Lacan, Le Séminaire Livre XV, L’acte psychanalytique (1967-1868), non publié, compte rendu, 1969, désormais référencé sous S XV.355 J.Lacan La méprise du sujet supposé savoir, 1967.356 S XVII, p101.

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autant qu’elle est d’abord expérimentée, qu’elle est d’abord éprouvée dans une image qui est image du semblable, est quelque chose qui, bien plutôt recouvre une apparence de conscience. 357

La conscience est en effet prise dans un discours qui se forme et se déforme en permanence au contact d’autrui, à la manière d’un témoignage qui se transmettrait mais dont on aurait oublié le premier énoncé et son auteur : elle s’affirme dès lors comme

ce qu’il y a d’inclus dans les rapports du sujet à la chaîne signifiante primaire, naïve, à la demande innocente, au discours concret, pour autant qu’il se perpétue de bouche en bouche, organise ce qu’il y a de discours dans l’histoire même, ce qui rebondit d’articulation en articulation dans ce qui se passe effectivement à plus ou moins de distance de ce discours concret commun, universel, qui englobe toute activité réelle, sociale du groupe humain 358.

L’expérience analytique permet d’entendre une autre corde du discours.

L’autre chaîne signifiante est celle qui nous est positivement donnée dans l’expérience analytique comme inaccessible à la conscience. Le sujet ne l’articule pas en tant que discours, ce qu’il articule au niveau de la chaîne signifiante se situe au niveau de la boucle intentionnelle. C’est pour autant que le sujet se repère en tant qu’agissant dans l’aliénation de la signifiance avec le jeu de la parole que le sujet s’articule comme énigme, comme question […] il y a un moment où il va chercher à sanctionner ce qu’il a devant lui, à sanctionner les choses dans l’ordre inauguré par la signifiance. Comme tel, il va dire quoi et il va dire pourquoi. 359

Les théories de la connaissance ont tendance à considérer la connaissance du monde comme un mode privilégié de l’être-dans-le-monde et de concevoir cette connaissance sous le mode du dédoublement sujet-objet opéré à l’époque médiévale. Le monde est un monde d’obstacles et d’outils, il est entrelac entre sujets et objets. L’idéalisme pose un sujet vide, le réalise chose parmi les choses. La conscience malheureuse de la Phénoménologie de l’esprit se divise à l’intérieur d’elle-même, oscillant entre l’idée de son objet immuable et celle de sa propre mutabilité. Elle vient chaque fois se détruire au contact de cet immuable. Le Dieu de la conscience malheureuse est un Dieu lointain et disparu, situé dans un au-delà vers lequel tend toujours notre ferveur. Elle ne peut jamais que se recueillir sur sa tombe, ce qui est présent, c’est l’endroit vide et abstrait où il fut.

Le savoir chez Hegel est la faculté de risquer une parole unificatrice qui confère un sens à la pluralité des phénomènes. Pour Hegel, c’est au désir qu’est remise la charge de ce minimum de liaison qu’il faut que le sujet garde. En cela, il s’inscrit dans les tentatives de la philosophie de penser l’être et à son « saut à l’unité » de la position logico-conceptuelle (Hegel) ou formalo-structurelle (Heidegger) du traitement de son sens360 ; or, ce que nous connaissons d’abord d’« être », ce sont ses intermittences, ses inflexions en veiller, dormir et rêver, elles-mêmes entrelacées, et nous-mêmes en transit des unes aux autres. P.Carrique pose 357 S VI, 27 mai 1959.358 Ibid.359 Ibid.360 Cf P.Carrique, Veiller, dormir, rêver : « être » en question, Séminaire du Collège international de philosophie.

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la question : « faut-il tenter d’être toujours le même à travers le temps et l’espace pour assurer une indispensable continuité à son être (entre invention, construction de soi et artifice, affabulation) ? »361

Chez Hegel, la vérité est le nom que prend l’unification de la tension subjective de l’existant. Car la vérité consiste à vouloir une seule chose : revenir de l’existence comme dispersion dans le temps et dans l’espace à l’existence comme tension. Hegel est aussi celui qui a mis en rapport le savoir et la finitude. Si l’homme n’était pas en rapport avec sa fin et par ce rapport avec le négatif, il ne saurait rien, ignorant ce pouvoir de nier.

Le savoir inconscient pour Lacan ne peut émerger que sous transfert, c’est-à-dire dans une relation où se croisent l’amour et la raison.

« Au commencement de l’expérience analytique était l’amour, ce qui est autre chose que la transparence à elle-même de l’énonciation. »362

Ce qui lie, dans une relation de raison, un signifiant à un autre signifiant ne constitue pas dans le premier enseignement de Lacan un savoir.

La nouveauté de l’analyse, c’est justement ceci que quelque chose peut se sustenter dans la loi du signifiant, non seulement sans que cela comporte un savoir, mais en l’excluant expressément, en se constituant comme inconscient, c’est-à-dire comme nécessitant à son niveau l’éclipse du sujet, pour subsister comme chaîne inconsciente, comme constituant ce qu’il y a d’irréductible, en son fond, dans le rapport du sujet au signifiant.  363

Par la suite, il va accepter de désigner comme savoir ce simple rapport d’un signifiant à un autre signifiant. Mais ce qui va compter davantage que le contenu en cause, impossible à prévoir, c’est la réaction du sujet quand il le rencontre.

« On va bien voir quel est le savoir que vous rencontrez, et la façon dont vous y êtes aspiré, ou au contraire dont vous le repoussez, on va voir ce qui se passe. »364

10.3. Coupures dans le savoir

Si le fait de savoir définit classiquement la conscience dans sa fonction d’unification du divers, l’inconscient n’est ni le savoir ni l’absence de savoir. Il gît dans l’entre-deux d’une coupure, qui ouvre sur quelque chose de propre à chacun. La psychanalyse porte donc attention aux points de rupture du savoir :

361 ibid.362 S VIII, p145.363 Ibid, p12.364 S XVII, p88.

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« L’inconscient n’est pas ambiguïté des conduites, futur savoir qui se sait déjà de ne pas se savoir, mais lacune, coupure, rupture qui s’inscrit dans un certain manque »365

Le refoulement du savoir produit du symptôme.

« Le sujet souffre de la pensée en tant dit Freud qu’il la refoule. Le caractère morcelé, morcelant de cette pensée refoulée est ce que nous enseigne l’expérience de chaque jour dans la psychanalyse. »366

La réduction des souffrances oriente le savoir vers le savoir faire.

Le savoir, ce n’est pas en vain qu’en somme ici je le produis comme approchable notionnellement, comme le savoir qui serait identique à ce champ tel que je viens de le cerner, qui serait le « savoir y faire » dans ce champ. Ce « savoir y faire » est un peu trop proche encore du savoir faire. C’est plutôt « savoir y être ». 367

Le sujet de l’inconscient est donc soumis à un savoir qui tend à l’effacer de son existence. Celui-ci ne paraît se soutenir que de l’intervalle entre le support d’un discours et celui à qui il s’adresse.

Le savoir est donc intersubjectif. L’Autre s’intercale entre le sujet et le savoir. Il n’est pas lui-même un sujet, encore qu’il puisse en revêtir les apparences, et qu’il doive en emprunter certains traits, c’est un lieu supposé. L’intersubjectivité chez Lacan est imaginaire, malgré la réconciliation temporaire et limitée que réalise le pacte symbolique. L’imaginaire est caractérisé par une tendance à réduire la différence à l’identité dans une logique fusionnelle, régie par la méconnaissance. Ce qui est méconnu, c’est toujours l’image, alors que ce qui domine dans le langage, c’est la différence.

Mais après avoir contesté le dogme de la vérité, Lacan la réhabilite sous une autre forme :

« notre langage ne saurait dire le vrai sur le vrai puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire »368.

Pour Lacan, la logique formelle, dominante dans la philosophie depuis Aristote, n’est pas la bonne méthode pour bien conduire sa pensée. Sans son séminaire consacré à l’Identification, il soutient qu’elle s’apparente à une tautologie.

Ce que cherche le sujet, c’est l’identité des pensées, c’est ce qui a été élaboré par tout ce chapitre de la philosophie ; l’effort de notre organisation du monde, l’effort logique, c’est à proprement parler réduire le divers à l’identique, c’est identifier pensée à pensée, proposition à proposition dans des relations diversement articulées qui forment la trame même de ce qu’on appelle la logique formelle, ce qui pose le problème de savoir si effectivement toute science du savoir, toute saisie du monde d’une façon ordonnée et articulée ne doit pas aboutir à une tautologie.369

365 S XI, p172.366 S XIV; 18 janvier 1967.367 S XVI, p207.368 J.Lacan, Ecrits.369 S IX, 10 janvier 1962.

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Après avoir découvert la vérité contenue dans les paroles échouées, Lacan l’articule avec le savoir socratique. Ce savoir est certes « lié à certaines exigences de cohérence, savoir préalable à tout progrès ultérieur de la science comme expérimentale » […], mais ce qui intéresse Lacan plus encore, c’est que ce nouvel être dans le monde que j’appelle une subjectivité, il s’aperçoit que le plus précieux, l’excellence de l’être humain, ce n’est pas la science qui pourra transmettre les voies pour y parvenir.370

Lacan reconnaît que la réalité est antérieure à la connaissance ; en revanche,  « savoir vivre, savoir faire, ça peut naître à un moment donné ». 371

Cela suppose être en capacité de repérer le manque tapis au cœur du désir.

C’est de cela qu’il s’agit. Quand je vous dis qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, qu’est-ce que cela veut dire si ce n’est justement cela qu’aucun signifiant n’existe qui garantisse la suite concrète d’aucune manifestation de signifiants. Quelque chose se réalise d’abord et primordialement de ce manque par rapport auquel le sujet aura à se repérer. Ce manque se produit au niveau de l’Autre en tant que lieu de la parole, non pas au niveau de l’autre en tant que réel. Mais rien de réel du côté de l’autre ne peut y suppléer, si ce n’est par une série d’additions en tant que l’autre se manifestera au sujet tout au cours de son existence par des dons ou par des refus, mais qu’il ne se situera jamais qu’en marge de ce manque fondamental qui se trouve comme tel au niveau du signifiant. 372

L’Autre est le nom que donne Lacan au site de ce manque. Seule la croyance en la bonne foi de l’autre, qui se pose toujours sous une forme

problématique, peut fonder quelque garantie. La vérité se situe moins dans la certitude que dans ses marges.

Car « La division produite au sein du sujet par le langage produit de l’incertitude. Le sujet comme tel est dans l’incertitude pour la raison qu’il est divisé par l’effet de langage »373.

Lacan emprunte à Socrate l’idée que l’amour constitue un point d’achoppement de l’épistémè.

C’est pour cette raison que nous sommes les premiers, sinon les seuls, à ne pas forcément être étonnés que le discours proprement socratique, celui de l’épistémè, du savoir transparent à lui-même, ne puisse pas se poursuivre au-delà d’une certaine limite concernant tel objet- quand cet objet est l’amour.374

Il fait donc exception à la règle de l’épistémè qui est savoir se sachant.

L’amour appartient à une zone qui est du même niveau et de la même qualité que la doxa, à savoir qu’il y a des discours, des comportements, des opinions qui sont vrais sans que le sujet puisse le savoir. La doxa peut bien être vraie mais elle n’est pas épistémè.375

370 S II, p13.371 S XV, 15 novembre 1967.372 S VI, 13 mai 1959.373 S XI, p211.374 Ibid p145.375 Ibid, p150.

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Le mythe supplée à cette béance.

Quand on arrive, et dans bien d’autres champs que celui de l’amour, à un certain terme de ce qui peut être obtenu sur la plan de l’épistémè, du savoir, pour aller au-delà, il faut le mythe.[…]. En l’absence de conquêtes expérimentales bien avancées, il est clair que dans beaucoup de domaines, il sera urgent de passer la parole au mythe. A travers toute l’œuvre platonicienne, dans le Phédon, dans le Timée, dans la République, nous voyons surgir des mythes au moment qu’il en est besoin pour suppléer à la béance de ce qui peut être articulé dialectiquement.376

11. Un scepticisme méthodique

Lacan a fait de l’ignorance l’une des trois passions fondamentales aux côtés de la haine et de l’amour. Il l’oppose à l’insatiable pulsion de savoir, qui tourne autour un manque, un élément de décomplétude. Certes il cherche à inscrire quelque chose dans l’ordre du savoir mais pour ne pas finir dans les armoires, ce savoir ne doit pas être cumulatif. « Le savoir, c’est le prix de la renonciation à la jouissance. »377

Lacan ne partage pas l’optimisme scientiste qui animait Freud dans les premiers temps de sa découverte. Il est plus proche de l’état d’esprit du second Freud, préoccupé par un sentiment d'inachèvement théorique, voire de malaise, comme en témoigne la lettre qu’il adresse à Wilhelm Fliess le 5 mai 1900, au moment de son quarante-quatrième anniversaire : « Aucun critique n'est mieux que moi capable de saisir clairement la disproportion qui existe entre les problèmes et la solution que je leur apporte ». Sans doute Freud se remet-il alors difficilement d'une grave crise intérieure ; la mésentente avec Fliess s'approfondit. Mais ces vicissitudes sont en vérité des moments récurrents de sa propre formation, il vient de reconnaître le « caractère asymptotique »  de la conclusion de la cure. Or, ce problème de la fin de l'analyse, qui commandera toute l'élaboration du concept de répétition et de la pulsion de mort, rejoint le registre de l'épistémologie378. On peut en effet s’interroger avec P.Kaufmann sur la question de savoir si les lacunes de la théorisation psychanalytique tiennent aux limites de fait de l'investigation, ou à la constitution même du domaine qu'elle vise.

Lacan était aussi sans doute moins pessimiste que le dernier Freud qui voyait s’annoncer la seconde hécatombe en vingt ans et la persécution des Juifs. Il partageait ses doutes sur l’incidence de la psychanalyse, et sur son avenir dans la civilisation, jusqu’à la fin de son enseignement. Il fait le constat que: « nous ne nous trouvons pas devant un homme moins chargé de lois et de devoirs qu’avant la grande expérience critique de la pensée dite libertine ». 379

376 S VIII, p147.377 S XVI, p39.378 Cf P.Kaufmann, Psychanalyse, Encyclopédie Universalis, consultable en ligne sur le site http://www.universalis.fr379 S VII, p12.

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Il intitule même l’une de ses Conférences à Rome, celle prononcée la 15 décembre 1967, « La psychanalyse. Raison d’un échec »380. Reprenant le constat freudien des « impasses croissantes de notre civilisation », il pressent que la psychanalyse rendra les armes.

Sept ans plus tard, toujours à Rome, Lacan confirme le peu d’espoir qu’il place dans l’avenir de la psychanalyse, dépassée par d’autres discours plus aptes à prendre en charge la question du sens.

« Vous verrez qu’on guérira l’humanité de la psychanalyse. A force de le noyer dans le sens, dans le sens religieux, bien entendu on arrivera à annuler ce symptôme. »381

Mais Lacan est sans doute moins pessimiste aussi que Lévi-Strauss, pour qui tous les processus symboliques s’épuisent et tendent vers la désymbolisation inhérente au phénomène symbolique. C’est d’ailleurs pourquoi les Tropiques sont tristes. La tonalité de l’œuvre de Lacan n’est pas la tristesse, elle est même souvent animée par ce qu’il nomme dans un double hommage à Nietzsche et à Rabelais un « gay sçavoir ».

Ce « gay sçavoir » est davantage qu’une prise de distance avec les savoirs constitués. En affirmant qu’il n’y a pas de métalangage, Lacan coupe dans le discours philosophique sur l’être, comme ordre de stabilité, de fixité, de permanence et critère de ce qu’on peut connaître. Mais Lacan ne s’intéresse pas davantage au phénomène, défini chez les philosophes, par opposition à l’être, comme ce qui est divers, variable, en transformation, qui n’offre pas de prise au sujet382. Pour Lacan, il y a certes des phénomènes qui échappent au logos, c’est ce qu’il appellera le réel. Mais c’est parce que les données des sens sont traversées par le logos, qu’elles peuvent tromper. Le logos n’est pas l’instrument de la rectification des erreurs causées par l’imagination, puisqu’il lui est articulé ; c’est par un autre nouage que cette rectification peut s’opérer.

On trouve chez Lacan la même évolution que chez Wittgenstein, à travers les mutations de sa doctrine du Nom-du-Père. Le statut du Nom-du-Père change à partir du moment où la fonction de fondement de l’Autre, qu’il était censé assurer, se révèle impossible. En même temps que l’accent est mis sur le père réel, le Nom-du-père cesse d’apparaître comme identique à l’Autre, interne à l’Autre comme sa consistance, pour n’apparaître que comme un masque, un signifiant-écran qui voile son inconsistance. Du même coup, il perd son unicité, puisque des termes variés peuvent remplir cette fonction, aucun n’étant, par définition, le signifiant premier qui manque. S’il y a plusieurs Noms-du-Père, c’est qu’aucun n’est le Nom-du-Père : rien ne correspond à un Nom propre, tous n’en sont que des semblants. De loi pour tous, fondement universel, le Nom-du- Père se déplace ainsi vers une multiplicité de suppléants, des « exceptions » à la loi qui jouent le rôle de fondement

380 Autres Ecrits, p341.381 J.Lacan Conférence au centre culturel français de Rome, 29 octobre 1974, in Lettres de l’Ecole, n°XVI.382 Dans l’Antiquité, le phénomène est la rencontre de deux lumières : celle qui émane de l’œil et celle qui réfléchit l’objet ; cette approche implique sa relativité au sujet. Cette relativité a pu être interprétée comme une impossibilité d’accéder aux choses. L’enquête se déplace alors souvent sur l’interprétation à donner au phénomène. Le sceptique phénoméniste ne met pas en doute le phénomène lui-même ou les données des sens mais son interprétation : c’est le logos qui est trompeur

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de la loi. Dès lors, si un Nom-du-Père marque un commencement, s’il fait office de fondement - alors que l’Autre ne le comporte pas, puisqu’il est inconsistant - c’est parce qu’on y croit, c’est qu’on veut bien le mettre à cette place. Sous le Nom-du-Père qui désigne l’Autre qui a l’air d’exister comme ordre du monde, le « Dieu des philosophes »- apparaît ainsi un autre Nom-du-Père, celui de la tradition, qui est le nom d’un Autre qui manque et qui, par conséquent, veut quelque chose. Sous le masque du « père mort », père qui ne veut plus rien, pur symbole, il y a le père qui manque, le « père castré », celui que le sacrifice du plus précieux de nous-mêmes fait exister, celui que l’amour fait exister. C’est pourquoi il n’est pas unique, un nom universel, mais plusieurs noms, comme autant de localisations particulières de la cause du désir qui le fait exister.

Il ne s’agit pas tant de prendre connaissance du monde que de s’y orienter.

Il n’y a de sens que du désir. Voilà ce qu’on peut dire après avoir lu Wittgenstein. Il n’y a de vérité que de ce que cache ledit désir, de son manque, pour faire mine de rien de ce qu’il trouve. Cela suffirait à mettre en question que la vérité puisse être d’aucune façon isolée comme attribut- attribut de quoi que ce soit qui puisse s’articuler au savoir.383

Lacan n’est donc pas nihiliste. Si la vérité n’est pas cautionnée par l’extérieur, il semble que ce soit par une autre vérité plus fine que s’effectue cette caution. Ce que l’on appelle le rapport à l’autre chose est l’indétermination historique du discours. Les hommes se construisent collectivement des vérités, fabriquent de l’humanité, selon leurs désirs et leurs besoins. Leurs objets sont donc largement fictifs ; ils ne peuvent recevoir de confirmation extérieure et ne prennent sens que par rapport à des enjeux pratiques.

Lacan retient de la lecture du Ménon que « le savoir lié par une cohérence formelle ne couvre pas tout le champ de l’expérience humaine, il n’y a pas une épistémè de ce qui réalise la perfection. » 384 Savoir est souvent croire savoir.

Dans son effort pour réhabiliter le sens, Lacan prête attention à ses ruptures:

Les mots, les symboles introduisent un creux, un trou grâce à quoi toutes sortes de franchissements sont possibles. Les choses deviennent interchangeables. Ce trou dans le réel s’appelle, selon la façon dont on l’envisage, l’être ou le néant. 385

Des sceptiques dits négateurs qui, selon les critères de Sextus Empiricus, cherchent, examinent, suspendent leur jugement et butent sur des apories, Lacan emprunte un certain embarras. Au fil de son enseignement, il a été amené à défaire la plupart des concepts qu’il avait patiemment élaborés et affirmés avec force : l’intersubjectivité, le grand Autre, l’objet, sont les uns après les autres déconstruits. Vers la fin de sa vie qui se confond avec celle de son enseignement, il devient difficile à suivre dans sa théorie comme dans sa clinique et développe un certain trouble voire un rejet parmi son entourage. Ses adversaires lui reprochent aussi bien ses excès de certitudes, qu’il martèle souvent avec virulence, et ses

383 S XVII, p69.384 S II, p29.385 S I, p412.

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absences de certitude, ses revirements doctrinaux, reproches caractéristiques de la constitution d’un nouveau discours. Car Lacan ne croit pas en la possibilité de réformer le discours philosophique de l’intérieur.

Il partage le scepticisme de Montaigne.

Le scepticisme n’est pas la mise en doute, successive et énumérable, de toutes les opinions, de toutes les voies où a tenté de se glisser le chemin du savoir. C’est la tenue de cette position subjective- on ne peut rien savoir. Montaigne est vraiment celui qui s’est centré, non pas autour d’un scepticisme, mais autour du moment vivant de l’aphanisis du sujet. 386

Le passage par le négatif permet-il d’éviter les écueils doctrinaux ? Dans le fragment 201 de l’édition Seigner des Pensées, Pascal indique : « il faut savoir douter où il faut, assumer où il faut en se soumettant où il faut ».

11.1. Déplacement des valeurs

Lacan a contribué au mouvement de son temps qui a déplacé bon nombre de valeurs. La mise en évidence du caractère fictif des choses du monde, le lien social, les croyances, les significations, ce n’est pas relativiser les valeurs, les affaiblir ou les rejeter comme semblant dans le superficiel ; c’est au contraire une invitation à les mettre en jeu.  Si la psychanalyse a contribué à ce mouvement, il n’est sûr que Lacan ait été bien compris. Trente ans après sa disparition, les valeurs identifiées comme semblant par Lacan ont vacillé dans la civilisation: la vérité, le bien, le progrès, la maturité, l’authenticité, l’harmonie, l’autre sont déclassés ; mais Lacan en avait promu d’autres : l’éthique, la beauté, le désir qui elles, n’ont guère été retenues.

Il n’a pas livré à une inversion générale des valeurs mais son travail a accompagné le mouvement du monde au XXème siècle, au cours duquel la pensée a sombré dans l’holocauste et y a laissé ses fondements. Le XXIème siècle qui s’est ouvert sur le choc du 11 septembre 2001 à New York n’est guère parvenu à stabiliser les valeurs actuelles, que ce soit dans le champ philosophique, scientifique et artistique, même si beaucoup sont au travail. Mais Lacan ne nourrit aucun scepticisme vis-à-vis du progrès, il est convaincu qu’il n’y en a pas. Il est en revanche sans doute plus ambigu vis-à-vis de ce qu’il y a à attendre de la science.

L’apport de Freud, contemporain des écrits de Musil et de Sweig, a été de montrer que ce phénomène de déplacement des valeurs est un trait du psychisme. La psychanalyse est donc moins un discours sur les valeurs qui en condamne certaines au profit d’autres, qu’un relevé empirique issu de l’attention porté au fonctionnement de l’appareil psychique. Dans L’interprétation des rêves, Freud consigne sa découverte :

386 S XI, p249.

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Dans le travail du rêve, se manifeste une puissance psychique qui, d'une part, dépouille des éléments de haute valeur psychique de leur intensité ; et, d'autre part - par le biais de la surdétermination -, crée à partir d'éléments de moindre valeur des éléments d'une valeur plus grande, lesquels parviennent alors dans le contenu du rêve.

Ce que Nietzsche a recherché pour la philosophie, Freud le constate au sein du psychisme : celui-ci peut conduire à une réévaluation générale, au « renversement de toutes les valeurs psychiques (Umwertung aller psychischen Werte) ». Le déplacement met en évidence un effet de dénivellement, permettant la naissance de processus cogitatifs « supérieurs » : il s'agit bien d'une catégorie épistémologique.

Chaque discours participe à l’illusion de la valeur. Il faut un effet de croyance pour que le principe d’autorité s’affirme. L’impression de transcendance des objets est liée à un fonctionnement interne du langage. L’apparence de l’extériorité, c’est l’autre du fonctionnement de l’interne. Pour fonctionner, une activité doit être saisie à l’envers.

La reprise par Lacan de cet apport freudien s’opère dans le champ de la signification: en portant son attention sur les effets du signifiant et non sur son contenu, il en déduit qu’« aucune signification ne sera désormais tenue pour aller de soi. »387 Cela entraine un effet de désêtre.

L’horizon de sa critique ne débouche pas pour autant sur un relativisme en matière de valeur. Ce n’est pas un culte de l’inanité de la parole, de la connaissance ou de la vie, une renonciation à nouer des relations qui valent avec les autres. Il soutient une conception exigeante et dynamique du scepticisme :

Le scepticisme est quelque chose que nous ne connaissons plus. Le scepticisme est une éthique. Le scepticisme est un mode de soutien de l’homme dans la vie, qui implique une position si difficile, si héroïque, que nous ne pouvons même plus l’imaginer- justement peut-être en raison de ce passage trouvé par Descartes, et qui conduit la recherche du chemin de la certitude à ce point même du vel de l’aliénation, auquel il n’y a qu’une issue, la voie du désir.388

La force de son scepticisme tient à ce qu’il n’est ni préparatoire ni passager mais essentiel et permanent. Il ne paraît douloureux que quand le désir dans la cure reste en rade. Ce qui fait mon être ne peut être l’objet d’une connaissance pas plus que ce qui fait l’être de l’autre. La perspective ontologique n’est pas abandonnée mais il s’agit d’une ontologie en creux, centrée sur un trou, dont la lettre dessine le bord. Lacan a à cet égard aussi participé à un mouvement de la pensée du XXème siècle qui cesse de considérer le scepticisme comme un abîme effrayant. Son originalité tient à ce qu’à la différence des sceptiques modernes, il ne met pas en cause la certitude de toutes nos connaissances en montrant que la plupart de nos évidences n’ont aucun fondement rationnel ; il est sur ce point plus proche des sceptiques antiques qui essaient de suspendre leur adhésion aux croyances et pratiques ordinaires. Son apport propre consiste à faire tomber l’opposition entre rationnel et irrationnel, vraies ou fausses justifications. Le scepticisme de Lacan a certes une composante épistémologique,

387 Ibid.388 S XI, p249.

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comme celui des modernes, en ce qu’il questionne les fondements de notre connaissance mais il s’interroge davantage sur la vie humaine et ses valeurs morales, comme les antiques. A l’inverse de Descartes, qui sépare les enjeux théoriques de son doute et ses conséquences pratiques, Lacan l’étend à la conduite de nos actions, moins pour en faire une règle de prudence qui guiderait l’action qu’en tant que principe : on ne peut jamais connaître les effets de nos actions au moment où on les décide ; tout juste en mesure –t-on une partie après coup. Il en est de même pour l’acte analytique lui-même, souvent hasardeux tant que l’on n’en constate pas les effets thérapeutiques qui s’ensuivent parfois et qui signent qu’il a tombé juste ou mal. Le scepticisme permet d’interroger « la dimension négative, critique ou thérapeutique de la pensée, l’anti-philosophie et le rapport au sens commun. »389

Le savoir est donc chez Lacan comme chez Montaigne savoir de ses limites, ce qui le met à l’abri d’une autre folie que le dogmatisme, celle du doute permanent. Pour avancer sur ce chemin, Lacan s’appuie sur un discours nouveau qui va se constituer en s’appuyant contre le bâti des autres discours.

11.2 Emergence d’un autre discours

L’élaboration du discours analytique, à quoi Lacan, après Freud, consacre son enseignement, part du sujet de la certitude. La démarche de Freud est qualifiée par Lacan dans les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse de « cartésienne »390 dans le sens où il s’agit de ce dont on peut être certain. Et dans ce travail, le doute est « l’appui de la certitude »391. C’est en effet à partir du doute méthodique que Descartes s’assure qu’il pense et, à travers cette activité, qu’il existe. L’inconscient est pétri du même matériau que celui que travaille Descartes, il est constitué lui aussi de pensées (Gedanken). Son mode de dévoilement est homologue à celui de la conscience : il est fait de récits, de commentaires, de silences, d’associations y compris les rétractations, les démentis, les refus, les suspensions...

Le discours psychanalytique paraît voué à ne jamais déterminer son objet que par les conditions mêmes qui le lui rendent indéterminable. Les données empiriques qui sont censées appuyer la validité de la psychanalyse sont obtenues par la pratique analytique elle-même. Mais cette situation est plus classique qu’il n’y paraît; la physique se fonde sur des expériences construites et la construction des expériences suppose une physique minimale. On échappe à la circularité en établissant des indépendances locales : l'astronomie est fondée sur la lunette astronomique ; elle-même fondée sur l'optique, qui fait partie de la physique en général, mais ne dépend pas de l'astronomie. Cette indépendance locale définit ce que J.C.Milner appelle « l'instance de l'observatoire »392. Freud a trouvé un tel observatoire dans les données de la langue.

389 T.Benatouïl, Le scepticisme, Flammarion, Paris, 1997, p21.390 S XI, p43.391 Ibid.392 J.C.Milner, Psychanalyse et linguistique, Encyclopédie universalis.

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La psychanalyse recueille comme l’utilitarisme le renversement de nos projections, c’est un art du retournement. Elle constate que les valeurs sont des relations ; la vérité émerge par différence, par négation de ce qu’on refusera. C’est une pensée de l’incertain qui partage avec le scepticisme l’effort d’examiner attentivement.

L’usage par Lacan des concepts tient compte de la mise en garde de Nietzsche à leur endroit. Nieztsche en appelle à la vigilance face à une tendance répandue en philosophie à réidentifier un phénomène processuel à l’aide d’un terme qui va le fixer et lui fera perdre sa dynamique. Lacan assume ainsi le risque, partagé avec les sceptiques, de passer pour un piètre philosophe : le style lacanien, comme celui des sceptiques, se caractérise par « un certain encyclopédisme, un souci de mise en scène d’un grand nombre de connaissances littéraires, philosophiques, juridiques, scientifiques, historiques… »393 permis par une érudition amatrice d’anecdotes et de petits faits. Comme le souligne T.Benatouïl à propos des sceptiques,

«il ne s’agit pas pour eux d’ordonner des faits ou des thèses pour composer des tableaux, des récits ou des systèmes, mais de pulvériser le savoir, de décontextualiser ses éléments et de le reproduire par des juxtapositions et des énumérations caractéristiques d’une véritable rhétorique sceptique.394

Lacan éprouve ainsi le besoin d’expliquer sa démarche :

Il ne s’agit pas tant de vous transmettre des concepts que de vous les expliquer en vous laissant par conséquent le relais de les remplir, et la charge. Mais il y a quelque chose qui est peut-être plus impératif encore, c’est de vous designer les concepts dont il ne faut jamais se servir.395

Et parmi les concepts à proscrire, Lacan cite l’opposition entre intellectuel et affectif :

Si l’intellectuel se situe quelque part, c’est au niveau des phénomènes de l’ego, dans la projection imaginaire de l’ego que l’analyse a dénoncée comme phénomène de défense et de résistance.396

Le recours à la référence chez Lacan est tantôt un ralliement tantôt une réfutation mais il consiste plus souvent encore Il consiste à prélever un fragment du discours universel pour le plonger dans le discours analytique, ce qui lui fait subir aussitôt une transformation. L’opération de Lacan dans ses séminaires part du principe qu’il y a deux référentiels : « le sien, qui n’est qu’à lui, et celui de l’auditeur- aujourd’hui du lecteur- qui n’est pas le même, qui est justement d’un conglomérat d’idées vagues qui circulent.»397 Par cette substitution de son propre référentiel à celui communément répandu et par un souci constant de contrôler comment il allait être compris, Lacan a sans doute favorisé une lecture dogmatique de son œuvre qu’il a pourtant cherché à éviter. Aujourd’hui, une partie des idées de Lacan a intégré le référentiel courant mais celui-ci en a perdu le tranchant. 393 T.Benatouïl, op cité, p24.394 Ibid, p25.395 S1, p417.396 Ibid.397 J.A. Miller, Les références du séminaire l’Angoisse, La Cause freudienne n°59, février 2005.

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Le discours courant a retenu quelques assertions sans équivoque, certaines formules récurrentes- affirmatives ou négatives portant sur ce qui est ou sur ce qu’il n y a pas: « il n’y a pas de »… « vérité sur la vérité », « d’Autre de l’Autre », « rapport sexuel »… Ce qui pourrait être considéré comme une dénégation s’avère sans doute moins affirmation non reconnue que paradoxe où s’avoue ce qui pour le sujet se trouve à la fois présentifié et nié398.

L’allure universelle de telles assertions ou négations est en réalité trompeuse : elles ont moins une portée générale que rapportée à un contexte d’énonciation souvent animé par une détermination à rendre raison de ses propositions. Les arguments visent d’autres fois à provoquer des sentiments d’incertitude ou d’indétermination pour forcer un entendement logicien. Il s’agit avant tout comme chez Pyrrhon de faire éprouver l’argument plutôt que de le livrer à la compréhension. Et la variété des arguments peut bien également servir le projet sceptique de multiplier les chances que par delà la diversité des auditeurs, il y en ait toujours un qui convienne.

Dans Propos sur la causalité psychique, Lacan nous livre la façon de recevoir ces assertions positives ou négatives : analysant le phénomène de la croyance, à la fois moins que le savoir mais aussi peut –être plus, il précise : « affirmer, c’est s’engager, mais ce n’est pas être sûr »399.

Le discours analytique n’est pas un discours sur les choses. C’est ce qui fait à la fois sa force et ses limites :

Toute Weltanschauung est tenue par Freud comme caduque et sans importance. Elle n’est que supplémentaire aux énoncés révélateurs d’un catéchisme qui pour se parer à l’inconnu reste sans rival. C’est affirmation de l’incompétence de la connaissance de s’accoler à rien d’autre qu’à une opacité sans remède.400

Le génie sceptique de Lacan consiste ainsi en un art du bricolage avec les usages de la pensée, « toujours incongrus voire scandaleux du point de vue de l’objet dont ils s’emparent »401. C’est l’usage particulier qu’il fait des matériaux communs qui le distingue des autres. Cet emprunt à la méthode sceptique permet à Lacan de souligner que la pensée ne trouve pas et n’a pas à trouver son sens en elle-même mais dans son rapport à une situation particulière, un projet d’action, « embarquée dans les conflits et les incertitudes des intérêts humains »402, ce qui ne va pas sans humour.

11.3. Connaître l’autre

398 Cf E.Grossman, Il n’y a pas de métalangage (Lacan et Beckett) dans 2001, Lacan dans le siècle, p149.399 Propos sur la causalité psychique, p163.400 La psychanalyse dans ses rapports à la réalité, 1967.401 T.Benatouïl, op cité, p33.402 Ibid, p37.

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Selon la plupart des témoignages, hormis ceux portant sur les dernières années de sa vie et de sa pratique, Lacan a manifesté une écoute de l’autre exceptionnelle: « il fallait un désir, une rigueur, et soulignons-le, une modestie, qui prend en considération l’autre, le prochain sans préjugé ni de son déficit, ni d’une dissociation de ses fonctions »403 pour pouvoir déchiffrer l’énigme, la structure et la logique de ses patients, y compris délirants.

Cette écoute a été permise par un renversement de la localisation du savoir : ce n’est plus le médecin qui sait ce qui arrive au patient, le classe et lui prescrit mais le patient qui a à enseigner le médecin sur ce qui lui arrive. A cet égard, Lacan a de nombreuses fois souligné l’importance pour les analystes d’oublier un peu ce qu’ils ont appris pour aborder chaque cas dans sa spécificité. Par sa reprise des Cinq psychanalyses de Freud et son acharnement à dégager les arcanes de l’inconscient, Lacan a approfondi la réforme de l’entendement humain entreprise par Freud. Son apport à la connaissance des structures cliniques dans leurs variations comme son attention aux inventions de chacun ont permis de délivrer un savoir nouveau sur l’être humain. Les deux démarches ne s’excluent toutefois pas.

Son orientation, d’abord guidée vers le réel, vise à restituer aux analysants la possibilité de nouer des relations moins encombrées avec leur entourage. C’est le bénéfice attendu d’un travail de cure et non celui d’un travail de lecture où à l’instar du projet cartésien des Méditations Métaphysiques ou du projet hégélien de la Phénoménologie de l’esprit, il suffirait au lecteur de refaire avec l’auteur les mêmes expériences de pensée, de mettre ses pas dans les siens pour arriver aux mêmes conclusions que l’auteur.

Car ce que rapporte Lacan sur la relation à l’autre, c’est d’abord que l’intersubjectivité et la connaissance se brisent l’une sur l’autre. La connaissance de l’autre n’est pas de celle qui se place sous les auspices de l’objectivité ou de l’universalité. En philosophie, la connaissance d'autrui a été approchée par raisonnement analogique. Je ne peux essayer de connaître autrui que dans la mesure où il évoque mes propres états de conscience (Malebranche).  Lacan est plus précis en posant que ces états sont pris l’un dans l’autre, entremêlés dans les symptômes de chacun. C’est ce qui lui permet de dire qu’il n’y a de rapport à l’autre que symptomatique. Ce rapport invisible aux autres qui ne peut être décrit par le dehors est à nous-même aussi invisible.

L’autre n’est donc pas seulement produit de mes représentations. L’idéalisme, définit l’essence comme l’Autre irréductible au phénomène, l’éternel ailleurs, impérissable. L’idéal, c’est la fiction d’un monde qui répond à nos vœux selon Lacan.

C’est autant une critique du réalisme qui présente l’autre comme une chose parmi les choses et une distance avec l’idée du progrès : il ne faut pas espérer, pour Lacan pas plus que pour Nietzsche, que l’homme progresse et se rapproche d’une quelconque perfection. Le dépassement de soi produit une sagesse tragique qui consiste à inventer un sens qui n’existe pas et qui disparaîtra.

L’autre est ainsi d’abord pour Lacan celui qui soulève des questions vouées à demeurer sans réponse : existe-t-il ? que sait-il ? que veut-il ? que me veut-il ? Ces questions toutes orientées sur le désir de l’Autre se substituent chez Lacan au triptyque kantien de 403 G.Clastres, Enseignements de la paranoïa, 2001, Lacan dans le siècle, op. cité, p25.

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« l’intérêt de la raison » : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? Interrogé sur ces trois questions dans Télévision, Lacan souligne « à quel point mon discours n’y répond pas. »404 Cela ne signifie pas que ces questions soient sans intérêt mais qu’il n’y a pas de réponse universelle à apporter, que le discours analytique n’est d’aucun secours pour cela et qu’il appartient à chacun pour ce qui le concerne d’y apporter sa pièce détachée des autres discours.

S’agissant de l’existence, il n’y a guère plus de connaissance de l’existence chez Lacan que chez Pascal. Elle ne peut se dire qu’à travers ses contradictions. Il y a une division entre l’être et l’existence. Il y a encore de la vérité par delà la connaissance. Une religion a pu donner une foi par delà la connaissance et l’histoire est émaillée des appels à Dieu pour garantir ce minimum de croyance en la vérité qui protège du désarroi. Une écriture peut émerger des interstices de la contradiction.

« Ce qui fait peur aux mathématiciens, c’est le vide de l’Autre, lieu infiniment redoutable puisqu’il y faut quelqu’un. »405

Pour sortir de cette incertitude infinie et effrayante, Pascal a inventé son pari :

[…] dont il suffit de s'approcher pour voir que c'est précisément la tentative désespérée de résoudre la question que nous essayons de soulever ici, celle du désir comme désir du grand Autre.406

L’Autre n’est donc pas plus que l’être l’objet d’une connaissance, puisque aussi bien nous ne savons pas s’il existe réellement. L’Autre est avant tout l’objet d’un pari, ce que tout le Séminaire XIII consacré à L’objet de la psychanalyse s’attache à présenter:

« Le pari est dans le pari de Pascal sur l’existence de l’autre ».407

L’enjeu du pari porte sur « une infinité de vies heureuses », ce qui est bien différent de la vie éternelle.

En contribuant après Rimbaud à brouiller la frontière entre le moi et l’autre, Lacan n’a en rien dissipé le malaise et a même pu accroître la confusion. A la différence des penseurs du tout autre attachés à l’irréductibilité de l’autre au même, au nom de la préservation à la fois de la singularité de ma conscience et de celle de l’autre, et horrifiés par les ontologies de la certitude de l’autre conscience, Lacan par son art de la formule paradoxale avance :

« L’autre n’est autre en rien et c’est justement pour cette raison qu’il est l’autre ». 408

404 Télévision, Autres Ecrits, p535.405 S IX, 17 janvier 1962.406 S XII, 20 janvier 1965.407 S XIII, 2 février 1966.408 S XVI, p356.

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L’intensité du rapport à l’autre ne passe pas chez tout le monde par a clarté du jour. Comme le souligne J.Wahl à propos de Kierkegaard :

Il y a des âmes qui refusent ce monde du jour, du triomphe manifeste de cette unité rationnelle car elles s’y sentiraient prisonnières. Et elles choisissent le monde des problèmes, des ruptures, des échecs où le regard fixé vers une transcendance qu’elles ne peuvent voir, elles restent pour elles-mêmes un problème, pleines d’une multiplicité irréductible et de ruptures mais se sentant ainsi peut être d’une façon d’autant plus intense dans leur rapport à l’autre.409

Selon le mouvement kierkegaardien, l’existence se creuse et s’approfondit. A force de connaissance dit Kierkegaard, on a oublié ce que c’est qu’exister. La tâche qu’il s’assignera dans la perspective critique du système hégélien sera donc de diminuer dans l’humanité l’abondance de savoir. En Grèce, la difficulté consistait à aller jusqu’à l’abstrait, à délaisser l’existence ; depuis Kierkegaard, c’est l’inverse ; l’existence est devenue le moment de la décision et de la passion.

Lacan rejoint toutefois l’un des principaux penseurs d’une philosophie de l’Autre, Levinas, sur son analyse que l’Autre n’est pas à connaître. Pour Levinas, connaître équivaut à enlever à l’être son altérité et s’inscrit souvent dans une visée d’assujettissement. On domine mieux celui que l’on connaît et l’on connaît mieux celui que l’on tient à distance de soi. Selon l’analyse qu’il en donne dans Totalité et Infini notamment, je pense revient à un je peux, à une appropriation de ce qui est, à une exploitation de la réalité. « L’ontologie comme philosophie première est une philosophie de la puissance. »410 Or, selon le renversement opéré par le philosophe, la compréhension de l’être en général ne peut pas dominer la relation avec autrui. Celle-ci commande celle-là.

Les deux auteurs pourraient se rejoindre encore sur l’idée qu’autrui se manifeste en effet comme Autre dans sa capacité à ne jamais correspondre à ce que je pense de lui, à déborder infiniment tout ce qui peut être dit de lui. Il n’y a pas d’accès intuitif, immédiat à la présence de l’Autre, il restera inaccessible à toute vision. L’expérience d’autrui est donc en elle-même mise en cause de la conscience. Elle a à ce titre constitué un point de butée de la phénoménologie husserlienne, ouvrant le champ à la « passivité » de la conscience, une exception à son pouvoir constituant.

Maintenir vive l’altérité de l’autre fait donc de lui un étranger toujours absent. On est alors tenté alors d’approcher son désir en essayant d’abord de deviner ce qu’il sait. L’inconscient insu du sujet n’est pas localisé dans une partie du cerveau mais dans un site que Lacan nomme l’Autre.

« L’Autre sait, comme c’est évident puisque c’est la place de l’inconscient. Seulement, il n’est pas un sujet. »411

409 J.Wahl, Kierkegaard, Hachette, Paris 1998.410 E.Levinas, Totalité et Infini, p37.411 S XVI, p362.

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En cela, il nous laisse toujours sur notre attente et son savoir que nous lui imputons parfois nous échappe encore.

« L’Autre sait des choses mais comme il n’est pas un sujet, il ne peut pas jouer. » 412

S’il ne peut pas garantir la vérité, peut-on au moins lui faire confiance ?

Ce qui est interrogé, c’est non pas le réel et l’apparence, le rapport de ce qui existe et n’existe pas, de ce qui demeure et de ce qui fuit, mais de savoir si on peut se fier à l’Autre, si comme tel ce que le sujet reçoit de l’extérieur est un signe fiable.413

L’enjeu n’est plus dès lors l’accès à la connaissance.

« Non, il n’y a rien de commun entre le sujet de la connaissance et le sujet du signifiant. »414

Ce que l’Autre sait au fond importe moins que ce qu’il veut :

Ce qui nous sollicite d’une façon toujours plus vive à mesure que progressent davantage les impasses où nous coincent le savoir, ce n’est pas de savoir ce que l’Autre sait, c’est de savoir ce qu’il veut. C’est la question fondamentale en toute démarche analytique. Ce savoir qui avance, qu’est-ce que ça veut ? Et à quoi ça mène ? Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait la même question. 415

L’Autre nous adresse des signes de ce qu’il veut. Augustin a indiqué que le vouloir d’autrui m’est révélé par « les gestes du corps, par ce langage naturel à tous les peuples, que traduisent l’expression du visage, les clins d’yeux, les mouvements des organes, le son de la voix par où se manifestent les impressions de l’âme, selon qu’elle demande, veut posséder, rejette ou cherche à éviter. »416

Mais de par son ancrage au cœur de nous-même, l’interprétation de ce que veut l’Autre est brouillée.

En outre, comme le souligne l’expérience de l’anthropologue P.Maniglier, « mieux comprendre les autres, loin d’enrichir l’expérience de l’ethnologue, en réalité l’appauvrit car s’il participe à un plus grand nombre d’expériences humaines, il participe moins intensément à chacune. »417 La Rochefoucauld nous a appris qu’il faut instaurer une distance juste pour voir l’autre sous son plus beau jour et ne pas entrer trop avant dans les replis de son cœur.

L’expérience de la relation à autrui n’est pas non plus toujours déterminante :

412 S XVI, p364.413 S IX, 10 janvier 1962.414 S XVII, p53.415 S XVII, p53.416 Saint-Augustin, Les Confessions, I, 8, 13.417 P.Maniglier, La condition symbolique, Philosophie n°98, été 2008, p45.

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plus une expérience humaine trouve en elle-même les ressources de son ouverture à autrui, plus elle se vide de détermination pour devenir l’expérience de la condition de toute expérience.418

En témoigne le jeu des mythes qui à mesure qu’ils s’élargissent à de nouveaux espaces, font apparaître des procédures de moins en moins déterminées par leurs contenus et de plus en plus clairement formulables en termes purement formels : « qu’est ce que l’homme nu sinon cet homme qui, en s’ouvrant aux autres, s’est appauvri, mais aussi simplifié et objectivé ? »419

12. Le réel

La coupure opérée par Lacan dans le savoir ouvre sur la catégorie du réel, qu’il élabore progressivement. Le point de départ de la réflexion de Lacan sur le réel s’appuie sur la découverte freudienne d’une réalité psychique propre, tissée de représentations produites par l’appareil psychique et soutenues par des imbrications de mots.

Mais en définissant peu à peu le réel comme ce qui échappe à la symbolisation, Lacan rend de fait le langage impuissant à rendre compte de certains aspects de la réalité et notamment dans le domaine si étendu des relations avec les autres. Il lui faut donc dès lors trouver d’autres moyens pour l’aborder, c’est pourquoi il est allé les chercher non pas du côté des affects qu’il n’oppose pas au langage parce qu’ils en sont tissés mais du côté des mathématiques, à travers les nombres d’abord puis les nœuds. Il s’agit là d’une tentative renouvelée d’articuler le symbolique, l’imaginaire et le réel qu’il définira, par son art du retournement, comme l’impossible.

12.1. La réalité psychique, logique d’une fiction Dans sa lettre à Fliess du 21 septembre 1897, rentrant d’Italie, Freud établit le « constat certain qu’il n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte que l’on ne peut pas différencier la vérité de la fiction investie d’affect. »420

Dès lors, la distinction entre réalité psychique- la fiction investie d’affect- et réalité extra psychique devient très difficile à opérer. Freud met donc en garde contre l’usage de l’étalon réalité dans l’appréhension des processus psychiques. Car en cette matière, « la réalité de pensée équivaut à la réalité extérieure. »421 C’est pourquoi ajoute-t-il, « on a l’obligation de

418Ibid, p47.419 Ibid.420 S.Freud, Briefe an Wilhelm Fließ, 1887-1904, trad F.Kahn et F.Robert, PUF, Paris, 2006.421 S.Freud, Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, Résultats, Idées, Problèmes, op cité, p142.

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se servir de la monnaie qui a cours dans le pays que l’on explore- dans notre cas, la monnaie névrotique » 422.

La réalité, pour Freud, est engendrée par la libido et confine à la fantaisie.

Il est clair que la libido, avec ses caractères paradoxaux, archaïques, dits prégénitaux, avec son polymorphisme éternel, avec ce monde d’images liées aux modes pulsionnels des différents stades, bref que tout ce microcosme n’engendre un monde que dans la fantaisie. C’est là la doctrine de Freud. 423

Lacan situe sa recherche après Freud dans l’ordre de la réalité psychique. Ce repère est nécessaire pour préparer le terrain de l’éthique :

Qu’est-ce que la réalité pour Freud ? S’agit-il de la réalité quotidienne, immédiate, sociale ? Du conformisme aux catégories établies, aux usages reçus ? De la réalité découverte par la science, ou de celle qui ne l’est point encore ? Est-ce la réalité psychique ? Cette réalité c’est bien sur la voie de sa recherche que nous sommes, et celle-ci nous entraîne bien ailleurs que dans quelque chose qui peut s’exprimer par une catégorie d’ensemble - elle nous entraîne dans un champ précis, celui de la réalité psychique, ordre jusque là jamais égalé. 424

Cette réalité psychique met en évidence la discordance foncière, radicale, des conduites essentielles de l’homme par rapport à ce qu’il vit. Elle progresse moins par adaptation, approximation, perfection que par saut, par bond. Elle est marquée par l’application inadéquate de certaines relations symboliques ; c’est la mauvaise forme qui est prévalente. Mais cette mauvaise forme est souvent masquée par le travail de la raison qui fait qu’on cherche des justifications aux fantaisies qui nous animent :

Que le symptôme dans le social se définisse de la déraison, il n’empêche pas que pour ce qui est de chacun, il se signale de toute sorte de rationalisation. Ce qu’il y a de frappant dans le symptôme, c’est qu’on y croit.425

L’accès à cette réalité psychique n’est pas direct mais passe par un long travail qui débouche sur la découverte que cette réalité est encadrée par le fantasme. La logique du fantasme est selon Lacan plus principielle que toute autre logique qui se coule dans les défilés formalisateurs si féconds à l’époque moderne.

« Le fantasme fait à la réalité son cadre. Il faut déjà bien des rouages exercés par le signifiant pour qu’il soit question de réalité ».426

La réalité ne s’oppose donc pas à la fiction mais en est traversée.

422 Ibid.423 S VII, p110.424 Ibid, p29.425 S XXII, 21 janvier 1974.426 Allocutions sur la psychose de l’enfant, 1968.

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« Et c’est à l’intérieur de cette opposition entre la fiction et la réalité que vient se placer le mouvement de bascule de l’expérience freudienne ».427

Chez Freud, la dimension du plaisir, à laquelle l’homme s’enchaîne, se trouve du côté du fictif, non par opposition à la vérité ou à la raison mais en leur sein même.

« Le fictif en effet n’est pas par essence du côté de ce qui est trompeur, mais à proprement parler, ce que nous appelons le symbolique ».428

L’élaboration du concept d’Autre, fût-il empirique, s’apparente ainsi à ce que Bentham a appelé une « entité fictive », entendue comme « une entité à laquelle on n’entend pas attribuer en vérité et en réalité l’existence, quoique par la forme grammaticale du discours que l’on emploie lorsqu’on parle d’elle, on la lui attribue ».429 Les fictions ne renvoient pas directement à un objet empirique mais le discours a nécessairement recours à elles dans son argumentation et dans la résolution des problèmes en logique, en mathématiques, en droit, en économie, en morale comme en politique, c’est-à-dire dans l’ensemble des domaines de la connaissance et de la pratique. Ainsi, le calcul infinitésimal relève-t-il de la fiction, de même que les probabilités, médium entre l’existence et l’inexistence, la réalité et l’irréalité, auquel le langage attribue une pseudo-existence et une vérité. L’impossibilité des entités fictives tient à ce qu’elles présentifient une absence : elles sont symboliques. L’entité fictive doit sa réalité au langage : elle est mobilisée, effacée ou défaite selon les nécessités de l’argumentation, ce qui n’en amoindrit pas forcément pour autant la valeur. Seule une théorie des fictions permet de dégager le savoir qu’il est possible de produire sur ces notions que seul le langage permet de poser.

En n’opposant pas l’imaginaire au réel, Lacan fait résonner autrement la différence entre ces deux termes. Il n’y a pas chez lui de hiérarchie dans ces registres, l’imagination n’est pas discréditée sur le plan des critères de vérité mais constitue bien un autre genre de réel.« Le terme imaginaire ne veut pas dire pure imagination, il s’agit d’un autre réel». 430

Lacan va également articuler autrement les rapports entre symbolique et réel. Si dans un premier temps, la réalité n’existe peu en dehors de ce qu’elle soit dite, ces rapports vont peu à peu s’inverser. Freud a découvert progressivement que la vérité première du sujet est exclue de son discours. Cette exclusion de la vérité première du sujet rejoint l’intuition pascalienne de l’impossibilité de définir les premiers principes. Pascal résolvait le problème grâce à la distinction entre connaissances par la raison et connaissances par le cœur, dont relevait celle des premiers principes. Si certains, à la recherche d’un fondement, y voient un risque de régression à l’infini, Freud situe au contraire dans cette exclusion la possibilité même du déploiement de la chaîne discursive. Lacan reprend cette idée en considérant que,

427 S VII, p21.428 Ibid.429 J.Bentham, Of ontology, trad JP.Cléro et C.Laval, Seuil, coll.Points Essais, 1997, p165.430 S XXII, 11 février 1975.

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par opposition au monde des mots qui supporte le monde des choses, le réel est ce qui résiste à la symbolisation. Dès lors, il s’interroge sur la question du statut du savoir:

Si le savoir est quelque chose d’aussi dépendant des rapports de la suite des générations au Symbolique, ou trou, comment ne pas interroger son statut ? Y-a-t-il du savoir dans le réel ? Dans ce réel, nous y touchons un savoir sous une autre forme.431

Alors que le symbolique est ce qui peut changer de place, le réel est immuable. Prenant le contre-pied des postulats de la théorie de la connaissance selon lesquels le réel est divers et c’est au logos de l’unifier, pour Lacan, le réel introduit le même et c’est le symbolique qui introduit de la différence.

« Contrairement à l’usage qui est que le réel est divers, le réel introduit le même ou plus exactement ce qui revient toujours à la même place ».432

Le séminaire X amène une inflexion dans l’enseignement de Lacan : là où l’expérience jusque là régulée par la dialectique de la vérité le devient par le réel.

A partir du livre XI du Séminaire consacré aux Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, la notion de réel évolue dans le sens de l’impossible, parce qu’il est impossible à imaginer, à intégrer dans l’ordre symbolique. Cet abord de la notion va bien entendu à l’encontre du sens commun qui entend le principe de réalité comme une prise en considération du possible. Avec l’analyse de l’Homme aux loups, Freud interroge la rencontre première, le réel qui insiste derrière le fantasme. A l’origine de l’expérience analytique, le réel est présenté comme « ce qu’il y a en lui d’inassimilable- sous la forme du trauma, déterminant tout de suite, et lui imposant une origine en apparence accidentelle. »433

Dans ce Séminaire XI, le réel est donc défini négativement par rapport au symbolique et à l’imaginaire : c’est l’impensable, l’impossible, l’insupportable, quelque chose d’innommable, d’inapprochable par le symbolique ou l’imaginaire.

Lacan situe le réel au point à partir duquel l’activité de répétition et de remémoration cesse de produire des effets. C’est donc un point de butée.

Une pensée adéquate en tant que pensée évite toujours la même chose. Le réel est ce qui revient toujours à la même place- à cette place où le sujet qui cogite, où la res cogitans ne le rencontre pas.434

Lacan approfondira cette conception du réel par la suite, notamment quand il aborde la Logique du fantasme, où il redira pour essayer de bien se faire entendre:

« L’impossible, c’est le réel. La définition du possible exigeant toujours une première symbolisation, si vous excluez cette symbolisation, cette formule paraît plus naturelle. » 435

431 Ibid, 18 février 1975.432 S IX, 1961-62.433 S XI, p65.434 Ibid, p59.435 S XIV, 10 mai 1967.

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Le réel ne doit donc pas être confondu avec la réalité empirique. Ce n’est pas tout ce qui n’est pas moi. Ce n’est pas l’ouverture sur un espace infini dans lequel il y a l’ensemble des autres choses ou aucune autre chose. Et l’on retrouve ici une autre fonction de l’Autre comme borne de l’infini.

Ce dehors n’est pas pour nous un espace ouvert à l’infini où nous mettons n’importe quoi sous le nom de réel. Ce à quoi nous avons à faire dans ce dehors, c’est à l’Autre, et il a comme tel son statut. 436

Bien qu’il se réfère constamment à son expérience, Lacan ne saurait donc être tenu pour un empiriste. L’expérience à laquelle il renvoie n’est ni celle d’objets construits par la théorie ni celle que le sujet fait de soi, mais celle des événements produits par le jeu symbolique et ses effets pratiques. A la différence de Kant, pour qui la condition de possibilité de l’expérience ne pouvait faire partie de l’expérience- c’est le sens de l’a priori kantien- chez Lacan, elle y participe.

Dès lors que le réel est ce qui échappe à la symbolisation, Lacan va devoir recourir pour l’aborder et rendre compte des relations d’altérité à des instruments nouveaux.

12.2. Le nombre, corde du réel

Les mathématiques offrent en effet un autre abord du réel apparemment moins piégeant que les mots. Lacan va très tôt s’intéresser au nombre.

Le nombre dans la doctrine pythagoricienne crée un ordre en donnant accès aux règles de l’univers et au divin. Le travail que mène Pythagore sur la mesure, sur l’harmonie et en particulier sur les sons, le conduit à l’idée que les choses sont des nombres. A l’inverse, l’innombrable, sera pour Baudelaire, la foule incontrôlable du boulevard, la ville comme fourmilière humaine, la mer méchante, la rue passante437, le moi pour Lacan.

Lacan manifeste un intérêt précoce pour les problèmes arithmétiques dans lesquels il trouve des « virtualités créatrices » importantes, comme il le dit dans un article intitulé Le nombre treize et la forme logique de la suspicion, paru dès 1945 dans les Cahiers d’art. Ce qui lui plaît dans la logique, c’est sa « base, solide comme le roc, et non moins implacable, quand elle entre en mouvement »438, sa capacité à rendre compte de ce qui en paraît le plus dénué : les affects, le délire. Il ne semble jamais aussi heureux que quand il décortique la logique cachée d’une conduite : Aimée, les sœurs Papin, Hamlet, Antigone, Schreber, Dora, la jeune homosexuelle, la belle bouchère...

Il est impossible selon Lacan d’aborder l’expérience humaine, dans sa dimension affective la plus commune, sans partir du fait que l’être humain compte et se compte.

436 S XVI, p291.437 Cf A.Compagnon, Baudelaire ou l’innombrable, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2003.438 Autres Ecrits, p 99.

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L'homme est engagé par tout son être dans la procession des nombres, dans un primitif symbolisme qui se distingue des représentations imaginaires. C'est au milieu de cela que quelque chose de l'homme a à se faire reconnaître.439

Au niveau du désir, le sujet se compte. Il y a d’ailleurs certains moments où il faut payer comptant, dans le désir sexuel ou dans l’action.

Gödel démontre qu’il y a de l’indécidable et il le démontre sur le terrain de tout ce qu’il y a de plus mental, le mental par excellence, la pointe du mental, ce qui compte, ce qui se compte, c’est l’arithmétique. Je veux dire que c’est l’arithmétique qui développe le comptable. 440

Chaque inconscient est un comptable.

« Le sentiment de culpabilité est quelque chose qui fait les comptes et ne s’y retrouve jamais. Il se perd dans ses comptes ».441

Le nombre, c’est le rythme, la cadence, l’harmonie donc mais aussi à l’occasion le débordement du phrasé, son désaccord, sa démesure ou sa dissonance. Il y a néanmoins dans le nombre une consistance qui se distingue de ce qu’on qualifie dans le langage de non contradiction. C’est une corde, ça tient.

Le trait unaire est présenté dans le Séminaire IX sur l’Identification en 1961-62, comme l’instrument du comptage, ce qui permet qu’un ordre distinctif soit établi. De la chose, le trait ne retient que son unicité et son inscription dans une série. Dire une chose et la répéter, ce n’est ainsi pas la même chose puisque la répétition inscrit la chose au titre d’une différence dans le temps et la transforme en sujet à redite. Ainsi, dire que A=A n’est pas le principe d’identité au fondement de la logique classique, parce que s’y introduit une différence spatiale et grammaticale. Le second A vient ajouter à la définition du premier autre chose. Il peut même venir y contredire, dans une dénégation inversée, comme par exemple dans la formule « le passé est le passé » qui peut aussi bien signifier que le passé ne veut pas passer.

Mais cet Un ne se confond pas en tous ses emplois avec l’un en nombre, c’est-à-dire l’un qui suppose la succession et l’ordre des nombres. L’Un comptable est à distinguer de l’Un unifiant. Il y a entre les deux fonctions une oscillation qui donne à ce Un son statut paradoxal. Plus il rassemble, plus il supporte et incarne la différence. L’Un unifiant est le fruit d’une tradition de Parménide à Kant de l’Un comme fonction synthétique, tandis que l’Un distinctif souligne l’exception. Frege a levé l’ambiguïté qui collait au nombre un, en dissociant, d’une part, le premier des nombres entiers et, d’autre part, l’unité qui sert à former la suite de la série des nombres entiers. Il a appelé zéro le concept de non identique à soi-même, concept contradictoire destiné à rendre compte de ce qui ne comporte aucun objet.

439 S II, p420.440 S XXIV, 10 mai 1977.441 S XXII, 14 janvier 1975.

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Est-ce que le un est antérieur à la discontinuité ? Je ne le pense pas. Le un est introduit par l’expérience de l’inconscient, c’est le un de la fente, du trait, de la rupture. Ici jaillit une forme méconnue du un, le Un de l’Unbewusste. Disons que la limite de l’Unbewusste, c’est l’Unbegriff- non pas non-concept, mais concept du manque. 442

Lacan s’intéresse alors à Cantor qui interroge la structure du continu dans ses rapports avec le dénombrable. Cantor construit un nombre irrationnel comme limite à une suite de nombres rationnels. La théorie des nombres transfinis propose une progression de nombres infinis qui n’atteint aucune butée.

La question est de savoir s’il y a des Un qui sont indénombrables, c’est tout au moins de savoir ce qu’a promu Cantor. Mais ça reste quand même douteux, étant donné que nous ne connaissons rien que de fini, et que de fini, c’est toujours dénombré.443

Ceci permet de penser les rapports entre continu et discontinu.

La discontinuité, telle est donc la forme essentielle où nous apparaît d’abord l’inconscient comme phénomène- la discontinuité dans laquelle se manifeste quelque chose comme la vacillation. Devons-nous la placer sur le fond d’une totalité ?444

L’être qui parle est situé entre deux ou trois dimensions. Il est ainsi « difficile d’articuler le nombre 3 sinon il n’y aurait pas ce gap entre œdipien et pré-oedipien. »445 Et, plus loin, Lacan souligne qu’il n’y a « aucune espèce de franchissement expérientiel entre le 2 et le 3. » 446

Ainsi, Lacan en vient-il à conclure que le nombre ne parvient pas non plus à instaurer un ordre dans tout le réel. Il en déduit que le réel n’est pas entièrement articulable, avant de faire de ce défaut même le registre propre du réel.

« Le réel n’a pas d’ordre. La seule chose que j’arriverai peut-être un jour à articuler devant vous, c’est un bout de réel ». 447

Rencontrant les limites de l’arithmétique, Lacan va alors se tourner vers la topologie.

12.3. Le nœud, serrage du vide

Lacan s’est servi du nœud pour infléchir le concept de réel : l’usage des noeuds borroméens constitue une tentative d’accès direct au réel, qui ne soit pas dialectique. L’étude des nœuds permet d’apprécier la valeur des liens et des trous. Le nœud n’est ni un modèle, qui

442 S XI, p34.443 J.Lacan, Le Séminaire livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre (1976-1977), non publié, 10 mai 1977, désormais référencé sous S XXIV.444 S XI, p34.445 S IV, p238.446 Ibid.447 S XXIII, p138.

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revêt toujours un caractère imaginaire, ni un schème toujours symbolique. C’est le trou qui spécifie le symbolique parce que le signifiant fait trou dans le réel. Il ne le construit pas. « Le symbolique tourne en rond et il ne consiste que dans le trou qu’il fait. »448 Aucune construction symbolique ne donnera jamais la clé du réel : le parlêtre rate le réel, il ne sait pas se débrouiller avec le matériel signifiant qui l’habite. Le nœud se déforme continûment sans cesser de se nouer ni de se serrer, sauf accident.

En posant que le réel exclut le sens, qu’il est inabordable dès lors que la seule chose que l’on puisse en dire est seulement qu’il existe, Lacan ne se sépare pas seulement de Freud

pour qui le réel avait un sens mais il met aussi en difficulté la psychanalyse elle-même dont l’opérateur principal était jusque là lié au symbolique.

Dans le Sinthome, Séminaire XXIII de 1975-76, Lacan croit encore au pouvoir des mots :

Les philosophes anglais croient que la parole n’a pas d’effets. Ils s’imaginent qu’il y a des pulsions car ils ne savent pas que les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire, mais que ce dire, pour qu’il résonne, pour qu’il consonne, il faut que le corps y soit sensible. Qu’il l’est, c’est un fait.449

Comment se fait-il alors que des choses s’exténuent à ce point que le fil en devienne inconsistant ? C’est ce que Freud désigne comme l’inaccessible de l’inconscient.

« Ce qui supporte le corps, c’est la ligne de consistance, d’être ce qui résiste, ce qui consiste avant de se dissoudre ». 450

Le ton du Séminaire XXIV de 1976-77, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, qui suit le Sinthome fait entendre un certain pessimisme. La finalité de l’analyse se réduit à se débrouiller avec son symptôme, « il faut reconnaître que c’est court. Ca ne va vraiment pas loin. »451 La psychanalyse, pas moins que la science ou la philosophie, tourne en rond, part à la dérive, elle est ramenée à « la forme moderne de la foi. »452 Lacan apporte une réponse finale à la question de savoir si la psychanalyse est une science.

« La psychanalyse n’est pas une science, c’est un délire dont on attend qu’il porte science. On peut attendre longtemps. »453

Il se demande même si ce n’est pas au fond une escroquerie, il y a cette interrogation dans ce Séminaire. Ce pourrait être une escroquerie, au même titre que la poésie, dès lors que « tout ce qui n’est pas fondé sur la matière est une escroquerie. »454

448 S XXII, 15 avril 1975.449 S XXIII, p17.450 S XXII, 18 février 1975.451 S XXIV, 16 novembre 1976.452 Ibid, 14 décembre 1976.453 Ibid, 11 janvier 1977.454 Ibid, 14 décembre 1976.

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Son effet tient donc moins au réveil car tant qu’il y a du sens, on ne saurait se considérer comme jamais réveillé de ses ambiguïtés et équivoques. On ne se débarrasse jamais du voile des mots.

Quand le symbolique et le signifiant demeurent inopérants et ne parviennent pas à restaurer la consistance du corps, la cure s’en trouve affaiblie. On ne voit plus comment des effets de sens pourraient venir modifier le réel qui les exclut.

Notre pratique nage dans cette espèce de précise indication que non seulement les noms mais les mots ont une portée. Je ne vois pas comment expliquer ça. Si les nomina ne tiennent pas d’une façon quelconque aux choses, comment est-ce que la psychanalyse est possible ?455

Deux choix s’offraient alors à Lacan : soit persister dans l’affirmation que le réel est dépourvu de sens et chercher quels effets du signifiant autres que le sens pourraient préserver une efficacité à la pratique analytique de plus en plus contestée cliniquement, soit chercher comment le réel pourrait quand même être visé et touché par le sens. La première piste, cherchant ce que le signifiant peut faire résonner d’autre que le sens conduit à la voie poétique, notamment chinoise, qui fait résonner un effet de trou. La seconde, porte étroite entre la suggestion et la foi religieuse, consiste à prendre au sérieux les effets de sens. Les souffrances dont témoignent les patients instruisent sur les passions de l’âme. Le sens peut naître aussi du dialogue entre les discours, car le sens ne se produit jamais que de la traduction d’un discours dans un autre. Et la philosophie peut apporter sur ce terrain ses arguments.

Une autre voie consiste à soutenir une orientation vers le réel.

Ces efforts pour se dégager de l’aporie amènent Lacan à faire évoluer sa conception du réel qu’il adresse à ses auditeurs: « Le réel est un sinthome, le mien ». 456

455 S XXIV, 8 mars 1977.456 S XXIII, p132.

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Chapitre 5. Révision des éléments

Dans sa Remarque sur le rapport de Daniel Lagache en 1958, Lacan prétend que « l’esthétique transcendantale est à refaire » après que la linguistique a introduit la structure comme articulation signifiante. Cette esthétique ne convient plus en effet à aucun titre, ni physique ni psychologique. Si l’esthétique transcendantale qui constitue la première partie de la théorie transcendantale des éléments au sein de la Critique de la raison pure implique stricto sensu une révision de la théorie de l’espace et du temps, le remaniement suggéré par Lacan concerne tout autant la logique transcendantale qui constitue la deuxième partie de la théorie transcendantale des éléments.

La critique kantienne peut s’interpréter comme la plus profonde mise en cause de toute espèce de réel, pour autant que celui-ci est soumis aux catégories a priori non seulement de l’esthétique, mais aussi de la logique. C’est là un point pivot d’où la méditation humaine est repartie pour interroger la correspondance entre le réel et une certaine syntaxe du cercle relationnel en tant qu’il se ferme dans toute phrase457.

L’invitation de Lacan porte donc bien sur le parti à tirer pour l’abord du réel de sa conception de l’altérité comme syntaxe.

Le projet général de la Critique de la raison pure vise l’étude du sujet de la connaissance, sa possibilité et ses limites. Si pour Kant, la connaissance commence avec l’expérience, il n’exclut pas la possibilité que nous possédions des connaissances qui n’en dérivent pas comme la formulation de jugements universels, qui suppose une faculté de connaissance a priori. La tache que Kant se donne dans la première critique est de déterminer l’étendue de ces connaissances a priori. A la fin de l’introduction, Kant montre qu’il y a deux sources de connaissance : la sensibilité et l’entendement. Pour lui, la connaissance vient de deux sources fondamentales, la réceptivité des impressions et la spontanéité des concepts. Mais ni un concept sans intuition ni une intuition sans concept ne peuvent donner une connaissance. Même définie au niveau de ses formes a priori, la sensibilité ne saurait en effet construire seule les phénomènes : elle ne nous livre que des éléments successifs ou juxtaposés, non un ensemble unifié ; l’action de l’entendement est nécessaire. Kant cherche le principe de l’unité des deux sources de connaissance et le trouve dans le jugement. L’existence devient seconde par rapport à la relation : le jugement n’objective qu’en liant, ce pourquoi la substance elle-même que Descartes et Leibniz tenaient pour un substrat ontologique, devient chez Kant une catégorie analogue à la causalité. Encore faut-il pour constituer l’objet un acte composant le divers donné dans l’intuition conformément à l’unité synthétique de la conscience qu’exprime le concept.

457 S V, p50.

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C’est avec la déduction transcendantale, expliquant comment les concepts a priori peuvent se rapporter à des objets, que nous découvrons le sujet non tel que le concevait Descartes, prenant conscience de soi en se séparant du monde, mais un sujet qui pour se penser lui-même doit penser et lier les objets. Le je kantien n’est ainsi ni intuition ni concept mais la simple forme de la conscience. Nous voilà en présence d’un moi logique, intellectuel. Sans abandonner tout à fait le point de vue psychologique, Kant continue de penser que toute liaison suppose l’unité : pour que mes représentations soient liées, il faut qu’elles soient d’abord miennes. Sa démarche reste donc marquée par une tentative d’unification du divers. L’hétérogénéité de l’être et de la raison est l’idée de la Critique de la raison pure, son anti-idéalisme radical, qui se distingue des positions de Platon, Parménide, Descartes mais dont Hegel critiquera la tentative d’unification.

Cette opposition entre, d’une part la sensibilité par laquelle les objets nous sont donnés, et, d’autre part, l’entendement par lequel ils sont pensés devient chez Lacan, lecteur de Hegel, inopérante. Pour lui, il n’y a pas d’opposition entre sensibilité et entendement qui sont liés par les mots. Dès lors, il n’y a pas à chercher à les concilier et tout effort dans ce sens serait voué à l’échec. Ni l’espace ni le temps ne sont des critères a priori de la cohérence de l’intuition pas plus que le principe de causalité ne constitue un critère a priori de la cohérence de la pensée conceptuelle. Ce qui est premier chez Lacan, c’est au contraire l’incohérence de nos motifs comme de ce qui nous arrive.

C’est donc autant le projet général de la Critique que la méthode qui sont contestés.

13. Révision de la cause

Associée dès les débuts de la philosophie en Grèce à une ambition majeure de la pensée, l’idée de cause vise à rendre intelligible l’origine, la constitution et le devenir de ce qui est. Elle repose sur le postulat que la nature est régie par des lois constantes, que les réalités obéissent à un ordre, que l’émergence ou la succession des phénomènes répond à l’action volontaire des hommes. La cause est ainsi chez Platon le principe d’explication « de la génération et de la corruption » (Phédon, 95e), principe composé d’une causalité mécanique ou errante et d’une causalité intelligente ou divine qui insuffle, au désordre primordial, de l’ordre et de la beauté : « la naissance de ce monde a lieu par le mélange de deux ordres de la nécessité et de l’intelligence » (Timée, 48a). Aristote dans Physique II, 3, interroge la causalité à partir de quatre questions : d’où provient une chose et de quoi est-elle faite ? Quelle est sa forme ou le modèle qu’elle imite ? Quel est le principe ou le mouvement qui lui a donné naissance ? Dans quel but a-t-elle été faite ? Entre ces aspects de la causalité, Aristote remarque qu’il n’y a pas nécessairement harmonie.

La science a donc cherché à clarifier ces principes, sans faire appel ni à Dieu ni aux mythes, et à instituer des expériences pour confirmer ou de réfuter des principes. La mécanique newtonienne vient une première fois troubler l’analyse causale classique par la mise en évidence d’action à distance. Puis l’apparition des probabilités et du hasard, sous

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l’influence des travaux de Pascal et de Fermat délie causalité et déterminisme. La réflexion mathématique, d’abord sur les jeux puis sur certains phénomènes physiques comme le comportement des gaz dans des enceintes fermées, ou biologiques, comme les lois de l’hérédité fait émerger un nouveau type d’explication, qui sans renoncer à l’usage de l’idée de cause en déplace la place dans la mécanique classique et en atténue la portée. Sans être à proprement parler un facteur d’explication, le hasard est approché par le calcul des probabilités qui constitue un instrument permettant de mettre à jour des régularités imperceptibles autrement. A l’inverse, l’étude contemporaine du génome humain a permis de mettre en évidence des aléas dans la transmission du patrimoine génétique. Ces avancées réinterrogent ainsi les capacités prédictives de la science, à commencer par la médecine.

La biologie pour sa part a adopté comme règle de méthode de ne prendre en considération dans ses explications que les causes physico-chimiques et d’écarter la finalité. Mais elle rencontre néanmoins la finalité dans ses descriptions des fonctions, des régulations et des transformations du vivant, orientées par des mécanismes de maintien de la vie. Si la compréhension des séquences et des interactions causales s’est considérablement accrue ces dernières années, les avancées de la science ont rencontré, depuis le XXème siècle surtout qui a tenté de le formaliser, un point de butée à la fois en mathématique, en physique et en biologie, qui empêche la présentation d’une théorie explicative complète.

C’est au creux même de ce point de butée que vient se loger l’abord de la causalité par Lacan. Suivons-le dès l’étude de sa chère Aimée, dont il soutient encore en 1970 : « à la vérité, je ne vois pas une montagne, ni rien qui me sépare de la façon dont j’ai procédé à cette époque-là. »458

13.1. Mise en évidence d’une « causalité psychique »

Quand, jeune psychiatre, Lacan cherche la cause de la maladie mentale, il est conduit à échafauder une théorie de la causalité en psychiatrie qui annonce les développements ultérieurs. Sa thèse de psychiatrie va à l’encontre d’une conception générale de l’innéité qui forme la toile de fond de la psychiatrie de l’époque. En portant intérêt au matériau des délires, il reconnaît un premier type de causalité à travers un ou plusieurs conflits vitaux essentiels du sujet, « conflits qui se révèlent être ainsi la cause efficiente »459. Il fait ici référence à la distinction aristotélicienne des quatre causes développée dans l’Ethique à Nicomaque. Ces quatre causes sont la cause matérielle, la cause formelle, la cause motrice ou efficiente qui recoupe des phénomènes de mouvement mais aussi de génération et de corruption, et la cause finale. Dans le cas d’Aimée, Lacan cherche ainsi à remonter l’enchaînement des causes qui l’ont poussée à tenter d’assassiner une comédienne après avoir essayé d’étrangler un éditeur qui avait refusé de publier ses romans. La cause efficiente de ces deux gestes réside selon 458 J.Lacan, « Apport de la psychanalyse à la psychiatrie », inédit, consultable à la Bibliothèque de l’école lacanienne de psychanalyse et sur le site http://www.ecole-lacanienne.net/pastoutlacan70.php.459 Thèse, p346.

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Lacan dans un conflit moral avec sa sœur, relation de conflit et d’identification qui signe l’arrêt de la personnalité au stade du complexe fraternel. Sa sœur, de cinq ans son aînée, l’a élevée durant ses premières années avant de quitter le toit paternel à l’âge de quatorze ans pour épouser un vieil oncle l’année suivante. Par elle, Aimée « a subi tous les degrés de l’humiliation morale et des reproches de sa conscience460 ». Par la suite, les figures de ses persécutrices, femmes de lettres, actrices, femmes du monde représenteront toutes « l’image que se fait Aimée de la femme qui à un degré quelconque jouit de la liberté et du pouvoir sociaux »461, types de femmes qu’elle rêve de devenir. « Aimée frappe donc en sa victime son idéal extériorisé » 462.

Cette cause est dite efficiente dans la mesure où c cette situation conflictuelle se répète dans la vie du sujet et produit la forme particulière de sa personnalité : elle est ce qui détermine la permanence des symptômes. Toutefois, Lacan laisse entendre que cette cause efficiente ne signe pas à elle seule la structure. En s’appuyant sur la rectification que Freud a fait subir à sa théorie du traumatisme, il l’associe à un autre type de causalité qui fait ressortir sa conception discontinuiste de la maladie mentale. Dans un premier temps en effet Freud a cru en entendant ses patients évoquer des scènes traumatiques infantiles laissant des traces équivalentes à un traumatisme physiologique, que le milieu pouvait être la cause des névroses selon la théorie du traumatisme éducatif. Puis il découvre que ces récits souvent fictifs rencontrent un désir chez ses patients et surtout que ces scènes n’acquièrent leur caractère traumatisant que lorsqu’elles sont ré-évoquées et réactivées par une situation ultérieure qui, elle-même traumatique pour d’autres raisons, présente des similitudes formelles avec la première. Elles transforment en une affection subie ce qui est d’abord un désir actif, souvent porteur pour le sujet d’une menace suffisamment grave pour qu’il se l’interdise et n’en veuille rien savoir. La découverte de la relation de désir entre adultes excluant l’enfant pousse parfois ce dernier à interpréter comme une séduction effective ce qui en lui est originairement désir d’être séduit.

Le conflit moral entre Aimée et sa sœur n’est donc pas la cause unique de sa maladie, sauf à retomber dans les ornières de la constitution. Il est cause efficiente au sens de sa capacité à rassembler de multiples facteurs, à travers « tout le développement de la personnalité du sujet, c’est-à-dire aux événements de son histoire, aux progrès de sa conscience, à ses réactions dans le milieu social. »463

Aussi, associé aux causes efficientes, Lacan identifie-t-il un ensemble de « causes occasionnelles » de la transformation de la situation vitale. Ces dernières causes ne sont pas plus spécifiques que les premières : aucune à elle seule ni même toutes ensemble ne porte en elle-même la nécessité de la psychose. Comme le souligne B.Ogilvie, « non seulement c’est leur pluralité qui est le cas le plus fréquent, mais surtout leur effet ne dépend que de leur puissance d’évocation d’éléments moteurs d’un autre ordre, celui des causes efficientes »464.

460 Ibid, p253461 ibid.462 ibid.463 Ibid.464 B.Ogilvie, Lacan, le sujet, PUF, Paris, 1987, p81.

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Pluralisme, système de provocation et de déclenchement indirect se substituent donc à la linéarité traditionnelle des théories. Pour autant, la cause première de la psychose n’est toujours pas dégagée et le tableau du fonctionnement psychique comme « mécanisme réactionnel » demeure incomplet. Pour que ce faisceau de facteurs devienne effectivement pathogène, il faut une prédisposition qui n’est pas une constitution donnée issue d’une quelconque hérédité mais qui se déduit du mode de réaction que le sujet a adopté face aux événements de son histoire. Ce mode réactionnel est susceptible de s’exercer sur toute situation nouvelle, détournée de sons sens, intégrée dans sa logique, ce que Lacan analysera ultérieurement à l’aide du concept kierkegaardien de « répétition » ou de « reprise » selon les traductions. Le mécanisme réactionnel du sujet à l’œuvre dans le fonctionnement du psychisme trouve ses déterminations moins dans l’individu ou la conscience que dans une altérité du milieu social qui annonce la conception transindividuelle et « autrifiée » de l’inconscient. L’acquis domine donc l’inné et commande la formation de la structure : c’est l’Autre qui est déterminant et qui produit ses effets au sein même du sujet dans la mesure où il est condition de son surgissement. Ce souci de l’enchaînement des causes est l’objet privilégié de la philosophie de Spinoza dont l’influence est manifeste dans la thèse de Lacan.

A travers ce cas, Lacan développe une anthropologie inspirée de la conception aristotélicienne du milieu social humain, distincte de l’anthropologie individualiste. Au début de la Politique (I, 2) en effet, Aristote propose une théorie de la cité conçue comme un organisme, un corps social où l’individu solitaire ne saurait porter les attributs de l’humanité. Lacan en retient l’idée que l’individu est un réseau de relations sociales qui soutient des corps humains dans l’existence, le temps et l’espace.

Il développe en même temps une réflexion sur la personnalité qui prendra au fil du temps un caractère moins sociologique et plus proprement psychique.

Pour une part importante, les phénomènes de la personnalité sont conscients et, comme phénomènes conscients, relèvent d’un caractère intentionnel. Mis à part un certain nombre d’états d’ailleurs discutés, tout phénomène de conscience a en effet un sens, dans l’une des deux portées que la langue donne à ce terme : de signification et d’orientation 465.

Dans son approche de la conscience, Lacan paraît alors kantien : le phénomène de conscience, « lié à l’action, il devient perception, volonté et, dans une synthèse dernière, jugement. »466

Il note aussi que « les intentions conscientes sont dès longtemps l’objet de la critique convergente tant des « physiciens » que des moralistes, qui en ont montré le caractère illusoire »467. C’est la raison pour laquelle la question du sens des phénomènes psychologiques a été rejetée par la science. Lacan souligne que pour illusoire qu’il pour soit, ce sens n’est pas sans loi. Ce postulat d’une rationalité de l’illusoire, pas complètement nouveau en philosophie, constitue néanmoins une avancée de Lacan en médecine. « Mais

465 Thèse, p247466 ibid, p248.467 Ibid.

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c’est le mérite de cette discipline nouvelle qu’est la psychanalyse, de nous avoir appris à connaître ces lois, à savoir celles qui définissent le rapport entre le sens subjectif d’un phénomène de conscience et le phénomène objectif auquel il répond. »468

Ainsi Lacan peut-il interpréter la guérison soudaine d’Aimée au terme de vingt jours d’emprisonnement par que le fait que la patiente a réalisé son châtiment : « elle s’est frappée elle-même ».

Dans l’article sur les Complexes familiaux (1938), une idée nouvelle par rapport à sa Thèse est introduite : l’être humain n’est pas seulement par essence un être social, qualité ajoutée à son être de nature mais c’est une qualité qui vient s’y soustraire et constituer une carence. Cette idée, issue de la biologie, rencontre un thème philosophique (la négativité, chez Hegel notamment) et une intuition clinique (l’instinct de mort chez Freud). Il en trouvera confirmation dans la pensée de Lévi-Strauss qui soutient au début des Structures élémentaires de la parenté que c’est dans un manque, une absence de détermination naturelle chez l’homme que vient se loger l’ensemble des systèmes réglés de la culture.

En renonçant à l’idée de développement continu instinctuel et organique, ainsi qu’à celle d’un développement par imitation, encore présent dans la Thèse, Lacan reprenant le concept freudien d’identification rompt avec la biologie et élabore l’idée d’une causalité spécifique du psychisme dans laquelle le rôle moteur, causal de la forme ou de l’image devient prépondérant. A travers l’étude de la notion de complexe chez Freud, Lacan relève chez le fondateur de la psychanalyse, l’existence d’une « cause d’effets psychiques non dirigés par la conscience, actes manqués, rêves, symptômes. Ces effets ont des caractères tellement distincts et contingents qu’ils forcent d’admettre comme élément fondamental du complexe cette entité paradoxale : une représentation inconsciente, désignée sous le nom d’imago. » 469 Ils dominent « les phénomènes qui, dans la conscience paraissent les mieux intégrés à la personnalité ; ainsi sont motivés dans l’inconscient non seulement des justifications passionnelles mais d’objectivables rationalisations. » 470

La famille est considérée dans ce texte comme une institution, que ne suffit pas à appréhender la psychologie concrète. Il faut encore les ressources de « l’ethnographie, de l’histoire, du droit et de la statistique sociale, coordonnées par la méthode sociologique. »471

La philosophie est sur la question de la famille considérée comme n’apportant rien : « l’analyse psychologique n’a que faire des tentatives philosophiques qui ont pour objet de réduire la famille humaine soit à un fait biologique, soit à un élément théorique de la société. »472

Avec le stade du miroir (1936 et 1949), le champ d’investigation se rétrécit encore, passant de la société à la famille puis de la famille au miroir. C’est désormais dans le rapport du sujet à lui-même comme autre que Lacan cherche la cause de sa personnalité. L’altérité pénètre plus avant dans le sujet et révèle l’origine des dissociations négatives d’abord perçues

468 Ibid.469 Les complexes familiaux, p29.470 Ibid.471 Ibid, p24.472 Ibid.

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à l’extérieur de lui. L’expérience du stade du miroir dont , empruntée à Wallon, est contemporaine de l’analyse personnelle de Lacan, est une prise de distance avec l’illusion d’autonomie du moi sartrien. C’est quelque chose qui se trame dans le sujet à son insu et qui le divise intérieurement avant même qu’il ne soit écartelé par d’autres causes. Miroir est un terme générique qui désigne quelque situation qui serve de miroir, aussi bien tout comportement d’un autre qui répond au sujet ou bien toute trace matérielle que l’enfant laisse derrière lui dans laquelle il se contemple comme en étant l’auteur.

Après une période de silence pendant la guerre qu’il justifie par « l’humiliation de notre temps, sous les ennemis du genre humain »473, Lacan approfondit dans Propos sur la causalité psychique (1946), son investigation de la cause. Il critique la théorie organo-dynamique de son « ami » Henry Ey, proche de son « maître » Clérambault, qui repose sur un organicisme enrichi des conceptions mécanistes et gestaltistes et fondée sur une référence cartésienne.

Il souligne que « la croyance peut se fourvoyer au plus haut d’une pensée sans déchéance. »474 Pour lui, la croyance délirante n’est pas erreur mais méconnaissance, c’est-à-dire reconnaissance niée. « Le sujet ne reconnaît pas ses propres productions comme étant siennes ».475 L’identification à l’idéal n’est pas dévalorisée mais rapportée à ce qu’il y a de meilleur dans l’être, puisque cet idéal représente en lui sa liberté. Lacan fait de la folie « une insondable décision de l’être », et installe, par son approche psychogénétique, un pont solide entre le normal et le pathologique.

Quand il analyse les Formations de l’inconscient et pendant ses neuf premiers Séminaires, ce que Lacan remarque en effet chez chaque être humain, c’est l’incohérence de ses motifs, leur profonde immotivation, la force de l’ensorcellement. Si l’individu se croit libre, c’est qu’il est inconscient des causes qui le déterminent, qu’il les ignore ou n’en veuille rien savoir. L’idée de découvrir le déterminisme propre au psychisme et de reposer dans le champ de la rationalité le problème du sens est le projet freudien que Lacan reprend à son compte. Ce projet se démarque de la proposition aristotélicienne selon laquelle il n’y a pas de science de l’individuel. C’est la même attention aux défauts dans la texture logique qui amènera Lacan à s’appuyer sur les mathématiques sans jamais délaisser totalement les implications philosophiques.

Car ce qui fait l’originalité de Lacan, par rapport à Freud, c’est un souci assez systématique d’aborder les questions psychiques par le biais de l’enjeu philosophique qu’elles impliquent, ordre de problèmes dont Freud au contraire s’est tenu à distance. Ainsi Lacan n’élabore-t-il jamais de concepts destinés à la conduite des cures sans tenter de dégager en même temps les répercussions de ces élaborations dans le champ philosophique.

La phénoménologie, méthode prônée dans les Propos sur la causalité psychique a cru pourvoir souligner que le sens est ce par quoi le sujet échappe au déterminisme de la relation cause à effet en lui permettant de manifester sa liberté. Elle considère que la subjectivité

473 J.Lacan, Propos sur la causalité psychique, Ecrits I, Points Seuil, p150.474 Ibid, p164.475 Ibid.

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donne le sens. Avec la considération du signifiant au contraire, Lacan introduit la notion d’une causalité et d’un déterminisme au sein même du sens et de la subjectivité. Cessant de concevoir les faits psychologiques comme des objets en soi, il les réintroduit comme une succession de causes et d’effets inscrits dans une situation générale à la fois extérieure et singulière. Mais le langage n’est pas simplement la cause qui produit des effets chez le sujet. Ces effets produisent en retour la cause.

Le corps parlant chez Lacan n’est pas présence globale et originaire aux choses mais un corps dont quelque chose, du fait de la parole, se sépare. Il s’agit du corps moins quelque chose, en tant qu’une part de lui-même a toujours déjà été arrachée, sacrifiée, perdue. L’analyse de la cause change alors puisqu’il s’agit dès lors des conséquences de l’immersion du corps dans le langage et de la perte de l’unité. Ce n’est plus de la cause comme recherche de l’explication scientifique d’un trouble qu’il s’agit mais de la cause en tant que ce qui a été coupé de moi-même. Une partie se détache du corps, créant un manque auquel aucun signifiant ni aucune image ne correspondent. La distinction introduite par Dilthey entre science de la nature et sciences de l’esprit ne tient plus.

Pour autant, la notion de cause finale ne s’en trouve pas encore totalement disqualifiée. Ainsi, dans le Séminaire III, Lacan a-t-il tenu à souligner la présence de cette cause finale au sein même de la science où elle est « absolument inéliminable », à travers le retour à l’équilibre. Il précise ce qu’il entend par cause finale : « une cause qui agit par anticipation, qui tend vers quelque chose qui est en avant. »476

A partir du Séminaire X de 1960-61 consacré à L’Angoisse, Lacan infléchit sa réflexion sur la cause et poursuit sa critique de la conception kantienne notamment. Par un retour à l’approche humienne de la cause, il met l’accent sur l’absence de détermination entre une cause et ses effets. Cette brèche avait été ouverte par Malebranche à la fin du XVII ème siècle, au moment où triomphe la dynamique à la fois en mathématique et en physique. Selon Malebranche en effet, si dieu est liberté et que ses volontés sont inaccessibles à la raison humaine, nos « causes » ne sont que des fictions forgées par notre esprit et non les raisons réelles de ce qui existe. La cohérence observée entre l’ordre des déductions mathématiques et celui des observations empiriques peut avoir été voulue par Dieu sans exprimer de correspondance réelle. Cette objection sera laïcisée par Hume, pour qui la racine de l’idée de cause repose sur une disposition à confondre l’habituel et le nécessaire.

Attentif à l’histoire des sciences, Lacan n’ignore pas que la notion de cause a été fortement mise en question à l’époque des sciences modernes :

Ce n’est pas sans une succession de réductions qui finissent par l’amener à une fonction des plus ténues et des plus équivoques que la notion de cause a pu se maintenir dans le développement de notre physique477.

Toujours dans le séminaire X, Lacan indique que le véritable objet dont il s’agit dans le désir n’est pas un objet visé devant le désir mais un objet cause, situé derrière lui. L’objet

476 S III, p211.477 SX, p120.

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cause du désir est introduit après Kant avec Sade. Lacan distingue l’objet visé de l’objet cause. Le statut de l’objet visé, c’est l’agalma, la chose précieuse, tandis que celui de l’objet cause, c’est palea, le déchet. L’objet n’est plus visé mais est reporté à la place de la cause comme déchet. Le désir est conçu comme un objet chu, coupé, caduc, séparé, lâché, que le sujet cède et qui laisse un reste. Ce n’est donc pas par une théorie de l’intentionnalité que l’on peut traiter de cet objet.

Lacan n’est pas le seul à chercher ce statut antérieur à l’accès classique à l’objet, Husserl, Heidegger, Lévi –Strauss le font aussi à leur manière mais aucun ne nomme cet objet la cause du désir. Aucun ne fait non plus de la vérité subjective la cause du malaise des sociétés. Le fait que les sociétés humaines se distinguent des sociétés animales en ce qu’elles ne poursuivent pas le besoin fait « rentrer d’un tout autre accès l’incidence de la vérité comme cause et imposer une révision du procès de la causalité »478. Lacan, après Freud, établit un lien entre la cause du sujet et la cause du désordre : « si toute causalité vient à témoigner d’une implication du sujet, nul doute que tout conflit d’ordre ne soit remis à sa charge ».479

Lacan revient encore sur la fonction de la cause dans les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, quand il étudie l’inconscient et la répétition. Il s’appuie sur deux ouvrages de Kant, l’Essai sur les grandeurs négatives et les Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, pour soutenir que la notion de béance a été identifiée par le philosophe de Königsberg quand il essaie de serrer le concept de cause.

La cause, toute modalité que Kant l’inscrive dans les catégories de la raison pure- la cause n’en est pas pour autant plus rationalisée. Elle se distingue de ce qu’il y a de déterminant dans une chaîne, autrement dit de la loi. Toute relation du sujet à l’autre met en jeu un processus de béance. C’est en ce point de manque que le sujet a à se reconnaître480.

Pourtant Kant croit avoir réformé la compréhension de la cause par rapport à la raison dogmatique qui soutient que par pur concept on peut saisir la causalité. Retenant la leçon de Hume, Kant confirme que la raison est incapable a priori de rendre compte de la relation de cause à effet. Pour lui, tout part de l’expérience et de l’impression, construites par la répétition, l’habitude, la mémoire. Mais sa crainte du scepticisme le conduit à tenter de restaurer les capacités de la raison, au prix d’unir ce qu’il détermine comme non unissable.

Ce que Lacan élabore comme constitution du désir, c’est ce qu’il identifie comme la cause du sujet, à partir des deux opérations de l’aliénation et de la séparation. De façon proche de Hume et de Bentham, Lacan repère que l’unité du moi étant fictive, elle devient l’aptitude à créer un certain champ intérieur qui servira de scène au jeu social. Que le point de subjectivité soit mobile ne signifie pas en effet sa disparition. En outre, il remarque que la cause est tout aussi fictive en raison de l’inexplicable béance qui se creuse entre elle et l’effet.

478 Ecrits, p415-416.479 Ibid.480 S XI, p301.

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chaque fois que nous parlons de la cause, il y a toujours quelque chose d’anticonceptuel, d’indéfini. Les phases de la lune sont la cause des marées, les miasmes sont la cause de la fièvre- il y a un trou, et quelque chose qui vient osciller dans l’intervalle. Bref, il n’y a de cause que de ce qui cloche.481

L’inconscient freudien se situe donc entre la cause et ce qu’elle affecte. S’y déploient « au-delà de cette idée que nous pouvons nous faire de nous-mêmes »482, déformées, la plupart des catégories logiques :

Un vaste quart de la Traumdeutug est consacré à montrer comment un certain nombre d’articulations logiques essentielles, le ou bien, ou bien, la contradiction, la causalité, peuvent se transporter dans l’ordre de l’inconscient. Comme la topologie est une géométrie de caoutchouc, il s’agit aussi d’une logique en caoutchouc.483

Ce mode d’articulation se présente par quelque chose de l’ordre du non réalisé, qui se tient en attente, demande à se réaliser. Il relève donc de la discontinuité, de la vacillation, de la coupure. Le sujet n’est pas cause de soi ; l’être humain est un être qui n’a pas été amarré par soi-même à son être. Il est la conséquence d’une perte imposée par la coupure de la loi ; il est contraint de s’éprouver aux effets du langage. Ainsi, l’inconscient ne consiste-t-il pas tant dans le fait qu’il y aurait des raisons ou des motifs inaccessibles ou dans le fait que le sujet ne veut pas les connaître mais dans le fait qu’il ne veut pas qu’il n’y en ait pas. Ce que le sujet accepte difficilement, c’est que la loi est sans fondement.

Lacan attribue à cette béance une fonction ontologique, mais il s’agit d’une ontologie négative, entendue moins comme non être que comme non réalisé. Il s’agit donc là d’une opération de réduction où la contradiction aussi bien que l’espace et le temps ne sont pas des catégories a priori mais bien plutôt a posteriori, produits par l’expérience de la parole.

Dans le séminaire XIII de 1965-66 consacré à L’objet de la psychanalyse, Lacan revient une nouvelle fois lors de son exposé relatif à La science et la vérité sur la question de la cause. Il rappelle que la science méconnaît la fonction de la vérité comme cause efficiente, fonction qu’il rend à la magie. Il critique l’approche aristotélicienne de la cause matérielle : « Aristote a loupé la cause matérielle ; la matière chez lui n’est pas cause de tout puisqu’elle est un élément purement positif. »484 Il rectifie cette analyse en la précisant : « Seul le trou peut passer pour la fonction de la cause matérielle. »485

Dans la suite de son enseignement, une nouvelle inflexion de la cause se fait sentir : la cause devient logique plutôt que psychique mais elle demeure liée aux effets de la parole et du discours sur l’être humain. La causalité étant une relation, elle s’inscrit dans le registre de la métaphore ou de la métonymie. Ainsi se construit une forme nouvelle de causalité, dite structurale, qui échappe à la fois à la causalité mécaniste du choc (forme de causalité reconnue dans L'Interprétation des rêves) et à la causalité globale de la thermodynamique. Le

481 S XI, p30.482 S V, p66.483 J.Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, (1956-1957), Seuil, Paris, 1994, p386, désormais référencé sous S IV.484 S XIII, séance du 8 décembre 1965.485 Ibid.

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concept même de structure clinique –la psychose, la névrose, la perversion- se distingue de celui de classe en ce qu’il lui ajoute la cause. En cela, il se détache d’une description objectivante, de la classification scientifique.

En mettant en exergue une logique propre à l’inconscient, déprise du principe de contradiction, Lacan affecte au moins une partie du système d’inconsistance. Cette impression est renforcée par le déroulement même de la cure : si l’analyse conduit le sujet à rechercher la cause même de ce qui lui est le plus familier, ses détours sont faits pour l’éviter, pour ne pas reconnaître que cette cause tient le plus souvent à un objet que Lacan dit abject et dérisoire.

C’est cet évitement qui fait entrer le sujet dans le suspens, le doute, les fausses pistes et donne à l’analyse son allure indéfinie, […] c’est-à-dire qu’on va, qu’on saute de ce n’est pas ça en ce n’est pas ça.486

Le détour par l’inconscient ne s’impose donc que dans la mesure et là où l’on ne peut recomposer, reconstituer et modéliser des rapports de cause à effet.

13.2. Attention aux effets

En posant la causalité comme une relation et non comme un pouvoir inhérent à la chose, Lacan conforte l’approche humienne de la cause pour laquelle tout effet est distinct de sa cause et ne peut y être découvert. Même si l’effet semble suggéré, sa conjonction avec la cause est arbitraire, c’est en vain que nous prétendrions déterminer un seul événement ou inférer une cause ou un effet même à l’aide de l’observation ou de l’expérience. On ne peut ni démontrer a priori la liaison entre la cause et l’effet ni davantage tirer de l’observation une liaison causale.

Les doutes sceptiques sur les opérations de l’entendement et le souci humien de rendre compte de la manière dont l’entendement pratique abusivement les inférences causales nécessaires au maintien de sa tranquillité se transforment chez Lacan en une logique inhérente aux formations de l’inconscient. Quand bien même cette logique s’ancrerait dans une cause matérielle et signifiante, qu’il est en partie possible de dégager de son cadre fantasmatique, la discontinuité entre la cause et l’effet demeure. L’erreur la plus notoire réside en ce que l’esprit se perçoit comme la cause de ses idées alors qu’il en est l’effet et un effet pris dans le jeu passionnel qui confère aux choses leur valeur.

L’attention portée aux effets situe Lacan dans une proximité avec l’approche pragmatique à laquelle il fait référence à plusieurs reprises. Le projet pragmatique, constitué à la fin du XIXème siècle dans le Massachusetts par Charles Sanders Peirce est exposé par son fondateur dans son article, rédigé en français pour la revue philosophique de janvier 1879, intitulé « Comment rendre nos idées claires ». Peirce y énonce le principe du pragmatisme :

486 Ibid.

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« considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet ». On voit bien tout de suite ce qui va séparer Lacan des pragmatistes puisque selon Lacan il ne saurait y avoir de « conception complète de l’objet ». Néanmoins, leur attention respective aux effets et des similitudes dans leur conception de la signification les rapprochent. Un autre point commun est que le pragmatisme américain comme la psychanalyse lacanienne sont davantage l’expression d’une méthode qu’un corps de doctrines. En outre, ils entretiennent un rapport aux idées assez voisins : on peut penser que Lacan se retrouverait dans ce qu’indique William James dans ses conférences publiées dans le livre fondateur du mouvement en 1906, Le Pragmatisme : la fonction d’une idée est « de nous servir de guide, et de guide agréable ». James n’hésite pas non plus à parler de « monnayer » les vérités qui n’ont « pour caractère commun que d’être, toutes, des idées qui paient ».

Le prix des relations est une référence constante chez Lacan, à telle point que sa théorie des affects peut s’apparenter à une théorie de la monnaie. Cette théorie prend sa source au mécanisme psychique identifié par Freud dans le processus de condensation, travail de compression (par omission, ellipse ou élision), exprimant la tendance à l'épargne qui domine tous les processus psychiques : la règle de condensation tend à s'identifier au principe d'économie.

Il met ainsi en balance dépense et dette symbolique:

Chacun sait que l'argent ne sert pas simplement à acheter des objets, mais que les prix qui, dans notre civilisation, sont calculés au plus juste, ont pour fonction d'amortir quelque chose d'infiniment plus dangereux que de payer de la monnaie, qui est de devoir quelque chose à quelqu'un487.

Il rend échangeable certains affects comme la pudeur avec la honte et le dégoût.

« la pudeur dirai-je est la forme royale de ce qui se monnaie dans les symptômes en honte et en dégoût. »488

Il définit la sublimation elle-même, notion que l’on pourrait penser désintéressée, comme « tout ce qui de la culture se monnaie et s'aliène dans la société. »489

C’est la valeur du signifiant et du langage lui-même, qui se colle ou se détache du sujet, qu’il mesure à une monnaie.

Terme oublié dans les travaux des linguistes mais dont il est clair qu'avant eux, et dans ceux qui ont étudié la monnaie, dans leur texte, on voit venir sous leur plume, en quelque sorte nécessairement, la référence avec le langage. 490

C’est pour finir toute la valeur de son enseignement que Lacan invite son auditeur à jauger à l’aune de la vraie ou de la fausse monnaie, selon qu’il est entendu comme prononcé

487 SII, p278. 488 SVI, 3 juin 1959.489 S VI, 1er juillet 1959.490 S XII, 9 décembre 1964.

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au nom de quelqu’un qui supposé savoir ou bien par quelqu’un qui occupe la place du manque :

Le maintien du non-sens, comme signifiant de la présence du sujet, l'átomia socratique, est essentiel à cette recherche même. Néanmoins, pour la poursuivre, et tant que sa voie n'est point tracée, le rôle de celui qui assume, non point celui du rôle du sujet supposé savoir, mais de se risquer à la place où il manque, est une place privilégiée et qui a le droit à une certaine règle du jeu, nommément celle-ci, que pour tous ceux qui viennent l'entendre, quelque chose ne soit pas fait, de l'usage des mots qu'il avance, qui s'appelle de la fausse monnaie. 491

Et pour Lacan, il n’y a pas de plus grave péché que celui que commet le faux-monnayeur, dont la figure fondatrice est celle d’Adam, emporté par là dans sa « destruction spirituelle ». Fabriquer de la fausse-monnaie, c’est le symbole de la tromperie, c’est un sacrilège.

la fausse monnaie est une image de la faute originelle […] Lorsque la monnaie est falsifiée, le rapport authentique du signe et de la matière est détruit. Le symbole perverti en fiction crée une image d'intégrité sous laquelle s'imbriquent tous les abus de la fraude. La fraude falsifie donc la vérité de la monnaie et du même coup elle falsifie la monnaie de la vérité. La monnaie de la vérité c'est une chose sainte. Elle adultère donc l'ordre divin; elle adultère le rapport à Dieu, le rapport à la source qui fonde l'ordre naturel des valeurs.492

Mais la vérité ne saurait être tenue pour falsifiable que dans la mesure où elle demeure l’étalon de la valeur.

Qu'est-ce que veut dire une pièce de monnaie fausse ? Est-ce que la fausse pièce de monnaie n'est pas aussi quelque chose qui est? Elle est ce qu'elle est. Elle n'est pas fausse. Elle n'est fausse qu'au regard de cette fonction qui conjoint à la vérité la valeur.493

La monnaie, « parole de la vérité »494 revient à chaque fois que Lacan veut souligner la valeur de quelque chose, de ce à quoi il accorde le plus de prix comme aux points les plus obscurs de son enseignement, préférés à ce qui peut circuler de main en main et s’échanger facilement contre d’autres biens ou être intégré à d’autres discours:

Ces noyaux, rien ne sera fait pour les rendre en quelque sorte plus accessibles : ce n'est pas la monnaie de mon enseignement qui vous sera donnée ici, à moins que vous n'entendiez précisément par le terme de monnaie, justement ces moments fermes, voire fermés, opaques et résistants dont je ne fais ailleurs, bien souvent, que pouvoir faire plus que de vous faire passer la présence sous ce que pour vous j'articule. Ce sera donc en fin de compte, si c'est selon mon vœu, des éléments plus durs, plus opaques, plus localisés qui vous seront proposés. 495

491 Ibid.492 S XIII, 19 janvier 1966.493 Ibid.494 Ibid.495 S XII, 9 décembre 1964.

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On pourrait multiplier les occurrences par lesquelles Lacan nous démontre que la monnaie est l’étalon de sa théorie générale de la valeur, adossée à celle de la vérité. En cela, il est proche de James qu’il ne cite pourtant pas, à la différence de Peirce. Pour James en effet, la vérité vit à crédit:

Nos pensées et nos croyances passent comme monnaie ayant cours tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les billets de banque tant que personne ne les refuse. Mais tout ceci sous-entend des vérifications, expressément faites quelque part, des confrontations directes avec les faits, sans quoi tout notre édifice de vérités s’écroule, comme s’écroulerait un système financier à la base duquel manquerait toute réserve métallique. Vous acceptez ma vérification pour une chose et moi j’accepte pour une autre votre vérification. Il se fait entre nous un trafic de vérités. Mais il y a des croyances qui, vérifiées par quelqu’un, servent d’assises à toute la superstructure.496

Alors que la philosophie européenne se vouait à la solution des problèmes de l’histoire de la philosophie, au nom de son savoir, la philosophie américaine se trouvait confrontée aux problèmes pratiques que la nouvelle société lui posait. Et cela pouvait intéresser Lacan. La « vérité qui paie » n’est donc pas tant la vérité de l’être pas plus que la vérité d’un fait mais celle, qui de tomber juste, révèle sa valeur de vérité.

Si Lacan souligne la primauté de l’effet, c’est moins en tant qu’il suit la cause (logique) que comme mise en pratique de la vérité. Effets et pratique sont solidaires : c’est à partir de la considération de l’effet qu’on mesure la validité du propos ou de l’expérience mise en place. Le vrai est dire conforme à la réalité dans la mesure où la réalité est ce qui fonctionne. De même, l’interprétation n’est vraie que par ses suites, comme l’oracle. « Elle n’est vraie qu’en tant que vraiment suivie. »497

Mais Lacan nous met aussi en garde contre les effets de la vérité: on veut à tout prix que la vérité soit utile, qu’elle aide, console, rassure.

Ce que la vérité quand elle surgit a de résolutif, ça peut être de temps en temps heureux, et puis dans d’autres cas désastreux. On ne voit pas pourquoi la vérité serait toujours forcément bénéfique.498

En outre, comme le souligne Freud, « le vrai est souvent très invraisemblable »499, ce qui n’en facilite pas l’intégration. L’idée sera claire parce qu’elle sera reconnue. La démarche de Peirce comme celle de Lacan quittent le terrain de la logique argumentative. Elles reposent à la fois sur un souci d’enracinement dans la pratique et sur des moteurs discursifs davantage que sur des éléments d’une démonstration générale. Aucune propriété d’un objet n’a de statut a priori hors de l’expérience. Cette relativité des qualités en fonction des types de confrontation à l’expérience implique la nécessité de faire apparaître les qualités de l’objet dans une structure contextuelle qui seule peut être validante, opérationnelle par rapport à la vérité. Les notions de pesanteur, de force sont ici très prégnantes. De la même façon,

496 W.James, Pragmatism, Nouvelle traduction, S. Madelrieux; N. Ferron, Flammarion, Paris, Champs, 2007.497 S XVIII, 13 janvier 1971.498 S XVII, p122.499 « Première introduction », inédite, au Moïse, citée par G.Morel dans La loi de la mère, p58.

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l’interprétation est une création parce qu’il n’y a pas de sens préexistant que l’on pourrait retrouver par une analyse rationnelle.

Cette orientation vers le réel, que Lacan a posé comme excluant le sens, conduit à ce que l’effet recherché de l’analyse est la réduction du symptôme par le signifiant équivoque ou poétique. L’effet curatif en psychanalyse n’est jamais recherché pour lui-même, il n’est jamais que subordonné, dérivé, obtenu de biais. C’est pourquoi la guérison est dite venir « par surcroît ».

La guérison, qu'est-ce que ça veut dire? Exactement ce qui arrive à quelque point possible où Pascal arrête le jeu et peut faire à ce moment la répartition des mises d'une façon, pour les deux, satisfaisante. La guérison n'a absolument pas d'autre sens que cette répartition des enjeux à un point quelconque du processus, si nous partons de l'idée que, jusqu'à un certain point, sujet et savoir sont parfaitement faits pour s'entendre.500

Car l’effet principal que Lacan s’attache à mettre en valeur, c’est l’effet produit par le langage sur le vivant qui parle. Les mots sont des habitudes de croyance qui produisent à leur tour des habitudes d’action. La signification d’un mot est l’ensemble des actes que sa pensée produit ou peut produire en nous. Le sujet n’étant pas cause de lui-même, il trouve sa cause dans le langage. Sa cause, c’est le signifiant dont il est l’effet et un effet qui a pour conséquence de l’effacer comme sujet. A l’encontre du cogito cartésien, Lacan pose que je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas.

L’effet imposé du langage sur le sujet fait de celui-ci un « assujet » qui, pour se séparer de cet effet imposé doit constituer un symptôme qui enveloppe l’interdit de l’inceste mais qui est en lui-même un facteur de souffrance. Dans un troisième temps, ce symptôme peut grâce au savoir-faire du sujet s’adoucir. L’effet proprement recherché est l’émergence d’un désir inédit, dont la structure demeure souvent méconnue et la déviance constitutionnelle501.

Cette orientation conduit également, au-delà des valeurs de vérité ou d’usage, à l’utilisation de jouissance de l’objet qui ne consiste pas dans sa consommation. Jouir d’un objet veut dire pour Lacan qu’on n’y touche pas.

14. Révision du statut de l’objet

L’expérience analytique présente un rapport à l’objet d’une grande complexité, impression accentuée à l’époque contemporaine par l’abondance des objets qui captivent les sujets, les éparpillent ou les tyrannisent.

Dans les textes des Ecrits et jusqu’en 1958, Lacan manifeste la plus grande réserve vis-à-vis des doctrines de l’objet. Il conteste l’union du sujet à l’objet, idéal d’une théorie de la connaissance classique, « par quoi le connaissant dans son procès vient à co-naître au

500 S XII, 19 mai 1965.501 Cf J-A.Miller, L’orientation lacanienne, Choses de finesse en psychanalyse, cours du 12 novembre 2008.

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connu»502 aussi bien que leur séparation. Cette époque marque une critique des théories de l’objet élaborées après la guerre autour des notions de relation d’objet ou d’objet transitionnel (Winnicott) même si Lacan reconnaît que « c’est à partir de lui que nous avons formulé l’objet a »503. C’est de la théorie de l’objet partiel développée par M.Klein que Lacan se montre le plus proche. L’objet a en est également issu.

La thèse de Lacan est que le rapport du sujet à l’objet est un rapport impossible. Le signifiant tient la chose à distance tout en la marquant :

« Le langage est tourné vers des objets qui incluent déjà en eux-mêmes quelque chose de la création qu’ils ont déjà reçue du langage. »504

L’objet de la réalité ne se donne pas ; la philosophie n’a pas rendu l’objet transparent au savoir, le réel de l’objet résiste au savoir. C’est sur le manque d’objet que l’analyse porte son attention.

14.1. La volatilisation de l’objet

Parler des objets dans le discours analytique, c’est tenter de rendre compte de la présence du corps. Quand le sujet vit sa relation à l’objet sous un mode direct, « le sujet vit ces relations (voir/être vu, attaquer/être attaqué) sur un mode qui implique toujours son identification au partenaire »505, soit une réciprocité ambivalente. La clinique permet au jeune psychiatre de repérer diverses formes de relation à l’objet. Le vacillement de la réalité auquel sont confrontés les délirants oblige le médecin à faire vaciller à son tour les catégories habituelles de la relation d’objet. Cette situation se produit quand

l’objet tend à se confondre avec le moi, en même temps qu’à se résorber en fantasme, quand il apparaît décomposé selon l’un de ces sentiments qui forment le spectre de l’irréalité, depuis les sentiments d’étrangeté, de déjà vu, de jamais vu, en passant par les fausses reconnaissances, les illusions de sosie, les sentiments de devinement, de participation, d’influence, les intuitions de signification, pour aboutir au crépuscule du monde et à cette abolition affective qu’on désigne formellement en allemand comme perte de l’objet (Objekt-verlust)506.

Dans le Séminaire IV de 1956-57, consacré à l’étude de La relation d’objet Lacan corrige le stade du miroir par l’introduction de l’objet imaginaire et du manque. Sa théorie de l’objet s’affirme comme théorie du manque d’objet. Lacan y critique l’approche de la théorie moderne de l’objet qui s’intéresse à « l’objet pleinement satisfaisant, l’objet typique, l’objet par excellence, l’objet harmonieux, l’objet qui fonde l’homme dans une réalité adéquate, dans la réalité qui prouve la maturité. »507 Lacan réaffirme au contraire que l’objet recherché est un

502 J.Lacan Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Ecrits II, p143.503 J.Lacan Compte rendu du séminaire XV, Autres Ecrits, p379.504 S V, p50.505 S IV, p17.506 Les Complexes familiaux, p49-50.507 S IV, p15.

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objet qui a été perdu et que sa redécouverte quand elle paraît se produire comporte une discordance instaurée par le fait même de la répétition. L’objet perdu ne sera jamais retrouvé.

L’objet pour Lacan se présente sur fond d’angoisse. Il est « instrument à masquer, à parer le fond fondamental d’angoisse qui caractérise aux différentes étapes du développement du sujet son rapport au monde.»508 L’objet, imaginaire, s’inscrit dans le symbolique comme manquant. La référence imaginaire est nécessaire mais non suffisante pour situer l’objet. Lacan isole trois types de manque d’objet, croisées avec les registres imaginaire, réel et symbolique : la frustration est manque imaginaire d’un objet réel, c’est « le domaine de la revendication, des exigences effrénées et sans loi »509 ; la privation est réelle, c’est le manque d’un objet symbolique et la castration, du registre de la dette symbolique est manque symbolique d’un objet imaginaire. Il porte attention à la question de la castration, c’est-à-dire le manque symbolique d’un objet imaginaire.

La critique par Lacan de la théorie du centrage de l’objet est aussi une critique de la théorie de l’instinct, amorcée dans les Complexes familiaux dès 1938. Il la reprend dans son séminaire II sur Le moi à partir d’une relecture des travaux de Freud. Il y montre que la distinction entre besoin et désir a été peu relevée qui a faussé radicalement dans l'œuvre freudienne, réduite à une théorie biologique des « instincts », lecture on l’a vu, du jeune Lacan lui-même.

Il reconnaît après Freud que l’organisme règle, selon ce qu’il peut supporter, l’admission de la quantité de plaisir que peut soutenir le sujet. Au-delà de cette limite, l’impulsion psychique s’éparpille, se diffuse et la quantité se transforme en complexité. L’évitement, la fuite, le mouvement face à l’objet servent à régler l’invasion de la quantité. S’il y a impossibilité de se mouvoir, alors surgit la douleur qui peut se pétrifier.

Mais Lacan se retrouve davantage dans l’analyse freudienne des pulsions. Chez Freud en effet, l’objet est d’abord celui de la pulsion. La pulsion est désignée par le terme Trieb et s’oppose à l’instinct en ce qu’elle est liée à l’histoire du sujet. Freud distingue quatre termes dans la pulsion : la source, ce sont les organes du corps ; la poussée, facteur moteur de la pulsion ; l’objet, qui n’a aucune importance, qui peut facilement être échangé contre un autre donc se révèle indifférent et le but qui est toujours la décharge de satisfaction mais peut subir une transformation. L'origine de ce concept se situe dans le domaine thermodynamique, où la pulsion se définit comme exigence de travail : la pulsion constitue un morceau d'activité. Cette activité a toujours le même but, l'actualisation que Freud appelle décharge motrice. La source rappelle la contiguïté des lieux du corps concernés par les fonctions d'échange avec ceux qui peuvent devenir zones de plaisir. Les bords externe ou interne des organes peuvent devenir érogènes s'ils s'organisent en un circuit qui se lie à un objet. Chez Freud, le bord pulsionnel désigne la jonction partielle du corps du sujet à l’autre. La pulsion part d’un bord pulsionnel du corps pour aller chercher au-dehors, du côté de l’Autre, sa satisfaction. Les pulsions partielles prises une à une aspirent d’abord indépendamment les unes des autres, puis se regroupent progressivement, se combinent en organisations déterminées pour travailler

508 Ibid, p22.509 Ibid, p37.

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ensemble ; elles peuvent aussi prendre la place les unes des autres, transférer les unes aux autres leur investissement libidinal jusqu’à la sublimation, destin pulsionnel dans lequel objet et but sont échangés. Mais elles peuvent aussi se désagréger, et tourner en pulsion de destruction voire à la désintégration du vivant. Lacan considère cette notion de pulsion comme une fiction : ce que cherche la pulsion n’est pas un objet. Lacan délaisse le vocabulaire de l’hydraulique et de l’énergétique en vigueur chez les philosophes des passions des XVIIème et XVIIIème siècles pour un abord culturel et symbolique, qui le conduit à rejeter la notion d’affectivité.

Jusqu’en 1964, la notion de pulsion est assez peu présente dans la pensée de Lacan hormis dans l’article publié dans Minotaure en 1933 sur les sœurs Papin, Motifs du crime paranoïaque, où il insiste sur la dimension sociale de la pulsion :

la pulsion agressive est empreinte en elle-même de la relativité sociale : elle a toujours l’intentionnalité d’un crime, presque constamment celle d’une vengeance, souvent le sens d’une punition, c’est-à-dire d’une sanction issue des idéaux sociaux.510

Lacan entend comme Freud que la socialisation travaille à contenir les pulsions agressives. Il remarque que les conflits à l’âge adulte reposent autant sur la répression des pulsions de vie que sur la primauté des pulsions de mort. A partir du Séminaire de 1955-1956 sur Les psychoses, ce qui était du côté pulsionnel passe dans l’ordre des mots. Dans le séminaire de l’année suivante sur la relation d’objet, Lacan situe à l’origine, comme situation première chaotique, anarchique, « le bruit et la fureur des pulsions », à partir de quoi il s’agit de voir comment un ordre peut s’engager.

La pulsion figure en 1964 parmi les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse où Lacan réintroduit dans la structure du sujet l’élément vivant, une part de sa vie, un reste de jouissance irréductible au symbolique. Pour Lacan, « la pulsion est une convention, une fiction ».511 Elle est vouée à un inassouvissement symbolique - puisqu’il n’y a pas dans l’Autre le signifiant pour dire ce reste- et un « manque à jouir » puisqu’il n’y a pas non plus dans l’Autre de quoi compléter ce reste. Par la suite, la pulsion s’éclipsera derrière les conceptions de demande et de désir, avant de resurgir avec l’objet a.

La critique du centrage de l’objet prolonge celle de la philosophie de la connaissance, qui méconnaît que la parole et le désir changent profondément la nature de la relation du sujet avec l’objet :

la philosophie s’est obstinée et de plus en plus à mener toujours plus loin ce discoursdans lequel le sujet n’est que le corrélatif de l’objet dans le rapport de connaissance, c’est-à-dire que le sujet est ce qui est supposé par la connaissance des objets, ce sujet qui n’est que l’ombre et la doublure des objets, ce quelque chose qui est oublié dans ce sujet, à savoir que le sujet est le sujet qui parle. 512

510 J.Lacan, Motifs du crime paranoïaque, dans Minotaure, n°3 et 4, p26.511 S XI, p183.512 S VI, 10 décembre 1958.

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Lacan repart du cogito pour poser que la relation sujet-objet comme d’abord imaginaire :

C’est le sujet qui assume l’acte de parler ; c’est le sujet en tant que je. Ce je c’est le je du je pense donc je suis. Toutes les difficultés se sont élevées de la non distinction des deux sujets. On se reporte dans cette expérience à laquelle nous convie le philosophe à la confrontation du sujet à un objet, par conséquent à un objet imaginaire parmi lesquels il n’est pas étonnant que le je ne s’avère être un objet parmi les autres. 513

Il est en outre des objets qui ne peuvent se connaître que sur le mode d’une impossibilité ou d’un refus d’être connus. L’autre fait partie de ces objets qui ne peuvent être que méconnus.

La séparation entre l’homme et l’objet est la condition du maintien de celui-là dans la réalité mais il l’ignore. Il le vit comme déstabilisation, déchirement, voire dans certains cas anéantissement et angoisse :

L’objet n’est jamais définitivement pour l’homme le dernier objet, sinon dans certaines expériences exceptionnelles. Mais il se présente alors comme un objet dont l’homme est irrémédiablement séparé, et qui lui montre la figure même de sa déhiscence à l’intérieur du monde- objet qui par essence le détruit et l’angoisse, qu’il ne peut rejoindre, où il ne peut vraiment trouver sa réconciliation, son adhérence au monde, sa complémentarité parfaite sur le plan du désir. 514

La destruction de l’objet peut dès lors présenter une issue à cette expérience foncièrement aliénante :

L’image même de l’homme y apporte une médiation toujours imaginaire, toujours problématique et qui n’est donc jamais complètement accomplie. Elle se soutient dans une succession d'expériences instantanées, et cette expérience, ou bien aliène l'homme à lui-même, ou bien aboutit à une destruction, à une négation de l'objet515.

L’unité de l’objet et de l’homme se situe donc dans un rapport d’incompatibilité qui fait le fond dramatique des destinées humaines:

Si l’objet perçu au-dehors a sa propre unité, celle-ci met l’homme qui la voit en état de tension, parce qu’il se perçoit lui même comme désir, et désir insatisfait. Inversement, quand il saisit son unité, c’est le monde au contraire qui pour lui se décompose, perd son sens et se présente sous un aspect aliéné et discordant. C’est cette oscillation imaginaire qui donne à toute perception humaine la sous-jacence dramatique dans laquelle elle est vécue pour autant qu’elle intéresse vraiment un sujet.516

Ce rapport imaginaire induit entre l’homme et l’objet un rapport évanouissant, installe les vies à partir du désarroi.

513 Ibid, 19 novembre 1958.514 S II, p229-230.515 Ibid.516 Ibid.

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Tout rapport imaginaire se produit dans une espèce de toi ou moi entre le sujet et l'objet. C'est-à-dire - Si c'est toi, je ne suis pas. Si c'est moi, c'est toi qui n'es pas . C'est là que l'élément symbolique intervient. Sur le plan imaginaire, les objets ne se présentent jamais à l'homme que dans des rapports évanouissants. Il y reconnaît son unité, mais uniquement à l'extérieur. Et dans la mesure où il reconnaît son unité dans un objet, il se sent par rapport à celui-ci dans le désarroi. 517

Lacan définit donc l’instinct comme rapport sujet-objet discordant et non adapté.

La dimension symbolique est la condition de l’ouverture au désir et à son objet, bien différent de l’objet du besoin.

Ce qui change complètement la nature de ses relations à l’objet, c’est ce point crucial de la nature de ses relations à l’objet qui s’appelle justement le désir . Le rapport du sujet à l’objet n’est pas un rapport de besoin. 518

Cet objet électif constitue un rempart à la panique inhérente à la fragmentation du monde et se paie au prix de l’effacement produit par le langage.

L’objet se trouve être ce quelque chose qui n’est pas le corrélatif et le correspondant d’un besoin du sujet mais ce quelque chose qui supporte le sujet au moment précisément où il a à faire face si on peut dire à son existence, dans son existence au sens le plus radical, à savoir en ceci justement qu’il existe dans le langage, c’est-à-dire qu’il consiste en quelque chose qui est hors de lui, en quelque chose qu’il ne peut saisir dans sa nature propre de langage qu’au moment précis où lui comme sujet doit s’effacer, s’évanouir, disparaître derrière un signifiant, ce qui est précisément le point si on peut dire panique autour duquel il a à se raccrocher à quelque chose, c’est justement à l’objet en tant qu’objet du désir qu’il se raccroche. 519

Toutefois, le désir ne parvient pas davantage que la connaissance à fixer l’objet. L’objet humain pour Lacan est voué à se volatiliser sous l’effet du déplacement inhérent au langage. Car la nomination fixe mais aussi déplace, condition de possibilité sans doute d’un rapport à l’objet. L’objet du désir nous échappe aussi parce qu’il ne cesse de se déplacer. A sa place laissée vacante se situent l’apparence, le leurre, qui tiennent lieu de l’objet.

ce qui ne veut pas dire que le sujet humain voit son désir se déplacer d’objet en objet, mais que ce déplacement même est ce point où peut se maintenir ce fragile équilibre de son désir. 520

Ainsi, pas plus le désir que la nomination ne permettent un accès direct à l’objet. Cette volatilisation touche aussi le sujet « le sujet est là étouffé, effacé, aussitôt qu’en même temps apparu. »521

517 Ibid.518 S VI, 10 décembre 1958.519 Ibid.520 Ibid, 17 décembre 1958521 S XVI, p21.

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Faut-il reprocher à Lacan un privilège excessif accordé au langage, au détriment de ce que Merleau-Ponty appelle la « chair du monde », la sensualité, le corps qui eux permettraient un accès plus direct aux choses ? C’est par le biais de l’objet a que Lacan va désormais réaborder la question du corps, de la jouissance et du logos.

14.2. Qu’est-ce que l’objet a ?

L’effacement du grand Autre, l’évocation de la Chose et l’élaboration de l’objet a sont contemporains : ils datent tous de 1960.

La Chose (das Ding) est abordée dans le séminaire de 1959-60 sur l’Ethique de la psychanalyse, où deux séances lui sont entièrement consacrées. Lacan repart de la distinction faite en allemand entre das Ding et die Sache. Il relève que Freud oppose les Sachvortstellungen, représentations de choses, de l’ordre inconscient, aux Wortvortstellungen, représentations de mots qui relèvent du préconscient. Le mot vient ici s’expliquer avec la chose.

Das Ding est le nom que donne Lacan dans ce séminaire VII à « l’Autre absolu du sujet, qu’il s’agit de retrouver »522, le hors-signifié. C’est un vide central, extérieur et intime, généré par le langage à la manière du vase qui donne forme au vide. Lacan renverse la formule pascalienne selon laquelle « le centre est partout et la circonférence nulle part ». Pour Lacan au contraire, le centre est nulle part et la circonférence partout. Das Ding est ce par rapport à quoi se fait la première assise de l’orientation subjective, le noyau absent, centre vide de la structure qui organise les défilés de la chaîne signifiante. Dans sa conférence sur Das Ding, Heidegger caractérise un vase comme « l’introduction dans le réel d’une béance, d’un trou. »523 Ce sont les vases vides qui font le plus de bruit. Ce trou central est immobile mais on parle des choses autour de lui : la chose – die Sache- en allemand désigne ce qui fait l’objet de discussion, la dit-mansion où se domicilie le dire.

C’est à cette même place que viennent s’organiser le commandement ou l’ordre, à la fois son opposé, son envers et son identique. Lacan rapproche das Ding de la maxime universelle de Kant, comme « la chose la plus dépouillée de relations à l’individu », comme trame signifiante pure, place que Lévi-Strauss confère à la musique. C’est la tendance, poussée par le principe du plaisir, qui fonde l’orientation du sujet humain vers l’objet interdit, celui de l’inceste qui est pour Lacan pour les deux sexes la mère. A cette place, Lacan situe le monde de la physique moderne.

Elle est ce que le sujet ne peut ni dire, ni caractériser, ni envisager sans vertige.

522 Ibid, p65.523 Cité par Lacan dans S VII, p46.

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Qu’est-ce donc que nous crient cette avidité et cette impuissance sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu’il essaye inutilement de remplir tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable ?524

L’objet répond à la fabrique du fantasme avant d’être mis en circulation.

L’objet n’est jamais que signifié et ce, en raison même de la chaîne du principe de plaisir. L’objet véritable, authentique, dont il s’agit quand nous parlons d’objet, n’est aucunement saisi, transmissible, échangeable. Il est à l’horizon de ce autour de quoi gravitent nos fantasmes. Et c’est pourtant avec cela que nous devons faire des objets qui, eux, soient échangeables.525

Un objet n’attire le désir que pour autant qu’il est un nœud de significations et d’associations et qu’il est situé au carrefour de traces qui permettent d’anticiper les chemins à suivre pour des satisfactions ultérieures. Le signifiant relance le mouvement parce qu’il renvoie toujours à un autre signifiant. Mais en dépit de ce mouvement incessant, le désir est également pris dans un contre-courant qui peut bloquer la circulation des signifiants. Le désir est dominé par un objet sans qualité. Plus on est attaché à un objet, moins les qualités réelles de cet objet sont importantes. Un lien inconditionnel est toujours opaque parce qu’on ne peut pas justifier pourquoi on y est tellement attaché : « parce que c’était moi, parce que c’était lui » dira Montaigne pour expliquer son amitié avec La Boétie.

La Chose qui fait surface et interfère directement sans aucune liaison protectrice dans le monde subjectif, peut déchaîner la peur, le dégôut, l’angoisse ou la colère. Elle se montre quand il n’y a plus possibilité de se mouvoir dans les cauchemars ou la douleur.

Mettre l’accent sur la Chose, comme représentations en révolution autour d’un trou, c’est encore privilégier un phénomène d’attraction et de gravitation, de finalisation du psychisme que Lacan va progressivement récuser au profit de l’objet a.

L’objet a est introduit dans Remarque sur le rapport de Daniel Lagache526 prononcée en juillet 1958 mais dont la rédaction définitive date de 1960. Il est donc contemporain de Subversion du sujet et dialectique du désir où le grand Autre s’estompe. Mais on peut en trouver l’amorce plus tôt dans le Séminaire IV sur La relation d’objet dans la séance du 5 juin 1954 consacrée à la reprise par Lacan de l’analyse de la phobie du petit Hans esquissée par Freud. Lacan indique qu’il y a plusieurs éléments dans sa situation que Hans souhaite voir tomber et qu’en définitive il souhaite, autant qu’il craint, être mangé et mordu.

C’est à la fin de sa Remarque qu’est évoqué l’objet a, à la suite de rappels sur le schéma optique du bouquet renversé dans lequel a représente les vraies fleurs et a’ les fleurs imaginaires, aperçues renversées. Nouvelle version du stade du miroir, ce montage optique permet de montrer que le sujet ne peut apercevoir son corps ou son image que s’il est

524 Pascal525 S VIII, p290.526 Il s’agit d’une intervention de Daniel Lagache au Colloque de Royaumont de juillet 1958 intitulée « Psychanalyse et structure de la personnalité ».

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convenablement placé ou nommé par l’Autre de la fonction symbolique. Pour élaborer ce dispositif, Lacan s’appuie à la fois sur L’interprétation des rêves, où Freud compare l’instrument qui sert aux productions psychiques à un microscope couplé à un appareil photographique et sur la notion d’efficacité symbolique de Claude Lévi-Strauss qui soutient que ce sont les structures symboliques qui organisent celles de l’inconscient. L’optique sert de schème pour approcher ce « lieu psychique » hors de toute localisation anatomique entre perception et conscience du moi, antérieur à la relation du sujet à l’Autre.

L’inversion est la caractéristique de l’image spéculaire. Nous saisissons un grand nombre de phénomènes psychiques de manière inversée, c’est une grande loi de l’affectivité que d’inverser sujet et objet des affects. « Il me hait » est une façon méconnaissable mais la plus acceptable pour moi de dire « je le hais ». Le message inconscient qui me vient de l’Autre arrive sous une forme inversée.

Lacan va faire de a l’objet du désir, présent dans la pulsion, la place essentielle de la mise. La mise est à entendre dans le contexte pascalien du pari, convoqué pour permettre, comme l’annonce Lacan à la fin de son Séminaire XII de situer la fonction de l’objet a :

« Le a comme cause du désir et valeur qui le détermine, voilà ce dont il s'agit dans l'enjeu pascalien. »527

La désignation de l’objet a par un signe algébrique « vise à pouvoir engager des constructions et à suggérer des recherches. »528

L’objet a est représenté par la diversité des objets partiels des pulsions. Le caractère partiel de l’objet ne se rapporte pas à un objet total qui serait le corps, mais tient à ce qu’il ne représente que partiellement la fonction qui l’a produit. L’objet a est en effet pour une part fondé dans le corps et pour une autre dans l’intersubjectivité c’est-à-dire que sa valeur dépend de celle qu’il peut avoir pour un autre sujet. Dans le Séminaire VI sur Le désir et son interprétation (1959), Lacan approfondit son approche de l’objet a. L’objet a vient s’intercaler dans les relations entre le sujet et l’Autre.

Lacan va établir la liste des objets, prélevés sur le corps, objets des pulsions, qui constituent autant d’objets a. Il donne une table de correspondance entre type de pulsion et objet en cause. A chaque pulsion correspond un seul objet : à la pulsion orale, le sein ; à la pulsion anale, les fèces ; à la pulsion invocante, la voix ; à la pulsion scopique le regard ; à la pulsion phallique, le phallus. Lacan en ajoutera une autre, le rien, chargé du minimum de symbolique. La pulsion appartient au corps du sujet mais a vocation à passer par l’autre. L’échangeur de ces biens est pour Lacan l’objet phallique. La pulsion orale est découpée par la demande à l'Autre ; la pulsion anale par la demande de l'Autre. Sans ces adresses diversifiées, les zones érogènes ne seraient pas prises dans un circuit.

527 S XII, 2 février 1966.528 Intervention dans le Congrès d’Aix-en-provence , 1972, Lettres de l’EFP, vol.13.

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Les neuf Séminaires antérieurs à L’Angoisse ont présenté un désir orienté vers l’objet et pris dans le fantasme. Le Séminaire Le Transfert (1960-61) consacré à un commentaire du Banquet de Platon, insiste encore sur la prévalence de l’objet visé, même si ce n’est pas le bon. Lacan explique le fait qu’Alcibiade fasse de Socrate l’objet visé de son désir par la présence cachée en lui de l’objet partiel précieux. Lacan articule l’objet a avec le terme agalma qui signifie en grec l’ornement, l’offrande faite aux dieux. De même que l’agalma est un objet précieux confiné au sein d’une petite boîte, l’objet a est l’objet que nous cherchons dans l’autre mais il peut aussi bien selon Lacan revêtir les habits de palea, le déchet.

Un renversement important intervient dans le séminaire X consacré à L’Angoisse (1962-63), où Lacan situe la place de a non plus en l’Autre mais du côté du sujet, invisible à lui ; ce n’est que par leurre et fallace qu’il paraît du côté de l’Autre.

Le corps morcelé donne lieu au désordre des objets a. C’est un corps informe seulement encadré par les zones érogènes, qui se trouvent en relation directe et privilégiée avec l’Autre, l’Autre du désir et de la demande. Le corps devient un corps libidinal à condition qu’il cesse d’être spéculaire et que les organes y fonctionnent. Lacan situe la racine de la connaissance là où le sujet est impliqué par la parole dans son corps.

On achète des objets mondains pour tenter de lester le désir comme ceux de la vie quotidienne mais l’objet cause du désir demeure toujours voilé. Le désirant méconnaît ce qui l’anime au profit de ce qu’il vise et sa visée passe par des objets, des activités dans lesquels il croit pouvoir se reconnaître.

L’angoisse et son envers le désir sont les seules traductions subjectives de a, cause du désir ou de l’angoisse. La thématique de l’objet a est donc l’occasion d’une réouverture du dossier de la cause. Les objets a sont des causes du désir mais ne le finalisent pas, à la différence de la Chose. L’objet cause du désir est le reste d’une opération de division dont l’effet est le désir, mais dans une béance entre elle et son effet.

Lacan en situe l’origine dans une trace qui s’efface, à un point énigmatique où s’avance pourtant la connaissance mais aussi la jouissance.  « La cause originelle, c’est la cause d’une trace qui se présente comme vide, qui veut se faire prendre pour une fausse trace. »529

Ce désir s’entretient ainsi du décalage entre la cause et l’effet : « L’objet a est à des niveaux précisément exemplifiés par la clinique en posture de fonctionner comme lieu de capture de la jouissance. »530

Avec les séminaires D’un Autre à l’autre et L’envers de la psychanalyse, l’hétérogénité de a en tant que réel ets remplacé par un statut de semblant.

529 S X, p78.530 S XVI, p250.

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14.3. Troubles dans la perception

Dans la philosophie classique issue de Descartes et de Kant, percevoir est une action

du sujet percevant et l’objet, le perceptum est déduit du sujet percevant. Dans ce cadre, la conscience n’est guère sensible à l’importance qu’a le corps pour elle. Elle se considère comme un sujet face à des objets qui la fascinent, qu’elle ignore, utilise ou qui la dégoûtent. La vie quotidienne dans ce qu’Heidegger nomme le monde de la préoccupation, c’est-à-dire celui d’un rapport avec les choses où la conscience s’ignore elle-même, se perd dans l’objet, se méconnaît parce qu’elle vise l’objet dans lequel elle s’abîme. Elle est happée par l’objet par lequel elle s’oublie. Cette méconnaissance, constitutive de l’essence même de la conscience a été relevée par la phénoménologie. Dans cette approche, ce qui importe, c’est de savoir ce que les choses sont pour moi quand je les vise. Elle s’attache ainsi à trois manières de viser, trois intentionnalités particulières que sont la perception, l’imagination et la mémoire. La phénoménologie fait dériver l’imagination et la mémoire de la perception. Avec Merleau-Ponty, l’expérience de l’homme cesse d’être celle d’un sujet confronté à des objets. Le corps ébranle ce privilège. La source de constitution du sens devient la conscience incarnée, un corps sujet qui renvoie au schéma corporel et implique la dynamique du corps.

Lacan partage cette approche avec Merleau-Ponty. A la plasticité du matériel verbal fait écho la plasticité du corps érogène. Le corps de la pulsion est fait de pièces et de morceaux, comme un montage surréaliste, et l'espace du corps s'identifie à ce circuit fantastique, et pourtant déterminable pour chaque sujet, qui fait son corps érogène. Pour Lacan, cette approche a le mérite de prendre en considération le rôle de l’imaginaire. Il s’intéresse aussi à l’approche sartrienne du champ intersubjectif à condition de retenir qu’il « ne peut pas ne pas déboucher sur une structuration numérique, sur le trois, sur le quatre, qui sont nos repères dans l’expérience analytique. »531 Lacan considère que les philosophies de l’ego ne mettent pas assez l’accent sur le fait que « le sujet est essentiellement rapport à l’autre, qu’il prend son départ et son point d’appui dans l’autre. C’est de cet ego que tous les objets sont regardés. »532

L’objet est en effet selon Lacan sculpté par les mots. Il vient enrichir les approches phénoménologiques de l’autre qui font du seul corps le vecteur de la découverte et de la rencontre de l’alter ego.

La parole introduit le creux de l’être dans la texture du réel, l’un et l’autre se tiennent et se balancent, ils sont corrélatifs exactement. 533

531 SI, p346.532 SII, p242.533 S I, p352.

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Ce ne peut donc être la conscience l’opérateur de structuration de la fragmentation des perceptions, toujours menaçante pour l’équilibre du sujet. C’est le rapport à l’Autre.

La nomination est aussi pacte social, qui fait que les hommes qui se parlent partagent un monde commun, ce que ne permettent pas des relations seulement imaginaires.

Mais l’expérience courante met en évidence que le sujet à affaire à bien autre chose qu’à la perception.

Le sujet est précipité dans un affrontement avec quelque chose qui ne peut être aucunement confondu avec l’expérience quotidienne de la perception, quelque chose que nous pourrions nommer un id, et que nous appellerons simplement pour ne pas faire confusion un quod, un qu’est-ce que c’est ? La question que nous allons poser aujourd’hui est celle de cet affrontement du sujet au-delà de l’ego au quod qui cherche à advenir dans l’analyse.534

L’expérience analytique qui modifie les conditions de la perception d’autrui permet d’analyser ce qui se passe quand on quitte le champ de l’intersubjectivité.

Expérience exemplaire qui sera un premier pas dans l’élucidation de ce sur quoi s’interroge un quis que nous ne connaissons pas, dans cet au-delà de la relation imaginaire où l’autre est absent et où toute intersubjectivité apparemment se dissout.535

L’analyse vise à dépasser l’expérience interpsychologique, insuffisante pour rendre compte logiquement de ce qui se passe. 536

Il est alors possible de porter attention à ce qui filtre la perception des choses. Dans la relation de l’homme à la réalité, « quelque chose trie, tamise, de telle sorte que la réalité n’est aperçue par l’homme que sous une forme profondément choisie. L’homme a affaire à des morceaux choisis de réalité. »537

Et c’est ce filtre qui est interrogé. La perception est d’abord trouble de la perception. Elle modifie l’objet comme le sujet parfois jusqu’à la dissolution. Lacan est persuadé que la perception se soutient du désir et dépend donc du rapport du sujet avec celui-ci. La conscience ne se contente pas en effet de la rencontre avec les objets sensibles. Sa carence la pousse à chercher dans une autre conscience ce qui lui manque, souvent la reconnaissance. Celle-ci ne s’inscrit pas dans un rapport entre deux ego mais dans un rapport entre un sujet qui inclut aussi l’autre et l’objet.

534 Ibid, p243.535 Ibid.536 “Que le sujet pense l’autre semblable à lui et qu’il raisonne comme il pense que l’autre doit raisonner est un point de départ fondamental sans lequel rien ne peut être pensé mais pourtant tout à fait insuffisant. L’expérience interpsychologique, je ne la considère pas comme exclue mais elle s’insère dans le cadre fragile du rapport imaginaire avec l’autre, et elle est suspendue à son incertitude même. A l’intérieur de ce cadre, l’expérience est complètement évanouissante. Elle n’est pas logicisable. Nous allons prendre l’autre voie, celle qui est logicisable, qui peut être soutenue dans le discours » Ibid, p247537 SVII, p59.

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Mais c’est bien du sujet, d’un sujet primitivement désaccordé, fondamentalement morcelé par cet ego, que tous les objets sont désirés (...) Et c’est de la tension entre le sujet- qui ne saurait désirer sans être fondamentalement séparé de l’objet- et l’ego d’où part le regard vers l’objet, que prend son départ la dialectique de la conscience. 538

La perception est une opération prise dans une tension entre la dimension imaginaire de l’ego et le monde. Dans certains cas, l’ego va jusqu’à se dissoudre ou au contraire occuper toute la place. 539

Elle se caractérise en outre par son intermittence.540

Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, en 1963-64, refaisant le point sur les avancées de la psychanalyse, Lacan rappelle que « Freud déduit de son expérience la nécessité de séparer absolument perception et conscience- pour que ça se passe dans la mémoire, il faut d’abord que ça soit effacé dans la perception, et réciproquement »541.

L’autre scène pour Freud se situe dans l’intervalle plus topique que spatial entre perception et conscience.

Freud affirme de l’inconscient qu’il est constitué essentiellement, non pas par ce que la conscience peut évoquer, étendre, repérer, faire sortir du subliminal, mais par ce qui lui est, par essence refusé.542

Le corps est la prison de l’âme comme chez Pascal. 543

Ce n’est pas à sa conscience que le sujet est condamné, c’est à son corps qui résiste de bien des façons à réaliser la division du sujet.544

La division du sujet est le nom que Lacan donne aux rapports entre l’Un et l’Autre. L’inconscient se situe donc entre individuel et collectif. Le corps tient beaucoup l’idée qu’on s’en fait remarque Lacan. Et dans cette idée, il y a souvent mêlées l’image et la manière d’en parler. Or, cette image et ce signifiant sont pour le sujet deux altérités reçues de l’extérieur.545

En outre, elles ne rendent jamais compte du corps dans son ensemble, une part est perdue, qui pousse à s’adresser à l’extérieur, à l’Autre. Le désir désigne une partie du corps de l’Autre à la

538 Ibid, 19 novembre 1958.539 “ L’ego apparaît dans le monde des objets certes comme un objet privilégié. La conscience chez l’homme est par essence tension polaire entre un ego aliéné au sujet et une perception qui fondamentalement lui échappe. Le sujet serait strictement identique à cette perception, s’il n’y avait cet ego qui le fait émerger de sa perception même dans un rapport tensionnel. Dans certaines conditions, ce rapport imaginaire atteint lui-même sa propre limite, et l’ego s’évanouit, se dissipe, se désorganise, se dissout » Ibid.540 “Le problème de la continuité du sujet s’est posé depuis longtemps aux psychologues, c’est à savoir pourquoi un être essentiellement livré à ce qu’on peut appeler les intermittences, non pas simplement du cœur mais de bien d’autres choses peut se poser et s’affirmer comme un moi » Ibid.541 S XI, p55.542 Ibid, p53.543 Ibid, p241.544 J.Lacan, réponse à des étudiants en philosophie sur l’objet de la psychanalyse, 15 février 1966, Ecrits.545 Cf B.Nominé, Corps et langage, Tout n’est pas langage, revue du champ lacanien n°1, 2004.

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place perdue. De même, nous pouvons être objets du désir de l’Autre comme corps, et comme morceau du corps de l’Autre.

Ce processus se joue donc avec le corps. C’est par le corps que le sujet s’aliène à l’Autre, ce que Lacan condense dans sa formule : « le corps, c’est l’Autre. »546 Dans « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » en 1967, Lacan ébauche ce qui sera son orientation dans les années 1970 : le corps, par l’opération signifiante forme le lit de l’Autre. Ce texte ouvre un passage vers La troisième, où Lacan substitue au champ de la parole et du langage « lalangue », et où l’angoisse devient peur du corps. Il y a donc « un corps de l’imaginaire, un corps du symbolique, c’est lalangue, et un corps du réel dont on ne sait pas comment il sort ».547

Le changement qui se produit dans le séminaire XX découle de la mise en évidence de l’insuffisance de l’objet à traiter la jouissance. Lacan substitue alors l’objet a au lieu de l’Autre. La perception s’efface encore un peu plus devant la sensation où le corps est le support de la jouissance. Ce n’est plus tant le symbolique qui forge le corps que le corps qui fait tenir le symbolique.

« Rendons justice aux stoïciens d’avoir su de ce terme : l’incorporel, signer en quoi le symbolique tient au corps.»548

La corporéité est refusée chez les stoïciens à quatre choses considérées comme inactives et impassibles: le vide, illimité ; le lieu, où sont les corps ; le temps, intervalle du mouvement du monde ; l’exprimable c’est-à-dire essentiellement le signifié, car le signifiant comme l’objet sont des corps.

15- Révision de l’espace et du temps

Lacan essaie de substituer à l’espace et au temps de l’esthétique transcendantale, saisis comme formes de l’intuition, des relations logiques. Dans un système où la figure de l’Autre est constitutive la conscience de soi, l’espace et le temps relèvent d’une logique de prise de décision. Il s’agit de l’Autre avec un grand A en ce sens que, même si l’autre ne voulait pas jouer ce rôle, il y serait contraint par des relations plus profondes que celles de sa propre décision.

15.1. Le lieu de l’Autre : approche topologique

546 S XIV, Leçon du 10 mai 1967.547 S XXIV, 16 novembre 1976.548 Radiophonie, Autres Ecrits, p 409.

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Dans la physique d’Aristote, chaque corps a un lieu naturel vers lequel il tend dès qu’il est livré à lui-même : le feu monte, la pierre tombe. De même pour Augustin, l’âme a un poids qui l’entraîne vers le lieu naturel où elle trouvera enfin son repos ; et ce poids c’est l’amour : « mon poids, c’est mon amour ; où que je sois emporté, c’est lui qui m’emporte. »549

Chez Freud, un être humain livré à lui-même cherchera le repos dans la mort.Il n’y a pas davantage de traces d’un tel lieu naturel pour l’être humain chez Lacan.

L’homme est comme chez Pascal tombé de sa place ou voué à en tomber, ce qui l’engage dans la recherche de cette place perdue avec inquiétude et l’espoir de jamais la retrouver. Appréhendé avant tout comme être parlant, son lieu sera celui où viennent se loger ses paroles.

En appelant Autre ce lieu, Lacan situe le signifiant dans le corps. La pensée n’est pas sans lieu, inassignable à aucun espace particulier, interne ou intra-psychique.550 Mais Lacan ne situe pas ce lieu dans le cerveau ni ne considère la pensée produite par le signifiant comme une étendue. Il précise que ce « lieu encore non connu et non mesuré »551 peut seulement être figuré, ce à quoi il s’essaie toute sa vie.

Pour suivre l’élaboration lacanienne de l’espace psychique, il est nécessaire de repartir des étapes de la pensée freudienne sur la question. Aux débuts de sa carrière, dans Études sur l'hystérie, l’investigation par Freud du psychisme « par couches » relève d'une méthodologie sérielle distinguant conscient, préconscient, inconscient. De la première couche, linéaire, relève l'ordre chronologique des souvenirs groupés par thèmes à la manière d'archives ; dans la deuxième, la distribution de ces mêmes souvenirs s’opère autour du noyau pathogène : la raison de cette série, c'est-à-dire la loi de croissance et de décroissance qui en ordonne les valeurs, traduit alors la stratification des couches de résistance rencontrées dans l'investigation psychanalytique. Ces deux types d'ordination sont représentables par des lignes fixes, courbes et droites. Quant au troisième, doté de propriétés dynamiques et non plus morphologiques, il intéresse le contenu des pensées et leur enchaînement ; un tel système correspond à un réseau ramifié et convergent.

Il comporte des nœuds où se rencontrent deux ou plusieurs lignes. Une fois réunies, ces lignes poursuivent ensemble leur cheminement. En règle générale, plusieurs fils courent indépendamment les uns des autres ou, parfois, réunis par des relais en position latérale, débouchent ensemble dans le rayon central.552

Le modèle de cette construction sérielle, d'ordre physique, et plus précisément électrique, repris dans l'Esquisse pour une psychologie scientifique en 1895, se rapproche des circuits de Kirchhoff ; cette référence se recoupe d’ailleurs avec la physiologie cérébrale dont il se réclame à la même époque. L'Esquisse fait mention, en effet, d'expériences sur les

549 Augustin, Confessions, XIII, 9.550 Cf P.Gillot, La pensée sans lieu. La critique de l’intériorité de Spinoza à Wittgenstein , Philosophie n°87, Minuit, automne 2005, p78 et s.551 S XVI, p127.552 Freud, Breuer, Studen über Hysterie (1895), trad A. Berman, Préface de Marie Bonaparte, Paris, PUF, 2002.

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particules neuroniques, qui intéressent à la fois l'électricité cérébrale et le problème des localisations.

La Science des rêves souligne la valeur fonctionnelle de la représentation spatiale de l'appareil psychique, à l'exclusion de toute conception « localisatrice » dominante dans la recherche neuro-scientifique actuelle. Les travaux de Freud sont en outre postérieurs à ceux de Riemann, qui, en 1857, établit une théorie générale des connexions à partir de constructions géométriques.

Le passage de la première à la seconde topique et leur articulation sera permis par l’appui des mathématiques. La pulsion de mort trouve ainsi son modèle dans le principe de constance, d’essence mathématique, de Fechner. Mais un autre voisinage pourrait aussi bien être établi avec la théorie linguistique, en particulier la stratification des couches de langage chez Müller proche du modèle de la stratification des couches d'expression chez Freud. Il n’est pas rare de constater en épistémologie comparée une certaine convergence entre les modèles issus de différentes disciplines. Ainsi l'organisation topologique du domaine physique sera-t-elle étendue au domaine linguistique, ce dont va se saisir Lacan.

« La métaphore en usage pour ce qu’on appelle l’accès au réel, c’est ce qu’on appelle le modèle. »553

Mais comme le souligne à juste titre Pierre Kaufmann :

ce déplacement du contenu à la forme correspond à un changement de perspective sur la fonction même du modèle. Tandis qu'il visait initialement à une représentation analogique du réel, sa conversion au plan mathématique lui permettra d'exprimer, avec les ressources formelles d'une combinatoire, l'exclusion en tant que telle. Ainsi l'effort de systématisation théorique sanctionnera-t-il la « déréalisation » de son objet.554

Lacan considère dans un premier temps la surface comme la dimension essentielle de l’espace, les lignes, points ou volumes n’en étant que des dérivés. C’est pourquoi il commence par recourir à divers graphes conçus pour figurer les rapports du sujet à l’Autre.

Dans son Rapport sur l’agressivité en psychanalyse, Lacan précise la dimension spatiale de l’imaginaire, en reprenant la notion kleinienne de mauvais objets internes. L’espace imaginaire est celui où « se développe cette dimension des symptômes, qui les structure comme îlots exclus, scotomes inertes, ou autonomismes parasitaires dans les fonctions de la personne. »555 La projection en miroir du champ subjectif dans celui de l’autre « donne à l’espace humain sa structure originellement géométrique, structure que nous appellerions volontiers kaléidoscopique ».556

553 SXXIV, 16 novembre 1976.554 P.Kaufmann, Psychanalyse, Encyclopédie Universalis, consultable en ligne sur le site http://www.universalis.fr/corpus2-encyclopedie/117/92405/P150941/encyclopedie/PSYCHANALYSE.htm555 L’agressivité en psychanalyse, Ecrits, p108.556 Ibid, p121.

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Dans le graphe du rapport du sujet à l’Autre, la relation imaginaire à l’autre est ce qui « ralentit, inhibe, inverse le plus souvent »557 le circuit. Dans le Séminaire sur la Relation d’objet, Lacan présente l’organisation symbolique du monde entre l’enfant, le phallus et la mère comme un espace clos. Le père est le nom que Lacan donne à l’opérateur de cette clôture.

Un réseau de signifiants donne des rapports associatifs une représentation spatiale selon une structure linéaire à deux dimensions. L’espace est plat et consiste uniquement en relations logiques qui défient parfois l’intuition comme dans les opérations de retournement.

« Il est en effet impossible de représenter dans le même plan le signifiant, le signifié et le sujet. »558

Lacan nous invite donc à situer le psychisme « dans un en-dedans limité par une surface. »559 La coupure engendre une surface. Le dehors n’est « pas pour nous un espace ouvert à l’infini où nous mettons n’importe quoi sous le nom de réel »560 mais l’Autre, lui-même en forme de a. La Chose représente l’infiniment proche inaccessible. Le plus proche au cœur du sujet est en même temps ce qui lui est le plus inaccessible, le plus étranger et se présente comme incommensurable à l’univers symbolique. La Chose n’est pas un élargissement de l’ordre symbolique mais y introduit une hétéronomie radicale.

L’unité du moi est une fiction qui sert à mettre en scène le jeu des pulsions ; le pont de subjectivité est mobile. La pensée n’exprime que la relation de ces pulsions entre elles. La constitution de cet espace relève d’une genèse, la présence à soi d’un horizon.

Il est difficile de ne pas penser à Berkeley quand on essaie de reconstituer la conception lacanienne de l’espace. Pour l’évêque de Cloyne en effet, l’idée d’espace n’est nullement une idée correspondant à un sensible commun, elle est plutôt le résultat d’une opération de type linguistique qui fait que les idées des différents sens se signifient les unes les autres du fait de la suggestion que l’habitude établit entre elles. Ainsi, quand il indique au §44 de sa Nouvelle théorie de la vision que « les objets immédiats de la vue ne sont pas comme les idées ou ressemblances des choses placées à distance » il prépare l’esprit du lecteur à admettre que les idées ou les choses « are not without the mind ». Il montre ainsi que le monde que l’on croit à distance n’est pas vraiment à l’extérieur de l’esprit.

De même qu’il se pourrait bien que la spatialité soit la projection de l’étendue de l’appareil psychique, le passage d’un espace à un autre a lieu par des objets spécifiques.

Mais une conception géométrique de l’espace psychique introduit des sources de difficultés liées à cette spatialisation. Les signifiants sont organisés de manière moins géométrique que topologique, c’est-à-dire sans ordre ni métrique. Les éléments d’une structure sont susceptibles de permuter leurs places et d’assurer des fonctions différentes. La

557 S IV, p12.558 S V, p15.559 S XVI, p284.560 Ibid, p291.

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place ne se réfère pas nécessairement à un espace métrique, n’est pas séparée d’une autre par une distance toujours quantifiable.

La nécessité d’un « monde topologique » se fait jour chez Lacan pour rendre compte de phénomènes où « les connexions ne se perdent pas parce que le fond est déformable, souple, élastique. De sorte que c’est ce qui permet que l’édifice ne s’écroule pas, ne se déchire pas, en raison des modifications des proportions de la métrique de l’ensemble. »561 La topologie permet donc de penser en terme de torsion plutôt que de cause, de retournement plus que de négativité. Elle est « une théorie de la conservation des formes en changement permanent. »562

Lacan distingue donc une topologie des surfaces, attentive aux effets de la parole, une topologie des nœuds, pour penser l’articulation des différents éléments de la structure et leur réparation s’ils sont dénoués, et une topologie de la coupure et de la structure. L’espace est le chiffre de l’impossibilité pour le sujet de coïncider avec soi. Lacan se construit ainsi une série d’objets topologiques : le premier modèle de 1962 est le ruban et la bande de Möbius, par laquelle l’endroit rejoint l’extérieur ; puis ce sera le tore, figurable comme une chambre à air entourant un trou, où la chambre à air représente la demande et le trou le désir. Le tore constitue ainsi une représentation de la privation tandis que le double tore représente la frustration et l'intersubjectivité duelle. Les tores de Lacan peuvent se tordre sur eux-mêmes, se retourner car l’espace intersubjectif est aussi l’espace intrasubjectif. Le huit intérieur, issu de la « boucle » de Peirce, et le cross-crap représentent un plan projectif et servent à penser le rapport du sujet au fantasme et à l’objet a, placé à l’endroit de la rondelle. La continuité entre les deux faces de la bande illustre la duplicité du signifiant et la continuité entre l’intérieur et l’extérieur. Il y a donc mathématisation de la représentation de l’appareil psychique.

Le second modèle topologique apparaît avec l’introduction des noeuds borroméens en 1972. Cette méthode bouleverse les anciens systèmes de projection en changeant le relief du réel. Dans la topologie lacanienne de la pulsion, le corps se lie au langage parce que l'objet manque à sa place et qu'il manque aussi toujours un signifiant auquel le sujet pourrait s'identifier. Cet essai pour construire un espace du corps pulsionnel abandonne les références freudiennes à l'énergétique et à la motricité.

« L’Autre ne donne que l’étoffe du sujet, soit sa topologie. »563

15.2. Le temps c’est l’Autre

Quand il donne quelques indications sur la direction de la cure, Lacan invite les psychanalystes à prêter attention à la demande du sujet, datée du temps de l’Autre.564

561 S XIII, 8 décembre 1965.562 J.P.Cléro, Dictionnaire Lacan, Ellipses, Paris, 2008, p182.563 S XVI, p66.564 « Que de ce fait sa demande même en provienne et soit libellée comme telle, ce n’est pas seulement qu’elle soit soumise au code de l’Autre. C’est que c’est de ce lieu de l’Autre (voire de son temps) qu’elle est datée » J.Lacan La direction de la cure (1958), p111.

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Face à la volatilité de l’objet dans l’espace, le temps peut en effet apparaître au premier abord comme permettant de fixer les choses au moment de la nomination.

Le mot, le mot qui nomme, c'est l'identique. Le mot répond non pas à la distinction spatiale de l'objet, toujours prête à se dissoudre dans une identification au sujet, mais à sa dimension temporelle. 565

Le propre du sujet est d’advenir dans un monde dont la préexistence s’impose à lui. D’emblée le « je » rencontre un avant de lui-même, un ailleurs, un différent. Le paradoxe réside en ce que cet avant de lui-même n’est pas son passé mais un temps anticipé pour lui, sans l’être par lui.

La nomination constitue pour Lacan le temps de l’objet, ce qui, à travers ses mutations, lui confère une stabilité.

L'objet, un instant constitué comme un semblant du sujet humain, un double de lui-même, présente quand même une certaine permanence d'aspect à travers le temps, qui n'est pas indéfiniment durable, puisque tous les objets sont périssables. Cette apparence qui perdure un certain temps n'est strictement reconnaissable que par l'intermédiaire du nom. Le nom est le temps de l'objet. 566

La nomination va donc donner aux objets une certaine consistance et une certaine permanence.

C'est là qu'intervient la relation symbolique. Le pouvoir de nommer les objets structure la perception elle-même. Le percipi de l'homme ne peut se soutenir qu'à l'intérieur d'une zone de nomination. C'est par la nomination que l'homme fait subsister les objets dans une certaine consistance. S'ils n'étaient que dans un rapport narcissique avec le sujet, les objets ne seraient jamais perçus que de façon instantanée. 567

La dimension synchronique du langage se manifeste certes par « la possibilité permanente de substitution inhérente à chacun des termes du signifiant. »568 Mais le langage se déploie également dans la diachronie qui empêche la nomination de fixer complètement les choses.569

La signification intervient par ailleurs souvent dans l’après coup, « temps de rétroaction d’un signifiant sur un autre […] séparant l’ordre logique du langage de l’ordre des choses »570.

565 S II, p234566 Ibid.567 Ibid.568 S V, p31.569 “On voit bien en effet que dans le sens diachronique, avec le temps, il se produit des glissements, et qu’à tout instant, le système en évolution des significations humaines se déplace et modifie le contenu des signifiants, qui prennent des emplois différents. Sous les mêmes signifiants, il y a au cours des âges des glissements de signification qui prouvent qu’on ne peut établir de correspondance bi-univoque entre les deux systèmes »S III, p135.570 E.Porge, temps, in L’apport freudien, op cité, p566.

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un discours n’a pas seulement une matière, une texture, mais il prend du temps, il a une dimension dans le temps, une épaisseur. Il est tout à fait nécessaire – c’est la définition de la phrase- que j’en ai dit le dernier mot pour que vous compreniez où est le premier. Cela nous donne l’exemple le plus tangible de ce que l’on peut appeler l’action nachträglich du signifiant.571

Par sa succession et son irréversibilité, le temps a quelque chose d’hétérogène à l’ordre des choses, une chose étant ce qui dure, identique, un certain temps. C’est pourquoi Lacan suggère de distinguer, à côté de la durée, substance des choses, un autre mode du temps qu’il appelle le temps logique. Lacan a ainsi tracé le plan des coordonnées temporelles du champ de l’Autre : l’inconscient s’ouvre et se ferme en effet entre trois points que Lacan nomme « l’instant de voir », où quelque chose est toujours élidé voire perdu de l’intuition même, et le « temps de comprendre », ouvrant sur le « moment de conclure ». Le temps assure ici une fonction d’ordre logique qui tient à « la mise en forme signifiante du réel ».572 Autrement dit, il faut du temps pour s’apercevoir qu’un système de croyance a pu subsister dans son inconsistance même, pour se rendre compte de son inconsistance sans que celle-ci puisse être jamais complètement levée.

Le respect à avoir pour cette inconsistance suppose que l’on respecte le temps- le temps mis pour que cette inconsistance devienne saillante. Chaque fois qu’on veut forcer le facteur temps, on s’oblige à un postulat de consistance, on se règle sur une consistance qu’il n’y a pas au niveau de l’inconscient.573

Au moment du premier discours de Rome, « la mathématique peut alors symboliser un autre temps que le temps de la nature, notamment le temps intersubjectif qui structure l'actionhumaine, dont la théorie des jeux, dite encore stratégie, qu'il vaudrait mieux appeler stochastique, commence à nous livrer les formules. »574 Par là se trouve justifiés, outre l'entreprise logicienne, le choix de ses moyens. On voit, en effet, par l’exemple des prisonniers, « comment la formalisation mathématique qui a inspiré l'algèbre de Boole, voire la théorie des ensembles, peut apporter à la science de l'action humaine cette structure du temps intersubjectif, dont la conjecture psychanalytique a besoin pour s'assurer dans sa rigueur. »575  La psychanalyse ne donnera des fondements dialectiques à sa théorisation comme à sa technique « qu'en formalisant de façon adéquate ces dimensions essentielles de son expérience qui sont avec la théorie historique du symbole : la logique intersubjective et la temporalité du sujet. »576

571 S V, p15.572 S XI, p49.573 J-A.Miller, L’orientation lacanienne, Choses de finesse en psychanalyse, cours du 3 décembre 2008, consultable en ligne sur http://www.causefreudienne.org574 Fonction et champ de la parole et du langage, Ecrits I, p285.575 Ibid.576 Ibid, p287.

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Accepter le temps et l’orienter, c’est accepter un écart, une séparation. La position du langage des hommes est à mi-chemin entre une vérité qui est à la fois signifiée et retirée. Il faut marquer le temps et y planter des repères.

Pour Freud, les éléments de l’inconscient ne comprennent ni le temps chronologique ni la négation. L’inconscient ne fait pas la différence entre l’ancien et le nouveau. Sans doute cette position a-t-elle été nuancée avec la Science des rêves et l’analyse des détours qui en sont l’équivalent : « l’ajournement temporel, l’inhibition, la représentation par le contraire. »577 Freud a quand même identifié en effet une succession logique des opérations psychiques. La Bejahung, premier temps de l’énonciation inconsciente, instaure un jugement d’attribution, sa chaîne développant une première condensation ou syncrétisme, où se manifeste une structure combinatoire. Son maintien est supposé dans le second temps de la Verneinung, qui affirme le sujet sous l’aspect négatif, en ménageant un vide où il trouve sa place. La négation porte sur une affirmation primaire, plus radicale, dont elle est chassée. Il faut qu’une chose puisse d’abord être accueillie dans l’univers symbolique pour qu’elle puisse faire ensuite l’objet d’une négation. Au sein de l’inconscient freudien, c’est dans le fantasme et le symptôme que le temps trouve sa stabilité.

La structure de l’inconscient s’ordonne également pour Lacan dans un temps composé de trois moments: le moment de l’énoncé, « la possibilité du Tu, qui va nous atteindre et faire appel à quelque chose qui aura à dire Je, troisième temps. »578 Cette conception du temps se distingue donc de celle de Kant, pour qui l’intutiton pure qu’est le temps n’est qu’un simple cadre passif dans lequel est livrée la matière du divers phénoménal. C’est un cadre déjà préparé par l’entendement à recevoir ce divers sensible : une synthèse spontanée que Kant nomme synthèse transcendantale de l’imagination va affecter le sens intime. Il y a une intuition déterminée, c’est-à-dire une intuition qui comporte déjà une liaison du divers.

Chez Lacan au contraire, le mouvement initial et naturel du temps est celui qui nous éparpille et qui nous perd. La connaissance est une modalité de cette tension qui nous permet de suspendre le temps ou de l’utiliser, l’amour aussi. C’est que le présent ordinaire nous blesse, nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige. La question du désir de l’Autre où se joue l’angoisse se pose pour le sujet chez Lacan à la suite d’Heidegger dans la dimension du temps, même si le moment où elle apparaît, pour être logiquement nécessaire, peut n’être pas repérable.

« Le temps de l’angoisse n’est pas absent de la constitution du désir même si ce temps est élidé, non repérable dans le concret. »579

L’angoisse liée au désir de l’Autre se formule en cet énoncé sous-tendu par l’idée du mal possible : que va-t-il faire ? que va-t-il me faire ?

Pour Lacan, c’est la structure paranoïaque du moi qui oriente la forme imminente que l’Autre peut prendre à l’encontre du sujet. L’élément temporel de l’angoisse porte sur

577 J.Lacan Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Ecrits II, p135.578 S XVI, p82.579 S X, p204.

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l’imminence de l’à venir. Il y a quelque chose dans l’angoisse qui porte sur ce que l’Autre est sur le point de faire. Le moment de l’angoisse devient corrélé au moment où l’Autre se met en mouvement. C’est un thème développé par Kierkegaard, pour lequel « ce n’est point comme passé mais en tant qu’il peut se reproduire, c’est-à-dire redevenir futur »580 que le vertige devient le vertige du possible. L’imprévisibilité est la forme de l’altérité relativement à la connaissance. Pour celle-ci, l’autre est essentiellement ce qui est imprévisible. Il y a chez Kierkegaard sur le fond de sa réflexion sur l’angoisse une intense méditation sur la temporalité car le philosophe danois est incapable de vivre dans le moment présent, il est tout entier tendu vers l’avenir, ce qu’il y a à faire.

Toute connaissance qui ne se tourne pas vers l’intérieur et ne concerne pas l’existence par le jeu de la réflexion dans l’intériorité, n’est strictement qu’une connaissance contingente dont le degré et l’étendue sont au fond indifférents.581

Chez Kierkegaard, le choix du « stade esthétique » consiste à vivre dans l’instant, dans une aventure perpétuelle où l’individu fuit à la fois lui-même et les autres, en passant d’une expérience à une autre, sans jamais se fixer. L’univers esthétique est celui où le transcendant n’intervient pas et où s’épuisent toutes les données possibles du présent : jouissons au maximum de ce qui s’offre ici et maintenant. Don Juan, Faust et le Juif errant en sont les figures, vouées à prendre conscience de leur déréliction. L’échec du stade esthétique pousse l’homme à abandonner l’instant pour le devenir, seule dimension capable de surmonter la fragmentation de ses petits agissements quotidiens, de regagner le temps perdu dans la dispersion et de redonner une continuité et un sens à cette succession d’états qu’est notre vie. Ce passage nécessite d’aller plus loin que ce que peut atteindre notre raison, de croire comme Abraham contre la raison. La discontinuité de la vie intérieure interrompt le temps historique, ce que peut seule restaurer pour Kierkegaard l’éthique qui donne au temps à la fois sa consistance et sa continuité, à travers par exemple le mariage ou la vocation.

Cette orientation par l’avenir était présente chez Hegel pour qui la forme universelle de l’être sera non pas espace mais temps. Le maintien dans l’existence signifie donc pour l’être ne pas être ce qu’il est (en tant qu’être statique et donné) et être (devenir) ce qu’il n’est pas. Le moi sera dans l’avenir ce qu’il est devenu par la négation dans le présent de ce qu’il a été dans le passé. Chez Hegel, à la différence toutefois de Lacan, ce moi, individu libre et historique est devenir intentionnel, évolution voulue, progrès conscient et volontaire.

L’angoisse amène donc à qualifier l’Autre non plus seulement par son lieu mais par le temps, le temps de l’Autre. C’est la décision de s’engager dans une nouvelle existence avec l’angoisse qui est son corollaire, l’angoisse du possible, qui donne à cet instant sa valeur.

De la capacité du sujet à soutenir cette énigme du désir de l’Autre va dépendre l’acte d’engendrement du sujet sur le chemin de son existence. Ce chemin exige de la patience, action entreprise sans certitude d’entrer en terre promise car la mort peut toujours surprendre celles et ceux qui répondent à l’appel du désir ou de l’infini. Il exige des actes précis, sans

580 S.Kierkegaard, Le concept de l’angoisse (1844), Gallimard, Paris, 1935, p95.581 S.Kierkegaard, Papirer, Heiberg, Kuhr, Torsting, Copenhague, 1909-1948, V B 47.

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attendre que l’âme soit nécessairement à leur diapason car nul n’a la disponibilité pour examiner si ses dispositions intérieures ou sa bonne volonté sont réellement en harmonie avec l’urgence du moment de l’appel de l’autre. Levinas décrit comment la transcendance du désirable déçoit toujours celui qui voudrait s’en approcher afin de recevoir une récompense, voire simplement un apaisement de son angoisse. Cette transcendance le renvoie vers les autres hommes, moins aimables et moins désirables sans doute, elle l’appelle à leur service. Levinas fait du temps le lieu de la transcendance.

La faille instaurée par le désir est selon Lacan une des marques de notre rapport au temps. Le temps se manifeste comme une expérience dépossédante. En ce sens, le temps illustre bien la structure de l’Autre et en constitue une figure fondamentale. La lutte contre la fuite du temps prend chez Sartre le nom de projet, chez Heidegger, de souci et chez Lacan de désir. L’abord du désir passe chez Lacan par le temps logique.582 Le désir indestructible dont parle Freud pour conclure les dernières lignes de la Traumdeutung est un désir que rien ne peut changer, ni fléchir, quand tout change.583

Blanchot met en garde contre l’impatience du désir. :

L’attention attend sans précipitation, en laissant vide ce qui est vide, et en évitant que notre hâte, notre désir impatient et plus encore notre horreur du vide ne le comblent prématurément. L’attention est le vide de la pensée orientée par une force douce et maintenue avec l’intimité vide du temps.584

Et Blanchot situe dans le langage le lieu de cette attention. Le manque inhérent au désir jamais réalisé est pour lui à apprivoiser :

« Le malheur est la perte du séjour, l’incessante inquiétude de ce qui n’est jamais là. »585

La souffrance a perdu le temps, « temps sans événement, sans projet, sans possibilité, perpétuité instable, ce temps arrêté, incapable de permanence et n’accordant pas la simplicité d’une demeure. »586

L’existant est constitué par une temporalité spécifique qui fait qu’il est toujours projeté en avant de lui-même vers ce qu’il a à être ; son être est inquiétude.

A l’inverse, la philia le rend :

582 « Si le désir ne fait que véhiculer vers un avenir toujours court et limité ce qu’il soutient d’une image du passé, Freud le dit pourtant indestructible. C’est de la réalité de toutes la plus inconsistante qu’il est affirmé. Le désir indestructible, s’il échappe au temps, à quel registre appartient-il dans l’ordre des choses ? – puisque qu’est-ce qu’une chose ? sinon ce qui dure, identique, un certain temps. N’y-a-t-il pas lieu de distinguer à côté de la durée, substance des choses, un autre mode du temps, un temps logique ? » S XI, p40.583« Le désir dont il s’agit, le désir inconscient, se maintient d’une façon impassible dans sa stabilité, transmettant les exigences de ce que Freud appelle le passé. Ce qui est essentiel, c’est la permanence, la constance, l’impassibilité du désir, qui est donc complètement réductible au formel. » S XVI, p226.584 M.Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p176.585 Ibid, p178.586 Ibid, p63.

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« L’écriture change le sens, le mode de ce qui est en jeu, à savoir la philia de la sagesse. La philia est le temps. » 587

Ce qui cesse de ne pas s’écrire est ce que Lacan situe sous le terme de possible.

587 Ibid, p145.

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Chapitre 6. Le savoir c’est la jouissance de l’Autre

La révision de la théorie des éléments opérée par Lacan ne débouche pas sur une nouvelle théorie de la connaissance. Celle-ci est abandonnée avec ses corrélats. Les rapports entre le sujet et l’objet sont désormais analysés comme noués dans un espace topologique serré par un objet qui n’existe pas, cause du désir, résultat de la perte qu’opère le langage sur le corps. Le résidu de cette réduction est constitué de pièces détachées et de morceaux de corps auxquels il ne reste plus qu’à trouver une fonction.

Cette opération n’est pas garantie de succès, elle peut aussi bien livrer l’être humain à l’emprise de la jouissance de l’Autre, comme lui ouvrir des perspectives de création nouvelles. Cette orientation vers le réel qui échappe à la symbolisation, au sens et à la vérité n’en disqualifie pas pour autant le savoir.

Réduit à un intervalle signifiant, il reste pour Lacan une exigence.

« Nous ne sommes pas là pour organiser les miracles. Nous sommes là pour tout le contraire- pour savoir. »588

Il convie le sujet à inventer un art propre de manier le signifiant et d’y entraîner son corps. L’Autre n’est plus que supposé, ne garantit plus grand-chose mais n’est jamais non plus très loin.

Dans le séminaire VII sur L’éthique de la psychanalyse, le savoir est le nom que donne Lacan à la jouissance de l’Autre. Il précisera plus tard :

C’est d’une articulation logique qu’il s’agit dans la formule que le savoir est la jouissance de l’Autre. De l’Autre, bien entendu pour autant- car il n’est nul Autre- que le fait surgir comme champ l’intervention du signifiant.589

16. L’omnipotence de l’Autre

Le pouvoir de l’Autre naît avec les premières demandes qui lui sont adressées et qu’il peut refuser ou accepter.

Quel rôle joue la demande ? Demande d’amour ou demande de présence, elle institue l’autre à qui elle s’adresse comme celui qui peut être présent ou absent. Elle joue cette fonction métaphorique et devient symbole du rapport avec l’Autre, elle joue sa fonction de code.590

Parce que la demande reste sans réponse, le fantasme va occuper le terrain.591 Ce fantasme expose le sujet à la jouissance de l’Autre et l’installe dans la vulnérabilité.588 S VIII, p70.589 S XVII, p14.590 S VI, 27 mai 1959.

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16.1. La jouissance de l’Autre

Dans le Séminaire XIII sur L’objet de la psychanalyse, l’Autre est le lieu de la jouissance :

« Cet Autre là, en arrière du sujet, à lui tout à fait caché et aperçu seulement comme en mirage là où il le projette, au champ de l’autre, la jouissance est à placer ».592

Lacan désigne par jouissance ce qui se manifeste dans un corps tout en lui étant étranger. La notion est présente chez Saint-Augustin où elle s’oppose à l’utilisation.593

La notion est reprise par Hegel, dans sa philosophie du droit, où elle désigne quelque chose d’entièrement subjectif, impossible à partager et inaccessible à l’entendement. Elle se pose en contraste avec le désir qui résulte de la reconnaissance réciproque de deux consciences, devenant ainsi objectif, universel et sujet à législation. Elle apparaît chez Lacan dans le Séminaire V sur Les Formations de l’inconscient le 5 mars 1958. Lacan l’utilisera de manière constante et jamais remise en cause par la suite ; il y revient de façon appuyée dans la séance inaugurale de son Séminaire XX Encore dont elle est le fil rouge. Comme A.Smith cherchait les éléments et la logique de l’affectivité dans les codes juridiques, Lacan part aussi du sens juridique de la notion de jouissance:

« C’est bien là qu’est l’essence du droit- répartir, distribuer, rétribuer ce qu’il en est de la jouissance. »594

En droit civil, la jouissance d’un bien est associée à l’usufruit, qui organise en même temps le droit de jouir d’un bien et la renonciation d’un autre à jouir de ce même bien.

La jouissance recouvre chez Lacan trois états principaux. La « jouissance phallique » correspond à l’énergie dissipée lors d’une décharge

partielle et a pour effet un relatif soulagement de la tension inconsciente liée à la recherche insatisfaite du bonheur. La limite qui ouvre et ferme l’accès à la jouissance est le phallus, ou le refoulement dans le vocabulaire de Freud. Le phallus est une fonction d’écluse qui régule la

591 “Elle se présente comme venant de l’Autre- Que veux-tu ? La réponse est celle qui est symbolisée par la signifiance de l’autre, ce sens dans lequel va se couler l’aventure du sujet concret, son histoire subjective. Il n’y a rien dans l’autre qui puisse suffire à ce niveau de l’articulation signifiante. Le fantasme joue pour le sujet ce rôle de support imaginaire de ce point où le sujet ne trouve rien qui puisse articuler en tant que sujet son discours inconscient » Ibid.592S XIII, 8 juin 1966.593 « jouir d’une réalité, c’est s’attacher amoureusement à elle pour elle-même. Tandis qu’en user, c’est référer ce dont on use à ce qu’on aime et désire obtenir, si du moins cela doit être aimé » Augustin, De la doctrine chrétienne, I, 4.594 S XX, p11.

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part de jouissance qui sort (décharge) et celle qui reste dans le système inconscient (excès résiduel), comme un barrage à la jouissance à l’extérieur.

Le « plus de jouir », traduction que Lacan fait du Mehrlust dans sa leçon du 14 janvier 1970, correspond à la jouissance qui en revanche reste retenue à l’intérieur du système psychique et dont le phallus empêche la sortie. La part de l’énergie non déchargée, la jouissance résiduelle accroît l’intensité de la tension interne. Cette jouissance résiduelle reste profondément ancrée dans les zones érogènes et orificielles du corps. L’inconscient étant défini comme une chaîne de signifiants en acte, à laquelle il manque un élément, l’objet a, trou dans la structure et pôle d’attraction qui anime le système, le plus de jouir est le nom que donne Lacan à la force de ce trou. Dans Un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan précise :

« Le plus-de-jouir est essentiellement un objet glissant. Il est impossible d’arrêter ce glissement en aucun point de la phrase ».595

La « jouissance de l’Autre », fondamentalement hypothétique, désigne la jouissance idéale et absolue que le sujet suppose à l’Autre, l’Autre étant lui aussi supposé. C’est

le piétinement d’éléphant du caprice de l’Autre. C’est ce caprice néanmoins qui introduit le fantôme de la Toute-puissance non pas du sujet, mais de l’Autre où s’installe la demande et avec ce fantôme, la nécessité de son bridage par la loi596.

Elle caractérise la volonté sans loi, le registre du caprice, à commencer par celui de la mère.

« La structure de l’omnipotence n’est pas dans le sujet mais dans la mère c’est-à-dire dans l’Autre primitif. C’est l’Autre qui est tout puissant ».597

La jouissance supposée à l’autre n’est pas toujours une volonté de faire du mal, ce peut aussi bien être une référence à un autre comme à « quelqu’un qui, lui, vit dans l’équilibre, est en tout cas plus heureux, ne se pose pas de questions, et dort sur ses deux oreilles. »598 C’est donc une forme de jalousie mais particulière :

Ce n’est pas une jalousie ordinaire, c’est la jalousie qui naît dans un sujet dans son rapport à un autre, pour autant que cet autre est tenu pour participer à une certaine forme de jouissance, de surabondance vitale, perçue par le sujet comme ce qu’il ne peut lui-même appréhender par la voie d’aucun mouvement affectif.599

Ce sentiment peut aller jusqu’à la haine voire le besoin de détruire l’autre. La jouissance de l’Autre s’imagine comme un point ouvert à l’horizon, sans bordure ni limite, 595 Ibid.596 Subversion du sujet et dialectique du désir, Ecrits II, p294.597 S IV, p169.598 SVII, p278.599 Ibid.

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sans attache. Elle peut revêtir des figures radicales comme la mort ou l’inceste. Dans la Troisième, elle est désignée comme hors symbolique. La part non symbolisée de la jouissance de l’Autre fait retour sous la forme d’une injonction caractéristique de la férocité du surmoi.

La jouissance supposée de l’Autre est en premier lieu le leurre de l’enfant oedipien. L’Autre est d’abord le père ou la mère, pouvant devenir un personnage mythique, voire dieu ou le sujet narcissique dans son fantasme d’omnipotence. Le sujet est pris dans les rets de l’Autre qu’il s’est construit, que le sujet manœuvre ou qui manœuvre le sujet. L’Autre est une qualité de position distribuée par le sujet. Aucun signifiant ne peut signifier cette jouissance absolue supposée à un Autre consistant, sans barre, qui existe dans l’imaginaire du sujet. Par la suite, des événements inattendus, des paroles, des fantasmes peuvent faire resurgir ces rets.

Nietzsche souligne la variété des capacités humaines, individuelles ou collectives, à soutenir la dureté de l’Autre ou la sienne propre qui ne font qu’une, selon la plasticité de leur force :

Il y a des hommes qui possèdent cette force à un degré si minime qu’un seul événement, une seule douleur, parfois même une seule petite injustice les fait périr irrémédiablement, comme si tout leur sang s’écoulait par une petite blessure. Il y en a d’autre part que les accidents les plus sauvages, les plus épouvantables de la vie touchent si peu, sur lesquels les effets de leur méchanceté ont si peu de prise qu’au milieu de la crise la plus violente, ou aussitôt après cette crise, ils parviennent à un bien être passable.600

L’ébranlement du désir à l’œuvre dans la paranoïa révèle la structure de la jouissance de l’Autre : « l’Autre sait, jouit […] observe, scrute, surveille ; à l’occasion, il met à l’épreuve ».601

Il est aussi bien la voix du surmoi, « loi sans dialectique »602, « saboteur interne » 603

qui peut à l’occasion occuper la place de l’observateur, corps étranger, « qui voit tout, entend tout, note tout. » 604 Cet étranger qui se cache derrière le Tu est aussi bien « le vrai possesseur de la maison, et dit volontiers au moi- C’est à vous d’en sortir. »605 C’est alors « le moi qui entre dans l’état du tu, c’est-à-dire expulsé de la maison, tandis que le tu reste possesseur des choses. » 606 Cette structure est présente chez tout sujet : ce que le sujet n’a pas, ce qu’il ne sait pas, ce dont il se sent privé, il le suppose détenu par l’Autre qu’il s’efforce alors de séduire ou de combattre, pour obtenir en retour, quelques parcelles de puissance ou quelques reliquats de jouissance.

« Le prochain, c’est l’imminence intolérable de la jouissance. L’Autre n’en est que le terre-plein nettoyé. L’Autre, c’est justement ça, c’est un terrain nettoyé de la jouissance ». 607

600 F.Nietzsche, Seconde considération intempestive, trad. H.Albert, GF Flammarion, 1988, p79.601 G.Clastres, Enseignements de la paranoïa, in 2001, Lacan dans le siècle, op. cité, p26.602 SIII, p312.603 Ibid.604 Ibid.605 Ibid, p313.606 Ibid.607 S XVI, p225.

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Ce nettoyage passe par une opération signifiante.608 La jouissance supposée à l’Autre, qui n’est accessible qu’à l’autre et subie par le sujet s’oppose à la jouissance espérée du corps, qui n’a pas de sens. L’Autre n’y est pas à ce titre impliqué : « jouissance opaque d’exclure le sens » souligne Lacan dans « Joyce le Symptôme ». Contrairement au désir, la jouissance est un point fixe, c’est la fonction immobile de la libido. La psychanalyse cherche à rapporter la jouissance au sens pour la réduire mais ne parvient qu’à un évidement. C’est l’aspiration de Lol V Stein qui de retour à S.Thala, lieu de la scène où son fiancé Michael Richardson est parti avec une autre femme Anne-Marie Stretter à la fin d’un bal, souhaite observer le couple Jacques Hold/Tatiana Karl, le vide de Tatiana « nue sous ses cheveux noirs ». Ravie à son image par la scène du bal, Lol est réduite au regard en tant qu’objet a.

A la place de l’Autre apparaît un trou, la place propre au réel qui exclut le sens. Ce trou que Lacan appelle la castration, est aussi un « trou dans l’appréhension, le Je ne sais pas quant à la jouissance de l’Autre »609. Comme le souligne R.Adam, « le manque que doit assumer le sujet est moins le sien que celui, beaucoup plus insupportable, de l’Autre »610.

Le rapport entre jouissance, droit et propriété s’illustre dans le rapport aux biens.

Ce qui s’appelle défendre ses biens n’est qu’une seule et même chose que se défendre à soi-même d’en jouir. La dimension du bien dresse une muraille puissante sur la voie de notre désir. Comment concevoir de passer au-delà ? Une répudiation radicale d’un certain idéal du bien est nécessaire pour arriver à seulement saisir dans quelle voie se développe notre expérience.611

A partir du Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, il s’agit de libérer le sujet de la jouissance. Le développement de cette notion dont Lacan fait un usage très personnel va introduire une inflexion sensible à sa logique du signifiant. La répétition signifiante fait place à la répétition de jouissance, autre genre de répétition.

Dans son Séminaire XX, Encore, Lacan revient sur la jouissance de l’Autre entendue cette fois non comme génitif mais comme complément d’objet et met en avant l’ambiguïté de cette relation d’objet :

Il n’y a pas de rapport sexuel parce que la jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate : perverse d’un côté, en tant que l’Autre se réduit à l’objet a- et de l’autre, je dirai folle, énigmatique.612

608 “Du fait de l’opération de ce signifiant du nom du père, le sujet accède à un autre point de vue où il ne fait pas l’équivalence entre le savoir de l’Autre et la clé qui en lui manque. Il découvre que ce n’est pas parce que l’Autre reconnaît qu’il n’y a pas en lui la clé, qu’il manque de la clé essentielle à son être, ce n’est pas parce que l’Autre la reconnaît qu’il la connaît. Quand il découvre que l’Autre peut reconnaître l’existence de cette clé, tout en ne la connaissant pas, c’est-à-dire en ne pouvant pas la lui restituer si dans un premier temps il peut tomber en désespérance, en vérité c’est l’espoir que ça peut introduire » S XXIV, 8 février 1977.609 S XVI, p277.610 Lacan et Kierkegaard, Paris, PUF, 2005, p174.611 S VII, p270.612 S XX, p183.

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Lacan finira concèdera après coup que « la » jouissance de l’Autre n’existe pas, parce qu’on ne peut la désigner par « la ». La jouissance de l’Autre est diverse, elle peut recouvrir la recherche de l’universel ou se masquer derrière la volonté générale.

« La castration, à savoir le trou dans l’appréhension, le Je ne sais pas quant à la jouissance de l’Autre doit être repensée sous l’angle de son rapport aux effets répandus de notre science ».613

Le désir a un effet de défense contre cette jouissance. Le passage à une position désirante protège le sujet des turpitudes relatives aux initiatives de l’Autre.

Mais l’Autre peut me libérer de ma culpabilité. Il y a en effet une autre méchanceté plus redoutable encore, dont Vendredi sur son île déserte fait l’expérience, celle qu’auraient les choses s’il n’y a avait pas autrui.

Si Lacan est prudent sur la vanité des demandes aussi bien que des dons, il soutient que « le courage du sujet, c’est peut-être justement de jouer le jeu du désir et du désir de l’Autre. » 614

16.2. La vulnérabilité

L’étant peut-il entrer en relation avec l’autre sans se laisser écraser par l’autre interroge Lévinas. Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il décrit les différentes souffrances que l’autre peut m’infliger et qui poussent à bout ma sensibilité:

« vulnérabilité, exposition à l’outrage, à la blessure, passivité plus passive que toute patience, traumatisme de l’accusation subie jusqu’à la persécution par un otage. »615

La vulnérabilité est ancrée dans la sensibilité, dans la passivité de la « peau offerte », mise à nu, exposé à la blessure et à l’outrage. L’Autre est à la fois celui qui échappe et celui auquel on n’échappe pas. Le sujet se découvre sans défense ; il est pour l’autre dans un rapport antérieur à tout ce que l’autre lui fait ou pourrait lui faire. « Le pathétique de la vulnérabilité se vit en deçà de la passivité recevant des coups. »616 Pour Levinas, la vulnérabilité est le cœur du sujet, elle l’assiège en le rendant otage de l’autre. Il lui accorde une valeur éthique en ce que la responsabilité pour autrui s’y révèle première. Instaurer l’Etat n’est pas forcément limiter la guerre, ce peut être aussi bien limiter l’infini de la relation éthique, de l’extravagante générosité pour autrui. Il reconnaît avec Hobbes que le corps est vulnérable, qu’un rien peut le défaire. Il reconnaît aussi dans Totalité et Infini que la guerre est un fait anthropologique majeur qui rend la morale dérisoire. « L’être se révèle comme

613 S XVI, p277.614 S XIV, 21 juin 1967.615 E.Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, 1978, p31.616 Cf Kim Sang Ong Van Cung, Reconnaissance et vulnérabilité, Honneth et Butler, Archives de philosophie, 73, 2010, 119-141.

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guerre à la pensée philosophique. »617 La guerre s’impose comme la vérité du réel : « en elle, la réalité déchire les mots et les images qui la dissimulent pour s’imposer dans sa nudité et sa dureté ».618 La guerre impose un ordre à l’égard duquel personne ne peut prendre de distance, elle détruit l’identité du même. Les individus s’y réduisent à des porteurs de force qui les commandent à leur insu.

Pour Levinas comme pour Lacan, autrui n’oppose pas tant une force à une force que l’imprévisibilité de sa réaction. L’exposition à l’autre ne signifie-t-elle pas interruption du jeu de l’être, de la persévérance dans l’être ? L’être est toujours apparu à Levinas comme quelque chose de pesant et d’étouffant dont il faut avant tout s’évader. Toute ontologie est à ses yeux une égologie. Pour sortir du « il y a », il faut non pas se poser mais se déposer.

Levinas modifie le rôle du tiers : ce n’est plus le Léviathan qui intervient comme un troisième homme entre les loups déchaînés mais le tiers qui ouvre à la possibilité de la justice. Le tiers conserve son statut ambigu : ce peut être aussi bien le prochain qu’un autre que le prochain. Chez Lacan, une altérité primitive est incluse dans l’objet comme objet de rivalité et de concurrence ; il n’intéresse qu’en tant qu’objet du désir de l’autre. Ce caractère laisse sa marque dans toute espèce de discours sur le petit autre, l’Autre en tant que tiers, sur l’objet. Lacan pose le singulier en tiers entre le particulier et l’universel.

La vulnérabilité est au cœur de la logique du désir chez Lacan : le problème du désir consiste pour l’homme en ce qu’il n’est « pas simplement possédé, investi mais que ce désir il a à le situer, à le trouver. A le trouver à ses plus lourds dépens et à sa plus lourde peine, au point de ne pouvoir le trouver qu’à la limite, à savoir dans une action qui ne peut pour lui s’achever, se réaliser, qu’à condition d’être mortel. » 619

La relation de confiance, sans être jamais totale, est tout aussi constitutuante de l’être humain.

Ce n’est point une étape de la méditation philosophique, c’est ce quelque chose de primitif qui s’établit dans la relation de confiance. Dans quelle mesure et jusqu’à quel point puis-je compter sur l’autre ? Qu’est ce qu’il y a de fiable dans les comportements de l’autre ? 620

C’est la rupture de cette relation qui provoque la colère :

« Quand au niveau de l’Autre, du signifiant, c’est-à-dire toujours plus ou moins de la foi, de la bonne foi, on ne joue pas le jeu. Eh bien, c’est cela qui suscite la colère. »621

17. La jouissance est-elle affaire d’éducation ?

617 E.Levinas, Totalité et infini, Martinus Nijhoff, 1971, Le livre de Poche, p5.618 Ibid.619 S VI, 11 mars 1959620 Ibid.621 S X, p24.

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S’il est désormais plus question de savoir faire que de savoir pour « marcher avec assurance dans cette vie », cela interroge la place de l’éducation dans la construction des compétences. Le sujet du désir est-il éducable ? y-a-t-il égalité des chances face à l’héritage reçu, particulier à chacun ?

Freud aborde cette question dans son article consacré au suicide622. Il considère que :

le lycée doit faire plus que de ne pas pousser les jeunes gens au suicide  ; il doit leur procurer l’envie de vivre et leur offrir soutien et point d’appui à une époque de leur vie où ils sont contraints, par les conditions de leur développement, de distendre leur relation à la maison parentale et à leur famille. 623

Pour Freud, il semble « incontestable qu’il ne le fait pas » 624 et qu’il « reste en deçà de

sa tâche : « offrir un substitut de sa famille et éveiller l’intérêt pour la vie à l’extérieur, dans le

monde. »625 L’école selon lui « ne doit pas revendiquer pour son propre compte l’inexorabilité

de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie. » 626 Elle peut néanmoins être

décrite comme « une incitation à surmonter le principe de plaisir et à lui substituer le principe

de réalité […] et elle se sert à cette fin des primes d’amour dispensées par les éducateurs.  » 627

Encore convient-il d’éviter cet échec qui consiste à laisser à croire à l’enfant gâté « qu’il

possède cet amour et qu’il ne peut le perdre en aucune circonstance. » 628

Lacan a consacré peu de développement à l’éducation proprement dite; pour lui l’école, c’est avant tout l’école de psychanalyse qu’il a fondée seul, dont il a fixé les règles de fonctionnement puis qu’il a dissoute. Mais il s’est intéressé de près aux rapports entre le maître et le disciple à la fois chez Platon lorsqu’il analyse notamment dans le Ménon la scène où l’esclave est amené à répondre à un problème mathématique et chez Aristote. Dans l’Ethique de la psychanalyse, il se demande comment il est possible que le disciple aristotélicien, censé par son écoute participer au discours de la science et être ainsi conduit à l’action droite, peut néanmoins avoir des penchants qui s’en aillent ailleurs, vers l’intempérance. Si la science occupe actuellement la place du désir, c’est pour l’anesthésier. La passion du savoir est le pendant d’  « un certain effondrement de la sagesse. »629

17.1. La bonne éducation

622 S.Freud, Zur Einleitung der Selbstmord-Diskussion (1910) in Résultats, Idées, Problèmes, op cité, p131-132.623 Ibid, p131.624 Ibid.625 Ibid, p132.626 Ibid, p132.627 S.Freud, Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, Résultats, Idées, Problèmes, op cité, p141.628 Ibid.629 Ibid, p374.

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Lacan repère des variations historiques et géographiques dans la manière de penser les relations entre l’enfance et l’âge adulte. Si au temps de Pascal, l’enfant est celui qui n’a pas encore accédé à l’âge adulte, l’analyse se modifie avec les romantiques anglais :

La référence à l'enfance, l'idée de l'enfant qu'il y a dans l'homme, l'idée que quelque chose exige de l'homme d'être autre chose qu'un enfant, et que pourtant les exigences de l'enfant comme tel se font perpétuellement sentir en lui, tout cela est, dans l'ordre de la psychologie, situable historiquement.630

Il n’y a pas de modèle de l’adulte. Cette problématique relève selon Freud de l’articulation entre principe de plaisir et principe de réalité qu’il s’efforce de conduire tout au long de son oeuvre depuis l’Entwurf en 1895, la Traumdeutung de 1900, l’article Formulierungen über due zwei Prinzipien des psychischen Geschehens (1911) jusqu’à Das Unbehagen in der Kultur(1930).

La bonne éducation, c’est pour une large part « l’apprentissage des solutions typiques, des solutions sociales pour résoudre le problème que pose à l’être parlant le bon usage de son corps et des parties de son corps. »631

Que le sujet soit embarqué, cela en appelle à sa fonction de joueur. Ce jeu concerne notamment la fonction sexuelle :

Il faut que le jeune sujet réponde aux effets qui se produisent de l’intrusion de la fonction sexuelle dans son champ subjectif. La castration, c’est qu’il ne saurait prendre sa jouissance en lui-même.632

Mais elle concerne aussi, et de manière liée, l’art de bien conduire sa pensée.

La castration ne saurait en aucun cas être réduite à un propos de menace. La structure est logique. Quel est l’objet de la logique ? L’art de bien conduire sa pensée- la conduire où et en la tenant par quel bout ?633

La bonne éducation permet à l’être humain de ranger son corps dans une série d’autres corps et de se constituer comme membre de tel ou tel corps, ce qui fait dire à Lacan  : « L’Autre, c’est l’ensemble des corps. »634 Quand l’être humain accepte de ranger son corps dans une série d’autres corps, il en fait un organe de relation, ne serait-ce qu’au titre de support du discours. Le corps est le terrain d’élection du discours de la maîtrise puisque, siège des caprices, il est susceptible de bousculer l’équilibre.

Le fait pour l’être humain d’habiter le langage, thèse reprise à Heidegger, fait organe pour son corps, idée empruntée à Chomsky. La thèse du symbole comme meurtre de la chose, présente chez Hegel, constitue le symbole comme négativant le corps et le voue à la division

630 SVII, p33.631 Cf J.A.- Miller, L’invention psychotique, Quarto, n°80-81, janvier 2004.632 S XVI, p322.633 S XIX, 12 janvier 1972.634 S XIV, 10 mai 1967.

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de ses organes, moyennant quoi il reste à leur trouver une fonction. L’organe du langage décerne au sujet bien éduqué un être et aussi un avoir, le corps.

Dans sa reprise des structures freudiennes de l’esprit, opérée dans le Séminaire V sur les Formations de l’inconscient, Lacan distingue deux lignes pour figurer les rapports entre la chaîne signifiante et la chaîne signifiée. La première représente la chaîne signifiante « en tant qu’elle reste entièrement perméable aux effets proprement signifiants de la métaphore et de la métonymie. »635 C’est la ligne des calembours, des jeux de mots. L’autre ligne représente le discours rationnel, « dans lequel sont déjà intégrés un certain nombre de points de repère, de choses fixes […] C'est donc la ligne du discours courant, commun, tel qu’il est admis dans le code du discours que j’appellerai le discours de la réalité qui nous est commune. C’est aussi le niveau où se produit le moins de créations de sens, puisque le sens y est en quelque sorte déjà donné. La plupart du temps, ce discours ne consiste qu’en un fin brassage des idéaux reçus. C’est à ce niveau que se produit le discours vide. »636

Ces deux lignes se recoupent en deux points parfaitement reconnaissables, d’une part le faisceau des emplois, appelé code, ou grand A « et je vous prie de le noter, il n’y a absolument pas besoin de l’appeler de ce nom imbécile et délirant qu’est la conscience collective »637 et d’autre part « le résultat de la conjonction du discours avec le signifiant comme support créateur de sens, c’est le message. » 638

La communication courante, même la plus insignifiante, permet à l’homme d’aménager la férocité de l’espèce et de se rassurer sur l’humanité de l’autre homme.

La plupart du temps, aucune vérité n’est annoncée, pour la simple raison que le plus souvent, le discours ne passe absolument pas à travers la chaîne signifiante, qu’il est le pur et simple ronron de la répétition, le moulin à paroles, passant en court-circuit. C’est le discours commun fait de mots pour ne rien dire, grâce à quoi on s’assure que l’on n’a pas simplement affaire en face de soi à ce que l’homme est au naturel, une bête féroce. 639

L’adolescence est un long travail d’élaboration des choix, du manque dans l’Autre. Cet Autre est celui du désir, de la culture et du sexuel. Lacan recueille diverses voies pour parvenir à cette assomption de l’Autre : l’Œdipe n’en est qu’une ; il y a aussi la mise en jeu symbolique de la conduite et peut-être même le délire.640

635 SV, p15.636 Ibid, p16.637 Ibid, p17.638 Ibid.639 Ibid.640 “Normalement, la conquête de la réalisation oedipienne, l’intégration et l’introjection de l’image œdipienne se fait par la voie de la relation agressive. C’est par la voie d’un conflit imaginaire que se fait l’intégration symbolique. Il y a une voie d’une autre nature- la réalisation imaginaire se fait par la mise en jeu symbolique de la conduite. N’y a-t-il pas une troisième voie, le délire ? » S III, p240.

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17.2. La mauvaise éducation

Après le Séminaire Encore, le signifiant a pour fonction de mettre de l’ordre dans le désordre de la jouissance. Cette opération ne réussite pas toujours. Il peut arriver que le sujet se trouve l’otage du signifiant. Il devient alors

comme ces peuples envahis par l’étranger qui font la politique de cette terre brûlée, qui brûlent tout, qui brûlent tout pour maintenir quelque chose, c’est-à-dire pour que l’envahissement ne soit pas total. C’est le sujet de l’inconscient qui disparaît. C’est une position de désubjectivation totale.641

L’absence de l’Autre comme la confrontation directe à l’Autre livrent l’être totalement à la merci du langage et le prive de corps. Avoir un corps suppose que l’on accepte d’en passer par l’Autre sans jamais lui faire face. L’absence de corps est une position sidérée, figée en pierre, sans parole.642

« Le symptôme ce que j’ai appelé cette année le sinthome est ce qui permet de réparer la chaîne borroméenne si nous n’en faisons plus une chaîne ».643

Le sinthome est une notion que Lacan dégage dans son séminaire de 1975 consacré à Joyce en recourant à une équivoque avec saint-homme et à une écriture ancienne du symptôme. Il fait suite à une nouvelle conception du symptôme introduite l’année précédente dans son Séminaire RSI.

Il forme avec le symbolique, l’imaginaire et le réel un quadripode à vocation universelle puisque les trois registres dégagés sont universels mais le nouage se dégage dans chaque cas d’une façon singulière. Ce n’est pas une construction, il s’obtient par réduction à partir de la multiplicité des symptômes. Le sinthome supporte les relations du sujet aux autres, traverse les liens sociaux et peut permettre de faire tenir le lien amoureux. A la différence du symptôme, qui peut être déchiffré car c’est une entité langagière qui dit quelque chose de l’obtention d’une satisfaction réelle ou pulsionnelle, le sinthome désigne un élément irréductible et constant. Le sinthome résiste dans son opacité à l’effort de traduction dans le symbolique. C’est un concept forgé à partir de l’œuvre de Joyce. C’est « l’œuvre de quelqu’un de séparé, l’œuvre d’un exilé, c’est-à-dire encore : quelque chose d’absolument singulier. »644 Le singulier se distingue ici du particulier en ce que le particulier est toujours commun à quelques uns, met en marche la machine à fabriquer du sens commun et, en ce sens, efface le singulier. La singularité est une catégorie logique, celle de l’ensemble comportant un seul élément, celle qui, au sein d’une théorie du jugement, se range, du point de vue quantitatif, à côté du particulier et de l’universel. Selon la logique kantienne, le

641 S XXIV, 8 février 1977.642 « devant ce regard monstrueux, se montre l’incognito le plus radical […] et si un monstre est monstrueux, ça n’est pas autre chose que de couper la parole ». Ibid.643 S XXIII, p94.644 Cf J-A.Miller, L’orientation lacanienne, Choses de finesse en psychanalyse, cours du 3 décembre 2008, disponible sur le site http://www.causefreudienne.org/

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jugement singulier équivaut au jugement universel en ce qu’il est sans exception. Mais c’est aussi une catégorie à la limite de la logique, difficile à évoquer par le langage qui désigne plus facilement ce qui est commun.

L’expérience de la disparition du langage corrélative de l’exigence de remettre tout l’appareil signifiant sur le métier sans garantie conduit selon la description qu’en donne Artaud à l’effondrement central de l’âme, la dépossession des bénéfices du développement, la séparation anormale des éléments de sa pensée, sa destruction, le rapt des mots trouvés. Le langage étant dissout, les semblants ne tiennent plus, l’image se vide et la nomination devient inopérante : c’est l’arrachement prématuré à la lumière du jour qui brillait, la honte d’être « franchement revenu à zéro » pour Michaud. Le sinthome peut réparer cet accident.

En substituant au Nom-du-Père le sinthome, Lacan « substitue alors à un signifiant transcendant et universel une structure de l’être parlant, certes universelle, mais qui n’a plus aucune transcendance ni aucune connotation religieuse et qui n’est abordable qu’au cas par cas, singulièrement »645.

En 1975, Le Nom-du-père n’est plus caractérisé par le signifiant de la loi dans le symbolique (l’Autre) car cet Autre se caractérise par l’absence d’un signifiant qui le représenterait comme Un. L’édifice « qui régissait l’inscription des sujets dans l’histoire unilinéaire d’une filiation paternelle engendrant les corps et les discours »646 a fait place à d’autres architectures aujourd’hui. E.Grossman souligne que le corps ne se fige pas une fois pour toute dans l’expérience unifiante du stade du miroir mais se modèle « au fil des heures, des espaces, des regards »647. Citant Artaud, elle décrit le corps comme « une multitude affolée ».

Le sinthome est souvent en quête d’une écriture. Substitution de repères, elle rejoint la méthode topologique. L’écriture justifie selon Lacan la réintroduction tardive de l’ego comme symptôme. Pour autant qu’il atteint l’écriture, l’ego retrouve de sa valeur.648 Le sinthome peut ainsi constituer une défense contre la parole imposée.

l’espoir qui s’ouvre alors, c’est qu’est présentifiée l’absence de cette chose perdue, l’indescriptible, et l’espoir, c’est précisément que l’ininscriptible puisse cesser de ne pas s’écrire.649

Pour renouveler l’ordre symbolique, chacun utilise des éléments qui attirent ou repoussent selon la méthode du collage.

Nous apprenons à l’analysant à épisser, à faire épissure entre son sinthome et le réel parasite de jouissance […] C’est de sutures et d’épissures qu’il s’agit dans l’analyse […] Trouver un sens implique de savoir quel est le nœud et de bien le rabouter grâce à un artifice.650

645 G.Morel, La loi de la mère, essai sur le sinthome sexuel, Economica, Paris, 2008, p8.646 E.Grossman, La défiguration, Les éditions de Minuit, Paris, 2004, p15.647 Ibid, p37.648 Cf J.M.Rabaté, Qui jouit de la joie de Joyce? dans 2001, Lacan dans le siècle, p176.649 Ibid, 8 février 1977.650 S XXIII, p73.

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Lacan prend alors clairement ses distances avec la science et l’épistémologie. Le savoir faire devient un art tandis que la philosophie perd de sa vertu heuristique, délogée par l’esthétique qui devient une composante de l’éthique.

Lacan lui-même, à la manière de Finnegans Wake, n’a pas échappé à une certaine furie langagière durant les dernières années de son enseignement. A la fin de son Séminaire Lacan revient sur le point de butée de la psychanalyse quant à la portée des mots. Nous restons toujours collés au sens. Comment est-ce qu’on n’a pas encore forcé les choses assez pour faire l’épreuve de ce que ça donnerait de forger un signifiant qui serait autre ? »651

Dès le Séminaire VI sur le désir, Lacan nous mettait sur la voie : « on peut aller un peu plus loin sans essayer de comprendre ». 652

651 S XXIV, 17 mai 1977, dernière leçon.652 S VI, 3 juin 1959.

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3 ème partie- Une éthique du désir

« Il n’est pas en effet d’exil au pôle Sud, ou au sommet du mont Blanc, qui nous éloigne

autant des autres qu’un séjour prolongé au sein d’un vice intérieur. »

Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard, Folio Classique, Paris, 1988, p200.

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Le caractère fictif du moi, la division du sujet et la dimension imaginaire de la relation à l’autre mettent en difficulté les efforts pour fonder une morale. Il n’est peut être pas vrai qu’il y ait des personnes réelles mais l’organisation sociale qui vaut bien la vérité requiert qu’il y en ait, que l’on fasse comme si il y en avait et que le groupe se les donne comme telles pour qu’il puisse y avoir une vie en société. La dimension pratique s’appuie sur les apories de l’ontologie et de l’épistémologie. On peut certes contester qu’il appartienne à l’éthique de résoudre les divisons de l’ontologie mais n’est ce pas là son domaine propre?

L’éthique est la seule instance qui puisse résoudre les contradictions de l’ontologie, même si elle intervient de manière souvent discontinue. Elle ne procède pas tant par réduction des différences entre être et devoir être qu’en invoquant des valeurs différentes de celles qui ont conduit au conflit.

La psychanalyse revient sur le conflit entre être et devoir être. Le travail de Freud montre qu’il n’existe a priori dans l’inconscient aucune instance psychique nous indiquant d’une façon cohérente où est le bien, où est le mal : « On est en droit de récuser une capacité de différenciation originelle, pour ainsi dire naturelle, concernant le bien et le mal. »653 Il approfondit l’univers de la culpabilité et son rapport avec le besoin de punition. La faute traverse la dialectique de la pulsion de mort et de la direction de sa vie, irréductible au seul sentiment d’obligation.

L’éthique ou la morale –Lacan n’opère pas de distinction entre ces deux termes- est la la manière dont chacun affronte la jouissance- celle de son prochain comme la sienne propre et y répond. Lacan soutient que la dimension morale s’enracine dans le désir, car perdre de vue sa véritable finalité mais aussi ses intérêts rend méchant.

L’orientation éthique en vient à dominer le registre épistémique chez Lacan dès 1962 avec le texte Kant avec Sade :

Nous tenons que le boudoir sadien s’égale à ces lieux dont les écoles de la philosophie antique prirent leur nom : Académie, Lycée, Stoa. Ici comme là, on prépare la science en rectifiant la position de l’éthique.654

Le lien entre les registres épistémique et éthique est donc établi.A partir de sa troisième Conférence à Rome655 donnée en 1974 sous le titre « La

troisième », Lacan cherche une autre manière de saisir l’inconscient. Lorsque est discutée la portée du symbolique, la logique ne suffit plus à rendre compte de l’expérience analytique. L’usage du nœud borroméen est une tentative pour soutenir une orientation vers le réel. Il s’ensuit un souci plus marqué pour le lien social.653 S.Freud, Das Unbehagen in der Kultur, trad P.Cotet, R.Lainé et J. Stute-Cadiot, PUF, Paris 1995, p67.654 Kant avec Sade, Ecrits II, p243.655 Après le discours de Rome prononcé le 26 septembre 1953 pour introduire le rapport « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » et la conférence intitulée « La psychanalyse, raison d’un échec » prononcée à l’Université de Rome le 15 décembre 1967 où Lacan entrevoit le moment « où la psychanalyse aura rendu les armes devant les impasses croissantes de notre civilisation ». Ces deux conférences sont publiées dans Autres Ecrits.

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L’éthique ne dépend plus ni de la force de la volonté ni d’une obéissance à la loi morale mais de la place qu’occupe le désir dans nos vies.

Dès 1964, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, l’éthique en vient à désigner le statut même de l’inconscient.« Le statut de l’inconscient, que je vous dis si fragile sur le plan ontique est éthique ».656

Le séminaire sur l’Ethique de la psychanalyse développe une conception de l’éthique non individualiste, orientée vers le réel.

Notre exploration éthique n’ira pas dans le sens de l’idéal mais d’un approfondissement de la notion de réel. 657

Cet approfondissement repose sur un défaut de fondements : ni recherche du plaisir ni science du caractère mais nouage au désir, médiatisé par l’Autre. Ce cheminement amène Lacan à revoir les rapports respectifs des termes de l’altérité dans une nouvelle articulation entre les semblants et le réel.

Chapitre 7. Les portes de l’éthique

L’originalité de la pensée freudienne en matière d’éthique est selon Lacan d’opérer un glissement, un changement d’attitude dans la question morale. Freud réfute cette grande idée de la philosophie selon laquelle l’homme est un agent qui recherche quelque chose, que ce soit le but de l’action ou une perfection propre avec laquelle il vise ce but, même s’il doit le rater.

Dans un article de 1911658, Freud distingue, d’une part, le moi-plaisir qui ne peut rien faire d’autre que de désirer, travailler à gagner du plaisir et éviter le déplaisir et, d’autre part, le moi-réalité qui n’a rien d’autre à faire que de tendre vers l’utile et s’assurer contres ses dommages. Il précise à cet égard :

La substitution du principe de réalité au principe de plaisir ne signifie donc pas une suppression du principe de plaisir mais seulement une façon de s’assurer de celui-ci.659

Il n’y a donc pas opposition comme on le retient généralement entre principe de plaisir et principe de réalité, entre utilité et plaisir. La perspective freudienne est alors celle d’un hédonisme, situant l’utile au service du plaisir, avant sa révision des années 1920 introduisant 656 S XI, p40.657 S VII, p20.658 S.Freud, Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, Résultats, Idées, Problèmes, op cité, p143 et s.659 Ibid, p140.

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la pulsion de mort. Notons toutefois qu’il n’est pas question chez Freud de bonheur, il ne s’agit donc pas d’un eudémonisme.

18. Fondement négatif en morale

L’abord lacanien de l’éthique se démarque à la fois de l’éthique comme recherche du plaisir, comme science du caractère et comme liberté assumée. Impuissant à découvrir par ses propres forces quel est son véritable bien, qui n’existe peut-être pas, l’être humain est donc voué à se laisser mener.

18.1. La répétition

Lacan revisite à la fois les philosophies antiques du plaisir -associé à l’affectivité- et les philosophies modernes qui, à partir du XVIIème siècle effectuent un retour à l’épicurisme. Ce retour, sensible en France et en Angleterre, est concomitant de l’affaiblissement du stoïcisme, chrétien notamment, et de la promotion d’un « subjectivisme » des valeurs. Les XVIème et XVIIème siècle s’embrasent par un immense débat sur la liberté et la grâce, sur l’impuissance de l’homme sans Dieu ou avec un Dieu caché. Devant l’inconsistance des hommes et du monde, devant la précipitation du temps et la mobilité agitée de l’univers, les esprits se sentent saisis d’angoisse, hantés par le travail de la mort au sein même de la vie la plus riante. Les grandes découvertes ont apporté un afflux de récits ethnographiques qui soulignaient la relativité des coutumes et des opinions humaines. Frappés d’une stupeur inquiète, de vertige devant l’absence de point fixe, les hommes s’oublient dans les vanités inconstantes. C’est aussi l’époque de la dénonciation des fausses vertus qui ne sont le plus souvent selon La Rochefoucauld que des vices déguisés. C’est aussi l’essor d’une vision tragique de la passion amoureuse, chahutée par l’inconstance psychologique de l’être humain en proie à d’incompréhensibles caprices aussi variables que la météorologie.

Dans le domaine politique, l’affrontement d’une collection de moi conduit tantôt à la ruine et au massacre, tantôt à un équilibre paradoxal et précaire, « ordre de la concupiscence » selon Pascal. Le grand homme d’Etat a pour tâche de « régler un hôpital de fous » et de « modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. »660

L’épicurisme devient une référence dominante au XVIII ème siècle, jointe à une critique du christianisme, de son fondement théologique et métaphysique. Les philosophes des Lumières redéfinissent le contenu du plaisir en élargissant son extension, insistant sur la variété nécessaire des plaisirs pour éviter la monotonie et la satiété. Ils repensent son rapport avec la raison et la morale, faisant l’économie de toute justification théologique du bien. Il faut pouvoir modérer l’intensité des plaisirs, pour éviter qu’ils ne se retournent en leur

660 Pascal, Pensées, fr 457.

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contraire, opter pour une complexité qui les raffine, calculer soigneusement leurs conséquences et éviter qu’ils ne soient éclipsés par les passions.

Les schèmes communs à ces diverses époques nourrissent Lacan : la dynamique du plaisir, l’articulation de l’affect et de la représentation, le rapport de la langue à l’affect, l’effort pour constituer une logique affective et ce qu’on appellera au XXème siècle une axiologie, logique des valeurs.

On a la plupart du temps le sentiment que le plaisir ne dépend ni des valeurs d’une culture, ni de la langue de celle-ci mais revêt une dimension naturelle, ce que Lacan ne peut que contester. Son abord de la perception médiatisée par le langage s’oppose en effet à l’idée que ce que l’on ressent de manière apparemment si immédiate et si bouleversante découle de sentiments innés.

La langue ne se contente pas de décrire le plaisir comme une réalité autre qu’elle-même. Les termes, les tournures, la production des propositions façonnent l’affect et, pour certains, les mots sont la substance même du plaisir. Ce paradoxe apparent qui fait que la langue constitue ce qu’elle paraît décrire s’éclaire avec Lacan.

Le langage façonne le sentiment et le plaisir dans leur sentir même ; il est essentiel au sentiment de se dire afin d’être gravé même si ce dire nous le vole, nous rend conscient de notre fragilité par le vide qu’il installe.

Ce que Lacan va défaire, c’est l’équivalence que la tradition hédoniste tend à établir entre le plaisir et le bien, d’une part, et entre le plaisir et l’objet, comme objet naturel, d’autre part. Pour lui, comme pour Freud, il n’y a pas plus d’objet naturel que de bien, ce qu’il s’attache à développer devant les catholiques :

La position de Freud [dans Malaise dans la civilisation, 1922] est que le plaisir n’est pas le souverain bien. Il n’est pas non plus ce que la morale refuse. Il indique que le bien n’existe pas et que le souverain bien ne saurait être représenté.661

L’éthique ne peut donc consister en la recherche du bien, pas plus que du plaisir:

Le principe du plaisir ne guide assurément vers rien et moins que tout vers la ressaisie d’un objet quelconque.662

L’examen du principe du plaisir nous révèle qu’il repose sur une crainte, la crainte de jouir car la jouissance est une ouverture dont on ne voit ni la limite ni la définition. Le désir se soutient de la crainte de se perdre lui-même, ce n’est pas par accident que se produisent les erreurs ou les aberrations dans la recherche de son désir.

Lacan pense qu’il n’est plus possible de se fier à la morale de l’homme du plaisir après la découverte freudienne de l’instinct de mort. A partir de 1920, Freud constate en effet une tendance pure à répéter, plaisir comme souffrance. Le caractère automatique de cette répétition paraît relever du démoniaque puisque sa finalité est indépendante du bien du sujet.

661 Discours aux catholiques, p41.662 S XIV, 1er mars 1967.

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La répétition prend alors dans l’œuvre freudienne le statut d’une donnée irréductible, tragique et nécessaire du sujet parlant. L’homme, loin de vouloir son bien, a une tendance qui le pousse vers son mal mais ne l’admet pas, le bannit de toute représentation. La volonté de jouir, si on lui laisse libre carrière, tourne à la pulsion de mort.

Lacan considère par ailleurs que les diverses tentatives opérées au XVIII ème siècle par Sade, Mirabeau ou Diderot pour mettre en œuvre « un idéal d’affranchissement naturaliste » relèvent d’un défi adressé à Dieu voué à l’échec car loin de libérer de toute exigence morale envers l’Autre, il renforce son instance en l’érigeant en juge dernier, de la même façon que les fils parricides dans le mythe freudien du père de la horde se voyaient interdire la jouissance.

Lacan accorde davantage d’attention à la notion de plaisir telle qu’elle est renouvelée par les utilitaristes, conception plus tragique que ce que l’histoire en a retenu. Ces derniers contestent en effet que le jeu des plaisirs et des douleurs ait pour théâtre le moi individuel, comme si les passions avaient lieu dans un univers circonscrit. Au contraire, le jeu des passions donne lieu à une multiplicité de personnages. Si fictive que soit la passion, c’est elle qui calcule en nous et non l’inverse. C’est le jeu passionnel qui sous-tend la subjectivité, nous donnant des illusions de moi profond et stable. La théorie des passions de Hume ne tient ainsi pas compte de limites qui seraient celles d’un sujet ; les limites ne sont que des interprétations passagères d’un découpage subjectif. Certes l’idée d’un calcul rationnel des plaisirs se rencontrait-elle chez les gassendistes, chez Locke, Fontenelle et Leibniz mais le propre de l’arithmétique des plaisirs qui en instaure un langage, c’est chez Maupertuis comme chez Hume, de faire de ceux-ci des objets à part entière. Or, chez Lacan comme chez Freud, l’objet est indifférent.

La recherche du plaisir et du bonheur ainsi conçue induisait une conception instrumentale de la raison, orientée vers une technique générale du plaisir, chaque homme fixant sa propre fin en vertu de son inclination prédominante. Même les morales du sentiment qui critiquent le fondement rationnel de la morale, de Shaftesbury à Smith et à Rousseau, feront une place à la raison. Cette vision s’oppose au caractère tragique du désir lacanien, placé devant le constat que le desserrement de la répression puritaine et la permissivité au XXème siècle ne s’accompagnent pas d’un progrès de la gaieté.

Dans son Séminaire le plus pessimiste quant à l’efficacité de la psychanalyse, Lacan finira par reconnaître, dix huit ans après son Ethique, que l’homme penche bel et bien vers son plaisir, mais défini négativement:

L’homme penche vers son plaisir, ce qui a un sens bien net : ce que la psychanalyse appelle plaisir, c’est pâtir, subir le moins possible.663

Serait-ce dès lors une affaire de force de caractère ?

663 S XXIV, 17 mai 1977.

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18.2. La prudence

Lacan exprime aussi ses distances avec l’abord de l’éthique comme résultat d’un caractère. Les philosophes poursuivant leur quête de la façon la plus excellente de vivre, ont établi qu’il ne suffit pas d’agir bien car on peut le faire par hasard, par intérêt ou par ruse. Les belles actions doivent venir de l’intérieur de notre caractère. L’éthique, discipline qui répond à la question de la bonne façon de vivre, est donc pour Aristote une science du caractère. Elle met en jeu la formation du caractère de l’orateur, la dynamique des habitudes, l’éducation. Dans l’Ethique à Nicomaque, la phronesis (prudence) est une vertu, celle de ceux qui savent reconnaître ce qui leur est le plus profitable. Chez Aristote, le problème devient celui de l’action droite et relève donc des éthiques normatives. La question du respect de la norme se pose de façon particulière chez chacun :

Aristote tend à se référer à un ordre. Cet ordre se présente d’abord comme une science, science de ce qui doit être fait, ordre non contesté qui définit la norme d’un certain caractère. Le problème se pose alors de la façon dont cet ordre peut être établi dans le sujet. Comment, dans le sujet, l’adéquation peut-elle être obtenue, qui le fera rentrer dans cet ordre, et s’y soumettre ? 664

L’apprentissage de la conformité à un ordre est chez Aristote ce qui fait lien, « point d'insertion, d'attache, de convergence »665 entre le particulier et l’universel, soutenu par l’ordre cosmique. Si Freud reconnaît avec Aristote que l’homme, par delà ses vicissitudes, recherche l’agréable, ce qui sépare les deux hommes, c’est que :

La pensée d’Aristote concernant le plaisir comporte que le plaisir a quelque chose qui n’est pas  contestable, et qui est au pôle directif de l’accomplissement de l’homme, pour autant que s’il y a chez l’homme quelque chose de divin, c’est son appartenance à la nature. Pour Freud, tout ce qui va vers la réalité exige je ne sais quel tempérament, baisse de ton, de ce qui est l’énergie du désir. 666

Cette divergence apparente s’explique par deux conceptions différentes du plaisir. Le principe de plaisir de Freud est un principe d’inertie alors que chez Aristote, le plaisir est une activité. Mais Lacan reconnaît lui-même que cette activité, cette discipline du bonheur fait écho à l’action du principe de réalité chez Freud. Il s’agit notamment de maîtriser ses propres habitudes, le maniement et l’usage de son moi et de ne pas se laisser déborder par ses désirs.

Pourtant, Lacan estime que l’éthique d’Aristote repose sur un idéal réservé à un type social, celui du maître oisif occupé à la seule contemplation, et déléguant la conduite des affaires à un intendant. Cette réserve a été également adressée au désir lacanien.

Lacan soutient en outre que la vie la meilleure n’est pas forcément la plus agréable, en laissant entendre que sa préférence va à la première. Son orientation est donc moins guidée

664 S VII p30.665 Ibid, p31.666 Ibid, p22-23.

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par le plaisir que par le désir. Il est sur ce point sans doute plus proche d’Aristote qu’il ne le croit car Aristote partage l’idée que le plaisir vient par surcroît :

« le plaisir achève l’acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sorte de fin survenue par surcroît. »667

De même, si Lacan dissocie vertu et plaisir, il ne les oppose toutefois pas. La vertu ne procure pas du plaisir, elle le produit en outre ; elle n’y travaille pas mais son travail, bien qu’il vise autre chose, a aussi le plaisir comme conséquence, parfois.

Lacan critique encore la conception aristotélicienne du bonheur selon laquelle le bonheur a besoin « comme condition supplémentaire »668 des biens extérieurs.

Pour lui, par une déduction sans doute un peu rapide, cette conception conduit à se mettre au service des biens.

Le service des biens est la position de l’éthique traditionnelle. Ravalement du désir, modestie, tempérament- cette voie médiane que nous voyons si remarquablement articulée dans Aristote, il s’agit de savoir de quoi elle prend mesure, si mesure peut être fondée. 669

Le savoir y faire lacanien est sans doute pas si éloigné que cela de la prudence aristotélicienne, ce qui sépare franchement les deux éthiques, c’est que Lacan ne croit pas dans l’éducation du moi en vue de se conformer à un bien défini d’avance. Son éthique ne saurait donc se situer dans la tradition normative.

18.3. Ni liberté ni volonté ni transgression

La liberté est un mot que Lacan range sous la rubrique de l’idéologie. A ce titre, associée à d’autres notions comme le moi autonome, l’humanisme, les droits de l’homme, la responsabilité, la maturation instinctuelle ou génitale, la pureté, elle fait partie des illusions à dissiper.

La psychanalyse ne se met jamais sur le plan du discours de la liberté, même si celui-ci est toujours présent, constant à l’intérieur de chacun, avec ses contradictions, ses discordances, personnel tout en étant commun, et toujours, imperceptiblement ou non, délirant. La psychanalyse vise ailleurs l’effet du discours à l’intérieur du sujet.670

Dans son Séminaire sur les Psychoses, Lacan retrouve la question de la liberté. Le fou se distingue-t-il de l’homme du commun comme l’aliéné de l’homme libre ? Lacan montre que le « discours de la liberté » occupe la même place que celle où prend naissance le délire.667 Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 4, trad J.Tricot, Vrin, 1990, p496.668 Ibid, I, 5, 1099b.669 S VII, p362.670 S III, p152.

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Le moi, quoi que nous pensions de sa fonction, et je n’irai pas plus loin qu’à lui donner celle d’un discours de la réalité, comporte toujours comme corrélat un discours qui, lui, n’a rien à faire avec la réalité. Je l’ai désigné comme le discours de la liberté, essentiel à l’homme moderne en tant que structuré par une certaine conception de son autonomie. C’est à la même place que ce qui est susceptible de proliférer en délire.671

Lacan ne croit donc pas beaucoup aux politiques issues de l’analyse kantienne visant à développer l’autonomie de la personne. L’autonomie du moi « ne se manifeste jamais tant qu’à servir la loi d’un autre, très précisément en la subissant de s’en défendre, à partir de la méconnaître. »672 Loin d’être une fonction d’indépendance, le moi impose au monde ses projections imaginaires et s’en défend dans son activité de jugement.

Lacan situe parmi ces projections la conception sartrienne de la liberté développée dans l’Etre et le néant (1943). Selon cette conception, l’homme, condamné à être libre, souffre d’être déchiré entre une liberté à laquelle il aspire et une réalité qui s’entête à la lui refuser. Il vit sa vie sous le mode d’une résignation, d’un renoncement à un idéal que la réalité ne lui permet pas de mettre en œuvre. Quinze ans plus tard, dans la Critique de la raison dialectique (1960), la liberté s’est retournée contre elle-même et la notion d’aliénation devient centrale. Sartre tente de penser l’histoire comme ce que font les hommes sans qu’ils n’en soient les sujets. L’histoire est une œuvre qui échappe aux hommes et qui leur apparaît comme une force étrangère. Ils s’y objectivent et s’y aliènent : ils ne reconnaissent pas le sens de leur entreprise dans le résultat. Je vais vouloir et c’est tout autre chose qui va se passer. L’aliénation est une notion qui avait été développée par Marx et Hegel. Chez ce dernier, l’aliénation se dit de deux manières : Enteusserung (dessaisissement de quelque chose en le rendant extérieur à soi mais cette chose demeure) et Entfremdung (dessaisissement de quelque chose qui devient étranger à mon être et se transforme). Chez Marx trois formes d’aliénation sont dénoncées: l’aliénation par l’argent, qui met le moyen à la place de la fin, qui monétarise les rapports sociaux ; l’aliénation par la religion, compensation imaginaire de l’insupportable, analyse que retiendra Freud, auditeur des cours de Feueurbach sur Marx ; et l’aliénation par la politique qui n’offre qu’une solution fantasmatique à la misère réelle des hommes. Dans ses Manuscrits de 1844 il développe l’aliénation par le travail, extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence. Il mortifie son corps et son esprit. Cette conception marxiste de l’aliénation, reprise par Lacan, présente pour Sartre deux mérites : elle ne confond pas objectivisation et aliénation mais assimile aliénation et réification, ce qui ne signifie pas que l’homme soit transformé en chose mais qu’il est condamné à vivre humainement la condition des choses matérielles. Il y a un tournant matérialiste chez Sartre entre 1945 et les années 1950 où il invoque un matérialisme réaliste, celui où la conscience doit être saisie à partir des conditions socio-économiques d’existence. L’altérité est ici la matière, encadrée par la rareté inhérente aux relations humaines. Progressivement la liberté se réifie, la praxis s’aliène, la liberté est toujours à reconquérir. La

671 Ibid, p165.672 J.Lacan Remarque au rapport de Daniel Lagache, Ecrits II, p145.

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liberté devient l’enjeu d’un combat dialectique entre les forces antagonistes de l’aliénation et de l’intentionnalité existentielle.

Chez Lacan, qui s’oppose aux penseurs de la liberté dans l’histoire, l’aliénation n’est pas présentée d’emblée comme se rapportant à des conditions socio-économiques même si cette dimension peut être présente dans la position d’un sujet. L’aliénation qui est aussi bien celle du maître, tient à la dépendance du sujet à l’égard de l’Autre dans la satisfaction de sa demande :

« A quelle réduction de ses prétentions faut-il qu’il se réduise lui-même pour que la demande soit entérinée ? »673

Ce sentiment est accentué par le fait que le sujet a affaire dans la demande non pas à un autre, son semblable, mais au grand Autre qu’il ne maîtrise pas.

« C’est à un Autre au-delà de celui qui est en face de vous que la réponse à la demande, l’accord de la demande est en fin de compte déféré. »674

Selon Lacan, l’homme n’est pas libre de choisir ses chaînes, les dés sont déjà jetés: « il n’y a pas eu de choix, car le choix était déjà fait au niveau de ce qui s’est présenté au sujet. ».675

Mais son approche n’est pas davantage déterministe, il y a certes des déterminants et mais une possibilité de jouer avec eux est conservée. La « répétition » n’est pas un déterminisme au sens d’enfermement dans la répétition du même. Elle met seulement en place l’échec de la tentative de retrouver das Ding, ouvrant un vecteur de surgissement du nouveau, en fonction des rencontres et du savoir-faire de chacun.

« Cette liberté, quel autre contenu pouvons-nous lui donner que d’être la libre disposition par chacun de son désir ? » 676

Cette libre disposition ne met toutefois pas à l’abri de la chute si l’on ne respecte pas les règles.

Ce que l’analyse montre, c’est qu’on ne transgresse rien. Se faufiler n’est pas transgresser. Ce n’est pas transgression mais irruption, chute dans le champ de quelque chose qui est de l’ordre de la jouissance.677

Pour Lacan faire acte de liberté, « c’est le droit de faire ce que les lois permettent. Il n’y a pas de règle universelle. »678 Mais la règle n’est pas non plus une affaire seulement privée.673 S V, p87.674 Ibid, p88.675 S XVI, p332.676 S VI, 3 juin 1959.677 S XVII, p19.678 S XIV, 1er février 1967.

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La psychanalyse, prétendant débarrasser le sujet de certains de certains de ses idéaux, sentiments, idées, valeurs peut donner l’impression de restaurer un certain espace de liberté, de jeu. Il reste que la figure de la liberté pour Lacan, demeure le fou, « parce qu’il ne demande pas à l’Autre »679, parce que son nouage est lâche. La folie est en effet pour Lacan une virtualité qui ne se présente pas à tous parce que « n’atteint pas qui veut les risques qui enveloppent la folie » :

loin qu’elle soit pour la liberté « une insulte », elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une ombre. Et l’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme limite de sa liberté.680

Une autre figure de la liberté se dégage:

Si je devais, ce qui évidemment ne peut pas me venir à l’idée, incarner l’idée de liberté, je choisirais évidemment une femme, pas n’importe laquelle, puisqu’elles sont pas-toutes et que le n’importe laquelle glisse vers le toutes.681

Comme le souligne F.Gorog, il s’agit chez un fou ou chez une femme de « deux libertés fort paradoxales pour le sens commun »682 parce que ces deux figures sont souvent bridées par la civilisation en raison peut être de cette liberté même qu’elle leur reconnaît.

Lacan ne croit pas davantage à l’idée de volonté. La tradition issue d’Aristote, définit le volontaire à la fois par l'intériorité de la cause et par la connaissance des circonstances et des fins de l'action. Cette distinction se dégage de l’évolution du droit pénal et des conditions de la délibération politique. L’investigation lacanienne de l’Autre répugne à une saisie quelconque par la raison, même pratique, de la volonté :

La réévocation de certaines personnes imaginaires, la reproduction de certaines infériorités de situation peuvent déconcerter de la façon la plus rigoureusement prévisible les fonctions volontaires chez l’adulte : leur incidence est morcelante sur l’imago de l’identification originelle.683

La volonté raisonnable chez Kant renvoie constamment à son contraire, le désir, que la critique exile dans la sphère du « pathologique », c'est-à-dire du subir pur et simple. Elle ne peut ainsi se constituer qu'au prix de scissions et de dichotomies. Or, c'est à l'intérieur même de la volonté qu'il faut introduire la division. À chaque pas, en effet, la critique côtoie l'idée d'une volonté arbitraire, placée à la croisée des chemins de la loi morale et du désir. C'est à 679 J.Lacan, petit discours aux psychiatres, inédit, cité par F.Gorog in 2001, Lacan dans le siècle, Editions du champ lacanien, 2002.680 Propos sur la causalité psychique, op.cité, p175. Et il ajoute : « Un organisme débile, une imagination déréglée, des conflits dépassant les forces n’y suffisent pas. Il se peut qu’un corps de fer, des identifications puissantes, les complaisances du destin, inscrites dans les astres, mènent plus sûrement à cette séduction de l’être ».681 RSI, leçon du 11 février 1975, Ornicar ?, n°4, p95.682 F.Gorog, Subversion de la psychose in 2001, Lacan dans le siècle, Editions du champ lacanien, 2002, p21.683 Ecrits.

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cause de cette volonté arbitraire que la loi morale n'est pas seulement rencontrée comme une détermination rationnelle, mais doit s’imposer comme une obligation, c'est-à-dire une contrainte, dans l'expérience humaine du devoir. La philosophie critique décompose donc la volonté elle-même en une volonté pure pratique, synthèse de la liberté et de la loi, et une volonté simplement humaine, facteur de contingence dans l'expérience morale. Cette volonté arbitraire, dans La Religion dans les limites de la simple raison, demande à être pensée dans une méditation sur le « mal radical », qui n'est pas sans rappeler la spéculation augustinienne sur la liberté captive. Ainsi se dressent, à la limite de la raison pratique, mise en mouvement par la problématique de la bonne volonté, l'énigme et le scandale de la volonté mauvaise.

La volonté n’est donc pas seulement une faculté de décider à partir de laquelle une intention va s’accomplir en action, condition intérieure à partir de laquelle je puis être à même de décider quelque chose et d’agir. Lacan s’engouffre dans cette brèche interne à la volonté, contestant que l’intention ait une quelconque efficacité causale. L’idée de volonté arbitraire n’a aucun sens pour Lacan ; là où il y a arbitraire, il ne saurait y avoir de volonté. Mais il ne rejoint pas pour autant le souci hégélien de surmonter cette division interne à la volonté.

Au début des Principes de la philosophie du droit, Hegel présente la constitution dialectique de la volonté : la volonté contient d’abord un moment d'indétermination, pouvoir de prendre ses distances à l'égard de tout désir et de se poser dans la pure réflexion d'un « je » sans contenu ; ce premier moment est celui de l'universalité vide ; en même temps, la volonté est la capacité de se déterminer par un projet limité : ce second moment est celui de la particularité, où la volonté devient quelque chose de déterminé. Enfin, la volonté est l'unité de ces deux moments : « C'est la particularité réfléchie sur soi et par là élevée à l'universalité, c'est-à-dire la singularité. » Dans le concept de la singularité, l'opposition de l'universel et du particulier engendre le pouvoir concret de se déterminer soi-même. Ce qui sépare Lacan de Hegel dans cette conception, c’est que pour Lacan, il n’y aura jamais réalisation de l’unité ; le sujet demeure à jamais divisé par sa volonté même, jusque dans la réalisation de son désir. Là où les deux auteurs se rejoignent c’est dans l’analyse que l'expérience de la volonté est articulée par un discours. Mais Hegel assigne comme tâche à la philosophie d’en extraire la logique, pour montrer ensuite que cette logique n'est pas une structure formelle et vide, mais bien la logique de l'être, c'est-à-dire finalement le discours de l'expérience. Chez Lacan, c’est la logique du fantasme, qui n’est pas un discours de l’expérience volontaire mais plus souvent un discours sur ce qui cloche, dont la philosophie ne saurait rendre compte, qui constitue une volatilisation de la volonté. Il n’y a donc pas de discours sur l’être possible mais seulement un discours de l’être, sur les obstacles qui s’opposent à ce qui paraîtrait être son vouloir quoiqu’il l’ignore ou le nie. Le désir contrairement à la volonté ne se réalise pas par un projet raisonnable.

Mais Lacan reconnaît que si nous cessons de vouloir, notre corps se laissera aller et retombera sur le sol. Et la nature nous récupérera.

Si le discours sur la motivation laisse un tracé dans le langage sous forme de « raisons de... », celles-ci sont pour Lacan des « rationalisations » c'est-à-dire des écrans et des masques. L’éthique n’est pas plus pour Lacan que pour Nietzsche une production de

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rationalité qui commande les instincts ou les pulsions parce que la rationalité et les pulsions ne s’opposent pas. La morale est une rationalisation rétrospective. Elle n’est pas un antidote à l’instinct mais une émanation de celui-ci. De même, dans la théorie freudienne des pulsions, une économique des investissements se mêle-t-elle à la dynamique des motifs et des projets. C'est parce que la motivation plonge chez Freud dans le sol pulsionnel de la vie de désir que la coupure entre motif et cause perd de sa signification. Et si Lacan continue de parler d’un objet cause du désir, cet objet doit, pour opérer, demeurer inconnu, ce qui infléchit les philosophies de l’action justifiées en raison.

A l’inverse, la psychanalyse requiert de rendre compte de la relation que le sujet entretient avec son « je ne veux pas » et plus encore « je ne peux pas ».

L’impasse entre désir et volonté est donc chez Lacan de structure parce que c’est en tant qu’Autre que le sujet désire. Il y a bien une pathologie de la volonté depuis la faiblesse des neurasthéniques jusqu’à l’action d’une contre-volonté « cependant que le malade a conscience, avec étonnement d’une volonté, décidée mais impuissante »684. Peuvent en effet cohabiter au sein d’une même personne une forte volonté dans certains domaines ou à certains moments et d’un autre côté toutes sortes d’entraves et d’incapacités accablantes. Il n’est pas rare qu’il ne soit pas possible de faire quelque chose précisément quand et où c’est le fruit d’une volonté la plus ardente et que le sujet fasse exactement le contraire, ce qui peut le conduire à mépriser et à injurier ce qu’il a de plus cher. Cet empêchement de la volonté peut entraîner une « démangeaison à faire le mal. »685

19. Logique du désir

Dans la tradition philosophique, la question du désir est la plupart du temps posée autour d’un banquet où chacun est invité à raconter son histoire. Si les stoïciens reconnaissaient vingt sept désirs selon Andronicos de Rhodes, Lacan lui parle toujours du désir au singulier même s’il en illustre certains objets comme le désir de savoir par exemple. Car le désir est ce manque pas seulement défaut mais rapport à ce qui fait défaut.

En posant l’être comme un être de désir, Lacan reprend la thèse ouverte par Spinoza.

Toute la pensée analytique rejette cette relation isolée, autonome, identifiable de relation de la pure pensée à un monde qu’elle serait capable d’aborder sans être elle-même traversée de la fonction du désir.686

Lacan opère un déplacement par rapport à la conception classique du désir telle qu’elle est présentée par exemple dans le vocabulaire philosophique de Lalande, où le désir est une « tendance spontanée et consciente vers une fin que vous imaginez ». Ce renversement

684 Freud, Ein Fall von hypnotischer Heilung nebst Bemerkungen über die Entstelluhung hystericher Symptome durch den « Gegenwillen » Résultats, Idées, Problèmes, op. cité, p37.685 Ibid, p41.686 S XIV, 22 février 1967.

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consiste à montrer au contraire que la quête du désir est une recherche aveugle distincte de la recherche du bien.

L’accent est conservé dans Freud de l’expérience originale du désir comme étant opposée, contraire à la construction de la réalité. Le désir est précisé comme marqué, accentué par le caractère aveugle de la recherche qui est la sienne, comme quelque chose qui se présente comme le tourment de l’homme et qui est effectivement fait d’une contradiction dans la recherche de ce qui jusque là a toujours été articulé au principe comme étant la recherche de son bien par l’homme. 687

L’imagination est pourvoyeuse de signes qui donnent un sens illusoire à l’activité. Mais l’illusoire n’est pas l’irréel : il est cette représentation où le désir s’accroche parce qu’il croit y reconnaître le signe de ce qu’il cherche. Lacan construit une théorie du désir lui permettant de rendre compte de l’insatisfaction essentielle à la quête indéfinie de son objet. L’infini habite le désir même, engagé dans une poursuite du signe et voué à éprouver toujours l’écart infini entre le signe et ce dont il est le signe c’est-à-dire le bonheur dans le repos.

19.1. Le désir comme manque : les influences

Le mot désir prend son origine du manque: désir vient en effet du verbe latin desiderare, lui-même formé à partir de sidus, sideris, qui désigne l'astre − étoile ou planète, ou la constellation (d'étoiles). Au sens littéral, de-siderare signifie « cesser de contempler (l'étoile, l'astre) » par opposition avec considerare qui signifie regarder les étoiles. Desiderare devient regretter l’absence de quelque chose. La langue latine considère donc que le desiderium, avant de signifier le désir, renvoie d'abord au constat d'un manque, d'une absence ou d'une perte. Les auteurs latins emploient ainsi communément desiderare dans le sens de regretter, déplorer la perte − de quelqu'un ou de quelque chose. L'idée primitive est donc privative : celui qui désire est en « en manque » de quelque chose ou de quelqu'un qui lui fait défaut. Le sens positif (souhaiter, chercher à obtenir) est plus tardif.

Cette acception du désir comme manque a été soutenue par une partie de la tradition philosophique. C’est le cas de Platon dans son Banquet où le désir porte sur ce qu’on n’a pas ou ce qu’on n’est pas. C’est un manque ressenti. C’est aussi le cas chez Descartes qui s’interroge dans ses Méditations métaphysiques :

car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? 688

Descartes prend soin de souligner dans Les passions de l’âme le lien qui unit désir et horreur, autour de la peur de la mort:

687 S VI, 13 mai 1959688 R.Descartes, Méditations métaphysiques, Troisième Méditation, p119.

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l’horreur est instituée de la nature pour représenter à l’âme une mort subite et inopinée : en sorte que, bien que ce ne soit quelquefois que l’attouchement d’un vermisseau, ou le bruit d’une feuille tremblante, ou son ombre, qui fait avoir de l’horreur, on sent d’abord autant d’émotion que si un péril de mort très évident s’offrait aux sens.689

Lacan constate ces phénomènes d’aversion ou de fuite dans son expérience mais n’en déduit pas les mêmes conséquences que Descartes. Pour celui-ci, le désir est une passion alors que chez Lacan il pousserait plutôt à l’action, ce en quoi il est sans doute plus proche de la conception spinoziste du désir.

Spinoza dans l’Ethique présente en effet le désir comme un effort (conatus) appelé appétit quand il se rapporte à la fois à l’âme et au corps. Le désir est l’essence même de l’homme, pour autant qu’elle est conçue à partir de quelqu’une de ses affections à faire quelque chose. Ce mouvement de l’être va se diversifier en fonction des degrés de conscience. Le désir comme force ou puissance est le moteur de l’être et de l’action mais non dans un sens finaliste qui l’assujettirait à une quelconque visée (le bien ou le plaisir par exemple). Une aspiration à la satisfaction aurait pour effet d’affaiblir le désir au lieu de l’entretenir. Il distingue la fermeté qui concerne les actions ayant pour but la seule utilité de l’agent de la générosité qui désigne celles ayant aussi pour but l’utilité d’autrui. La tempérance, la sobriété et la présence d’esprit dans les périls sont des espèces de fermeté tandis que la clémence et la modestie sont des espèces de générosité. Mais Spinoza remarque également que les efforts de l’homme s’opposent les uns aux autres de telle sorte que l’homme est traîné en divers sens et ne sait où tourner.

Spinoza situe le désir dans la relation à l’autre :

L’émulation est le désir d’une certaine chose, qui est engendrée en nous du fait que nous imaginons que d’autres ont ce même désir. […] l’usage fait que nous appelons émule seulement celui qui imite ce que nous jugeons être honnête, utile ou bien agréable  690

Mais pour Spinoza, on peut parler pour l’énergie d’une direction c’est–à-dire d’une tendance vers l’épanouissement qui semble affirmative. D’autres auteurs connus de lacan ont mis en évidence une tension entre le manque et l’excès. Chez Bataille, le manque vaut moins comme signe de notre finitude que comme épreuve de notre excès d’être. Il reprend le thème cartésien du lien entre désir et horreur en soulignant que « plus l’horreur est difficile à tolérer, plus elle est désirable : encore faut-il pouvoir la tolérer. »691

La prostituée, la fête, la mort du roi figurent ces lieux où le désir et la mort se rencontrent dans une économie souterraine. Chaque horreur dissimule une possibilité de séduction jusqu’à un certain point où l’horreur excessive paralyse le désir. Pour Bataille, le propre de l’homme est de dissimuler les traces d’une aussi noire alchimie ; la difficulté est qu’elles sont ensevelies dans la terre, dans les parties inaccessibles de la mémoire.

689 R.Descartes, Les passions de l’âme, Flammarion, 1996, art 89, p 155.690 Ethique, III, Définition 33 691 G.Bataille, L’Histoire de l’érotisme, Gallimard, 1976, p85.

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Les approches qui contestent la définition du désir comme manque le font au nom même de la puissance, de la tension, du conatus ; elles jouent Spinoza contre Lacan. C’est la critique principale de Deleuze qui voit un lien entre le désir comme manque et la culture de mort. Il y dénonce une véritable idée de prêtre.

Qui sauf les prêtres voudrait appeler ça manque ? […] Ceux qui lient le désir au manque, la longue cohorte des chanteurs de la castration, témoignent bien d’un long ressentiment et d’une interminable mauvaise conscience. Ceux qui manquent réellement n’ont aucun plan de consistance possible qui leur permettrait de désirer.692

Deleuze fait ici référence au manque réel et non symbolique, à la privation de travail, de logement, de soins, de nourriture… qui selon lui empêcherait ceux qui le ressentent de se dégager de la nécessité du besoin pour éprouver un désir. Le désir de Lacan après l’idéal oisif d’Aristote serait-il celui du dandy argenté qu’il est devenu? La question mérite d’être posée mais Lacan était convaincu que le désir est à portée de chacun.

A l’examen des positions soutenues par Deleuze, ce qui frappe en réalité par delà les différences de formulation, c’est la proximité des conceptions du désir entre Lacan et Deleuze.

il n’y a de désir qu’agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d’un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu construise le plan d’immanence où il mène sa vie, et son entreprise, c’est la seule affaire importante.693

L’articulation de l’individuel et du collectif chez les deux auteurs est plus proche qu’il n’y paraît puisque Deleuze énonce que même individuelle, la construction du plan est une politique, elle engage nécessairement un collectif, des agencements collectifs, un ensemble de devenirs sociaux. Cette dimension politique est sans doute tout de même plus accentuée chez Deleuze.

La pulsion de mort, la servitude volontaire sont considérés comme un « agencement suffisamment tordu et monstrueux » qui barrent l’accès à la simplicité du désir il est vrai perdue de vue à la lecture de Lacan :

Dormir est un désir. Se promener est un désir. Ecouter de la musique ou bien faire de la musique, ou bien écrire, sont des désirs. Un printemps, un hiver sont des désirs. La vieillesse aussi est un désir. Même la mort. Le désir n’est jamais à interpréter, c’est lui qui expérimente.694

Lacan isole bien trois désirs fondamentaux dans lesquels se déploient la chair et l’esprit: sentir, dominer, savoir mais il ne s’agit pas de désirs purs. Ils sont pris dans l’illusion que l’orientation de l’existence est donné par l’objet visé, alors que ce mouvement est souvent indéfini.

692 G Deleuze, Parnet, Dialogues, Champs Flammarion, 1996, p114.693 Ibid.694 Ibid.

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Levinas soutient une conception du désir qui fait résonance à cet infini: il parle de désir métaphysique comme trace dans le psychisme humain d’une réalité dont l’homme n’éprouve pas qu’elle puisse jamais le combler. Ce désir métaphysique s’accentue en l’homme, le tient sur le qui-vive et l’inquiète. Il ajourne son bonheur, défait ses certitudes en l’appelant à une responsabilité qu’il préfèrerait récuser. Pour Levinas, le désir est la manifestation de la proximité de l’infini du psychisme humain : un désir qui se creuse toujours davantage en avivant le sentiment de la tâche qui reste encore à faire.

19.2. Le désir est désir de l’Autre

Si la dialectique du désir est en même temps subversion du sujet, c’est que « le désir de l’homme est le désir de l’Autre », c’est en tant qu’Autre que lui-même qu’il désire. Lacan précise le sens de cette dernière formule : « ce n’est pas tant parce que l’Autre détient les clés de l’objet désiré, que parce que son premier objet est d’être reconnu par l’Autre. »695

Le désir supposé de l’Autre prend sa source dans l’idéal du moi et associe souvent désir d’esclavage que comme désir de maîtrise. Avant Spinoza696 ou Freud, La Boétie et Montaigne, les Stoïciens nous prévenaient qu’au centre aveugle de la logique subjective gît un obscur désir de servitude volontaire. Ce désir nourrit souvent une aspiration idéale à la liberté.

Le thème du désir mimétique repris par Hegel dans cette odyssée de la conscience qu’est sa Phénoménologie de l’esprit révéle la présence d’un vide, absence d’une réalité et donc essentiellement autre chose que la chose désirée. Le désir humain doit porter sur un autre désir que la seule nécessité de la conservation. Désirer le désir d’un autre, c’est désirer que la valeur que je suis ou que je représente soit la valeur supposée désirée par cet autre. Je veux qu’il reconnaisse ma valeur comme sa valeur tout en reconnaissant ma valeur comme autonome. C’est pourquoi Hegel fait du désir de reconnaissance le désir suprême, enjeu de la lutte à mort de pur prestige. Cette lutte à mort ne met pas seulement en jeu sa propre vie mais comporte aussi la mise en péril de celle de l’autre. Le désir de reconnaissance peut conduire à tenter d’imposer à l’autre cette reconnaissance, ce qui comporte le risque de la mort des deux adversaires. Une interruption de la lutte, où l’un céderait en reconnaissant l’autre au lieu de se faire reconnaître, raterait la révélation de l’être humain. De même, la mort d’un des adversaires interromprait aussitôt la partie puisque la reconnaissance serait dès lors impossible. Il faut donc que les deux adversaires restent en vie après la lutte.

Avec Freud et la constitution du symbole, c’est-à-dire un ordre que l’homme ne créé pas mais qui le constitue, Lacan réfute la dialectique hégélienne du désir parce que le passage entre les registres spéculaire et symbolique ne se franchit pas selon une progression dialectique, il est barré par une coupure.

695 Ecrits, p 268.696 « L’émulation est le désir d’une certaine chose engendrée en nous du fait que nous imaginons que d’autres ont ce même désir […]l’usage fait que nous appelons émule seulement celui qui imite ce que nous jugeons être honnête, utile ou bien agréable » Ethique, III, Définition 33.

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La volonté d’exister avant tout par et pour soi-même soutenue par les aspirations à l’auto-réalisation de soi, peut tenir à l’écart du désir :

Où est cette dépendance de l’autre qui en fait est la forme et le fantasme sous lequel se présente ce qui est par le sujet redouté et qui le fait s’écarter de la satisfaction de son désir ? Ce n’est peut-être pas simplement la crainte du caprice de l’autre. Il n’y a à la vérité pas d’autre signe du sujet que le signe de son abolition de sujet. 697

En suivant le chemin ouvert par Levinas, il ressort aussi que le désir de l’infini vient pour l’homme de la parole de l’autre : seule la parole qui surprend et vient l’habiter sans qu’il l’ait cherchée lui donne la force de laisser là ses habitudes, de se lever et d’aller. Cette parole dérange décisivement et peut éveiller un désir qui contrarie parfois les intérêts personnels et le souci de tranquillité propre. Mais comme Abraham, l’homme n’entend cette parole comme à lui adressée qu’à l’instant où il lui répond. Le désir de l’infini se présente comme un éveil  : il faut qu’une parole oblige et creuse dans le psychisme un tel désir, décrit comme « désir d’un pays où nous ne naquîmes point. »698 Pour Levinas, ce désir creuse en l’homme un sillon de générosité envers autrui, « l’indésirable par excellence ». Ce mouvement du même vers l’autre qui ne revient jamais au même, aux liens archaïques locaux ou généalogiques qui ont construit l’identité, Levinas l’appelle l’œuvre à faire.

Dans le séminaire XIII, Lacan précise que « le champ de l’Autre, c’est cela qu’il s’agit d’intéresser dans le désir ; le désir vient intéresser l’Autre- puisque c’est une fente, à quel moment fonctionne-t-il ? quand est-il ouvert ou fermé ? »699

19.3. Le désir comme métonymie de l’être

La dynamique psychique s’explique selon Lacan par la béance qu’introduit le désir dans l’être parlant. « Le désir s’ébauche dans la marge où la demande se déchire du besoin. »700

Le désir se dégage donc entre le besoin (manque réel) et la demande (expression langagière). En demandant à l’Autre de lui apporter ce qu’il lui manque, le sujet fait l’expérience qu’il est en défaut et qu’il sollicite moins l’objet que l’amour. C’est le désir qui permet la demande et non le besoin. La demande en appelle à ce que l’Autre n’a pas c’est-à-dire son propre désir. « Le désir est ce qui se manifeste dans l’intervalle que creuse la demande en deçà d’elle-même. »701

Quand il consacre son Séminaire VI au Désir et son interprétation, Lacan passe la main:

697 S VI, 17 décembre 1958698 E.Levinas, Totalité et infini, Le Livre de poche, p21.699 S XIII, 8 juin 1966.700 J.Lacan Subversion du sujet et dialectique du désir, Ecrits, p294.701 J.Lacan La direction de la cure, Ecrits II, Point Seuil, p104.

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Qu’est-ce que le désir ? Ce ne sera pas une question à laquelle nous aurons ou nous pourrons répondre. Ceux qui en ont été les plus qualifiés pour en valoriser l’usage sont les poètes et les philosophes.702

Le statut du désir en analyse est en effet d’être refoulé, c’est le désir métonymique, courant sous la parole. L’objet du désir est d’abord annulé comme objet réel, reconstitué et reproduit par la suite. Il est donc fuyant et très difficile à stabiliser.

Le désir est soutenu par l’opposition, la coexistence de deux termes qui sont ici le sujeten tant que justement à cette limite il se perd, que là l’inconscient commence- ce qui veut dire qu’il n’y a pas purement et simplement privation de quelque chose qui s’appellerait conscience, c’est qu’une autre dimension commence où il ne lui est plus possible de savoir.703

C’est la fonction du fantasme de venir encadrer ce point d’avant la dissolution :

Ici s’arrête toute possibilité de se nommer. Mais dans ce point d’arrêt est aussi l’index, celui qui le retient devant l’annulation pure et simple, la syncope de son existence. Et c’est cela qui constitue la structure du fantasme. 704

C’est pourquoi Lacan peut énoncer : « Il n’y a pas de sujet du désir. Il y a le sujet du fantasme c’est-à-dire une division du sujet causée par un objet c’est-à-dire bouchée par lui ».705

Ne perdons pas de vue que ce sujet déchiré par le désir, tel que Lacan le décrit tout au long de son Séminaire VI qui précède celui sur l’Ethique, est aussi celui qui aura à s’arranger avec la morale. Ce sujet, qu’il le sache ou non, subit de plein fouet la virulence du logos.

Le sujet est au bord de cette nomination défaillante qui est le rôle structural de ce qui est visé au moment du désir. Et il est au point où il subit au maximum la virulence du logos, pour autant qu’il se rencontre avec le point suprême de l’effet aliénant de son implication dans le logos.706

Il y a cependant une autre face du désir qui, elle, est phénoménologique : le désir fasciné par l’objet. La fascination et le refoulement introduisent une antinomie du désir. D’un côté il y a un statut métonymique du désir, à travers son insistance sous la chaîne signifiante, c’est un désir de rien. Mais, d’un autre côté, quand le désir s’allie avec la relation d’amour, il y a bien une visée du désir vers un objet distingué entre tous. Il y a donc cette antinomie. Sur la scène imaginaire du désir, le sujet se montre attiré par un objet et rencontre les obstacles qui s’opposent à son accès, les difficultés ou les impasses de sa possession.

702 S VI, 12 novembre 1958.703 S VI, 20 mai 1959.704 Ibid.705 Réponse à des étudiants en philosophie.706 S VI, 20 mai 1959.

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L’hypothèse de Lacan est que cet objet cause d’un désir unique, particulier existe pour chaque être humain. C’est en quoi il n’est pas plus une quête de l’inaccessible étoile qu’un impératif à accomplir par une volonté déterminée ou une quelconque force de caractère ; il n’est porteur d’aucune libération.

Le caractère aliénant du désir pour le sujet se manifeste par une dialectique avec la volonté :

ce qu’il désire se présente à lui comme ce qu’il ne veut pas, forme assumée de la dénégation où s’insère singulièrement la méconnaissance de lui-même ignorée, par quoi il transfère la permanence de son désir à un moi pourtant évidemment intermittent, et inversement se protège de son désir en lui attribuant ces intermittences mêmes.707

La difficulté à localiser et à nommer le désir conduit à le rechercher imaginairement dans le corps :

Le rapport innommé, parce que innommable, parce que indicible, du sujet avec le signifiant pur du désir se projette sur l’organe localisable, précis, situable, quelque part dans l’ensemble de l’édifice corporel. D’où ce conflit proprement imaginaire, qui consiste à se voir soi-même comme privé, ou non privé, de cet appendice.708

Pour Lacan, le désir est un intervalle.

Le désir n’est pas l’élan capable de franchir l’intervalle et de passer par-dessus l’absence. Le désir est la séparation elle-même qui se fait attirante, est l’intervalle qui devient sensible.709

Il est donc difficile d’analyser le désir en fonction de références purement objectales.

« Il y a à proprement parler rapport pour autant qu’il y a appel de l’autre comme présence, comme présence sur fond d’absence.» 710

Il n’a donc plus grand rapport avec le biologique.

« Plus le désir est rattaché à sa racine biologique plus il a tendance à se manifester sous une forme hallucinatoire ».711

Le désir est aussi formel que la loi kantienne et Lacan n’hésite pas à renverser au compte du désir l’ensemble de ce que Kant fait porter à la loi. La loi est chez Lacan particulière à chacun « même s'il est universel que cette particularité se rencontre chez chacun des êtres humains. »712 Il convient de prendre garde à ne pas traiter le désir comme une pulsion parmi d’autres à laquelle il arriverait d’avoir l’autre comme objet.

707 J.Lacan Subversion du sujet et dialectique du désir, Ecrits, p296.708 SVIII, p292.709 M.Blanchot, op cité, p280.710 S VI, 12 novembre 1958.711 S II, p186.712 SVII, p33.

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Il s’agit d’envisager d’empêcher la satisfaction tout en gardant toujours un objet de désir. C’est encore un mode de symboliser métonymiquement la satisfaction. Il faut que le désir subsiste d’une certaine façon dans une certaine rétention de l’objet. 713

Lacan souligne ainsi l’hétéronomie du désir c’est le désir qui me fait. L’affect dominant du désir est proche de l’orgueil. Si l’expérience analytique vise à désencombrer les voies d’accès au désir, les affects y afférant ne se traduisent que difficilement et aléatoirement en plaisirs et douleurs, qui n’en sont que des traces fugitives. Elle se formule en un nouvel impératif.

« L’expérience morale dont il s’agit dans l’analyse est aussi celle qui se résume dans l’impératif original que propose l’ascèse freudienne- ce Wo es war, Soll ich werden. » 714

Le désir est une espèce d’être par son insistance, une espèce particulièrement fuyante d’intermédiaire entre l’être et le devoir être car on se doit aussi à son désir.

L’inconscient, c’est ce quelque chose qui met toujours le sujet à une certaine distance de son être, et qui fait que précisément cet être ne le rejoint jamais et c’est pour cela qu’il est nécessaire, qu’il ne peut faire autrement que d’atteindre son être dans cette métonymie de l’être dans le sujet qu’est le désir. 715

La perte du désir voisine souvent avec la peur et une baisse de vitalité.

La question n’est pas de savoir si nous avons à tenir compte objectivement du désir dans sa forme la plus radicale, le désir de vivre, les instincts de vivre comme nous disons. La question est toute différente, elle est que ce que l’analyse nous montre comme mise en jeu dans le vécu du sujet, ce n’est pas seulement que le vécu humain soit soutenu par le désir, mais que le sujet humain en tient compte, qu’il compte avec ce désir comme tel, qu’il a peur que l’élan vital, ce cher élan vital, cette charmante incarnation, ce fameux élan avec lequel nous nous essayons de faire tenir debout cette nature à laquelle nous ne comprenons pas grand-chose, c’est que cet élan vital quand il s’agit de lui, le sujet humain le voit devant soi, il a peur qu’il lui manque.716

Car il y a encore plus dérangeant que le désir, c’est l’absence de désir.

Rien n’est plus intolérable que l’existence réduite à elle-même ; cette existence au-delà de tout ce qui peut la soutenir, cette existence soutenue justement dans l’abolition précisément du désir. 717

713 S VI, 17 décembre 1958714 S VII, p16.715 S VI, 12 novembre 1958.716 Ibid, 17 décembre 1958717 Ibid.

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20. Incidences éthiques de la psychanalyse

Dans sa Conférence de Bruxelles de 1960 sur l’éthique de la psychanalyse, Lacan reprend le thème développé dans son Séminaire contemporain des « incidences éthiques de la psychanalyse, de la morale qu’elle peut suggérer, de la morale qu’elle présuppose, de la morale qu’elle conditionne. »718

Lacan s’appuie sur ce qu’il identifie comme les trois niveaux de la morale: celui du souverain bien, celui de l’honnête et celui de l’utile. La pensée lacanienne est une pensée de la négation. Mais le négatif n’est pas l’interdit. Son mouvement ultérieur tend à substituer au terme d’interdit, imaginaire, celui d’impossible, plus orienté par le réel. En s’attaquant à l’idéal, Lacan n’entend pas le discréditer mais plutôt mettre un terme aux procès du monde réel qui visent à le déconsidérer. Il se demande s’il est possible de produire un être moral à partir d’autre chose que la peur. Il cherche à comprendre d’où vient la loi morale positive, qui est restée bien intacte.

« Son apport se réduit-il à l’élaboration d’une mythologie plus crédible, plus laïque que celle qui se pose comme révélée ? »719

20.1. Des sources souterraines nietzschéennes

Le Séminaire VII est sans doute le plus nietzschéen d’entre tous. L’influence de Nietzsche y est profonde, constante quoique souterraine. La critique de la philosophie de l’esprit hégélienne, opérée, d’une part, par Kierkegaard sur le terrain de la philosophie de l’existence et, d’autre part, par Nietzsche, vont influencer Lacan. Nietzsche a dénoncé la philosophie qui, depuis Parménide, est dans son principe essentiel une ontologie métaphysique. Il lui reproche de raisonner à partir d’idéaux, -au lieu de la réalité sensible- par lesquels elle s’efforce de fixer les prédicats. Cette critique de la métaphysique ouvre « l’ère du soupçon », selon l’expression de P.Ricoeur. Contre Kant, Nietzsche fait valoir que les structures de la représentation subjective ne sont pas immuables et que la faculté de connaître est un produit du devenir :

le sentiment humain s’est chargé d’infiniment de douleurs, d’empiètements, de duretés, d’aliénations, de refroidissements par le fait que l’on croyait voir des contrastes où il n’y a que des transitions.720

Dans Humain trop humain, Nietzsche veut substituer au dualisme métaphysique non point une dialectique mais « une chimie des représentations et des sentiments moraux,

718 Ecole belge de psychanalyse, Psychanalyse n°4, printemps 1986, p163.719 S VII, p14.720 F.Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches (1878), , trad. R. Rovini (1968), revue par B. de Launay, in Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, G. Colli et M. Montinari éd., vol. 3, Gallimard, Paris, 1988- II, §67.

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religieux, esthétiques, ainsi que de toutes les émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la civilisation et de la société ».721

Pour Nietzsche, Hegel n’a fait qu’entériner les préjugés fondamentaux de l’ensemble de la métaphysique : la dialectique comme méthode de dévoilement intégral de la réalité implique la croyance à la logicité absolue de l’être. La dialectique de Hegel prétend dévoiler l’être d’une manière inconditionnelle ; or, pour Nietzsche, l’être n’est jamais une présence transparente, il appartient à sa nature de se dissimuler derrière le voile de l’apparence. La vérité n’est pas l’erreur dépassée dialectiquement.

Chez Nietzsche, le concept de négatif recouvre deux réalités antagonistes: ce que la morale stigmatise comme étant le mal- il s’identifie à cette vitalité véhémente, sauvage, destructrice qui anime les maîtres et impose aux natures dionysiaques la terrible mission de briser les vieilles tables des valeurs ; c’est aussi la volonté de vengeance des décadents qui cherchent à calomnier la vie et à discréditer le monde réel à l’aide de fictions morales et de fables métaphysiques. Dans le premier cas, la négation est au service de la vie ; dans le second, elle pétrie le ressentiment, la mauvaise conscience- l’instigatrice du grand dégoût- et les passions tristes. L’être ne peut jamais perdre son caractère énigmatique et ambigu, l’expérience sera toujours une aventure, un risque. Nietzsche substitue à la compréhension hégélienne de l’être comme succession des figures de la conscience une théorie des perspectives où l’être est interprétation. La parole n’est plus au philosophe du logos mais à celui du « dangereux peut-être ». Nietzsche s’attaque à cette catégorie de l’idéal qui conduit à discréditer le monde réel par référence à un arrière monde sacralisé. L’idéalisme affirme que l’essence est l’Autre irréductible du phénomène, l’éternel ailleurs. La métaphysique assigne à l’esprit la tâche de briser le mirage des apparences pour gagner le royaume de l’être impérissable, égal à lui-même et véridique. On veut que cette vérité soit utile, qu’elle aide, console, rassure. L’idéal, c’est la fiction d’un monde qui répond à nos vœux. Pour Nietzsche, il n’y a pas d’être en soi, ce sont les relations qui constituent les êtres.

Il est étonnant que Lacan, si profondément marqué par la pensée de Nietzsche, la cite aussi peu. Il fait référence à la Généalogie de la morale dans la séance d’ouverture de son Séminaire II, où il indique que Nietzsche se situe dans la tradition ouverte par les moralistes qui considère le comportement humain comme leurré : « C'est dans ce creux, dans ce bol, que vient se verser la vérité freudienne. Vous êtes leurrés sans doute, mais la vérité est ailleurs. Et Freud nous dit où elle est »722. Il convoque l’année suivante l’expression du Zarathoustra « avant le levée du soleil » pour illustrer en quoi un signifiant peut précèder l’expérience. Il termine l’une des séances du Séminaire IV consacré à l’analyse de la phobie du petit Hans par la forumule nietzschéenne : « si vous allez chez les femmes, noubliez pas le fouet » en précisant toutefois que ce n’est pas là l’essentiel de son apport du jour. D’autres occurrences furtives apparaissent dans le Séminaire VI où Lacan s’interroge sur la connaissance de Nietzsche par Freud puis dans le Séminaire VIII consacré au transfert où Lacan rend hommage à Nietsche d’avoir, à travers la Naissance de la tragédie mieux su rendre compte de

721 cf Nietzsche, Vie et vérité, textes choisis, PUF, Paris, 1971.722 SII, p20.

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ce registre que n’avait pu le faire Platon à propos du rapport entre Socrate et la mort. Une nouvelle brève évocation surgit dans le Séminaire X puis XI –« Nietzsche le savait qu’un certain type de discours ne peut s’adresser qu’au plus lointain »723. Lacan toujours en référence à Nietzsche émet des doutes sur le mythe du « Dieu est mort » dans lequel il ne voit qu’un abri contre la menace de la castration. Dans les Problèmes cruciaux, Lacan voit dans Agathon une figure plus tragique que celle qu’évoque Nietzsche à propos d’Euripide. Bref, ce n’est qu’en passant –quoique régulièrement- que Lacan cite Nietzsche dont il ne parle pas dans son Séminaire VII pourtant si nietzschéen.

Sans doute hérite-t-il en effet de Freud une certaine ambivalence à l’endroit du philosophe. Freud cite bien Nietzsche dans ses tout premiers écrits, et continue de s’y référer même après le « tournant de 1920 » : dans Le Moi et le Ça (1923), et dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), il reconnaît le précédent nietzschéen quant à l’usage du terme grammatical Es (ça). Ce terme désignera les forces inconnues qui, dans notre être, nous gouvernent, nous animent et nous poussent. Mais il avoue en 1914 s’être « privé du grand plaisir de lire les ouvrages de Nietzsche, et ce délibérément, afin qu’aucune antériorité d’idées ne vînt gêner l’élaboration des intuitions que me donnait la psychanalyse »724. Or, dix ans plus tard, il reparle de Nietzsche en ces termes : « Nietzsche, un autre philosophe dont les intuitions et les hypothèses concordent souvent de la plus étonnante façon avec les résultats péniblement acquis par la psychanalyse, je l’ai longtemps évité pour cette raison même. La question de la priorité comptait moins pour moi que la préservation de mon impartialité »725. Du reste, dans une lettre adressé à Fliess le 1er février 1900, il ajoute, vers la fin : « Je viens d’acquérir Nietzsche, et j’espère pouvoir trouver en lui des mots pour beaucoup de choses qui en moi demeurent muettes. Mais je ne l’ai pas encore ouvert »726.

20.2. Se débarrasser des injonctions morbides

Lacan, suivant Freud soutient dans un premier temps que l’homme trouve les bases de sa formation morale dans sa famille, il est un classique sur ce point. La structure hiérarchique de la famille humaine

constitue un organe privilégié de cette contrainte de l’adulte sur l’enfant, contrainte à laquelle l’homme doit une étape originale et les bases archaïques de sa formation morale […] Elle transmet des structures de comportement et de représentation dont le jeu déborde les limites de la conscience [...] Elle établit ainsi entre les générations une continuité psychique dont la causalité est d’ordre mental […] Cette continuité ne se

723 SXI, 22 janvier 1964.724 S. Freud, On the History of the Psycho-Analytic Movement, Standard Edition, New York, Norton, 1966, p.14725 S. Freud, An Autobiographical Study, Standard, New York, Norton, 1963, p.67.726 S.Freud, Briefe an Wilhelm Fließ, 1887-1904, trad F.Kahn et F.Robert, PUF, Paris, 2006.

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manifeste pas moins par la transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent à l’inné. 727

Il s’appuie sur la doctrine freudienne du Surmoi, qui s’organisait autour de l’interdit, de la culpabilité, du devoir, faisant exister l’Autre, pour en marquer le trait paradoxal.

L’expérience morale ne se limite pas à cette lente reconnaissance de la fonction qui a été définie, autonomisée par Freud sous le terme de surmoi, et à l’exploration de ses paradoxes, à ce que j’ai appelé cette figure obscène et féroce sous laquelle l’instance morale se présente quand nous allons la chercher dans ses racines. 728

Savoir ce que je désire passe par une traversée des injonctions morbides que masquent parfois les figures du devoir moral le plus austère ou au contraire certaines attitudes les plus licencieuses.

Ce je en effet qui doit advenir là où c’était n’est pas autre chose que ce je qui s’interroge sur ce qu’il veut. Il n’est pas seulement interrogé, mais quand il avance dans son expérience, cette question, il se la pose, et il se la pose précisément à l’endroit des impératifs souvent étranges, paradoxaux, cruels, qui lui sont proposés par son expérience morbide.Va-t-il ou ne va-t-il pas se soumettre à ce devoir qu’il sent en lui-même comme étranger ? Doit-il ou ne doit-il pas se soumettre à l’impératif du surmoi, paradoxal et morbide, demi inconscient et qui au reste se révèle de plus en plus dans son instance ? Son vrai devoir n’est-il pas d’aller contre cet impératif ? 729

Dès la Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Lacan annonce la nécessité d’en passer de l’éthique de l’effroi à une éthique du désir tout en conservant l’idée que le sujet doit payer de sa personne pour la rançon de son désir. Il soutient que les conditions où Kant pouvait formuler les deux instances figurant l’hétéronomie de son être – « la route étoilée au-dessus de lui, et la loi morale au-dedans- ont changé : les espaces infinis ont pâli devant les petites lettres. »730

Dans Subversion du sujet et dialectique du désir en 1960, Lacan commence à avancer une théorie du désir qui n’est pas universalisable mais qui dépend de l’histoire du sujet combinés à des facteurs structuraux. Cette contingence tient à l’absence de détermination de l’objet même du désir qui ne saurait donc être poursuivi à aucun titre, pas plus de bien être que de bien moral.

L’apport du Séminaire VII, contemporain de Subversion du sujet, c’est de montrer que l’éthique du désir pèse plus lourd que les autres morales. Mais le désir ne saurait être considéré comme le fondement de la morale, il constitue un allègement vis-à-vis des impératifs qui habitent le sujet. Le poids de la culpabilité est parfois aussi lourd quand l’homme trahit son désir que lorsqu’il enfreint une loi morale.

727 J.Lacan, Les complexes familiaux, Autres Ecrits, p24-25.728 S VII, p15.729 Ibid, p16.730 J.Lacan Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Ecrits II, p161.

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L’enjeu n’est pas celui d’un renoncement pulsionnel car, comme l’avait repéré Freud dans Malaise dans la Civilisation, le renoncement n’allège pas mais accroît la sévérité et l’intolérance du surmoi. Freud rejoint Nietzsche qui dans la Généalogie de la morale a souligné que si la conscience morale apparaît à l’intérieur du moi, c’est par le retournement de l’agressivité éprouvée d’abord vis-à-vis de l’autorité sur le sujet lui-même. L’apparition du surmoi est donc une réalisation fantasmatique de maîtrise, détournement du renoncement en volonté de se punir.

Les tentations ne font que croître par suite d’un refus ou d’une satisfaction continu tandis qu’elles se relâchent temporairement en cas de satisfaction partielle.

Tant que tout se passe bien pour le sujet, sa conscience morale elle aussi est aussi clémente et passe au moi toutes sortes de choses ; quand un malheur l’a frappé, il fait retour sur lui-même, reconnaît son état de péché, accroît les revendications de sa conscience morale, s’impose des abstinences et se punit731.

Renoncer au plaisir n’empêche non seulement pas de le désirer mais renforce même cette aspiration. La société, loin d’être l’avènement de la raison dans l’histoire, se révèle incapable d’empêcher les pulsions naturelles. L’analyse de Freud pose le principe d’une crise de la culture où règne le conflit social qu’il s’agisse des relations entre voisins, membres d’une famille, Etats.

Une bonne part de la lutte de l’humanité se concentre sur une seule tâche : trouver un équilibre approprié, c’est-à-dire porteur de bonheur, entre ces revendications individuelles et les revendications culturelles des masses. L’un des problèmes qui engagent le destin de l’humanité est de savoir si cet équilibre peut être atteint par une configuration déterminée de la culture ou bien si le conflit exclut toute réconciliation.732

Lacan répond à la question posée par Freud : pour lui, le défaut d’harmonie dans les rapports sociaux est une loi de structure.

20.3. Le soutien du désir

Dès lors que la norme est moins extérieure qu’interne à un sujet divisé par son rapport à l’altérité, la principale question à poser en matière de morale est pour Lacan: ai-je agi conformément au désir qui m’habite ?

« L’homme persévère dans l’être comme désir. Et il ne saurait s’évader d’aucune façon de ce soutien du désir. »733

731 S.Freud, Das Unbehagen in der Kultur, op.cité, p70.732 Ibid, p38.733 S XIII, 27 avril 1966.

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Pour Freud, la genèse de la dimension morale s’enracine aussi dans le désir. C’est de l’énergie du désir que se dégage l’instance de ce qui se présentera au dernier terme de son élaboration comme censure. Quelque chose est fermé dans un cercle qui nous a été imposé.

La loi éthique se réduit chez Lacan à la bonne et juste manière de désirer. Le but du désir est en quelque sorte un nouveau « bien » qui prend ses distances avec le bien être et qui n’est pas souverain dans la mesure où le désir reste une confrontation avec l’impossible.

La morale traditionnelle s’installait dans ce que l’on devait faire dans la mesure du possible. Ce qu’il y a à démasquer, ce n’est rien d’autre que l’impossible, où nous reconnaissons la topologie de notre désir. Le franchissement nous est donné par Kant, quand il pose que l’impératif moral ne se préoccupe pas de ce qui se peut ou ne se peut pas. Le témoignage d’une obligation, en tant qu’elle nous impose la nécessité d’une raison pratique, est un Tu dois inconditionnel. Ce champ prend précisément sa portée du vide où le laisse, à l'appliquer en toute rigueur, la définition kantienne. 734

Lacan situe le désir à l’endroit de la loi morale chez Kant.

Or, cette place nous pouvons nous, analystes, reconnaître que c’est la place occupée par le désir. Le renversement que comporte notre expérience met en place au centre une mesure incommensurable, une mesure infinie qui s’appelle le désir.735

Lacan soutient que la Philosophie dans le boudoir, écrite huit ans après la Critique de la raison pratique, vient la compléter. Il distingue la recherche du bien au sens de bien être, qui achoppe sur l’expérience que le plaisir ne dure pas- tandis que la douleur a un cycle plus long- et le bien qui est l’objet de la loi morale et qui serait susceptible de permettre de sortir des impasses de la quête du bien être. Il note que la loi morale se fait d’abord entendre sur le mode d’un commandement intime au sujet, que ce commandement repose sur les forces de la répression sociale, un Autre qui imposerait sa loi aux sujets, ou qu’il vienne de l’intérieur, peu importe. Ce commandement revêt tous les traits de l’impératif catégorique kantien, c'est-à-dire qu’il se présente comme inconditionnel. Il est d’autant plus fort qu’il se convainc d’être le bien universel.

Lacan rapproche cet impératif de celui tout aussi inconditionnel de Sade selon lequel « j’ai le droit de jouir de ton corps ».

A l’horizon des deux projets se dessine non pas le plaisir maximal mais la douleur, celle du sujet aussi bien que celle d’autrui.  Kant admet en effet un corrélatif sentimental de la loi morale dans sa pureté, la douleur elle-même.

Kant est de l’avis de Sade. Car pour atteindre absolument das Ding, pour ouvrir toutes les vannes du désir, Sade nous montre à l’horizon la douleur, celle d’autrui aussi bien que la douleur propre du sujet, car ce ne sont là à l’occasion qu’une seule et même chose. L’extrême du plaisir, nous ne pouvons le supporter. 736

Marguerite Duras décrit cette expérience de la douleur :

734 S VII, p364.735 Ibid.736 Ibid, p97.

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« La douleur est telle, elle étouffe, elle n’a plus d’air. La douleur a besoin de place. Il y a beaucoup trop de monde dans les rues, je voudrais avancer dans une grande plaine, seule. »737

737 M.Duras, La douleur, Gallimard, 1985, p16.

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Chapitre 8. D’un Autre à l’autre, permutations

Avec L’Angoisse, les rapports entre les termes lacaniens de l’altérité et du sujet ont bougé. Ce Séminaire procède à un ravalement du désir. Il ne s’agit plus de réaliser son désir, la fin du désir est toujours une fausse fin, une méprise sur l’objet qui compte. Le désir est une méprise. Cela accompagne Lacan le reste de son enseignement. Dans ce Séminaire, le champ de l’Autre demeure certes toujours le lieu du signifiant mais aussi le lieu des apparitions, par opposition aux objets qui ne peuvent apparaître.

Le Séminaire D’un Autre à l’autre amène une nouvelle inflexion dans les rapports entre les termes de l’altérité chez Lacan. L’Autre y est passé plutôt du côté de l’inconsistant, qui n’assure son acte que par surprise ; l’ordre symbolique de l’Autre ne tient plus, le nom-du-père se pluralise, en faisant un Autre multiple. L’autre n’est plus mirage, reflet ou ombre mais reprend de la consistance en étant support de l’objet a, consistance logique qui tend à l’unique. Le petit autre devient un trou dans un Autre inconsistant et l’objet a vient à la place de la barre dans l’Autre, pouvant constituer la structure topologique même de l’Autre et l’essentiel du sujet. Ce séminaire annonce le dernier enseignement de Lacan, par lequel il reprend les propositions de l’Ethique de la psychanalyse, en remplaçant la chose (das Ding) par la jouissance et celles du Séminaire sur L’angoisse en opérant une logification de l’objet a.

Ce Séminaire tranche aussi avec les textes canoniques du premier enseignement de Lacan, tels que « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » où l’incomplétude de l’Autre renvoyait à un manque de signifiant, pressant Lacan vers des références linguistiques.

La dernière période de l’enseignement de Lacan est orientée plus nettement par le réel, défini comme ce qui échappe au symbolique, restant en cela inassimilable. La rupture entre le symbolique et le réel conduit Lacan à valoriser l’imaginaire en troisième terme pour nouer les deux premiers. C’est l’esprit du nœud borroméen. Cet esprit affecte les inventions que Lacan avait cru les plus solides et les plus personnelles comme l’objet a, l’Autre, le désir. La parole de Lacan, en cherchant toujours davantage à cerner le réel, devient peu à peu impossible.

Pourtant, si la voix s’affaiblit, Lacan dit encore des choses : sur l’amour, sur la beauté, sur l’éthique. Il a fait faire beaucoup de chemin à son lecteur, il lui en laisse peut-être plus à faire tout seul maintenant.

21. Lacan rebat les cartes

Lacan a longtemps pensé pouvoir rendre compte de la libido freudienne en terme de désir, transposant les déplacements de la libido sur la métonymie du désir. Mais il a rencontré l’objection de la fixité de la libido qui l’a conduit à élaborer le concept de jouissance, réparti à

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la fois dans l’objet a du fantasme, dans la pulsion et constituant un excès par rapport à une situation d’équilibre assurée par le plaisir.

« De tout temps les plus sages ont porté le même jugement sur la vie : elle ne vaut rien. Il doit cependant y avoir quelque chose de malade dans tout ça »738.

Ce qu’il s’agit d’appréhender est désormais en deçà du désir, c’est l’objet qui peut le susciter. Pour introduire ce nouveau statut de l’objet, Lacan prend appui sur la fonction du fétiche: ce n’est pas le fétiche qui est désiré pour lui-même mais il doit être là pour qu’il y ait désir et le désir, lui, va s’accrocher là où il peut. L’objet qui compte est celui qui est condition du désir, distincte de l’intention.

21.1. Echec de a

Le désir dépend donc d’un objet distinct de celui qu’il vise. Cela signifie qu’il y a méconnaissance interne au désir. « Je t’aime même si tu ne le veux pas » est la transposition de la dialectique du maître et de l’esclave dans l’amour. « Je te désire même si tu ne le sais pas » exprime l’ignorance du désir. Nous assistons donc à un dédoublement de l’objet a entre le vrai, celui qui est toujours inconnu et le faux, l’agalma. Cet objet est en position d’extériorité par rapport au champ de l’Autre. La place authentique de a est du côté du sujet, invisible à lui et ce n’est que par leurres et fallace qu’il paraît dans l’Autre.

Dans ce Séminaire, la relégation du désir va de pair avec celle du signifiant. Alors que le rapport au réel de l’angoisse est certitude, le signifiant est possibilité de tromperie.

Lacan remarque que l’objet a est porté au zénith social. C’est manifeste dans la frénésie pour les objets de consommation, même si l’emballement ne dure pas et s’estompe à peine apparu pour aller se porter ailleurs.

Dans le Séminaire Encore, Lacan récuse finalement sa construction de l’objet a : « tout cela n’est que du semblant ». La recherche du véritable a est renvoyée à la question des rapports entre le semblant et le réel. Lacan en vient à envisager le désir d’un bien qui n’est pas causé par un objet a à travers les rapports entre Kierkegaard et Régine. Le statut de l’objet a perd un peu plus de sa consistance dans la Séminaire Encore où il est livré au fantasme et à l’imaginaire. A la fin de l’enseignement de Lacan, l’objet a apparaîtra comme une métaphore du réel.

21.2. Retour de l’Autre

A l’aide de sa distinction entre le moi et le sujet, Lacan constate que la promotion du moi dans notre civilisation aboutit à réaliser toujours plus avant l’homme comme individu

738 F.Nietzsche, Götzen Dämmerung oder wie man mit dem Hammer philosophiert ,trad. E. Blondel, P.Wotling, Flammarion, Paris, 2001.

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« c’est-à-dire dans un isolement de l’âme toujours plus parent de sa déréliction originelle »739. Face à ce constat, il rappelle dans la leçon inaugurale de son Séminaire de 1968-69 D’un Autre à l’autre, la fonction qu’il a assignée au grand Autre :

qu’est-ce que l’Autre ? C’est ce champ de la vérité que j’ai défini pour être le lieu où le discours du sujet prendrait consistance, et où il se pose pour être ou non réfuté. […] Il n’y a pas au champ de l’Autre possibilité d’entière consistance du discours.740

Qu’il n’y a ait pas possibilité d’entière consistance du discours ne signifie donc pas qu’il n’y ait aucune consistance d’aucun discours. C’est au contraire un appel pour celui qui cherche à s’inscrire dans un discours à déployer des efforts pour le faire consister. Dans cette même séance du Séminaire, Lacan conteste ainsi que ses remaniements conceptuels entrepris à partir de la fin des années 1960 induisent pour lui une dévalorisation du sens et du discours :

on ne voit pas ce en quoi le fait que l’on puisse énoncer, que l’on ait énoncé, qu’il n’y a point de clôture du discours, ait pour conséquence que le discours est impossible, ni même seulement dévalorisé. Bien loin de là.741

L’un de ces remaniements conceptuels a consisté à décrocher l’inconscient du principe de représentation de l’Un par l’Autre. Il ne s’agit donc pas pour Lacan de faire porter à l’Autre les fonctions qu’occupaient l’Un dans la métaphysique occidentale. La pensée lacanienne n’est pas davantage la substitution d’une ontologie de l’Autre à une ontologie de l’être. L’Autre perd tout caractère transcendant. La notion de jouissance a conduit Lacan à reconsidérer l’Autre jusqu’à le faire valoir comme un colosse aux pieds d’argile. Le désir en appelle au soutien de l’Autre mais l’Autre comme semblant doit être séparé de la jouissance du corps vivant. Dans le registre du savoir-faire, le semblant a pour fonction de faire tenir le réel.

Dans le Séminaire XX de 1972-1973, Encore, consacré aux rapports entre l’amour et le signifiant, Lacan réaffirme avec vigueur la nécessité de maintenir l’instance de l’Autre. Partant du constat que cet Autre est de plus en plus mis en question, malgré le retour du religieux, il fait de nouveau appel à l’Autre : « L’Autre doit être de nouveau martelé, refrappé, pour qu’il prenne son plein sens, sa résonance complète »742.

Il s’agit non plus comme au temps de Freud de faire entrevoir l’inexistence de l’Autre mais au contraire de le faire consister davantage, de le soutenir pour que puisse s’y accrocher le réel de l’inconscient qui se manifeste comme inexplicable. Il y a en effet des douleurs corporelles qui ne s’expliquent pas bien, des pensées qui font souffrir, des pulsions qui nous dépassent.

739 L’agressivité en psychanalyse, Ecrits, p121.740 S XVI, p24.741 Ibid, p14-15.742 S XX, p52.

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Dans ce même Séminaire, Lacan reconnaît que son Autre, c’est Dieu : « Dieu est proprement le lieu où se produit le dire. »743

Mais il y a une autre face de Dieu qui n’est pas le support d’un dire et que Lacan tente d’approcher à travers la mystique. Cette expérience est celle de l’infini rendu sensible, moment où le temps peut se concentrer dans les limites d’un seul instant, où le temps parvient à sortir de lui-même. Lacan repère cette dimension extatique dans la jouissance mystique, qui lui sert d’appui pour aborder ce qu’il en est de la jouissance féminine :

« Pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? »744

Il précise un peu le champ de l’Autre : « l’Autre dans mon langage ne peut être que l’Autre sexe. »745 Pour Lacan, l’Autre sexe, c’est toujours le sexe féminin. Lors de chacune de ses périodes de doute sur l’efficacité de la psychanalyse, Lacan réinterroge la fonction de l’Autre :

Cette notion de l’Autre, je l’ai marquée dans un certain graphe d’une barre qui le rompt. Est-ce que ça veut dire que rompu, ça soit nié ? L’analyse énonce que l’Autre ne soit rien que cette duplicité. Il y a de l’Un mais il n’y a rien d’autre. L’Un dialogue tout seul, c’est lui qui sait.746

Mais il revient toujours à ses fondamentaux :

« La psychanalyse, ce n’est pas un autisme à deux. Il y a quand même quelque chose qui permet de forcer cet autisme, c’est que justement la langue est une affaire commune »747.

22. La rencontre

Lacan a posé les jalons d’une théorie du psychisme où l’affect n’est pas la réalité dernière. Ce qui est vécu par un sujet qui croit éprouver un affect pour un autre ou croit partager son séjour avec l’autre est en fait un jeu qui met en scène l’Autre de façon beaucoup plus énigmatique et inaperçue qu’il s’imagine748.

743 Ibid, p59.744 Ibid, p98.745 Ibid, p52.746 S XXIV, 17 mai 1977.747 Ibid, 18 avril 1977.748 Il y a une inertie de l’imaginaire que nous voyons intervenir dans le discours du sujet, qui le brouille, le discours, qui fait que je ne m’aperçois pas que, quand je veux du bien à quelqu’un, je lui veux du mal, que quand je l’aime, c’est moi-même que j’aime, ou quand je crois aimer, c’est à ce moment précis que j’en aime un autre. Cette confusion imaginaire, c’est précisément l’exercice dialectique de l’analyse que de la dissiper, et de restituer au discours son sens de discours. SII, p419.

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Lacan a eu le sentiment que la théorie des jeux allait pouvoir rendre compte du jeu affectif. Mais il n’y a pas de transcendance qui me permette de sentir à la place de l’autre et de deviner ce qu’il ressent. Il n’est pas davantage possible de traverser ou d’ignorer la distance qui me sépare d’autrui. Les calculs ne permettent au mieux que de me mettre fictivement à la place d’autrui.

Quand il se penche sur la question de la rencontre dans le Séminaire XI sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan porte attention à la rencontre de hasard désignée par le terme grec de tuché. Lacan emprunte cette notion à Aristote qui en Physique II, tandis qu’il réfléchit sur la cause, en vient à distinguer Tuché et Automaton comme deux modalités d’une causalité accidentelle. La tuché est un événement qui paraît se produire par hasard mais qui répond en réalité à une nécessité que l’on ne sait pas voir ou que l’on ne veut pas voir. L’altérité n’est jamais là où on l’attend. Cette rencontre n’est possible que par son leurre même.

22.1. L’amitié

Les philosophies antiques n’opèrent pas une distinction toujours très nette derrière la notion de philia entre amour et amitié. Platon dans le Lysis, soutient que la proximité des amis n’est compréhensible que par la proximité de chacun à un troisième terme, le Bien, qui dans sa transcendance est ce qui convient à tous. C’est le premier objet d’amour en vue duquel nous disons que tous les autres sont aimés. Chez Aristote en revanche, la proximité d’autrui n’est plus référée, à un troisième terme, le bien transcendant, mais à une norme immanente. Le bien qui me convient n’est plus situé au-delà de l’ami, il est l’ami vertueux lui-même, non la valeur que ce dernier représente. L’ami n’est plus seulement ce qui m’est proche en tant qu’intermédiaire vers le bien mais un autre moi-même et l’amitié que j’éprouve envers lui est étroitement liée à celle que j’éprouve pour moi-même au sens d’un accord entre les parties qui me composent. L’amitié avec moi-même est permise par le travail d’unification que réalise la vertu, opérateur de pacification des rivalités que tend à constituer le désir.

Il semble en effet dans un premier abord que dans ses liens même à la vertu le désir lacanien joue le même rôle que la vertu aristotélicienne : il y a une même invitation à faire ce qu’on estime le plus favorable et à participer à ses propres joies et peines. Toutefois, la vision aristotélicienne de la vertu est bien davantage pacifiée que celle du désir lacanien, qui ne repose pas sur la conscience de sa propre bonté et qui ne parvient jamais définitivement à surmonter la division de son âme.

L’ami demeure celui qui me libère de la présence importune qui est toujours à mes côtés, même dans la solitude, et adoucit le dialogue intérieur ou extérieur trop véhément ou l’empêche de sombrer dans l’abîme. En outre, plus d’un qui n’a pu se libérer de ses propres chaînes a pu libérer celles d’un ami et par là contribuer à détendre les siennes.

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« C’est au courage à supporter la relation intolérable à l’être suprême que les amis se choisissent. L’hors sexe de cette éthique est manifeste. »749

22.2. L’amour

Si « la libido est ce qui lie le comportement des êtres entre eux »750, les rapports homme-femme chez Lacan corroborent la thèse du défaut d’harmonie entre les sexes.

« L’idée d’un objet harmonique achevant de par sa nature la relation sujet-objet est parfaitement contredite par l’expérience commune des rapports de l’homme et de la femme. »751

Chez Freud comme chez Lacan, l’économie du désir tourne autour du rapport au phallus. En reprenant à son compte la dissymétrie freudienne selon laquelle le phallus est l’unique repère pour les deux sexes dans l’inconscient, Lacan bute sur les mêmes impasses. Il ne peut que reconnaître que ce repère ne suffit pas à définir la sexuation parce qu’il est unique. Et il ne peut que constater dans son Séminaire Encore que la jouissance féminine n’est « pas toute phallique », ce qu’a défendu notamment l’école anglaise autour de M.Klein, K.Horney, J.Muller – qui soutenaient que la féminité est inscrite dans le développement pulsionnel lui-même. Il faut se souvenir que, dans l’inconscient, les termes d’une contradiction, loin de s’exclure, coexistent et se recouvrent et la représentation inconsciente ne réfléchit ni ne signifie le sujet et ses objets. Les obstacles opposés au développement libidinal apparaissent comme le résultat des avatars du désir de l’Autre.

Freud écrit que le sujet fait le deuil de l’objet perdu. Mais selon Pascal, ce n’est pas seulement l’objet qui fait défaut à un amour infini qui aurait persisté dans l’âme, le malheur naissant de la persistance d’un amour qui aurait perdu son objet : au contraire, l’amour et l’objet ont disparu ensemble, en laissant un vide, un gouffre infini. L’âme est vide de son propre amour et il ne lui reste pas un amour sans objet mais un vide sans amour. Cette idée permet de rendre compte de la dialectique du désir où l’âme ne cherche pas tant un objet ou des objets que la possibilité de s’éprendre infiniment d’un objet. Pascal au contraire pose le gouffre infini en l’âme comme la trace laissée initialement par l’éloignement de l’objet infini et de son amour. La tentative de remplir par l’amour des choses finies le vide infini est vaine. C’est la marque et la trace de tout vide que l’homme « essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables. »752

Avec sa formule célèbre « il n’y a pas de rapport sexuel », Lacan traduit sur un plan logique la conception kierkegaardienne de l’amour, fondée sur la rupture de l’auteur avec

749 S XX, p107.750 S IV, p45.751 Ibid, p25.752 Pascal, Pensées, op cité, fr 148.

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Régine Olsen en 1841, présentée comme le résultat d’une « incompatibilité de principe entre l’amour humain physique, charnel et l’amour spirituel, porte ouverte vers l’amour divin. »753

La position de Kierkegaard face au mariage est encore exprimée dans ce passage de Ou bien- Ou bien, traduit par P.-H. Tisseau :

Marie-toi, tu le regretteras ; ne te marie pas, tu le regretteras également ; marie-toi ou ne te marie pas, tu regretteras l’un et l’autre ; que tu te maries ou que tu n’en fasses rien, tu le regretteras dans les deux cas.754

Entre les signifiants de deux êtres, qui sont deux positions symboliques et logiques différentes - deux termes selon la logique signifiante ne pouvant occuper la même place- le langage de l’Autre s’immisce toujours.

Le dialogue ne prend à notre connaissance un caractère de drame qu’à partir du moment, dans l’équilibre vie et mort, où la jouissance intervient. Le point vif, c’est ce rapport dérangé à son propre corps qui s’appelle jouissance et cela a pour point de départ un rapport privilégié à la jouissance sexuelle. C’est en quoi la valeur du partenaire autre est inapprochable au langage […] 755

Duras formule dans La Vie matérielle ce que Lacan exprime fortement dans son Séminaire Encore à propose des relations homme-femme notamment :

« L’homme et la femme sont irréconciliables et c’est cette tentative impossible et à chaque amour renouvelée qui en fait la grandeur. »756

L’objet n’est pas aimé pour ce qu’il est ou ce qu’il a mais pour ce dont il manque : « Ce qui aimé dans l’objet, c’est ce dont il manque - on ne donne que ce qu’on n’a pas. »757

Mais l’acte sexuel est improprement nommé : il n’est pas un acte en ce sens qu’il ne fonde rien entre deux êtres, il ne marque aucun franchissement symbolique. Lacan reconnaît que la psychanalyse n’a pas grand-chose à apporter sur la sexualité et peut décevoir sur ce point des attentes infondées :

Sur la sexualité, en fait, elle opère très peu. […] L’analyse n’a pas tenu, sur le champ de la sexualité, ce qu’on eût pu, à se tromper, attendre d’elle de promesses, elle ne l’a pas tenu parce qu’elle n’a pas à les tenir. Ce n’est pas son terrain.758

C’est sur le désir et sur le fantasme qu’elle se penche:

Si vous pensez au désir sous la forme où vous avez affaire à lui tout le temps dans l’expérience analytique, c’est à savoir celle où il vous donne du fil à retordre par ses

753 R.Boyer, Préface in S.Kierkegaard, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1993, p 688.754 S.Kierkegaard, Ou bien…Ou bien, traduction P.-Tisseau, R.Laffont, « Bouquins », Paris, 1993, p45.755 S XIX, 12 janvier 1972.756 Duras, La vie matérielle, op. cité, p45.757 S IV, p151.758 S XI, p296.

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excès, par ses déviations, par après tout disons le plus souvent par ses défaillances, je veux dire le désir sexuel, vous vous apercevrez que c’est très difficile à saisir ce fameux désir. 759

Elle ouvre l’accès au registre du fantasme, qui ne poursuit aucun but.760Elle permet néanmoins de se déprendre des faux signes de l’amour et constate :

il y a tout de même une solution, la solution fondamentale, celle que tous les êtres humains cherchent depuis le début de leur vie jusqu’à la fin de leur existence. Puisque tout dépend de l’Autre, la solution, c’est d’avoir un Autre tout à soi. C’est ce qu’on appelle l’amour. Dans la dialectique du désir, il s’agit d’avoir un Autre tout à soi.761

22.3. L’angoisse

Nous avions laissé ouverte l’hypothèse selon laquelle la rencontre du désir de l’Autre, qui échappe à la connaissance, se révèlerait à travers les émotions qu’elle produit. C’est que Lacan n’élabore pas de théorie des émotions. Il s’aide peu des affects pour s’orienter, à part dans son Séminaire X consacré à L’angoisse. L’angoisse, cet affect des affects, est le seul détecteur de l’Autre dont elle est le sentiment.

L’émotion est un affect que Lacan approche dans son Séminaire consacré à L’angoisse, à la suite des travaux de Freud sur Inhibition, symptôme, angoisse. Dans ce Séminaire, l’affect est abordé non dans sa manifestation phénoménale mais selon une visée structurale. Lacan introduit sa matrice des affects pour la première fois, le 14 novembre 1962, la complète le 19 décembre puis la modifie profondément dans les dernières séances des 28 juin et 3 juillet 1963. Cette matrice s’oriente selon deux axes, celui du mouvement et celui de la difficulté. Les termes utilisés sont : inhibition, empêchement, embarras, émotion, émoi et angoisse. L’affect s’entend comme le témoin du discord issu du fait que l’homme habite le langage : c’est du langage que nous sommes affectés.

Dans le début du séminaire, Lacan déplie chaque terme, tirant souvent partie de l’étymologie ou de la confrontation des langues. Fidèle à Freud, Lacan définit l’inhibition comme « arrêt du mouvement » et limitation d’une fonction au niveau du moi. L’inhibition renvoie donc à l’angoisse devant le sexuel. Elle est l’introduction « d’un autre désir que celui que la fonction satisfait naturellement. »762

L’empêchement est rattaché par Lacan au terme du latin impedicare qui signifiait « mettre quelqu’un dans l’impossibilité d’agir », « prendre au piège ». Lacan souligne que l’empêchement est un symptôme, mais aussi un affect, l’affect d’un sujet, qui, dans la voie du

759 S VI, 19 novembre 1958760 « C’est quelque chose [le désir] qui en réalité mobilise, oriente dans la personnalité bien autre chose que ce vers quoi par convention paraît s’ordonner son but précis. Dire à quelqu’un je vous désire, c’est dire je vous implique dans mon fantasme fondamental » Ibid761 S V, p133.762 SX, p366.

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jouir, se piège dans l’investissement narcissique du phallus, ne pouvant soutenir le phallus comme manque, l’angoisse phallique symbolisant la castration. Dans le même champ sémantique, on trouve l’expression « empêché de sa personne » qui définit le maladroit. Ainsi, la maladresse s’avère-t-elle empêchement, difficulté à adresser « le coup au but», en tant que l’espace est du réel. Le maladroit bute sur les choses, les objets du monde, semble pris dans ce qui serait une certaine continuité de l’espace et des corps. Collé aux choses, il ne peut faire avec le vide, « l’espace entre les choses ».

L’embarras désigne à l’origine, « les obstacles qui entravent la circulation et s’opposent à l’action » puis « ce qui cause de la gêne ». Lacan suggère que c’est un « en trop » qui encombre une fonction, proche en cela de l’angoisse qui est défaut du manque. L’embarras apparaît donc comme une forme atténuée de l’angoisse et le summum de la difficulté sur cet axe. A son apogée, il pourrait susciter le passage à l’acte. Lacan noue l’embarras à la division du sujet. L’embarras caractérise le sujet qui fait des manières, manque de naturel, paraît mettre des obstacles afin de se défendre de la proximité de Das Ding, en rajouter du côté du factice par défaut de semblant. Le sujet embarrassé peut être lesté ou non par l’objet a.

L’émotion ne désigne pas la catégorie générale de l’affect mais prend place dans la série : pas d’esquisse d’une théorie générale des émotions chez Lacan. L’émotion est définie comme une perturbation du mouvement, mouvement qui se désagrège ou se désordonne : c’est la débandade ou l’émeute. L’émoi est trouble aussi mais chute de puissance, « pouvoir qui fait défaut »763, écrasant et décourageant. Lacan insiste sur la racine germanique mögen et retient essentiellement le sens en vigueur jusqu’à l’époque classique, plutôt que la signification adoucie et littéraire du trouble amoureux ou esthétique qui prévaut depuis. C’est le trouble qui met hors de soi et le plus profond dans la dimension du mouvement. Ce peut être une vacillation du fantasme ou ce « moment où le champ de l’Autre, si l’on peut dire, se fend et s’ouvre sur son fond.»764

L’angoisse est appréhendée à partir de l’analyse qu’en donne Freud. Freud situe l’angoisse dans une théorie de la communication. La première des conditions déterminant l’angoisse selon Freud est l’exigence pulsionnelle devant laquelle le moi est en état de détresse. C’est pour Freud une perturbation économique, un trop plein de libido inutilisée qui est le noyau du danger auquel répond l’angoisse. L’angoisse est un signal. L’angoisse apparaît dans le sujet quand celui-ci ne sait pas de quel désir il est l’objet pour l’Autre. Nous sommes le petit a de l’Autre, ce qui est perte du côté de notre être. A nous inscrire dans le désir de l’Autre, nous devenons objet ; a devient ainsi « le suppléant du sujet - et suppléant en position de précédent»765, c’est pourquoi le masochisme primordial est structural. Dernier rempart de la communication, l’angoisse serait entre le sujet et l’Autre « ce qui est à proprement parler commun »766. C’est l’angoisse qui, comme lien à l’Autre, cette autorité absolue, effectuerait d’un homme à un autre, ou d’un homme à une femme, la commensurabilité nécessaire à leur 763 Ibid, p93.764 Ibid, p361.765 Ibid, p363.766 Ibid, p127.

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communication. La prise véritable sur le réel passe donc soit par la prise symbolique soit par l’angoisse.

L’angoisse se produit encore quand quelque chose apparaît dans le champ de la perception qui évoque l’objet invisible, intouchable, imperceptible. Elle surgit aussi quand l’homme se rend compte qu’il n’est pas maître de son corps, que celui-ci lui échappe et répond à un ordre venu d’ailleurs. Elle se manifeste ainsi quand le corps est soudain ou peu à peu appréhendé comme étranger, autre, voire menacé dans son intégrité. Cette expérience de l’angoisse témoigne des rapports du corps au langage : à la fois il peut en pâtir parce qu’il est trop dépendant de la parole de l’Autre mais si pour une raison ou pour une autre, ce lien vient à se défaire, ce peut être l’accident.

La pudeur, quant à elle, est analysée comme la « forme royale de ce qui se monnaie dans les symptômes en honte et en dégoût ». 767

23. L’éthique comme philosophie première ?

En posant que le statut de l’inconscient est éthique et non ontique, Lacan rejoint Levinas dans sa primauté accordée à l’éthique. Mais l’éthique lacanienne ne rejoint pas celle de Levinas en ce que son Autre n’a pas la transcendance que lui accorde le philosophe. En ce sens, elle n’est pas une éthique de la reconnaissance entre deux sujets puisque le sujet de l’inconscient est voué lui-même à l’effacement et que l’autre est d’abord pour lui un objetdont il ne prend garde que dans la mesure du déclenchement de son désir.

L’éthique n’est dès lors pas pour Lacan une valeur qui peut être recherchée pour elle-même, elle vient au mieux fleurir sur le chemin du désir. Et pour que cette floraison ait des chances de se produire, il faut qu’elle rencontre en chemin une autre valeur, tout aussi difficile à calculer, la beauté.

23.1. L’éthique du désir n’est pas une éthique de l’Autre

La conclusion de Totalité et Infini est que  la philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie : une réduction de l’Autre au même.768 Cette analyse retentit encore dans Autrement qu’être où Levinas affirme que « toute recherche et toute philosophie remonte à l’ontologie, à l’intellection de l’être de l’étant, à l’intellection de l’essence. »769 Selon Levinas, un tel refus de l’altérité vise à préserver l’homogénéité de l’être contre toute intrusion ou contamination étrangères, à prémunir la continuité pure de la conscience contre le surgissement de failles qui rendraient une partie de son terrain inaccessible ou

767 S VI, 3 juin 1959.768 E.Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Martinus, Nijhoff, 1971, p33.769 E.Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijoff, 1978, p44.

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incompréhensible.770 Pour cela, il a fallu faire comme si la figure de l’Autre n’existait pas et que régnait la domination incontestée du même, ce qu’illustrerait de façon exemplaire le retour au sens de l’être effectué par Heidegger. Levinas ne voit comme exception à cette tradition que l’idée d’infini présentée dans la troisième Méditation de Descartes et le Bien au-delà de l’essence dans le livre VI de la République de Platon.

De même, quand des penseurs se sont penchés sur les forces qui régissent les individus à leur insu, c’est souvent pour en souligner la totalité, l’histoire, ce qui estompe la singularité des événements et ensevelit toute exception, méconnaît les possibilités d’arrachement à ces forces. Comme le souligne G.Rockhill, c’est le concept même d’histoire qui « fonctionne comme une écrasante homogénéité qui efface la spécificité de chaque instant. »771 Mais l’auteur renvoie Levinas à une interprétation par trop globalisante de l’opposition entre le même et l’Autre.

Lacan n’opère pas, à la différence de Levinas, un renversement dans l’ordre de la primauté entre le même et l’Autre ; c’est la frontière que Lacan contribue à effacer. En outre Derrida rappelle à juste titre dans sa préface à Marges (de la philosophie)772 que la pensée de l’altérité a toujours été présente dans l’histoire de la philosophie. Il est vrai que l’attention a davantage été portée soit au semblable soit à un Autre absolu davantage garant du discours et de la représentation qu’instance qui les ruinerait. Pour éviter de tomber dans cet écueil qui consiste à réduire au même la pensée de l’Autre, Levinas a tenté comme Lacan de préserver l’Autre de toute représentation, thématisation, intentionnalité. Si Lacan continue d’accorder une place à l’intentionnalité, c’est à celle qui vient de l’Autre. Mais Levinas est au fond confronté au même problème que Lacan dans l’abord de l’Autre bien qu’il ne le traite pas de la même façon: selon Levinas, pour que l’Autre n’en perde jamais son altérité, son mode d’existence doit être celui d’une séparation étanche qui ne soit pas fondée sur une seule logique d’opposition ni sur une logique dialectique de la limite. Ni opposition logique, ni rapprochement dialectique, le rapport entre le Même et l’Autre est marqué par une séparation qui a pour contrepartie nécessaire le rapport avec autrui et la parole adressée à lui.

Mais en faisant de l’Autre la condition de possibilité de toute distinction et de toute pensée, ce qui se manifeste avant toute origine, Levinas fait exister l’Autre là où Lacan ne fait que le supposer ou parier sur son existence. L’éthique de l’altérité lévinassienne ne paraît pas pouvoir tenir sans la garantie du Tout-Autre faute de quoi ce ne serait selon l’expression d’A. Badiou que de la « bouillie pour les chats »773. Or, ce qui empêche nous semble-t-il l’Autre lacanien de se transformer en pareille bouillie, sans recours pour cela au Tout Autre, c’est son inscription dans le seul champ de la cure analytique et du transfert où l’Autre n’est que supposé. D’une conception d’abord transcendante, Lacan passe à une conception immanente, où l’extériorité de l’Autre ne se soutient que d’avoir un pied dans le sujet lui-même. Son statut est donc moins métaphysique que logique.

770 G.Rockhill, L’écriture de l’histoire philosophique : l’éternel retour du même et de l’Autre chez Levinas, Philosophie n°87, Minuit, automne 2005.771 Ibid, p61.772 J.Derrida, Marges (de la philosophie), Minuit, 1972, pV.773 A.Badiou, L’éthique: Essai sur la conscience du Mal, Hatier, 1993, p24.

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Levinas a fait un usage de plus en plus marqué de motifs d’allure psychanalytique : il parle d’obsession, de séparation et de retrait de l’autre, de l’éloignement du féminin mais dans un style hyperbolique, soucieux de l’essence même de la chose, au point d’identifier psychisme et psychose. Toute maladie n’est pas bonne à soigner.Mais l’Autre chez Levinas est différent du grand Autre lacanien. Levinas relève à juste titre la difficulté qu’il y a à situer autrui dans la triplicité lacanienne Autre, autre, objet a. Il a cherché lui aussi une place pour un rapport non imaginaire à autrui. Levinas reconnaît dans la relation à l’autre un rapport de similitude par rapport à ce qui se passe dans le transfert où une subjectivité se dépose à la manière d’un roi qui renonce à un royaume. Dans La psychanalyse et son enseignement, Lacan décrit ainsi la position de l’Autre au sein du même : « un sujet dans le sujet, transcendant au sujet, pose au philosophe depuis la science des rêves sa question ». Le moi tissu sur le dos d’un tigre n’est pas maître dans sa propre maison. Si j’accepte l’étranger en moi-même, nous serons tous étrangers donc il n’y aura plus d’étranger.

Levinas reconnaît la présence de l’Autre dans le même au sens où l’Autre n’annihile pas le même mais va le transformer. Il approfondit lui aussi la question de la faute  : l’Autre répond en moi, l’appel de l’Autre m’accuse de quelque chose que je ne peux pas ne pas faire, d’être. Est-ce injuste de m’accuser ? non car quelque chose en moi répond par une honte à cette accusation. L’accusation est juste, me touche. Chez Levinas comme chez Lacan l’Autre me débarrasse du lien ontologique qui identifie l’autre au même. Mais, pour Levinas, quand l’Autre me touche, il laisse un soi éthique, condition nécessaire mais insuffisante pour Lacan. En outre, entre l’Autre qui m’appelle et cet Autre en moi-même il y a pour Levinas une sorte d’harmonie qui n’existe pas chez Lacan.

Surtout, les deux auteurs n’en tirent pas les mêmes conclusions. Certes il faut être capable dans les deux pensées de vivre avec cette non réponse fondamentale, il y a un dire qui tourne toujours autour d’un non dit singulier pour chacun, ce que Lacan nomme la castration symbolique. Pour les deux penseurs, je ne suis pas seulement voué et noué à moi-même mais aussi à autrui. Mais l’Autre barré chez Lacan est un vide, un lieu inconsistant, ni ceci ni cela ; si on dit ce que c’est alors on ne parle plus de l’Autre. Pour Levinas, cette place doit en fin de compte revenir quand même à autrui et commande une réponse. Pour Lacan le dit relève de l’être mais ce qui en choit n’est pas un dire au-delà de l’être mais un impossible à dire en deçà de lui.

Il reste que Lacan ne cite jamais Levinas, qui incarne probablement pour lui la phénoménologie universitaire dans toute son horreur. Il a certainement plus de respect pour son judaïsme mais l’a-t-il seulement lu ?

23.2. Lacan et le problème de la reconnaissance

Lacan aborde la question de la reconnaissance de l’autre dès son Séminaire III sur Les psychoses : « que faut-il donc pour que l’autre soit reconnu comme tel ?  qu’est-ce que c’est

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cet autre ?»774 interroge Lacan à la fin de son année. C’est selon lui l’autre « en tant qu’il figure dans la phrase de mandat. » 775 Pour lui, la reconnaissance de l’autre « ne constitue pas un franchissement inaccessible »776 parce que le face à face imaginaire, « l’altérité évanouissante de l’identification imaginaire du moi ne rencontre le toi que dans un moment limite où aucun des deux ne pourra subsister ensemble avec l’autre. » 777 C’est là que l’Autre intervient comme devant être reconnu au-delà de ce rapport, « même réciproque, d’exclusion »778, « reconnu comme aussi insaisissable que moi »779. Et cette reconnaissance s’exprime à travers les formules de délégation « voire de consécration »780 telles que tu es celui qui me suivras auquel répond un je te suis, je suis ce que tu viens de dire, je le suis. Ces formules demeurent énigmatiques car ce que je suis en l’occasion, je l’ignore, car ce que tu viens de dire est absolument indéterminé, je ne sais pas où tu me mèneras. Pour Lacan c’est la parole invocante qui est la « forme la plus élevée de la phrase […] l’enseigne de l’autre véritable.»781 Cela suppose que dans l’appel proféré à l’autre, le signifiant ne tombe pas dans le champ qui est pour l’autre exclu, inaccessible. Sinon, c’est la reconduction, intensifiée, de la pure relation imaginaire, « court-circuit de la relation affective, qui fait de l’autre un être de pur désir, lequel ne peut être dès lors qu’un être de pure interdestruction. »782

L’introduction de la parole offre à la lutte imaginaire de pure prestige une issue qui débouche sur le fantasme :

Parce que ce que le sujet réfléchit, ce ne sont pas simplement des jeux de prestance, ce n’est pas son opposition à l’autre dans le prestige et dans la feinte, c’est lui-même comme sujet parlant, et c’est pourquoi ce que je vous désigne comme ce lieu d’issue, ce lieu de référence par où le désir va apprendre à se situer, c’est le fantasme. 783

Lacan se révèle une nouvelle fois plus proche de Nietzsche que de Hegel. Pour Lacan, la concurrence qui plonge l’être dans la détresse le pousse à chercher à s’en défendre :

L’expérience du semblable au sens où il est regard, où il est l'autre qui vous regarde, fait jouer un certain nombre de relations imaginaires parmi lesquelles au premier plan les relations de prestance, de soumission ou de défaite […] Le sujet s’en défend. […] Avec son moi, il se défend contre cette détresse, et avec ce moyen que l’expérience imaginaire de la relation à l’autre lui donne, il construit quelque chose qui est, à la différence de l’expérience spéculaire, flexible avec l’autre.784

774 S III, p342.775 Ibid.776 Ibid.777 Ibid.778 Ibid.779 Ibid.780 Ibid.781 Ibid.782 Ibid, p344.783 Ibid.784 SVI, 12 novembre 1958.

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Le dialogue du moi et des pulsions est l’imitation dans la conscience individuelle du dialogue entre le moi et l’autre. Nous agissons envers nous-même comme envers une pluralité et nous reportons sur cette pluralité toutes les relations sociales : l’inimitié, l’envie, la haine nous ont transformés ; nous avons reporté en nous-même la société. L’éthique n’est pas souvent efficace pour extorquer à l’autre cette reconnaissance qu’il ne veut pas me donner.

La lutte ne se situe donc pas tant sur le terrain de la reconnaissance chez Lacan que sur celui de la jouissance. Tout le monde veut jouir car c’est un ordre qui vient du surmoi et chacun a le sentiment que beaucoup y arrivent mieux que soi-même. La quête du plaisir est prise elle-même dans cette course effrénée à la jouissance dont l’issue n’est autre que la mort. C’est pourquoi Lacan lui substitue le désir. C’est au désir de constituer pour chacun le contenu de la morale. Chaque désir produit ses valeurs, qu’il est essentiel « de laisser entrer en concurrence plutôt que de saisir en une vaine universalité une prétendue valeur des valeurs. »785 La voie de la reconnaissance, qui porte sur le désir, ne passe pas par la lutte mais par l’invocation, l’appel.

Kant a raison de dire qu’il ne suffit pas de tenir fermement un désir pour que celui-ci soit ipso facto moral. La moralité n’est pas tout entière issue du désir, elle lui est en partie extérieure. Mais l’illusion kantienne est peut-être de croire qu’on peut faire exister pour soi cette extériorité de la morale au désir. Il est imprudent de vouloir séparer la théorie des fictions utilitariste de l’eudémonisme sans remplacer le bonheur par d’autres valeurs pratiques. La valeur complémentaire qui permet au désir de se maintenir dans les limites d’une certaine vertu c’est pour Lacan la beauté.

23.3. Ethique et esthétique

Si l’éthique n’est pas liée directement au travail des vertus du caractère pas plus qu’à la force de la volonté, c’est dans l’esthétique qu’elle trouve son point d’appui le plus ferme. Le beau est pour Lacan « un élément du champ de l’au-delà du principe du bien. »786

L’aspect pulsionnel du désir pose en effet la question de son rapport à la valeur. Dans la concurrence actuelle des valeurs, l’utilité paraît dominer et subvertir toutes les autres valeurs : vérité, beauté, justice...Si Lacan a contribué à relativiser la valeur de vérité et a ironisé sur les tentatives opérées notamment en mai 1968 pour instaurer plus de justice, révolte dans laquelle il n’a vu qu’aspiration à se donner un nouveau maître, il va accorder un intérêt particulier à la question de la beauté. Car « il y a un certain rapport du beau avec le désir […] : le beau a pour effet de suspendre, d’abaisser, de désarmer, dirai-je, le désir. »787

Lacan a étudié dans le Séminaire VII consacré à L’éthique de la psychanalyse la fonction du beau. Il souligne qu’à la différence de la fonction du bien, la beauté ne leurre pas :

785 J.P.Cléro, Regards sur l’individu, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2002, p120.786 SVII, p278.787 Ibid, p279.

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« il semble qu’il soit de la nature du beau de rester insensible à l’outrage. »788 C’est pourquoi elle intimide le désir.

L’art accomplit pour Freud une réconciliation des principes de plaisir et de réalité. Le créateur peut ainsi devenir le héros qu’il voulait devenir, « sans avoir à passer par l’énorme détour qui consiste à transformer réellement le monde extérieur »789. La sublimation désigne chez Freud « un type particulier de destin pulsionnel »790 dont il peine à expliquer les mécanismes. Mouvement d’ascension et d’élévation, elle est chez Freud le processus par lequel la libido est orientée vers des activités non sexuelles telles que la création artistique ou le travail intellectuel. Elle permet donc à l’activité sexuelle inemployée ou en surcroît, d’être mise au service de la société, ce qui peut lui éviter de prendre des formes de comportement socialement inacceptables ou de se retourner contre elle-même, ce qui peut revenir au même. Comme le souligne Baldine Saint-Girons, « Freud met sur le même plan le dégoût, le sentiment de honte et l’exigence d’idéal esthétique et moral »791, dont il situe la naissance chez l’enfant en proie à une sexualité perverse et inemployée. L’intérêt esthétique dériverait de l’excitation visuelle et la pulsion de savoir constituerait une modalité sublimée de la pulsion de maîtrise. L’expérience du sublime a pour vocation à la fois « de tenir le terrible à distance et d’en tirer un surcroît d’énergie » 792, en suscitant chez l’être ému des forces qui lui permettent d’affronter le danger, et de nous rendre manifeste la mesquinerie de notre propre moi.

Lacan, critiquant la notion freudienne de pulsion, modifie sensiblement cette approche. L’art est envisagé, comme la religion et la science, dans son rapport au vide. La sublimation constitue pour lui ce qui « élève l’objet à la dignité de la Chose »793. La beauté en voile l’horreur. L’approche lacanienne de la sublimation met l’accent sur la transformation de l’objet naturel de la pulsion en un objet créé apte à faire surgir la Chose sous un voile de beauté. L’artiste réussit à évoquer la Chose là où le non artiste échoue habituellement. Cela suppose que l’artiste ait reconnu la chose comme irreprésentable et qu’il ait donc accepté l’interdit qui porte sur elle.

La réussite de la sublimation repose donc sur la possibilité d’inverser la tendance, d’enrayer les processus de refoulement , de régression et de forclusion, afin de trouver une issue permettant d’universaliser le type de satisfaction rencontrée. 794

L’intérêt particulier que Lacan porte, parmi les créations artistiques, à la poésie tient au jeu qu’elle opère avec les signifiants. La condensation est la catégorie esthétique par excellence, puisque le manque y est masqué par la compénétration apparente des opposés, là

788 Ibid, p279-280.789 S.Freud, Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, Résultats, Idées, Problèmes, op cité, p142.790 Baldine Saint-Girons, sublimation, in P.Kaufmann, L’apport freudien, op cité, p531.791 Ibid.792 Ibid.793 SVII, p133.794 Ibid.

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où le déplacement renvoie plutôt à l’impossibilité de fixer un sens. Les impasses de l’épistémologie pousseraient donc à l’esthétique.

La sublimation est moins pour Lacan un idéal du désir que son issue nécessaire : le désir n’a pas d’autres ressources que d’élargir peu à peu ses cercles autour d’une béance impossible à combler. Sa réflexion sur la sublimation est donc contemporaine de celle sur la Chose mais ne sera pas révisée par la suite. On peut néanmoins s’étonner sur l’absence de relation établie entre sublimation et sublime. Lacan a certes soupçonné l’intérêt de leur mise en rapport sous l’influence de Pierre Kaufmann, auquel il avait demandé en 1959 un exposé sur l’esthétique kantienne. « La conjonction de ce terme (sublime) avec celui de sublimation n’est probablement pas de hasard, ni simplement homonymique » écrit-il alors. Doit-on dire que la sublimation constitue l’effet ou la cause du sublime ? ou bien nous faut-il sortir de cette alternative pour soutenir que l’opération du sublime et celle de la sublimation se recouvrent ? Comme le souligne Baldine Saint-Girons, « grâce au sublime, le sujet s’ouvre en effet à ce qui le clive et le dessaisit non seulement de l’extérieur mais du plus profond de lui-même. »795

L’exposition à l’altérité devient principe éthique. Si B. Saint-Girons préfère le terme d « ’acte esthétique » à celui plus courant d’expérience esthétique, c’est pour souligner « la dimension d’arrachement propre à l’acte, la responsabilité qui lui est inhérente, la priorité de l’acte par rapport au sujet et la production d’un résultat»796, fût-il incertain. Si l’ouverture à l’altérisation de soi permet d’accéder à des couches de la subjectivité qui resteraient sinon hors d’accès, cette ouverture implique toujours le risque de l’engloutissement dans l’altérité, la menace de résorption dans l’Autre contre laquelle l’œuvre d’art peut instituer un rempart.

La sublimation comme travail sur soi destiné à abdiquer les objets et les buts pulsionnels primitifs pour investir ce qui touche aux ressorts les plus obscurs de notre désir trouve alors un point d’appui dans le sublime de l’acte esthétique, qui suspend « tout rapport avec des objets face auxquels surgiraient des responsabilités concrètes. »797

Lacan n’est pas le premier à avoir établi un lieu entre éthique et beauté. Kant, dans sa lettre à Reinhard du 15 octobre 1790, établit un lien entre le jugement moral et le jugement esthétique: « sans sentiment moral, il n’y aurait rien de beau ni de sublime ». Lacan lie comme le philosophe de Königsberg ces deux dimensions mais c’est pour en inverser l’ordre : pour Lacan en effet, la beauté fait barrière à la jouissance et en ce sens, peut favoriser le chemin de la vertu.

Ce repérage, je l’ai désigné comme étant celui de la beauté, en tant qu’elle orne, ou plutôt qu’elle a pour fonction de constituer le dernier barrage avant l’accès à la chose dernière, à la chose mortelle, en ce point où la méditation freudienne est venue faire son dernier aveu sous le terme de pulsion de mort. 798

795 Baldine Saint-Girons, L’acte esthétique, Klincksieck, Paris, 2008, p24.796 Ibid, p25.797 Ibid, p145.798 S VIII, p15

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L’esthétique peut constituer pour Lacan un nouage propre à faire advenir une certaine vérité. Il met toutefois en garde quiconque viserait dans la psychanalyse ou dans sa cure la recherche de la beauté:

Nous n’avons rien à dire de beau. C’est d’une autre résonance qu’il s’agit à fonder sur le mot d’esprit. Un mot d’esprit n’est pas beau. Il ne se tient que d’une équivoque ou comme le dit Freud d’une économie. Mais tout de même l’économie fonde la valeur.799

799 S XXIV, 18 avril 1977.

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Chapitre 9. Les portes de l’action

Lors de son séminaire XI qui fait le point sur les avancées de son enseignement et de sa pratique, Lacan reprend à son compte le projet cartésien qui ne porte pas sur la connaissance pour elle-même mais sur la bonne manière de conduire ses actions. La vérité est instrumentalisée au service de l’action.

Qu’est ce que cherche Descartes ? c’est la certitude. J’ai dit-il, un extrême désird’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux- soulignez désir- pour voir clair-en quoi ?- en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie. Ne s’agit-il pas là de tout autre chose que de la visée du savoir ?800

L’analyse vise donc le même objectif, pratique, que le Discours de la méthode établi par Descartes.

Il articule proprement que ce qu’il a donné, ce n’est pas le moyen général de bien conduire sa raison, sans l’abdiquer, par exemple, devant l’expérience. C’est sa méthode à lui, en tant qu’il est parti dans cette direction avec le désir d’apprendre à distinguer le vrai du faux pour voir clair en quoi ?- en mes actions.801

Mais on peut difficilement marcher avec assurance dans la vie sans savoir que quelque chose est vraie. Le désir par lequel l’homme se révèle le rend aussi inquiet- à la différence de la connaissance qui le maintient dans une quiétude passive- et le pousse à l’action. Chez Hegel, étant née du désir, l’action tend à le satisfaire et passe par la transformation voire la négation de l’objet désiré. Toute action est pour lui négatrice et crée à la place de la réalité objective défaite une réalité subjective. L’action consiste en la transformation du monde hostile à un projet humain de reconnaissance en un monde qui est en accord avec ce projet. Ce projet étant poursuivi par chaque conscience, l’action prend d’abord la forme d’une lutte tournée vers la recherche de la reconnaissance par l’autre. Tant qu’il n’est pas encore reconnu par l’autre, c’est cet autre qui est le but de son action, c’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie. Il est donc en dehors de soi. Mais c’est sa propre valeur qui importe et qu’il veut en lui-même. Il doit donc supprimer son être autre pour avoir en lui-même la certitude de sa reconnaissance.

L’éthique pose ainsi la question de la valeur de l’action:

[elle] consiste essentiellement en un jugement sur notre action, à ceci près qu’elle n’a de portée que pour autant que l’action impliquée en elle comporte aussi ou est censée comporter un jugement, même implicite. 802

800 S XI, p247.801 Ibid, p248.802 SVII, p359.

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Ce jugement est dans la tradition porté par la conscience, employé dans le sens de « conscience morale » c’est-à-dire un retour sur nous-même par lequel nous savons que nous avons agi en même temps que nous jugeons de la valeur de nos actions.

Chez Freud, c’est le surmoi qui est l’instance juge, censure, héritage. Selon lui, le surmoi est formé par voie d’identification avec celui des parents, l’imago de ce surmoi. L’enfant ne s’identifie pas simplement avec les commandements et les interdits des parents mais avec la façon dont il les perçoit et les comprend. L’enfant est confronté aux signifiants de l’Autre, signifiants dont la signification lui échappe souvent, mais qui sont le seul moyen dont il dispose pour interpréter son être de pulsion. L’incapacité constitutive de l’enfant d’interpréter adéquatement les messages auxquels il se trouve confronté l’expose à toutes sortes de malentendus. Les restrictions imposées à l’enfant éveillent inévitablement son agressivité. Cette loi énigmatique dont le surmoi est une interprétation, Lacan selon le contexte l’appelle tantôt loi de l’Autre, tantôt loi du langage, tantôt loi de la castration. Il distingue la loi du surmoi qui ne fait que soumettre et condamner le désir à l’impuissance et la loi du désir qui, en confrontant le sujet à l’impossible, ouvre des possibilités existentielles.

On doit se demander par quels moyens opérer honnêtement avec le désir, c’est-à-dire- comment préserver le désir dans l’acte, la relation du désir à l’acte. Le désir trouve ordinairement dans l’acte plutôt son effondrement que sa réalisation et au mieux, l’acte ne présente-t-il au désir que son exploit, sa geste héroïque.

Comment préserver du désir à cet acte, ce que l’on peut appeler une relation simple ou salubre ? Salubre, cela veut dire aussi débarrassé que possible de cette infection qui est à nos yeux le fond grouillant de tout établissement social comme tel.803

Pour Lacan, ce qui importe dans l’action, c’est avant tout de ne pas céder sur son désir. Il ne définit pas positivement un contenu à l’action morale. La morale n’est donc pas un but recherché, elle vient fleurir sur le sol du désir. Cette conception de la morale laisse le sujet face à sa responsabilité de sujet désirant dans une société où le défaut d’harmonie est un fait de structure. L’éthique lacanienne nous laisse donc également à la porte de la politique.

24. Ne pas céder sur son désir

Les désirs les plus constitutifs et les plus essentiels ne se trouvent pas d’emblée mais s’inventent et se découvrent en une quête longue qui fait qu’on ne sait jamais vraiment ni ce que l’on cherche ni si l’on a véritablement trouvé ce que l’on croit chercher. Nous nous constituons par notre désir qui devient de plus en plus tenace au fur et à mesure que nous nous en approchons et échappe à jamais au savoir.

803 S VIII, p14-15

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Le désir de l’homme, longuement tâté, anesthésié, endormi par les moralistes, domestiqué par des éducateurs, trahi par les académies, s’est tout simplement réfugié, refoulé, dans la passion la plus subtile, et aussi la plus aveugle, la passion du savoir. C’est celle-là qui est en train de mener un train qui n’a pas dit son dernier mot. 804

A la passion du savoir, Lacan oppose une « ignorance située ».

24.1. De la paralysie de l’action… à la fécondité des impasses

Dans le séminaire consacré au Désir et son interprétation, Lacan se livre à une relecture du drame d’Hamlet, figure de l’indécision.

Hamlet est quelqu’un qui est inégal à sa tâche. Il se trouve dans l’impossibilité de se comprendre lui-même. Plus doué que les autres hommes à lire dans le cœur et les motifs des autres, il est tout à fait incapable de lire ses propres motifs. Hamlet a une structure équivalente à celle d’Œdipe. C’est un personnage qui est composé de quelque chose qui est la place vide pour situer notre ignorance. 805

Cette place vide n’est pas nécessairement celle de la déréliction ou de l’abîme mais peut être source de renouveau.

Une ignorance située est autre chose que quelque chose de purement négatif. Cette ignorance située n’est rien d’autre que cette présentification de l’inconscient. 806

Hamlet est paralysé par la division interne à la volonté.

Dans une première approximation, Hamlet est celui qui ne sait pas ce qu’il veut : lui est là qui ne fait rien alors qu’il a tout pour le faire, la cause, la volonté, la force et les moyens : j’en reste toujours à dire, c’est la chose qui est à faire. Pourquoi Hamlet n’agit-il pas ? Ce désir, cette volonté est quelque chose qui en lui paraît suspendu. Les uns disent qu’il ne veut pas, lui dit qu’il ne peut pas. Ce dont il s’agit c’est qu’il ne peut pas vouloir. 807

Son rapport à l’autre sexe est touché, rapport marqué par un oui et par un non, où il aspire au lien sans pouvoir le soutenir. Trahir a un prix, mais ne pas trahir en a un aussi très lourd en sacrifice.

L’action intéressée peut être un obstacle au désir.

Il y a un rapport qui rend cet acte difficile, qui rend la tâche répugnante pour Hamlet, c’est le caractère impur de son désir qui joue le rôle essentiel mais à l’insu d’Hamlet. C’est pour autant que son action n’est pas désintéressée, qu’Hamlet ne peut pas accomplir son acte. C’est le désir non pas pour sa mère mais le désir de sa mère.808

804 S VII, p374.805 S VI, 11 mars 1959806 ibid,807 Ibid.808 Ibid.

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La littérature de la volonté développe le thème de la maladie de la volonté, de la volonté défaite, soit à travers les ravages de la volonté vaincue par son excès, soit à travers l’abîme de la volonté convaincue de l’équivalence de tous les mirages de la représentation. Il apparaît alors que le bien est de ne rien vouloir, sinon l’équivalence du vouloir et du non vouloir, « l’égalité du bruit des phrases. »809 C’est la pensée qui ne veut plus rien, qui ne veut plus que le rien.

Il est remarquable de voir des cas où à portée de le satisfaire, le sujet redoute la satisfaction de son désir comme le faisant dépendre désormais justement de celui ou celle qui va le satisfaire, à savoir de l’autre.810

Nous rencontrons souvent l’échec, dans la connaissance qui ne peut nous offrir ni objectivité, ni universalité ; dans l’action, qui nous créé déséquilibres et injustices. Ces échecs, coups à la porte de la transcendance, nous révèlent qu’il y a une porte fermée. Le succès fait événement sur fond d’échec.

Une biographie tout au long de son cours passe son temps à se dérouler dans un successif évitement de ce qui toujours y a été ponctué comme le plus prégnant désir.811

Pascal fut le premier à identifier le paradoxe de l’homme moderne pris dans cette aspiration à oser être soi-même tout en le refusant. La crainte mais aussi la pitié sont de puissants obstacles à l’accès au désir.

L’accès au désir nécessite de franchir non seulement toute crainte, mais toute pitié, que la voix du héros ne tremble devant rien, et tout spécialement pas devant le bien de l’autre.812

Dans le séminaire sur l’Angoisse, Lacan revient sur la pathologie de l’acte que constitue l’inhibition. Son tableau des affects traduit les diverses façons dont le sujet pâtit en fonction de son rapport au désir de l’Autre. Il reprend ainsi à son compte la dimension douloureuse présente dans la conception freudienne de l’affect qui le définit comme ce que laisse comme trace mnésique l’expérience hostile.

Nous vivons dans un temps où les rapports du savoir et de la jouissance, considérés à l’échelle de la communauté, ne sont pas les mêmes que par exemple, dans les temps antiques. Un certain retrait par rapport à la jouissance leur était possible, alors que nous, de par la mise en jeu de ce que nous appelons le capitalisme, nous voilà tous inclus dans la relation à la jouissance.813

809 J.Rancière, La vérité par la fenêtre, dans Plon, M, Rey-Flaud, dir. La vérité entre psychanalyse et philosophie, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2007.810 S VI, 17 décembre 1958811 Ibid.812 SVII, p372.813 S XVI, p333.

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Contre l’universel tend à s’affirmer non pas la parole d’un sujet mais la revendication du Moi, formatée par l’imaginaire, soutenue de son identification au semblable et de l’exclusion du dissemblable. Là où le je est éludé font retour le moi et son agressivité.

Lacan relève « l’impuissance toujours plus grande de l’homme à rejoindre son propre désir. »814

Celui-ci même restant disponible, cet homme pourtant ne sait plus à son désir trouver son objet, et ne rencontre plus que malheur en sa recherche, qu’il vit dans une angoisse qui rétrécit toujours plus ce que l’on pourrait appeler sa chance inventive.815

Mais ces impasses ne sont pas toutes des apories ; elles peuvent parfois se révéler porteuses d’invention.

Le propre des impasses, c’est justement qu’elles sont fécondes, et cette impasse n’a d’intérêt que de nous montrer ce qu’elle développe comme ramifications qui sont justement celles dans lesquelles va s’engager effectivement le désir. 816

Ces impasses sont aussi ce qui peut faire progresser le savoir.

« Ce n’est pas l’expérience qui fait progresser le savoir. Ce sont les impasses où le sujet est mis d’être déterminé par la mâchoire du signifiant ».817

C’est en effet dans le rapport du sujet au signifiant que Lacan situe l’enjeu de l’éthique : « L’honneur est désigné : être engagé par sa parole. » 818

24.2. Retour au sens de l’action

Le moyen opératoire de la psychanalyse ne se situe ni sur le terrain d’un savoir retrouvé ni sur celui d’un affect tempéré mais dans le champ de l’action.

La psychanalyse procède par un retour au sens de l’action. Voilà qui, à soi seul, justifie que nous soyons dans la dimension morale. L’hypothèse freudienne de l’inconscient suppose que l’action de l’homme, qu’il soit sain ou malade, qu’elle soit normale ou morbide, a un sens caché auquel on peut aller. Dans cette dimension, la notion se conçoit d’emblée d’une catharsis qui est purification, décantation, isolement de plans. 819

L’ambition éthique de la psychanalyse consiste à peser notre action.

814 Conférence de Bruxelles, 1960, op. cité.815 J.Lacan Discours aux catholiques (1960), Seuil, Paris, 2005, p20.816 S VI, 17 décembre 1958817 S XIII, 5 janvier 1966.818 S VI, 22 avril 1959819 S VII, p359.

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S’il y a une éthique de la psychanalyse- la question se pose- c’est pour autant qu’en quelque façon, si peu que ce soit, l’analyse apporte quelque chose qui se propose comme mesure de notre action ou simplement le prétend. 820

L’étalon retenu dans la révision de l’éthique à laquelle il a procédé est le suivant : « le rapport de l’action au désir qui l’habite »821.

Comme le soulignent Lacan et Levinas, la poursuite de son désir et de son bonheur ne se confondent pas : la poursuite de son désir peut conduire à sacrifier son bonheur même.

L’éthique de l’analyse n’est pas une spéculation portant sur l’ordonnance, l’arrangement, de ce que j’appelle le service des biens. Elle implique la dimension de l’expérience tragique de la vie. 822

C’est dans les dimensions tragique ou comique que la mesure de l’action trouve les meilleures conditions. Côté tragique, le rapport de l’action au désir met en jeu le triomphe sur la mort ou en tous cas sur l’être-pour-la-mort. Côté comique, ce qui est en jeu c’est l’échec de l’action à rejoindre son désir. Il ne s’agit pas ici du triomphe de la vie mais de

son échappée, le fait que la vie glisse, se dérobe, fuit, échappe à tout ce qui lui est opposé de barrières, et précisément des plus essentielles, celles qui lui sont constituée par le signifiant823

Ce qui fait le comique, c’est nous dit Lacan la présence d’un signifiant caché, le phallus, signifiant de cette échappée. « La vie passe, triomphe tout de même, quoiqu’il arrive. » 824

Il y a une décision morale à se tailler soi-même, à s’approprier ce contingent que l’on est, à prendre sur soi sa propre particularité, à faire de nécessité liberté et vertu, à vivre ou à mourir. Elle passe par la suspension de toute demande d’être – intéressant, intelligent, sincère, bon, honnête, digne, décent, pudique, généreux…- au profit du désir singulier, conforme ou non conforme. Ce désir, insondable décision de l’être, n’est pas un choix ; il nous en indique plutôt la voie. Et la distinction échoue à se constituer en finalité.

D’un Autre qui ne change pas les règles, puisqu’il est la règle, immuable et muette, de tout comme de lui-même, apparaît ainsi une structure de l’Autre qui manque de son propre fondement, qui change les règles à tout instant et restaure de l’extérieur des interdits, un Autre qui ne peut s’inclure lui-même : une structure de l’Autre où l’Autre manque de l’Autre. Ainsi, à l’endroit du fondement, du principe, la place d’un manque de signifiant se dessine dans le signifiant, qui indique en même temps la place de l’acte. Là où ce n’est pas garanti, si un trou dans le code est préservé, il y a la place pour l’initiative, la décision.

820 SVII, p359.821 Ibid, p361.822 Ibid, p361.823 Ibid, p362.824 Ibid, p362.

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C’est donc une critique de l’utilité comme bon usage de la vertu. L’utilité est une valeur qui tend à dominer toutes les autres pas seulement depuis les utilitaristes mais aussi dans une large tradition continentale avec Descartes qui soutient que les choses convenables et bonnes se rapportent à l’utilité de l’homme ; avec Hobbes pour qui la valeur des choses ne leur est pas intrinsèque mais dépend de leur aptitude à assurer la conservation de l’individu en produisant en lui des passions agréables ; chez Spinoza aussi où le conatus relie l’utilité de l’objet, le désir de le posséder et la valeur qu’on lui attribue.

C’est l’effet qui compte mais dans un univers qui paraît dénué d’objectifs politiques: il est possible d’agir sans avantage voire contre son avantage ou sans l’avantage du plus grand nombre. Lacan dénonce l’altruisme comme fausse vertu :

L’altruisme du névrosé est permanent. Rien n’est une voie plus commune des satisfactions qu’il cherche que ce qu’on peut appeler se dévouer à satisfaire alors tant qu’il peut chez l’autre, toutes les demandes, dont il sait très bien qu’elles constituent chez lui un perpétuel échec du désir : de s’aveugler dans son dévouement à l’autre sur sa propre insatisfaction. 825

Il met en évidence les ressorts agressifs des activités philanthropes. Je viens au secours de l’autre pour rétablir l’ordre en moi-même.

On voit des gens se damner pour le plaisir de donner leurs commodités à ceux dont ils se sont mis en tête qu’ils ne pourraient vivre sans leur secours. C’est là sans doute un des phénomènes les plus curieux de la sociabilité humaine.826

La générosité trouve son fondement dans la rétention, dans l’égoïsme ; le don s’inscrit sur le fond de ce que je ne veux pas donner. A l’inverse, refuser un don s’apparente à une déclaration de guerre. Mais cet abord de la question n’en disqualifie pas pour autant la sollicitude contrairement à ce que certains interprètes en ont déduit hâtivement. La sollicitude constitue même souvent un puissant instrument pour parer aux menaces ressenties et pour n’être pas désintéressée, elle n’en perd pas moins sa vertu sociale et politique.

Lacan établit une distinction entre d’une part, l’acte (ou acting out) qui recouvre la capacité de traiter le réel par le symbolique, qui réussit à opérer une mutation du sujet, et à cerner quelque chose du réel dans le discours et d’autre part, le passage à l’acte qui se précipite dans le réel en court-circuitant le symbolique. C’est lors du séminaire sur L’angoisse du 19 décembre 1962 que Lacan introduit ces deux nouveaux termes dans sa matrice, auxquels il consacrera plusieurs séances. Le passage à l’acte est le moment du plus grand embarras et de l’émotion la plus intense. Il signe un effacement, une disparition du sujet de la scène. Sur la scène de l’Autre, les choses du monde viennent à se dire selon les lois du signifiant, et le sujet trouve à se constituer, à prendre la parole alors que le passage à l’acte apparaît comme retour de la scène au monde. Il se situe dans la dimension du réel, mais aussi

825 S VI, 17 juin 1959.826 Conférence de Bruxelles, 9 mars 1960, revue de l’École Belge de Psychanalyse, Psychoanalyse, n° 4, printemps 1986 pp. 163-187,

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de l’absence d’un Autre et d’une parole. Cette disparition du sujet est un laissé-tombé, vu du coté du sujet et non de l’Autre. Le sujet se fait objet, reste chu.

L’acting-out est quelque chose qui se montre, veut montrer le désir mais n’atteint que son signe car le désir ne se montre pas. L’acting-out se différencie du passage à l’acte en ce qu’il inclut la dimension de l’Autre. L’important n’est pas tant la définition de l’acte que ses suites, ce qui résulte de l’acte comme changement de la surface. Il s’agit de distinguer ce qu’il en est de l’incidence de l’acte, moins dans la détermination que dans les mutations du sujet. Mais dans ce séminaire, Lacan approche essentiellement l’acting-out dans son lien avec l’objet a : il est surgissement de l’objet, réponse qui fait apparaître la consistance, l’épaisseur de l’objet et permet d’éviter l’angoisse. S’il est orienté vers l’Autre, appel, il n’est pas véritablement adressé. L’acte instaure le sujet en ce sens que d’un acte véritable le sujet surgit différent. En raison de la coupure que produit l’acte, sa structure est modifiée.

Cela existe quand même : il y a quand même des choses qui s’accomplissent, elles sont un peu déviées à droite, un peu déviées à gauche, tordues, cafouillantes et plus ou moins merdeuses mais ce sont quand même des choses qu’à une certaine heure nous pouvons rassembler sous ce faisceau à tel ou tel moment : ceci allait dans le sens de réaliser mon désir.827

En ce sens, l’événement n’est pas seulement la rupture avec les vraisemblances causales de la représentation, il définit un ordre causal propre qui ressortit de l’expérience mentale suivante :

Si ce jour du jugement dernier, ce que dans notre existence unique nous aurons fait dans ce sens de réaliser notre désir ne pèsera pas aussi lourd que de savoir si nous aurons ou non fait ce qu’on appelle le bien. 828

La situation de céder sur son désir se présente toujours comme une trahison de soi ou d’un autre.

Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet de quelque trahison. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même et c’est sensible pour lui-même. Ou, plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’est plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte- le pacte quel qu’il soit, faste ou néfaste, précaire, à courte vue, voire de révolte, voire de fuite, qu’importe. 829

La poursuite du bien constitue pour Lacan un risque de trahison de son désir :

Quelque chose se joue au niveau de la trahison, quand on la tolère, quand, poussé par l’idée du bien, on cède au point de rabattre ses propres prétentions, et de se dire- Eh bien, puisque c’est comme ça, renonçons à notre perspective, ni l’un ni l’autre, mais sans doute

827 S VI, 3 juin 1959.828 Ibid.829 S VII, p370.

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pas moi, nous ne valons mieux, rentrons dans la voie ordinaire. Là, vous pouvez être sûr que se retrouve la structure qui s’appelle céder sur son désir. 830

Le désir n’est pas qu’une affaire individuelle, il intéresse aussi la question du pouvoir. Le malaise dans la Culture analysé par Freud est selon Lacan malaise du désir.

La question du désir reste au premier plan des préoccupations des pouvoirs, je veux dire qu’il faut bien qu’il y ait quelque manière sociale et collective to manage avec lui. Il s’agit toujours de tempérer un certain malaise. Il n’y a pas d’autre malaise dans la culture que le malaise du désir. Que veut dire pour chacun de vous au cœur de votre existence le terme : qu’est-ce que réaliser son désir ? 831

La perspective que la mort vienne interrompre la marche du désir en constitue une dimension essentielle.

Essayez de vous demander ce que peut vouloir dire avoir réalisé son désir -si ce n’est de l’avoir réalisé à la fin. C’est cet empiètement de la mort sur la vie qui donne son dynamisme à toute question quand elle essaie de se formuler sur le sujet de la réalisation du désir.832

Le sens de l’action ne se dégage donc que dans un cadre limité par la mort. « La fonction du désir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort. »833

Le désir participe de l’éthique en ce que le mépris qu’inspire à soi-même le fait de céder sur son désir entraîne à sa suite le mépris de l’autre. Pas plus que l’éthique levinassienne, l’éthique lacanienne ne consiste à énoncer des règles morales mais il s’agit dans les deux cas de dégager la portée générale du rapport éthique et d’en situer le fonctionnement moins dans une dimension universelle que vis-à-vis d’autrui et de soi-même.

Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan met en parallèle l’éthique stoïcienne et l’éthique de la psychanalyse :

N’est-il point singulier cet écho que nous trouvons de l’éthique de l’analyse avec l’éthique stoïcienne ? Qu’est-ce que l’éthique stoïcienne sinon la reconnaissance de la régence absolue du désir de l’Autre, ce Que ta volonté soit faite ! repris dans le registre chrétien.834

L’indifférence à l’échec ou à la réussite, propre au Stoïcien, tenait à ce qu’il pouvait reconnaître à tout moment la nature providentielle du destin dans les obstacles qui lui font manquer le but, ce qui lui conférait une disposition à consentir aux aléas et aux nécessités de l’existence. Avec la psychanalyse, le sujet ignore souvent ce dans quoi il est pris et les mécanismes qui gouvernent sa captation. Cette situation peut générer le même sentiment d’être pris dans une nature providentielle mais à la différence des stoïciens cette nature est

830 Ibid.831 S VI, 3 juin 1959.832 S VII, p341.833 Ibid, p351.834 S XI, p283.

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souvent sans destin, d’où le possible surgissement de l’absurde. La sensibilité à l’échec ou à la réussite de ses actes s’est considérablement accrue à l’époque contemporaine, le discours

libéral conduisant à accentuer la responsabilité de chacun dans ce qui lui arrive.Ne pas céder sur son désir consiste en définitive aussi bien à ne pas laisser son désir

devenir son maître, qu’à aller jusqu’au bout de son désir- en cela qu’il n’a justement pas de terme- et parce que c’est en allant vers ce terme indéterminé du désir que, précisément, on ne le laisse pas devenir son maître. Savoir maintenir en soi une direction, c’est pouvoir la garder non justifiée ; on ne bavarde que sur les choses dont on est à moitié assuré. Etre décidé, c’est au contraire être silencieux : les décisions fondamentales sont souvent indémontrables.

24.3 Les déchirements du désir

Si le mouvement lacanien consiste, à la manière de Platon dans Les lois, à prendre en considération des entités de plus en plus élémentaires, passant de la société ou du village, à la famille et à l’individu, dans un effort de rétrécissement et d’approfondissement, la pluralité interne à ces entités tend à produire les mêmes effets : si la guerre larvée est aussi vraie entre soi-même et soi-même, puisque y sont importés les conflits externes, ce conflit interne contribue en retour à attiser les conflits sociaux. Cette approche pose évidemment la question de ce qui est premier : le conflit entre les éléments complexes trouve –t-il son explication dans les petits éléments, comme le soutiennent Hobbes qui situe l’origine du conflit social dans le conflit de chacun contre chacun et Platon pour qui le conflit entre individus et interne à l’individu, par une inimitié de soi à soi apparaît plus radical, plus explicatif ou bien comme le soutiennent certains courants de la pensée moderne, le conflit entre Etats est-il premier ?

Le dernier Platon ne considère plus qu’il suffit de savoir pour agir ; il se rapproche ainsi de la reformulation aristotélicienne de la vertu qui combine sophia (sagesse) et phronesis (prudence), la première statuant sur les choses éternelles tandis que la seconde étant un art de la délibération sur les moyens de la réalisation du bien qui va de soi. L’acrasie vient alors du mauvais choix des moyens. Le choix ne porte pas sur la fin mais sur les moyens  : vie active (vie politique), vie théorétique (culture) ou vie de plaisir. Un moyen est bon s’il est efficace et ne produit pas des effets nuisibles à autrui, ce qui ne va pas forcément de pair. Le prudent est habile car il tient compte de circonstances et courageux car il y a un certain risque à agir sans connaître les conséquences de ses actes. D’ailleurs, pour Plotin, c’est parce que les hommes veulent tous le bien qu’ils se font la guerre.

Le caractère profondément déchiré du désir chez Lacan empêche qu’il joue une fonction d’unification. L’éthique du désir ne peut donc réaliser ce que fait la vertu antique et fonder les conditions d’une vie bonne. Lacan interroge « Une fois cette affaire faite, n’y-a-t-il plus que bienveillance ? » 835

835 S VII, p359.

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On voit mal notamment comment elle permettrait d’échapper aux querelles qui se jouent entre les hommes autour des questions de prestige- et pas seulement d’appropriation- dont le modèle est spéculaire. Pas plus que la vérité n’est le terme d’une démarche de savoir, le désir ne se joue dans son obtention. Comme pour la vérité ou la justice chez Pascal, il vaut mieux être en peine du désir qu’à sa poursuite. C’est dans l’absence ou le manque de désir, de justice, d’utilité, entre le manque de vérité, privée de son éclat et de son évidence, dans toutes les autres notions que les choses se jouent. L’absence n’est pas pure absence mais affection et obscurcissement de la présence.

Le sinthome, nom donné par Lacan au « savoir y faire », mélange de sagesse, de prudence et d’audace ne paraît donc en mesure de nous conduire qu’aux portes de l’action

morale.

25. L’analyse nous laisse à la porte de l’action morale.

En posant que « l’analyse nous laisse à la porte de l’action morale »836, Lacan ne vise aucune doctrine de la vertu ou recommandation quant à une bonne façon de vivre mais entend souligner que l’analyse « est capable de nous fournir une boussole efficace dans le champ de la direction éthique. »837

25.1. L’analyse ne prône aucune vertu

La psychanalyse ne poursuit ni bien ni but moral d’aucune sorte. Cela en constitue son pouvoir et ses limites. C’est sans doute la source des plus vives critiques régulièrement adressées à son égard, à travers les divers livres noirs qui en dressent le procès.

« Se faire le garant que le sujet puisse d’aucune façon trouver son bien même dans l’analyse est une sorte d’escroquerie. » 838

Pour Lacan, la recherche du bien n’entraîne aucun effet pratique. Certains auteurs toutefois n’hésitent pas à reconnaître dans la castration l’idéal d’un bien chez Lacan.839

Vouloir le bien de son prochain n’est pas pour Lacan la meilleure manière de l’atteindre.

« Il serait salubre que plus de gens sachent que ce n’est pas en voulant trop de bien à son prochain qu’on lui en fait. »840

La vertu ne saurait donc être recherchée pour elle-même.836 S VII, p30.837 Ibid, p370.838 Ibid, p350.839 E.Marty, Lacan, Gide ou l’autre école, dans 2001, Lacan dans le siècle, p139.840 J.Lacan Mon enseignement, Seuil, Paris, 2005, p19.

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Ce quelque chose d’harmonieux, n’est-ce pas à mi chemin que s’arrête notre technique ? Ne serait-il pas intéressant de se demander ce que signifie notre absence sur le terrain d’une science des vertus, d’une raison pratique, un sens du sens commun ? Car à la vérité, on peut dire que nous n’intervenons jamais sur le champ d’aucune vertu. Nous déblayons des voies et des chemins et là, nous espérons que ce qui s’appelle vertu viendra fleurir. 841

La prudence n’est pas non plus une garantie.

Le spectateur est détrompé sur ceci, que même pour celui qui s’avance à l’extrême de son désir, tout n’est pas rose. Mais il est également détrompé sur la valeur de la prudence qui s’y oppose, sur la valeur toute relative des raisons bénéfiques, des attachements, des intérêts pathologiques, comme dit M. Kant, qui peuvent le retenir sur cette voie risquée. 842

Lacan situe la visée de l’analyse dans un lien avec une vérité particulière.

La recherche d’une voie, d’une vérité n’est pas absente de notre expérience. Car qu’est ce d’autre que nous cherchons sinon une vérité libératrice ? Cette vérité que nous cherchons dans une expérience concrète n’est pas celle d’une loi supérieure. C’est une vérité que nous allons chercher à un point de recel de notre sujet. C’est une vérité particulière.843

Le particulier n’empêche pas les êtres singuliers de s’intégrer dans un ensemble. C’est dans les aléas de la recherche de la vérité et non dans le repos que le même peut s’inscrire non pas dans l’idéal du psychanalyste, dont l’adaptation à la société capitaliste n’a parfois d’égal que sa dénonciation, mais dans l’Autre.

La question n’est pas davantage celle du jugement d’un tiers, que Lacan considère, après Montaigne, comme impossible.

On n’est responsable que dans la mesure de son savoir faire : c’est l’art, l’artifice, ce qui donne à l’art dont on est capable une valeur remarquable puisqu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le Jugement dernier. 844

25.2. Elle prône une réponse

Autant l’éthique de Levinas est clairement une éthique de la responsabilité pour autrui, autant chez Lacan, il semble au premier abord que son éthique soit avant tout celle d’une responsabilité pour soi, même si elle s’étend aux rapports aux autres à travers le rapport au langage notamment. Mais la conception lacanienne n’est qu’apparemment plus restrictive. Car elle s’étend aux actes que le sujet paraît n’avoir pas voulu.

841 S VII, p19.842 Ibid, p372.843 Ibid, p32.844 S XXIII, p61.

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« De notre position de sujet, nous sommes toujours responsable, qu’on appelle cela où l’on veut du terrorisme. »845

Certes, il ne s’agit pas de porter un jugement moral sur des pensées, des fantasmes mais l’éthique s’applique bel et bien non seulement aux actions, qu’elles soient faites en toute connaissance de cause ou involontairement, mais aussi aux traits de caractère et aux désirs. En ce sens, Lacan demeure un héritier d’Aristote, qui ne prône pas un code de bonne conduite en société mais un art de vivre compatible avec notre nature et notre dignité et de Kant pour qui nous avons des devoirs moraux pas seulement à l’égard d’autrui mais aussi vis-à-vis de nous-mêmes. L’éthique lacanienne est en ce sens beaucoup plus large que ce que Ruwen Ogien nomme les positions minimalistes où l’éthique se résume au souci d’éviter de nuire à autrui.846

Ce n’est pas tant le point de vue d’un juge transcendant qui trouverait immoral de ne pas vivre selon son désir, c’est le point de vue largement interne à chacun de celui qui fait ses comptes.

Ogien prône clairement d’appliquer au domaine des relations entre les personnes le principe politique de neutralité à l’égard de ce que chacun fait de sa propre vie du moment qu’il ne nuit pas à autrui. Cette distinction entre nuire à autrui ou nuire à soi-même est dans l’optique lacanienne impertinente puisque nuire à autrui et nuire à soi-même, c’est la même chose : toute agressivité se retourne contre son auteur, et tout manquement à la loi du désirtend à produire des dégâts sur son entourage. En outre, la responsabilité chez Lacan est étendue aux choses qu’apparemment nous n’avons pas voulues. Et elle persécute beaucoup plus l’individu pour ses malheurs que pour ses fautes. Le désirant souffre moins de ce qu’il a fait que de ce qu’il s’est montré incapable d’effectuer et de réussir.

Dans la mesure où il y a toujours carence de l’Autre, le sujet en est également responsable, au sens où il doit y répondre par un symptôme. Le symptôme permet de penser les rapports aux autres comme le signe d’un dysfonctionnement, mais en même temps comme ce qui y supplée, ce qui crée les liens et les supports des individus dans la société.

Lacan considère qu’il appartient à la psychanalyse de permettre au sujet de réaliser l’expérience d’un procès subjectif qui ne se limite pas à donner au sujet les configurations de son désir mais qui va bien au-delà dans « les voies d’une ascèse, où quelque chose de l’être peut venir à se réaliser. »847

Levinas a une conception à la fois extensive et asymétrique de la responsabilité puisqu’elle s’étend à ce qui n’est pas de mon fait et ne concerne que moi. « Dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable ».848 Il en fait le cœur de la relation à autrui, que cette responsabilité soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non l’assumer, qu’elle soit réciproque ou non. Elle suppose le désintéressement c’est-à-dire la perte de sa condition d’être pour faire place à l’autrement qu’être.

Pour Lacan, le champ propre de la responsabilité est avant tout sexuel mais il s’étend bien au-delà :

845 S XIII, 1er décembre 1965.846 R.Ogien, L’éthique aujourd’hui, Folio Gallimard, 2007.847 S XVI, p213.848 Ethique et infini, op cité, p92.

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Il n’y a de responsabilité, en ce sens où responsabilité, ça veut dire non réponse ou réponse à côté, que sexuelle. En revanche, ce que j’ai appelé le savoir faire va bien au-delà et y ajoute l’artifice.849

L’éthique du bien dire consiste à dire malgré tout quelque chose de ce qui échappe au langage. L’inconscient est « un savoir-faire avec la langue qui dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. »850 L’art de bien dire ne nous aide qu’à éliminer les erreurs, elle ne livre pas le secret ultime de l’être. Au fond de nous-même, il se trouve quelque chose qui ne peut être rectifié, qui est à mettre à découvert. Il n’y a de bien dire ni sur le sexe ni sur la mort. Le bien dire n’est pas dire le vrai mais témoigne d’une position éthique du sujet face à l’impossible à dire.

Il n’y a d’autre éthique que de jouer le jeu selon la structure d’un discours. Ce sont les non-dupes, ceux qui ne jouent pas le jeu d’un discours qui se trouvent en passe d’errer. C’est pas forcément plus mal pour ça. Seulement c’est à leurs risques. Ceux qui errent dans chaque discours n’y sont pas forcément inutiles, bien loin de là ! Seulement il serait préférable que pour fonder un nouveau, de ces discours, on en soit un peu dupe.851

Lacan dans une proximité avec Sénèque, réhabilite la valeur éthique du matérialisme.

Dire qu’il n’y a de jouissance que du corps, que ceci vous refuse les jouissances éternelles, c’est bien là ce qui est en jeu dans la valeur éthique du matérialisme, à savoir ce qui consiste à prendre ce qui se passe dans notre vie de tous les jours au sérieux. S’il y a question de jouissance, c’est de la regarder en face, et de ne pas la repousser dans des lendemains qui chantent.852

25.3. Une éthique négative

Même si l’on se débarrasse d’un horizon de sagesse, d’atteinte d’un souverain bien fût-il quelconque, l’instabilité passionnelle, qu’elle soit issue d’une physique des corps en mouvement ou repose sur un jeu fictionnel, requiert la recherche d’un mode de régulation. Notre capacité à connaître nos passions, travail analytique ou philosophique, ne les modifie en effet pas fondamentalement. La peur contient elle-même des éléments de rationalité au sens instrumental de calcul. Libérer l’individu de l’angoisse perpétuelle d’être assassiné par son voisin relève du registre politique et non éthique. C’est collectivement que cette peur peut être prise en charge. Le projet hobbesien est de transformer la peur de chacun vis-à-vis de tous contre la peur de tous vis-à-vis d’un seul, le souverain. Ce passage a des effets libérateurs car il me soulage d’avoir peur tout le temps en toute occasion et me permet de développer ma puissance et de connaître la joie issue de la contemplation de l’essor de ma puissance.

849 S XXIII, p64.850 S XX, p127.851 S XXII, 19 novembre 1974.852 S XIV, 30 mai 1967.

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Toutefois, cette situation ne prévient pas le retour des conflits voire même leur universalisation. Il existe en effet des hommes qui prennent plaisir à voir leur gloire augmenter à raison de leur puissance, et celle-ci étant relative à celle des autres, ce désir peut de nouveau entrer en conflit avec un désir similaire même dans une société gouvernée par un souverain.

L’attention portée aux effets de l’action, plutôt qu’à ses intentions ou aux principes auxquels elle répond, apparente Lacan à une démarche proche du conséquentialisme, par opposition aux éthiques déontologiques, qui mettent l'accent sur le type d'action ou la règle à suivre, et à l'éthique de la vertu, qui se concentre sur le caractère et les motivations de l'agent. L’éthique lacanienne ne dépend en effet pas du caractère de l’agent, tandis que ses motifs demeurent à jamais incertains. Le type d’action apparaît aussi indifférent. En outre, Lacan partage avec cette approche l’idée d’une responsabilité étendue aux actes non intentionnels. Toutefois, il faut remarquer que les conséquences de l’action ne sont pas toujours et pas toutes envisageables pour Lacan au moment d’agir. En outre, il n’est pas toujours évident de dégager en quoi les conséquences d’une action sont bonnes. L’optique lacanienne n’est pas téléologique car le but est souvent manqué, l’effet atteint arrivant le plus souvent par surcroît. Il n’est pas proprement utilitariste dans la mesure où il s’intéresse peu au bonheur du plus grand nombre. En outre, la recherche, même individuelle du maximum de bonheur n’est pas toujours la meilleure voie. Lacan n’est donc pas un eudémoniste qui considérerait comme but ultime une vie bien remplie, épanouie. Les conflits qui pourraient naître entre les différents désirs de l’agent ou entre un désir et une norme mobilisent un « savoir y faire » approprié au contexte. Une des limites de l’éthique lacanienne réside probablement dans sa difficulté à établir des jugements moraux concrets mais c’est sans doute parce que l’éthique que développe Lacan est moins une théorie morale qu’un discours à l’usage du psychanalyste au travail.

On peut néanmoins dégager chez Lacan, à la suite de Pascal, une éthique négative : on n’atteint pas le bien, on ne s’en approche pas véritablement non plus mais on peut échapper à la honte, à la sottise, à l’infamie du mal. Ce qui peut être conquis, c’est une forme meilleure de rapport avec autrui.

26. L’analyse nous laisse aux portes de la politique

« Point sensible de la psychanalyse […] parce que s’y joue quelque chose qui touche de manière décisive au statut de la psychanalyse elle-même» selon Y.C.Zarka853, la politique

853 J.Lacan Psychanalyse et politique, Cités n°16, PUF, Paris, 2003, p4.

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demeure dans une large mesure un impensé dans la postérité philosophique de Lacan. La politique pour les écoles se réduit souvent à des enjeux institutionnels tantôt internes tantôt externes mais ne rejoint que rarement une pensée proprement politique au sens de la vie dans la cité sur laquelle les psychanalystes se divisent comme n’importe quel autre groupe social. On peut d’ailleurs s’interroger sur la question de savoir si le discours analytique a vraiment quelque chose à dire concernant la politique ou bien s’il n’en constitue pas simplement un envers et s’il ne se perdrait pas à sortir de son champ.

L’éthique lacanienne serait-elle donc une éthique sans politique ?

26.1. La politique, envers de la psychanalyse ?

Ni dans la vie de Freud ni dans sa théorie, la politique n’est marginale. Victime de l’antisémitisme, traversant les épreuves de la guerre et de l’écroulement de l’empire austro-hongrois, avant d’être contraint à l’exil par le nazisme, il a ponctué son œuvre de réflexions politiques. On peut ainsi relever chez Freud l’existence d’une véritable pensée politique, élaborée sous l’effet des événements de l’histoire : les crises politiques majeures qu’il a connues ont ébranlé son humanisme universaliste et l’ont conduit à tester l’opérativité de ses concepts dans les champs social, politique et historique marqués par la chute des idéaux. L’histoire familiale de chaque individu est dans Totem et Tabou (1913) la répétition du commencement de l’histoire collective de l’humanité à travers le mythe du meurtre du père de la horde primitive. L’oedipe n’est pas tant constituant du psychisme que trace de l’insertion dans la première organisation sociale de l’antagonisme pulsionnel. Sa puissance de coercition, liée à la culpabilité, se renforce avec le passage de la société familiale à la société élargie. Le lien entre organisation politique et organisation oedipienne est certes plus interrogé qu’affirmé. Mais son analyse de la foule comme liée par des rapports de libido et constituant un sujet inconscient dont la logique des comportements, les formes de manifestation reposent sur les mêmes principes que ceux de chacun des sujets qui la composent font de Freud un penseur du lien social. Le moi est une petite foule et la foule est un grand moi. Le sujet de l’inconscient est comme l’être humain chez Aristote un animal politique. Sa théorie du sujet contribue donc à dépasser l’opposition entre individu et groupe. Dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Freud soutient que si la théorie des pulsions revient à la psychanalyse, la description des situations dans lesquelles elles s’actualisent revient à l’analyse socio-économique. Malaise dans la culture (1930) reprend une problématique hobbesienne, celle de l’échange d’une part de liberté et de bonheur contre une part de sécurité. Le complexe d’Œdipe vise à rendre compte de la formation des sociétés, de l’édification de l’interdit et de la loi ; la culpabilité est à la jointure de la psychanalyse et du politique.

En posant que « l’inconscient c’est le discours de l’Autre » la pensée de Lacan paraît également inscrire la dimension politique au cœur de l’inconscient, ce que l’auteur confirme, un an avant la révolte de mai 1968, et peu de temps avant son exclusion des murs de l’Ecole Normale Supérieure à travers la formule : « L’inconscient, c’est la politique. Ce qui lie les

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hommes entre eux, et ce qui les oppose, est précisément un côté de ce dont nous essayons d’articuler la logique. » 854 S’il a perçu la présence du social et du politique au cœur de l’inconscient qui n’est pas monade au sein d’une monade mais relation, il s’arrête au bord de la philosophie politique. Lacan a enseigné la défiance à l’endroit des idéaux, des systèmes, des utopies dont le champ politique est semé, comme les autres, pas plus que les autres. C’est aussi le terrain d’un jeu entre symbolique, imaginaire et réel. Il a exploré les phénomènes de domination et d’aliénation. L’aliénation par le travail, thèse reprise à Marx, est pour lui un fait de structure mais il n’encourage pas une révolte collective parce que la lutte des classes conduit seulement les exploités à rivaliser sur qui seront les exploiteurs. Lacan s’est aussi penché sur « la raison de cette barbarie »855 contemporaine qui consiste à détruire des formes culturelles dont il reconnaît la persistance sous des formes dégradées : « anarchie « démocratique » des passions et leur nivellement désespéré par le « grand frelon ailé » de la tyrannie narcissique. »856 Il n’est pas indifférent à la violence présente dans notre société ou à ses formes dégradées dans ce que les sociologues appellent l’anomie. Mais la psychanalyse met plus en valeur les invariants de la civilisation qu’elle ne place ses espoirs dans des changements politiques. Elle intègre une certaine idée du progrès mais c’est un progrès privatisé, la recherche d’un point d’accord du sujet avec lui-même.

La servitude interne liée à la division du sujet et à la perte du gouvernement de soi peut conduire à la recherche d’un maître. De la même façon que Platon pouvait dresser un parallèle entre l’âme et la cité, que l’esprit chez Descartes est en relation hiérarchique avec le corps, plus dans les Méditations que dans le Traité des passions, hiérarchie que Nietzsche s’amuse à inverser857, chez Lacan il y a aussi des phénomènes de domination. C’est le signifiant maître qui impose son autorité, qui commande, qui est le chef. Le discours profère un signifiant en vue de ses effets de lien et le premier effet de lien c’est l’obéissance, la soumission. Mais le chef ne se réduit pas chez Lacan contrairement à Freud à la puissance de l’image du père. Lacan sépare le fait social des types de société, de la nature et de l’organisation du pouvoir. C’est pourquoi B.Ogilvie soutient qu’ « il n’y a aura pas de psychanalyse appliquée à la politique. 858»

Quand il cherche à penser « l’envers de la psychanalyse », Lacan retrouve le terrain politique. L’élaboration des quatre discours constitue sa topographie du politique. Loin que l’anthropologie symbolique soit vouée à méconnaître- donc à servir- le caractère conflictuel de la vie sociale, la violence, elle met en évidence que c’est pour la même raison que l’homme est un animal symbolique et politique. Que le sujet ne soit pas le maître de son discours mais au contraire que les contraintes de la symbolisation déterminent l’espace de ses possibles et même le lieu de son irruption encadre la liberté qui consiste à faire advenir les possibilités du monde plutôt qu’à réaliser ses idéaux. C’est une liberté risquée qui, véhiculant ses propres

854 S XIV, 10 mai 1967.855 L’agressivité en psychanalyse, p120.856 Ibid, p121.857 Nietzsche écrit ainsi au §19 de Par delà le bien et le mal : « Notre corps n’est en effet qu’une structure sociale composée de nombreuses âmes ».858 Lacan, le sujet, PUF, Paris, 1987, p58.

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limites, peut être conduite à confondre l’impossible toujours en déplacement avec l’interdit qui représente ses propres frontières. Cette confusion n’est jamais à l’abri de dégénérer en violence, entendue moins comme résurgence dans la culture des pulsions sauvages que comme déplacement sur la répression des pulsions libidinales. Or, la différence entre l’impossible et l’interdit est un opérateur de signification.

Mais à la différence de Freud, il n’y a pas chez Lacan de discours proprement politique. Lacan aurait hésité entre les carrières politique et médicale et se sera toujours intéressé aux événements de son temps mais le politique relève pour lui du discours du maître, c’est-à-dire d’une croyance en la totalisation du savoir.

Pour Lacan, le philosophe est aussi au service du maître. Il y a les vrais maîtres, les grands noms auxquels Lacan se réfère, explicitement ou tacitement, et les moins connus. Et puis il y a les professeurs d’université qui sont accusés de biaiser avec la vérité, «  de vouloir être l’Autre, j’entends le grand Autre, de quelqu’un, là où se dessinent les figures où son désir sera capté. »859 Nous pouvons remarquer, outre que le statut d’analyste se confond parfois, pour le meilleur ou pour le pire, avec celui d’universitaire, que cette place de l’Autre est aussi celle assignée pendant un temps à l’analyste, plutôt que celle du semblable. Un autre reproche nous paraît tout aussi contestable, c’est celui selon lequel le philosophe confiné au monde de la pensée renoncerait à viser le réel. C’est en effet Lacan lui-même qui nous a appris à cerner le réel avec la pensée, allant jusqu’à soutenir que pendant le mouvement de 1968, ce qu’il inscrivait au tableau noir était aussi orienté vers l’action que ce qui se passait dans la rue. Il vise sans doute un certain mouvement centrifuge de la philosophie qui ne fait plus du réel son guide. De même, l’idée que la pensée, effet de la division, ne saurait penser la division paraît assez contradictoire avec l’effort de dire l’impossible. Et l’on saisit mal l’incompatibilité qu’il pourrait y avoir entre la pensée comme jouissance et la pensée comme connaissance. En vérité, les ambitions du discours psychanalytique- mise à l’épreuve des concepts, interrogation des discours de l’époque-, ne paraissent pas si éloignées des visées que la philosophie s’est donnée dans l’histoire. Et l’évolution de l’action politique elle-même s’en rapproche singulièrement : transformation progressive d’une pratique qui guide, définit et oriente vers des objectifs en une activité qui accompagne les changements sociaux et les citoyens, qui régule, qui arbitre à partir de la constitution du pouvoir comme lieu vide860.

L’approche aristotélicienne de l’éthique, critiquée par Lacan, permettait de penser l’articulation de l’individuel et du collectif. Chez Aristote, la science architectonique est bien la politique et non l’éthique qui, s’attachant de manière illusoire au bien de l’individu, ne trouve sa consistance que si celui-ci rejoint celui de la cité.

Or, on voit mal chez Lacan comment l’art de devenir soi s’articule à l’art d’édifier l’espace public, le lien entre morale et politique. Sa conception originaire de la société comme composée de familles et non d’individus, héritée de Maurras et de Comte, le conduit à penser que tout est social en nous et que c’est le milieu qui rentre dans l’individu, devenant la forme extérieure de sa structure interne et inscrivant au cœur même de l’être la nécessité de sa

859 S XVII, p71.860 Cf S.Askofaré, Politique, science et psychanalyse, Revue du champ lacanien n°2, 2005.

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présence. Dans la société, l’Autre n’est acceptable que dans la limite où il n’est pas gênant c’est-à-dire dans la mesure où il n’est pas vraiment Autre. L’éthique lacanienne, en se réclamant d’Antigone, est avant tout une éthique personnelle.

Là où Platon voyait dans l’édification de la cité un art du tissage, fruit de la tension entre la chaîne et la trame, le défaut d’harmonie dans les rapports sociaux paraît pour Lacan peu susceptible d’amélioration, de progrès. La question des moyens de contribuer à l’épanouissement du sens commun lui est complètement étrangère sauf à parier qu’une modulation de la tension du rapport à soi-même et aux autres ne favorise le dialogue social, « par surcroît ».

La recherche du particularisant et le renvoi de l’universel au service des maîtres peuvent donner lieu à une exacerbation des revendications communautaristes ou individuelles et à un réactif de chacun sur son propre être-autre tenu comme insurmontable. Certes cette approche permet de renverser le dédain à l’égard du cas particulier. A partir de ces arguments, Jean-Claude Milner reproche à l’universel d’être celui du quelconque et y fonde le refus d’être au même titre que les autres. Or, il faut rappeler comme le fait François Wahl l’universel du socius qui vit parmi les autres au même titre que les autres. Il insiste sur la fragilité du principe d’universalité et sur la prescription première du politique de reconnaître le particulier de l’altérité comme moment de l’universel de la citoyenneté.

Enfin, l’absence de réflexion sur la compatibilité des désirs entre eux est flagrante. Curieusement, la question est abordée à propos des besoins et de leurs signes :

On peut donc supposer un monde humain tout entier organisé autour d’une coalescence de chacun des besoins qui ont à se satisfaire, avec un certain nombre de signes prédéterminés. Si ces signes sont valables pour tous, cela doit faire en principe une société fonctionnant de façon idéale. 861

Mais il s’agit davantage d’une satire des utopistes que d’une véritable réflexion de type utilitariste :

Ce que je dépeins, c’est ce qui est rêvé depuis toujours par les utopistes, à savoir une société fonctionnant parfaitement, et aboutissant à la satisfaction de chacun selon ses besoins. On ajoute à vrai dire que tous y participent selon ses mérites, et c’est là que commence le problème.862

La séparation du désir, même collectivisé à l’échelle de ceux qui partagent des désirs voisins dans la sphère sociale, avec tout projet politique est manifeste. Qu’advient-il si des désirs entrent en conflit ? Même si Lacan affirme qu’« il ne saurait y avoir de satisfaction pour chacun sans la satisfaction de tous »863, ce qui peut constituer un idéal politique, on voit mal comment cette maxime s’inscrit dans le réel.

861 S V, p461.862 Ibid.863 SVII, p338.

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26.2. Une éthique sans politique ?

Se repose alors la question soulevée par Schopenhauer : comment alors que se développent tant de politiques sans morale, une morale sans politique pourrait-elle être de quelque indication ? Lacan ne fait pas l’impasse sur cette question de l’articulation entre morale et politique. Il s’appuie sur la pensée aristotélicienne : si l’éthique du Stagirite débouche sur une politique, c’est parce que « l’ordre particulier s’unifie dans une connaissance plus universelle »864. C’est parce que la notion de Souverain Bien permet de rassembler l’ordre particulier et l’ordre social, parce que l’individu est conduit à se conformer à un certain modèle social, à l’ordre social lui-même pris dans une imitation de l’ordre cosmique que ce nouage est possible.

En l’absence des ces opérateurs de liaison - souverain Bien, ordre cosmique, conformité à un modèle - l’articulation entre éthique et politique devient problématique. Lacan s’essaie toutefois à dégager la portée politique du tournant éthique apporté par la psychanalyse :

Pour autant qu'une matière délicate comme celle de l'éthique n'est point de nos jours séparable de ce que l'on appelle une idéologie, il me paraît ici opportun de donner quelques précisions sur le sens politique de ce tournant de l'éthique dont nous sommes responsables, nous, les héritiers de Freud.865

Il ironise à la fois sur les intellectuels de gauche qui se veulent progressistes- « un certain style d'idéologie généreuse fort répandu, disons-le, dans notre bourgeoisie »866- et sur les intellectuels de droite qui incarnent le cynisme du réalisme sans sa part d’héroïsme. Plutôt conservateur dans les urnes, il se défend de soutenir une indifférence en politique. Il ironise aussi sur le côté humanitaire de Freud.

Lacan partage avec Freud l’idée selon laquelle la jouissance «  comporte le mal du prochain. »867 Il précise l’anthropologie freudienne énoncée dans Malaise dans la civilisation :

la tendance native de l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction et donc aussi à la cruauté […] L’homme essaie de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer.868

Ce qu’essaie de faire Freud selon Lacan, c’est de repenser le problème du mal en l’absence de Dieu. Il ne s’agit pas de contrecarrer des tendances à faire le mal par l’amour du

864 Ibid, p31.865 Ibid, p214.866 Ibid 246.867 Ibid, p216.868 Ibid, p217.

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prochain parce qu’il n’y a pas à accorder son amour au premier venu, « simplement parce qu’il s’est approché. »869

Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ?  car dès que je m’en approche- c’est là le sens du Malaise dans la civilisation- surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place même de la Loi évanouie, donner son poids à ce qui m’empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la Chose.  870

Tant qu’il s’agit du bien, poursuit Lacan, il n’y a pas de problème : le nôtre et celui de l’autre sont de la même étoffe dont est faite le manteau de Saint-Martin. Les choses se compliquent à partir du moment où c’est le bien des autres que je veux, celui qui demeure à l’image du mien, voire « pourvu qu’il dépende de mon effort. » 871

Lacan considère que nous ne sommes pas sortis de ce qu’Hegel indiquait dans ses Principes de la philosophie du droit872 au sujet des fondements de l’Etat bourgeois, qui donne la règle d’une organisation humaine fondée sur le besoin et la raison. La philosophie du droit développe une partie du système de la philosophie publié précédemment sous le titre Encyclopédie des sciences philosophiques (Heidelberg, 1817). Elle correspond à la théorie de l'esprit objectif, développée à travers une théorie juridique, politique, sociale et éthique. L’Etat moderne est selon Hegel la réalisation de la rationalité dans l’histoire. Etat, société civile et famille ont la même structure. L’Etat hégélien rend possible l’existence de la société civile (bürgerliche Geselschaft), lieu du besoin et de sa satisfaction par le travail et les échanges. Hegel relève des tensions au sein de la société civile entre riches et pauvres. En outre, destinée à satisfaire le besoin individuel, elle peut conduire à une atomisation du social. Un des buts de l’Etat hégélien est donc de mettre en place un dispositif juridico-politique qui permette d’empêcher que la société civile ne se transforme en bellum omnium contra omnes selon la formule de Hobbes. La famille, à la fois biologique et sociale, est la première racine éthique de l’Etat, les instances régulatrices de la société civile (police, corporation…) en constituant la seconde. L’Etat, présent dans la subjectivité des citoyens, est représenté par des institutions qui permettent de lutter contre la pulvérisation atomistique et conflictuelle. Il est la condition pour que les individus puissent accéder au bien-être et réaliser leurs buts. Il n’exige pas que les individus renoncent à leur intérêt propre mais ménage une liberté organisée, reposant sur une différenciation qui préserve les singularités.

Lacan fait sienne la critique marxiste de cette philosophie873 qui n’apporte à ce problème qu’une solution politique, juridique, laissant chacun réellement « en proie à

869 Ibid, p219.870 Ibid.871 Ibid, p220.872 G.F.Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, trad. Jean-Louis Vieillard-Baron, Flammarion, Paris, 1999.873 K.Marx, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie, est parue en février 1844 dans le premier numéro des Annales franco-allemandes (Deutsch-französische Jahrbücher), une revue dirigée par Karl Marx.

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l’égoïsme de ses besoins particuliers, à l’anarchie, au matérialisme »874. Selon cette critique, l’Etat ne modifie pas l’existence réelle des hommes mais érige au-dessus d’eux une nouvelle divinité qui se prétend le représentant de l’intérêt général tandis que la société civile demeure la sphère de la lutte atomistique entre les individus. Selon Marx en effet, les corporations ne sauraient jouer le rôle d’instances régulatrices des conflits sociaux car elles sont elles-mêmes traversées par les antagonismes de classe et d’individus. La liberté politique est une liberté fantasmatique qui n’affranchit pas les hommes de leur condition effective mais la masque et la maintient. L’émancipation des hommes ne saurait donc passer par la voie de la révolution politique. Elle viendra d’une classe dont l’aliénation est maximale, celle à qui le procès du travail échappe, qui ne possède pas la marchandise qu’elle produit, celle qui n’est pas libre de travailler ou de ne pas travailler parce qu’elle n’a pas d’autres ressources que de vendre sa force de travail. A partir des années 1850, le concept d’exploitation se substitue à celui d’aliénation, traduisant le passage d’une vision éthique à une analyse de l’économie politique.

La nouveauté qu’apporte Freud, même s’il ne dépasse pas Marx en ce sens que son objectif demeure quant à la réalisation humaine, c’est de montrer que « les deux termes de la raison et du besoin sont insuffisants pour permettre d’apprécier le champ dont il s’agit. »875

Freud, qui, dans sa 7ème Conférence sur la psychanalyse, condamne avec la même sévérité les œuvres de Marx et les écrits sacrés comme autant de « sources de révélation » et de chimères, déplace selon Lacan les difficultés de structure sur le terrain du désir. La raison est là avant l’émergence des besoins dans un champ séparé d’eux. Mais ce déplacement entraîne celui des termes eux-mêmes : la raison enfouie, inconnue, non maîtrisée devient l’inconscient tandis que la satisfaction des besoins devient satisfaction de la pulsion, tendance historicisée, qui cherche aussi bien sa satisfaction qu’elle ne pousse à sa destruction. Parle-t-on encore de la même chose ? Ce qui permet de le laisser penser, c’est que le terme articulant le rapport entre pulsion et inconscient d’un côté, raison et besoin de l’autre, est conservé sous le nom de jouissance et non de bien. En matière de politique, Lacan redoute la survenue d’une nouvelle catastrophe, pendant des « élucubrations d’horreur » issues de la morale sadienne. Pour lui, les règles ne sont pas un rempart contre la survenue de la catastrophe mais c’est par elles, par leurs rouages, par leurs représentants, par leur ordre aveugle à tout sens et à toute finalité sinon la « résorption d’un insondable déchet »876 qu’elle pourrait survenir. Tel est du moins l’horizon qu’il assigne à une politique du bien, à moins qu’elle ne soit démystifiée de cette erreur de jugement repérée par Augustin.

La reprise par Lacan en 1960 de la critique marxiste d’Hegel, repose sur l’opposition entre réel et symbolique, et signe encore son premier enseignement; l’analyse sera révisée dans son enseignement postérieur à 1968 mais conservera les apports de Marx : critique de l’idéologie des droits de l’homme, qui dissimule mal la domination économique, politique et symbolique d’une classe sur une autre ; critique de l’aliénation par le travail qui dérobe au salarié la jouissance des fruits de son travail. Mais le droit n’apparaît plus comme un système

874 SVII, p247.875 Ibid.876 Ibid, p273.

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formel qui échoue à ordonner le réel. « Ce qui ordonne le droit, c’est une géométrie. Une géométrie, c’est l’hétérogénéité du lieu, à savoir qu’il y a un lieu de l’Autre. »877 En ce sens, la conception de l’éthique lacanienne, tout en défendant une théorie de la constitution intersubjective du sens partagée par Taylor et MacIntyre, semble paradoxalement plus proche de celle des libéraux que de celle des communautariens pour qui l’éthique, par une prise en charge de l’orientation de la vie, de la question du sens, des fins et des valeurs peut déboucher sur une politique. Si Taylor montre comme Lacan que la constitution du sujet humain est corrélative de sa constitution comme sujet de langage, en étant signifié par autrui et se signifiant par autrui au moyen de significations constituées intersubjectivement, les deux auteurs n’en tirent pas les mêmes conclusions politiques. Pour Taylor en effet, il est possible de dégager une théorie de la vie bonne qui soit déterminée par son inscription dans un horizon préexistant de significations partagées. En conférant du sens, cet horizon confère en même temps une certaine rationalité, une accessibilité publique, une certaine objectivité et une disponibilité à la valeur. La vie bonne redevient donc une question susceptible d’un développement argumentatif. Pour Lacan au contraire, sa théorie de la signification faisant intervenir l’imaginaire paraît toujours menacer le fondement rationnel de la discussion, au point d’en vider les valeurs, jusqu’au sens des mots. Ceci le sépare encore des utilitaristes.

Hume avait insisté sur la structure des passions, dont Bentham a dressé des tables pour en graver les signifiants et les symboles dans la langue anglaise. Par cette opération, Bentham avait gardé possible la réflexion en posant que le plaisir et la douleur étant structurés comme un langage, il revenait au politique de les écrire dans des contextes différents : «Fait-on des lois autrement qu’avec des mots ? Vie, liberté, propriété, honneur, tout ce qui nous est cher dépend du choix des mots.»878 Or, il semble avec Lacan que les mots aient perdu de leur efficace politique.

Ainsi l’absence d’ordre éthico-politique, celui-là même qui avait permis à Levinas de penser la possibilité d’une limitation de la violence guerrière de l’être par une limitation de l’infini responsabilité de la proximité se trouve-t-elle chez Lacan par un nouveau réductionnisme, empêcher toute pensée de l’apaisement politique. Rien n’est garanti pour effectuer la médiation de l’éthique au politique : ni fondation, ni déduction, ni dérivation. Pourtant, au creux de cette impossibilité de fonder un droit ou une justice de l’éthique, la dépendance de l’éthique au droit paraît irrécusable. Le tiers annonçant la justice est au cœur de l’éthique de Levinas :

« Ce lien fait signe vers l’autre, l’autre homme, un autre de l’homme et un autre que l’homme. »879

La corrélation entre l’absence d’un ordre ontologique et axiologique naturel et la nécessité d’une fondation d’un code juridique de l’Etat a été découverte par Hobbes. C’est sur le plan politique qu’il cherche la réponse au problème métaphysique de la séparation du

877 S XX, p14.878 J.Bentham, Traité de législation civile et pénale, éd Dumont, Paris, 1802, p363.879 E.Levinas, Totalité et Infini.

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discours et de l’être. A un monde de choses hiérarchisées et signifiantes qui assurait naturellement à l’homme son lieu, sa fonction, son bien propre, son destin et la consistance de son discours, se substitue un monde qui est l’œuvre d’un faire et d’un dire humains, où ce faire et ce dire reçoivent leur règlement de l’instance qu’ils ont eux-mêmes fondée : l’Etat. Cette instance est un lieu vide chez Lacan.

La dimension collective est présente dans le sujet mais l’effort de la psychanalyse est de séparer le sujet des signifiants maîtres qui le collectivisent, d’isoler sa différence, de cerner la solitude subjective et l’objet qui peut causer son désir. En ce sens, sa visée est particulière. Le scepticisme français à l’égard de toute image de la bonne société et de l’espoir que cette dernière puisse se constituer à travers un processus rationnel d’ajustements bien compris rend bien compte à cet égard de ce que ce n’est pas le bonheur paisible et rationnel que tentent de cerner les Français mais la part du conflit, de la division, de l’inajustable. Avec son double scepticisme, à la fois sur le contenu des propositions morales et sur leur capacité à motiver l’action ou à fournir des raisons d’agir, Lacan a transmis en politique un discours qui n’est pas du semblant mais où les non dupes s’exposent à l’errance ou au dogmatisme. Sa dialectique demeure visée de « réintégration et d’accord, je dirai de réconciliation. »880

Mais on ne saurait reprocher à Lacan de s’avancer trop loin hors du champ de sa pratique, sauf à voir resurgir « nos préjugés, nos idées reçues dans notre milieu, qui sont soutenues avec un habillage théorique. »881 De son côté, la politique prend en considération le sujet issu de la révolution freudienne. La philosophie politique pourrait toutefois gagner à retrouver les questions touchant à la nature du désir, de l’interdit, de la jouissance et du sacrifice, approchées par Platon, Aristote, Hobbes ou Machiavel. Intégrer l’apport freudien, c’est faire place neuve, à côté des conflits d’intérêts, à celle des affects. Intégrer l’apport de Lacan, proche de Foucault sur ces points, c’est considérer le champ politique comme un système symbolique où les liens ne résultent pas de l’action volontaire des individus mais les précèdent par une tradition qui fait peser sur eux une contrainte. En même temps, chacun voit s’élargir dans la démocratie contemporaine la palette de ce qui paraît relever de ses propres choix. L’autonomie a supplanté la liberté comme bien commun, substitution qui peine à contenir les revendications de chaque catégorie à constituer sa propre loi quand tout va bien, à en appeler au secours de l’Etat quand les choses tournent mal. La diffraction du symbolique se traduit par la recherche du différenciant. Le symbole, porteur de différence mais aussi d’universel, distingue et unit, sépare et articule.

26.3. Une pensée politique

Bien que marqué par l’anthropologie augustinienne882, Lacan ne déduit aucune conception politique de son analyse de la condition humaine. L’approche lacanienne de la 880 J.Lacan L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, op cité, p521.881 C.Demoulin, Sortir du discours capitaliste ? Revue du champ lacanien n°2, 2005, p107.

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politique est une fois de plus la plus proche de celle de Pascal. Il y a chez Pascal une pensée du politique qui n’est ni une science ni un art ni une philosophie. Elle qualifie seulement le domaine d’une exhortation : se perdre en honnête homme plutôt que se damner sottement. Sa pensée consiste à construire l’ordre politique ou juridique en prenant pour principe les désirs. La légitimité de la politique de Pascal s’inscrit dans une analyse de la condition humaine. Il nous en livre une image, entre grandeur et misère, afin de nous la faire reconnaître. C’est sur la concupiscence, plus extra-morale qu’immorale, et non sur la vertu d’une justice transcendante que repose la cité. Mais là où chez Hobbes, cette analyse rendait possible l’autonomie d’une philosophie politique dérivée des besoins et impulsions naturels de l’homme selon la logique des sciences de la nature, elle marque d’abord chez Pascal une impuissance et rend nécessaire de considérer l’ordre politique à la lueur de cette impuissance.

La pensée politique de Lacan comme celle de Pascal « ne vise pas à déterminer l’essence du politique mais à indiquer dans quel esprit il faut vivre dans l’ordre politique. »883

Mais la pensée politique de Lacan n’est pas une déontologie de l’existence humaine dans l’ordre politique. Ni humanitaire, ni révoltée, sa pensée conduit en pratique à un certain conservatisme, comme celui de Montaigne ou de Hume: il est possible à chacun dans l’ordre existant de parvenir à son désir. La subversion du sujet n’implique pas celle de l’ordre social même si elle n’est pas sans effet sur lui. Renverser l’ordre, ce serait une révolution qui reviendrait à son point de départ. Que les associations humaines fassent figure de simulacre n’est un obstacle que pour les idolâtres de la vérité, les charnels. Lacan fait sienne une formule qu’il prête à Mazarin : « La politique est la politique, mais l’amour reste l’amour. »884

Lacan étudie la notion de pouvoir, centrale dans une théorie politique. Mais le pouvoir chez Lacan n’est pas tant le pouvoir politique que le pouvoir d’une part de l’idéal du moi du sujet à faire le bien et, d’autre part, celui du moi-idéal, l’autre imaginaire que nous avons en face de nous, de me priver de mes biens. Ce pouvoir bipolaire structure chez Lacan le monde des biens et débouche certes sur une « guerre sociale »885 mais aussi sur une forme d’espoir. Car « tout n’est pas pris dans la dialectique nécessaire de la lutte pour les biens, du conflit entre les biens et de la catastrophe nécessaire qu’elle engendre. »886 Le recul vis-à-vis des biens voire la destruction de ceux-ci, qu’il s’agisse de la propriété individuelle ou collective, est propice au maintien et à la discipline du désir. Pour Lacan, le discours du bien, de la communauté, manifeste les effets du discours de la science, et notamment la puissance du

882 Augustin a en effet dans le livre XIV de La cité de Dieu tiré de sa distinction entre deux amours, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi deux conceptions de la cité : l’une, terrestre, où règne la vie selon la chair, et l’autre, céleste, où règne la vie selon l’esprit. La cité céleste n’est pas le royaume de Dieu mais la cité des hommes vivant selon la loi de Dieu. Pour l’homme augustinien, la dialectique des deux cités est d'abord intérieure et personnelle. «  C'est au cœur même de chaque homme, comme au sein de toute société humaine, que les deux cités coexistent, parce que les deux amours y sont inextricablement mêlées. » M.Meslin, Augustin, Article de l’Encyclopédie Universalis.

883 B. Marie Delamare, Pascal et la cité des hommes, Ellipses, Paris, 2001.884 SVII, p374.885 Ibid, p275.886 Ibid.

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signifiant, qui devient « une aliénation supplémentaire »887 en ce qu’il n’oublie rien. Comme le désir est pris dans les rets du signifiant, la tentation est alors de se libérer des deux. C’est là que réside le pouvoir pour Lacan :

ravalement du désir, modestie, tempérament- cette voie médiane que nous voyons si remarquablement articulée dans Aristote […] l’ordre des choses sur lequel elle prétend se fonder est l’ordre du pouvoir, d’un pouvoir humain, trop humain.888

C’est pour Lacan le lieu « où se déchaînent les signifiants et où pour Aristote, règne la caprice des dieux, pour autant qu’à ce niveau dieux et bêtes se réunissent pour signifier le monde de l’impensable. » 889

Certes, Lacan est sévère à l’encontre des pouvoirs890 mais l’ordre des pouvoirs à l’œuvre dans l’éthique aristotélicienne n’est pas disqualifié : « l’ordre des pouvoirs n’est point à mépriser - ce ne sont point ici propos d’anarchisme - il faut simplement en savoir la limite concernant le champ offert à notre investigation. » 891

Lacan partage avec Kant la croyance que la morale exige une purification de toute forme d’intérêts alors que la politique est le champ d’affrontement des intérêts. Selon cette conception, la morale n’est pas affaire de ce qui se peut ou ce qui ne se peut pas mais relève d’un impératif catégorique, d’un « tu dois » inconditionnel, qui occupe une place vide. Kant a recours pour surmonter ce vide au ciel étoilé, à l’instance divine qui correspond, chez Lacan, à la place du signifiant.

Selon Lacan, le courant post-révolutionnaire a prolongé le service des biens et continué de méconnaître le champ du désir, perpétuant la tradition du pouvoir. Le communisme représente pour lui la perspective d’étendre le service des biens à tout l’univers. Pour Lacan, le problème de la poursuite des biens est celui du rapport de l’individu à la culpabilité. Le seul bien qui vaille est celui qui « peut servir à payer le prix pour l’accès au désir. »892 Lacan nomme livre de chair « ce qui est sacrifié de bien pour le désir », ce que les religions s’emploient à récupérer.

Maintenant, il faut que la psychanalyse survive, c’est un grave problème. Survivra-t-elle quand je serai mort? 893 

887 Ibid, p276-277.888 Ibid, p363.889 Ibid.890 la réponse qu’a toujours offert la morale des pouvoirs, c’est « Continuez à travailler. Que le travail ne s’arrête pas. Ce qui veut dire- Qu’il soit bien entendu que ce n’est en aucun cas une occasion de manifester le moindre désir. La morale du pouvoir, du service des biens, c’est- Pour les désirs, vous repasserez. Qu’ils attendent.891 Ibid.892 Ibid, p370-371.893 Discours de Tokyo, op cité.

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CONCLUSION

La psychanalyse n’a pas une visée cognitive par rapport à autrui mais essentiellement pratique: la cure vise à aider un sujet qui le souhaite à se libérer des pièges internes à la perception et à l’affectivité les plus dérangeants pour lui :

nous prétendons permettre au sujet de se placer dans une position telle que les choses, mystérieusement et presque miraculeusement, lui arrivent à bien, qu’il les prenne par le bon bout.894

Elle se donne pour horizon l’introduction du sujet au langage de son désir, quel qu’il soit. Admettre la logique de l’inconscient, ce n’est pas renoncer complètement pour soi-même et vis-à-vis des autres à la compréhension de ses actes, à la lucidité et au vouloir, c’est aussi se donner de nouveaux moyens d’y accéder et de surmonter les barrières que Freud dans Le Mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient a énoncées :

J'ai acquis l'impression de ce que la théorie de l'inconscient se heurtait principalement à des résistances d'ordre affectif qui s'expliquent par ce fait que personne ne veut connaître son inconscient, et partant trouve plus expédient d'en nier tout simplement la possibilité.

Et comme le signale François Roustang, ce n'est pas parce que la psychanalyse a été vulgarisée que le problème a perdu de son acuité.

Nombreux sont aujourd'hui les psychiatres ou les philosophes qui, tout en acceptant verbalement l'existence de l'inconscient, en nient pratiquement par leurs explications le caractère insolite et scandaleux ; c'est-à-dire qu'ils le rejettent, car il faut bien toujours à leurs yeux que la conscience reprenne ses droits sous peine de voir s'écrouler leur propre univers de pensée895.

L’admission des phénomènes inconscients transpose au plan de l’entendement humain, ce que les sciences contemporaines telles que la génétique, les mathématiques, la physique situent comme la place tantôt du hasard (dans la transmission du patrimoine génétique) tantôt comme celle de l’incomplétude. Et Freud, animé par l’esprit scientifique et un projet philosophique initial, cherche aussi à rendre compte de ces phénomènes psychiques, qui tout en étant au cœur de la vie humaine, paraissent échapper à l’explication disponible dans l’état de la science. Il veut déterminer les raisons et rétablir la nécessité là où il semble qu’il n’y a ait que fortuit et incohérence. Sa découverte se situe à la place où les philosophes « durent faire l’hypothèse qu’il y avait des processus organiques parallèles aux processus psychiques conscients, ordonnés à ceux-ci d’une manière difficilement explicable et qui

894 Ibid, p339.895 F.Roustang, L’inconscient, article consultable en ligne sur http://www.universalis.fr/

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devaient assurer l’interaction entre corps et âme »896. Elle consiste à montrer que « non, l’être conscient ne peut pas être l’essence du psychique, il n’est qu’une de ses qualités et à vrai dire une qualité nullement constante, bien plus souvent absente que présente. »897 Freud prend ainsi pour étude et rend compte des idées incidentes, des pensées qui surgissent soudain, toutes prêtes, dans la conscience, qui paraissent non préparées aussi bien que des processus compliqués de choix, de rejet et de décision qui se sont déroulés dans le temps sans qu’il soit possible d’en rendre raison. Il montre que « l’être conscient n’est pas une condition indispensable de l’activité »898. L’incohérent, loin de déranger les fonctions de la raison, les renforce : la cohérence est bouleversée pour que l’être humain continue à dormir quand il rêve- sans quoi il se réveillerait- et continue à croire qu’il est bien réveillé quand il rationalise. C’est dans ces traces laissées par Freud que Lacan creuse son sillon.

Lacan fait siennes les nouvelles méthodes d’investigation du psychisme inaugurées par Freud qui constituent, par leur caractère inédit, un saut épistémologique permettant d’arracher de nouveaux pans de vérité sur l’être humain, de proposer un autre modèle d'intelligibilité. Ces méthodes rompent avec l’introspection philosophique en ce qu’elles ne sont mobilisables que dans une relation. Mais cette propriété ne les situe pas pour autant sous les auspices d’une philosophie de l’Autre, telle que Levinas peut la développer. C’est d’abord la mise en évidence d’une autre logique, une logique aux exigences impérieuses, que l’inconscient « s'efforce de satisfaire » comme le précise Freud dans L’interprétation des rêves. C’est ce dont Lacan s’est évertué à rendre compte, grâce aux ressources de la philosophie et des mathématiques notamment. Il a précisé plus avant que le fondateur de la psychanalyse les propriétés de cette autre logique. La logique des processus inconscients n’est pas en effet celle des relations de non-contradiction, de cause, de succession. La condensation mise en évidence par Freud consiste ainsi à représenter par un seul une multiplicité d'éléments : une personne tient la place de plusieurs, un mot tient la place d'une ou plusieurs phrases, une affirmation contient sa négation, une alternative devient conjonction. Lacan a développé cette découverte en mettant en évidence que l’inconscient pousse à l’Un. L’apport propre de Lacan à cette dynamique consiste à mettre en évidence l’instance de l’Autre dans la structure d’une personnalité.

Cet Autre n’est pas celui de l’intersubjectivité qui reste extérieure à l’analyse. Le concept de grand Autre, « extrême de l’intime […] en même temps internité exclue »899

permet d’échapper, dans un voisinage avec le souci levinassien, à deux écueils dans l’approche de l’altérité : « ni extase où le Même s’absorbe dans l’Autre ni savoir où l’Autre appartient au Même. »900 Mais ce qui compte pour Lacan n’est pas en soi l’erreur épistémique qui consisterait à confondre le même et l’autre ni même par elles-mêmes les implications éthiques qui pourraient résulter d’une telle confusion mais son caractère proprement invivable. Ce qui coupe l’un de l’autre, c’est en effet là que se constitue le sujet de la parole,

896 S.Freud, Die Ichspaltung in Abwehrvorgang, Résultats, Idées, Problèmes, p292.897 Ibid.898 Ibid, p293.899 Conférence de Bruxelles, 1960.900 E. Lévinas, Le temps et l’Autre, Paris, PUF, 1983, p13.

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en même temps que ce qui l’y efface. Ce sujet n’est pas davantage le sujet de la connaissance que celui de la vérité, il est d’abord sujet de l’action. « Il n’y a pas de sujet de la vérité, sinon de l’acte en général ».901

L’irruption dans une vie de quelque chose d’incompréhensible, parfois d’insoutenable, de paralysant, met le sujet à l’épreuve de l’action. Quand c’est au plus intime que réside l’effroi, parmi les siens qu’il faut apprendre à discerner le danger, la scène présente la tragédie d’un sujet divisé en situation d’agir mais ne sachant que faire. Le sujet barré se tient au carrefour d’une décision avec l’idée que l’acte qu’il va commettre, il en est responsable, tout en soupçonnant que l’acte se révèlera différent de ce qu’il a voulu faire. C'est seulement « après-coup » qu'un événement passé devient en réalité événement, qu’un acte devient acte. Cette scène qui échappe au choix, au calcul et dont la signification ne sera donnée qu’après coup révèle au sujet sa vraie nature, traversée par l’Autre. L’éthique s’en trouve pas la-même inquiétée.

« Je suis en retard sur chaque chose que je dois développer avant de disparaître » disait Lacan en 1966 au symposium de Baltimore. L’itinéraire de Lacan se confond avec ses tentatives successives d’élaborer un discours personnel à travers les signifiants de l’Autre. Les Autres de Lacan sont innombrables mais nous avons pu en repérer quelques figures angulaires. C’est d’abord, en psychiatrie, « Clérambault, qui fut mon seul maître dans l’observation des malades. »902 C’est aussi le président Schreber qui dans son délire, dans sa catastrophe psychotique, réalise l’Autre de Lacan. La préoccupation de Lacan pour la psychose, qui a ouvert et fermé son enseignement, a constitué un point de butée constant dans l’avancée de sa doctrine.

Freud évidemment, constitue une figure majeure de l’élaboration du discours lacanien puisque Lacan tente d’élaborer une clinique comme un destin subjectif lui venant de l’Autre, lui commandant son retour à Freud. La dette à l’égard du fondateur de la psychanalyse reste marquée par l’ambivalence entre la rencontre réelle manquée- Freud ne répond pas à la thèse que Lacan lui a adressée, ils sont en même temps à Paris mais ne se retrouvent pas- et la rencontre de deux pensées.

Retour à Freud : on m’a naturellement mis cette étiquette, que je mérite bien, parce que c’est comme ça que je l’ai d’abord moi-même produite. Je m’en fous de toi Freud. Simplement, c’était le procédé pour que les psychanalystes s’aperçoivent que ce que j’étais en train de leur dire, c’était déjà dans Freud. 903

Lacan s’appuie aussi sur un certain nombre de philosophes qui lui permettent d’opérer des franchissements: Berkeley, à qui Lacan reconnaît sa dette, Spinoza, si présent dans sa thèse et bien sûr Hegel qui assoit à jamais à ses yeux la pertinence du discours philosophique.

901 SXIV 10 mai 1967.902 SVIII, p335.903 S XXI, 20 novembre 1963.

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« Je regrette d’avoir à remuer pour vous le ciel de la philosophie, mais je dois dire que je ne le fais que contraint et forcé, et après tout parce que je ne trouve rien de mieux pour opérer »904.

Cette référence est - précise-t-il - « toute didactique » et utilisée à des fins de formation: « les premiers pas de mon enseignement ont cheminé dans les pas de la dialectique hégélienne ; étape nécessaire pour faire brèche dans ce monde dit de la positivité »905. Si Lacan s’éloignera ensuite de Hegel pour se rapprocher de Kierkegaard dont lors de son énoncé final sur le philosophe danois le 18 février 1975 il fait « ce nom propre sous lequel quelque chose rejaillit d’une fin de la philosophie traditionnelle ». Si l’ironie ne mène qu’à la conscience de la vanité du monde, même si elle peut offrir un petit secours contre l’angoisse, le doute ou le désespoir, l’humour, en engageant toute la personne humaine et pas seulement l’intellect, constitue un traitement du réel plus proche du religieux. Sur la question de l’angoisse, du sujet, de Dieu, de l’altérité, Lacan le catholique se révèle proche de Kierkegaard. C’est le philosophe danois qui a mis Lacan sur la voie du paradoxe tragique d’une subjectivité qui ne saurait se suffire à elle-même; elle cherche irrésistiblement un point où jeter l’ancre. Lacan s’inscrit donc assez étroitement dans la démarche de Kierkegaard, elle-même assez proche de celle de Pascal : tous les trois se penchant sur le désespoir nous montrent l’impossibilité de rester enfermé dans soi-même. Au bord du gouffre, il ne reste qu’à parier pour ce que notre raison conçoit sans l’adopter. C’est le saut kierkegaardien et pascalien du rationnel dans la foi, sans chercher à comprendre. Comme le dit Kierkegaard, « il peut y avoir un système logique mais il ne peut y avoir de système de l’existence. »906

La critique lacanienne de la philosophie s’apparente ainsi à la critique de la raison par Pascal énoncée dans le fragment 110 de ses Pensées: elle « voudrait juger de tout ». Cette confiance excessive dans les pouvoirs de la raison, qui tend à rejeter comme faux ce qui lui échappe, nourrit également des critiques à l’égard de la vérité. La vérité première du sujet du signifiant n’est pas philosophique : la cause de l’acte de parler n’est pas le sens, c’est une cause matérielle, pulsionnelle. L’erreur peut bien nuire à l’âme mais non la tuer car se tromper, c’est vivre.

La philosophie sort donc elle aussi divisée par l’enseignement de Lacan qui l’exhorte donc à s’ouvrir davantage aux autres discours. Pour lui, « rien ne prend de sens que des rapports d’un discours à un autre discours » et ce n’est que de tenir entre eux qu’ils consistent. Il souligne à cet égard

« Ce qu’il peut y avoir de malhonnêteté foncière dans la position philosophique elle-même si elle ignore combien la psychanalyse la renouvelle. »907

Dire que l'inconscient parle en tout discours, c'est en effet affirmer qu'il n'existe pas de discours qui soit parfaitement cohérent et sans faille, qui ne comporte aucune faute de raisonnement ni aucun contresens. L’investigation de l’inconscient ne saurait avoir vocation à 904 SVI, 3 juin 1959.905 Les Noms-du-Père, leçon du 20 novembre 1963.906 Œuvres complètes de S.Kierkegaard, Paris, 1966-1986, volume X, p103.907 S XIII, 30 mars 1966.

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combler les lacunes, elle ne permet que très partiellement de rétablir la continuité du texte et en déplace seulement les points de discontinuité. Le discours même restauré par l'inconscient sera toujours marqué par l'Autre. Lacan refuse la question qu’est-ce que, programmant qu’il y a un être assignable à toute chose : c’est un acte dans l’histoire de la philosophie. La philosophie se demande à elle-même ce qu’elle veut et, ce qu’elle fait, dans la diversité même de ses propositions, elle cherche généralement à l’établir pour tous. Cette opération est une fiction, par laquelle les hommes cherchent à dépasser leur individualité. Lacan rejoint l’utilitarisme mais sans l’eudémonisme. Il n’y a plus de maître à l’époque contemporaine, dès lors que l’utilité, par son attrait irrésistible, par l’efficacité de ses plans, réalisables pour la plupart, s’y substitue. Le désir lacanien n’oriente pas vers le bonheur, il pactise avec les devoirs les plus exigeants et les plus féroces. Il « consiste primordialement dans la frustration d’une jouissance posée en loi apparemment avide. »908

La fiction où se mêlent imaginaire et symbolique est indispensable pour tenter d’exprimer des identités instables, des franchissements de limite- soi et les autres- des voyages entre masculin et féminin, âme et corps, folie et normalité, état habituel et extase. L’horizon de ces voyages est la recherche constante de la route sûre.

908 Conférence de Bruxelles, 1960.

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Annexe 1

Le rêve de l’injection d’Irma, rapporté par Lacan, le Séminaire, livre II, p 206.

Un grand hall -beaucoup d'invités, nous recevons. Parmi ces invités, Irma, que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma « solution ». Je lui dis : « Si tu as encore des douleurs, c'est réellement de ta faute. » Elle répond: « Si tu savais comme j'ai mal à la gorge, à l'estomac et au ventre, cela m'étrangle. » Je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi; je me dis : n'ai je pas laissé échapper quelque symptôme organique? Je l'amène près de la fenêtre et j'examine sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. Je me dis : pourtant elle n'en a pas besoin. Alors, elle ouvre bien la bouche, et je constate, à droite, une grande tache blanche, et d'autre part j'aperçois d'extraordinaires formations contournées qui ont l'apparence des cornets du nez, et sur elles de larges escarres blanc grisâtre. J'appelle aussitôt le docteur M., qui, à son tour, examine la malade et confirme. Le docteur M. n'est pas comme d'habitude, il est très pâle, il boite, il n'a pas de barbe... Mon ami Otto est également là, à côté d'elle, et mon ami Léopold la percute par-dessus le corset; il dit : « Elle a une matité à la base gauche », et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l'épaule gauche (fait que je constate comme lui malgré les vêtements). M. dit: « Il n'y a pas de doute, c'est une infection, mais ça ne fait rien; il va s'y ajouter de la dysenterie et le poison va s'éliminer. » Nous savons également, d'une manière directe, d'où vient l'infection. Mon ami Otto lui a fait récemment, un jour où elle s'était sentie souffrante, une injection avec une préparation de propyle, propylène... acide proprionique... triméthylamine (dont je vois la formule devant mes yeux, imprimée en caractère gras)... Ces injections ne sont pas faciles à faire... il est probable aussi que la seringue n'était pas propre.

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Mots clés : psychanalyse, inconscient, autrui, langage, savoir, connaissance, éthique, politique, espace, temps, cause.

Résumé en français : 1700 caractères

Fidèle à Freud, Lacan pose la question de l’altérité, c’est-à-dire de la relation de l’homme à son entourage, à son désir et à l’objet dans la perspective d’une détermination inconsciente. Mais il radicalise l’inconscient freudien comme autre scène en forgeant une terminologie spécifique (Autre/autre) pour distinguer ce qui relève du tiers lieu, hétérogène à la conscience, des relations duelles purement imaginaires au semblable.Le petit autre est un autre soi-même, une projection du moi à partir d’images corporelles, qui sous l’influence de la lecture par Kojève de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, est pris pour Lacan dans des relations de rivalité avec ses semblables pour la reconnaissance. L’autre n’a alors aucune existence propre, il peut être annulé pour les nécessités de la reconnaissance.Pour sortir de cette relation mortelle, purement imaginaire, il est nécessaire d’en passer par l’Autre, lieu de déploiement de la parole, qui déchire le sujet à l’intérieur de lui-même et lui faire perdre sa maîtrise, mais dont il n’y a aucune garantie qu’il existe. L’Autre fait l’enjeu d’un pari comme le Dieu de Pascal. Il échappe au savoir dont la théorie se trouve modifiée, traversant la perception entre l’intérieur et l’extérieur, le rapport à l’objet, à l’espace et au temps, qui ne peuvent plus être saisis que selon une approche topologique.Cette absence de garantie tend à déplacer la question de la connaissance de l’autre vers celle de son désir : que me veut-il ? La jouissance de l’Autre devient le nom que Lacan donne au savoir, insu du sujet mais dont il a à répondre. Dès lors, la réflexion s’ouvre sur la dimension éthique et sur la responsabilité du sujet divisé. Loin de toute conception du bonheur comme recherche du seul plaisir ou de tout enjeu de caractère pas plus que de liberté ou de volonté, l’éthique chez Lacan est une éthique du désir, sur lequel viendront fleurir la vertu et la reconnaissance du désir de l’autre. Le désir n’est pas intentionnalité orientée vers un objet mais causé par l’objet a, objet chu de l’énonciation et pris dans les pulsions. C’est la dimension politique de l’abord lacanien de l’altérité qui contribue à renouveler profondément aussi bien la philosophie du langage, de la connaissance que de l’action.

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Title in English: Lacan’s other

Key words in English : psychoanalysis, unconscious, language, knowledge, ethics, politics, other, space, time.Real, Symbolic, Imaginary, consequentialism, pragmatism, causality, experience, repetition, pleasure, discourse, master, desire

Summury in English:

Faithful to Freud, Lacan asks the question of the otherness, that is the relation of the man in its circle of acquaintances, in its desire and in the object in the perspective of an unconscious determination. But he toughens the unconscious Freudian as the other scene(stage) by forging an (Other / other) specific terminology to distinguish what raises from the third place, heterogeneous in the consciousness, and relations purely imaginary to the fellow man.The other is the other one itself, a projection of the ego from physical images, who under the influence of the reading by Kojève of Hegel, is taken for Lacan in relations of rivalry with his(her) fellow men for the recognition. Other one has then no appropriate existence, he can be cancelled for the necessities of the recognition.To go out of this mortal, purely imaginary relation, it is necessary to cross it by the Other one, the place of deployment of the word, which tears the subject inside itself.

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BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Lacan

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Autres textes cités

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Table des matières

Introduction...............................................................................................................................11I.................................................................................................................................................22Le langage de l’impossible.......................................................................................................22ou l’Autre il faut absolument qu’il existe.................................................................................22

Chapitre 1. D’un autre à l’Autre...........................................................................................251- Le moi, c’est l’autre ou l’aliénation primordiale.......................................................262- Rivalité et concurrence, le corps et l’imaginaire.......................................................383. Au-delà de l’intersubjectivité le grand Autre................................................................50

Chapitre 2. Le discours est discours de l’Autre....................................................................644. L’Autre comme lieu de la parole ou terrain de la vérité...............................................675. Langage et signification................................................................................................736- L’altérité radicale..........................................................................................................79

Chapitre 3. Le discours comme lien social...........................................................................887. Les usages du discours..................................................................................................898. Les quatre discours.......................................................................................................929. L’Autre qui se dérobe...................................................................................................94

2ème partie................................................................................................................................96L’Autre qui n’existe pas............................................................................................................96De quelques conséquences épistémologiques...........................................................................96

Chapitre 4. Coupure dans le statut philosophique du savoir et de la vérité..........................9910- Critique du scientisme................................................................................................9911. Un scepticisme méthodique......................................................................................11112. Le réel.......................................................................................................................123

Chapitre 5. Révision des éléments......................................................................................13313. Révision de la cause..................................................................................................13414. Révision du statut de l’objet.....................................................................................14815- Révision de l’espace et du temps..............................................................................161

Chapitre 6. Le savoir c’est la jouissance de l’Autre...........................................................17116. L’omnipotence de l’Autre.........................................................................................17117. La jouissance est-elle affaire d’éducation ?..............................................................178

3 ème partie- Une éthique du désir.........................................................................................185Chapitre 7. Les portes de l’éthique.....................................................................................187

18. Fondement négatif en morale....................................................................................18819. Logique du désir.......................................................................................................19720. Incidences éthiques de la psychanalyse....................................................................206

Chapitre 8. D’un Autre à l’autre, permutations..................................................................21321. Lacan rebat les cartes................................................................................................21322. La rencontre..............................................................................................................21623. L’éthique comme philosophie première ?.................................................................222

Chapitre 9. Les portes de l’action.......................................................................................23024. Ne pas céder sur son désir.........................................................................................23125. L’analyse nous laisse à la porte de l’action morale..................................................24026. L’analyse nous laisse aux portes de la politique.......................................................245

Table des matières...................................................................................................................270Index des auteurs cités............................................................................................................272Index des notions citées..........................................................................................................276

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Index des notions citées

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action........................................................................................................................................................... 14, 27, 28, 47, 58, 76, 77, 90, 101, 116, 119, 128, 133, 134, 137, 147, 157, 166, 167, 169, 177, 178, 191, 195, 196, 197, 199, 221, 230, 232, 234, 235, 238, 240, 244, 247, 253, 259aliénation25, 26, 38, 46, 48, 49, 70, 71, 99, 107, 115, 142, 160, 193, 194, 246, 251, 252, 255angoisse .......................................................................................................................................................37, 60, 79, 149, 151, 155, 157, 160, 168, 169, 188, 213, 214, 220, 221, 222, 234, 236, 237, 243, 260autre..............................................................................................................................................................11, 13, 16, 17, 19, 24, 25, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 35, 37, 38, 45, 46, 47, 48, 50, 53, 54, 55, 56, 58, 59, 60, 64, 65, 66, 68, 69, 70, 72, 74, 75, 77, 79, 80, 82, 85, 89, 90, 92, 95, 99, 100, 103, 104, 107, 108, 109, 113, 114, 115, 116, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 126, 127, 129, 136, 137, 139, 141, 144, 147, 150, 151, 156, 158, 159, 161, 168, 169, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177biologie.........................................................................................................................................................11, 38, 135, 138cause.............................................................................................................................................................14, 20, 24, 27, 28, 37, 52, 65, 69, 80, 82, 93, 95, 99, 101, 102, 103, 105, 108, 116, 121, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 146, 147, 155, 156, 157, 164, 171, 172, 195, 196, 197, 204, 214, 217, 221, 232, 242, 253, 258, 260connaissance.................................................................................................................................................12, 17, 18, 20, 24, 30, 32, 38, 41, 54, 60, 62, 65, 71, 75, 79, 82, 84, 85, 86, 93, 97, 100, 101, 102, 105, 106, 107, 110, 115, 118, 119, 120, 121, 122, 125, 126, 133, 148, 151, 156, 168, 171, 195, 219, 220, 230, 233, 242, 247, 249, 259conscience....................................................................................................................................................12, 28, 29, 32, 41, 46, 49, 55, 59, 62, 64, 66, 79, 80, 81, 86, 98, 99, 104, 106, 107, 108, 116, 119, 121, 133, 134, 136, 137, 138, 155, 157, 159, 161, 168, 180, 194, 197, 199, 200, 203, 207, 209, 210, 217, 222, 226, 230, 231, 257, 260corps.............................................................................................................................................................11, 15, 25, 27, 28, 30, 33, 35, 37, 38, 40, 42, 43, 44, 45, 46, 48, 54, 57, 68, 71, 72, 82, 86, 90, 104, 105, 122, 130, 131, 137, 140, 144, 148, 150, 153, 155, 156, 157, 160, 161, 165, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 179, 180, 181, 182, 193, 197, 199, 204, 212, 215, 219, 221, 222, 243, 246, 261désir14, 19, 20, 25, 34, 36, 37, 38, 40, 41, 42, 44, 45, 46, 48, 50, 52, 54, 55, 56, 58, 60, 61, 62, 63, 66, 69, 70, 73, 86, 87, 93, 95, 98, 100, 102, 105, 106, 107, 113, 114, 115, 119, 120, 122, 128, 136, 141, 142, 147, 149, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 159, 160, 164, 168, 169, 171, 174, 175, 176, 177, 178, 180, 186, 187, 190, 191, 194, 196, 197, 198, 200, 202, 203, 204, 205, 209, 211, 213, 214, 215, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 225, 226, 228, 230, 231, 234, 235, 236, 237, 238, 241, 242, 244, 247, 249, 251, 254, 255, 257, 261Dieu17, 24, 26, 28, 36, 37, 63, 72, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 105, 107, 113, 120, 134, 140, 145, 188, 190, 208, 216, 250, 254, 260, 263discours........................................................................................................................................................11, 13, 14, 15, 16, 17, 19, 24, 30, 46, 47, 48, 53, 55, 56, 57, 60, 61, 62, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 72, 75, 76, 79, 81, 85, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 95, 97, 99, 100, 104, 106, 107, 109, 110, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 120, 125, 126, 131, 143, 146, 148, 151, 158, 166,270167, 172, 173, 177, 178, 180, 182, 192, 196, 197, 215, 223, 236, 239, 243, 244, 245, 246, 247, 253, 255, 259écriture 11, 13, 84, 170, 181, 182émotions 13, 34, 90, 207, 220, 221

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expérience 11, 14, 18, 26, 32, 34, 43, 44, 47, 52, 53, 59, 61, 63, 65, 66, 70, 72, 79, 81, 88, 90, 101, 107, 108, 109, 112, 113, 121, 123, 125, 126, 127, 128, 129, 133, 139, 141, 142, 143, 146, 147, 148, 151, 157, 158, 159, 167, 168, 169, 175, 176, 182, 186, 198, 199, 203, 205, 207, 209, 211, 212, 218, 219, 222, 225, 227, 230, 233, 234, 235, 241, 242fantasme...................................................................................................................................................... 33, 36, 44, 57, 66, 81, 82, 125, 126, 127, 149, 156, 164, 167, 172, 174, 196, 202, 203, 214, 219, 220, 221, 225identification............................................................................................................................................... 18, 19, 26, 27, 28, 30, 31, 33, 35, 39, 45, 49, 59, 98, 99, 136, 138, 139, 148, 165, 195, 225, 231, 234imaginaire.................................................................................................................................................... 18, 19, 24, 25, 29, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 38, 44, 45, 46, 47, 48, 50, 52, 53, 55, 58, 70, 71, 81, 84, 87, 104, 109, 117, 123, 126, 127, 130, 151, 152, 158, 159, 160, 163, 172, 174, 181, 193, 204, 206, 213, 214, 224, 225, 234, 246, 252, 255, 261intersubjectivité52, 53, 55, 65, 109, 114, 119, 156, 158, 164, 258jouissance ....................................................................................................................................................11, 20, 41, 42, 63, 87, 92, 94, 111, 148, 151, 157, 160, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 178, 179, 181, 183, 186, 189, 213, 216, 218, 219, 226, 228, 233, 243, 247, 249, 251, 252, 253, 261l’esprit......................................................................................................................................................... 20, 30, 40, 41, 42, 45, 46, 77, 87, 103, 104, 105, 106, 107, 140, 144, 164, 180, 201, 206, 207, 213, 246, 254, 257l’objet a15, 148, 151, 153, 155, 156, 160, 164, 213, 214, 221langage........................................................................................................................................................ 14, 19, 20, 23, 24, 25, 28, 34, 46, 48, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 62, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 84, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 100, 102, 106, 109, 110, 115, 122, 123, 125, 128, 140, 142, 145, 147, 148, 152, 153, 160, 162, 165, 166, 167, 170,271171, 180, 181, 182, 189, 190, 197, 216, 219, 220, 222, 231, 242, 243, 252, 257moi............................................................................................................................................................... 12, 19, 24, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 34, 35, 36, 38, 41, 47, 48, 49, 53, 54, 55, 56, 57, 59, 60, 65, 66, 69, 81, 92, 99, 104, 107, 111, 121, 127, 128, 134, 139, 140, 142, 146, 149, 152, 154, 155, 157, 159, 163, 168, 169, 174, 187, 188, 190, 191, 192, 193, 199, 201, 204, 210, 214, 220, 221, 224, 225, 227, 234, 236, 238, 242, 245, 250, 259monnaie124, 144, 145, 222objet..............................................................................................................................................................13, 14, 19, 20, 23, 26, 27, 28, 29, 31, 40, 41, 42, 45, 48, 49, 52, 54, 55, 58, 60, 68, 72, 77, 79, 84, 93, 98, 100, 101, 102, 110, 112, 114, 116, 120, 125, 129, 133, 137, 138, 141, 142, 143, 144, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 163, 165, 167, 171, 173, 175, 176, 177, 179, 189, 190, 197, 198, 201, 203, 205, 210, 211, 213, 214, 217, 218, 219, 221, 222, 227, 230, 234, 236, 237, 253pacte.............................................................................................................................................................56, 109, 158, 237reconnaissance..............................................................................................................................................13, 18, 19, 38, 47, 55, 65, 71, 139, 159, 201, 209, 222, 226, 230, 238réel................................................................................................................................................................24, 25, 30, 31, 34, 36, 50, 52, 54, 56, 58, 74, 76, 82, 84, 86, 92, 93, 98, 99, 101, 104, 106, 110, 112, 113, 122, 123, 126, 127, 130, 131, 132, 133, 147, 148, 149, 154, 157, 160, 162, 163, 165, 166, 171, 175, 177, 181, 183, 187, 200, 203, 206, 213, 214, 215, 221, 222, 236, 237, 246, 247, 249, 252, 260

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religion.........................................................................................................................................................12, 36, 85, 120, 193, 227science..........................................................................................................................................................11, 12, 14, 61, 82, 90, 93, 98, 100, 101, 110, 114, 124, 131, 134, 138, 139, 140, 141, 142, 167, 176, 178, 183, 186, 187, 188, 191, 224, 227, 241, 247, 254, 255signification..................................................................................................................................................13, 19, 20, 23, 52, 54, 55, 62, 65, 72, 73, 74, 76, 77, 79, 91, 95, 101, 115, 144, 147, 149, 166, 197, 221, 231, 252, 259sujet............................................................................................................................................................. 11, 13, 14, 18, 20, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 38, 41, 42, 45, 46, 47, 48, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 75, 77, 80, 82, 84, 85, 86, 87, 89, 91, 92, 93, 94, 95, 97, 98, 99, 102, 104, 105,272106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 114, 116, 118, 122, 126, 127, 128, 129, 133, 134, 135, 136, 139, 140, 141, 142, 143, 145, 147, 148, 149, 151, 152, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 163, 164, 165, 167, 169, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 178, 179, 180, 181, 190, 191, 192, 193, 194, 196, 197, 201, 203, 205, 209, 211, 212, 213, 214, 216, 218, 221, 222, 224, 225, 231, 233, 234, 237, 238, 240, 241, 242, 243, 245, 246, 250, 252, 253, 254, 257, 259symbolique...................................................................................................................................................18, 24, 25, 28, 34, 35, 36, 37, 48, 50, 54, 55, 56, 57, 58, 60, 68, 69, 72, 74, 84, 87, 109, 112, 123, 125, 126, 127, 130, 131, 144, 149, 150, 151, 152, 155, 156, 160, 163, 165, 167, 174, 181, 182, 186, 200, 202, 213, 214, 219, 222, 224, 236, 246, 247, 252, 253, 261tradition46, 77, 78, 81, 82, 100, 113, 129, 189, 195, 197, 223, 231, 236, 253, 257vivant11, 56, 68, 86, 114, 134, 135, 147, 149, 151, 215, 254

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Index des auteurs cités

Aristote........................................................................................................................................................ 82, 89, 90, 134, 137, 142, 161, 178, 191, 192, 200, 217, 242, 245, 253, 255Augustin........................................................................................................................................ 13, 17, 40, 73, 122, 161, 172, 252, 254Bentham.......................................................................................................................................................13, 125, 142, 252Berkeley.......................................................................................................................................................13, 24, 75, 100, 164, 259Brentano12Cantor129Carnap100Descartes......................................................................................................................................................42, 69, 71, 72, 75, 82, 98, 103, 104, 105, 115, 116, 133, 134, 157, 198, 223, 230, 236, 246Esquirol23Feuerbach13Fliess12, 111, 124, 208Foucault70, 93Frege129Freud........................................................................................................................................................... 11, 12, 15, 23, 25, 26, 27, 29, 30, 32, 35, 36, 37, 38, 40, 41, 42, 43, 46, 49, 51, 52, 53, 55, 56, 57,63, 67, 68, 72, 73, 86, 89, 92, 99, 100, 102, 106, 109, 111, 115, 117, 118, 119, 124, 125, 126, 130, 136, 138, 139, 141, 144, 147, 149, 150, 153, 155, 159, 161, 162, 167, 169, 173, 178, 179, 187, 189, 191, 193, 197, 198, 201, 202, 208, 209, 210, 211, 215, 218, 220, 221, 227, 229, 231, 238, 245, 246, 247, 249, 250, 251, 253, 257, 259Hegel........................................................................................................................................................... 33, 38, 46, 47, 62, 72, 85, 87, 106, 107, 108, 134, 138, 169, 172, 180, 193, 196, 201, 207, 230, 250, 252, 259Heidegger59, 62, 87, 108, 141, 154, 157, 168, 169, 180, 223Hobbes177, 236, 239, 250, 253, 254Hume28, 35, 140, 141, 190, 252, 254Husserl18, 23, 66, 84, 98, 99, 141Jakobson62, 74, 75

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James144, 146Joyce16, 23, 175, 181, 182Kant .............................................................................................................................................................12, 66, 98, 106, 127, 129, 133, 134, 141, 154, 157, 167, 186, 205, 207, 209, 211, 212, 226, 228, 241, 242, 255Kierkegaard37, 59, 87, 121, 168, 206, 214, 219, 260Leibniz82, 133, 190Levinas45, 51, 59, 60, 65, 121, 169, 176, 177, 201, 202, 222, 223, 235, 241, 252Maître Eckhart82Marx92, 193, 246, 251, 252Merleau-Ponty153, 157Minkowski23Montaigne70, 114, 116, 154, 201, 241, 254Newton82Nicolas de Cues82Nietzsche12, 13, 18, 42, 112, 115, 117, 120, 174, 197, 206, 207, 208, 210, 225, 246Pascal........................................................................................................................................................... 15, 16, 17, 20, 26, 35, 39, 50, 58, 81, 82, 85, 114, 120, 126, 135, 147, 154, 161, 179, 188, 218, 233, 240, 244, 254, 260, 263, 268, 269Peirce144, 146, 147, 164Pessoa11Pinel23Platon12, 45, 47, 53, 69, 89, 102, 129, 134, 156, 178, 198, 223, 239, 246, 248, 253Popper93Proust18, 185Sartre51, 169Schelling16Schopenhauer12, 249

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Silberstein12Spinoza18, 26, 28, 66, 84, 103, 137, 197, 199, 201, 236, 259Wittgenstein15, 77, 78, 112

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