VILAINES PENSÉES

© Les Échappés

Dépôt légal : septembre 2014Numéro d’édition : 63ISBN: 978-2-35766-074-8Imprimé en France par Clerc

DU MÊME AUTEUR

Chez P.O.L.

L’Ambition, 2013L’Écologie en bas de chez moi, 2011Thriller, 2009Les Trois Vies de Lucie, 2006Jeanne d’Arc fait tic-tac, 2005Le Truoc-nog, 2003O.N.G. !, 2003Spécimen mâle, 2001Acné Festival, 1999Ipso facto, 1998

Chez Naïve,avec Emma Siniavski

L’Évangile étincelant, 2013La vie expliquée à mon père, 2011

IEGOR GRAN

VILAINES PENSÉES

LES ÉCHAPPÉSCHARLIE HEBDO

PROLOGUE

Les gentils garçons et les filles sages aurontmieux à faire que de lire ce livre.

Ils s’investiront plutôt dans de grandsprojets où ils donneront le meilleur d’eux-mêmes. Ils iront au supermarché et ferontmarcher l’économie. Ils mangeront leurs cinqfruits et légumes par jour et ils construiront unesociété où « justice » et « égalité » ne seront pasdes sons creux. Ils seront des as du civisme.Quand ils se regarderont dans le miroir, ilsverront de belles idées généreuses illuminer leursvisages satisfaits et volontaires. Peut-êtrefiniront-ils à l’ENA, c’est tout ce qu’on leursouhaite. Ils auront une conscience sociétaleinouïe, presque surhumaine, et ils trieront leursdéchets comme des dieux de l’Olympe. Ils ferontdu sport (on pense au footing, au squash, à lavoile) et ne fumeront pas, sauf un joint, parfois,pour décompresser. Ils seront optimistes etcréatifs. À défaut de vaccin contre la bêtise, ilsnous inventeront un chewing-gum qui ne collepas au trottoir. Ils avaleront de beaux et groslivres utiles (on pense à Saint-Exupéry, à Camus,à l’Encyclopædia Universalis). Une fois au sommet,

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ils se toucheront dans le noir et finiront parfabriquer d’autres gentils garçons et filles sages,à qui ils apprendront à se méfier des livrescomme celui-ci.

Mais rien n’est parfait en ce monde. À côtéde tant de lumière, on trouve encore desmicrobes dont l’esprit de contradiction est restéintact. Voyez : ces créatures n’ouvrent même plusLe Monde, ou, quand elles l’ouvrent, une lueurmaléfique s’allume dans leurs yeux. Malgré lamoraline et l’instruction civique dont on les agavées, ces affreuses bébêtes sont attirées par lafange du mauvais esprit. Ils voient le laid dans letrop beau, ils goûtent le grotesque des discourstroués, ils apprécient le penser-sale. Le grandcirque des années 2010 leur plaît dans sapathétique vacuité — doit-on préciser qu’ils sontaussi un peu masos ?

En ce siècle où règne l’hygiénisme, je dédiece livre aux microbes rescapés. Une centaine devilaines pensées, parues au fil de l’eau dansCharlie Hebdo, ne seront pas de trop dans lastimulation de leur système immunitaire. Aupoint d’amorcer une mutation génétique qui leurpermettrait de devenir multirésistants à lasociété ? Ce serait un beau miracle littéraire etune consécration pour le savant fou.

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TOUT VA BIEN

I l n’est pas question de baisser les bras.Nous avons toutes les raisons d’espérer. On aconnu des périodes de notre histoire bien plussombres. Les leviers sont nombreux et ne deman-dent qu’à être activés. C’est dans les périodesdifficiles que l’on fait preuve de grandeur. Lesmesures à prendre, on les connaît. Regardez leRoyaume-Uni des années 1970 — et mainte-nant. La réussite tient à peu de chose. Notresystème a fait ses preuves. On nous envie partoutdans le monde. Disons « stop ! » à ce pessimismequi ne mène à rien. Les Grecs, les Espagnols sedemandent de quoi on se plaint. Il y a en Angolades régions entières où l’on vit moins bien qu’àMaisons-Alfort. Râler, c’est ce que les Françaisfont le mieux.

Retroussons nos manches. Chacun fera uneffort, et hop ! Le verre est à moitié plein. LaChine, l’Allemagne, l’Albanie — même paspeur. Ça prendra le temps que ça prendra, maison tient le bon bout. Ce n’est qu’un trou d’airpassager. Dans certains domaines, on sent déjàun frémissement significatif. Les premièresmesures de relance sont engagées. Personne ne

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peut nous accuser de faire du surplace. Notreproductivité est une des meilleures du monde —on ne le dit pas assez. Il est des secteurs où l’onest en tête. Le tout est de faire preuve de péda-gogie. Soyons fiers du chemin parcouru ! Encoreune preuve que notre approche est la bonne.Imaginez ce que ce serait si l’on n’avait rien fait !Plus tard, on regardera en arrière et l’on se gaus-sera de nos frousses.

La France est un grand pays. Le Poitou-Charentes est une belle Région. L’Ardèche est unatout. Les industries de l’Aveyronnais se mobili-sent. Saint-Étienne mise sur la banlieue, et çamarche. Les Yvelines se battent à l’export. Loindes flashs médiatiques, la Lorraine a aussi despôles d’excellence. Une PME dynamique deSaint-Georges-sur-Baulche a déposé cinq brevets.Nous avons trois façades maritimes. Le montBlanc culmine à 4810 mètres. Supélec envoie desétudiants en Chine. Marie-Laure a suivi uneformation professionnelle ouvrant droit au Passrégional TER. Il n’y a pas de raison que l’on neredresse pas la barre.

Il suffit d’un rayon de soleil. L’été est à nosportes. Nous avons les compétences humaines,et c’est l’essentiel. Le reste est une questiond’adéquation de l’offre et de la demande. Larestauration, pour ne prendre qu’un exemple,manque cruellement de main-d’œuvre saison-nière qualifiée — on la lui donnera ! La moder-nisation de Pôle emploi ouvre des perspectives.

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Jérôme a trouvé un stage d’été dans un grandgroupe à la Défense, avec cantine d’entreprise.Mamadou a décroché la moyenne à son TCF (testde connaissance du français) sans tricher. Le CVde Jean-Luc s’est étoffé d’une expérience convain-cante dans les technologies vertes. Robert aobtenu son permis poids lourds du premier coup.On pourrait multiplier les exemples de réussite,il y en aura toujours qui joueront les rabat-joie.Investir dans les secteurs à haut potentiel — làest la priorité.

Nos institutions garantissent le fonctionne-ment optimal des rouages, c’est rassurant. Lafonction publique est lancée depuis plusieursannées dans un vaste mouvement de réforme.Tout cela est plus qu’encourageant. Les fruits(hors CSG et CRDS) sont à notre portée, il suffitde tendre la main suffisamment fort et de savoirse contenter de peu. Ceux qui ne sont pasconvaincus ne le seront jamais. N’y faisons pasattention. Marchons ! Abreuvons !

PASSAGE À TABAC

Attali-point-com a décidé de frapper ungrand coup médiatique : notre éminence trèsgrise propose sur son blog d’interdire la produc-tion, la distribution et la consommation de

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tabac, partout en France, radicalement, du jourau lendemain, par ordonnance royale. La ciga-rette est pire que le Mediator ! s’écrie le gourouavec son sens de la formula rasa. « Une personneen meurt [du tabac] toutes les six secondes. Il atué 100 millions de personnes au XXe siècle, soitle double de la Deuxième Guerre mondiale. À cerythme, selon l’OMS, il en tuera 1 milliard auXXIe siècle. »

Étranges statistiques, étranges calculs. Lenombre de victimes de la pire barbarie de l’his-toire devient un étalon de mesure pour un appelà l’hygiène publique. Armé de son bon sens,froid comme un tableau de l’INSEE, Attali-point-com juge qu’un mort = un mort, et peuimporte la cause, finalement, et les circonstances.On se permettra de contester cette formuleproductiviste. La qualité de mort est un critèrede qualité de vie. Ainsi nous avons la chance,nous autres, dans nos sociétés occidentales, quel’épectase (l’arrêt cardiaque durant un orgasme)tue chaque année plus que le Mediator. Faut-ilpour autant identifier les personnes à risque etleur interdire tout rapport sexuel sans visitemédicale préalable ? Doit-on « sensibiliser » auxrisques mortels de l’onanisme?

On se demande pourquoi Attali n’exige pasdans la foulée un retour à la prohibition. Est-ceparce que notre bureaucrate goûte davantage levin que le cigare ? Pas sûr… La faute à Excel,plutôt, ce tableur fourni par l’OMS, où tout est

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prémâché pour l’énarque. L’alcool tue un peumoins que la cigarette, il paraît, si l’on se fie àcette table sacrée. Il convient donc de commencerpar le commencement. Ainsi, pour gérer notreespérance-de-vie-tableur, l’homme-politique-tableur appliquera une loi-tableur, qui se résu-mera à une coercition-tableur, autrement dit unepunition, car, comme nous informe notreprophète, pour lutter efficacement contre la ciga-rette, « on devra faire quelques dépenses pourdésintoxiquer ceux qui sont intoxiqués ».

C’est injuste. Comme le souligne Attali lui-même, le tabac rapporte 10 milliards d’euros detaxes et 3 milliards de TVA. C’est quatre foisl’ISF. Ça fait réfléchir. Il est temps de regarderles fumeurs avec respect. À l’heure des déficitspublics records, fumer est une démarchecitoyenne. Dites-vous bien que chaque cigarettecontribue au financement de logements sociaux,de crèches. Les fumeurs, loin d’être des égoïstes,ont au contraire développé une forme suprêmed’altruisme : ils abîment leur santé pour le biende la communauté. Et même si le traitementd’un cancer du poumon coûte cher à la collecti-vité, c’est toujours moins qu’une retraite verséetous les mois jusqu’aux confins du quatrièmeâge. Jeanne Calment, les déficits ne lui disent pasmerci !

La retraite d’Attali-point-com, justement,risquera de nous coûter cher. Il ne fume pas, lebougre, il est parti pour durer. Avec sa multi-

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tude de casquettes, que le site nous présente dansun remarquable kaléidoscope autopromotionnelponctué de citations à trois francs cinquante(« Rien n’est plus urgent que d’aimer », « Lesjustes meurent malgré leur justesse, les méchantssurvivent malgré leur méchanceté », etc.), notrehomme-orchestre va nous refiler sa camelotependant des années encore, son actualité, sesréflexions, ses livres, ses vidéos (modestementintitulées « Conversation d’avenirs »), ses inter-ventions passées et futures, et ses « autres acti-vités », où, à bout de forces, je n’ai osé m’aven-turer. Comme un tonneau des Danaïdes inversé,la vie d’Attali-point-com se remplit plus vite quel’on ne parvient à la lire. C’est à pleurer. Tristespectacle que la mégalomanie sans filtre !

TNT ET DYNAMITE

Allez, les enfants, le 8 mars, on passe tousau numérique ! Avec l’aide de la Républiquefrançaise, qui a gentiment préparé un guide de27 pages distribué gratuitement, ça va êtrefastoche, même pour les plus demeurés d’entrenous. Dès la couverture, toutefois, deux ques-tions angoissantes — « Suis-je concerné ? » et« Que dois-je faire ? » — me mettent mal àl’aise : ça ne va pas être comme dans du beurre,

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le sujet n’est pas simple, il y a une multitude decas particuliers. 27 pages, c’est deux fois plus quele mode d’emploi de ma télé Samsung.

Les dessins vont nous aider. Reprises surchaque page, une télé rouge et une bleue, anthro-pomorphes, avec des bras, des jambes et des yeux,accompagnent le texte par ce trait sympathico-niais que les bureaucraties affectionnent quandelles parlent au peuple. La télé rouge est unefemelle, je suppose. Elle se gratte la tête l’airperplexe, tandis que le mâle, en bleu, lève docte-ment le doigt. Il sait, le mâle, comment procéderquand il y a une panne. Il a l’expérience. N’yvoyez aucun sexisme, no-non, c’est le côtépratique des choses qui est illustré. Quand, dansles publicités pour les lessives, le rôle du crétinde service est réservé au mâle afin de démontrerla simplicité du produit, ici, c’est naturellementla femelle qui a le rôle de la paumée, tantôt uneantenne parabolique à la main, tantôt un râteau,mais aussi… une clé à molette (les femmes, c’estconnu, confondent souvent les câbles électriqueset la plomberie). Parfois, elle tient une loupe —à moins que ça ne soit une cuillère à soupestylisée, difficile à dire —, elle nous sera bienutile pour lire les petites notes dont le texte esttruffé.

Car, même si on nous matraque par laméthode Coué que la TNT est simple, il suffitde regarder entre les lignes pour ne pas êtrerassuré. On y trouve du charabia : « Je peux aussi

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résider dans une zone qui ne sera couverte par laTNT que le jour du passage, si l’émetteur numé-rique dont je dépends est allumé ce jour-là. » Destautologies qui font froid dans le dos : « L’an-tenne râteau collective doit être compatible avecla réception des signaux avant et après lepassage. » Des paradoxes dignes de Socrate : « Jepeux donc recevoir la TNT aujourd’hui, mais neplus la recevoir après le passage si les filtres demon antenne collective ne sont pas réglés sur lesnouvelles fréquences des chaînes. » S’y ajoutel’agaçante obligation de chercher la bonne casequi correspond à ce que nous sommes, ou croyonsêtre, le tout formulé comme une humble décla-ration à la première personne auprès d’un êtresuprême : « Je dépends d’une antenne râteaucollective » ou « J’ai plus de 70 ans et/ou jesouffre d’un handicap permanent supérieur ouégal à 80 % ». Ceux qui se souviennent de leurservice militaire feront le parallèle avec le célèbre« Je suis un crapaud » que les sergents instruc-teurs faisaient hurler aux voltigeurs rampantdans la boue.

Les plus déficients pourront demander uneassistance technique gratuite à domicile. Il suffitd’appeler un numéro non surtaxé, du lundi ausamedi, de 8 heures à 21 heures. Mais attention !Encadré en rouge : « Cette intervention n’est pos-sible qu’une seule et unique fois. » Et aussi, écriten tout petit : « Tous les membres du foyer doiventavoir 70 ans ou plus. » Voilà qui fait débander.

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Tout cela pour dire que, cette année, le8 mars ne sera pas la Journée de la femme. Cesera celle de l’homme qui répare sa télé. Prévoirdes lits d’hôpitaux supplémentaires — on peuts’attendre à des chutes pour les plus virils d’entrenous qui voudront tripoter eux-mêmes leurantenne sur le toit. Prévoir aussi des cellulesd’aide psychologique pour les malheureux quiauront calé dès la première page du prospectus.On rappelle qu’en France le taux d’illettrés estde 9 % de la population. Tant pis pour eux. Ilfaut être bon à l’école pour mériter TF1.

DÉBORDEMENTS DE BAIGNOIRES

Bobos de tous les arrondissements, ouvrezles robinets ! Dans À Paris, le magazine de lamunicipalité fourré dans toutes les boîtes auxlettres, l’article consacré à la Journée mondialede l’eau commence ainsi : « Peu de Parisiens lesavent, mais en tournant leur robinet d’eaupotable, ils permettent aux populations défavo-risées du monde entier d’avoir accès à l’eau. »Excellente nouvelle, confinant au surnaturel.Pensez donc, chaque fois que l’on prend unedouche ou que l’on va pisser, de l’eau jaillit àl’autre bout de la planète par la magie d’une taxe,à raison d’un centime par mètre cube d’eau, pour

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