précis historique du régiment de crète, dragons

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MANIOC.оrg Bibliothèque Schoelcher Conseil générai de la Martinique

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Auteur. Chastenet-Destere, G. / Ouvrage patrimonial de la Bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation, Université des Antilles et de la Guyane. Conseil Général de la Martinique, Bibliothèque Schœlcher.

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MANIOC.оrg Bibliothèque Schoelcher

Conseil générai d e la M a r t i n i q u e

PRÉCIS HISTORIQUE

D U

R É G I M E N T D E C R È T E , 0

D R A G O N S ;

SUIVI D'UN DISCOURS SUR LA VINCEANCE.

Par G . E L CHASTENET-DESTERE , Econome-de l'Hôpital militaire de Barèges.

SECONDE ÉDITION,

P R I X , 1 F R 5 0 C E S

Se trouve A T O U L O U S E ;

Chez B E N I C H E T frères , Imprimeurs, rue de la Pomme , 3.e section , n° 142,

N l V O S E A N X , 1801.

A V E R T I S S E M E N T .

U N E histoire de la nature de celle-ci , reçoit son principal agrément d'un détail qui se soutient par la nouveauté des faits , et qui interesse un trop grand nombre de particuliers de tous états, pour ne pas piquer la curiosité du public ; mais si les notes qu'on tire de ceux qui ont été témoins ou presque con­temporains des èvènemens dont ce détail est composé, sont pour ainsi parler le corps de l'histoire, on peut dire que les pièces que j'ai trouvées au dépôt de la ma­rine , en sont comme l'ame, puisque c'est par elles qu'on dé­couvre les ressorts cachés des mouvemens ; que ceux même qui

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iv A V E R T I S S E M E N T . les ont vues de plus près, ne comprenaient pas toujours. Un autre avantage qui résulte de la, confrontation de ces deux sortes de monumens, c'est qu'en les rapprochant ainsi, on peut les corriger les uns par les autres; car il ne faut pas s'imaginer que tout ce qui est au dépôt chez les ministres , soit également décisif : on y trouve bien des écrits qu'il faut lire avec une grande précaution , et ce n'est pas même toujours une chose fort aisée , que d'y démêler la vérité des artifices dont l'inté­rêt , la passion, la malignité, l'envie de supplanter un rival ou de se faire valoir , et la néces­sité de se disculper, ont cher­ché à l'embrouiller. Le meilleur

A V E R T I S S E M E N T . v moyen pour y réussir , est de leur opposer les suffrages non. suspects d'un public désinté­ressé , incorruptible , sans pas­sion , et qui ne fait grace à per­sonne aux dépens de la vérité.

Mais ce public n'est pas exac­tement instruit de tout ; d'ail­leurs , il n'est pas aussi aisé qu'on le pense, d'en recueillir les véritables suffrages , et de les distinguer de certaines tra­ditions vulgaires, qui se forment de bruits incertains, où président ordinairement la précipitation, les préjugés , la malignité d'un petit peuple , toujours disposé à se soulever contre la sévérité des loix , et facile à se prévenir contre ceux qui veulent en maintenir la sainteté, conserver l'ordre et

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vj A V E R T I S S E M E N T . réprimer* les abus ; source de juge mens iniques , dont l'histoire de St.-Domingue nous fournira an jour plus d'un exemple.

- Je sais que je me fais des ennemis , en faisant connaître à la France entière la manière dont le régiment de CrËte s'est comporté au Port-au-Prince et dans les hauteurs de Léogane»

Mais qu'ai-je à ménager ? Craindrais-je d'indisposer contre moi les hommes dont l'humanité m'assure l'approbation ? Eh que m'importe , le ressentiment de ceux dont je serais le premier à provoquer la punition , et dont la cruelle avarice est la cause primitive et principale de notre ruine entière, et de la calomnie

AVERTISSEMENT. vij qui nous a poursuivis pendant dix ans !

O mes compatriotes ! victimes de l'erreur et de la scélératesse, et d'un concours de causes et de circonstances , dont toute la prudence humaine ne pouvait prévoir ni détourner les funestes effets, seriez-vous assez injustes pour blâmer ma sincérité , pour méconnaître la justice des motifs qui dirigent ma plume et qui animent un de vos frères , non moins à plaindre que vous ! Seriez-vous encore assez enne­mis vous-même pour rester opi­niâtrement attachés à des pré­jugés dont le règne antique de­vait trouver son terme et s'a­néantir devant les cris répétés de liberté et d'égalité qui se firent

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viij A V E R T I S S E M E N T . entendre à-la-fois dans les deux hémisphères ! Non, non! instruit à l'école du malheur et de l 'ex­périence , vous ne donnerez pas de la vraisemblance aux calomnies que vos ennemis et vos persécuteurs s'efforcent d'ac­créditer contre vous. Quiconque d'entre vous n'est pas dépourvu de jugement, a déjà senti qu'un changement dans le système des colonies eût été tôt ou tard le résultat inévitable des événe— mens généraux , quand même ies malheurs qui ont pesé sur elles n'eussent pas été prématu­rément provoqués par la perver­sité de quelques hommes qui, mus par l'envie , par leur ambi­tion ou par l'exhaltation de leurs idées, sont parvenus à tout bon-

ix A V E R T I S S E M E N T . leverser. Non , vous ne démen­tirez pas ce que j'ai dit de votre attachement à la patrie, de votre obéissance aux loix ( 1 ). Malheu­reux par la perte de vos fortunes, plus malheureux encore par l'er­reur et la prévention élevées con­tre vous , vous ne vous dépar­tirez pas de la résignation et de la patience qui vous caractéri­sent , et vous laisserez au temps et à l'expérience le soin de dé­voiler votre innocence, et de prouver que vos intérêts, ceux

(1) Voyez les Considérations sur l'état

présent de la colonie française de Saint-

Domingue, ouvrage politique et législatif,

adressé au commerce et aux amis de la

prospérité nationale , chap. 8 et 9 , pages

128 jusqu'à 280 , in-8°., imprimé en

l'an 4. - Octobre 1796 (v. ST ) a 5

x A V E R T I S S E M E N T . de la France , de l'humanité , ne sont pas aussi inconciliables que la malveillance s'efforce de le persuader.

Le titre de cet ouvrage annon­çait sans doute que l'on s'éten-d ait sur mille actions inconnues de ce régiment. L'auteur se le promettait réellement ; mais ne trouvant par-tout que faux rap­ports ou notions imparfaites , il a préféré le vrai aux détails de l'erreur, et content de ne rien avancer dont il ne fut parfaite­ment instruit, il s'est borné à préparer les matériaux pour les grands architectes qui viendront après lui, satisfait si son tra­vail peut leur devenir de quelque utilité.

PRÉCIS HISTORIQUE DU

R É G I M E N T D E C R Ê T E ,

D R A G O N S .

§ . PREMIER. Massacre du Juge du Petit - Goave

Inquiétude du Gouverneur général sur la désertion des Soldais. Portrait et caractère de M. de Bnudry-Deslozières, et sa promotion au grade de Comman­dant pour le Roi. Les Nègres libres et les Hommes de couleur enrégimentés. Affiliation du Régiment de Crêéé, Dragons, aux Troupes de ligne.

EN 1789 , la nouvelle de la révo­lution du 14 juillet exhalta toutes les têtes ; des émeutes populaires Se manifestèrent.. celle qui eut lieu au Petit-Goave fut ensanglantée

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(12 ) par le meurtre d'un homme Juste et vertueux; M. Ferrand-de-Bau-dières, juge de la juridiction.

« Cet attentat et ses motifs don-» nent une idée juste de ce qu'on » entendait par patriotisme à St.-» Domingue., A u reste , ce » fut l'ouvrage des seuls petits » blancs Ce malheureux Fer-rand fut massacré comme aristo­crate , parce qu'il était soupçonné depuis long-temps d'être favorable aux Sangs-Mêlés.

Dès ce moment tout le monde voulait y être maître, et personne ne voulait attendre les nouvelles loix; la circonstance était d'autant plus favorable pour l'anarchie, que les forces militaires de St.-Domingue étaient extrêmement

(1) Blancs qui n'Ont point de propriété..

( 13 ) diminuées , et qu'on ne pouvait plus y porter les corps au complet, parce qu'on n'envoyait plus de troupes de France.

Des assemblées , des clubs, des corps populaires, des troupes p a ­triotiques se multiplièrent à l 'in­fini, et occasionnèrent des frotte-mens considérables dans l'admi­nistration de. St.-Domingue.

Quoique la France n'eût encore rien prononcé sur les colonies , qu'il était sage d'y exécuter les anciennes loix jusqu'à ce que l'assemblée nationale en eût en­voyé de nouvelles , le feu du d e ­sordre gagna tous les esprits du bas peuple , et l'ardeur du climat lui donna , en peu de jours , une activité inquiétante.

M . de Peinier , chef d'escadre L

était alors gouverneur général de la colonie , et néanmoins son em­barras fut extrême. Les troupes divisées par les mal intentionnés , se livraient déjà à une débauche crapuleuse , et on ne pouvait plus en tirer qu'un faible parti. Le régiment du Port-au-Prince , plus particulièrement, tombait dans la désobéissance ; et malgré la dis­cipline de feu M. de Mauduit, son colonel , on ne pouvait l'empêcher de déserter.

Dans ce temps-là , soit crainte, soit tout autre motif, les déserteurs étaient fort bien accueillis chez beaucoup d'habitans , et les c o m -mandans des quartiers , en g r a n d e partie , s'étaient d tachés de la cause commune , pour se prêter eux -mêmes aux actions impoliti-

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ques des factions naissantes ; en sorte que le gouvernement perdait de jour en jour les liens qui l 'a­vaient soutenu.

« A cette époque on vit. paraître » sur la scène un nommé Bacon-» de-la-Chevalerie , qui , doué de « quelques talens, et cachant sous » des cheveux blancs et sous les » traits les plus séduisans et les » plus respectables l'imagination » la plus ardente , ne sut pas » également dissimuler l'ambition » démesurée dont il était dévoué. » Cet homme , habile à amener de loin l'exécution de ses projets se­crets , fut de l'expédition chevale­resque du Port-au-Prince, ou plutôt il servit de chef à une jeunesse bouillante , parmi laquelle il cher­chait à se faire des amis et des.

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partisans. Il marchait rapidement vers le but qu'il voulait atteindre , qui était de se faire nommer au commandement général de la c o ­lonie ; il publiait et faisait publier , par ses nombreuses créatures, des bruits effrayans sur de prétendus mouvernens qui se manifestaient parmi les esclaves.

Les émissaires de cet homme devaient se réjouir ; il paraissait certain que le sang allait couler, car On voyait sur toutes les grandes routes des hommes armés.

Les chemins qui partent du Port-au-Prince pour conduire à Léogaue et Jacinel, à travers une chaîne de montagnes considéra­bles , étaient couverts de ces va­gabonds , principalement de d é ­serteurs , et ces fuyards allaient;

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( 17 ) former un foyer , un rassemble-ment clans la partie la plus favo­rable à leurs projets.

Au milieu de cet espace est la haute montagne , qu i , par sa po­sition , commande naturellement les trois villes , du Port-au-Prince, de Léogane et de Jacmel ; c'était le point véritable où l'on devait poser un noyau militaire pour intercepter les voyageurs mal in­tentionnés et rompre leur réunion.

MM. de Peinier et Mauduit , connaissant l'esprit de conciliation et de fermeté de M. Baudry-Des-lozières , ancien militaire et p r o ­priétaire de l'habitation connue sous le nom de Crête , son atta­chement à la chose publique et sa haine pour tout ce qui peut la troubler , crurent nécessaire de le

( 18 ) consulter pour chercher à éviter les événemens qui semblaient m e ­nacer cette partie de la colonie.

M. Baudry-Deslozières , est un de ces hommes doués par la nature d'une physionomie noble et bien­veillante , où se confondent les traits d'une belle ame et d'un beau génie. Ce citoyen est né pour commander ; personne mieux que lui , se donne cette gravité bienséante, ni possède plus par­faitement cette éloquence insi­nuante et sensée , qui rendent presque toujours le commande­ment efficace Enfin il a de la grace à tout , parlant peu et t ou ­jours bien , éloigné de toute o s ­tentation ; il est rempli de zèle pour le bien public ; beaucoup de probité , son esprit fort orné

par des. sciences ; il est aimable et liant , soutenu par des mœurs douces et polies , qui inspirent cette confiance heureuse qui pré ­c è d e l'amitié.

Le gouverneur général le fit V e n i r , pour se concerter et prendre avec lui les mesures pour assurer la tranquillité publique. Les connais­sances et les relations d'un citoyen V e r t u e u x , sont presque toujours la preuve de son mérite. En effet, quel témoignage plus flatteur pour un ancien militaire-, que celui de se voir pour a ins i dire présider clans un cercle où étaient l e gouverneur g é ­néral ; M. de Mauduit, colonel du régiment du Port-au-Prince ; M. dé Villars , commandant, pour le roi dans la ville de Léogane ; M. de Coustard, commandant aussi pour

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le roi clans la ville du Port-au-Prince ; et beaucoup d'autres offi­ciers de haut grade. Ses lumières et ses connaissances le faisaient chérir de toute l'assemblée , qui ne faisait rien sans le consulter ; et ses réponses étaient toujours celles de la sagesse et de la paix.

Cette assemblée respectable dé­cida que M. Baudry-Deslozières, propriétaire de l'habitation de Crè­te , serait nommé commandant pour le roi clans les sept monta­gnes de Léogane et autres adja­centes ; après quelques difficul­tés , ce citoyen se décida à a c ­cepter cette charge aussi pénible que délicate.

La voix de M. Baudry-Desloziè­res , fut un signal qui servit à faire réunir un grand nombre de riches

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( 21 ) propriétaires , qui semblèrent lui prouver , contre un préjugé trop commun parmi nous , qu'ils ne craignaient pas que la haute esti­me fût un sentiment réservé pour leurs seuls insulaires.

La tendresse d'une épouse ché­rie , un fruit digne de leurs désirs, et le commerce des livres , lui fai­saient couler des jours délicieux, qu'on goûte dans le sein du repos et du bonheur. Lorsque ses c o n ­citoyens, frappés de cette heureuse nouvelle , connaissant ses vertus et la supériorité de son génie , l'engagèrent à prendre le timon du quartier.

Le sage sentît tout ce qui en allait coûter à sa tranquillité ; mais né pour se rendre utile au bonheur de sa Patrie , il triompha

( 22 ) de ses répugnances ; il savait que nous sommes redevables à la s o ­ciété des talens que le ciel nous a confiés pour elle , et que ces biens ne nous appartiennent plus, aussi­tôt qu'elle les réclame.

On lui donna quelques soldats et quelques cavaliers de la maré­chaussée , et partit pour établir le poste qu'on lui confiait.

Quelques heureux succès aug­mentèrent le crédit de ce c o m ­mandant ; le gouverneur général le chargea de missions secrètes et délicates qu'il remplit , non-seu­lement à la satisfaction du gou­vernement , mais encore à celle de tous les habitans honnêtes.

Que de peine avant de parvenir à l'exécution des volontés du gou­vernement ! que de préjugés à

combattre chez la multitude aveu­gle, et toujours prompte à censu­rer ! que d'obstacles à surmonter ! que de ressorts à mouvoir ! quelle adresse ne fallait-il pas pour se concilier tous les esprits ! M . Baudry-Deslozières prévit ces dif­ficultés ; il les rencontra , et sut en triompher.

Cependant les choses allaient toujours de mal en pis dans la colonie ; les troupes militaires di­minuaient visiblement, tandis que les corps patriotiques (1) se mul -

(1) Il faut observer qu'aucun de ces corps, soi-disant patriotiques, ne rece­vaient dans leurs rassemblemens aucun nègre libre ni gens de couleur ; ils re­poussaient même avec dédain ceux qui se présentaient. Celte observation ne se perdit point, comme on va le voir.

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(24) tipliaient à l'infini, et portaient par-tout la tyrannie la plus insou­tenable.

Pendant qu'un ordre nouveau commençait à s'établir dans la partie du nord, la partie du sud fit dès-lors cause commune avec elle, et méconnut l'autorité du gouver­nement , dont le pouvoir ne se soutint faiblement que dans les lieux voisins de sa résidence.

M. de Peinier , gouverneur gé­néral , se plaignait amèrement du délaissement où il était, de l ' im­possibilité de compléter ses trou— pes. M. Baudry-Deslozières lui re­présenta qu'il ne lui restait qu'un seul moyen , et qu'il fallait en essayer,

C'était d'enrégimenter les nègres libres et gens de couleur, qui sans

doute

(25 ) doute, ne demanderaient pas mieux pour se venger du mépris qu'on leur fesait essuyer par-tout.

Cette caste docile , dont un siè­cle d'obéissance et de paisibilité prouvait suffisamment au sage Deslozières les inclinations douces et sa p a t i e n c e , aurait sans doute contribué à la tranquillité de cette malheureuse co lonie .

L'idée parut bonne , et elle fut accueillie : Il fut décidé que celui qui l'avait donnée en serait le chef.

Mais il ne suffisait pas d'avoir imaginé , il fallait exécuter. Si le premier pas parut avoir été celui du génie , il en fallait un second pour la puissance.

On observa que les finances étaient toutes délabrées , que per ­sonne ne payait plus d'imposi-

с

( 2 6 ) lions , ce qui ne permettait pas de faire cette entreprise.

Mais ce n'est qu'au sage et à ces ames privilégiées, qu'il appartient, si on peut le dire, d'être dans l'exé­cution de leurs entreprises. Les images de l'Etre-Supréme , qui se jouent dans les miracles de la création ; une imagination élevée, qu'échauffe l'amour du bien p u ­blic , disposent, arrangent tout au gré de leurs desirs ; et quand il le faut , leur chaleur féconde fait, pour le bonheur des hommes , germer sous leurs savantes mains, cet or et ces richesses dont ils dé­daignent la possession par eux-mêmes : Deslozières trouva les moyens de subvenir aux besoins du gouvernement.

Il fut arrêté que l'état-major

( 27 ) serait composé d'officiers riches, qui prêteraient à fétat la solde qu'il conviendrait, et qu'on la leur ren­drait au premier moment du r é ­tablissement des choses (1). Voilà comme ce régiment fut créé ; mais il le fut dans le secret, en le cou­vrant d'une forme qui ne pût pas activer la méchanceté.

On le qualifia de troupes auxi­liaires affiliées au régiment du Port-au-Prince , et cette affilia-

(1) Je ne m'étendrai point sur les services que le régiment de Crète a rendus , soit par son utilité dans les dangers incalculables , soit par les som­mes considérables qu'il a coûté à son etat-major , dont ce dernier n'a jamais été remboursé , et au remboursement despuelles il a eu la générosité de re-

noncer. B 2

( 28 ) tion se fit dans les règles. M . de Mauduit donna l'accolade frater­nelle au colonel de ce corps. Le régiment du Port-au-Prince fit pré­sent de deux caisses et de deux pièces de canon de campagne aux nouvelles troupes , qui s'organisè­rent promptement.

M. Baudry-Deslozières voulant fixer l'uniforme de son régiment, et après en avoir fait part à M. le général , qui a bien voulu pren­dre un arrêté au mois d'août 1790 , qui fixa le tout de la manière sui­vante :

Pour les Blancs. , Habit vert , doublé de même,

passe-poil rouge , revers vert , collet ronge , passe-poil vert , poches à l'anglaise , boutons d o ­rés , portant n°. 1 , épaulettes en

( 29 ) or , contre-épaulettes en or pour les s imples dragons ; sabre doré , baudrier noir , cocarde, nationale en drap , chapeau à trois cornes , bottes molles ; cornette , étendard

,ou guidon , en taffetas blanc , portant pour légende , d'un côté, Régiment de Crête , Dragons , et de l'autre-, Tout à la Patrie ; lettres d'or , et fleurs de lys du même métal aux quatre c o ins , bâton bleu , pique et talon dorés.

Pour les Gens de couleur.

Même uniforme , habit-veste , et seulement les contre-épaulettes en soie jaune ; cornette rouge et blanche , d'un côté écrit , Régi­ment de Crête , Dragons , et de l'autre , Amour filial ; bâton jaune , pique et talon dorés».

B 3

( 30 )

Pour les Nègres libres.

Même uniforme , habit-veste , contre-épaulettes en laine jaune , cornette blanche et bleue , d'un coté écrit , Régiment de Crête, Dragons , et de l'autre , Soumis-sion et Courage ; bâton noir , pique et talon dorés.

On s'est ensuite occupé de la rédaction du serment prété par les dragons , après s'être préalable­ment informé de leur vie et mœurs.

Serment du Régiment de Crête, Dragons.

« Au nom de la nation , de la » loi et du roi. Vu les dangers » qui ont menacé la colonie de » St.-Domingue , et qui ont pu » lui faire craindre d'être enlevée

( 31 ) » à la France , je jure sur mon » épée, d'empêcher de tout mon. » sang que cette colonie ne soit » arrachée à la Métropole et livrée » à des mains étrangères. Je jure » sur ce qu'il y a de plus sacré » pour des coeurs français , sur » l 'honneur, de ne former aucune » cabale , de soutenir également » de mon sang tous les décrets de » l'assemblée nationale , sanction-» nés par le r o i ; de tout employer » pour la tranquillité générale , et » notamment de rester sur la dé-» fensive , et de ne jamais atta-» quer les ennemis intérieurs que » de concert avec tous les corps » patriotiques et militaires , léga-» lement reconnus , de n'avoir » jamais de rixe particulière con-» cernant les affaires d'opinion,

B 5

(32 )

» et de secourir même généreu-» sement , en cas de victoire , » ceux de nos concitoyens qui se » seraient montrés nos ennemis. »

D'après cette constitution vrai­ment patriotique, vraiment légale, humaine et militaire , le régiment de Crête commença son service.

Il était temps , car les intrigans s'efforçaient à sapper le reste de son influence chancellante , afin d'opérer sa ruine totale et se mettre à sa place. La ville du Cap , de sa propre et privée autorité , envoya une députation de quelques jeunes gens déterminés au Port-au-Prince, sous prétexte de recevoir les comp­tes de M. Barbé-de-Marbois , in ­tendant ; mais cet administrateur, averti à temps, n'attendit pas cette dangereuse visite ; il monta avec

( 33 ) sa famille sur une fregate , qui le conduisit à la Nouvelle-Angleterre. Dans le même temps , la ville de Léogane était devenue un foyer de révolte , où venaient , de tous les coins de la colonie , se réunir une foule de brigands , dont la bra­voure égalait , peut-être la s c é ­lératesse , et qui voulaient tout anéantir (1).

(1) Les grands chemins , et sur-tout les chemins détournés , étaient à tout moment pratiqués par des hommes in­connus , sans aveu , sans état , sans fa­mille , sans possession et sans passeport, qui se plaisaient à inquiéter les babitans.

Ces hommes ne pouvaient rien faire légitimement adopter , les intérêts de ce sol malheureux devenu la proie de ces brigands. Ah fléaux, destrecteurs ! Si ces vagabonds avaient été al lâchés à St.-•Doïiùngue , ils auraient bien différent

B 4

( 34 ) Pourquoi faut-il que les hommes ,

naturellement si ardens pour leurs intérêts , s'opposent souvent aux vues de ceux qui s'occupent de leur bonheur ?

N'accusons de cette bisarrerie que la vanité ou cette prévention déraisonnable , qui ne sait s'ap­puyer que sur des usages dont elle pèse l'innovation et jamais la va ­leur : l'une s'offense de la gloire qui doit couvrir l'auteur d'un projet qu'elle n'aurait pas eu la force d'imaginer ; les yeux de l'autre trop faibles, n'aperçoivent que des difficultés ; celle-ci , par l 'opiniâ­treté de ses objections , étonne,

ment ménagé cette contrée ; mais ils espéraient , en profitant du désordre affreux qu'ils excitaient , s'enrichir de pillage , et fuir ensuite ce pays dévasté..

( 35 ) . intimide le zèle ; celle-là , par l'a-mertume de ses critiques , se ra­lentit et le dégoûte ; et souvent toutes deux réunies , font tomber les entreprises les plus belles et les plus utiles.

Mais l 'amour-propre se laisse quelquefois désarmer par les com­plaisances de la modestie,, et les préjugés sont contraints de céder à la vérité, qui s'exprime par la voix de l'éloquence. Personne ne p o s ­sède mieux que Baudry-Desloziè-res , ces deux moyens de captiver les esprits ; la façon avec laquelle il. annonce un dessein , semble laisser à ceux qui l'écoutent . le mérite de l'invention ; et la force persuasive qu'il donne à ses rai­sons , fait taire la prévention la plus opiniâtre : un souris , unre -

B 5

gard , cetair de bienveillance qui parle dans toute sa personne, lui concilient à l'instant les coeurs les moins disposés.

M. Deslozières, dont le projet était de fournir les plus grands moyens pour résister au torrent, imagina de convoquer une assem­blée des habitans des montagnes de Léogane ; il leur proposa de régulariser , suivant le nouveau régime , le corps qui venait d'être formé , et même de céder sa place au plus méritant d'entr'eux.

L'assemblée qui eut lieu , con­firma le colonel dans ses f onc ­tions , et cette même assemblée supplia le gouverneur général de donner sa sanction au délibéré qu'elle venait de prendre , portant que le corps serait sous la déno-

( 3 6 )

(37 )

mination de régiment de Crête , dragons. Le gouvernement a c ­cepta la demande de rassemblée, et le sanctionna (1 ) .

§ . I I .

Mouvement dans la ville du. Port-au-

Prince. Révolte de l'Equipage du

vaisseau le Léopard. Départ du

T Assemblée générale , et le massacre

du Commandant de la ville des Cayes.

« L E gouvernement, continuel-» lement harcelé par cette incom-» mode et entreprenante assem-» blée , qui ne cessait d'empiéter » sur ses droits , crut trouver le

(1) On lui a donné le nom de Crête ,

dragons , par allusion au lieu qui l'a vu naître , et par estime pour M. Baudry-Deslo/ières , son fondateur , et proprié­taire de l'habitation de Crétc-à-Piquans,:

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( 38 ) » moment de s'en débarrasser et » de la dissoudre légalement. Les » instructions du 28 mars , por -» taient qu'une nouvelle assem-» blée coloniale serait convoquée, » à moins que celle qui existait » déjà ne fût confirmée par les » assemblées primaires réunies à » cet effet » .

Elle fut convoquée pour le 13 juin , et son but était de détermi­ner si l'assemblée générale , séante à St.-Marc , serait continuée , ou si on en formerait une nouvelle. Les officiers qui avaient les qua­lités requises pour être citoyens actifs s'y trouvèrent , conformé­ment aux décrets des 8 et 28 mars. Le désordre régna dans cette as ­semblée ; plusieurs particuliers en vinrent à des voies de fait. MM. les

( 39 ) officiers se retirèrent , et furent, ainsi qu'un grand nombre de c i ­toyens , déposer leur protestation chez un notaire.

Le sieur Croisier , secrétaire du comité , se permit d'écrire à M. le général, au nom de ce même co ­mité , une lettre où il outrageait particulièrement les officiers , sol­dats et dragons des deux régimens, de laquelle on n'eut connaissance que 15 jours après quelle fut écrite, et lorsque la voie de l'impression l'eut rendue publique. MM. les officiers adressèrent aussitôt à M. de Peinier , une réponse , où ils exposèrent franchement les faits tels qu'ils s'étaient passés , et prou­vèrent que toutes les assertions du sieur Croisier étaient calomnieu-ses.

(40 )

La droiture , la franchise et la fermeté de M. de Mauduit étaient connues trop avantageusement , pour ne pas inspirer les craintes les plus vives aux mal intentionnés. On employa la calomnie pour pré­venir les esprits contre lui ; on ré ­pandit avec profusiou un paragra­phe tiré du n°. 40 des Révolutions de Paris , où on lui faisait tenir un propos trop extravagant, pour qu'on pût croire qu'il fût de lui. A peine était-il arrivé de France , qu'on ne parlait que de motions pour lui faire prêter un serment particulier. Il parut enfin un décret de l'assemblée coloniale pour faire prêter aux troupes , tant nationales que de ligne , le serment d'être fidelles à la nation , à la l o i , au r o i , et à la partie française de

( 41 )

Saint-Domingue. M. le général refusa de faire prêter ce serment.

M. de Mauduit, instruit de tout ce qui se disait, à son sujet à l'as­semblée générale, informé qu'on y suspectait ses opinions , ses liaisons et ses démarches en France, écrivit à M. de Lacheva-lerie , président de cette assem­blée , ce qui donna lieu à la cor­respondance qu'il entretint avec elle. La conduite de ce chef ne paraissant point favorable aux vues de l'assemblée, elle se décida à publier un projet de décret pour changer la dénomination des régi-mens de ligne, et. leur donner le nom de troupes nationales de la colonie , soldées , sous l'autorité et protection immédiate de l'as­semblée même.

( 42 )

Il parut un autre décret pour l'établissement des municipalités, en qui désormais devait résider le pouvoir exécutif, et qui rempli­raient auprès des troupes les fonc­tions qui sont attribuées aux c o m -mandans des places.

Le 17 juin , à cinq heures du -soir, M. de Mauduit fit faire une promenade militaire à son régi­ment ; cette promenade , prescrite par l'ordonnance , fut regardée comme un crime par le comité et tous ses adherens. Tel était l 'es­prit de vertige qui animait ces soi-disant patriotes , qui disputaient aux chefs des corps le droit de faire exercer et manœuvrer leurs trou­pes.

Le 9 juillet au matin , les deux régimens , celui du Port-au-Prince

( 43 ),

et celui de Crête , firent une se ­conde promenade ; ils firent halte sur une habitation à une lieue de la ville , et là les deux colonels traitèrent militairementles officiers et soldats, ce qui fut regardé comme un nouveau crime et traité d'orgie scandaleuse.

On remarqua dans la matinée du 11 juillet beaucoup de mouve­ment dans la ville , ce qui fesait craindre que la tranquillité serait troublée ; on fut instruit que des gens mal intentionnés avaient des projets criminels. M. de Mauduit, commandant de la place par inté­rim , après en avoir rendu compte au général , renforça les postes , doubla les patrouilles , et prit tou­tes les précautions que lui suggéra sa prudence pour prévenir le mal ,

( 44 )

au cas que les rapports qu'on avait fairs fussent vrais ; on répandit même que la personne du général était menacée , ce qui lit que sa garde fut également renforcée. Le comité , de sa propre autorité, lit battre un ban , pour publier un décret incendiaire qu'il avait pris la veille ; le général fit arrêter celui qui était à la téte des tambours , et lui défendit de faire battre de ban à l'avenir sans sa permission , ou celle du commandant de la place.

Dans la matinée du 12 juillet, un soldat nommé Gindras , dont on soupçonnait la conduite , fut mis dans les prisons des casernes, ; après avoir déclaré que depuis long­temps il était payé par les sieurs Croisier, Imbert et autres m e m -

( 45 )

bres du comité , pour tâcher de séduire et corrompre les troupes. Le nommé Chaveine , grenadier , accusé par Gindras et suspect de­puis long-temps , lit les mêmes déclarations , qui démontrèrent un projet, formé de débaucher le r é ­giment , et de forcer les chefs à -acquiescer à tout ce qu'on voudrait exiger d'eux.

Le 13 juillet au matin , M. de Mauduit donna connaissance à M . le général, ainsi qu'à une assern-blée qu'il y avait alors au gouver-nement , où étaient MM. de Mon-tault, Coustard , de Villars , de Baudry-Deslozières, de Cournoyer et d'autres officiers supérieurs, des déclarations des deux soldats. Le soir , les mêmes pièces furent communiquées à beaucoup de c i - -

( 46 )

toyens rassemblés sous la dénomi­nation de volontaires patriotes (1 ) . Les officiers du régiment de Crète, dragons , se réunirent tous pour supplier le général de les remettre entre les mains du ministère pu­blic , afin de poursuiyre les cou­pables.

Dans le courant de l'après-midi, l'officier de garde à la place, fit avertir M. de Mauduit qu'il se fesait un attroupement nombreux vers une extrémité de la ville. M. de Mauduit, après avoir pris les ordres du général, envoya sur-le-champ deux détachemens o c c u ­per les hauteurs qui dominent ce point ; il fit renforcer la garde du fort Saint-Joseph, qui forme cette extrémité de la ville, et fit partir

(1) Les pompons blancs.

( 47 )

d'autres détachemens pour o c c u ­per divers autres points , avec or­dre à tous les commandans de ces détacheinens , de n'employer la force qu'en cas d'attaque. Mais les mal intentionnés eurent c o n ­naissance des intentions du g o u ­vernement ; une terreur panique s'empara d'eux ; ils se retirèrent, et M. de Mauduit fit rentrer tous les détachemens.

La poudrière était située dans un endroit écarté e t peu suscep­tible de secours en cas d'événe­ment. La disposition des esprits , les nouvelles qu'on avait reçues, que dans beaucoup d'endroits de gens armés s'étaient emparés des munitions de guerre, et les rap­ports certains qu'on eut , qu'on voulait en faire autant au Port-au-

( 48 )

Prince, décidèrent M. le général à en faire retirer toutes les caisses de cartouches à balle, qui furent conduites en plein jour aux caser­nes , et y furent déposées clans un endroit sûr et isolé : le colonel prit d'ailleurs sur cet objet, toutes les précautions nécessaires.

Les mal intentionnés , fâchés d'avoir manqué leur coup, cher-chèrent à alarmer le public par une nouvelle calomnie ; ils répan­dirent le bruit qu'on avait vidé la poudrière , et qu'on avait tout transporté aux casernes ; il n'y avait rien de si faux , puisqu'on n'en avait pas retiré un seul barril de poudre ; et pour dissuader le public trop crédule , M . de Mau-duit pria les juges de la sénéchaus­sée et le procureur du roi , de faire

une

( 49 ) une -visite aux casernes, pour cons­tater juridiquement la fausseté des bruits qui couraient , ce qui fut exécuté.

M. de Mauduit avait reçu depuis quelques jours une lettre anony­me , capable par ses sophismes et ses rapports infidelles , d'ébranler et même de séduire d'autres h o m ­mes que les braves soldats de son régiment. Ce colonel avait tou­jours publié et fait afficher à la porte des casernes les écrits de ce genre qu'il avait été dans le cas de recevoir , et fesait connaître à tout, son régiment jusqu'à ses ré­ponses.

Tous ses soldats , pénétrés des procédés francs et loyaux de leur chef, fermes et inébranlables dans les principes qui les animaient4

с

( 50 )

et fidèles à leurs sermens, lui té moignèrent combien ils étaient sensibles à la marque d'estime et de confiance qu'il leur donnait, et chaque compagnie répondit par une déclaration particulière.

On apprit par le courrier que l'assemblée générale devait faire paraître incessamment un décret qui licenciait les troupes. Les deux régimens , celui du Port-au-Prince et celui de Crête furent si indignés de cela, qu'ils s'assemblèrent d'eux-mêmes pour renouveler leurs ser-mens , vouant, à l'infamie et aux peines de l'ordonnance ceux qui obéiraient à ce décret.

On eut des avis qu'on cherchait à séduire l'équipage du vaisseau le Léopard ; on vit des canonniers de ce bâtiment, qu i , ayant quitté

( 51) le pompon prescrit par l 'ordon­nance , y avaient substitué celui que portaient les partisans du comité : On chercha à arrêter le mal.

Le gouverneur général ordonna au commandant de ce vaisseau d'appareiller pour le Cap ; mais il était trop tard , le comité avait déjà fait répandre un décret de l'assemblée générale , qui défen­dait à l'équipage de quitter la rade du Port-au-Prince , et qui décla­rait que le vaisseau le Léopard, ci-devant nommé le vaisseau du R o i , passait sous les ordres et la protection de rassemblée générale et du comité. Ce décret fit l'effet qu'on en attendait , l'équipage se révolta et ne voulut point partir.

La révolte du vaisseau le Léo-C2

( 52 ) para , les menées séditieuses du comité du Port-au-Prince , c o o -pérateur de cette révolte ; les r e ­présentations pressantes de tous les bons citoyens , décidèrent le gou­verneur général à faire arrêter plu­sieurs membres du comité et autres personnes , accusés d'être les au ­teurs des troubles qui régnaient dans la ville. On vint rendre compte , à sept heures du soir , au colonel Mauduit , qu'il existait un projet de mettre le feu au ma­gasin du roi et à l'arsenal ; on y envoya sur-le-champ 76 hommes; et on reconnut en effet plusieurs détachemens qui vinrent autour des magasins avec des fanaux allumés, malgré qu'il fit clair de lune. M. de Mauduit , conformément aux ordres du général, allait faire arré-:

( 53 ) ter les personnes citées plus haut; mais une circonstance dont on n'eut connaissance qu'a, une heure du matin , fit changer les dispositions. On fut informé que les personnes qu'on voulait arrêter étaient au comité au milieu de 500 hommes armés. Le colonel Mauduit envoya deux officiers à différentes fois pour en rendre compte au général et prendre ses ordres à ce sujet, qui furent d'aller arrêter les personnes désignées dans le comité m ê m e , s'il croyait pouvoir le faire avec, sûreté, M. de Mauduit s'y trans­porta à l'instant, imaginant ne pas trouver de la résistance aux ordres dont il était porteur , et il ne fut détrompé à cet égard , que lorsque deux décherges de coups de fusils etd'espingoles eurent tué plusieurs

G 5

( 54 )

hommes et blesséune quinzaine( 1 ) .

Alors le colonel Mauduit ordonna de faire feu pour préserver les hom­mes qui lui étaient confiés , et il ne fit son commandement qu'après en avoir vu tomber trois à ses côtés. Il se décida, après faction c o m ­mandée , à rester dans la position plus que dangereuse où il se trou­vait , pour mieux surveiller tout ,

(0 On a prétendu que la troupe avait tiré la première ; jamais colomnie ne fut plus absurde ; il ne faut pour s'en con­vaincre que connaître le local. • La troupe arriva en colonne , et fit halte à trente pas de la maison ; le co ­lonel Mauduit se porta à quinze pas en avant, et parla lui-même aux personnes qui étaient dedans , leur déclarant au nom de la nation , de la loi et du r o i , et de la part de M. le général , qu'il avait ordre d'arrêter plusieurs membres

( 55 ) et pour être plus à portée d'arrêter la fureur et la vengeance de ses soldats irrités , ce qui lui réussit parfaitement. i Le vaisseau avait mis à la voile

le 3-1 juillet au matin , et avait été se réfugier à St.-Marc , sans son capitaine et la plupart de ses officiers, qui avaient été obligés de quitter leur bord pour éviter de nouveaux crimes au malheu-

du comité qui étaient parmi eux ; il resta dans cetie position Fâcheuse tout le temps du feu ; et bien sûrement, s'il avait eu intention d'attaquer les gens armés du comité , il ne se serait pas mis entr'eux et ses soldats , parce qu'il s'exposait par-là à une mort presque certaine ; bien sûrement aussi ses soldats ne com­mencèrent pas , parce qu'ils auraient trop craint de tuer un colonel qu'ils chérissaient.

c 4

( 5 6 ) reux équipage révolté. On reçut le méine jour le décret de l'assem­blée générale qui licenciait les troupes, les déliait de leur ser­ment , et les invitait à servir dans un nouveau corps, créé sous le nom de troupes nationales de la colonie, soldées, avec la promesse de donner à chaque soldat une concession (1). Tels étaient les moyens de séduction qu'employait cette assemblée-pour tromper de braves gens.

Six soldats échappés de St.-Marc pour rejoindre leurs drapeaux, firent le rapport que tout le d é ­tachement , à l'exception d'une

(1) La concession est de 100 carreaux , le carreau de deux arpens et trois cinquièmes d'arpent , ce qui fait 260. arpens.

quinzaine d'hommes , avait été-débauché par rassemblée gêné-, rale.

On fit une invitation aux citoyens de se trouver présens à l'interro­gatoire des soldats venus de St . -Marc , sur les moyens dont on s'é­tait servi pour séduire le détache­ment , et sur les personnes qui les avaient employés.

On apprit que le peu d'hommes du détachement de St.-Marc qui étaient restés fidèles à leurs dra­peaux , venaient d'être emprison­nés avec deux de leurs officiers, Romillon et la Farge. L e gouver­neur général fit arrêter sur- le-champ MM. Camfrancq et Glau-mé ( 1 ) , députés à l'assemblée gé-

(1) Le dernier est un horlologer. C 5

(57)

( 58 ) nérale ; ces deux Messieurs furent conduits aux casernes pour y être détenus et répondre desévénemens fâcheux qui pourraient survenir aux deux officiers prisonniers , et aux soldats qui partageaient leur sort.

Peu de jours après , ces deux malheureux officiers arrivèrent ; ils avaient couru les plus grands dangers. Le reste du détachement avait été forcé , le poignard sur la gorge , de suivre rassemblée. MM. Camfrancq et Glaumé furent élar­gis à l'arrivée de ces premiers.

« Des proclamations violentes » furent publiées de part et d'autre. » Le général dénonçait à la colonie » l'assemblée , comme ayant o u -» trepassé ses pouvoirs , et cher-» chant à se soustraire à la puis-

( 59)

» sance nationale ; et il déclarait » qu'il se voyait forcé par son d e -» voir de la dissoudre. »

Des secours accoururent de part et. d'autre ; rassemblée générale parut se disposer à se défendre vigoureusement ; mais l'ardeur bouillante de ceux qui l'avaient entraînée, dans ce mauvais p a s , ne tint pas contre le double dan­ger qui les environnait et qui les menaçait particulièrement. Quel ­que nombreux que fussent leurs partisans, ils n'ignoraient pas aussi les dispositions secrètes du c o m ­merce , q u i , en cas d'attaque, se serait infailliblement tourné contre eux. a Souvent les commerçans de » St.-Marc et les amis de l'assern-blée , faillirent s'eutregorger. » Toute l'ardeur et la bonne volonté

С 6

( 60 ) de leurs défenseurs ne purent les rassurer ; l'ennemi était encore bien loin , et la terreur avait déjà fait de rapides progrès. Enfin cette aventure se termina par un évé ­nement extraordinaire : L'assem­blée générale se détermina à s'em­barquer en masse sur le vaisseau le Léopard, et aller implorer en France la justice nationale. Cette idée fut celle de M. Bacon-de-La-chevalerie.

« L'assemblée générale s'embar-» qua au nombre de 83 membres , » pour se rendre en France avec » quelques amis les plus zélés par-» tisans , et un détachement du » régiment du Port-au-Prince qui » avait embrassé sa défense, »

Tandis que l'assemblée générale exécute cette résolution inatten-

(61) due, ses proclamations circulaient clans toute la colonie , et donnaient à ses nombreux amis le signal de courir aux armes. La partie du sud témoigna en cette occasion beau­coup de zèle , et fit les plus vigou­reux efforts. La fermentation y fut extrême ; le détachement de la ville des Cayes se laissa gagner par la municipalité, et cette dernière fit mettre aux arrêts les officiers de ce détachement. On fît assassiner le pauvre Codère , commandant de la même ville , ancien major du régiment du Cap , qui avait servi 20 ans dans le corps du Port-au-Prince ; ce brave militaire fut lâ ­chement massacré par la populace des Cayes , à l'instigation de quel ­ques scélérats qui craignaient son caractère et son. énergie.

( 6 2 ) §. I I I .

Grande précaution prise parle Gouverneur

pour empêcher l'irruption des brigands ,

et bataille au camp de Crête.

L E gouverneur général apprend qu'il se formait des attroupemens , et que les routes , depuis Jaemel jusqu'à Léogane, étaient couvertes de gens armés. Il donna sur- le-champ des ordres au commandant de ces montagnes de se tenir sur la défensive. Le colonel Baudry-Deslozières fit former , d'après les ordres du gouverneur', une garde de 100 hommes sur l'habitation Bizoton , une de 80 hommes à l'entrée du chemin de la rivière froide , et une de 5o hommes sur la Crête-à-Piquans , à 6 lieues de Léogane : i l fit transporter de f a r -

(63 ) tillerie aux deux premiers postes. On construisit quelques ouvrages; il fit faire des abattis aux chemins qui descendent des montagnes, ainsi qu'une forte disposition m i ­litaire ; il plaça des postes , et le grand chemin de la montagne qui conduit à Jacmel , fut également fortifié ; 70 hommes , commandés par des officiers blancs, faisaient des patrouilles au loin , sans trou­bler en aucune manière les p r o ­priétaires , veillant au-contraire à leur bien et à leur existence jour et n u i t ( i ) . Enfin Deslozières prit toutes les précautions nécessaires à ce sujet.

(1) Souvent ces patrouilles ramenaient des hommes , qui craignaient de décliner leur nom et de faire connaître leur pro-

( 64 ) Tandis que le colonel du régi­

ment de Crête , dragons , prenait de grands moyens pour défendre l'approche des brigands sur la route de Léogane au Port -au-Prince , l'intrépide et infatigable Mauduit faisait une expédition contre les brigands de la partie du nord , à la tête de 3oo hommes de son régiment , d'un détache­ment de corps royal , de 1 0 9 0

volontaires patriotes du Port-au-Prince , de la Croix-des-Bouquets, et d'un train considérable d'artil-lerie.

fession ; on les questionnait en leur par­lant et les traiiani avec douceur , et on se contentait très-souvent de les mettre au loin dans lechemin qu'ils indiquaient, leur recommandant fort civilement de ne pas reparaître sans passeport.

( 65 ) « M. de Vincent , comman-

» dant pour le roi au Cap , venait » au secours de M. de Mauduit, » à la téte de 6oo hommes , tant » nationaux que de ligne , et d e -» vait se rendre aux Gonaives. »

Les partisans de rassemblée g é ­nérale organisèrent à force une armée dans la partie du sud , et devait se joindre à Léogane ; lors-, qu'ils virent que le gouvernement allait avoir le dessus par tant de précautions , le départ de l'assem-, blée générale , sur le vaisseau le Léopard, et que leurs représen­tais n'existaient plus , ils se prê­tèrent facilement aux paroles de paix qui furent portées de la part des chefs.

Le gouverneur général en a c ­cepta quelques-unes qui devaient,

( 6 6 ) . être accordées de droit , rejetta les autres , et alors ils prirent le parti de s'en retourner , après avoir épuisé toutes les provisions qui étaient dans ces deux villes et les environs.

Les principaux articles furent de relaxer les individus qui avaient été arrêtés sur les routes de Jac-m e l , de Léogane et dans la ville du Port-au-Prince, avec promesse, de part et d'autre , d'attendre tran­quillement la décision de l'assem­blée nationale sur cet événement, avec serment réciproque de s'y conformer (1). Cette capitulation

(1) On verra bientôt qu'ils ont été les premiers à violer ce serment, en recom­mençant les hostilités , ainsi que l'avait ordonné la municipalité de Léogane On verra aussi , dans le quatrième para-

( 67 ) fut signée respectivement de part et d'autre.

Aussitôt que M. Baudry-Des-lozières apprit cette nouvelle , il n'attendit pas des ordres du gou­verneur général ; les blancs , les mulâtres et les nègres libres étaient excédés par les veilles (1) et par les patrouilles , il prend le parti de les licencier tous , à l'exception de six pour sa seule garde.

Le jour même de ce licencie-

graphe , qu'ils ont porté la vengeance jusqu'à faire assassiner le colonel Mau­duit et une foule de citoyens , par le moyen d'un faux décret qu'ils avaient fait fabriquer , et séduire des soldats , qui se sont rendus par cet effet atroce, innocemment, rebelles aux loix.

(1) Ce régiment avait toujours trois cents hommes sur pied.

( 63 ) ment , M. Baudry-Deslozières et toutes les personnes qui restaient avec lui , se transportèrent sur l'habitation de MM. de Marie , à dessein de s'y reposer plus c o m ­modément ; l à , on ne pensa plus qu'à se rejouir de la réconciliation générale , qui remettait l'équilibre parmi les citoyens de Léogane et du Port-au-Prince.

Un ou deux jours après, M. le général dépêcha une ordonnance au camp de Crète ; le cavalier ne trouva point M. Deslozières sur son habitation , il fut obligé d'aller sur celle de M. de Marie. La lettre que portait ce cavalier , ordonnait au colonel du régiment de Crête de faire ce au il avait déjà fuit, c'est-à-dire , de licencier le régi­ment.

( 69 ) M. Deslozières écrivit à son pro-

Cureur par le retour du cavalier , et lui recommanda de renvoyer les six dragons mentionnés plus haut, et M. Baudry continua à rester, sa famille et ses amis , chez les MM. de Marie.

Trois ou quatre jours aupara­vant, M. Baudry-Deslozières avait reçu de M. le général une lettre paternelle ; cette lettre , pleine de sentimens patriotiques , méritait d'être communiquée aux habitans du quartier ; elle n'annonçait pas encore le traité de famille , mais elle le fesait espérer grandement. L'esprit de douceur , de consola­tion et de conciliation l'avaient dictée , et M. Baudry, qui n'a j a ­mais rien fait ni rien reçu concer-'nant le service, sans en donner

(70 ) connaissance à tous les officiers et dragons , avait imaginé de convo ­quer une assemblée générale le dimanche suivant : cette assemblée avait pour but , de faire part de cette lettre aux habitans de toutes les classes , et conférer sur les moyens les plus propres à ramener la paix intérieure.

C'est sur la certitude de cette assemblée du lendemain, que les six dragons demandèrent au pro ­cureur de l'habitation de Monsieur Baudry-Deslozières, de rester, vu l'éloignement de leurs maisons, et que s'ils s'en retournaient, il leur était impossible de revenir.

Le procureur de M. Baudry, ne vit point d'inconvénient à c o n ­sentir à cette demande , et les six dragons restèrent ; il y a plus, d'au-

( 7 1 ) très également éloignés , survin­rent pendant la nuit du samedi au dimanche, et couchèrent sur des habitations voisines pour se trou­ver le lendemain à l'assemblée.

Je touche au. moment effroyable de la nuit du 29 août 1790. M M . Baudry - Deslozières , Sollier de Lavabreille , lieutenant et leurs épouses , devaient , les uns être décolés , et les autres éprouver un supplice, peut-être plus horrible encore.

A quatre heures du matin, M. Baudry-Deslozières entend une décharge de fusils; il sort de la maison où il était, et de concert avec toutes les personnes de l'ha­bitation de Marie, il écoute atten­tivement ; une seconde décharge ne lui laisse plus de doute que ce

( 70) bruit se fait sur son habitation.

Aussitôt, et songeant au salut des personnes de sa maison , il se met en marche avec plusieurs de ses officiers. Comme il faut gravir des montagnes sans chemins à travers de bois immenses, embar­rassés de broussailles , devenus plus difficulteux encore par la pluie énorme de la veille et de la nuit, on ne marcha pas aussi vîte qu'on l'aurait desiré. On continua d'entendre en route de décharges d'une grande quantité de fusils. Il est aisé de sentir l'anxiété du c o ­lonel et l'impatience de ses jeunes officiers qui l'accompagnaient.

Le colonel était à-peu-près à moitié du chemin , quand il lui arriva plusieurs dragons. Il y avait lieu de craindre que ce ne fût autre

chose..

( 73 ) chose. Ils venaient le trouver pouf lui apprendre la scène affreuse qui se passait chez lui, et prendre con ­seil dans une circonstance aussi pressante.

Enfin on arrive, et le pavillon blanc hissé , annonça la victoire. Le colonel fit venir le brigadier ( 1 )

et se fait rendre compte. Pendant Ce temps-là, il aperçoit les enne­mis fuyant dans le chemin qui mène à l'habitation de Monsieur de Campan ; il voit qu'on porte un homme fortement blessé , et

on lui assure que c'est M. Mercier.. Le procureur de l'habitation de

M. Baudry rapporte, « que vers les » 4 heures du matin, il entendit une

(1) Parmi les six dragons, il y en avait Un qui était brigadier.

D

( 7 4 )

» dé charge considérable de coups » de fusils ; qu'il ne dormait pas , et » se leva en sursaut ; qu'à peine » il eut ouvert sa porte, il entendit » une pareille décharge , qui ne » réveilla même pas les six dragons » endormis ; que les ennemis s'a-» vancèrent, et firent une troisième » décharge qui cribla la maison » où dormaient les dragons ; que » ces derniers se réveillèrent alors » avec la plus grande promptitude ; » que quoiqu'ils n'eussent pas de » chandelle, ils ne laissèrent pas » de s'emparer des fusils qu'ils » trouvèrent sous leurs mains , et » se mirent en défense ; qu'aussitôt » une voix du côté de l'ennemi » s'éleva , et cria : Rendez-vous , » coquins, ce n'est pas à vous » à qui nous en voulons, c'est

(75 ) » la tête de votre commandant » qu il nous faut, celle du comte » de Bermond et celle de Sollier r

» dont nous voulons tous B . . . . . » la femme.

» Qu'à ce propos de l'ennemi , » les dragons répondirent qu'il » fallait avoir leur tête pour avoir » celle de leur colonel et de leurs » officiers; que dans cette mélée » le sieur Dambouville resta sur la » poussière , qu'un sieur Gourjon » fut blessé au point de rester » sur la place , et bien d'autres » personnes dont on ignore le » nom. »

Le premier devoir du colonel, fut de se transporter sur le champ de bataille ; il vit effectivement un homme mort , ayant un habit d'of­ficier , qu'on lui dit être le sieur

D 2

Dambouville , prévôt de la maré­chaussée à Léogane ; un peu plus loin , il vit une autre personne, qu'on dit être le sieur Gourjon , très-blessé, mais parlant très-dis­tinctement ; le colonel le lit porter Sur un l i t , et fut obligé lui-même de commencer à le soulever , pour engager les autres à l'aider , afin de porter à ce citoyen tous les se ­cours que l'humanité indique , et dont on le trouvait indigne , étant d'un complot d'assassins , contre des hommes qui n'ont jamais fait de mal , et qui n'ont jamais été q u e

sur la défensive. Aussitôt M. Bau-dry-Deslozières fit venir M. D u -flon , chirurgien du régiment, qui se hâta de laver et de panser les blessures de ce malheureux , vic­time de sa crédulité. On lui donna

(76)

( 77 ) tous les secours que la circonstance; permettait.

M. Baudry-Deslozières , donna ordre de s'emparer des papiers qui pouvaient être dans les poches des ennemis restés sur la place. La première chose , fut un ordre de la municipalité de Léogane , trouvé dans la poche Dambouville, signé , de Lompré, maire, et d ' Ing inac , officier municipal.

Cet ordre , que le colonel eut peine à reconnaître pour sortir des mains des officiers municipaux, est une chose monslreuse, soit à cause de sa forme , soit à cause du fond ; c'était d'une légèreté, d'un despo­tisme à faire trembler la nature entière.

Suit l'ordre de la municipalité. de Léogane ;

D 3

( 78 ) Municipalité de Léogane.

« Sur la déclaration qui vient de » nous être faite par M. Alexis » Gourjon ( 1 ) et le S ( a ) , » charpentier de profession , rési-» dent à la montagne des Palmes, » qu'il serait arrivé ce matin à la » montagne , dite la Crète , dix-» sept mulâtres de Jacmel, c o m -» mandés par le nommé Desiré-» Alvarés , lequel prend la qualité » de capitaine-général ; que ledit » Désiré - Alvarés aurait envoyé*

(1) Il faut remarquer que le dénoncia­teur étaitlui-même exécuteur de l'ordre.

(2) On sait le métier , la demeure du second dénonciateur , et l'on ne sait pas son nom ; si on le savait , pourquoi ne l'a-t-on pas mis ? si on ne le savait pas, pourquoi recevoir la dénonciation d'un homme que l'on ne connaît pas ?

( 79 ) » chercher et arrêter le susdit S... . » et l'aurait questionné sur ce-» qui se passait en ville, le s o m -» mant de se joindre à eux , ce » que le susdit S aurait » refusé.

» Nous officiers de la munici -» palité , avons ordonné au sieur » Danibouville , prévôt de notre » maréchaussée , de se rendre au-» dit lieu dit la Crête-à-Piquans , » avec le plus de cavaliers de sa » brigade qu'il pourra rassembler, » pour y arrêter les dix-sept m u -» làtres de Jacmel , s'il est possi-» ble , ainsi que ledit Alvarés , » leur chef, et de les conduire dans » les prisons de cette ville , pour » y être interrogés par nous , sur » les motifs de leur voyage dans le » ressort de notre municipalité , et;

D 4

( 80 ) » prendre contr eux toutes conc lu -» sions de droit. . » Fait à l'hôtel de ville de L é o -

» gane , le 28 août 1790. Signé, » de Lompré , maire ; J. Inginac , » officier municipal. »

Dans l'instant il se fit entendre , des dragons de Crète survenus de tous côtés , un murmure d'impa­tience , et brûlant d'aller s'emparer du restant des ennemis répandus sur la route et dans les bois ; mais le colonel usant toujours de la plus grande modération, fit tout ce qu'il peut pour arrêter cette ardeur. Quand M. Baudry-Deslozièrcs vit qu'il ne pouvait pas les retenir , il prit le parti de se rendre devant M. le gouverneur-général pour lui rendre compte de sa conduite ; il engagea ses braves à l 'accompa-

( 81 ) gner. Cette idée occasionna une distraction salutaire , et à l'instant le voyage fut décidé.

Les dragons indignés de la c o n ­duite de la municipalité de L é o -gane , se rendirent de toutes parts, et une infinité d'habitans se pré­sentèrent de tous les quartiers pour être enrégimentés ; ceux des hauteurs de la grande rivière de Jacmel , de celle du Cul-de-Sac et de Mi rebalai s , arrivèrent au Port-au-Prince au nombre de 5/j.S , et s'offrirent à marcher.

M. Baudry-Deslozières voulut bien paraître satisfait de cette offre généreuse ; il était résolu d 'em­ployer la force , si les troubles ne finissaient point ; il se flattait d'autant plus d'y réussir , que les honnêtes gens étaient fort las de

D 5

( 82 ) tous ces mouvemens , et voyaient la nécessité d'en arrêter le cours ; déjà plus de mille citoyens , tant de St.-Marc , de l'Arcahaye , que des Verrettes , lui avaient promis de se joindre à lui, dès qu'il jugerait à propos d'agir contre les mutins.

Ce corps prit une telle faveur , que le gouverneur-général arrêta qu'il fournirait trois divisions ; la première dans la partie de l'Ouest ; la seconde dans celle du Nord ; et la troisième et dernière- dans la partie du Sud. Par l'ordonnance rendue à ce sujet, le chef de cha ­que division a le grade de colonel et son état-major ; mais le chef de la première division , attendu son grade de fondateur , est colonel-inspecteur , ayant droit de n o m -ïBer les officiers , et n'ayant de

( 85 ) compte à rendre qu'au gouverneur général.

Le gouvernement victorieux, ne Sendormit pas sur ses lauriers ; il se hâta de faire partir des commis­saires , qu'on députa du Cap et du Port-au-Prince , chargés de faire connaître la vérité à l'assemblée nationale.

La diversité d'opinions entraînât une anarchie complette dans toute l'étendue de la colonie , à l'excep­tion de quelques points où elle fut comprimée par le voisinage et la surveillance du pouvoir militaire.

Tels sont les événemens extraor­dinaires auxquels le régiment et les volontaires patriotes, connus sous le nom de pompon blanc , ont eu part pendant 1790. L'honneur di-rigea leur conduite durant ces mo-

D 6.

( 84 )

mens de crise où tout était boule­versé. Fidelles à leur patrie et à leur roi , ils restèrent inébranlables dans leurs devoirs ; ils surent résister à toutes les promesses d'une assem­blée qui ne ménageait rien pour l'exécution de ses projets criminels.

§ . I V . Décret de l'Assemblée nationale, relatif

aux troubles survenus à St -Domingne,

qui annulle et casse l'assemblé géné­

rale. Arrivée de deux Régimens , leur

conduite , et massacre du Colonel Mau-

duit. Révolte des Nègres , et l'incendie

de la plaine du Cap.

EN 1791 enfin , on reçut , à St.-Domingue , la nouvelle de la décision de ce fameux et singulier procès. L'assemblée générale arri­vée en France , au lieu de cet i n ­térêt et de l'accueil sur lequel elle,

( 85 ) avait cru devoir compter , trouva rassemblée constituante étrange­ment prévenue contr'elle et contre tout ce qu'elle avait fait.

Un décret du 12 octobre 1790 , improuva sévérement sa conduite, cassa et annulla tout ce qu'elle avait fait. En voici la tenneur :

Lettres-Patentes du Moi, sur le Décret:

de V Assemblée Nationale , relatif

aux troubles survenus CL St.-Domingue.

Données à St.-Cloud , le 22 Octobre 1790.

ce Louis par la grâce de D i e u , » et par la loi constitutionnelle de » l'état, roi des français : A tous » présens et avenir; S A L U T . L'as-» semblée nationale a décrété, et » nous voulons et ordonnons ce » qui suit:

( 86 ) Décret de l'Assemblée Nationale, du 12

Octobre 1790.

» L'aassemblée nationale , ouï » le rapport de son comité des » colonies, sur la situation de St.-» Domingue et les événemens qui » y ont eu lieu ;

» Considérant que les principes » constitutionnels ont été violés , » que l'exécution de son décret » a été suspendue , et que la tran-» quillité publique a été troublée » par les sectaires de rassemblée » coloniale , séante à St.-Marc , » que cette assemblée a provoqué » et justement encouru sa disso-» lution;

» Considérant que l'assemblée » nationale a promis aux c o l o -» nies l'établissement prochain des » loix les plus propres à assurer

( 87 ) » leur prospérité, qu'elle a, pour » calmer leurs alarmes, annonc.é « d'avance l'intention d'entendre » leur vœu sur toutes les m o d i -» fications qui pourraient être » proposées aux loix prohibitives » du commerce , et la ferme vo-» lonté d'établir comme article » constitutionnel dans leur organi-» sation, qu'aucunes loix sur l'état » des personnes ne seront décré-» tées pour les colonies, que sur » la demande -précise et formelle » des assemblées coloniales ;

» Qu'il est pressant de rétablir » ces dispositions pour la colonie » de St . -Domingue, par l 'exécu-» tion des décrets des 8 et 28 mars » dernier , et en prenant les mesu-» res nécessaires pour y maintenir » l'ordre public et la tranquillité ;

( 88 ) » Déclare les prétendus décrets

» et autres actes émanés de l 'as-» semblée constituée à St.-Marc , » sous le titre d 'assemblée géné-» rale de la partie fraçaise de » St.-Domingue , attentatoires à » la souveraineté nationale et à » la puissance législative, nuls et » incapables de recevoir aucune » exécution.

» Déclare que ladite assemblée » déchue de ses pouvoirs , et tous » ses membres dépouillés de leur » caractère de députés à l 'assem-» blée nationale de St.-Domingue.

» Déclare que l'assemblée pro-» vinciale du Nord , les citoyens » de la ville du C a p , ceux de la » Croix-des-Bouquets, et de tou -» tes les paroisses qui sont restées » inviolablement attachées aux dé-

» crets de l'assemblée nationale ; » les troupes patriotiques du Cap , » Les volontaires de Saint-Marc et » ceux du Port-au-Prince, et les » autres citoyens de cette ville qui » ont agi dans les mêmes princi-» pes , ont rempli généreusement » tous les devoirs attachés au titre » de citoyens français , et sont re-» merciés, au nom de la nation, » par l'assemblée nationale.

» Déclare que Monsieur de Pe i -» n ier , gouverneur général d e s » îles sous le vent , les régimens » du Cap et ceux du Port -au-» Prince , le corps royal d'artille-» rie , et autres militaires de tout » grade , qui ont servi fidellement » sous ses ordres , ont rempli glo-» rieusement les devoirs attachés » à leurs fonctions.

(89 )

( 90 ) » Décrète que le roi sera prié

» de donner des ordres pour que » les décrets et instructions des 8 » et 28 mars dernier, reçoivent » leur exécution dans la colonie » de Saint-Domingue ; qu'en con-» séquence, il sera incessamment » procédé , si fait n'a été, à la for-» mation d'une nouvelle assem-» blée coloniale, suivant les règles » prescrites par lesdits décrets et » instructions , auxquels ladite as -» semblée sera tenue de se c o n -» former ponctuellement.

» Décrète que toutes les loix » établies continueront d'être exé-» entées dans la colonie de Saint-» Domingue , jusqu'à ce qu'il en » ait été substitué de nouvelles, » en observant la marche prescrite » par lesdits décrets.

(91 ) » Décrète néanmoins provisoi-

» rement que , jusqu'à ce qu'il ait » été statué sur l'organisation des » tribunaux dans ladite co lonie , » le conseil supérieur du Cap sera » maintenu dans la forme en l a -» quelle il a été rétabli, et que lés » jugemens rendus par ledit c o n -» seil supérieur depuis le p re -» mier janvier dernier, ne pour ­» ront être attaqués à raison de » l'illégalité du tribunal.

» Décrète que je roi sera prié » pour assurer la tranquillité de » la colonie , d'y envoyer deux » vaisseaux de ligne et un nombre » de frégates proportionné , et de » porter au complet les régimens » du Cap et du Port-au-Prince.

» Décrète en outre , que les » membres de la ci-devant assem-

( 92 ) » blée générale de St.-Domingue* » et les autres personnes mandées » à la suite de l'assemblée natio-» Nale par le décret du 20 sep-» tenibre, demeureront dans le » même état, jusqu'à ce qu'il ait » été ultérieurement statué à leur » égard.

» Collationné à l'original , par » nous président et secrétaires de » l'assemblée nationale. A Paris, » le quatorze octobre mil sept cent » quatre-vingt-dix. Signé MERLIN, » prèsident ; DURAND DE MAILLANE ? » BOUCHE , BOULÉ , BOUGOUEN et Char-» les REGNAULT , secrétaires.»

« MANDONS ET ORDONNONS au gou-» verneur notre lieutenant-général » à St.-Domingue , ou à celui qui » le représentera , et à tous tribu-» naux , corps administratifs et

( 93 ) » municipalité en ladite co lonie , » que les présentes ils fassent tran s » crire sur leurs registres, lire , » publier et afficher dans leurs » ressorts et départemens respeo-» tifs, et exécuter selon leur forme » et teneur. En foi de quoi nous » avons signé et fait contresigner » les présentes , auxquelles nous » avons fait apposer le sceau de » l 'état».

Signé Louis. Et plus bas , par le r o i , L A LUZERNE. Et scellées du sceau de l'état,

A Saint-Cloud, le vingt-deuxiè? me jour d'octobre , l'an de grace mil sept cent quatre-vingt-dix, et de notre règne le dix-septièine.

Le général Blanchelande , qui avait succédé au général de Peinier, ht rassembler les deux régimens,

( 9 4 )

celui du colonel Mauduit et celui du colonel Deslozières. On lit faire la lecture du décret de rassemblée nationale , à la tête de ces deux corps , et rendre à l'un et à l'autre le tribut qu'on doit à la bravoure.

« L'arrivée de ce décret produisit » dans la colonie des impressions » différentes ; il causa une joie » délirante dans tous les lieux do-» minés par les ennemis de l'as-e semblée générale».

Ses partisans parurent se s o u ­mettre avec résignation à un d é ­cret aussi prompt et auquel ils ne s'attendaient pas ; mais ils ne dé­rogèrent en rien à leur opinion ni à l'attachement qu'ils avaient voué à leur représentation proscrite.

« Le général Blanchelande avait » été prévenu de l'arrivée pro-

( 95 ) » chaîne de l'escadre destinée pour » lastationdeSt.-Domingue, etdes » deux bataillons de ligne de Nor -» mandie et d'Artois qui y avaient » été embarqués. Soit qu'il connût » d'avance l'esprit qui animait ces » deux corps , soit qu'il craignît » en générai celui qui animait » alors la presque totalité des trou* » pes françaises, il les jugea peu » propres à concourir à l'exécution » de ces projets, et il résolut de » les mettre à-la-foi s hors de p o r -» tée d'y pouvoir nuire et à labi'i » de la séduction.... Une corvette » eut ordre de partir et d'aller au-» devant de l'escadre, et de remet-» tre au commandant l'ordre de » se rendre directement au M ô l e -» Saint-Nicolas , ville dont la po -» sition et les murailles parurent

» à Blanchelande devoir lui répons »dre de la fidélité des nouveaux »arrivans ; mais le sort trompa la. »sage prévoyance de ce général.., »La station ne fut point rencon-»trée et parut à la vue de Port-»au-Prince. On se hâta de lui »transmettre l'ordre de changer »de route, et de se rendre sur-

» le-champ au Môle-St. -Nicolas, »pour y déposer les troupes : il »arriva trop tard , déjà les divers »vaisseaux qui la composaient

» avaient été joints par les plus » z é l é s partisans de l'assemblée » généra le de St.-Marc, qui avaien-» j u r é quelque temps avant, d'att » t e n d r e le jugement de l 'assem-» b l é e nationale(1), leurardeurne » nég l i gea pas celle qui se présen-

(1) Voyez les p. 66 et 67 de cet ouvrage. tait

(96 )

( 97 ) te tait, et leur énergie s'accrut en » proportion où le silence les for-» çait de vivre depuis long-temps. » Un certain nombre se jetta fur-» tivement dans des chaloupes , et » alla implorer le secours de leurs « frères d'Europe. La peinture de » leurs malheurs commença à » émouvoir les nouveaux arri-» vans, et leur fureur monta à » son comble , en apprenant qu'il » n'y avait au Port-au-Prince ni » comité ni société populaire, et » que l'ancien régime y régnait » encore dans toute son intégrité. » L'impression était faite et les » esprits étaient gagnés , lorsque » les ordres du général parvinrent » au commandant de l'escadre ; » les soldats , les matelots même » s'y refusèrent... En vain Blan-

E.

( 9 8 ) » chelande se rendit lui-même à « bord, dans l'espérance de leur » en imposer ; en vain leur objecta-» t-il que rien au Port-au-Prince » n'était disposé pour les recevoir, » que tout y manquait pour leur » subsistance , et que l'air en était » mortel à quiconque arrivait » d 'Europe, et que le Môle -St . -» Nicolas renfermait au contraire » tous les avantages qu'ils p o u -» vaient desirer.... Rien ne peut » les ramener ni vaincre leur opi-» niâtreté ; ils parurent seulement » se contenter d'être mis à terre » le lendemain. Blancheclande se » retira dévoré d'inquiétude , et » se hâta d'assembler son conseil » pour aviser aux moyens de con-» jurer cet. orage terrible. Mais » le jour n'était pas encore à sa

( 99 ) » fin , et plus de cinq cents hom-» mes étaient déjà descendus à » terre sans attendre d'ordre, et » les rues de la ville en étaient: » remplies ; tous les partisans de » l'assemblée générale, de tout » âge et de tout sexe, les pres-» saient dans leurs bras, en les » appelant leurs libérateurs, en » implorant leur assistance contre » le gouvernement. On les attira » dans les maisons, où on leur » prodigua mille soins et les trai-» temens les plus propres à les » gagner et à fixer leur incerti-» tude , s'il eût pu leur en rester » encore.

» L'intrépide Mauduit , s'il eût » dépendu de lui , aurait eu re-, » cours , en cette occurrence, aux » seuls moyens analogues à san

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(100)

» caractère lier et incapable dé » céder et de se. laisser abattre ; » mais il ne pouvait espérer d'être » secondé par le général Blancher » lande.

» Bientôt même il perdit les seu-» les ressources qui lui restaient » pour s'opposer à ce torrent d'une » manière digne de son courage. » Son régiment , qui jusqu'alors » avait servi sous ses" ordres avec » tant de zèle et de dévouement à » ses volontés, ne tarda pas à être » séduit. On se servit pour cela

» d'un prétendu décret de l 'assem-» blée constituante qui annullait » celui du 12 octobre ( 1) , et qui re-» tirait l'éclatante approbation a c -» cordée à la conduite que M a u -

(1) Voyez la page 84 de cet ouvrage.

( 101 )

» duit avait tenue dans l'affaire de » l'assemblée générale. Cette lâche » et coupable invention réussit au » gré de son auteur. Le régiment » du Port-au-Prince n'envisageant » plus les divers faits qui avaient » eu lieu sous les ordres de ce chef, » que comme autant de crimes » auxquels on l'avait fait par.tici-» per , et dont on l'avait rendu l'a-» veugle instrument, ne respira » que la plus affreuse vengeance, » et parut le plus ardent à l'assou-» vir.... Mauduit sentit qu'il était » perdu : il courut avertir Blanche-» lande qu'il était temps qu'il se » dérobât par une prompte fuite » avec ses papiers , et il attendit » avec fermeté le coup dont il était » menacé- Ses propres grenadiers » s'emparèrent de lui et le c o n -

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( 102 ) »duis irent devant la même maison » qui servait de comité, où huit » mois auparavant, sous sa c o u -» duite et par ses ordres , ils » avaient de part et d'autre versé » le sang des citoyens du Port -» au-Prince : ils voulurent qu'il » demandât pardon à genoux aux » partisans de rassemblée géné-» rale, qu'il avait, dit -on, offen-» sés. Son ame inflexible et inca-» pable de plier devant la certitude » de la mort , s'y refusa En » vain de membres d'une muni -» cipalité qui venait d'être formée » À la hâte , au milieu de ces trou-» bles et dans un si court temps, » feignirent d'implorer sa grace, » ses soldats furieux le frappèrent » d'un coup de sabre. »

On le traîna dans la rue ; quel -

ques humains , parmi la foule , le poussent devant la porte de Af. Duchenln , négociant, qui a u ­rait pu le sauver du danger en lui faisant traverser une cour et ensuite une rue, mais ce tigre lui ferma la porte sur le nez. Aussitôt les scélé­rats le frappèrent de nouveau et le renversèrent mort

On l'eut bientôt dépouillé de ses-vétemens. On le traîne par toutes les rues (1) ; on l'exposa à la vue

(l) La citoyenne Martin , aubergiste au Portait- Prince , monta sur le cadavre de ce malheureux de Maudult, se rou­lant dans son sang Elle porta la rage jusqu'à lui couper les parties viriles , et les attacher à sa coiffe , en criant, voilà ma couronne chique.

Cette mégère fit assassiner son propre fils , jeune homme de 18 à 20 ans , parce qu'ilavaitune opinion contrai reà la sienne

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( 103 )

( 104 )

et aux insultes de la populace ; il resta plus de trois heures au bord de la m e r ; on lui coupa la tête, on la promena dans toute la ville , ses autres membres dispersés, f u ­rent également livrés à une troupe de cannibales , qui les traînèrent par tout. Sa tète fut exposée p e n ­dant plusieurs heures sur la p o ­tence ; de là elle fut exposée sur le toit de sa maison , où les brigands s'exercèrent à tirer au blanc à coups de fusils. Je n'ai pas le courage de peindre tous les excès de barbarie et. de lubricité dont on se souilla. Ce brave militaire n'avait d'autre crime à se reprocher que le vrai patriotisme.

La municipalité provisoire de cette ville et la société populaire, liront, auprès de l'assemblée pro-.

(105) Vinciale du Nord et des citoyens du Cap , les démarches les plus frater­nelles et les plus coneiliatoires ; on. n'y répondit que par des insultes ; ne Voulant point s'assimiler à des a s ­sassins-brigands , ils s'empressè­rent d'accueillir leurs ennemis avec une faveur affectée, et l 'on autorisa publiquement les calomnies qu'ils Vomissaient contr'elle.

« On touche à une époque où » l'intérêt va redoubler , où les » plus effroyables malheurs vont » s'accumuler avec une déplorable » rapidité. »

Les événemens qui ont précédé, devaient naturellement exciter la sollicitude des blancs , entre'eux vivre en bons frères , et ranger les hommes de couleur sous le drapeau de la concorde. Quelques

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signes avant-coureurs de la t e m ­pête ne purent même réveiller leur défiance. Tranquilles sur l ' insur­rection de l'esclavage , dont on avait souvent cherché à les effrayer, mais dont les bruits qu'on fesait courir à ce sujet s'étaient toujours trouvés dénués de fondement, les nègres libres et les gens de Couleur seuls auraient pu les dompter. Si les blancs eussent été de la même opinion , St.-Domingue n'aurait pas été incendiée , l'ile ne serait pas devenue un foyer d'incendie, toujours à la veille d'être son p r o ­pre brelot et celui de ses voisins !

« Le 23 août 1791 , éclata la » conjuration , qui , en un clin » d'œil , couvrit de ruines et de » sang la plus brillante ,t la plus » riche contrée de l'Univers. Tout

( 106 )

(107) « l'horizon parut tout-à-coup c o u -» vert par une fumée épaisse , et » l'on vit distinctement des flam-» mes occuper à-la-fois les quar-» tiers de Limonade , Mor in , du » Nord , de la Cul , la Petite-A use » et le Limbe , enfin toute l'éten-» due connue sous le nom de » plaine du Cap , et qui environne » cette ville. Une foule d 'hommes, » de femmes et d'enfans, échappés » au feu et au fer des assassins, » accourent de toutes parts , et » vinrent y chercher un réfuge.

» On apprend d'eux que les es-» claves sont en insurrection , et » que presque p a r - t o u t ils ont » égorgé leurs maîtres et leurs » reprrésentans , et qu'ils ont mis » le feu aux bâtimens et aux cannes » à sucre, pour favoriser leur ré-

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( 108 ) » volte et leurs projets. Bientôt » les ravages s'étendirent jusques » aux portes du Cap , d'où l'on » voyait les révoltés , la torche » d'une main et le fer dans l'autre, » mettre le feu de tous côtés , et » poursuivre les malheureux qui » fuyaient leurs maisons incen-» diées , et cherchaient à se sous-» traire à une mort assurée.

» Une terreur panique fut le » premier sentiment qu'on éprouva » dans cette ville. A cette impres-» sion succéda bientôt une fer -» mentationet une fureur incroya-» bles : Il n'y eut qu'un cri contre » les mulâtres et la multitude , » sur-tout les partisans de l'assem-» blée générale, qui les regardaient » comme les seuls auteurs d. s dé-p sastres dont on était environné. »

(109) § . v .

Révolte dans les plaines de Léogane ,

du-Petit-Cniave et dans les montagnes

de Jacmel. Conduite et bravoure du

Régiment de Crête , Dragons. Témoi­

gnage de Louis XVI , en reconnais­

sance des services qu'il a rendus à la

Colonie.

I l n'y avait qu'un pas à faire pour atteindre à la plus terrible des vengeances : Les petits-blancs se jettèrent sur les premiers hommes de couleur qui s'offrirent à leurs coups , et les traitèrent comme les révoltés traitèrent en ce même ins­tant les blancs dans la plaine i n ­cendiée. Quelques-uns furent m a s ­sacrés , et le reste aurait éprouvé le même sort, si des hommes plus humains ne se fussent j e t tés entre eux et leurs assassins, et ne fussent

(110 ) parvenus à calmer ce mouvement d'une multitude aveugle et furieuse.'

Les nègres , maîtres des plaines où ils n'éprouvèrent pas de résis­tance , ces révoltés eussent pu s 'é­tendre de proche en proche , et porter dans toute l'étendue de la colonie l'exemple de la rébellion , dont le germe devait exister secrè­tement par-tout où il y avait des esclaves , et n'attendait peut-être que leur approche pour se déve­lopper. Un peu de concert et d ac­tivité eût facilement surmonté les faibles obstacles qu'on leur opposa dans les premiers rnornens.

Mais étonnés eux - mêmes de leurs progrès , et ivres de joie , ils perdirent les inslans les plus pré ­cieux à célébrer leurs victoires par des réjouissances , qui se termi-

(111 ) riaient par le massacre des prison-niers , n'importe leur couleur ; à peine firent-ils grâce aux vieillards, dont la plupart périrent depuis de faim et de misère , les femmes e x ­posées àdes outrages mille foisplus cruels que la mort.

Une agitation se fit sentir dans les hauteurs de la plaine de Léo-gane , qui annonçait, quelque e x -plausion nouvelle. Le régiment de de Crète, dragons , commandé par le colonel Deslozières , eut ordre d'aller appaiser cette révolte ; les dragons trouvèrent que les nègres étaient déjà au nombre d'environ quatre mille hommes , et. se h â ­tèrent de s emparer de l'issue de la sa vanne du gouvernement , à l'entrée de la ville de Léogane , et d'enlever par-là les canons que les

(112)

habitans avaient fait disposer c o n -Ire les irruptions de ces mêmes révoltés.

Lté colonel eut recours à toute sorte de moyens pour flatter les nègres et gagner leur confiance ; mais ils refusèrent de former au­cune liaison et d'entrer en aucun commerce d'amitié avec les blancs, regardant cette caste parmi eux comme funeste à leur licence et à leur indépendance.

Cette h a i n e implacable des nè­gres , rendit aussi difficile que dan­gereuse la formation d'un camp.

Déjà l'on a reconnu le fort: et le faible de la place , déjà l'on a tracé le plan d'attaque et tout préparé pour l'exécution; le moment où doit s'ouvrir cette scène intéres­sante est arrivé, la nuit a déployé

( 113 ) Ses ailes, de nombreuses cohortes marchent dans l'ombre et le si­lence ; dociles au génie qui les guide, elles vont creuser dans le sein de la terre les chemins qui conduiront à la place Les p r e ­miers rayons du jour annoncent à l'assiégé de quel côté doivent tourner ses craintes , il voit par où s'avance l 'ennemi, mais celui-ci s'est mis à couvert de ses coups.

Ici commence un combat ef­froyable entre l'artillerie de la place et celle de l'assiégeant; l'horizon est embrasé de mille feux , l'astre du jour en paraît éclipsé , les voiles de la nuit sont déchirés, les foudres Se heurt ent dans les airs, les bouches brûlantes qui les vomissent font retentir la terre d'un bruit épou ­vantable , la mort vole de part et

(114 ) d autre avec une rapidité incom-préhensible ; cependant l'artillerie des remparts occupant un plus pe­tit front et étant enveloppée par celle de l'assiégeant, est obligée de lui céder ; tous les parapets sont bouleversés , les affûts sont brisés parle ricochet,les terre-pleins sont fumans de sang et couverts de d é ­bris ; la garnison s'occupe à réparer ces funestes ravages, et pendant ce temps, les tranchées d'attaque avancent toujours avec d'autant plus de précaution , qu'elles a p ­prochent de la forteresse ; elles sont soutenues par des demi-places d'ar­mes et par une troisième parallèle ; c'est ainsi que l'assiégeant présente continuellement un ordre de b a ­taille défensif , capable de faire échouer les plus vigoureuses entrer

(115 ) prises. Le voilà enfin parvenu au pied des glacis ; suivons un instant son ardeur impatiente; il va atta­quer de vive force le chemin cou­vert ; l'horrible , concert des bou­ches o feu, annonce cet événement; celles de l'assiégé répondent de leur mieux ; ce n'est pas assez qu'elles lancent de part et d'autre mille et mille globes enflammés, elles vomissent encore des gerbes de pierres qui forment une grêle affreuse sur l'un et l'autre parti; Une bombe qui s'élève au haut des airs donne le signal du carnage : les bataillons franchissent la paral­lèle , avancent avec intrépidité sur le glacis ; ils essuient dans leur marche rapide un feu des plus vifs , desabîmes s'entrouvrent sous leurs pas. A ces premiers détachernens

( 116 ) dispersés, à moitié engloutis, suc-cèdent d'autres troupes ; elles s'é­lancent avec impétuosité dans les chemins couverts , tout cède à leur rage , le fer frappe de toutes parts , des flots de sang ruissellent ; les nègres accablés par les dragons de Crète, sont terrassés, mis en pièces, ou culbutés dans le fossé, ou bien ils cherchet leur salut dans la fuite ; le régiment de Crête restant maître du champ de bataille, mais ce triom­phe va leur coûter cher ; en vain ils s'empressent de se former un abri dans l'épaisseur des terres , ou de se garantir par des gabions (1) ; ils sont percés de mille coups qui

(1) UN lecteur sévère trouverait peut-être que j'entre dans trop de détails , et que toutes les expressions techniques que je suis obligé d employer ne con-

( 117 ) partent du haut des remparts , les Vainqueurs tombent expirans sur les cadavres des vaincus ; cette en­veloppe attaquée et défendue avec tant de fureur , n'offre plus que des monceaux de morts et de mou­raits.

T e l s , lorsqu'un vaste incendie se répand dans la forêt , les ani ­maux qui l'habitent chassés de leurs

Viennent pas à une guerre de fusillade faite contre les nègres.

Je suis forcé d'offrir souvent les mé -ïïies tableaux ; ce sont presque toujours des siéges et des combats Ceux qui aiment à trouver dans l'éloge d'un bon chef de ces anecdotes curieuses qui pei T

gnent les travers ou les vices de leurs siècles , et qui quelquefois font voir dans la vie privée des héros les passions ou les Faiblesses de l'humanité , seront peut-être peu satisfaits

(118) retraites par la rapidité des flam­mes qui poussent un vent impé­tueux , se retiennent, en mugis-sant , sur des rochers inaccessi­bles , et de là , fixant un œil morne sur la forêt que le feu dévore, ils semblent murmurer entr'eux leur épouvante et leur douleur.

Bientôt l'intrépide Pompée, chef d'une autre armée noire , descend des montagnes à la tête des siens. La Renommée , qui le précède , a semé le bruit de sa marche , et le courage , chez tous les noirs vain­cus , se ranime avec l'espérance d'une nouvelle révolte dans la ville de Léogane.

Coupeau abandonne la ville où :

il était, faitpourvoir abondamment le fort , et s'y enferme avec les siens.

(119)

Pompée trouve la ville ouverte ; il y entre comme en triomphe; et. fier d'une nombreuse armée, qu'il fait camper autour des murs , il envoie au fort sommer Coupean de se rendre ; celui-ci répond que la paix ou la mort le désarmera. On le presse , on lui fait entendre que tout le quartier est soulevé , que M. Baudry-Deslozières , son colonel , est perdu sans ressource , et que Coupeau lui-même n'a d'es-poir qu'en la clémence de Pompée. « Je ne sais point ce qui se passe

hors des remparts que je d é -» fends , répond ce généreux guer-» rier , Deslozières est. homme , » il peut éprouver des revers » Mais puisqu'il lui reste encore » deux cents hommes dans ce fort » avec moi , fidelles à leurs ser-

(120 ) » mens , il n'a pas tout perdu; » s'il n'était plus lu i -même, peut-» être alors prendrai-je conseil de » la nécessité ; mais tant qu'il est » vivant , je ne dépends que de » lui : Je laisse Pompée exercer » sa clémence sur des malheureux, » s'il en est d'assez lâches pour » l'implorer. »

Cependant, comme il s'aperçut que quelques-uns des siens étaient troublés de ces menaces : « Quand » il serait vrai , leur dit-il , que » Baudry , notre co lonel , fût mal-» heureux , lui en serions-nous » moins ridelles ? Ressemblerions-» nous aux oiseaux, qui s'envolent » d'un arbre, dès qu'il est ébranlé » par quelques tourbillon s rapides? » L'arbre est courbé , il se relè-» vera , laissons passer l'orage. »

Alors

( 121 ) Alors il choisie parmi les offi­

ciers , un messager intelligent et sûr ( 1 ) . et Je vous engage, mon ca-» marade, au nom de tout le corps, » d'aller chercher notre co lonel , » ainsi que les cent hommes qu'il » peut avoir- avec lui , dit C o u -» peau ; apprenez-lui que le fort » de Léogane est à nous , que » c'est moi qui le garde , et que »j'ai encore deux cents braves » déterminés à verser pour lui » tout leur sang Voilà , dit- i l , » en se retournant vers ses soldats » qui l'écoutaient, voilà , comme » il 'faut que l'on parle à ses amis » dans le malheur ; et croyez que » le meilleur ami d'un corps , » c'est d'avoir un bon chef » .

(1) Ce fut M. Sollier de la Vabreille E

( 1 2 2 ) Sur les premiers avis qu'on avait

reçu sur le soulèvement de la ville de Lëogane , Baudry-Deslozières. s'avançait au secours de Coupeau, quand Sollier de la Vabreille vint au-devant du colonel , l'avertit que Pompée venait à lu i , que C o u -peau gardait encore le fort avec deux cents hommes , et que les officiers et soldats lui étaient d é ­voués. Dans le moment m ê m e , Baudry prit sa résolution , et dit :

laissez-moi vous choisir, non loin d ' ic i , un camp facile à vous r e ­trancher , où tout notre monde se reposera ; n'allons point dans ce fort, et profitons de l'avantage que le sort nous a ménagé. 11 lit donc avancer sa petite troupe, qui lui formait une escorte de cent deux hommes , sur un petit coteau

( 123 ) qui dominait la plaine ; il traça lui-même son petit c a m p ( 1 ) , et vers la nuit , il fait venir Sollier , l'instruisit, lui donna le mot d 'or­dre , et le renvoya.

(1) L'art de la fortification , de l'atta­que et la défense des places , est une partie difficile de la science militaire, qui exige dans celui qui l'exerce , un talent particulier , beaucoup de justesse, et de sagacité d'esprit, une imagination féconde et industrieuse , une grande ac­tivité , un courage ferme et tranquille , et avec tout cela, un grand concours de connaissances théoriques et pratiques. L'ingénieur * doit posséder plusieurs

* M. Baudry-Deslozières fesait en même-temps les fonctions de l'ingénieur ; c'est ce qui prouve les grands talens de ce militaire Il est certain qu'un bon ingénieur doit être en même-temps homme à grands talens eù homme d'un profond savoir , homme de cabinet eù homme de guerre , homme d'es-

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( 124 )

Pompée passe près , et voyant l'ennemi retranché dans son camp, l'insulte, et l'appelle au combat. Malévre, vivement offensé , s'in-

branchesde mathématiques et de la phy­sique , il doit sur-tout être doué de cet esprit géométrique qui sait les appli­quer heureusement à des objets utiles , de ce génie inventif qui fait naître les moyens, de cet esprit de calcul et de combinaison qui sait en tirer des résul­tats proportionnés à ce qu'on se propose. Comment sans tout cela pourrait-il opé­rer les effets qu'on attend de son art merveilleux, qui seconde ou maîtrise la

•prit et homme de cœur , homme à grandes vues dans ses projets , et à grandes res­sources dans l'exécution.

C'est ce qui fesait dire aux sectaires de l'assemblée générale ; ce n'est pas un homme, c'est un diable , soit par ses armes , soit par ses écrits. Nous ne pouvons point l'atteindre en. aucune manière.

( 125 ) clignait de ne pas sortir ; il se croyait couvert de honte , et s'en plaignit au colonel. « Ne voyez-, » vous pas , lui dit Deslozières ,

nature , qui tour à-tour produit des obstacles pour la défense ou les sur­monter dans l'attaque, qui tour-à-tour affermit les barrières de l'état ou renverse celles qu'oppose l 'ennemi; tantôt il sou­met à ses règles des rochers escarpés ou des terrains irréguliers qui varient d'une infinité de manières ; tantôt il fait sortir du milieu des eaux ou du sein des ma­rais , des fortifications formidables ; quel­quefois il les place sur des plaines , où la nature n'offrant pas des obstacles pro­pres à la défense , c'est à l'art seul à en faire tous les fraix ; d'autres fois il les établit sur le bord de la mer , pour pro­curer aux vaisseaux , à ces citadelles flouantes , des retraites sûres contre les attaques et les tempêtes ; il prescrit des loix aux fleuves et aux rivières , change

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( 126 )

» que ces défis et ces menaces » n'annoncent dans vos ennemis » qu'imprudence et légéreté ! » Laissez venir le jour que j'ai » marqué pour leur défaite, alors » nous répondrons en hommes à » cette canaille » .

Deux jours après, Baudry vit

leur cours , les retient dans leurs lits , ou les en fait sortir à son gré , oblige leurs eaux à couvrir une vaste étendue de ter­rain pour rendre l'accès plus difficile à l 'ennemi, et souvent leur fait former des torrens pour renverser ses travaux ; il creuse des précipices pour l'arrêter, fait ouvrir des abîmes sous ses pas , règle LES dispositions des feux qui doivent 1e foudroyer ; enfin il fait par-tout protéger le faible contre le fort , et mettre le petit nombre en étal de résister au grand nom­bre ; par-tout il sait suppléer à la force par l'industrie,

( 127 ) paraître au-delà du camp enne­m i , sur une petite côte opposée, le drapeau flottant de Coupeau , qui avait, la nuit auparavant, quitté le fort , d'après les ordres du colo­nel apportés par Sollier.

Voici le moment , mes camara" des , dit le colonel , et si Coupeau fait son devoir , c omme j'ai lieu d'attendre , l'ennemi est perdu Il dit , et le signal est donné. Malévre réclame des hommes pour aller charger l'ennemi. Baudry lui donne 40 hommes , après avoir animé ses soldats à mériter l'hon­neur de combattre sous ce jeune officier, le colonel se mit ensuite à la tête de 62 hommes restans ; Malévre eut ordre d'attaquer l'aile droite, le feu engage le c o m b a t , pn s'approche ; et bientôt une hor-

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(128 ) rible mêlée confond les coups , et fait couler ensemble des flots de sang des deux partis.

Alors , du haut de l'éminence où Coupeau s'est reposé , donne 86 hommes à Sollier, et se met lui-même à la tête de 1 1 4 ; ils fondent sur l'armée ennemie ; et d'une ardeur égale , l'impétueux Deslozières soutient Malévre ; Sol­lier, par ordre de Coupeau , atta­que l'aile gauche , et Coupeau attaque le centre.

Entre ces) trois attaques sou ­daines et rapides , Pompée , sur­pris, épouvanté, dissimule en vain son effroi : le trouble a gagné son armée. Tout se disperse , tout s'en­fuit. Une colonne résiste seule t

et se tient,immobile , comme un rocher contre lequel se brise la

(129 ) vague irritée ; en vain ses pertes l'affaiblissent ; en vain elle se voit accablée sous les armes de ce ter­rible régiment ; trois fois on l 'in­vite à se rendre , trois fois , avec un lier mépris , elle rejette son salut. Sq résistance , et le carnage qu'elle fait en se défendant, achè­vent d'étouffer un reste de c o m ­passion dans les bataillons qui la pressent , elle succombe enfin ; aucun de ses guerriers ne quitté son rang ; ils périssent dans la place où ils combattaient (1). Et

(1) Jamais les nègres révoltés n'atta­quaient les blancs qu'à la laveur des bois et des h ailiers , où l'on ne les soupçon­nait que par l'explosion de leurs armes. Jamais leurs chefs ne sa compromet­taient dans la mêlée ; ils se tenaient constamment hors de portée , animant

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(130 )

ce qui restait de ces audacieux , cherchèrent leur salut dans la fuite.

Monsieur Baudry-Deslozières , songea de suite , après cette vic­toire , à faire déloger les enne­mis de cette plaine importante où ils étaient.

Pendant que son régiment était occupé à ce travail , les nègres

les combattans par leurs cris , et donnant toujours l'exemple de la fuite dès qu'ils voyaient l'ennemi s'avancer Mais le noir qui combat à côté d'un blanc , et sur-tout d'un blanc qu'il connaît, n'est plus le même homme ; une noble ému­lation et une ardeur infatigable s'empa­rent de lui , il fera tout ce qu'il verra faire , et n'abandonnera jamais son com­pagnon.

Il paraît que les nègres avaient avec eux beaucoup de blancs , puisque sur 1748 m o r t s , il se trouva 152 blancs.

(131) formaient une armée vers la petite rivière, q u i , p a r c e m o y e n , in­terceptait la route de Léogane au Port-au-Prince , et recevaient à chaque instant des forces venant de la plaine du Cul-de-Sac , pas­sant par la Charbonnière, ensuite par la rivière Froide.

La persévérance de ce régiment, la supériorité de ses armes , et son habileté dans l'art de la guerre , auraient pu , avec le temps , sur­monter cet obstacle ; mais tous les désastres qu'on peut imaginer s'ac­cumulèrent sur ce malheureux corps ; tout parut se combiner pour combler sa ruine.

Sans subsistance , cause inévi-* table dans un pays où les insur­gés mettaient le feu par tout où ils passaient,

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(132 ) Le nombre des nègres insurgeai

augmentait chaque jour , au point qu'il se formait déjà une armée formidable.

Mais accoutumé à vaincre , le colonel ne pouvait rester dans l'inaction ; il voulut profiter d'un moment de calme ; et dans la nuit du 19 au 20, il tourna une grande ravine , et coupa le passage de la grande route de Léogane au Port-au-Prince. Lcsrévoltés se trouvant, par ce moyen , enveloppés , n ' eu­rent pas le temps de s'armer; les dragons semèrent la mort et l'é­pouvante dans leur camp.

Cette victoire était d'autant plus importante pour ce régiment, qu'elle lui fournissait tous les secours et les moyens de se mettre en sûreté pendant quelques jours,

( 133 ) Les dragons , fatigués de la

bataille , qui avait fini fort tard , étaient tous entiers livrés à la sé­curité de la victoire., lorsque les nègres reviennent et les attaquent avec tant d'impétuosité , et en trop grand nombre : le colonel , quoi­que blessé en plusieurs endroits, notamment une forte blessure à la cuisse droite , dirigea sa retraite avec autant de présence d'esprit qu'il avait montré de courage dans l'action.

Il place son camp un peu au-dessus de la passe ( 1 ) de la grande rivière , sur le haut d'une côte ; il fit faire quelques ouvrages et plaça des postes ; il lit aussi une forte disposition militaire.

(1) Endroit de la rivière où l'on peut la passer à pied, c'est-à-dire , au gué

( 134 ) Les nonvelles de la bataille , la

victoire et la retraite avec ordre faire par ce régiment , ne firent qu'irriter le courage des nègres » sur les deux heures du matin, trois jours après cette retraite , ils vou­lurent surprendre les dragons dans leur retranchement ; mais malheu­reusement pour les insurgés, ils donnèrent dans une arnbuscade, où ils perdirent beaucoupdemonde;on trouva parmi les mort s sept blancs, auxquels on trouva des papiers qui en firent reconnaître six (1).

(V Philippe G n y o t , âgé de » ans, natif de Rayonne; Charles Capvielle , âgé de 39 ans , natif de la Rochelle ; Fran­çois Goulard , âgé de 40 ans , natif de Paris ; Etienne Castagnet, âgé de 31 ans, natif de Royan ; Joseph Parados , âgé de 26 ans , natif de Langon ; Thomas Bou­langer , âgé de 41 ans, natif de Saintes.

(135 ) Les ennemis s'étaient remis de

leur première frayeur , et il fallut se battre ; les dragons s'apprêtent pour l'attaque la plus vigoureuse , et la défense la plus obstinée ; les Fougasses, qui étaient cachés sous les brèches , sont éventés ; tous les obstacles dont elles étaient héris­sées, palissade, chausse-trappes, abattis, chevaux-de - f r i se , sont brisés et balayés par le canon ; les colonnes assaillantes se met ­tent en mouvement , et montent avec impétuosité à l'assaut ; l'as­siégé fait rouler des bombes sous leurs pas , lance sur elle des pots à feu , des grenades, des torrens de flamme et de bitume ; il les accueille presqu'à bout-touchant d'une décharge de toute sa mous-cuieterie ; les têtes des colonnes L

( 156 ) malgré les pertes qu'elles éprou­vent pendant ce cruel instant » arrivent au haut des rampes; là elles sont arrêtées par une haie épaisse de baïonnettes et de p i ­ques; les fers se croisent, la mort frappe de part et d'autre ses coups inévitables ; on combat corps à corps avec acharnement, mais les défenseurs, cédant à la loi impé­rieuse du plus fort , se retirèrent dans leurs retranchemens L'as­siégeant se loge aussitôt dans les bastions , étend ses sappes de droite et de gauche sur les r e m ­parts, prépare une nouvelle atta­que en forme , dresse des batteries contre le dernier asile des assiégés.

Ces braves dragons sentirent toute la grandeur du danger où ils se trouvaient engagés ; le che -

(137 ) min était étroit ; ils ne pouvaient sortir qu'un à un , et tous les nè­gres de six à sept lieues à la ronde, étaient en mouvement pour y ve­nir disputer à 290 hommes, bar­rasses et abattus par la faim , un passage où dix hommes auraient pu en arrêter mille.

Tandis que les insurgés cher­chaient à surprendre les braves dragons par le haut de la mon­tagne , ceux-ci filèrent pour ainsi dire les uns après les autres par le bas de la montagne , et vinrent reprendre leurs premières pos i ­tions près la savanne du Gouver­nement.

Ils n'y furent pas l o n g - t e m p s sans y voir arriver plusieurs ba ­taillons ennemis : M . Bandry , résolu daller sur l'heure même ,

( 138 ) en platte campagne, attaquer les brigands , cette résolution prise ; il forma quatre compagnies.

S A V O I R : M M . Coupeau. . . 76 hommes-

Malévre. . . 66 idem. Sollier de la

Vabrielle. . 5g idem. Le Colonel se mit à la tête de 89 idem»

290 hommes. M. Baudry se portait, avec ses

89 hommes , sur une colonne o p ­posée , pour éviter que les trois autres compagnies ne fussent entre deux feux, et porter à-la-fois la mort et l'épouvante parmi ces scé ­lérats.

Sollier , dans cette sortie , na-.

( 139 ) Vait point quitté Malévre ; ces deux officiers achevaient de dissiper les bataillons qu'ils avaient rompus , lorsquils virent de loin un autre combat s'engager : « Voilà , je » crois , dit Sollier, une troupe » de nos amis , sur qui les enne-» mis se vengent. Volons à leur « secours » . Ils traversent une Petite plaine avec la rapidité d'un vent orageux ; et un tourbillon de poussière marque la trace de leurs Pas. Ils arrivent : c'était Coupeau , c'était ce jeune guerrier lui-même , Qu'une vaillante escorte environ­nait et défendait contre une foule d'ennemis.

Coupeau saisit l'étendard des ré­voltés ; à l'instant une balle lui perce le sein ; il chancelle : ses dragons s'empressent de le sou-

(140 ) tenir ; l'éclat de sa beauté s'efface ( le frisson de la mort commence à se répandre dans ses veines. Tel, sur le bord d'une forêt, un jeune palmier , déraciné par un coup de vent furieux , ne fait que s'épan­cher sur les palmiers voisins, qui le soutiennent dans sa chûte : on le croirait encore vivant ; mais la longueur de ses rameaux , et la pâleur de son feuillage , annoncent qu'il est détaché de la terre qui 1'a nourri. T e l , appuyé sur ses cama-rades d'armes , parut le jeune Coupeau , mortellement blessé.

« O ma mère ! dit - i l , d'une » voix défaillante ; ô quelle sera ta » douleur ! Mes amis , vous en-» velopperez mon corps dans ce » drapeau que j'ai pris , qui seul » m'a coûté la vie. »

( 141 ) On l'emporta loin du combat ,

dont la fureur des dragons se re-nouvelle ; et quelques instans après, soulevant sa paupière vers

montagnes où sont situés ses biens ; il prononce encore une fois le nom , le tendre nom de mère, et il rend le dernier sou­pir ( 1 ) .

(1) Coupeau était un blanc créole , riche propriétaire dans les hauteurs de la grande rivière de Léogane , âgé d'en-viron 2L à 24 ans , taille de cinq pieds six pouces. Ce jeune homme était doux , équitable , zélé pour le bien public , ha-bile à ménager les esprits , sage et cir-conspect , plein d'honneur et de pro­fité : les dragons de Crête avaient une confiance en lui, et la nouvelle de sa domination à la place de capitaine par emplacement ne fut pas plutôt ré-

(142) Lorsque Sollier et Male'vre eu­

rent chassé les brigands , ils ral­lièrent leurs troupes et vinrent au secours de leur colonel.

A l'éclat du courage et à la vue de la bande qui liait la cuisse de Baudry , Malévre reconnaît so» chef ; l'éclair fend le nuage avec moins de vitesse que le glaive du régiment de Crête , dragons, n'en-tr'ouvre l'épais bataillon qui presse

pandue parmi eux , que tous ceux qui s'étaient retirés par crainte , vinrent le trouver , et lui jurèrent une obéissance entière.

Ce jeune Américain , joignait à la bravoure la prudence , la générosité , l'affabilité et les talens , q u i , dans les entreprises les plus téméraires , inspi* raient la confiance , et fortifiaient l'at­tachement qu'on avait conçu pour lui.)

(143 ) Deslozières ; celui-ci voitMalévre et Sollier, et croit voir la v ic ­toire ; il ne se trompait pas ; leurs efforts réunis enfoncent , repous­sent et renversent tout ce cpù s'ap-proche à leurs coups.

Dès que les ennemis dispersés devant eux ont pris la fuite, Bau-dry se jette dans les bras de ces deux jeunes héros. « Qu'il m'est doux , leur dit - i l , ô mes amis , je vous dois ma délivrance ! O triste sort , où est Coupeau ? Où l'avez-vous laissé ? pourquoi n'est-il pas avec vous ? Coupeau ! il a vu des dangers dont le plus coura­geux s'étonne , et sans doute il les a bravés ! répondez , votre silence m'afflige. »

Consolez-vous, répondirent ces deux jeunes guerriers.. . . , « il est

( 1 4 4 ) mort digne d'un capitaine de Crête , dragons ! »

Ce coup terrible pénétra jus ­qu'au fond de l'arme du colonel ; niais il la soulagea même en la déchirant ; il tombe accablé de douleur , et alors deux sources de larmes coulèrent de ses yeux.

« A h ! cher Coupeau! pardonne; les larmes éternelles expieront mon erreur ; la gloire même de ta mort ne me la rend que plus cruelle. Jour désastreux! Combat funeste ! A h ! c'est ainsi que le ciel venge le crime d'une guerre impie ; les vain­cus , les vainqueurs en partagent la peine horrible , et sa colère les confond. »

A peine M. Baudry-Deslozières eut iini ces derniers mots , qu'on lui annonça l'arrivée prochaine

des

des commissaires pour le roi. Ce régiment, célèbre par sa cou-duite et par sa bravoure , attira ces citoyens , ils voulurent le voir , et ils lui témoignèrent leur attachement au nom de la na­tion.

Ce régiment fit l'accueil le plus honorable et le plus touchant ; soldats , officiers et co lonel , tous se sont disputé l'avantage de don­ner des témoignages plus vifs , de confiance, de respect et d'attache­ment pour les représentons du gou­vernement français. Vingt-cinq dragons, commandés par le comte de Bermond, ont été au-devant des commissaires jusqu'à la grande r i -vière de Léogane ; cette escorte à été remplacée à l'entrée du camp par une garde d'honneur, com-

(145)

G

( 146 ) mandée par Malévre, au bruit des canons et de la musique.

Après dîné, les commissaires ont voulu rendre une visite à tout le corps , pour ne pas dire faire une inspection de revue ; on bat la générale , en deux minutes nos braves sont sous les armes. De 1857 hommes dont ce corps était composé onze mois auparavant, on n'en comptait plus que 229 en état, de soutenir ; le colonel présenta la liste de ceux qui sont retirés dans leurs foyers pour cause de b les ­sures , au nombre de 427 , et celle des morts à celui de 1201 , tant officiers que dragons ; au sein de cette petite armée de frères , au milieu des plus bruyantes accla­mations , s 'avancent les commis-' paires ; charmés , attendris de

( 1 4 7 ) . ce spectacle , embrassent les chefs bien cordialement. Ils-procurèrent à ce corps la satis­faction la plus rare ; et d'après. leur compte rendu au Roi , sur. la bravoure , la bonne conduite la valeur et la bonne conte — nance de ce co rps , Louis X V I , voulant donner en même-temps un exemple de reconnaissance et de sa bienveillance , lui donna le grade de régiment de Crête , dragons royaux (1).

Les commissaires engagèrent le

(1) Ce fameux régiment n'a jamais été réformé ; il s'est suspendu de son plein gré, vu l'impossibiliié de se porter désormais au complet. Il a déposé son livre d'ordre , et tout ce qu'il a pu arracher à la calamité publique, dans les bureaux de la. marine.

G a

(148) Colonel , le lendemain , de venir

à Léogane, afin de prendre les moyens de réduire les rebelles ; ils savaient que M. Baudry-Des­lozières s'y est long-temps trouvé, avec trois ou quatre cents hom­mes , en présence de six à huit mille hommes ennemis;que la tran­quillité et l'ordre régnaient, que par son courage et son infatigable activité , le régiment le regardait c omme son père ; il est respecté c o m m e leur chef, et il est aimé c o m m e le consolateur des infor­tunés ( 1 ) .

Les ennemis des sang-mêlés

(1) Je n'ai pu me procurer nulle pare le résultat de cette confédération qui a eu lieu à Léogane ; je sais bien que peu de temps après M. Baudry-Deslo­zières s'est retiré.

(149) étalent généralement ceux de M. Baudry- Deslozières ; ils avaient déjà formé plusieurs p lans , afin de détruire, non - seulement le fondateur de ce régiment, mais encore tous ceux cpii avaient pris part à son organisation. Il no. r e s ­tait plus à mettre en mouvement que les bras de la dernière classe, c 'est-à-dire, des hommes de sang, qui n'habitent que les cavernes et les bois , les égoûts et les taver­nes , pour détrousser les passans et massacrer les voyageurs.

« Lorsqu'un vice a rompu ses digues, et qu'il exerce impuné ­ment ses ravages dans toutes les classes de la société ; lorsque ceux qui devraient s'armer contre l u i , deviennent, pour ainsi dire , ses apologistes et ses complices , c ' e s t

G 3

( 150) alors que l 'homme de lettres , rassemblant ses forces et son c o u ­rage , doit combattre et flétrir un ennemi, d'autant plus dangereux, qu'il est déjà par-tout accueilli et par-tout honoré; il doit le poursui-vre dans tous les repaires, recueillir et les malheurs qu'il a causés, et ceux dont il nous menace ; les ex -poser à tous les yeux dans des ta ­bleaux assez hideux pour inspirera ses concitoyens un salutaire effroi, ranimer le zèle des ministres et la sagesse du législateur. »

(151) § . V I .

Retraite et combat nocturne du Régiment: de Crète , Dragons. M. Baudry-Des-lozières apprend que les brigands al­laient chez lui ; il vole au secours de sa famille. Voyage aux Varreux sur l'Habitation d'Orléans , au camp des Hommes de couleur. Monument dressé en l'honneur de M. Buudry-Deslozières par ces mêmes Citoyens.

• L a mort de tant de braves lit perdre au colonel toute espérance de faire la guerre dans cette con­trée ; ce chef ne voyait plus de salut que dans la retraite , et il Commença à s'y disposer. Mais un nouveau mouvement des ennemis l'engagea dans des nouveaux c o m ­bats. Ils prirent possession d'une hauteur qui commandait le camp du régiment de Crête , et y p la -

G 4

(152 ) cèrent une troupe de leurs prin­cipaux guerriers. Aucun de nos braves ne pouvait se montrer sans être exposé à leurs traits. Il était nécessaire de déloger, à quelque prix que ce fut , les ennemis de ce poste. Le comte de Bermond et Bovier, avec soixante dragons chois is , furent chargés de cette attaque ; mais ces deux officiers , quoique do la première bravoure, à la tète des hommes accoutumés à vaincre , furent trois fois repous­sés. Baudry , qui vit bien que le salut du reste de son régiment dépendait du succès de cet assaut, quoique douloureusement blessé , se jetta au plus fort de la mêlée ; encouragés par la présence de leur c o l o n e l . nos braves retournèrent à la charge avec une telle rigueur,

( 153 ) qu'ils parvinrent par degrés jus­qu'au haut de la montagne , et repoussèrent les ennemis jusqu'au bas de la côte opposée. Là c o m ­mença un terrible carnage : dès que les Crêtois furent maîtres de tout , ils mirent le feu à leur camp ; ils perdirent deux dragons et le brave Bovier, officier d'un grand mérite ; ce militaire fut généralement regretté. Ils cont i ­nuèrent leurs préparatifs pour leur; retraite.

Elle devenait d'autant plus né ­cessaire , que les ennemis , ét-on-nés de ce dernier effort de v a ­leur de nos braves , c ommen­çaient à changer de plan d'atta­que ; ils coupèrent les communi ­cations a\ec les autres quartiers, et affamer par - là nos braves ,

G 5

(154 ) qu'ils ne pouvaient forcer. Les dragons eurent d'abord à délibé­rer s'ils se mettraient en marche en plein j o u r , afin de pouvoir reconnaître tous les dangers , r é ­gler leurs mouvemens , et opposer une résistance mieux concertée aux attaques de l'ennemi , ou s'ils tenteraient de s'échapper pendant la nuit.

Le conseil , malheureusement contre l'avis du colonel , préféra le dernier parti. On se mit donc en marche vers minuit , en cinq divisions ; le comte de Bermond et Sol l ier de la Vabreille , c o m ­mandaient l'avant-garde; Malévre et Kérenseoff l 'arrière- garde , et Baudry-Deslozières le centre , où étaient placés l'artillerie et le. ba-. gage.

( 155 ) On suivit , dans un profond

silence , un chemin de traverse , qui conduit à la petite rivière ; nos braves suivirent cette route sans être iuquiétés , se flattant déjà que l'ennemi ne s'était pas aperçu de leur retraite.

Mais les ennemis , sans se montrer , avaient, non-seulement suivi tous les mouvemens de nos braves , mais encore préparé une attaque terrible.

Taudis que les dragons de Crête étaient occupés à faire passer leur artillerie sur la rivière , ils furent tout-à-coup alarmés par le son d un grand nombre d'instruinens guerriers , et par les cris d'une multitude d'ennemis ( 1 ) ; les noirs

(1) « On sera peut-être- bien a se de

connaître la uianière dont les nègres se

G 6

( 156 ) se précipitaient sur nos. braves avec furie, dans l'espérance de se

l>attent ; leurs entreprises avaient quel­que chose de vraiment effrayant , par la seule manière de s'y disposer et de commencer l'attaque; jamais ils ne se tenaient serrés ni à découvert, quand ils n'avaient point des blancs à leur tète : mille noirs n'eussent pas attendu cent blancs en rase campagne ; ils s'avan­çaient d'abord avec un bruit effroyable, et précédés d'un grand nombre de fem­mes et d'enfans, chantant et hurlant en chorus. Arrivés non loin de l 'ennemi, mais hors de portée , le plus profond silence était observé ; ils disposaient leurs troupes par pelotons dans tous les en­droits fourrés , de manière qu'ils parais­saient six fois plus nombreux qu'ils n'é­taient réellement. L'homme faible, déjà intimidé par cette multitude apparente d'ennemis , l'était encore plus par leurs grimaces , leurs simagrées, et par l'at;

(157) venger de toutes les victoires que les dragons de Crète avaient eues jusqu'alors.

tention qu'avaient les noirs d'environner autant qu'ils pouvaient leur ennemi , comme pour lui couper tout espoir de retraite. Pendant ces dispositions, faites au milieu d'un silence imposant, des magiciens seuls se faisaient entendre en chantant, dansant avec des contorsions de démoniaques ; ils opéraient des en-chantemens (ouanga) pour assurer le succès de l'attaque, et souvent ils s'a­vançaient jusqu'à la portée , dans la con­fiance que les coups de l'ennemi ne pourraient les atteindre , et pour con ­vaincre les noirs du pouvoir de leurs charmes ».

« L'attaque commençait alors avec des cris et des hurlemens capables d'épou­vanter seuls les hommes faibles..Malheur à ceux qui auraient, en ce moment, fléchi devant eux ; pour peu qu'ils yis-

( 158 ) Les Cretois s'avancèrent avec

précipitation vers la grande route du Por t -au -Pr ince ; mais quo i ­qu'ils se défendissent avec leur

sent leurs ennemis effrayés et disposés à fuir , ils devenaient d'une audace extrê­me , et étaient aussi agiles à poursuivre les fuyards et à les exterminer , qu'à fuir eux-méme , pour peu qu'on allât droit à eux avec un air d'assurance. Alors eussent-ils été vingt contre un , rien n'était capable de les retenir au C o m b a t ; ils fuyaient, abandonnant dra­peaux, canons et leurs propres armes, qu'ils jettaient souvent pour mieux cou­rir.

Souvent, ils attaquaient par surprises nocturnes, qui leur ont souvent réussi par l'épouvante qu'ils jettaient parmi leurs ennemis, dont le nombre était toujours très-inférieur à eux m a i s dont l'issue fut toujours la même; , lorsqu on leur opposait du courage et de la rosis-

(159 ) courage ordinaire , resserrés sur un petit passage étroit, leur dis­cipline et leur adresse leur étaient d'un faible secours , tandis que l'obscurité de la nuit leur faisait perdre en grande partie l'avantage que leur donnait la supériorité de leurs armes.

Hommes , femmes et enfans , au nombre de plus de sept mille , s'étaient mis à la poursuite de ce malheureux corps , et avec une telle ardeur , que ceux qui ne pouvaient s'approcher poussèrent leurs compatriotes sur l'ennemi avec une violence terrible.

Nos braves , las du carnage , tance , quel que fût leur nombre. Il n'y a pas d'exemple que les noirs aient at-taqué corps à corps des blancs qui les attendaient de pied ferme » .

(160)

et ne pouvant plus soutenir l'ef­fort du torrent qui fondait sur jux , commencèrent ¿1 céder : en un moment , le désordre fut g é ­néral , cavaliers et canonniers , officiers et soldats , amis et e n ­nemis , se trouvèrent mêlés e n ­semble , et tous combattaient; ceux qui périssaient pouvaient à peine distinguer par quelles mains ils étaient frappés.

Baudry rallia ses troupes , et parvint à faire brèclie , et mit enfin le reste de ses braves sur la grande route. Il rangea son monde en bataille à mesure qu'ils arrivaient, et retourna avec ceux qui étaient encore en état de combattre, pour favoriser la r e ­traite de ceux qui étaient restés en arrière, et les encouragea , par

( 1 6 1 )

Sa présence et son exemple : il reçut ainsi une partie des siens , qui s'étaient fait jour au travers de l'ennemi ; le reste avait été ac-cablê par le grand nombre.

Avant le jour, tout ce qui était échappé se trouva réuni au Mornc-à-Bateau ; mais lorsque l'aube vint montrer aux yeux de Baudry les tristes débris de sa troupe , réduit à sept officiers et quatre-vingts-trois simples dragons , cou­verts de blessures , la pensée de ce qu'ils avaient souffert , et le souvenir des braves amis et des ridelles compagnons qu'il venait de perdre dans cette nuit de dou­leur , pénétrèrent son aine de si vives douleurs , qu'en faisant ses dispositions , et en donnant quel­ques ordres nécessaires, les lar-

( 162 )

mes tombèrent de ses yeux. Le reste de ses braves virent, avec 5

une grande satisfaction , que les occupations qu'exigeaient les de­voirs de sa p lace , ne fermaient point son ame aux sentimens de l'honneur et de l'humanité.

« O hommes impitoyables ! 6 mortels forcenés ! quelle fièvre ardente vous agite ? Quel monstre infernal s'empare de vous ? Quelle implacable euménide arrache de sa téte chauve ces effroyables v i ­pères , dont la langue distille le venin , et darde de longs traits de feu ? Pour les irriter encore , elle les secoue dans sa main sanglante, et les lance dans vos cœurs.

ce Malheureux ! arrêtez ! ouvrez donc des yeux , que l'ivresse de la haine, et le bandeau de la

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vengeance ont aveuglés. Voyez , et frémissez. Ces hommes , que vous voulez immoler , et dont vous brûlez de répandre le sang, ces hommes , sont vos frères. Insensés ! n ' ê tes -vous donc sur la terre que pour vous détruire, et n'existez - vous que pour vous poignarder? La vie que les dieux suprêmes vous ont donnée , cette vie est-elle trop longue., ou crai ­gnez-vous que le ciseau des Par­ques ne tombe de leurs mains homicides , et ne coupe trop tard le fil de vos jours ?

« Sacrilège faim des richesses , voilà tes attentats ! voilà les cri­mes dans lesquels tu précipites les misérables mortels ! c'est toi , fatale ambition , qui les divises sans cesse, et souilles dans leur

( 164 ) ame le feu de la guerre : c est toi qui les agites et les tourmen­tes , c omme s'ils tournaient sous le fouet vengeur des furies.

« O toi , qui jadis reculas d'é­pouvante, et te couvris de p r o ­fondes ténèbres, pour ne pas voir l'abominable festin de Thyeste et d'Atrée ! Soleil ! refuse ton flam­beau à tant d'horreurs ; n'éclaire que des hommes humains et g é ­néreux , assez instruits pour sentir que leur intérêt commun est de s'aimer , assez religieux pour r e ­garder la guerre comme le .signe le plus terrible de la colère des Dieux, et le fléau le plus funeste qui puisse désoler la terre.

« Que les forges, toujours reten­tissantes de Lypare et de Lemnos , s'écroulent , et qu elles écrasent

( 165 ) sous leurs voûtes brisées l'infati­gable Vulcain , avec ses m o n s ­trueux Cyclopes ! qu'ils périssent ! et qu'on ne les voie plus désor­mais , le corps ruisselant de sueur, la tête fumante, l'œil en feu , les bras nuds , levant avec effort d'é­normes marteaux, frappera grands coups , sur l'enclume gémissante , le fer embrasé , ou fondre l'airain, pour en former des canons , des lances et des piques au Dieu des combats !

Exécrable guerre , entre au fond des enfers : va , tu n'appartiens qu'aux tigres et aux lions. M a l ­heur donc , malheur au mortel impie q u i , pressé parla soif san­guinaire des conquêtes., ouvrira les portes du temple de Mars ; et réveillant la Discorde assoupie au

( 166 ) milieu des serpens qui l'entou­rent, secouera son flambeau em­brasé" , et criera , aux armes ci-toyens !

O qu'un Gouvernement pacifi­que et sans faste , est au-dessus de ces conquérans dévastateurs , qu i , du haut de leur char , ne commandent que le meurtre, et ne respirent que le carnage !

Fille du Cie l , aimable Paix , descends sur la terre ; enchaîne , pour la félicité des peuples , les cœurs de tous les Souverains du monde, et que le démon des com­bats n'éteigne jamais l'encens qu'ils brûleront sur les autels !

« Mais toi , que les sons meur­triers de la trompette guerrière glacent de frayeur ; to i , qui pré­fères une simple couronne de

( 1 6 7 ) lière , aux lauriers sanglans de Bellone et de Mars , reprends , ô ma Muse ; tes chalumeaux cham­pêtres , et prépare-toi à moduler de nouveaux airs à la louange de l'astre éclatant des Cieux »

Bandry savait déjà que les bri­gands étaient près de son habita­tion ( 1 ) ; il ne pensait plus , dès ce m o m e n t , qu'aux moyens de. soustraire sa famille des mains de ces bandits , qui n'épargnaient, personne , encore moins tout ce qui pouvait tenir au fondateur du régiment de Crète , dragons. Il vole dans cet asile ; les ténèbres

(1) Il y avait dix mois que M. Eau-* dry-Deslozières était hors de chez lui , toujours à la tète de son régiment , soit dans les hauteurs de Jacmel , soit dans les montagnes et plaine de Léogane,

(168)

les favorisent ; un jour lugubre et sombre a fait place à la nuit ; la nuit n'est éclairée que par les éclairs et le tonnerre , qui s'élè­vent des hautes montagnes ; et cette effroyable lueur , pareille 8? celle de l'Erèbe , ne laisse voir aux yeux de Baudry, que c o m m e des ombres errantes, sa tendre épouse, sa jeune fille, courant épouvantées dans les bois , dans les marais fangeux au bord des lacs impurs de mille horribles reptiles , ima-ges des cœurs infectés de venin et de poison.

D'autres oreilles que celles d'un père , d'un époux , tout occupé des objets qu'il adore , cherche-» raient inutilement. Ce malheureux Baudry reconnaît la voix de sa famille, il retient ses premier

transports j

transports , de peur de se faire entendre des assassins.

ODieu bienfaisant ! ô ma chère épouse ! ô ma chère fille l En disant ces mots, la jeune Eléo-nore tombe sans mouvement, soit qu'elle n'eût pas reconnu la voix de son père , soit de tendresse ; il la soutient, il la ranime. Il tâche de la rassurer. O toi, ma fille, et toi, ma chère épouse, que j'a­dore ! vous pour qui seules je res­pire.

« O mon époux ! ô mon père ï » quelle douce consolation , do » nous voir auprès de vous , vous » pour qui nous avons tant pleuré I » Oh ! c'en est fait ; vous ne nous » quitterez plus : oui, devrions-» nous mourir tous trois sous 1E » même fer !

H

(169 )

( 170) » Mais qu'entends-je ? quels cris

» lugubres , quels accens doulou-» reux, viennent répandre dans » mon ame émue la terreur et la » pitié ? Le clairon de la guerre a » retenti ; la terre s'ébranle elle » est toute en feu ; ce n'est plus » qu'un champ de bataille et de » carnage. Quel spectacle d'hor— » reur ! Je vois par-tout les h o m -» mes en fureur , excités par la » cruelle Némésis , s'armer contre » des hommes. Le fer étincelle , » et des fleuves de sang inondent » la surface du globe. O ma chère » maman ! ô mon cher papa ! qu'al-» lons-nous devenir?

» Ma fille, un dieu veille sur » nous et prend soin de nos jours; » venez , suivez-moi, quittons ces » lieux funestes , la sérénité de la

( 171) » nuit , la solitude et le silence , » sont pour nous un charme nou-» veau.

» A h ! le délicieux séjour ! dit la » jeune épouse , pouroquoi i rons- , » nous plus loin, mon cher époux, » c[ue ne passons - nous ici la -» nuit !

» O douce moitié de m or-même, » ditBaudry, ainsi toujours puisse-» tu te plaire avec ton arni ! o u i , » mes amies, je consens de passer » ici la nuit , mais demain , dès » l'aube du jour , fuyons des lieux » où nous sommes captifs » Allons que sais-je ! où le des-» tin nous conduira ? fût-ce dans » un antre sauvage, j'y vivrai h e u -» reux avec vous » .

En achevant ces mots , ses yeux gemplirent de larmes ; de profonds;

H 2

(172) Soupirs s'exhalaient de son coeur, il respirait à peine. Son épouse voit briller sur le front de ce tendre père , la sagesse et le courage. I l

se lève et conduit sa famille.... ( 1 ) .

Les barbares ! eh I s'ils veulent verser du sang, s'ils en sont si pro­digues et si insatiables , s'ils ne veulent exercer dans l'univers d'au-

(1) Je regrette de ne pas pouvoir faire l'histoire de cette famille. Les bornes que je me suis prescrites dans ce précis s'y opposent ; elle seule fournirait un vo­

lume ; je pourrai peut-être un jour pren­dre sur moi de l 'écrire, pour laquelle? j'ai déjà préparé quelques matériaux.

En attendant , qu'on sache qu'elle fut poursuivie par les sectaires et leurs chiens de chasse , jusqu'à mettre la tète de M.; Baudry-Deslo2ières à prix ; on joignait à la liberté de l'esclave , une somme de trente-six mille francs, argent de colo-.

(173) tre empire que celui de la mort, qu'ils s'enfoncent dans les déserts de l'ardente Amérique continen­tale , dans les rochers caverneux du mont Panama; qu'ils arrachent de leurs antres profonds ces lions rugissans ; qu'ils poursuivent au fond de leurs repaires affreux, les serpens, les léopards , les ours et les autres monstres , leurs seuls ennemis.

Là , qu'ils combattent ces rep-

n i e * , à celui qui apporterait la tête de ce brave militaire , et ce n'est que par une série de miracles que ce colonel , sa famille et les officiers de son régiment ont pu s'échapper de la furie de ces hommes sanguinaires.

* On sait que le change y est à » et un. tiers, c'est-à-dire , que trois francs argent ils colonie ne font que deux francs tournois t

аз

t i l e s impurs, ces terribles animant moins féroces peut-être et moins sanguinaires qu'eux ; qu'ilsles égor­gent , qu'ils arrosent la terre de

, leur sang; qu'ils se repaissent à leur gré de ce sang venimeux, et qu'ils laissent leurs semblables tranquilles dans leur malheur.

Un camp de cinq mille hommes de couleur s'est établi sur l 'habi­tation d'Orléans, aux Varreux. Les

• chefs prirent un arrêté pour e n ­gager M. Baudry-Deslozières, leur

• protecteur et bienfaiteur, de venir prendre le commandement de leur arrnée , avec prière d'engager le reste des officiers qui avaient échappé à la furieuse guerre des noirs , d'accepter également de l'emploi.

M. Baudry s'est rendu, quel -

( 1 7 4 )

(175) ques jours après , aux Varreux non pour être employé, mais pour en témoigner sa reconnaissance de vive voix. Aussitôt qu'il a p ­parut au c a m p , on lit battre la générale, et en moins de vingt minutes cinq mille hommes sont

• sous les armes sur deux ligues ; la troupe présente les armes à leur protecteur , et les drapeaux le saluent.

On n'entendait qu'une voix , vive la nation , vive le roi , et vive notre défenseur. La cavalerie ne témoigne ni moins d'allégresse ni moins de confiance ; à chaque bataillon , à chaque escadron , même accueil , même hommage , mêmes acclamations.

Le président vint rendre au c o ­lonel une visite au nom de l a s -

H 4

( 176 )

semblée des hommes de couleur. Tous les officiers vinrent rendre également une visite de corps.

M. Baudry-Deslozières profita de cette occasion pour faire mettre en liberté beaucoup de blancs qu'il savait être dans les prisons des hommes de couleur , et prononça ces mots :

« Je suis bien dédommagé de » toutes mes peines par les sen-» timens que rassemblée et l'ar-» Mée me témoignent , et ma » bouche ne doit plus s'ouvrir que » pour demander la grace de tous » les blancs , qui sont mes frères, » et que vous tenez dans les p r i -» sons ; c'est une grâce particu-» lière que je vous prie de n ' a c -» corder ; cette générosité que » j 'ose attendre de vous, ce sentier

( 177 ) » nous conduira dans la voie de » la paix et du bonheur (1). »

Soudain un courrier arrive et demande à traverser la multitude, dont les flots se pressaient au tour du colonel du régiment de Crête. On lui ouvre un chemin : il s'ap­proche , et demande M. Baudry-Deslozières. 1 1 • lui présente un, paquet , le colonel l'ouvre la joie éclate C'est la gravure de l'original d'un monument qu'on a fait élever en mémoire et en, reconnaissance des services qu'il a rendus. C'est une Pyramide en

(1) Dans la journée même , on donna des ordres pour faire escortée tous l'ea prisonniers jusqu'à la porte de la ville du Port-au Prince , au nombre de 219

blancs qui avaient été pris en. différentes fois.

H 5

( 178 ) forme de quadrangulaire , élevée au-dessus du sol d'environ 35 à 4o pieds , sur laquelle on lit , à chaque face , les inseriplions sui­vantes :

Monument de Reconnaissance. « I l nous a refusé son imable portrait,

» Sa modestie en vain a commis ce forfait. » Nous ne rendons pas moins à sa noble

» vaillance, » Le tribut mérité de la reconnaissance. » Ces maux et ces bienfaits sortiront de

» l'oubli-, » Et parmi les héros on peut compter Baudry.

» Sous l'arbre de Baudry, qu'il a planée » pour nous,

» Nous dansons maintenant en dépit des » jaloux. »

Sur l'hexaèdre où est élevée la Pyramide, on lit :

« Hommage universel , par les nou-» veaux citoyens de l'Amérique , à M-« Baudry-Deslozières , père et prbtec-

« feur de l'humanité libre et souffrante; » depuis des siècles , dans le nouveau;1

« Monde. » Son bienfait commença en 1789 ,

» et notre hommage en 1791. »

Pourquoi faut-il que ces monu-mens , les plus vrais et les plus glorieux au mérite , rie soient pas aussi les plus durables ! La main du temps , qui les caresse , enlève chaque jour dans les esprits quel­que trait des images des grands hommes, et elles s'effacent enfin , si la reconnaissance plus prévoyante n'en assure la mémoire à la p o s ­térité. L'envie de lui transmettre un modèle aussi précieux que rare a fait entreprendre cette esquisse : si la vérité , ht reconnaissance , le zèle et l'amitié qui l'ont traitée peuvent la préserver du naufrage

H 6

(179)

( 180 ) des temps , nos neveux ne pour ­ront , sans quelque profit pour la société , y voir qu'un savant pro­fond et modeste , un honnête homme , un époux tendre , un père éclairé, un ami sincère , et un citoyen ardent pour le bien public.

§ . V I I .

La vengeance du Noir sur le Blanc. Discours sur la Vengeance.

C'est ici où une tempête s'é­lève , la mer blanchit, ses flots se courroucent, s amoncèlent ; montée sur la tête des vagues, tantôt la nef semble se perdre dans la nue, tantôt glissant vers leurs pieds, elle semble se pré­cipiter dans des abîmes sans

fond. Un obscur tourbillon l'en-

vironne ; les étoiles disparais-sent à tous les yeux. En vain, l'aimant montre encore au pi­lote un pôle immuable : cette faveur lui devient superflue ; les aquilons ont dépouillé les mâts de leurs voiles ; le gouvernail enchaîné demeure inutile ; et le vaisseau , devenu désormais le jouet des vents capricieux, voit sa proue incertaine tourner ra­pidement de l'est à l'ouest, du nord au sud.

Un doin Diego-d'Ordas , sei­gneur en Amérique , est du nom­bre de ceux que leurs richesses et la quantité de leurs esclaves fai­saient appeler Ricombres , qui ne cédaient qu'aux rois , et qui ne leur cédaient pas toujous. Il habitait un château situé sur une hauteur iso-

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lée, an milieu d'une belle plaine-Il avait fait escarper cette émi -nence ; et un fossé large et profond rempli d'eau vive , qui régnait à l'entour , défendait de tous côtés l'abord du château , où l 'onne p o u ­vait entrer que par un pont levis.

D o m Diego , à la fleur de son Age, vivait dans cette retraite avec une femme charmante qu'il ado ­rait, et dont il avait trois enfans qui faisaient ses délices. Les envi­rons de son château offraient les images les plus riantes c'étaient des vertes prairies , arrosées par une infinité de petits ruisseaux bordés de fleurs ; c'étaient des vergés , qui semblaient avoir été cultivés par Pomone ; c'étaient des bois qui recélaient les frais au mi­lieu de lu zone brûlante du midi,

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(183 ) où les bergers, sons les coudrettes> donnaient des rendez-vous aux ber­gers des harneaux voisins , et où Souvent lui-même venait pren­dre le plaisir de la chasse. On aurait dit que ce séjour enchanteur était la demeure de quelques-unes de ces nymphes , de ces demi déi-tés que la fable nous a tant van­tées , et qui plaisent encore à notre imagination séduite ; il paraissait fait pour adoucir lecaractère le plus aigre , pour amollir l'âme la plus dure.

Il ne produisit point cet effet sur d'Ordas. Pourquoi les gens heureux sont-ils si rarementhumains, c o m ­patissans ? Ce serait peut-être une question digne d'être approfondie et résolue par nos philosophes m o ­ralistes. Avec une humeur altière,

( 184 )

« n tempérament despote , Diego ne voulait pas seulement être obéi , il voulait être deviné par l 'obéis­sance ; et s'il commandait , l'oubli le plus léger , la négligence la plus imperceptible, devenaient un crime grave, qu'il punissait sans remise, sans adoucissement.

D u nombre de ses domestiques, était un africain appelé Mentor , âgé de trente-deux ans environ , l'œil gros , le regard funeste , le corps nerveux. Mentor servait son maître avec attention ; mais il est difficile que l'attention ne soit pas en défaut quelquefois. On voyait dans l'appartement de dom Diego , un vase de la plus grande beauté, qu'il mettait au-dessus de tous ses trésors. C'était un présent du roi d'Espagne. Mentor obligé de

( 185 ) déplacer ce précieux vase, le laisse tomber et le brise en mille m o r ­ceaux. Comment peindre la fureur de dom d'Ordas ; comment expri­mer l'emportement qui éclate dans Ses yeux ? Vainement l'esclave tombe à ses genoux , cherche à le fléchir par ses larmes à le toucher par les plus humbles, par les plus vives supplications, tout est inutile. Son maître le fait fouetter , et le fouet dans l'instant est teint de son sang.

L e nègre guérit , et son zèle paraît être augmenté ; il cherche à lire dans les regards de son maître. L e jour , la nuit , prêt au moindre signal , il court , il vole , il p r é ­vient les ordres ; jamais Diego ne fut servi plus à son g r é ; mais la taciturnité de Mentor a redoublé ;

( 186 ) on ne le voit plus sourire , on ne l'entend plus chanter ces airs de son pays, avec lesquels il parais­sait charmer l'ennui de son escla­vage.

Un jour dom Diego se réveille. Il a dormi tranquillement ; des rêves agréables ont encore embelli son sommeil. Le jour est pur , le temps invite à la chasse; il s'en proposé une partie avec tout son-monde. Il veut d'abord emmener son épouse et ses trois fils ; mais une légère indisposition de doua Clara , l'empêche de la presser de le suivre. Il la laisse au château avec sa jeune et tendre famille. Les cors, les clairons se font entendre; toute la suite défile sur le pont levis ; d'Ordas sort le dernier ; il embrasse sa femme , caresse ses

tenfans , ordonne au soigneux , au vigilant Mentor de rester pour leur garde ; il est parti.

Aussitôt Mentor lève le pont , et interdit ainsi tout accès jusqu'à lui. Il conduit ensuite les trois enfans dans une chambre , il les renferme. Il passe chez Clara , et se dispose à lui faire violence. « Infâme , s'écrie l'infortunée , res-» pecte la vertu de ta maîtresse , » l'épouse dedom Diego-d'Ordas» A ces mots l'œil de l'africain étin­celle : « T'écouter , t'épnrgner ! » toi , la femme de do m Diego , » du plus baibarc des hommes ! » A h ! que plutôt je tombe encore » entre ses mains sanguinaires. » .Alors il lié les bras de Clara ; mal­gré ses efforts, malgré ses sanglots,

.malgré ses plaintes , il assouvit

( 187 )

( 188 ) sa brutale passion , ou plutôt à sa rage.

Cependant, des ouvriers s'étaient arrêtés au bord des fossés , sur lesquels donnaient les fenêtres de Clara ; ils entendent des cris aigus, ils voient le pont levé , ils s oup ­çonnent quelque désastre , et c o u ­rent du côté de la chasse instruire de leur crainte le fougueux dom d'Ordas , qui , frappé à son tour , revient en hâte vers la forteresse. Arrivé aussi près qu'il le peut , il appelle son esclave d'une voix menaçante : Mentor paraît sur le rempart , tenant par la main»le plus jeune de ses enfans ; et pour réponse , il le lance sur le glacis , où il 1 écrase à la vue de son père.

A l'aspect de cette action atroce, il sé lève , de la part de la foule qui

(189) Se ramasse sur le bord du f o s sé , Un cri perçant ; les uns détournent les yeux , d'autres levant les mains au ciel ; le déplorable Diego ne sait quel parti prendre. Son orgueil s'est évanoui. Il tremble pour des malheurs plus grands encore ; en-fin , il fait entendre une voix sup­pliante : « Mentor , cher Mentor , » dit-il à son esclave , tu m'as » tant pun i , tu t'es si cruellement « vengé , daigne avoir pitié de » moi ; abaisse le pont , et permets » que je rentre dans le châteaué

» Moi , lui répondit l'africain , » avoir pitié de t o i , en as-tu eu » de Mentor ? Et comment donc » me suis-je vengé , comment » t'ai-je puni ? Je t'ai privé d'un » de tes enfans , mais il t'en reste » deux qui te consoleront de sa

» perte. Tandis que tu as fait ver-» ser mon sang , je n'ai pas vu » couler le tien ; mais je veux » avoir cette satisfaction , ou tes » enfans sont perdus.

» Tes deux enfans subiront le » sort du premier , si tout-à-» l'heure , toi -même , tu ne te » coupes le nez. Voilà ce que » j'exige ; voilà ma condition , et » je ne te donne , pour délibérer, » cpie le temps d'exécuter ce que » je te prescris. » Dans ce moment faisant paraître les deux enfans, il les avance sur le bord du mur. « Arrête s'écrie dom D i e g o -» d'Ordas , tu seras satisfait. » En frémissant, l'instrument de son supplice, son terrible cimeterre» et son nez est abattu.

C'est alors que Mentor s'aban-

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donne à un rire féroce ; il raille son maître sur sa crédulité, ce T e voilà , » lui dit-il , défiguré comme je le » voulais ; mais crois-tu m'avoir » adouci ? Non , tant que j'aurai » des victimes , je les immolerai.» Et prenant l'aîné de ses fils par le milieu du corps , il le frappe de sa tête sur les créneaux. On voit son crâme s'ouvrir ; on croit l'en­tendre jetter un dernier cri. Son frère veut s'enfuir , il le relient, le précipite , et dans un clin d'œil dom Diego n'a plus d'enfans,

ce Ce n'est pas tout encore. Meurs » de dépit, maudite r a c e ( i ) , lui » dit-il ensuite. Ta femme est de-» venue la mienne. Oui je l'ai for-» cée de satisfaire mes desirs. T u

(1) La race blanche.

(191)

( 192 ) S n'as donc plus d'enfans, de nez » ni d'honneur ; où vas-tu désor-» mais placer ta fierté ? Et je veux » que ta compagne , que celle qui » te fut si chère , te confirme el le-» même son infidélité. »

D o m Diego est consterné, son visage est couvert de sang , il ne sent plus sa douleur. Les cadavres de ses fils, l'idée de sa femme au pouvoir de l'impitoyable africain, sa présence , qui va déchirer son cœur , l'ont jette dans la stupé­faction. Il est sans mouvement. Son œil est ouvert, il ne voit p l u s , il est perdu, abîmé dans sa douleur.

Et l'on voit arriver dona Clara, pâle , tremblante ; Mentor la traîne plutôt qu'il ne la conduit. Ses che­veux sont épars ; on aperçoit le mouvement cbnvulsif de ses lèvres

décolorées f

décolorées , celui de ses "genoux chancelans ; le nègre lève un p o i ­gnard sur son sein : « Tiens , lui » dit-il , d'un ton terrible , vois » Clara , vois tes enfans, vois leur » père. Qui veux-tu suivre. Rends » compte à ton mari de mes f o r -» faits à ton égard , et tu retournes » à lui; ou si tu gardes le silence, » j'ai lieu de croire que je t'ai plu , » et quatu veux, par ta mort , te » soustraire à ses reproches , ou » plutôt à ceux de ta conscience. »

Ces mots arrachent de la bouche de Clara un torrent d'imprécations : « Scélérat, tu m'as plu , tu aurais » pu me plaire ! Misérable, mons-« » tre insigne , tu n'abusas de ma. » faiblesse que pour croître mon » horreur.

» T u l'etends, répond l'exécra-

(193)

I

(194 )

» ble Mentor , je n'en voulais pas » d'avantage. » Il enfonce son po i ­gnard dans le sein de cette femme éperdue , jette son corps sur ceux; de ses trois fils ; s'élevant ensuite avec joie sur la pointe de ses pieds, et criant qu'il ne lui restait qu'à mettre le feu au château. Pendant l'incendie , il criait : vengeance, vengeance ; vive les nègres , et mort aux blancs.

L e trop malheureux dom Diego -d'Ordas, anéanti, confondu , passe de l'abattement, de la douleur pro­fonde, au désespoir le plus violent; ses vaines se gonflent, ses muscles se contractent, le sang jaillit et ruisselle de ses pores entr'ouverts ; m a l g r é les efforts de ceux qui s'ar­rêtent, il s'échappe de leurs mains, -court jetter un dernier regard sur

( 195 ) sa pauvre femme , sur sesenfans, en mugissant d'horreur , se p r é ­cipite , et tombe expirant sur ces tristes , trop chères et déplorables victimes , de la fureur, de la v e n ­geance et de l'atrocité africaine.

Tous les crimes sont légitimes , dès qu'on peut les commettre i m ­punément. L'intérêt personnel est notre suprême loi. Les vices et les vertus sont des êtres bisarres, qui doivent leur existance?, comme leur vogue , à la nature du c l imat , à. la forme du gouvernement, à Tin-, iluence de l'éducation , et à l ' em­pire du préjugé. La corruption du cœur suit de près le mépris de la foi. Indépendamment même de ce mépris, celui qui croit encore n'est pas plus exempt que celui qui doute ou qui ne croit plus : Un liberti^

I 2

( 1 9 6 ) hage précoce empoisonne jusqu'au printemps de l'âge. La fleur de Fin-» nocence , plus durable au temps de nos pères est à peine éc lose , qu'elle est flétrie de nos jours. Cha­que siècle enchérit sur le crime du siècle précédent.

L'expérience nous apprend , en effet, que notre premier m o u v e ­ment , à la vue ou au souvenir d'un ennemi, est un mouvement de haine , de colère et d'indignation. Cependant si nous examinons im­partialement cette passion si diffi­cile à soumettre; si nous considé­rons la haine dans son principe , dans ses moyens ou dans ses sui­tes, nous comprenons bientôt com-'bien elle est avilissante et indi­gne. Pourquoi est-ce qu'à juger sans prévention de notre haine

( 197 ) Contre nos ennemis , nous voyons d'abord quelle est communément injuste et déraisonnable dans sa cause , lâche et emportée dans ses moyens , infiniment dangereuse , et presque toujours fatale dans les effets ?

Lorsqu'on laisse à chaque i n ­dividu le droit de venger ses i n ­jures de ses propres mains , toute offense est ressentie avec une e x ­trême vivacité , et la vengeance s'exerce avec une animosité impla­cable ; le temps ne peut effacer la mémoire de l'injure qu'on a reçue, et il est rare qu'elle ne soit pas à la fin expiée par le sang de l 'a­gresseur.

Les nègres sont gouvernés dans leurs guerres publiques par les mêmes idées, et animés du mêmq

I 3

( 198 )

esprit que dans la poursuite de leurs vengeances particulières. Dans les petites communautés , chaque individu est affecté de l'injure et de l'affront qu'on fait au corps dont il est membre , comme si c'était une atteinte di ­recte à son propre bonheur ou à sa sûreté personnelle. Le desir de la vengeance se communique de l'un à l'autre (1) , et devient bien-

( 1 ) « Madame Pleinguete * fut prise » chez elle par les révoltés ; ces scélérats » l'attaché:ont à un arbre , lui clouè-» rent les pieds sur un madrier, lui » coupèrent les oreilles , et ils les mi-

* M. Pyron , habitant clans les hau­teurs de la grande rivière de Jacmel, de qui je tiens cette note , ne m'a point, donné le nom du quartier que cette dame habi­tait , mais il y a à présumer que c'était dans le sud.

( 199 ) t ô t u n e e s p è c e d e f u r e u r . Comme l e s s o c i é t é s f a i b l e s n e p e u v e n t e n ­

t r e r e n c a m p a g n e q u e p a r p e t i t e s

t r o u p e s , c h a q u e g u e r r i e r a l e

s e n t i m e n t d e sa p r o p r e i m p o r ­

t a n c e , e t fa i t q u ' u n e p a r t i e c o n ­

s i d é r a b l e d e l a v e n g e a n c e p u b l i ­

q u e d é p e n d d e ses p r o p r e s e f for ts ;

a i n s i la g u e r r e q u i , e n t r e d e g r a n d s

é t a t s se f a i t a v e c p e u d ' a n i m o s i t é ,

se p o u r s u i t p a r l e s pet i ts t r i b u s ,

» rent en guise de cocarde à leurs cha-» peaux. Ils portèrent la cruauté bien « plus loin ; ils lui ouvrirent le sein , » et firent dévorer son fruit par des c o -» chons , avant de lui arracher les yeux « avec un tire-bourre rougi au feu. Ils » laissèrent ensuite cette infortunée ex-» pirante à la merci des insectes.... !

» Son crime était d'avoir fait châtiet » un de ces brigands pour cause de v o l ,

» cinq ans avant l'insurrection. »

1 4

( 200 ) avec toute la violence d'une que­relle particulière.

Les ressenti mens de cette racé sont aussi implacables que ceux des individus. Il peut dissimuler ou suspendre ses effets , mais il ne s'éteint jamais , et souvent lors­qu'on s'y attend le moins , il éclate avec un surcroît de fureur. Lors­que les nations policées ont o b ­tenu l'honneur de la victoire ou une augmentation de domaine , elles peuvent terminer glorieuse­ment une guerre ; mais les nègres ne sont satisfaits qu'après avoir exterminé leurs ennemis, qui est l'objet de leur rage. Ils combat ­tent , non pour conquérir , mais pour détruire ( 1 ) . S'ils c o m m e n -

(1) Les preuves de cotte horrible vé ­rité , sont semées en caractères de sang

(201 ) cent des hostilités , c'est avec la résolution de ne plus voir la face de leurs ennemis qu'en état de guerre , et de poursuivre la que­relle avec une haine éternelle. Le désir de la vengeance est le p r e ­mier et presque le seul principe qu'un nègre songe à inculquer dans l'aine de ses enfaiis. Ce sen­timent croît avec eux à mesure qu'ils avancent en âge , et c o m m e leur attention ne se porte que sur nu petit nombre d'objets , il a c ­quiert un degré de force incon­nue parmi les hommes , dont les passions sont dissipées et affai­blies par la variété de leurs goûts et de leurs occupations,

Ce desir de vengeance qui s 'em-dans tontes les contrées de l'île de St.« Domingue.

I 5

( 202 ) pare du cœur des nègres , res­semble plutôt à la fureur d'ins­tinct des animaux qu'à une pas ­sion humaine ( 1 ) . On les voit

(1) « Un habitant du Limbe, appelé » Cliâteauneuf, avait fait élever sous « ses yeux un enfant noir , né sur son » habitation, que sa gentillesse et l'ha­» bitude lui faisaient chérir comme son » propre fils. Adonis , parvenu à l'âge » de quinze ans , devint le domestique » de confiance de son maître. Il en abusa » un jour : Châteauneuf le punit en » l'envoyant au jardin avec l'atelier ; « mais bientôt rempli d'affection pour » son élève , il le rappela , et lui rendit » ses bonnes graces. Quelques années » avaient fait entièrement oublier la » faute au maître ; mais la punition ne » s'effaça jamais (lu souvenir de l 'or-» gueilleux esclave.

» L'insurrection éclate : le malheu-» reux vicillaid , âgé de quatre - vingts

( 203 )

s'exercer avec une fureur aveu­gle , même contre des objets ina­nimés. Si un nègre se blesse avec une pierre , il la saisit souvent par un transport de colère, et tâche

» ans , fut pris par les révoltés. Ses » vertus et son humanité lui firent trou-» ver grâce à leurs yeux ; ils le laissè-» rent libre dans leur camp , moyen-» nant la promesse qu'il ne cherche-» rait pas à s'évader. Au bout de quel-» ques jours , Adonis survient ; la vus » de son maître lui rappelle une offense » reçue dix ans auparavant : ce tigre » furieux, se jette sur sa victime , et » l'immole , malgré toute la prompti-» tude des noirs , qui étaient présens , » pour la lui arracher « Une per­sonne digne de foi déclare, avoir vu le testament de M. Châteauneuf ; ce bon vieillard léguait, à son Adonis la liberté , sa garde - robe et une somme de dix mille francs.

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( 204) d'appaisor sur elle son ressenti­ment en la brisant ; si un piquant de bois lui entre dans les pieds , il l'arrache , le rompt avec ses dents et le jette en morceaux. A l'égard de ses ennemis , la rage de la ven­geance ne connaît point de borne. Dominé par cettepassion, l 'homme devient le plus cruel de tous les animaux ; il ne sait ni planaire, ni pardonner, ni épargner.

» Si nous remontons à la cause » de nos aversions pour certaines » couleurs , en qui tout nous d é -» plaît, nous blesse et nous irrite; » si nous interrogeons la-dossus » notre conscience , ah ! la triste » vérité s' lève promptement du » sombre asyle où nous la tenions » muette et comme captive. Dans p cet instant de liberté, quel ton

( 205)

» sévère et humiliant pour nous » qu'elle prend à notre égard ? » avec quelle force elle confond » notre petitesse , déconcerte no-» tre orgueil, dément nos apolo-» gies , et nous accable de ses » reproches ? O u i , nous dit-elle, » c'est le mérite même de votre » semblable qui vous le rend » odieux ; c'est la faveur dont il » jouit ; c'est la place qu'il o c -» cupe ; c'est la dignité qui le » met en crédit ; c'est l'autorité » qui l'élève au-dessus de vous. » Quoi plus encore' ? C'est l'ardeur » constante d'un zèle infatigable » pour vos intérêts ; c'est une vigi-» lance toujours attentive à vos d é -» marches; c'est une sensi bilité vive » et paternelle à vos égaremens ; » c'est un excès de tendresse, et si

( 20б ) » j'ose le dire , une surabondance » d'amour qui vous aigrit et vous » envenime contre eet homme de » bien , que vous devriez cultiver, » chérir et respecter, эз

Pouvez-vous bien vous justifier à vous-même la cause d'une ani-mosité si déraisonnable de votre part , et si bassement injuste ? Laissons ici pour un moment la feinte et l'artifice. N'est - il pas vrai que sa gloire , sa réputation , sa fortune , ses lumières, ses ta-l ens , en un mot , tout ce qui tourne à son honneur ou a. son profit , offusque votre vue et em­poisonne votre cœur? Ses empres­sements vous fatiguent; ses s o u ­missions vous r; voltent ; les ser­vices mêmes et les bienfaits , dès qu'ils viennent de sa part , n'ont

(207 ) plus aucun mérite , et perdent jusqu'à leur nom. L'ingratitude , cet opprobre de l'humanité , ne "vous arrête pas. Vous brusquez à son égard les bienséances m ê ­mes ; dès qu'il paraît devant vous , un silence farouche succède à votre enjouement , et , malgré tous les palliatifs de la contrainte, les symptômes de la haine vont se réunir dans vos yeux et se peindre dans vos regards ; la voix de la renommée qui publie ses vertus , est un cri funeste et un son lugubre qui portent l'horreur et la consternation dans votre ame. Les justes applaudissemens qu'on lui prodigue, sont autant de traits sanglans qui percent votre cœur , l'atterrent et le déchirent. Ainsi l'objet de l'admiration géné-

( 208 ) rale devient le fléau de votre Or­gueil et la torture de votre jalou­sie. « Ne dirait-on pas, à parcourir » les divers états de la société , » que la paix , cette paix tant » vantée , est une crise violente » pour le genre humain , et la » discorde , un assortiment, essen-» tiel à sa constitution ? Que » v o y o n s - n o n s , en effet, dans » cette vallée de larmes, que des » querelles sans fui, des rivalités » odieuses et des antipathies i n -

' » terminables?Qu'entendons-nous » de toutes parts , que le bruit de » la chicane , les clameurs de la » haine, les imprécations de la » fureur et le choc étourdissant » des passions humaines ? Mais » quand on remonte à la cause » de ces éclats si scandaleux L

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» qu'y trouve-t-on , que des mi-» sères , et souvent puérilités , » qui confondent notre raison et » manifestent notre injustice ? »

La haine est un sentiment s o m ­bre et douloureux qui nous ac­compagne par-tout; une semence mortelle, qui ne porte que des fruits pleins de fiel et d'amertume, dont l 'odeur, comme le goût , sont également à redouter; c'est un ser­pent cruel et insatiable, qui se nourrit aux dépens du sein qui le recèle , qui , toujours furieux et toujours affamé , a la propriété fatale de reproduire et de multi ­plier sans cesse l'aliment qu'il dévore ; c'est un trait sanglant , dont la pointe devient plus aiguë et plus perçante à mesure qu'elle pénètre plus avant dans le cœur ;

( 2 1 0 )

c'est un feu pâle et sombre qui brûle ce coeur sans pouvoir le consumer , et dont le temps , loin de ralentir l'ardeur , augmente i n ­cessamment la force et l'activité. C'est enfin uue maladie habituelle, une affection noire et désolante , qui venge nos ennemis , et n 'ac ­cable que nous seuls.

Dans une pareille position d é ­sespérée , où aller? à qui recourir? Se répand-on dans le inonde ? on risque d'y rencontrer la personne ou d'y entendre les éloges de son ennemi. Va - t - on dans la solitude? hélas ! on change de place, mais on ne change pas de cœur. C o m ­pagne farouche , la haine nous suit jusqu'au fond des retraites les plus impénétrables ; le silence même de ces lieux solitaires sem-

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ble appeler à soi les tristes r é ­flexions qui se présentent en foule, et rétractant en liberté l'affreuse image de l'objet qu'on déteste. Le cœur , plus partagé dans le

tourbillon des sociétés humaines, a du moins , pour quelques m o -mens , la ressource de la distrac­tion. L'à seul avec l u i - m ê m e , il éprouve tous les retours d'une sensibilité qu'il ne partage avec personne. L'imagination vivement émue se forge des monstres et rétdise des chimères, L'ame exhal-tée , et comme en délire , attaque des fantômes et se bat contre des ombres (1). Pendant ces assauts

(1) La vedette de l'armée ennemie près le Petii-Coave , tua im âne croyant voir venir un escadron du régiment: de Crète.

Un nommé Jean Aubaret, en senti-

( 2 1 2 ) ridicules d'une passion que les bienséances ne contraignent plus , quelle carrière ne donne-t-on pas à sa vengeance ! quels voeux meur­triers ne forme-t-on pas contre son adversaire ! que-de maux on lui fait éprouver ! on croit le voir , le confondre , l'écraser et le per ­dre. On goûte alors comme les douceurs d'un rêve agréable ; c'est en effet le temps où la raison sommeille ; mais à son réveil, et au moment que l'illusion finit, que retrouve-t-on ? ce qu'on avait apporté, le poids d'une amertume

nelle au tort St.-Joseph, tua un chien croyant voir l'ennemi.

Un l'actionnaire, au Port-au-Prince , tua M. Pelissicr, gérant l'habitation de M. Ferté , croyant voir venir les nègres ennemis.

( 213 ) insoutenable , et toute l'horreur d'une haine impuissante.

Telle est donc la nature de la haine ; elle punit , et punit bien rigoureusement le cœur qui la conçoit ; elle attriste l'arne qu'elle souille , et la rend malheureuse en la rendant criminelle.

Après cela , l ivrez-vous donc à la vengeance, aux terribles con­vulsions de la haine : rangez-vous, si vous l'osez, sous les enseignes de cette ignoble et détestable pas­sion , qui depuis dix ans nous as­sassine ; mais n'oubliez pas que vous en serez la première victime.

« Mais il est des loix dictées , » dites-vous, par l'honneur, qu'on » ne peut enfreindre ni décliner , » sans s'avilir so i -même. Si j'as-» pire donc à me venger de quel -

( 214 ) » ques ennemis , c'est toujours » sous la garantie et conforrné-» ment aux sévères maximes de » l'honneur. »

D e l 'honneur, dites-vous? Mais sans vous citer au tribunal des l o ix , plus impérieux encore , d i ­tes-moi pourquoi dans ce temps ancien, où la terre était peuplée de sages et de héros , ce fantôme de l'honneur fut - il si générale­ment et si profondement ignoré dans le sens que vous l'entendez? «c Pourquoi tant de grands h o m -» mes , soit grecs , soit romains, » signalés par tant de victoires, » n ' on t - i l s jamais encensé leurs » autels de cette vaine idole , » apportée parmi nous par ce « peuple barbare qui fait ravager » tout S t . - D o m i n g u e ? » Pour -

quoi des nations également saines et sublimes sur la générosité, la grandeur d'ame , la clémence , la justice et la magnanimité que les procédés les plus offensans ne doivent, jamais altérer ? Il est beau de pardonner, disaient-ils, on doit de l'indulgence à ceux qui nous ont manqué , et du mépris à ceux qui nous ont malicieusement o f ­fensés. Les philosophes païens n'ap­prenaient autre chose à leurs écoles, que le bon sens et la raison.

Des hommes qui se disent les amis de la paix , franchissent au nom.de l'honneur , en mettant le poignard à la main du nègre déjà plein de fureur. Allez , lui dit-on , allez ou l'honneur vous appelle , et lavez dans le sang du blanc l'affront que vous en avez reçu.

( 215 )

(216 ) Vainqueur ou vaincu dans le c o m ­bat, qu'importe à la bravoure ? toujours supérieure à la crainte 7

elle ne redoute ni le sort des armes, ni la perte de la vie ; il lui suffit de sauver l'honneur. O l'admira­ble systême ! Combien de bou ­ches vont célébrer la gloire d'un mora l assez courageux pour de­venir le bourreau d'un voisin, d'un ami , d'un parent, d'un bien­faiteur , peut-être dont la perte ir­réparable jette la désolation dans le sein d'une famil le désespérée, qui sanglote sur le cadavre d'un père égorgé par un furieux ! C'est donc là l'ouvrage merveilleux de l'honneur des noirs , et le résultat admirable de ses loix. ( Daignez m'écouter ) .

Si tous les brigands d'une n a ­tion quelconque; si tous les v o ­

leurs ,

( 217 )

leurs, les assassins, les vagabonds, les gens diffamés et flétris qu'elle renferme ; si , dis-je , de tels hom­mes s'avisaient de se réunir et former un nouveau code de lo ix , pourraient-ils en imaginer ce plus extravagantes que celles qui ont déclaré la liberté aux nègres ? Ils les allèguent cependant comme l'ouvrage par excellence de l'huma-ni té, l'aliment essentiel du courage, et le noble soutien des vertus , de la justice et de l'honneur.

Oui , lorsque cet honneur se

porte vers un objet réellement honorable et digne de son zèle ; o u i , lorsqu'il s'agit de voler au secours de la patrie , de combat-tre ses ennemis , d'assurer le re -pos , la fortune et la vie des ci ­toyens , à ces traits sublimes je

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reconnais l'honneur ; je me livre avec transport aux sentimens de l'admiration et de l'enthousiasme que ce grand objet m'inspire ; je m e sens ému , touché , pénétré jusqu'aux larmes. C'est ce tendre hommage d'un être sensible envers un être supérieur auquel cet hom­mage semble l'unir et l'asseoir.

Vains et superbes mortels ! ap­prenons à nous connaître , et gé­missons a. la vue de nos misères. L'histoire, est le tableau des évé -nemens passés et des personnages divers , qui successivement ont paru dans cette révolution. Les acteurs sont différens , il est vrai ; mais les rôles sont à-peu-près les mêmes. Car , dit un ancien p h i ­losophe , qu'est-ce qui a été autre­fois ? C'est' ce qui doit être à l 'a-

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( 219 ) Venir. Qu'est-ce qui s'est fait ? C'est c e qui se fera dans la suite des âges. Rien n'est nouveau sous le

Soleil. De cette vérité d'expérience, concluons , avec un autre philo­sophe non moderne, que dans tous

les temps la complaisance fait les

amis , et la vérité les ennemis. Combien d'hommes excellens re­butés , de sages ministres p r o s ­crits et disgraciés dans toutes les nations et dans tous les siècles , pour avoir osé la dire cette vérité sainte , et si digne d'être écoutée! O Consuls ! cherchez dans ces oracles l'intelligence et le grand art de régner : instruisez-vous à leur école , ô vous tous qui deveç juger vos semblables !

Considérons cette haine dans des effets relatifs à la passion partie

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çulière qui les inspire. Quoi d é plus injuste, de plus honteux et même de plus cruel ! Est-ce l'am-bition qui tend sans relâche à s'é-. lever, à pr imer , à briller dans le monde ? passion qu'on regarde parmi les premières places, comme une vertu mâle et courageuse, dont la culture est une bienséance , ou plutôt une obligation d'état; pas-sipn qu'on ne peut négliger sans avilir cet état et s'en montrer in-digne ; passion véhémente, facile à s'enflammer , q u i , dans son effervescence , rend l'ambitieux qu'elle possède aussi déraisonna­ble qu'injuste. Injuste envers ses amis : ils cessent de l'être, dès qu'ils deviennent ses compétiteurs ; il ne leur trouve plus cette c a n ­deur , cette droiture, cette géné-

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( 2 2 1 )

rosité , ce fond de bienfaisance et d'honneur , ce désintéressement héroïque , ce caractère heureux , ces nobles sentimens , ces maniè­res obligeantes , ce commerce en­chanteur qui l'avaient si long-temps charmé et si fortement attaché à leur personne : dès ce moment , le cœur refroidi passe tout-à-coup du zèle à l'indifférence, de l'amour à la haine : il éclate contre ses con-currens , en plaintes et en murmu­res ; il a été malheureusement la dupe de leurs grimaces et de sa crédulité ; ce sont , s'il faut l'en croire, des hommes dangereux, p étris de fraude et d'artifice. H y ­pocrites profonds , qui jouent adroiternent l 'homme d'honneur, et qui doivent uniquement à ces lâches moyens, la faveur dont ils

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abusent, et la place qu'ils ont e m ­portée à son préjudice. Malheu­reux , ajoute-t-il , celui qui ne les connaît pas, plus malheureux celui qui apprend à les connaître ; c'est-à-dire que l'ambitieux , déchu de-seses pérances, aigri par la honte et par la douleur , est assez injuste pour blâmer dans ses compétiteurs ce qu'il approuve dans soi -même.

Il trouve mauvais qu'ils aspirent à telle place, et que pour y par ­venir, ils emploient la protection des ministres, le crédit de leurs amis , les sollicitations, les pr iè ­res , les assiduités , les complai ­sances , les services ; en un m o t , les moyens divers qu'il emploie lui-même , sans penser qu'il est , ou coupable avec eux , ou qu'ils sont innocens avec lui ; o u , pour mieux,;

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dire , le voilà seul injuste , et seul déraisonnable. Car (enfin, quelle injustice et quelle inconséquence de s'élever contre un homme, parce qu'il a les mêmes prétentions que nous , et de le blâmer parce qu'il nous ressemble ? Injuste envers ses protecteurs ; ils n'en sont jamais assez , quoi qu'ils puissent faire ; il déteste leur indolence , et bien­tôt leur personne : leur zèle, dit -il , brille seulement à l'ombre du invstère , et dans le secret des p r o ­testations ; mais s'agit-il de paraî­tre , il s'éclipse au grand jour. In­juste envers le plus fort, il ne voit dans la distribution de leurs f a ­veurs , que des choix indignes, des préventions pitoyables et des par ­tialités odieuses. Injuste envers s o i -même ; il n'examine pas s'il est

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digne en effet du poste où il aspire; s'il a la force et les talens néces­saires pour en soutenir le poids et en remplir les devoirs.

Ce ne sont là cependant que les faibles étincelles d'un feu qui cher­che toujours à s'étendre ; ce sont les premiers élans d'une passion qu'une heureuse impuissance con­traint de se renfermer dans le s e - | cret du cœur , et de se cacher dans la clandestinité de ces malignes censures , qui n'ont d'autres t é ­moins que les confidens , ou peut-être les complices de sa malignité. Ce n'est donc -pas ici qu'on peut découvrir l'énergie et la violence de la passion dont il s'agit. N o n , Citoyens , contemplez ces hautes régions qu'habitent les princes , ou les premiers magistrats du peuple ;

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( 225 ) c'est là que la haine enflammée par l'ambition, ne connaissant plus ni la justice ni la nature, se livre à ses transports atroces, et se'glorifie de ses fureurs scandaleuses. En un m o t , dès que la haine a soufflé son venin au cœur de l'ambitieux , quel funeste embrasement n'y cause-t-il pas ? C'est un feu dévorant que rien ne peut éteindre, ni les loixles plus saintes , ni les devoirs les plus sacrés , ni les liens les plus i n ­times.

Ainsi , on voit quelquefois de certaines familles que l'ambition mit jadis en concurrence , nourrir des antipathies et des inimitiés qui ont passé des pères aux enfans, comme un héritage de malédiction, et un engagement domestique à se croiser, à se supplanter, à se d é -

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(226 ) truire. On garde peut-être encore certaines mesures , on ménage certains dehors ; mais les affections et les senti mens ne se rapprochent plus. Un père qui se dit honnête, apprend à sesenfans que le premier devoir imposé par leur naissance , est de renoncer à l'esprit , et de violer par intérêt de famille , et par principe d honneur , la première loi de la probité. Quel honneur ! et quel devoir funeste !

O fatale et cruelle ambition ! tyran barbare du cœur humain, de combien d'horreurs n'as-tu pas rempli l'univers ? Combien de, scènes tragiques ont signalé tes faveurs ? C'est elle , oui , « c'est » l'ambition qui mit aux mains » d'Absalom les armes dont ce fils >j exécrable tenta de percer le coeur,

( 227 ) » d'un père fugitif, et d'arroser » de son sang les degrés du trône » qu'il avait osé ravir. Vous d é -» tournâtes ce coup affreux, ô » mon dieu ! et ce fils parricide » eut une fin digne d'un tel mons-» tre et de son projet abomina­» ble. »

Mais ce qu'on aurait de la peine à se persuader , si une expérience journalière ne l'attestait à la honte de l'humanité ; c'est de voir l ' in­térêt , vil enfant de l'avarice, porter la guerre et le divorce dans le sein même de ces familles qu'on citait pour exemple de la paix et de l 'a­mitié fraternelle. « Voyez comme ils s'aiment les uns les autres dans celte heureuse famille , disait-on d'eux ! quelle union des cœurs î quelle douce harmonie ! H é , qui

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( 228 ) pourra jamais rompre des liens sí charmans et si tendres ? Qui le pourra ? l'intérêt. » Si l'opinion , comme on l'assure, est la reine du monde , l'intérêt en est le tyran. C'est lui qui envenime les cœurs les plus doux et plus les pacifiques; lui qui rompt les liens les plus forts ; lui qui altère et dissoud les rela­tions les plus intimes ; lui qui m é ­connaît les droits du sang, droits sacrés dont le mépris est en abomination aux yeux du père commun de tous les hommes ; lui qui sacrifie indignement sa probité et la nature aux prétentions inexo­rables d'une cupidité lâche et sor ­dide , qui se croit toujours lésée, qui ne dit jamais c'est assez ; lui q u i , pour les minces débris d'une succession charnelle , arme les

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frères contre les sœurs, les sœurs contre les frères , les maris contre leurs épouses ; lui qui les rend étrangers , et bientôt invisibles les uns aux autres ; lui enfin, qui jette dans leurs arnes ulcérées la semence d'un acharnement , qui souvent aboutit à la ruine totale de leur fortune , et au point d'une antipathie qui survit à leur exis­tence , antipathie que le temps et l'éternité n'effaceront jamais.

Voi là , une faible, mais humi­liante peinture des misères humai­nes. Mais quoique l'intérêt sordide, enfant de l'avarice , étouffe dans certaines circonstances la voix du sang, cette voix si forte et si puis­sante , quoiqu'il sème la discorde, la haine et la divison entre les hommes destinés par la nature à,

( 230 ) s'aimer, à s'aider, et à mettre leur plus grand intérêt dans la récipro­cité de leurs affections , et dans le concours de leurs services mutuels. Cependant, il est une passion in­finiment plus dangereuse dans ses effets , et plus cruelle dans ses transports, que l'intérêt le plus minutieux. Celui-ci produit quel ­quefois la haine ; l'autre la pousse toujours jusqu'à la fureur. L'inté­rêt peut méconnaître les droits du sang; l'envie, puisqu'il faut la nom-m e r , l'envie le déteste ce sang, et souvent aspire à le répandre. L 'homme intéressé , fidelle au plan de l'avarice, n'a communément d'autre objet que l'économie la plus sévère dans l'usage de ses biens. Indifférent pour les places hono ­rables qui pourraient le donner en,

spectacle , il vise de préférence à, ces emplois lucratifs qui peuvent lui faciliter l'augmentation de sa fortune. L 'homme envieux e m ­brasse tout : richesses , honneurs, dignités puissance , crédit , rien n'échappe à l'avidité de la passion qui l'asservit. Passion lâche et dif-famée , terrible n'anmoins dans ses effets, elle fuit la lumière , et va cacher ses chagrins avec ses opprobes dans les réduits les plus obscurs du cœur humain. Telle qu'une furie altérée de sang et remplie de fiel , c'est, là que l'envie conçoit et enfante ces projets h o ­micides qui font pâlir la nature.

Hélas ! le plus mince prétexte, le motif le plus vain, le plus pué­rile même , suffisent pour exciter ses fureurs. Combien de fois ces

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ridicules motifs n'ont-ils pas occa-sionné ces projets sanguinaires et ces complots barbares , qui ont changé des hommes , auparavant pacifiques, en autant des monstres abhorrés de la nature, et proscrits c o m m e étrangers à l'espèce h u ­maine ?

« Quel intérêt n'avons-nous pas de rappeler le calme dans nos îles , et d'appaiser les flots intérieurs dont elle est agitée ? E t comment y réussirez-vous qu'en la purifiant du levain qui l'aigrit, l'infecte et la corrompt ? Quelle folie d'ail­leurs , et quel mécompte , de se rendre malheureux et criminel tout ensemble ; d'anticiper , si j'ose le dire , sur le tourment des réprou­vés destin 's à se haïr et à se mau­dire éteraellemeut ; de renoncer aux

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douceurs , aux charmes et au bon­heur de la paix qui surpasse tout sentiment promis aux pacifiques et au titre glorieux du premier Consul.»

Rallions-nous tous de bonne foi à la constitution de l'an 8 , que nous pourrons perfectionner heu­reusement à l'ombre de la paix ; qu'elle soit l'autel de nos sacrifices à la concorde ; admettons-y à nos libations tous ceux qui se présen­teront avec le vœu et la ferme intention de faire cesser nos dis ­cordes civiles ; n'excluons que ceux qui viendraient y soufflerie venin mortel des divisions intes­tines ; jettons-y le voile officieux de l'oubli sur le passé, et cessons à jamais la haine et la vengeance.

O prodige ! à peine allons-nous

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de concert , que la surface é c u -mante de l'onde présente une flotte ; ils s'élancent dedans avec confiance. Le zélé Lecler se montre ; son c o u ­rage se ranime , le com bat affreux des eaux et des airs a cessé ; les liantes laines s'abaissent , se d é ­ploient longuement. Dans la séré­nité , le ciel semble sourire; un frais zéplir supplée à. la rame; la Hotte sillonne une met trauquille comme la légère hirondelle en rase la superficie , et bientôt elle surgit dans un port de l 'Amérique , où la folle inquiétude des flots est incon­nue, où règne un calme inaltérable-

« Que sont devenus ces beaux jours , ces jours heureux , si chers à mon ame attendrie, où , cachée dans un buisson épais de jasmin en ileurs, le rossignol chantait sur un

(235 ) ton si doux le triomphe du pr in­temps , et me charmait jour et nuit par ses modulations ravissantes ?

« Tout languit dans les champs tout, meurt. Flore et Pomone ont disparu, le dieu du jour lui -même s éloigne , et ne lance plus que par intervalles de pâles rayons à travers les plaines nébuleuses de l'air : il semble n'éclairer qu'avec regre les tristes ruines de la nature champêtre. .

« O combien cette île superbe est changée ! Comme l'aquilon et le feu ont déshonoré ces champs , ces coteaux ! Comme ils ont flétri et brûlé ces gazons, cannes, c a -fiers, palissans, et les jardins, cou­verts , naguères, de fleurs et de fruits ! Je ne reconnais plus ces contrées si fécondes ; ma vue, de

( 236 ) tout côté , ne découvre que d'af-Jligeans objets.

« A i n s i , dans ces bocages qui m'enchantaient , mon ame n 'é -pronve aujourd'hui que des i m ­pressions douloureuses. Parterres embellis , il y a dix ans , d'un si vif émai l , non , je ne puis soutenir la vue de vos tiges défleuries, et de vos bordures décolorées ; c 'en est fait, je vais m'éloigner malgré moi .

« II s renaîtront ces jours heureux. La paix rendra le commerce , l'in­dustrie , et ces campagnes dépeu­plées , se repeupleront de n o u ­veaux bras , et de nouvelles ileurs émailleront nos champs. Encore quelque temps , l'Ile sortira de ses ruines plus brillante et plus belle.

« Mais pour n o u s , misérables

( 237 ) Colons , privés du bonheur , noua entendons les mugisseraens des mers irritées ; les ouragans impé­tueux rugissent dans les airs ; les élémens se bouleversent ; le flam­beau du monde cesse de l'éclairer. L e torrent des siècles s'est-il donc écoulé , et l'univers vieilli va-t-il rentrer dans la nuit éternelle ?

Adieu , retraite si chérie où j'ai passé tant d'heureux momens :. A d i e u , source limpide et pure , aimable ruisseau qui coule en murmurant parmi des cailloux do­rés , sur un sable d argent : Adieu , ma belle plantation en cafés que j'ai cultivés avec tant de soin ; ba ­naniers flexibles que la douceur et la saveur des fruits rendent si d é ­licieux : je ne vous reverrai qu'au retour de la tranquillité que les Cou-

( 238 ) Suis français parfumeront, et que les propriétaires couronneront de verdure et des fleurs.

A h ! si le ciel proprice me rend un jour à m o i - m ê m e , si la liberté prend pitié de ma peine, si Dieu jette un regard sur ma famille, avec quelle ardeur j'irai m'ensevelir sur mon habitation î Là , on me verra , philosophe soli­taire , enfermer avec ce que j'ai de plus cher, d'une haie vive, le champ modique cultivé de mes mains , et celles de ma chère famille, cueillir nous-mème le fruit de nos cafiers, tailler à loisir ces arbres que j'ai plantés , diriger leurs brandies fructueuses. O quel moment h e u ­reux pour moi ! O comme je bé­nirais le ciel d'être éloigné des hommes , et d'en être oublié !

(239 ) « Cependant il est doux de ne

les avoir jamais offensés. Il est -doux aussi de n'avoir rien écrit que d'après mon cœur. Le fiel de la sa ­tyre et de l'envie jamais n'a souillé ma plume ; elle est pure et sans tâche ; et si mon nom ne brille point avec éclat parmi ceux de ces génies sublimes admirés du monde entier, du moins il est cher aux ames sensibles et vertueuses. Un bonheur si consolant vaut bien la gloire : il me fait aimer la v ie , il embellit mes jours , et je l 'empor­terai dans le tombeau.

F I N.

POSTS-CRIPTUM.

L A dernière feuille de cet ouvrage était prête à mettre sous presse , lors­que j'ai reçu une note qui m'indique

( 240 ) que l'invention de la pyramide élevée en mémoire de M. Baudry-Deslozières mentionnée aux pages 178 et 179, vient du citoyen Chanlatte père , homme de couleur fort instruit, et dirigée par M. Penchina , président de ces mêmes citoyens,

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