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    EVA ILLOUZ

    POURQUOI LAMOUR

    FAIT MALLexprience amoureuse

    dans la modernit

    Traduit de langlaispar Frdric Joly

    DITIONS DU SEUIL25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

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    Introduction

    Les malheurs de lamour

    Mais le bonheur en amour est chose rare : pourchaque exprience amoureuse russie, pourchaque brve priode denrichissement, il y a dixamours qui blessent et les dpressions qui lessuivent sont plus longues encore elles ontsouvent pour consquence la destruction de lin-dividu, ou du moins elles suscitent en lui uncynisme motionnel qui rend tout nouvel amourdifficile ou impossible. Pourquoi en serait-il ainsisi tout cela ntait inhrent au processus mme delamour?

    Shulamit Firestone1

    Les Hauts de Hurlevent(Wuthering Heights) appartient unelongue tradition littraire qui dpeint lamour comme une mo-tion douloureuse2. Au fil des annes passes ensemble depuislenfance, les clbres protagonistes du roman, Heathcliff etCatherine, dveloppent lun pour lautre un amour qui dureratoute leur vie. Pourtant, Catherine dcide de se marier EdgarLinton, un parti plus appropri son rang social. Surprenantpar hasard une conversation de Catherine, qui avouait quellese dclasserait en lpousant, Heathcliff, humili, senfuit.Catherine part sa recherche travers champs et, lorsquil

    1. Shulamit Firestone, La Dialectique du sexe [1970], trad. de l

    anglaispar S. Gleadow, Paris, Stock, 1972, p. 164-165.2. Emily Bront, Hurlevent, trad. de langlais par J. et Y. de Lacretelle,

    Paris, Gallimard, Folio , 2005.

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    savre quelle ne peut le retrouver, elle tombe malade de dses-poir et frle la mort.

    Sur un mode plus ironique, Madame Bovary dcrit le mariagemalheureux dune femme romantique avec un mdecin de pro-vince qui, bien quayant la main sur le cur, ne peut se dpartirde sa mdiocrit : tout au long du roman, il demeure un pouxqui ne peut satisfaire les fantasmes romantiques et de russitesociale plutt niais de sa femme. Emma Bovary pense avoirtrouv le hros romantique dont elle a si frquemment rv enlisant des romans, en la personne de Rodolphe Boulanger, un

    fringant propritaire terrien. Aprs trois annes damour clan-destin, tous deux dcident de senfuir pour refaire leur vie. Lejour dit, elle reoit une lettre de Rodolphe rompant sa promesse.Mme si le narrateur a souvent recours lironie pour dcrireles sentiments amoureux de son hrone, il dcrit ce moment desouffrance avec compassion :

    Elle stait appuye contre lembrasure de la mansarde et elle

    relisait la lettre avec des ricanements de colre. Mais plus elle yfixait dattention, plus ses ides se confondaient. Elle le revoyait,elle lentendait, elle lentourait de ses deux bras ; et des batte-ments de cur, qui la frappaient sous la poitrine comme grandscoups de blier, sacclraient lun aprs lautre, intermittencesingales. Elle jetait les yeux tout autour delle avec lenvie quela terre croult. Pourquoi nen pas finir ? Qui la retenait donc ?Elle tait libre. Et elle savana, elle regarda les pavs en sedisant : Allons ! Allons1 !

    Mme si au regard de nos critres la douleur de Catherine etdEmma semble extrme, elle reste intelligible. Pourtant,comme ce livre entend laffirmer, la souffrance amoureuse dontfont lexprience ces deux femmes a chang de teneur, de cou-leur, de texture. En premier lieu, lopposition entre la socit etlamour, dont tmoigne la douleur de ces deux femmes, na plusgure cours. Il nexisterait effectivement aujourdhui que peu

    1. Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857], in uvres I, Paris, Galli-mard, Bibliothque de la Pliade , 1951, p. 479.

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    dobstacles conomiques ou peu dinterdictions normativesempchant Catherine ou Emma de faire de leur amour leur seul

    et vrai choix. Il s

    agit plutt aujourd

    hui d

    obir aux diktats ducur, et non son milieu social. Deuximement, une petitetroupe dexperts aurait maintenant toutes les chances de se pr-cipiter au secours dune Catherine hsitante et du mariage sanspassion dEmma : conseillers psychologiques, spcialistes de lathrapie du couple, avocats spcialiss dans le divorce, expertsen mdiation sappropriraient massivement les dilemmes privsde futures maries ou dpouses accables par lennui pour se

    prononcer chacun leur sujet. En labsence de laide dexperts(ou conjointement elle), les homologues modernes dEmma oude Catherine partageraient le secret de leur amour avec dautres,le plus vraisemblablement avec des amies, ou, tout le moins,avec doccasionnels ami(e)s anonymes rencontrs sur Internet,attnuant de cette faon la solitude de leur passion. Entre leurdsir et leur dsespoir, scoulerait un large flot de mots, dauto-analyse et de conseils amicaux ou professionnels. Une Catherine

    ou une Emma moderne consacrerait un temps considrable rflchir sa souffrance et en parler, et en trouverait probable-ment les causes dans sa propre enfance (ou dans celle de sesamants), dans les rats de cette enfance. Elle retirerait un senti-ment de fiert non pas davoir connu ce chagrin, mais prcis-ment de lavoir surmont au moyen de tout un arsenal detechniques thrapeutiques de self-help1. La douleur amoureusemoderne gnre une glose presque infinie, qui se propose tout

    la fois de la comprendre et den extirper les causes. Mourir, sesuicider ou fuir dans un couvent sont autant de choix quinappartiennent plus nos rpertoires culturels, et il va sans direquils ne sont plus synonymes daucune gloire. Cela ne veut pasdire que nous, post -modernes ou modernes tardifs , ne

    1. Littralement, l aide soi-mme , un terme souvent traduit aujour-dhui par dveloppement personnel . Nous ne lavons pas traduit ainsi : les

    techniques ici voques ont pour objet d

    amliorer la performativit delindividu en matire dintersubjectivit et ne relvent que peu des pratiquesnew age souvent dsignes par le vocable dveloppement personnel , tropvague. (N.d.T.)

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    savons rien de la souffrance de lamour. Il est mme possibleque nous en sachions plus que celles et ceux qui nous ont pr-

    cds. Mais ce que cela suggre, c

    est que l

    organisation socialede la souffrance amoureuse a profondment chang. Ce livre sepropose de comprendre la nature de cette transformation tra-vers ltude de trois changements intervenus dans la structure dumoi : dans la volont (comment nous voulons quelque chose),dans les modes de la reconnaissance (ce qui importe pour notresens de la valeur), et dans les modes du dsir (ce quoi nousaspirons et comment nous y aspirons).

    En fait, peu de nos contemporains ont t pargns par lessouffrances que les relations intimes provoquent. Ces souf-frances prennent plusieurs formes : accumuler les dconvenuesdans sa qute du prince charmant ou de la belle princesse ; selancer dans des recherches Internet sisyphennes ; rentrer seulchez soi aprs une tourne des bars, une soire ou un rendez-vous arrang Les souffrances ne svanouissent pas pourautant lorsquune relation sinstaure, prenant la forme de

    lennui, de langoisse ou de la colre, de disputes et de conflitsdouloureux, et aboutissent la dconfiture, au doute sur soi-mme, la dpression engendre par les ruptures ou lesdivorces. Et ce ne sont l que quelques exemples qui montrentcombien la qute amoureuse est devenue une exprience dou-loureuse. Si la sociologue pouvait entendre les voix des hommeset des femmes recherchant lamour, elle entendrait une litanie,puissante et interminable, de plaintes et de gmissements.

    En dpit du caractre trs rpandu et presque collectif de cesexpriences, notre culture affirme avec insistance quelles sontle rsultat de psychs dfaillantes ou immatures. Dinnom-brables manuels de dveloppement personnel et groupesdentraide prtendent nous aider mieux grer nos vies amou-reuses en nous sensibilisant aux mcanismes inconscients quiuvrent nos propres dfaites. La culture freudienne danslaquelle nous baignons a affirm haut et fort que lattirance

    sexuelle est lie nos expriences passes, et que la prfrenceamoureuse se forme au cours des premires annes, dans larelation de lenfant ses parents. Pour beaucoup, laffirmation

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    freudienne selon laquelle la famille est la source de la configu-ration de la vie rotique future a t la cl de vote permettant de

    comprendre pourquoi et comment nous chouons trouver ou conserver lamour. En dpit des contradictions, la culture freu-dienne affirme mme, en outre, que notre partenaire, quil soit loppos de nos parents ou semblable eux, est un reflet directde nos expriences de lenfance qui, elles-mmes, sont la clde notre destin amoureux. Freud, avec lide de la compulsionde rptition, allait plus loin encore et avanait que les exp-riences prcoces de la perte, si douloureuses fussent-elles, se

    rptaient tout au long de la vie adulte comme un moyen degagner en matrise sur elles. Cette ide eut un impact phnom-nal sur la perception collective et le traitement du malheuramoureux, lequel constituait une dimension part entire,ncessaire, de ce processus consistant devenir adulte. Bienplus : la culture freudienne suggrait que, dans lensemble, lemalheur amoureux non seulement tait invitable, mais quiltait un produit de notre propre psych. La psychologie clinique

    a jou ici un rle particulirement central en avanant (et enconfrant une lgitimit scientifique ) lide selon laquellelamour et ses checs doivent tre expliqus par lhistoire psy-chique de lindividu, ses checs relevant en consquence de cetindividu. Mme si la notion freudienne originale de lincons-cient se proposait den finir avec les ides traditionnelles deresponsabilit qui faisaient alors autorit, la psychologie joua enpratique un rle crucial en renvoyant le domaine de lamoureux

    et de lrotique la responsabilit personnelle de chacun. Que lapsychanalyse et la psychothrapie en aient eu lintention ou non,elles ont fourni un formidable arsenal de techniques qui ont faitde nous les responsables intarissables, mais indniables, de nosdboires amoureux.

    Tout au long du XXe sicle, lide selon laquelle le malheuramoureux incombe lindividu seul, quil se linflige lui-mme, a rencontr un succs immense, peut-tre parce que la

    psychologie offrait la promesse consolatrice que lindividu pou-vait surmonter et sublimer son malheur amoureux. Les exp-riences amoureuses douloureuses furent un moteur puissant qui

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    mobilisa une myriade de professionnels spcialiss (psychana-lystes, psychologues, et thrapeutes en tous genres), mais aussi

    l

    dition, la tlvision, et de nombreuses autres industries mdia-tiques. La croyance profondment enracine que nos malheurssont le fruit direct de notre histoire psychique, que la parole et lesavoir sur soi ont des vertus curatives, et que lidentification desmotifs et des sources de nos dboires aide les surmonter a port son apoge lindustrie du self-help. Les souffrances de lamoursont aujourdhui seulement attribues lindividu, son histoireprive, et sa capacit se faonner lui-mme.

    Prcisment parce que nous vivons une poque o l

    ide deresponsabilit individuelle rgne en matre, la vocation de lasociologie reste essentielle. De la mme manire quil tait auda-cieux, la fin du XIXe sicle, daffirmer que la pauvret ntaitpas le fruit dune moralit douteuse ou dune faiblesse de carac-tre mais le rsultat dun systme dexploitation conomique, ilest dsormais urgent daffirmer que les checs de nos vies pri-ves ne sont pas ou pas seulement le rsultat de psychs

    dfaillantes, mais que les vicissitudes et les malheurs de nos viesamoureuses sont le produit de nos institutions. Lobjectif duprsent ouvrage est ainsi de dplacer grandement langle dana-lyse des maux affligeant les rapports amoureux contemporains.Des enfances dysfonctionnelles ou des psychs insuffisammentconscientes delles-mmes ne sont pas lexplication de cesmaux, dont lorigine doit plutt tre trouve dans lensemble destensions et des contradictions sociales et culturelles qui struc-

    turent dsormais les moi et les identits modernes.En tant que telle, cette thse nest pas nouvelle. Des auteur(e)set des intellectuel(le)s fministes ont de longue date contest lafois la croyance populaire que lamour est la source de toutbonheur, et linterprtation psychologique individualiste dessouffrances amoureuses. Contrairement une mythologie popu-laire, avancent les fministes, lamour nest pas source de trans-cendance, de bonheur et daccomplissement de soi. Lamour

    romantique est plutt lune des principales causes de la divisionentre les hommes et les femmes, tout autant que lune des pra-tiques culturelles travers lesquelles on impose aux femmes

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    daccepter (et d aimer ) leur soumission aux hommes. Car leshommes et les femmes, lorsquils sont amoureux, sont la proie

    des divisions profondes qui caractrisent leurs identits respec-tives : ainsi que le relve trs justement Simone de Beauvoir,mme dans lamour, les hommes conservent leur souverainet,tandis que les femmes aspirent sabandonner1. Dans son livrecontrovers, La Dialectique du sexe, cit en exergue de ce cha-pitre, Shulamit Firestone allait un peu plus loin encore en affir-mant que lorigine du pouvoir social et de la puissance deshommes est lamour que les femmes leur ont donn et conti-

    nuent de leur donner, suggrant par l que lamour est ce cimentau moyen duquel a t construit ldifice de la dominationmasculine2. Lamour romantique non seulement dissimuleune sgrgation de classe et une sgrgation sexuelle, mais lesrend en ralit possibles. Recourant des formules frappantes,Ti-Grace Atkinson affirme que lamour romantique est le pivotpsychologique de la perscution des femmes3 . De mme, lesfministes soutiennent quune lutte pour le pouvoir se dchane

    toujours au cur de lamour et de la sexualit, et que leshommes ont eu et continuent davoir la haute main dans cettelutte en raison de la convergence entre pouvoir conomique etpouvoir sexuel. Ce pouvoir sexuel masculin rside dans la capa-cit dfinir les objets damour, et tablir les rgles prsidant la recherche du partenaire et lexpression des sentiments amou-reux. Le pouvoir masculin rside en dfinitive dans le fait queles identits et la hirarchie de genre sont joues et reproduitesdans lexpression et lexprience des sentiments amoureux, etquinversement les sentiments maintiennent en place des dispa-rits de pouvoir conomique et politique plus importantes4.

    1. Simone de Beauvoir, Le Deuxime Sexe, Paris, Gallimard, 1949, Folio , 1986.

    2. Shulamit Firestone, La Dialectique du sexe, op. cit.3. Ti-Grace Atkinson, Le fminisme radical et lamour, in Odysse

    d

    une amazone, trad. de l

    anglais par M. Carlisky, Paris, Des femmes, 1975,p. 60.4. Catharine A. MacKinnon, Sexual Harassment of Working Women.

    A Case of Sex Discrimination, New Haven, Yale University Press, 1979 ;

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    Mais, en bien des faons, ce postulat de la primaut du pou-voir constitue un dfaut du courant dsormais dominant de la

    critique fministe de l

    amour. des poques o le patriarcattait bien plus puissant quil ne lest aujourdhui, lamour jouaitun rle beaucoup moins significatif dans la subjectivit deshommes et des femmes. Plus que cela : la prdominance cultu-relle de lamour semble avoir t associe un dclin et nonun renforcement du pouvoir des hommes dans la famille et lmergence de rapports de genre plus galitaires et symtriques.En outre, une grande partie de la thorie fministe a pour pr-

    misse lhypothse que, dans les relations amoureuses (et autres),le pouvoir estle socle premier des rapports sociaux. Elle ignoreainsi la masse considrable de preuves empiriques suggrantque lamour nest pas moins fondamental que le pouvoir, et quelamour fait galement office de puissant et invisible levier met-tant en mouvement les rapports sociaux. En ramenant lamour(et le dsir daimer) des femmes au patriarcat, nombre de tho-ries fministes chouent souvent comprendre les raisons pour

    lesquelles lamour exerce une emprise si puissante sur lesfemmes tout autant que sur les hommes modernes, et ellechoue prendre la mesure de la pression exerce par lidolo-gie de lamour en faveur dune galit des sexes, ainsi que de sacapacit subvertir de lintrieur le patriarcat. Ce dernier jouesans aucun doute un rle central dans lexplication de la struc-ture des relations entre hommes et femmes, et dans la fascinationtroublante que le modle htrosexuel exerce encore sur leshommes et les femmes, mais il ne peut lui seul expliquerlemprise extraordinaire de lidal amoureux sur les hommes etles femmes modernes.

    Adrienne Rich, La contrainte lhtrosexualit et lexistence lesbienne [1980], Nouvelles Questions fministes, no 1, p. 15-43, trad. de langlais parE. de Lesseps et C. Delphy, repris in La Contrainte lhtrosexualit etautres essais, Paris, Mamamlis, 2010 ; Susan Schecter, Towards an Ana-

    lysis of the Persistence of Violence Against Women in the Home , Aegis,juillet/aot 1979, p. 46-56, ainsi que Women and Male Violence. The Visionsand Struggles of the Battered Womens Movement, Boston, South End Press,1982.

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    Ce livre entend ainsi dessiner un cadre afin didentifier lescauses institutionnelles du malheur amoureux, mais il tient pour

    acquis que l

    exprience amoureuse exerce une emprise puis-sante qui ne peut tre simplement explique par de la fausseconscience1 . Cela serait rendre nulle et non avenue la questionavant mme quelle ne soit pose. Jaffirme ici que la raison dela centralit de lamour dans notre bonheur et notre identit nestpas loigne de la raison pour laquelle il constitue un aspectaussi difficile de notre exprience ; les deux sont lis aux moda-lits dinstitution du moi et de lidentit dans la modernit. Si

    nombre dentre nous ne peuvent se dpartir dune sortedanxit persistante, ou [d]un malaise au sujet de lamour, etont le sentiment que les affaires du cur nous laissent dans untat de trouble, dagitation, dinsatisfaction vis-vis de nous-mmes , pour citer le philosophe Harry G. Frankfurt2, cestparce que lamour comporte, reflte et amplifie l enferme-ment du moi dans les institutions de la modernit3, institutionsqui, cest certain, sont faonnes par les rapports conomiques

    et les rapports de genre. Ainsi que laffirma Karl Marx dans unephrase inoubliable, les hommes font leur propre histoire, maisils ne la font pas de plein gr, dans les circonstances librementchoisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites,donnes, hritage du pass 4 . Lorsque nous aimons, ou quenous souffrons daimer, nous le faisons en usant de ressources etdans des situations que ce livre se propose dtudier. Tout aulong des pages qui vont suivre, je mefforcerai de montrer que

    quelque chose de fondamental dans la structure du moi

    1. Pour une excellente rponse cette question, voir louvrage dAnnSwidlerTalk of Love. How Culture Matters, Chicago, University of ChicagoPress, 2001.

    2. Harry G. Frankfurt, Les Raisons de lamour, trad. de langlais (tats-Unis) par D. Dubroca et A. Pavia, Circ, 2006, p. 11-12.

    3. Eyal Chowers, The Modern Self in the Labyrinth, Cambridge, HarvardUniversity Press, 2004.

    4. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, chap.I

    , in K. Marx,

    uvres IV.Politique, d. de M. Rubel, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade ,1994, p. 437. Cit par Peter Wagner, in A Sociology of Modernity. Liberty andDiscipline, Londres et New York, Routledge, 1994, p. XIII.

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    romantique a chang. Pour le dire de faon gnrale, ce change-ment peut tre apprhend comme un changement dans la struc-

    ture de nos dsirs amoureux, dans ce que nous voulons, et dansnotre manire de mettre en uvre ce que nous voulons avec unpartenaire sexuel (chapitres I etII) ; on peut le considrer commeun changement des facteurs de fragilisation du moi, de ces fac-teurs qui nous rendent vulnrables, font surgir en nous un senti-ment dindignit (chapitre III) ; et, en dfinitive, comme unchangement dans lorganisation du dsir, la teneur des penseset des motions qui activent nos dsirs rotiques et amoureux

    (chapitres IV etV). Les modalits de structuration de la volont,les modalits de constitution de la reconnaissance, et les modali-ts dactivation du dsir constituent les trois principaux axesdanalyse des transformations de lamour lpoque moderne.Mon but est de traiter de lamour comme Marx traita des mar-chandises : il sagira de montrer que lamour est produit par desrapports sociaux concrets ; que lamour circule sur un marchfait dacteurs en situation de concurrence, et ingaux ; et de

    soutenir que certaines personnes disposent dune plus grandecapacit dfinir les conditions dans lesquelles elles sont aimesque dautres.

    Les dangers qui guettent une analyse de ce type sont nom-breux. En premier lieu celui de souligner lexcs les diff-rences nous sparant nous, modernes deux, lesprmodernes. Sans aucun doute, de nombreux lecteurs, sinon laplupart, numreront leur propre srie de contre-exemples

    remettant en cause la thse propose dans ces pages selonlaquelle la plupart des causes de la souffrance amoureuse ont voir avec la modernit. Mais japporterais quelques rponses ces objections. Lune est que je naffirme pas que la souffranceamoureuse est un phnomne indit : je soutiens que seules cer-taines des manires par lesquelles nous en faisons aujourdhuilexprience constituent un phnomne indit. La seconderponse est lie la mthodologie des sociologues : nous nous

    intressons moins aux actes singuliers et aux sentiments desindividus quaux structures qui organisent ces actes et ces senti-ments. Alors que le pass proche et le pass lointain semblent

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    superficiellement regorger dexemples apparemment sem-blables aux cas prsents, ils ne contiennent pas les structures

    sociales, culturelles et conomiques qui expliquent les pratiquesamoureuses contemporaines et la souffrance quelles gnrent.En ce sens, jespre que les historiens me pardonneront dutiliserlhistoire moins en raison de sa complexit et de son mouve-ment, que comme une sorte de tapisserie, larrire-plan, ayantdes motifs fixes qui aident mettre en relief, par contraste, lestraits caractristiques de la modernit.

    Comme dautres sociologues, jenvisage lamour comme un

    microcosme privilgi permettant de comprendre les processusde la modernit ; mais, contrairement eux, je vais raconter iciune histoire qui nest pas celle dune victoire hroque du sen-timent sur la raison, dune victoire de lgalit de genre surlexploitation de genre, mais une histoire bien plus ambigu.

    Qu'est-ce que la modernit ?

    Plus que toute autre discipline, la sociologie est ne dunquestionnement frntique et angoiss sur la signification et lesconsquences de la modernit : Karl Marx, Max Weber, mileDurkheim, Georg Simmel ont tous tent de comprendre etdinterprter la signification du passage de l ancien mondeau nouveau. Lancien, ctait la religion, la communaut,lordre et la stabilit. Le nouveau , ctait le rythme acclr

    de linnovation, la scularisation, la dissolution des liens com-munautaires, les revendications galitaires sans cesse crois-santes et une incertitude identitaire tenace et lancinante. Depuiscette priode extraordinaire marquant ce passage du milieu duXIXe sicle celui du XXe sicle, la sociologie sest confrontesans relche aux mmes questions qui peuvent nous semblercules aujourdhui mais qui nont pas perdu leur force : laffai-blissement de la religion et de la communaut mettra-til en pril

    lordre social ? Serons-nous capables de vivre des vies ayant unsens en labsence du sacr ? Max Weber, en particulier, se mon-trait troubl par les questions poses par Dostoevski et Tolsto :

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    si nous navons plus peur de Dieu, qui fera de nous des tresmoraux ? Si nous nadhrons pas des significations sacres et

    collectives, et si nous ne nous montrons pas contraints par elles,quest-ce qui fera que nos vies auront un sens? Si lindividu plutt que Dieu se retrouve au centre de la moralit,quadviendra-til de l thique de lamour fraternel qui avaitt la force motrice des religions1 ? En fait, ds ses dbuts, lavocation de la sociologie a t de comprendre ce que serait lasignification de la vie aprs la disparition de la religion.

    La modernit, la plupart des sociologues saccordaient le

    dire, ouvrait des possibilits exaltantes, mais menaait de faoninquitante notre capacit de mener nos vies avec le sentimentquelles ont un sens, cest-dire une place dans un cosmosmoral ordonn. Mme les sociologues qui concdaient que lamodernit tait synonyme dun progrs sur lignorance, sur unepauvret chronique et une sujtion politique lenvisageaientencore comme un appauvrissement de nos capacits construiredes rcits collectifs et vivre dans des cultures dune riche

    densit. La modernit priva les hommes dillusions puissantesmais douces, qui avaient rendu supportable la misre de leursexistences. Sans ces leurres et ces illusions, il sagirait dsor-mais de vivre sans adhrer des principes plus levs, desvaleurs plus hautes, sans la ferveur et lextase du sacr, sanslhrosme des saints, sans la certitude et lautorit des comman-dements divins mais, plus que tout, sans ces fictions quiconsolent et embellissent.

    Un tel dgrisement nest nulle part plus manifeste que dans ledomaine amoureux, domin plusieurs sicles durant en Europeoccidentale par les idaux de la chevalerie, de la galanterie et duromantisme. Il existe une clause cardinale dans lidal du mlechevaleresque : dfendre le faible avec courage et loyaut. Lafaiblesse des femmes tait ainsi intgre dans un systme cultu-rel o elle tait reconnue et glorifie, car elle transfigurait la

    1. Max Weber, Introduction Lthique conomique des religionsuniverselles , trad. de lallemand par J.-P. Grossein, Archives de sciencessociales des religions, vol. 77, 1992, p. 139-167.

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    puissance masculine et la faiblesse fminine en des qualitsdignes dtre aimes, telles que l instinct protecteur pour

    l

    une, et la douceur et la fragilit pour l

    autre. L

    infrioritsociale des femmes pouvait de cette faon tre compense parune dvotion absolue des hommes en amour, qui, son tour,servait de thtre mme la dmonstration et lexercice de leurmasculinit, de leur vaillance et de leur sens de lhonneur. Plusencore : la dpossession des femmes de leurs droits cono-miques et politiques saccompagnait de (et tait vraisemblable-ment compense par) la rassurance quen amour elles taient

    non seulement protges par les hommes, mais galement sup-rieures eux. Il nest donc gure surprenant que lamour aitexerc historiquement un attrait si puissant sur les femmes : illeur promettait la dignit et le statut moral auxquels ellesnavaient pas droit dans la socit ; et il glorifiait leur destinsocial : prendre soin des autres, et les aimer, comme mres,pouses et amantes. De cette faon, lamour exera historique-ment une grande sduction, prcisment parce que tout en dissi-

    mulant il embellissait les ingalits profondes au cur desrapports de genre.La modernit tardive, ou hyper-modernit que nous dfini-

    rons ici comme tant la priode qui succda la Premire Guerremondiale , marqua une radicalisation des tendances socialesqui staient inscrites dans la premire modernit, et bouleversala culture amoureuse et lconomie de lidentit de genre de cettepremire modernit. Cette culture conserva et mme amplifia

    lidal amoureux comme puissance susceptible de transcender lavie quotidienne. Pourtant, lorsquelle appliqua la sphre intimeces deux idaux politiques qutaient dsormais lgalit degenre et la libert sexuelle, elle dpouilla lamour de ces rituelsde dfrence et de cette aura mystique qui lavaient jusqualorsentour. Tout ce qui tait sacr dans lamour devint profane, etles hommes furent enfin forcs de regarder en face, lucidement,les conditions relles des vies des femmes. Cest cet aspect de

    lamour profondment cliv et double la fois source de trans-cendance existentielle et thtre profondment contest dedmonstration de lidentit de genre qui caractrise la culture

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    amoureuse contemporaine. Plus prcisment : faire jouer liden-tit de genre et les luttes de genre, cest faire jouer le cur

    institutionnel et culturel, les dilemmes et l

    ambivalence de lamodernit, dilemmes organiss autour des motifs culturels etinstitutionnels cls que sont lauthenticit, lautonomie, lgalit,la libert, lengagement et laccomplissement personnel. Ltudede lamour nest pas priphrique, mais bien centrale ltudedu cur et de la fondation de la modernit1.

    Lamour romantique htrosexuel est lun des meilleurs lieuxdobservation pour analyser cette modernit si ambivalente, car

    les quatre dernires dcennies ont t les tmoins dune radicali-sation de la libert et de lgalit lintrieur du lien amoureux,tout autant que dune sparation radicale de la sexualit et dudomaine des motions. Lamour romantique htrosexuel tmoi-gne des deux plus importantes rvolutions culturelles duXXe sicle : lindividualisation des manires de vivre et lintensi-fication des projets de vie affective dune part, lconomicisationdes rapports sociaux et lomniprsence des modles cono-

    miques dans la formation du moi et de ses motions mmesdautre part2. Le sexe et la sexualit ont acquis une autonomiepropre par rapport aux normes morales et ont t incorpors auxmanires de vivre et aux projets de vie individualiss, tandis quela grammaire culturelle du capitalisme pntrait massivement ledomaine des relations amoureuses htrosexuelles.

    Par exemple, lorsque lamour (htrosexuel) devint la thma-tique constitutive du roman, trs peu notrent quil sentrelaait

    de plus en plus troitement avec un autre thme, non moinscentral dans le roman bourgeois et dans la modernit dans sonensemble : celui de la mobilit sociale. Comme le suggrent lesdeux exemples de Catherine et Emma voqus un peu plus haut,lamour romantique se mlait presque toujours invitablement

    1. Il sagit dune perspective thorique et sociologique que partagentplusieurs autres sociologues comme Anthony Giddens, Ulrich Beck, Elisa-

    beth Beck-Gernsheim ou encore Zygmunt Bauman.2. Voir Robert N. Bellah, Richard Madsen et al., Habits of the Heart. Indi-vidualism and Commitment in American Life, Berkeley, University of Cali-fornia Press, 1985.

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    la question de la mobilit sociale. Cest dire que lune des ques-tions centrales poses par le roman (et plus tard par le cinma

    hollywoodien) consista et consiste encore savoir si, et dansquelles conditions, lamour peut lemporter sur la mobilitsociale, et, inversement, si une compatibilit socio-conomiquedevrait tre une condition ncessaire de lamour. La formationde lindividu moderne fut un moment, et dans le mme temps,motionnelle et conomique, romantique et rationnelle. Et celaparce que la place centrale de lamour dans le mariage (et dansle roman) concida avec le dclin du mariage comme dispositif

    d

    alliances familiales, et marqua le nouveau rle de l

    amourdans la mobilit sociale. Mais loin de marquer le dclin desarrangements conomiques, elle accentua en fait son impor-tance, puisque les femmes et les hommes graviraient (et descen-draient) lchelle sociale travers lalchimie sociale de lamour.Parce que lamour faisait entrer en concordance mariage et stra-tgies de reproduction conomique et sociale moins explicites etformelles, le choix moderne dun partenaire intgra et mlangea

    peu peu aspirations motionnelles et conomiques. Lamourincorporait et contenait dsormais des intrts rationnels et stra-tgiques, fusionnant les dispositions conomiques et motion-nelles des acteurs en une matrice culturelle unique. Lune destransformations culturelles cls accompagnant la modernit futainsi lunion de lamour et des stratgies conomiques de mobi-lit sociale. Cest aussi pourquoi ce livre contient un certainnombre de partis pris mthodologiques : sil traite plus sensible-

    ment de lamour htrosexuel que de lamour homosexuel, cestparce quon peut dceler dans lamour htrosexuel un dni dessoubassements conomiques du choix dun objet damour, etparce quil mlange les logiques conomiques et motionnelles.Ces deux logiques sont parfois harmonieusement rconcilies,et de faon cohrente, mais elles font aussi souvent clater lesentiment amoureux de lintrieur. Lunion de lamour et ducalcul conomique octroie lamour une place centrale dans les

    vies modernes et est en mme temps au cur des pressionscontradictoires auxquelles lamour a t soumis. Cet entrelace-ment de lmotionnel et de lconomique est ainsi lun des fils

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    conducteurs au moyen desquels je propose de rinterprterlamour lpoque moderne, en montrant comment le choix, la

    rationalit, l

    intrt, la comptition ont transform les modalitsde rencontre, de recherche, de sduction dun partenaire, lesmanires de consulter autrui et de prendre des dcisions proposde ses sentiments. Un autre parti pris de cet ouvrage consiste traiter de la condition amoureuse plus nettement du point de vuedes femmes que de celui des hommes, et plus particulirementdu point de vue de ces femmes qui optent pour la plupart pour lemariage, la procration et les modes de vie de la classe

    moyenne. Comme jespre le montrer ici, cest la combinaisonde ces aspirations et leur positionnement sur un march, le libremarch des rencontres sexuelles, qui crent de nouvelles formesde domination affective des femmes par les hommes. Cela signi-fie que, mme si ce livre savre pertinent pour beaucoup defemmes, il ne lest videmment pas pour toutes (et certainementpas pour les lesbiennes ou pour les femmes que la vie de famille,le mariage et les enfants nintressent pas).

    L'amour dans la modernit,l'amour comme modernit

    Le savoir scientifique, la machine imprimer, le dveloppe-ment du capitalisme, la scularisation et linfluence des idesdmocratiques sont les facteurs habituellement considrscomme lorigine de la modernit. La formation dun moimotionnel rflexif dun moi qui, comme je lai avancailleurs1, accompagna la naissance de la modernit, dun moise dfinissant et dfinissant son identit en termes principale-ment motionnels, dun moi centr sur la gestion et laffirma-tion de ses sentiments savre absente de la plupart de ces

    1. Eva Illouz, Die Errettung der modernen Seele. Therapien, Gefhle unddie Kultur der Selbsthilfe [La rdemption de lme moderne. Thrapie,motions, et la culture du self-help], trad. de langlais vers lallemand parM. Adrian, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2009.

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    explications. Ce livre se propose de situer lidal culturel et lapratique de lamour romantique au sein du noyau culturel de la

    modernit, tout particulirement en raison de leur importancedcisive pour la formation de la biographie et la constitution dumoi motionnel. Comme laffirme Ute Frevert, les motionsne sont pas seulement fabriques par lhistoire, elles fabriquentaussi lhistoire1 .

    Motzkin et Fisher nous aident repenser le rle que jouelamour dans le long processus de formation du moi individuelmoderne. Selon lui, la foi chrtienne (paulinienne) rendit les

    sentiments damour et despoir la fois visibles et centraux,crant de cette faon un moi motionnel (plutt que, mettons,intellectuel ou politique)2. Largument de Motzkin est que leprocessus de scularisation de la culture consista, entre autres, sculariser lamour religieux. Cette scularisation prit deuxformes diffrentes : elle fit de lamour profane un sentimentsacr (plus tard clbr comme amour romantique), et elle fit delamour romantique un sentiment oppos aux contraintes impo-

    ses par la religion. La scularisation de lamour joua de cettefaon un rle important dans le processus dmancipation parrapport lautorit religieuse.

    Sil fallait donner un cadre temporel plus prcis ces ana-lyses, alors nous pourrions dire que la Rforme protestantesemble avoir t une tape importante dans la formation dunmoi romantique moderne, car elle marqua une nouvelle sriede tensions entre le patriarcat et de nouvelles attentes motion-

    nelles quant lidal du mariage compagnonnage3. Les cri-vains puritains encouragrent la formation de nouveaux idauxdu comportement conjugal, soulignant limportance de lasphre intime et de lintensit motionnelle lintrieur des

    1. Ute Frevert, Was haben Gefhle in der Geschichte zu suchen?[ Que viennent faire les motions dans lhistoire?], Geschichte und Gesell-schaft, vol. 35, no 2, 2009, p. 183-208, et p. 202 pour cette citation.

    2. Gabriel Motzkin, Secularization, Knowledge and Authority , inG. Motzkin et Y. Fisher (dir.), Religion and Democracy in ContemporaryEurope, Londres, Alliance, 2008, p. 35-54.

    3. Autrement dit, le mariage librement consenti entre gaux. (N.d.T.)

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    couples maris. Les maris taient encourags ne pas oublierle bien-tre spirituel et psychologique de leurs pouses1.

    De nombreux chercheurs, historiens ou sociologues, ontavanc dans leurs travaux respectifs que lamour, particulire-ment dans les cultures protestantes, a t une source de lgalitde genre, car les femmes y taient considrablement valorises2.Par le biais de linjonction religieuse aimer tendrement sonpouse, les femmes virent leur statut valoris, et consolide aussileur capacit prendre des dcisions sur le mme pied dgalitque les hommes. Anthony Giddens et dautres suggrent en outre

    que lamour joua un rle central dans la construction dune auto-nomie fminine, rle central trouvant son origine dans le faitquau XVIIIe sicle lidal culturel de lamour romantique, unefois coup de lthique religieuse, enjoignait les femmes, nonmoins que les hommes, choisir librement lobjet de leuramour3. En fait, lide mme damour prsuppose et constitue lalibre volont et lautonomie des amants. Motzkin et Fisher sug-grent mme que le dveloppement des conceptions dmocra-

    tiques de lautorit est une consquence long terme de laprsupposition de lautonomie affective des femmes4 . La litt-rature sentimentale et les romans du XVIIIe sicle accenturentplus encore cette tendance culturelle car lidal amoureux quilsdfendaient contribuait, en thorie et en pratique, perturber lepouvoir que les parents et particulirement les pres exer-aient sur le mariage de leurs filles. Lidal amoureux romantiquejoua ainsi un rle dans lmancipation des femmes, particulire-

    1. Michael Macdonald, Mystical Bedlam. Madness, Anxiety and Healingin Seventeenth-Century England, Cambridge, Cambridge University Press,1983, p. 98.

    2. Francesca M. Cancian, Love in America. Gender and Self-Development, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 1987 ;Anthony Giddens, La Transformation de lintimit. Sexualit, amour etrotisme dans les socits modernes, trad. de langlais par J. Mouchard,Paris, Le Rouergue/Chambon, 2004 ; Lawrence Stone, Sex and Marriage in

    England, 1500-1800, New York, Harper, 1977.3. Anthony Giddens, La Transformation de lintimit, op. cit.4. Gabriel Motzkin et Yochi Fisher (dir.), Religion and Democracy in

    Contemporary Europe, op. cit., p. 14.

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    ment sur un point : il fut un facteur dindividualisation et dauto-nomie, mme si une telle mancipation dut parfois passer par un

    certain nombre de circonvolutions. Parce que la sphre prive futlobjet, aux XVIIIe et XIXe sicles, dune considrable rvalua-tion, les femmes purent exercer ce quAnn Douglas, citantlexpression dHarriet Beecher-Stowe, surnomma the pink andwhite tyranny , la tyrannie rose et blanche, soit la manire quifut celle des femmes amricaines, au XIXe sicle, de gagner enpouvoir travers la valorisation de leur identit fminine1 .Lamour plaait les femmes sous la tutelle des hommes, mais il le

    faisait en lgitimant un modle du moi qui tait un modle priv,familial, individualiste, et qui, plus que tout, rclamait une auto-nomie motionnelle. Lamour romantique renfora de cettefaon, lintrieur de la sphre prive, lindividualisme moralqui avait accompagn lmergence de la sphre publique. Enralit, lamour est lexemple paradigmatique et le moteur mmedun nouveau modle de sociabilit prsent par Giddens commetant celui de la relation pure2 , fond sur lhypothse contrac-

    tuelle voulant que deux individus aux droits strictement gauxsunissent pour des raisons affectives et individuelles. La rela-tion pure est instaure par deux individus, est juge en fonctionde ses mrites propres, et peut tre inaugure et arrte selon lesvux des deux protagonistes.

    Cependant, alors que lamour a jou un rle considrable dansla formation de ce que les historiens appellent l individua-lisme affectif , lhistoire damour, lpoque moderne, tend le prsenter comme un amour hroque, pass de la servitude lalibert. Lorsque lamour triomphe, comme le veut cette histoire,le mariage de convenance et dintrt disparat, et triomphent

    1. La tyrannie rose et blanche donna son titre louvrage en son tempsclbre de Beecher-Stowe, dont une traduction en langue franaise, sous-titre ouvrage ddi aux hommes marier , parut en 1874. (N.d.T.) Cf. AnnDouglas, The Feminization of American Culture, New York, Doubleday,

    1978, p. 6 sq.2. Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity. Self and Society in theLate Modern Age, Stanford, Stanford University Press, 1991, chap. III ; ainsique le chapitre IV de son ouvrage La Transformation de lintimit, op. cit.

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    lindividualisme, lautonomie et la libert. Cependant, bien que jene remette pas en question le fait que lamour romantique dfia la

    fois le patriarcat et linstitution familiale, il me semble que la rela-tion pure rendit galement la sphre prive plus volatile sur le

    plan normatif, et fit de la conscience romantique une consciencemalheureuse. Ce qui fait de lamour une telle source chronique demalaise, de dsorientation et mme de dsespoir ne peut monsens tre expliqu que par le recours lanalyse sociologique, etpar une comprhension du noyau culturel et institutionnel de lamodernit. Cest aussi pourquoi je crois que cette analyse savre

    pertinente pour la plupart des pays impliqus dans la formation dela modernit modernit fonde sur lgalit, le contractualisme,lintgration des hommes et des femmes au capitalisme, fonde surles droits de lhomme institutionnaliss en tant que le noyaucentral de la personne : cette matrice institutionnelle transculturelle,valable pour un grand nombre de pays, a perturb et transform lafonction conomique traditionnelle du mariage et les modes dergulation traditionnels des relations sexuelles. Cette matrice nous

    permet de nous pencher sur le caractre normatif hautement ambi-valent de la modernit. Alors que mon analyse de lamour lpoque moderne, dans les conditions de la modernit, est cri-tique, elle lest en adoptant une perspective moderniste sobre,cest-dire une perspective qui reconnat que si la modernit occi-dentale a entran dinnombrables destructions et beaucoup de mal-heur, les valeurs cls de cette modernit (mancipation politique,scularisme, rationalit, individualisme, pluralisme moral, galit)

    restent ingales, sans aucune alternative suprieure envisageable long terme. Pourtant, dfendre la modernit doit se faire sansillusion et sans enthousiasme, car cette forme culturelle occidentalede modernit a provoqu des formes de misre affective, de des-truction sans prcdents des univers de vie traditionnels ; elle a faitde linscurit ontologique un trait chronique des vies modernes, etna cess dempiter sur lorganisation de lidentit et du dsir1.

    1. Ren Girard, Le Sacrifice, Paris, Bibliothque nationale de France,2003, ainsi que, du mme auteur, Shakespeare. Les feux de lenvie, Paris,Grasset, 1990.

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    Pourquoi la sociologie reste ncessaire

    Pour William James, le grand-pre de la psychologiemoderne, le point de dpart de la rflexion des psychologuesdoit tre que la pense, dans une forme ou une autre, est chosepermanente , et penser, disait-il, est une affaire individuelle :chaque pense est partie intgrante dune conscience person-nelle qui amne lindividu choisir quelles expriences dumonde extrieur il entend se confronter, et lesquelles il souhaite

    rejeter1

    . Par contraste, depuis son apparition, la vocation princi-pale de la sociologie fut de dmystifier le fondementsocialde lacroyance. Pour les sociologues, il nexiste aucune oppositionentre lindividu et le social, car les contenus des penses, desdsirs et des conflits intimes ont un fondement institutionnel etcollectif. Par exemple, lorsquune socit et une culture pro-meuvent la passion intense de lamour romantique comme celledu mariage htrosexuel en en faisant des modles pour la vie

    adulte, elles faonnent non seulement notre comportement,mais galement nos aspirations, nos espoirs et nos rves debonheur. Mais les modles sociaux font plus encore : en juxta-posant lidal amoureux romantique et linstitution du mariage,les institutions politiques modernes inscrivent les contradictionssociales au cur de nos aspirations contradictions qui, leurtour, acquirent une existence psychologique. Lorganisationinstitutionnelle du mariage (fonde sur la monogamie, la coha-

    bitation, et la fusion des ressources conomiques dans le butdaugmenter la richesse commune) exclut la possibilit quelamour romantique demeure une passion intense et dvorante.Cette contradiction oblige les agents mettre en uvre un tra-vail culturel trs important pour grer et rconcilier ces deuxcadres culturels concurrents 2. Cette juxtaposition de deuxcadres culturels illustre son tour combien la colre, la

    1. William James, Prcis de psychologie [1890], trad. de langlais (tats-Unis) par N. Ferron, Paris, Les Empcheurs de penser en rond, 2003.

    2. Voir ce propos Ann Swidler, Talk of Love, op. cit.

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    frustration et la dsillusion, si souvent inhrentes lamour etau mariage, trouvent leur origine dans les configurations

    sociales et culturelles. Alors que les contradictions font invita-blement partie intgrante de la culture, et que les hommes et lesfemmes ont pour habitude de faire avec ces contradictions, sansgrande difficult, certaines dentre elles savrent plus dlicates grer que dautres. Lorsque ces contradictions touchent lapossibilit mme de mettre en perspective, et en mots, lexp-rience, elles sont moins facilement intgres en toute harmoniedans la vie quotidienne.

    Que les individus varient dans leurs interprtations desmmes expriences ou que nous vivions des expriencessociales le plus souvent travers des catgories psychologiquesne veut pas dire que ces expriences soient prives et uniques.Une exprience est toujours contenue et organise par des insti-tutions (une personne malade dans un hpital ; un adolescentindisciplin dans une cole ; une femme mcontente dans unefamille, etc.) ; et les expriences ont des formes, des intensits,

    des textures qui dcoulent des modalits de structuration de lavie affective par les institutions. Par exemple, une grande part delirritation ou de la dsillusion dans le mariage a voir avec lesrapports de genre, et avec la confusion des logiques institution-nelles et affectives quil entrane mettons, un dsir de fusion etdgalit loin de toute considration de genre, et la distancequengendre invitablement le fait de se conformer aux rles degenre. En dfinitive, pour tre intelligible aux autres et soi-

    mme, une exprience doit suivre les formes culturelles tablies.Une personne malade pourrait expliquer sa maladie en la prsen-tant comme un chtiment divin pour ses mfaits passs, commeun accident biologique, ou encore comme le rsultat dun dsirde mort inconscient ; toutes ces interprtations surgissent et sontsitues lintrieur de modles explicatifs labors, utiliss etreconnaissables par des groupes dindividus historiquementsitus.

    Je ne nie pas quil existe des diffrences psychiques importantesentre les gens ; je ne dis pas non plus que ces diffrences ne jouentpas un rle important dans la dtermination de nos existences.

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    Lobjection que joppose lthos psychologique dominant actuelconsiste plutt en une triple affirmation : jaffirme que les aspira-

    tions et les expriences que nous prenons pour des aspirations etexpriences individuelles ont en ralit une teneur sociale et col-lective importante ; jaffirme que les diffrences psychiques sonttrs souvent mais pas toujours des diffrences dans les posi-tions sociales et les aspirations sociales ; et pour finir, jaffirmeque limpact de la modernit sur la formation du moi et de liden-tit consiste prcisment mettre nu les attributs psychiques desindividus, et leur confrer une importance cruciale dans la dter-

    mination de leurs destins, la fois amoureux et sociaux. Le faitque nous soyons des entits psychologiques cest-dire quenotre psychologie ait autant dinfluence sur notre destine est enlui-mme un fait sociologique. En diminuant les ressourcesmorales et lensemble des contraintes sociales qui faonnaient lesmodalits de circulation des individus dans leur environnementsocial, la structure de la modernit fait que les individus sontexposs leurpropre structure psychique, rendant de cette faon

    la psych la fois vulnrable et hautement oprante dans les desti-nes sociales. La vulnrabilit du moi lpoque moderne peutainsi tre rsume comme suit : de puissantes contraintes institu-tionnelles faonnent nos expriences ; pourtant, les individus fontavec elles, au moyen des ressources psychiques amasses au coursde leur trajectoire sociale. Cest ce double aspect des expriencessociales modernes mi-chemin entre linstitutionnel et le psy-chique que jentends explorer pour ce qui concerne lamour et

    les souffrances amoureuses.

    La sociologie et la souffrance psychique

    Depuis ses dbuts, les formes collectives de souffrance ontconstitu le principal objet dtude de la sociologie : ingalit,pauvret, discrimination, oppression politique, conflits arms

    grande chelle et dsastres naturels ont constitu le prisme prin-cipal travers lequel la sociologie a explor les souffrances dela condition humaine. La sociologie est parvenue des rsultats

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    considrables en analysant ces formes collectives de souffrance.Elle a pourtant nglig lanalyse de la souffrance psychique

    ordinaire intrinsque aux rapports sociaux : ressentiment, humi-liation et dsir non rciproque ne sont que quelques-uns desnombreux exemples de telles formes de souffrance, quoti-diennes et invisibles. La discipline a montr des rticences inclure dans son rayon daction la souffrance affective envisa-ge juste titre comme le terrain de prdilection de la psycho-logie clinique de peur dtre tire vers les eaux troubles dunmodle individualiste et psychique de socit. Mais si la socio-

    logie doit conserver sa pertinence pour les socits modernes, illui faut imprativement explorer les motions qui refltent lavulnrabilit du moi dans les conditions de la modernit tar-dive, une vulnrabilit la fois institutionnelle et affective. Celivre soutient que lamour est de ces motions, et quune ana-lyse prcise des expriences quil gnre nous ramnera lavocation premire et absolument pertinente de la sociologie,dont nous avons encore grand besoin.

    Afin de penser la modernit de la souffrance amoureuse, lanotion de souffrance sociale pourrait sembler bienvenue.Pourtant, une telle notion ne savre pas trs utile pour atteindreles objectifs que je me propose, car, comme le savent les anthro-

    pologues, la souffrance sociale dsigne les consquences visibles, grande chelle, de la famine, de la pauvret, de la violence oude dsastres naturels1, omettant ainsi les formes de souffrancemoins visibles et moins tangibles, telles que langoisse, le senti-ment de nullit ou la dpression, qui toutes sont partie intgrantede la vie ordinaire et des relations ordinaires.

    La souffrance psychique a deux caractristiques cardinales :premirement, comme la suggr Schopenhauer, la souffrancedcoule du fait que nous vivons travers le souvenir etlattente2 . En dautres termes, la souffrance est mdie , elle

    1. Arthur Kleinman, Veena Dass et Margaret Lock (dir.), Social Suffering,Berkeley, University of California Press, 1997.2. Arthur Schopenhauer, Parerga & Paralipomena [1851], Paris, CODA,

    2005.

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    fait lobjet dune mdiation par limagination : ces images etidaux qui composent nos souvenirs, nos attentes et nos dsirs1.

    Une formulation plus sociologique consiste suggrer que lasouffrance est mdie par des dfinitions culturelles delidentit-ipsit (selfhood) 2. Deuximement, la souffrancesaccompagne de notre incapacit lui donner sens. Ainsi,comme le dit Paul Ricur, se manisfeste-t-elle souvent par deslamentations contre sa violence aveugle ou son arbitraire3. Parceque la souffrance est lirruption de lirrationnel dans la vie quoti-dienne, elle exige une explication rationnelle 4. En dautres

    termes, une exprience de la souffrance sera dautant plus intol-rable quelle ne pourra se voir apporter une signification. Quandla souffrance ne peut tre explique, nous souffrons double-ment : de la souffrance que nous ressentons, et de notre incapa-cit lui confrer une signification. Toute exprience de lasouffrance nous porte vers les systmes explicatifs visant enrendre compte. Et les systmes dexplication de la souffrancediffrent dans leurs manires respectives de lui confrer une

    1. Nous pourrions de cette faon, par exemple, mettre lhypothse selonlaquelle les cultures galitaires ayant un imaginaire culturel galitaire et unestructure sociale mobile gnrent plus de souffrance psychique que lessocits de castes, dans lesquelles les individus dveloppent peu ou moinsdattentes.

    2. Lipsit reprsente la part subjective de lidentit personnelle. En tantqutre soi-mme pour soi, elle a voir avec le sens quentretient le moi de sapropre unit et de sa propre continuit. Lidentit-ipsit, dans lacception

    quen propose par exemple le philosophe Paul Ricur, est sens subjectif desoi-mme. (N.d.T.)3. Iain Wilkinson, Suffering. A Sociological Introduction, Cambridge,

    Polity Press, 2005, p. 43. [Cf. Paul Ricur, Le Mal. Un dfi la philosophieet la thologie, Genve, Labor et Fides, 2004, p. 23 : Au blme, enfin etsurtout, la souffrance oppose la lamentation ; car si la faute fait lhommecoupable, la souffrance le fait victime : ce que clame la lamentation. (N.d.T.)]

    4. Dans le domaine religieux, cela a t la fonction principale de lathodice religieuse, qui explique pour quelles raisons les hommes souffrent

    et, de faon plus cruciale, pour quelles raisons il est juste qu

    ils souffrent.Dans le domaine amoureux, la psychologie clinique a rempli la fonction de lathodice, expliquant pour quelles raisons nous souffrons, rendant ainsi cettesouffrance non seulement intelligible, mais tout autant acceptable.

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    signification. Ils diffrent dans leurs manires den attribuer laresponsabilit, dans les aspects de cette exprience de la souf-

    france qu

    ils traitent et soulignent, et dans leurs manires deconvertir (ou non) la souffrance en une autre catgorie de lexp-rience, quelle soit appele rdemption , maturation , dveloppement , ou sagesse . Jajouterais que la souffrancepsychique moderne, alors quelle pourrait impliquer un largeventail de rponses, physiologiques et psychologiques, secaractrise par le fait que le moi sa dfinition et le sentimentquil a de sa valeur propre est directement en jeu. La souffrance

    psychique contient une exprience qui menace lintgrit dumoi. La souffrance, dans les relations interpersonnelles intimescontemporaines, est le reflet de la situation du moi dans lesconditions de la modernit. La souffrance amoureuse nest passecondaire, nest pas une souffrance mettre entre guillemetscompare des formes de souffrance prsumes plus srieusescar, comme jespre le montrer, elle met en vidence et en scneles dilemmes et les formes dimpuissance du moi lpoque

    moderne. Comme je le montre en dtail en analysant une grandevarit de sources (entretiens approfondis, sites Internet, la chro-nique Modern Love du New York Times, la rubrique consa-cre la sexualit du quotidien britannique The Independent,des romans des XVIIIe etXIXe sicles, des manuels contemporainsddis la relation amoureuse, la rencontre, au mariage et audivorce)1, les expriences de labandon et de lamour non rci-

    1. Mes donnes sont varies et comprennent soixante-dix entretiensraliss avec des personnes se rpartissant entre trois grands centres urbainsen Europe, aux tats-Unis et en Isral ; un matriau trs divers dcouvert surdes sites de groupes dentraide en ligne ; des romans du XIXe sicle etcontemporains; un large ventail de manuels contemporains ddis larelation amoureuse, la rencontre, au mariage et au divorce ; des sites Internetde rencontre ; et, pour finir, une analyse de la chronique Modern Love duNew York Times, lue durant deux ans. Les personnes interroges sont 60 %des femmes et ont t choisies selon un procd boule de neige , car la

    confiance prouve pour l

    intervieweuse est chose importante. La personneinterroge la plus jeune a 25 ans, et la plus ge 67, et toutes ont suivi destudes suprieures. Parmi elles se trouvent des clibataires qui nont jamaist maries, des personnes vivant seules la suite dun divorce, et des

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    proque sont aussi cruciales pour notre propre rcit de vie quedautres formes dhumiliation sociale.

    Les sceptiques pourraient affirmer juste titre que les poteset les philosophes ont t de longue date conscients des effetsdvastateurs de lamour, et que la souffrance a t et est encorelun des grands thmes des reprsentations amoureuses, unthme qui connut son apoge avec le romantisme, o lamour etla souffrance se dfinissaient lun par rapport lautre. Le pr-sent ouvrage affirme pourtant quil existe quelque chose dinditsur le plan qualitatif dans lexprience moderne de la souffrance

    amoureuse. Un certain nombre d

    lments donnent sa spcifi-cit la souffrance amoureuse moderne : la drgulation dumarch matrimonial (chapitre I), la transformation de larchitec-ture du choix amoureux (chapitre II), limportance crasante delamour dans la constitution de lestime de soi sociale (cha-pitre III), la rationalisation de la passion (chapitre IV), ainsi queles manires par lesquelles se dploie limagination amoureuse(chapitre V). Mais si ce livre se propose de comprendre ce quil

    y a de proprement indit et moderne dans la souffrance amou-reuse, il nentend pas embrasser de faon exhaustive les nom-breuses formes quadopte cette souffrance, mais seulementcertaines dentre elles; il nexclut pas davantage le fait quebeaucoup vivent des amours heureuses leur vie durant. Le mal-heur amoureux comme le bonheur amoureux ont une formemoderne que ce livre veut lucider.

    personnes maries. Jai donn toutes des pseudonymes afin de prserverleur anonymat. Les diffrences nationales ne sont pas analyses pour deuxraisons : premirement, les dilemmes que vivent ces hommes et ces femmesse sont avrs extrmement semblables (et ce fait est en soi une dcouverte).Si, deuximement, toute recherche implique une dcision, ncessite de choisir

    des aspects prcis d

    un phnomne et d

    en laisser d

    autres de ct, la miennea consist ne pas mattarder sur les diffrences, mais bien au contraire meconcentrer sur les points communs des expriences de ces hommes et de cesfemmes dans leurs contextes nationaux diffrents.

    I N T R O D U C T I O N

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    difficults se fixer sur un objet singulier. Ainsi, alors que lesrelations concrtes sont de plus en plus rationalises, cest-

    dire organises par des rgles qui les rendent prvisibles, l

    exer-cice de limagination a t de plus en plus sollicit commeforme de dsir autotlique, un dsir qui se nourrit de lui-mmeet se montre trs peu capable doprer un dplacement du fan-tasme vers la vie quotidienne. Ces changements dcomposent lastructure classique du dsir qui tait fonde sur la volont etoriente vers un objetdont le cur grait les tensions existantentre les objets imagins et la ralit, ainsi que les dplacements

    et les passages des uns l

    autre.

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    Table

    Introduction. Les malheurs de lamour . . . . . . . . . . . . . . . 9

    Quest-ce que la modernit ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

    Lamour dans la modernit, lamour comme modernit . . . . 24

    Pourquoi la sociologie reste ncessaire . . . . . . . . . . . . . . . . 29

    La sociologie et la souffrance psychique . . . . . . . . . . . . . . 31

    I. La grande transformation de lamour ou lapparition

    des marchs matrimoniaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37Caractre et cologie morale du choix amoureux . . . . . . . . 42

    La grande transformation de lcologie amoureuse :lmergence des marchs matrimoniaux . . . . . . . . . . . . . 72

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100

    II. Les phobies de lengagement et la question du choix

    amoureux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103De la rserve fminine au dtachement masculin . . . . . . . . 108

    La masculinit et la fin de lengagement . . . . . . . . . . . . . . 124

    La dynamique des stratgies exclusivistes fminines . . . . . . 128

    La phobie hdoniste de lengagement. . . . . . . . . . . . . . . . . 136

    La phobie aboulique de lengagement . . . . . . . . . . . . . . . . 149

    La nouvelle architecture du choix amoureux

    ou la dsorganisation de la volont . . . . . . . . . . . . . . . . 153Le respect des promesses et larchitecture du choix moderne 165

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    Abondance sexuelle et ingalits affectives . . . . . . . . . . . . 172

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179

    III. La demande de reconnaissance :lamour et la vulnrabilit du moi . . . . . . . . . . . . . . . . 183

    Pourquoi lamour fait du bien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

    De la reconnaissance de classe la reconnaissance du moi . . 188

    Reconnaissance et inscurit ontologique dans la modernit 202

    Reconnaissance contre autonomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215

    De lamour de soi lauto-accusation. . . . . . . . . . . . . . . . . 232La structure morale de lauto-accusation . . . . . . . . . . . . . . 241

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249

    IV. Amour, raison, ironie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251

    Lamour enchant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256

    Faire de lamour une science . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261

    Lmancipation politique en tant que rationalisation . . . . . . 271Des technologies du choix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282

    ros, ironie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 310

    V. Du fantasme romantique la dsillusion . . . . . . . . . . . . 313

    Imagination, amour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315

    motions fictionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 328La dsillusion comme pratique culturelle . . . . . . . . . . . . . . 337

    Imagination et Internet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 354

    Le dsir autotlique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 362

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367

    pilogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369

    Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383

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