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PATRICE LÉPINE POUR UNE SOCIOLOGIE DU POUVOIR Essai de définition du phénomène du pouvoir et de sa caractérisation typologique à partir de l’ontologie de Castoriadis Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en sociologie pour l’obtention du grade de Philosophiæ doctor (Ph. D.) DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2013 © Patrice Lépine, 2013

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Page 1: Pour une sociologie du pouvoir. Essai de définition du ...€¦ · L¶essai à caractère théorique quon présente ici développe une définition générique du concept de pouvoir,

PATRICE LÉPINE

POUR UNE SOCIOLOGIE DU POUVOIR Essai de définition du phénomène du pouvoir et de sa

caractérisation typologique à partir de l’ontologie de Castoriadis

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval

dans le cadre du programme de doctorat en sociologie

pour l’obtention du grade de Philosophiæ doctor (Ph. D.)

DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE

FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2013

© Patrice Lépine, 2013

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Résumé

L’essai à caractère théorique qu’on présente ici développe une définition générique du

concept de pouvoir, une première typologie de ses modes d’effectuation et une seconde, de

ses formes réalisées. Pour penser le pouvoir dans ce qu’il a de plus spécifique, nous avons

construit la notion d’« un imaginaire social et historique » à partir de celle, plus diffuse, de

« signification imaginaire sociale » proposée par Castoriadis. Ni une capacité

institutionnelle et politique de la société globale, ni une simple relation asymétrique

stabilisée, le pouvoir, qui existe dans toute société humaine, doit d’abord être compris

comme un imaginaire incarné par un groupe « porteur », qui trouve un « support » dans la

société dont il vise à infléchir la destinée, soit en élaborant un idéal à réaliser soit de façon

plus pragmatique en contraignant l’effectivité de son devenir. Il suppose toujours la liberté

des individus, il lui donne ainsi immanquablement des limites, mais son exercice n’inclue

ni n’exclue nécessairement la violence, laquelle est seulement une de ses stratégie

possibles. L’action, la norme, la volonté et l’identité, que ceux sur lesquels il s’exerce

voient se transformer, permettent de penser les types de ses modes d’effectuation. Mais la

typologie des formes générales du pouvoir s’établit plutôt selon le caractère immanent ou

non du fondement des significations dont il est tissé, et selon la finalité, idéale ou

pragmatique, que ces mêmes significations font apparaître. C’est ainsi que nous distinguons

quatre types formels de pouvoir, la démocratie, la tyrannie, le pouvoir autoritaire

transcendant, qui s’exerce dans les sociétés traditionnelles ou religieuses, et le pouvoir

autoritaire immanent, qui correspond aussi bien aux totalitarismes qu’au type de pouvoir à

l’œuvre dans plusieurs sociétés archaïques, dans l’empire ou les sociétés du monde

contemporain soumises au pouvoir du capital.

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Abstract

This thesis is a theoretical essay on the question of power. There are two main perspectives

in the traditional approach of power, the institutional perspective and the relational one.

The definition we develop does not correspond to the two traditional perspectives, which

neglect imaginary significations when defining power. Rooted in the philosophy of

Castoriadis, our theory clearly distinguishes the concept of power from those of society and

of politics. Instead of a capacity of the whole society or even a relation, we believe it must

first be understood as the product of actors who are the embodiment of historically

determined collective meanings. It is a social-historical imaginary embodied by a social

group, which also receives broad support in society. This phenomenon exists in all

societies, past, present or future. It supposes and aims for the freedom of individuals.

Moreover, it does not include nor exclude violence, which is only a possible strategy,

neither essential nor against its nature. The exercise of power involves four dimensions that

are widely discussed in sociology and political science, namely the action, the norm, the

will and the identity. Types stand at the crossroads of the foundation and the finality of the

social-historical imaginary of each power. Thus we distinguish democracy, tyranny and two

kinds of authority, transcendent authoritarian power, which takes place in traditional or

religious societies, and immanent authoritarian power, which corresponds to totalitarianism

as well as some archaic societies, empires and contemporary societies that are subject to the

immanent authoritarian power of capital.

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Table des matières

Résumé ..................................................................................................................................... i

Abstract .................................................................................................................................. ii

Table des matières ................................................................................................................ iii

Liste des tableaux ................................................................................................................... iv

Introduction ............................................................................................................................. 1

Chapitre 1 Préambule épistémologique : sur la sociologie et la société ............................... 22

1. L’objectivation du chercheur : éthique et projet d’autonomie .................................. 25

2. L’ontologie du social-historique ou de la société ..................................................... 37

3. La question du pouvoir dans la théorie de Castoriadis ............................................. 49

Chapitre 2 Sur le politique .................................................................................................... 66

1. Sur la nature du politique : survol de différentes approches ..................................... 69

3. La finalité du politique et son moyen propre ............................................................ 94

Chapitre 3 Sur les traces du concept de pouvoir ................................................................. 107

2. Vers un concept générique du pouvoir ................................................................... 121

3. Au cœur du phénomène du pouvoir ........................................................................ 129

4. Le pouvoir, un phénomène transhistorique ............................................................. 143

5. Pouvoir et liberté ..................................................................................................... 153

6. Pouvoir et violence ................................................................................................. 163

7. Les modes d’effectuation du pouvoir ..................................................................... 170

8. Distinction entre le pouvoir et l’État ....................................................................... 189

Chapitre 4 Les différents types de pouvoir ......................................................................... 208

1. La démocratie ......................................................................................................... 213

2. La tyrannie .............................................................................................................. 229

3. Vers les deux types de pouvoir autoritaire .............................................................. 239

Chapitre 5 Le pouvoir autoritaire immanent : l’exemple des sociétés occidentales

contemporaines ................................................................................................................... 260

1. L’imaginaire social-historique du capital ............................................................... 264

2. L’incarnation de l’imaginaire social-historique du capital ..................................... 273

3. La question du support social ................................................................................. 280

Conclusion .......................................................................................................................... 289

Bibliographie ...................................................................................................................... 297

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Liste des tableaux

Tableau 1 Typologie des modes d’effectuation du pouvoir ............................................... 172 Tableau 2 Typologie des types formels du pouvoir ............................................................ 210 Tableau 3 Les caractéristiques principales des quatre types de pouvoir ............................ 259

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Introduction

De nos jours, la recherche théorique, tout particulièrement en sciences sociales, ne semble

plus vraiment faire partie des priorités de la recherche universitaire. Nous n’affirmons pas

qu’il ne se pratique plus du tout ce type de recherche, mais il se pose au quotidien tellement

de petits problèmes particuliers à décrire et à comprendre dans l’ensemble de la société, et

ceux-ci en appellent à des solutions si urgentes, que le temps nécessaire à la réflexion

théorique globalisante ne semble plus du tout disponible. Il devient une sorte de luxe auquel

les nouveaux chercheurs – chercheurs d’emploi avant tout, à en croire les orientations

données aux universités par leur conseil d’administration et par les gouvernements – ne

semblent plus en droit d’aspirer. Se soucier des fondations épistémologiques, voire

ontologiques, qui rendent possible un discours sociologique ou philosophique serait-il

devenu un anachronisme ? Il faudrait peut-être que la « grande » théorie, celle animée

d’une volonté de rendre compte de la complexité, soit classée, elle aussi, parmi les espèces

en voie d’extinction1.

La thèse que nous présentons ici fait le pari qu’il est encore pertinent aujourd’hui de se

lancer dans un projet de recherche théorique, en sociologie de surcroît. Toutefois, elle ne

s’attaque pas directement au problème de la place occupée par la théorie dans le monde

d’aujourd’hui ou, encore, de sa pertinence pour faire face aux enjeux du présent. Nous

subsumons plutôt cette critique, pour ainsi dire, dans l’entreprise même de notre thèse, dans

sa forme et ses objectifs, un peu à la manière dont Adorno enjoignait à traiter l’élément

critique en art2. Nous présentons ici une théorie du pouvoir, un essai théorique plutôt

qu’une thèse au sens propre et précis du terme. Les spécialistes, à la recherche de travaux

spécialisés, seront donc extrêmement déçus à sa lecture parce que nous sommes

profondément convaincu que la spécialisation à outrance, sans son intégration à un cadre

1 Il y a certainement plusieurs raisons susceptibles d’expliquer cette situation. Le triomphe dans tous les domaines du calcul économique n’y est sans doute pas pour rien. En effet, la rentabilité immédiate, { court terme, est rarement compatible avec la lenteur de l’accouchement de la théorie. Le vent de spécialisation qui souffle actuellement sur le monde de la connaissance explique aussi une partie de cette situation, il serait même, selon certains, la cause principale ayant conduit l’université, grande protectrice de cette « forme de vie » qu’est la théorie, { la dérive (Voir Michel Freitag, Le naufrage de l’université, Québec : Nuit Blanche, 1995). 2 Adorno, Theodor W., Théorie esthétique, Paris : Klincksiek, 1974. Il suggérait que la critique en art ne devait pas être affirmée directement et clairement, mais qu’elle s’exprime plutôt à travers la forme même de l’œuvre.

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ontologique, épistémologique et théorique plus large, ne peut conduire que vers

d’immenses trous noirs pour la pensée. En circonscrivant au cœur de cette thèse le

phénomène du pouvoir, compris essentiellement sur un plan théorique, nous commettons

donc un acte délibéré, conscient et objectif, de rébellion à l’endroit des dogmes de la

spécialisation – ou de l’utilitarisme économique – qui affectent la production de

connaissances en ces temps.

La thèse que nous soumettons présente une théorie du pouvoir. Dans le champ des sciences

empiriques, une théorie n’est pas, considérée de l’extérieur, un fait incontestable, elle n’est

pas démontrable. Elle n’est pas non plus une interprétation vérifiée par la description d’un

ensemble d’événements ou d’un pan de la réalité humaine. Il s’agit plutôt d’une mise en

relation spécifique de concepts déterminés, provenant d’horizons divers, qui a à charge de

fournir une certaine explication d’un domaine donné du réel, accessible à l’objectivation,

qui permet de formuler des hypothèses spécifiques quant à la manière dont il se manifeste,

qui n’est jamais exempte de présupposés et qui doit évidemment se fonder sur des données

probantes, autrement dit, qui doit contenir une certain nombre de jugements de fait, aussi

généraux puissent-ils être. Elle peut synthétiser un domaine de connaissances déjà

élaborées, tout comme elle peut se constituer dans la confrontation d’autres théories. La

théorie du pouvoir que nous soumettons intègre des postulats ontologiques, des

conséquences épistémologiques, des interprétations de faits historiques, des hypothèses

mais elle n’est ni « démontrable » ni « vérifiable » ni « falsifiable », au sens où l’on attend

habituellement d’une théorie qu’elle le soit dans le champ des sciences de la nature (par

exemple, la théorie de la gravité) ou dans celui des sciences sociales (par exemple, la

théorie de la mobilité sociale). Dans ce qui suit, nous proposons bien une théorie du

pouvoir, mais nous ne procédons ni à une généalogie de son concept ni à une discussion

systématique des théories antérieures qui viserait ensuite leur synthèse comme on a

coutume de le faire dans le champ de la théorie. Nous établissons principalement une

définition générique du phénomène qui articule trois éléments fondamentaux : un

imaginaire social-historique, une incarnation sociale et un support social. Nous dégageons

une première typologie des quatre modalités fondamentales d’effectuation du pouvoir qui

met en jeu l’action, la norme, la volonté et l’identité de ceux sur lesquels s’exerce le

pouvoir. Nous construisons ensuite une typologie des formes réalisées de pouvoir par

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laquelle nous distinguons la démocratie, la tyrannie, le pouvoir autoritaire transcendant, le

pouvoir autoritaire immanent. La typologie vise à mettre en lumière les particularités que la

définition générique doit nécessairement laisser de côté. Nous concluons enfin en étayant le

dernier type à partir de l’exemple précis des sociétés contemporaines. On comprendra que

l’étude que nous présentons n’a pas l’allure conventionnelle d’une thèse en sociologie. Elle

appartient en fait au genre de l’essai.

Pertinence de la question du pouvoir

C’est notre intérêt pour les sociétés contemporaines qui nous a décidé à entreprendre une

analyse théorique du pouvoir en général3

. Que ce soit sociologiquement ou

philosophiquement, la question de la nature et de la forme du pouvoir dans les sociétés

contemporaines ne nous paraît nullement définitivement close par la théorie. En outre,

parce qu’il y revêt une forme relativement inédite, celle-ci mérite au plus haut point d’être

comprise adéquatement. Mais ce qu’on vient de dire pour le pouvoir dans les sociétés

contemporaines vaut pour le pouvoir en général. Il n’est pas certain que la manière dont les

théories philosophiques ou sociologiques ont jusqu’à présent rendu compte du pouvoir soit

entièrement satisfaisante. Si le pouvoir est bien, comme nous le pensons, un phénomène qui

apparaît au sein de toute société, il doit pouvoir constituer le thème central d’une thèse et,

au-delà, la sociologie du pouvoir doit pouvoir être envisagée comme une branche de la

sociologie générale. Mais, on l’a souligné, l’entreprise qui viserait à justifier une telle

sociologie du pouvoir doit d’abord être comprise dans l’horizon des questions que

soulèvent l’existence du pouvoir dans les sociétés contemporaines. Or, le projet d’étudier

directement le pouvoir dans le monde d’aujourd’hui se voit d’emblée confronté à un

obstacle majeur. En effet, pour un certain nombre de théoriciens, et non des moindres, les

sociétés postmodernes nous feraient quitter l’univers du pouvoir. Nous serions déjà entrés à

l’intérieur d’une nouvelle logique de régulation des actions et de la dynamique collective,

celle du contrôle. Le pouvoir ne serait plus un concept pertinent pour rendre compte de la

3 C’est précisément notre analyse de la guerre { la drogue dans notre mémoire de maîtrise qui nous a conduit { la question du pouvoir dans le monde d’aujourd'hui. Voir Patrice Lépine et Eddy Morissette, Le chaînon manquant, Genèse de la guerre à la drogue (2000), Faculté des sciences sociales, Département de sociologie, Université Laval, Québec.

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régulation du destin collectif dans les sociétés contemporaines4. À l’orée du travail qui a

conduit à l’écriture de cette thèse, il nous fallait donc résoudre un premier dilemme : soit

notre volonté de rendre compte du pouvoir dans le monde contemporain était anachronique

et nous devions alors adopter le concept de contrôle, ce qui nous imposait de changer

d’objet d’étude; soit il nous fallait admettre que nous comprenions sans doute déjà le

pouvoir de manière assez différente de ces théoriciens et notre compréhension devait être

développée de manière indépendante, explicitée et étayée de façon systématique. C’est ce

que cette thèse cherche à réaliser et c’est bien le fait d’avoir été placé devant le dilemme

initial qu’on vient de rappeler qui donne la raison du fait qu’elle a pris la forme de l’essai.

Si pour penser la prise en charge du destin collectif des sociétés contemporaines, nous

n’adoptons pas tout simplement le concept de contrôle, ce n’est pas parce qu’il serait

supporté par des théories fausses, faibles ou futiles. Sans entrer pour l’instant dans les

détails, il nous faut reconnaître la force descriptive indéniable de ce concept, peu importe la

perspective particulière dans laquelle il s’inscrit. Le « problème », s’il en est un, est plutôt

que toutes les théories qui soutiennent qu’il doit être substitué à celui de pouvoir pour

décrire la régulation du destin collectif dans les sociétés contemporaines témoignent de

perspectives ontologiques sur l’homme et la société qui sont incompatibles avec les nôtres.

Du coup, nous suspectons que le concept qu’elles ont élaboré, chacune à sa manière, pour

traiter du « pouvoir politique » dans les sociétés traditionnelles et modernes était peut-être

déjà lui-même assez éloigné de celui que nous pouvions construire sur la base de nos

positions philosophiques. Et il nous apparaissait alors possible que cette construction, qui

serait nôtre, une fois suffisamment assurée d’elle-même nous dispense de devoir

abandonner la notion de pouvoir pour parler du monde d’aujourd’hui.

4 On le voit avec Deleuze qui avançait que, des techniques de pouvoir disciplinaire de Foucault, on serait passé à la société de contrôle (Gilles Deleuze, Le devenir révolutionnaire et les créations politiques, Entretien réalisé par Toni Negri, (http://multitudes.samizdat.net); Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle (http://infokiosques.net/)). On le voit aussi avec Freitag, chez qui l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation aurait été remplacée par le contrôle (Freitag, Michel, Dialectique et société, Introduction à une théorie générale du symbolique, Montréal : Éditions Saint-Martin, 1986; Dialectique et société, II, Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction formels de la société, Montréal : Éditions Saint-Martin, 1986(2)); il s’agit d’un concept analysé par ailleurs tout au long de son œuvre. Hardt et Negri en proposent une autre version avec le pouvoir en quelque sorte liminal de l’empire (Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris : Exils, 2000).

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Les fondements théoriques de notre approche

Avant d’entrer dans le vif du sujet, et de rendre compte justement de ces positions

philosophiques qui fondent notre théorie du pouvoir, il nous faut évoquer une figure du

paysage intellectuel qui a été prégnante au moment où nous avons décidé d’entreprendre ce

travail. Il s’agit de Baudrillard. « La révolution sera symbolique ou ne sera pas », disait-il.

Pour le formuler simplement, nous avons répondu à son invitation à faire une place plus

grande au symbolique dans l’analyse théorique, invitation qui a été notre point d’entrée

dans la réflexion. Ébranlé par la lecture de son œuvre, il nous a été littéralement impossible

de nous arracher aux questions théoriques qu’elle soulevait. Nous avons alors été conduit à

reconsidérer l’objet de la sociologie, à savoir les sociétés humaines, en les pensant non pas

comme des totalités objectives autonomes ni non plus comme des sujets, mais comme des

mondes de significations imaginaires sociales. Ceci dit, et malgré l’influence de

Baudrillard, nous tenions aussi à inscrire notre démarche à l’intérieur de la théorie critique.

Même si un essai théorique qui traite de la nature et des formes du pouvoir dans les sociétés

humaines en général ne peut manifester cette appartenance que de loin, nous voulions

garder à l’esprit le fait qu’une définition théorique en sciences sociales n’est jamais

exempte d’enjeux normatifs. De lecture en lecture, et par l’heureux hasard que seule

ménage la recherche qui ne sait pas encore ce à quoi elle doit se fixer, nous avons rencontré

la théorie élaborée dans cet ouvrage majeur que constitue L’institution imaginaire de la

société de Castoriadis, publié pour la première fois en 1975. C’est à partir de ce moment

que les choses se sont éclaircies pour nous. La quasi-totalité des questions qui avaient surgi

de cette espèce de traumatisme provoqué par la lecture de Baudrillard, et qui concernaient

la nature de l’objet de la sociologie, sont apparues résolues avec une rare intelligence par la

philosophie du social-historique de Castoriadis. Le titre même de notre thèse laisse

entendre que notre recherche proprement sociologique sur la nature du pouvoir se situe

dans l’horizon ouvert par cette philosophie. C’est effectivement le cas.

À nos yeux, l’apport philosophique incontournable de Castoriadis consiste à nous amener

sur un autre terrain que celui de l’ontologie héritée. Parler d’« Ontologie héritée », comme

il le fait constamment dans son œuvre, c’est dire qu’il existe une perspective centrale à

partir de laquelle on a toujours compris la signification du fait d’être. La cause de cette

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vision unitaire de l’être viendrait selon lui de « la logique ensembliste-identitaire » qui

exige de la pensée qu’elle saisisse « ce qui est » à travers un même ensemble de

catégories – l’unité, la pluralité, la totalité, la relation, la causalité, etc. – comme si ces

catégories de pensée pouvaient, pour parler avec Castoriadis, posséder la même

signification logique pour envisager une particule subatomique, une symphonie, une

révolution, une société, etc. L’ontologie héritée subit les dictats de cette logique. Elle

postule alors la déterminité de tout ce qui est, ce qui veut dire que ce qui est, est toujours

pensé comme définissable et distinguable. Au mieux, l’ontologie héritée est susceptible de

poser un même principe universel d’être qui se différencie seulement sur une échelle de

complexité. On peut penser au « rapport d’objectivation » chez Freitag, rapport qui se

complexifie de l’individu vivant jusqu’à l’État moderne, mais qui demeure une même entité

ontologique, voisine de celle que Hegel lui-même avait élaborée.

L’originalité de Castoriadis, qui radicalisera la proposition d’Aristote selon laquelle « l’être

se dit en plusieurs sens », au point de faire éclater l’ontologie de ce dernier, est de proposer

une pluralisation de la signification « être » en termes de strates qui ne déploient

précisément pas un même principe et qui sont rebelles à un traitement discursif homogène.

Autrement dit, les différentes strates de l’être ne se laissent jamais réduire de l’une à l’autre

et exigent de la pensée qu’elle accepte aussi bien la contingence de leur coexistence que la

création de perspectives théoriques adaptées aux spécificités de chacune. Castoriadis pense

l’être, peu importe la strate, comme un pour soi. On comprend alors assez facilement que le

concept de pour soi ne s’applique pas au monde de ce qu’on appelle, faute de mieux, les

« déterminations physico-chimiques ». Ces déterminations sont pensées par lui comme

n’appartenant pas à l’être justement, mais au chaos, à l’Abîme. Il y a trois caractéristiques

importantes à un pour soi. La première est qu’il est auto-finalité, la deuxième est qu’il crée

son monde et la troisième est que ce monde est un monde de représentations, d’affects et

d’intentions. Il y a des affects et des intentions à la base de tout ce qui est pour soi. Ainsi,

les quatre strates d’être sont le vivant, la psyché, l’individu social et le social-historique.

Dans la réalité effective de l’humain, ces strates s’entrecroisent et s’emboîtent, mais

chacune demeure le lieu de manifestation d’un pour soi spécifique. Dans notre thèse, nous

nous sommes principalement concentré sur le pour soi du social-historique qui existe

comme formation de psychés et non comme totalité extérieure. Le social-historique forme

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aussi les individus sociaux. Concernant alors la strate du social-historique, cette idée selon

laquelle toute société est création absolument unique d’elle-même et de son histoire nous

paraît précieuse.

L’avantage de cet angle d’attaque du problème est de ne pas conférer à la société une

consistance de même nature que celle d’un sujet : la société n’est pas totalité autonome

consciente de soi. Il ne réduit pas non plus la société au produit d’interactions : la société

n’est pas la somme des relations sociales, pas plus que le produit de l’ensemble du « sens

visé » par les individus. Castoriadis met plutôt de l’avant une compréhension de l’ « être

société » qui va au-delà de la traditionnelle opposition entre holisme et individualisme,

incarnée par la non moins traditionnelle opposition entre Durkheim et Weber. La société est

un pour soi, distinct des autres, elle existe à sa manière et elle n’emprunte pas aux autres

ses modalités d’existence, pas même de manière métaphorique. Plus spécifiquement, la

société est un monde de significations imaginaires sociales, institué dans l’imaginaire,

formation de psychés, création d’individus sociaux, un monde de significations.

L’imaginaire est la capacité humaine d’imaginer et non un contenu d’images ou de sens.

Sur la base de ces principes généraux, esquissés à grands traits dans la thèse, nous avons

tenté d'asseoir une perspective sociologique portant sur le pouvoir. Castoriadis a sans aucun

doute lui-même développé des idées fortes et écrit plusieurs textes dans lesquels il aborde

le thème du pouvoir proprement dit. Mais il n’a pas, selon nous, construit

systématiquement un concept sociologique de pouvoir. La strate de pour soi des

significations imaginaires sociales, de la société, est identifiée par Castoriadis à ce qu’il

nomme l’infra-pouvoir ou le pouvoir instituant ou le pouvoir implicite. Ce pouvoir

instituant renvoie à la société comprise moins comme totalité que comme singularité. Ce

pouvoir instituant de la société se distingue de ce que Castoriadis désigne comme « le

pouvoir explicite », le pouvoir institué. Pour Castoriadis, le pouvoir institué renvoie à

l’espace du et éventuellement de la politique. Nous reviendrons sur cette distinction. De

cette perspective générale, nous acceptons tout excepté que, pour le dire de manière un peu

provocante, nous soustrayons le mot et le concept de pouvoir de cette construction.

Autrement dit, l’articulation que nous propose Castoriadis entre le pouvoir instituant et le

pouvoir explicite institué n’est en fait rien d’autre que celle qui existe entre société et

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politique et nous jugeons insuffisamment précise la construction à laquelle elle aboutit.

Nous prétendons bien qu’il est possible de jeter les bases d’une sociologie du pouvoir à

partir de cette philosophie, sans la contredire, mais qu’on doit et qu’on peut tenter d’aller

plus loin que Castoriadis dans l’analyse du pouvoir, que ce soit pour les sociétés du passé

ou pour les nôtres.

Pour Castoriadis, l’infra-pouvoir de la strate du social-historique est certes totalisant. Cette

puissance instituante est en effet conçue largement comme institution du langage, de styles

de vie, de postures, d’activités significatives, bref de pratiquement tout. Et dans ce tout,

l’infra-pouvoir instituera aussi un pouvoir explicite, un pouvoir institué, parce qu’il ne

parviendrait pas de lui-même à assurer l’unité de tout ce qu’il institue et, cela, pour quatre

raisons principales: 1) le monde présocial peut faire irruption dans la vie collective et tout

déstabiliser en elle; 2) il y aurait une partie irréductible de la psyché, une part indomptable

de singularité en elle qui est susceptible de venir influencer les orientations collectives; 3)

l’existence des autres sociétés qui met en péril le maintien de chacune; 4) l’effet de la

poussée propre de la société qui la conduit éventuellement à suivre son mouvement propre

de manière démesurée (hubris). C’est pourquoi, selon Castoriadis, pour s’ordonner et se

préserver des dangers qui la menacent, la puissance instituante institue toujours un pouvoir

explicite, le politique. Le pouvoir politique se compose selon lui de 4 dimensions : le

législatif (nomos) et l’exécutif (exécution supposée du nomos) qui peuvent demeurer

enfouis dit Castoriadis dans une société sans jamais être objectivés. Les deux autres

dimensions, le judiciaire (diké) et le gouvernemental (telos) seraient quant à elles toujours

explicitées. Castoriadis dit bien clairement de ces aspects du politique ou du pouvoir

explicite qu’ils sont présents dans toute société. C’est seulement lorsqu’on est dans une

société démocratique que l’institution du pouvoir explicite deviendrait non plus seulement

« le » politique, mais aussi « la » politique qui fait en sorte que l’ensemble des

significations sociales instituées sont éventuellement ou potentiellement remises en

question. Si on résume, chez Castoriadis, la société incorpore toujours dans sa dynamique

même « le » politique, au point où on pourrait pratiquement faire l’économie de ce concept,

et éventuellement aussi la politique. Il considère en effet que sa thèse sur l’institution

imaginaire de la société contient déjà la nécessaire réflexion sur le politique, ce qui aurait

pour effet, selon lui, de rendre futile une réflexion sur ce concept. Or, nous croyons

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nécessaire d’approfondir le concept de politique, que couvre le concept de pouvoir explicite

chez Castoriadis, sans le contredire.

C’est la raison pour laquelle Julien Freund est sollicité dans notre travail. Pourquoi cet

auteur pour parler du politique et, de surcroit, à la suite de Castoriadis? Castoriadis dit bien

que le pouvoir explicite existe dans toute société. Ainsi, pour approfondir la dimension

politique dans l’œuvre de Castoriadis, il faut aller vers une conception du politique qui

puisse répondre à ce « propre à toute société » puisque nous prétendons faire une sociologie

en quelque sorte conforme à sa philosophie. Nous n’avons pas rencontré d’autres auteurs

dans la tradition sociologique qui, comme Freund, aménagent une telle place au politique

dans toutes les sociétés. La plupart des autres auteurs font émerger le politique d’une

contingence spécifique ou lui donnent une signification en quelque sorte seulement

virtuelle dans les sociétés sans État (par exemple Gauchet). La thèse de Freund est d’une

autre nature. Elle vise expressément à dégager l’essence du politique en le considérant

comme une part constitutive de la nature humaine. L’essence du politique serait constituée

par une base permanente, trois couples de présupposés : les dialectiques de l’ami et de

l’ennemi, du commandement et de l’obéissance et, finalement, du public et du privé. La

finalité de cette activité (à deux niveaux, téléologique et technologique) ainsi que son

moyen propre seraient respectivement la quête d’unité et la force (non la violence). C’est

principalement la finalité du politique comme quête d’unité que nous prenons chez Freund.

Nous retenons aussi de lui que le pouvoir est une réalité toujours mouvante qui conduit plus

à la sociologie qu’à la philosophie politique; raison pour laquelle nous disons du pouvoir

qu’il est conséquence de la nature humaine et de son caractère d’être social. Nous retenons

finalement de Freund l’idée de support social qui servira aussi à définir le concept de

pouvoir. Avec Castoriadis, nous circonscrivons le concept de société et avec Freund celui

de politique. Nous plions le cadre de Freund pour qu’il entre dans celui de Castoriadis, et

non l’inverse5. En ménageant un espace théorique à l’existence effective du « pouvoir »,

5 Un problème de fond accompagne selon nous la thèse de Freund et il concerne l’individu et la société considérés tous deux comme des données de fait, saisis dans un réductionnisme empiriste hautement contestable. Sans doute, individu et société sont-ils des données, mais seulement si l’on comprend dans ce « donné » quelque chose { l’intérieur duquel les significations imaginaires sociales sont déjà imbriquées, mouvement théorique absent de l’architecture conceptuelle de Freund, ce qui le force { dégager un troisième degré de finalité, le niveau eschatologique, lequel n’est pas propre au politique, mais déterminant dans la contingence et donnant toujours une couleur particulière au politique.

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nous n’affublons pas le politique de propriétés exorbitantes. Le politique ainsi défini ne

devient pas le lieu absolument central où se décide le destin d’une société, ce qui demeure

conforme à l’ontologie de Castoriadis.

Voilà quel est le point de départ à la fois ontologique et sociologique de notre thèse. La

première tâche que nous nous sommes donnée est de définir le pouvoir de manière

générique. Dans la recension des écrits que nous avons réalisée sur la question du pouvoir,

nous avons trouvé une proposition de laquelle nous partons, proposition qui se trouve chez

Rocher, chez Giddens ou dans la philo-socio politique de Sawicki et de D’Allones. Cette

proposition est qu’il existe deux principales approches pour traiter du pouvoir; l’approche

institutionnelle le cible comme «capacité de », « puissance de faire », le plus souvent

étroitement liée à la force d’imposition du droit ou carrément identifiée à elle; l’approche

relationnelle, quant à elle, cible le pouvoir comme relation ou comme ce qui émane d’une

relation. La théorie du pouvoir que nous proposons ici s’inscrit entre les théories

relationnelles (Foucault, Dahl, Crozier par exemple) et les théories institutionnelles (Freitag

ou Parsons par exemple, même si chez ce dernier, comme chez Luhmann, une perspective

originale s’ouvre sur la question du pouvoir comme « média de communication »). En fait

notre thèse ne s’inscrit dans aucune de ces deux grandes perspectives.

La perspective institutionnelle est la perspective la plus classique sur la question du

pouvoir. Avec le concept de pouvoir qu’elle élabore, elle traite principalement du « pouvoir

politique ». De manière générale, elle voit dans l’État le moment historique le plus

développé de la réalité du pouvoir. La perspective relationnelle est apparue un peu plus tard

dans l’histoire de la pensée, quand l’excroissance de l’État a conduit à son dépassement

dans la réalité. Elle trouve toute sa richesse principalement avec les travaux de Foucault sur

le concept de pouvoir. Souvent, lorsqu’une telle opposition se présente à notre jugement, le

mouvement « normal » de la pensée est de tenter une synthèse des opposés. On trouve

d’ailleurs dans la tradition une invitation à faire une synthèse des deux concepts de pouvoir

portés par les deux principales approches théoriques. Or, pour ce qui nous occupe ici, la

voie de la synthèse n’est d’aucune utilité. Tout au plus, il est possible d’intégrer dans une

même approche ces deux expressions du concept de pouvoir, mais une synthèse n’est pas à

propos ici parce qu’il n’y a pas deux pôles d’une opposition au sens propre du terme. De

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notre point de vue, la perspective relationnelle renvoie à autre chose qu’à une théorie du

pouvoir proprement « sociétal », de celui s’exerce à l’échelle globale de la société. Par

conséquent, sans nier que la perspective relationnelle sur le pouvoir puisse avoir ses mérites

propres en termes microsociologiques ou pour analyser des régions particulières de la vie

sociale, nous pensons qu’elle ne peut précisément pas être mise sur le même plan que la

perspective institutionnelle. Ceci dit, si nous ne prétendons pas que le concept de pouvoir

que nous proposons résulte du dépassement ni d’une synthèse de ces deux grandes

approches traditionnelles, nous tentons de faire en sorte qu’il intègre ce qu’il y a de

meilleur dans ces deux traditions.

Le pouvoir que nous avons en vue est un phénomène qui existe à l’échelle d’un collectif

spécifique que nous appelons société. Il ne peut donc être question de le comprendre

comme un simple mode d’action de quelqu’un sur quelqu’un d’autre, comme une

« relation ». Mais, même sur le plan microsociologique, si l’émergence d’un pouvoir nous

apparaît comme un phénomène possible dans la régularisation d’une forme de relation entre

individus, il nous apparaît bien toujours aussi comme un phénomène contingent. On ne

cesse d’agir les uns sur les autres de toutes sortes de manières, pour toutes sortes de raisons,

le père ou la mère sur leurs enfants et l’inverse, l’ami sur son semblable, les amoureux l’un

sur l’autre, sans que toutes ces relations ne conduisent nécessairement au pouvoir, n’aient

un rapport essentiel avec le pouvoir (sauf si l’on abandonne la visée sociologique du

concept pour n’en faire plus qu’un mot). Autrement dit le pouvoir qui peut naître dans une

relation est un pouvoir seulement possible alors que le pouvoir qui dirige les actions dans

les sociétés humaines, prises comme totalités singulières, est un phénomène nécessaire.

Saisir le pouvoir par la voie relationnelle est une avenue qui ne nous convient pas pour trois

raisons principales : elle élimine la dimension authentiquement collective du phénomène;

elle est condamnée à établir une existence contingente là où nous cherchons une

manifestation nécessaire; enfin, elle n’intègre pas les significations imaginaires sociales

dans le premier moment théorique du concept; autrement dit elle ne fait pas du pouvoir lui-

même une signification imaginaire, collective et historique. Mais cette troisième

insuffisance ne pourra apparaître clairement au lecteur que plus tard.

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De l’autre côté, si la perspective institutionnelle n’a pas le défaut de négliger la dimension

collective du phénomène, elle a cependant le même défaut que la précédente car, on le

montrera plus loin, elle néglige elle aussi les significations imaginaires sociales dans la

définition du pouvoir qui constituent, selon nous, le noyau du phénomène. Ainsi, le pouvoir

se voit réduit à une capacité objective propre à la société globale et la capacité elle-même

rapportée à « la conscience de soi ». Par exemple, le pouvoir politique qui se cristallise et

s’institue dans l’État, est posé comme « conscience de soi » ou « objectivation de soi » de

l’Esprit, de la conscience collective ou de la société (Hegel, Durkheim, Freitag). La

« capacité » qu’est le pouvoir, immédiatement identifiée à « la conscience de soi » de la

société, demeurerait identique à elle-même dans le temps, du fait de l’identité à elle-même

supposée de la conscience de soi. La théorie transcendantale de la subjectivité individuelle

de Kant se voit ainsi reprise et dépassée dans une théorie transcendantale du sujet collectif.

Mais pour cette théorie, le pouvoir politique demeure alors essentiellement identique à lui-

même dans le temps, que l’on soit à l’intérieur de sociétés traditionnelles, où la

« volonté » de Dieu servait d’ultime référence au cours effectif de la vie sociale, ou à

l’intérieur des sociétés modernes, mues pourtant par de tout autres significations. Voilà

l’essentiel de ce qui nous guide dans notre élaboration conceptuelle : le refus de considérer

comme secondaire la dimension symbolique ou significative du pouvoir, autrement dit ce

qui le constitue à chaque fois comme « projet » déterminé6. La critique que nous adressons

6 Nous avons déjà souligné l’influence considérable qu’a eue sur notre réflexion le travail de Baudrillard. C’est le moment de préciser davantage en quoi il nous permet d’écarter les théories traditionnelles du pouvoir. Dans Oublier Foucault, il proposa une éclairante critique de l’analyse foucaldienne des relations de pouvoir. Pour Baudrillard, la microphysique du pouvoir ne serait que la dernière grande tentative du structuralisme de se perpétrer comme perspective dominante : « le pouvoir chez Foucault reste, même pulvérisé, une notion structurelle, une notion polaire, parfaite en sa généalogie, inexplicable en sa présence, indépassable malgré une sorte de dénonciation latente, entière en chacun de ses points ou pointillés microscopiques, et dont on ne voit pas ce qui pourrait le prendre à revers (…) » (Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris : Galilée, 1977, p. 53, voir aussi Jean Baudrillard et Philippe Boyer, La Question du pouvoir: entretiens…, Vincennes : Dérive, 1977(b)). Ce dont nous nous sommes souvenu d’Oublier Foucault et ce que nous voulons retenir, au-delà du ton polémique ponctuant cette œuvre, est l’invitation { quiconque entreprend de théoriser le pouvoir de le penser à partir de sa constitution symbolique et non de le concevoir selon son fonctionnement objectif, mécanique, tel que le fait malgré tout Foucault : « Contre cette théorie unilatérale [la relation dominant/dominé] (…), contre cette vision naïve, mais aussi contre la vision fonctionnelle de Foucault en termes de relais et de transmissions, il faut dire que le pouvoir est quelque chose qui s’échange. Pas au sens économique, mais au sens que le pouvoir s’accomplit selon un cycle réversible de séduction, de défi et de ruse (ni axe, ni relais { l’infini : un cycle). Et si le pouvoir ne peut s’échanger dans ce sens, il disparaît purement et simplement. Il faut dire que le pouvoir séduit, mais pas au sens vulgaire d’un désir complice des dominés (…), non, il séduit par cette réversibilité qui le hante, et sur laquelle

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aux théories classiques élaborées en philosophie politique et en sociologie au 20e siècle est

que peu importe qu’il soit considéré comme une capacité ou une relation, ces théories ne

prennent pas suffisamment en compte cette dimension du symbolique, des significations

imaginaires sociales spécifiques qui le constituent.

Vers une définition générique

Bien souvent, avant d’expliquer comment quelque chose fonctionne, il est opportun de se

demander ce que cette chose est, et cela est particulièrement important lorsque nous

abordons des « choses » typiquement humaines comme le pouvoir. Il faut se demander

« qu’est-ce que le pouvoir ? ». La question est littéralement coupée de tout repère

géographique ou historique parce que nous tentons précisément de définir le pouvoir

comme un phénomène traversant les époques et les lieux, un phénomène en quelque sorte

immanent à la vie collective humaine. En effet, le pouvoir est une conséquence des données

fondamentales de la nature humaine que sont la société et le politique, et il se manifeste

toujours d’une manière singulière. Aussi, parlerons-nous pour l’instant de l’essence du

pouvoir, tout en pensant la singularité nécessaire de sa manifestation comme un de ses

moments.

Dawkins a écrit un très beau livre sur l’évolution, Le plus grand spectacle du monde7. Ce

livre synthèse pour grand public cherche simplement à montrer que dans l’état actuel des

connaissances, lorsqu’on parle de l’évolution, il n’est plus seulement question d’une

hypothèse théorique, mais bien d’un fait. Dawkins combat en son pays les avancées

dangereuses du créationnisme. Dans son entrée en matière, il explique que c’est parce que

la pensée philosophique et scientifique en Occident, et par extension la pensée commune,

est demeurée largement tributaire de celle de Platon, que le fait de l’évolution a longtemps

été masqué au regard des hommes, jusqu’à ce que Darwin en saisisse le fait et en rationalise

le principe à partir de l’idée centrale de variation des individus. Dans la perspective

s’installe un cycle symbolique minimal. (…) Pas de positions antagonistes : le pouvoir s’accomplit selon une séduction circulaire [j. s.] » (ibid., p. 58-60). Certes, Baudrillard n’édicte pas ici une règle claire qu’il suffirait de suivre pour ne pas commettre d’erreur. Toutefois, nous avons trouvé chez lui une profonde inspiration, une justification { faire l’effort d’intégrer le symbolique et les significations imaginaires sociales au « moment théorique » premier du concept de pouvoir. 7 Richard Dawkins, Le plus grand spectacle du monde, Paris : Éditions Pierre Laffont, 2010.

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platonicienne, il existerait, par exemple, un lapin parfait conceptuellement, un concept pur

de lapin et chacune de ses manifestations n’en serait qu’une réalisation imparfaite. Dans le

domaine de l’évolution, cette manière de concevoir le problème n’est pas adéquate étant

donné que la réalité du lapin n’a jamais cessé d’être un devenir autre des individus et donc

de l’espèce elle-même. Le concept pur de lapin pensé aujourd’hui est seulement plus

proche de la réalité du lapin d’aujourd’hui, mais très éloigné de la réalité du lapin

d’autrefois. Cette vieille philosophie, qui inverse l’ordre de la détermination entre

l’individu et l’espèce, a laissé de profondes traces dans la pensée humaine et elle a été

dominante au cours des siècles. Or, c’est trop souvent ce schéma de pensée qui sert de

guide dans le domaine de réflexion sur le pouvoir en science ou en philosophie politique, à

l’exception de la brèche ouverte par les approches relationnelles, lesquelles font partie des

discours théoriques les plus récents. On définit le pouvoir comme une capacité d’agir sur

les déterminants de la vie sociale, ultimement le droit, et l’histoire ou la genèse du pouvoir,

dans ce cas, consiste dans le développement des institutions humaines vers la pureté idéelle

du concept qu’elles incarnent. Hegel disait ainsi de l’État, forme ultime du développement

du pouvoir dans cette perspective, qu’il est l’Esprit devenu conscient de soi en même temps

que conscience de soi qui se sait, l’esprit devenu clair à lui-même. Plus près de nous,

Freitag a synthétisé mieux que quiconque, cette conception du pouvoir moderne partagée

en fait par beaucoup de penseurs, en lui donnant une formule précise : l’objectivation de la

capacité d’objectivation se réalise dans l’institutionnalisation de la capacité d’instituer et le

pouvoir politique, dont l’État moderne serait la principale forme, n’est rien d’autre que

cette capacité devenue effective. Une capacité d’objectivation des déterminants normatifs

de la vie sociale est progressivement parvenue à la plénitude de son concept, un long

processus historique de développement des institutions humaines a conduit à une

conscience de soi toujours plus grande de la vie sociale; telle est la thèse centrale, pour

laquelle l’expérience historique des hommes coïncide le plus exactement avec la

représentation que les hommes s’en donnent à l’intérieur de l’État moderne.

Nous avons délaissé ce schéma de pensée afin d’établir, disons « l’essence » du pouvoir.

Car ce qui fait l’essence d’un phénomène humain ne se pose pas, selon nous, dans le

domaine de l’idée, avec ou sans majuscule. En nous en remettant à la nécessaire

appréhension de l’essence du pouvoir, comme Freund l’avait fait pour le politique, nous

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comprenons l’essence comme la base objective de ce dont le phénomène est la

manifestation dans le temps et les changements de contextes. On notera cependant que la

réflexion de Freund sur « l’essence du politique » s’inscrit dans une démarche plus large

portant sur la nature humaine. Bien que nous soutenions que le pouvoir est un phénomène

récurrent au sein de toute société, il est selon nous une conséquence de la nature humaine,

non un de ses éléments constitutifs. C’est précisément la raison pour laquelle, dans notre

texte, nous utilisons le plus souvent l’expression « définition générique » du pouvoir plutôt

qu’une expression qui renverrait à « l’essence » du pouvoir. Car même si nous reprenions

la définition non conventionnelle de l’essence de Freund, posée comme base objective de la

manifestation phénoménale variée dont elle est précisément l’essence, nous risquerions de

reconduire la signification qu’elle a encore chez lui, à savoir celle d’élément constitutif de

la nature humaine. La perspective critique qui est la nôtre, comme la rigueur théorique à

laquelle nous aspirons, nous interdisent en principe ce saut. Ceci dit, nous n’hésiterons pas

à parler de temps à autre de « l’essence du pouvoir ». Ce que le lecteur doit retenir est que

le concept de pouvoir ne trouve selon nous aucune illustration historique où il serait incarné

plus parfaitement qu’en d’autres moments. Le concept générique, comme l’essence du

pouvoir, désignent plutôt ce qui est permanent dans le phénomène et qui demeure la base

objective de sa variation dans l’espace et le temps.

Pour nous, l’essence est la part irréductible du phénomène et elle ne se définit pas par un

contenu de valeur ou de jugement. Elle est plutôt la base objective qui le constitue et les

déterminations en valeur ne peuvent qu’affecter les différences phénoménales. Il est clair

qu’il faut alors précisément les intégrer, avec les significations différentielles qu’elles

supportent, comme partie prenante du phénomène. C’est la raison pour laquelle nous

introduisons le concept d’un imaginaire social-historique comme première composante du

pouvoir. En faisant précéder la formule du terme « un », nous entendons distinguer

nettement le concept de celui des significations imaginaires sociales de Castoriadis. C’est

une notion que nous avons construite et qui n’existe pas chez Castoriadis. Elle donne sa

spécificité à notre construction. Le concept d’Un imaginaire social-historique est une sorte

de fusion entre le concept d’ « imaginaire central », utilisé parfois par Castoriadis, et celui

d’ « imaginaire secondaire », ou périphérique. L’« imaginaire central » ne recoupe pas

toutes les significations qui font une société, l’ « imaginaire secondaire » ou périphérique

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désigne une seconde élaboration des symboles. La fonction principale du concept que nous

construisons ainsi est d’insister sur le caractère singulier de la constellation de

significations qui se cristallise dans un pouvoir. De plus, fidèle à Castoriadis, nous

n’oublions pas que chaque strate du pour soi vient aussi avec affects et intentions. Cet

imaginaire social-historique vient donc toujours avec une incarnation sociale, que nous

avons divisée entre groupe porteur et support social. De notre point de vue, le groupe

porteur et le support social sont toujours le produit singulier de la « société instituante » et

sont toujours produits par une société singulière. Dans notre travail, nous introduisons et

développons toutefois le concept de groupe porteur en nous appuyant sur une interprétation

de Nietzsche. En mettant l’accent sur l’expression de soi du groupe porteur du pouvoir,

nous voulons insérer un troisième terme entre le pouvoir instituant et le pouvoir institué. La

notion de support social, quant à elle, permet de dégager notre concept de pouvoir de celui

de domination en indiquant qu’il participe activement plutôt qu’il subit passivement.

L’individu social et la part indomptée de la psyché, qui sont deux autres strates de l’être,

participent aussi au mouvement de l’institution des significations sociales imaginaires.

Nous développons donc un concept de pouvoir qui reconduit l’ontologie du social-

historique que Castoriadis propose, mais qui s’éloigne de la théorie du pouvoir qui existe

chez lui. Au bout du compte, nous pensons pouvoir mieux rendre compte du phénomène du

pouvoir lui-même comme de la réalisation des significations dans la contingence, dans la

mesure où le pouvoir joue un rôle central dans le maintien des significations sociales en

général.

La réflexion générique ne peut rendre compte des spécificités qui affectent le phénomène

dans chacune de ses manifestations lorsqu’on ne tient plus seulement compte des

significations comme un fait général et abstrait mais selon leur contenu spécifique et parmi

ces contenus, ceux qui sont appelés à se cristalliser et à « faire pouvoir ». Castoriadis a

introduit une dichotomie fondamentale, les sociétés autonomes et hétéronomes. On peut

dire que c’est le principe même de cette dichotomie qui lui fait penser les types de pouvoir

et que les deux grands types de pouvoir qu’il distingue ne doivent leur construction à rien

d’autre qu’à ce principe. Tout en reprenant à notre compte le principe lui-même, nous

complexifions progressivement le modèle auquel il aboutit chez Castoriadis. Tout d’abord

nous construisons une « typologie formelle » du pouvoir et non des sociétés dans leur

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ensemble. De notre point de vue, même si on ne peut pas dire que partout et toujours c’est

le pouvoir qui dicte le devenir collectif, souvent, le pouvoir effectif détermine le cours du

devenir d’une société plus que la société elle-même, considérée comme un tout. Ensuite,

nous complétons notre définition générique du pouvoir en présentant une typologie des

quatre types de pouvoir. Sa particularité est d’être développée en ayant pour matériel de

réflexion la nature de l’imaginaire social-historique qui fait le phénomène. Cette nature est

pensée ici selon deux éléments essentiels : d’un côté, le fondement ou la source de la

signification, de l’autre, la cible ou la finalité de la signification. Soit le fondement de la

signification sociale et historique est assumée comme appartenant à la société elle-même

(c’est le principe des sociétés autonomes pour Castoriadis) soit il est masqué (sociétés

hétéronomes). Soit le pouvoir est tout entier tourné vers la réalisation d’un idéal de vie

sociale soit il vise pratiquement exclusivement le contrôle de l’effectivité. C’est ce

deuxième axe, qui est celui de l’intention que réalise la signification, que nous ajoutons au

premier identifié par Castoriadis. Le croisement de ces deux axes donne quatre types de

pouvoir : la démocratie (grecque et moderne), la tyrannie (qui inclut aussi la dictature), le

pouvoir autoritaire transcendant (les monarchies traditionnelles par exemple) et le pouvoir

autoritaire immanent (les totalitarismes ou, encore, le pouvoir dans les sociétés

contemporaines).

Une fois que sont cernés les éléments du phénomène du pouvoir, le contenu de l’imaginaire

social, le groupe qui le cristallise, le support qu’il reçoit des significations sociales prises

comme un tout, nous chercherons à dégager certaines des relations fondamentales dans

lesquelles il s’inscrit, à savoir celle qui existe nécessairement entre pouvoir et liberté, et

celle qui existe éventuellement entre pouvoir et violence. Le rapport qu’entretiennent le

pouvoir et la liberté est double. D’une part, elle est sa cible, et d’autre part elle est aussi

bien sa condition de possibilité. C’est que nous comprenons la liberté comme le « répondre

de soi » dont parlait Nietzsche. Répondre de soi, c’est agir en fonction de ce que l’on est.

L’exigence de répondre de soi constitue pour nous une condition de l’humanité comme

telle, quelles que soient par ailleurs les limitations effectives à sa manifestation. Dans cette

perspective, la liberté est de fait une dimension inaliénable de l’identité : agir

conformément à ce que l’on est ou croit être, c’est accomplir sa liberté. Pour ne pas qu’on

se méprenne toutefois sur le sens ultime de notre propos, il doit être clair qu’au regard de la

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théorie pensée comme théorie critique, c’est bien le projet d’autonomie soutenu par

Castoriadis qui est le plus important. Parce qu’il prend en compte la dimension collective

de la liberté, même et surtout ainsi comprise, il sert à la fois de principe discriminant des

types de pouvoir et de principe permettant de juger normativement des formes de

réalisation de la vie collective.

Si le rapport entre pouvoir et liberté un rapport nécessaire, le rapport entre pouvoir et

violence, lui, est variable. En fait, comme nous avons une compréhension large du pouvoir

et que son concept désigne aussi bien la tyrannie que la démocratie, la violence n’intervient

pas dans les déterminations du concept générique de pouvoir. Le pouvoir n’est pas en soi

violence, pas plus qu’il n’est mauvais, ni seulement répressif. Son mode opératoire n’est

pas forcément celui de la violence, bien que la violence puisse devenir effectivement son

principal mode d’exercice, au moins pendant un temps. Les circonstances dans lesquelles

cela advient mérite d’être examinées de près. Mais, pour autant que nous élaborons une

théorie générale du pouvoir, nous chercherons seulement à montrer que l’usage de la

violence dans la prise du pouvoir, dans son exercice ou son renversement, ne peut pas être à

priori considéré comme nécessaire. Par contre, le pouvoir s’exerce nécessairement selon

quatre modalités qui se trouvent abondamment discutées dans la tradition et dont nous

avons rendu compte dans la typologie que nous construisons des modes d’effectuation du

phénomène du pouvoir, soit l’action, la norme, la volonté et l’identité. Toutes ciblent la

liberté de l’individu, telle qu’on vient de la définir.

Plan de la thèse

Dans le premier chapitre, nous allons surtout traiter de la sociologie et de son objet, la

société en général. Si on accepte de conférer un sens large au terme de science, la

sociologie est une discipline scientifique. Elle comporte cependant plusieurs courants

internes concurrents, elle n’est pas monolithique, un seul paradigme n’y assure pas le

consensus. Il est par conséquent impossible de commencer un travail à caractère

sociologique (de l’étude de terrain à l’analyse théorique) sans, au préalable, se situer dans la

diversité constitutive de cette discipline. Il ne suffit pas de se revendiquer de la sociologie

pour résoudre la question du choix paradigmatique. Aussi, dans ce premier chapitre, nous

réaliserons une étape identifiée par Freund comme essentielle dans le cadre de la mise en

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œuvre d’une interprétation sociologique, à savoir « l’objectivation du chercheur ». Il s’agit

de rendre clairs les a priori normatifs et « ontologiques » de notre démarche. C’est à

l’intérieur de ce chapitre que nous allons reprendre à notre compte un certain nombre de

thèses de Castoriadis, principalement son ontologie du social-historique. Nous dégagerons

également les principes critiques de cette appropriation et soulignerons ce qui nous parait

fragile dans sa démarche, soit la circularité de l’opposition entre pouvoir instituant et

pouvoir institué, ainsi que l’insuffisance de l’opposition entre sociétés autonomes et

sociétés hétéronomes. La critique de la circularité sera reprise dans notre définition du

pouvoir et l’insuffisance de la seule opposition entre les sociétés autonomes et les sociétés

hétéronomes dépassée dans les typologies du pouvoir que nous construisons plus loin dans

la thèse.

Le second chapitre précède encore l’élaboration de notre concept de pouvoir. On y

discutera du politique, en le comprenant, avec Freund, comme une dimension de la nature

humaine. Toutefois, nous nous séparerons de lui sur un certain nombre de points importants

touchant à cette dimension du politique. De plus, bien que ce ne soit pas son objet principal,

Freund tient néanmoins à l’intérieur de son analyse de l’essence du politique un discours

théorique sur le concept de pouvoir qui nous permettra de considérer le pouvoir comme un

phénomène social en le liant nécessairement à un groupe d’hommes qui le porte et à un

support social large. Il suggère également de poser une distinction entre force et violence

que nous reprendrons à notre compte. Mais si nous reprenons tous ces éléments à notre

compte dans la suite de la thèse, on verra que nous critiquons le même Freund d’une part

pour sa conception faible des sociétés humaines et d’autre part pour son concept de fin

eschatologique. Avec la discussion précédente sur la nature de la société menée dans le

premier chapitre, au terme du second, tous les éléments seront en place pour comprendre le

pouvoir, le politique et la société sans entretenir de confusion entre chacun de ces concepts.

Les trois derniers chapitres exposent le noyau dur de notre théorie. Dans le troisième

chapitre prendra place une réflexion sur le concept générique de pouvoir qui a pour but de

fournir une définition complète du phénomène. Le chapitre déploie huit exposés. Les deux

premiers ont pour but de placer notre démarche dans le cadre des discours théoriques

portant sur le concept de pouvoir. On y évaluera principalement la pertinence d’une

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synthèse des perspectives institutionnelle et relationnelle et du projet d’établir l’essence du

pouvoir selon son sens classique. Le troisième exposé développera notre définition du

pouvoir. C’est alors que seront articulées les trois principales composantes de notre

définition, soit un imaginaire social-historique, un groupe porteur et un support social.

Cette définition provisoire sera complétée par les trois exposés suivants où l’on cherchera

d’abord à montrer que le pouvoir est un phénomène transhistorique, que la cible la plus

fondamentale de ce phénomène est la liberté de l’individu et que l’usage de la violence par

le pouvoir ne peut pas être une nécessité de son concept. En fait, l’usage de la violence

n’est ni exclu ni inclus au concept générique de pouvoir. Il est nécessairement contingent et

dépend à la fois du pouvoir et des résistances qu’il rencontre. Le septième exposé viendra

compléter la définition générique développée jusque-là, en présentant la typologie des

quatre modes d’effectuation du pouvoir. Le dernier distinguera le pouvoir, comme nous

l’avons défini, et l’État. Le quatrième chapitre porte quant à lui sur les différents types de

pouvoir et présente une typologie étayée à partir d’exemples empiriques concrets. Il s’agit

d’une étape importante puisqu’elle permet de faire ressortir des différences et des

distinctions que la réflexion sur le concept générique ne permettait pas de faire apparaître.

Nous y présentons d’abord notre typologie dans sa logique propre pour, ensuite, présenter

chacun de ses types en commençant par la démocratie et en enchaînant ensuite avec la

tyrannie. Afin de développer les deux autres types, le pouvoir autoritaire transcendant et le

pouvoir autoritaire immanent, une réflexion est menée sur le concept d’autorité,

principalement dans une discussion critique avec les travaux d’Arendt et de Kojève sur

cette question. L’objectif poursuivi est de dégager deux types d’autorité qui permettent

d’étayer les deux derniers types de la typologie. Le quatrième chapitre conclut en

présentant le type du pouvoir autoritaire transcendant. Le cinquième et dernier chapitre vise

à éclairer le quatrième type de pouvoir et se basera surtout sur l’exemple des sociétés

contemporaines (occidentales et « développées »). Tout en cherchant à étayer le quatrième

type, ce chapitre récupère, pour ainsi dire, notre objectif initial de rendre compte du pouvoir

dans le monde contemporain. Il montre les articulations du pouvoir autoritaire immanent à

partir de l’exemple précis du pouvoir à l’œuvre aujourd’hui, une version très schématique

étant donné que cela n’est pas l’objet principal de notre travail. Ce dernier chapitre demeure

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inscrit dans notre horizon théorique et ne se veut aucunement une analyse exhaustive et

complète des sociétés contemporaines, tout au plus en présente-t-il les prolégomènes.

Pour conclure cette introduction, il importe sans doute d’indiquer au lecteur un principe

méthodologique que nous avons mis en œuvre dans notre travail. Notre thèse est une

théorie du pouvoir. C’est la construction théorique de cet objet qui est le centre de ce que

nous avançons. Or, pour réaliser cette construction, nous avons constamment recours à

toutes sortes d’exemples historiques afin d’étayer certains éléments de notre théorie. En

utilisant ces exemples, nous ne prétendons pas enrichir leur compréhension historique.

Ceux-ci ne sont introduits dans le propos qu’afin d’illustrer notre construction. Il est

possible que notre manière de les exposer laisse penser que nous croyons maîtriser

l’ensemble des débats entourant leurs caractéristiques fondamentales. Ce n’est pas le cas.

Toutefois, pratiquement à chaque fois que nous présentons un cas historique et même si

nous ne le faisons pas explicitement –ce qui nous aurait précisément contraint à entrer dans

des débats de spécialistes – nous nous appuyons sur des analyses existantes d’historiens ou

de sociologues qui ont été reconnues comme interprétations possibles des phénomènes.

Enfin, on remarquera que nous avons adopté une attitude relativement neutre en face de

bien des questions qui se posent à notre présent. Cela pourrait heurter quiconque

s’attendrait à un résultat plus consistant d’une analyse sociologique qui, dans son

introduction (le premier chapitre), fait une large place à la théorie critique.

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Chapitre 1 Préambule épistémologique : sur la sociologie

et la société

L’interprétation sociologique ne reçoit pas toujours le même degré de reconnaissance que

les interprétations issues des sciences de la nature. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre

dire qu’elle souffre d’un défaut de scientificité, certains allant même jusqu’à la réduire à

une forme spécifique de littérature. Or, il n’en est rien. Il est vrai que, des points de vue

épistémologique et ontologique, il existe une différence significative entre les sciences

sociales, et la sociologie en particulier, et les sciences de la nature. La réalité que les unes et

les autres constituent en objet de connaissance est différente, au sens le plus radical du

terme. L’objet des premières, les individus humains qui vivent en société, n’offre pas à la

connaissance humaine les mêmes potentialités que le monde physico-chimique de la

matière. Le réel dans l’objet des premières est composé d’affects et de représentations,

voire d’autoreprésentations, et de relations, les relations de chaque individu aux autres qui

sont d’abord des relations significatives. Cette particularité fait en sorte que l’on ne peut

pas rendre compte de cet objet ou d’un de ses nombreux aspects en faisant appel aux outils

conceptuels et à la visée cognitive caractéristiques des sciences de la nature. Les sciences

sociales font naître un monde spécifique de connaissances qui mettent en jeu des objets, des

règles, des potentialités et des limites propres à leur champ. Elles sont complètes et n’ont

définitivement rien à envier à l’autre monde de la science.

La question de l’objectivité en sociologie est la porte d’entrée de notre travail. Une des

règles particulières à laquelle il importe de se soumettre lorsqu’on cherche à produire un

discours à prétention sociologique, et encore plus si la thèse a la forme d’un essai théorique,

est l’objectivation de ce que présuppose le chercheur. Nous sommes d’avis qu’en sciences

sociales le point de vue absolument objectif est impossible à atteindre. C’est pourquoi nous

posons qu’il est nécessaire d’objectiver les conditions subjectives de production d’un

discours à prétention sociologique. Il ne s’agit pas de rendre compte des préférences de

l’individualité, mais bien de celles de la subjectivité engagée dans un acte de connaissance

en rapport avec une société singulière et une discipline scientifique particulière, soit la

subjectivité du chercheur. Ainsi, le but n’est pas d’objectiver ses valeurs ou sa vision

personnelle du monde et de l’humain, mais plutôt de mettre en lumière les postures à priori

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du chercheur qui conditionnent l’orientation de son discours, les prémisses à partir

desquelles on peut décoder la prétention à la validité de ce même discours. Cette dimension

a priori oriente la recherche, les questions que l’on se pose et le regard que l’on porte sur

l’objet, mais n’allons pas penser que cela pourrait remplacer, de quelque manière que ce

soit, l’impératif de rigueur interne au discours sociologique. La première condition à mettre

en lumière est donc celle des préconçus normatifs précédant notre engagement dans un acte

de connaissance. En ce qui nous concerne, nous avons trouvé dans la conceptualisation du

projet d’autonomie sociale et individuelle de Castoriadis une sorte de synthèse de nos

présupposés, ce qui nous rattachera à la théorie critique postmarxiste. Reconnaître ce biais

normatif n’a pas pour effet de résoudre quoi que ce soit sur le plan de l’interprétation ou de

l’analyse du pouvoir par exemple. Il s’agit essentiellement de présupposés qu’il faut

admettre pour s’approprier le reste de notre analyse, mais qu’on peut très bien refuser par

ailleurs, au nom d’autres présupposés ou de faits les invalidant.

L’objectivation du chercheur constitue une étape méthodologique cruciale ne se limitant

pas à la reconnaissance des valeurs agissant comme a priori normatif. Elle implique aussi

de mettre en lumière la conception de la société comme objet cognitif possible. En effet, il

nous semble évident qu’il y a un lien inextricable entre la conception ontologique de l’objet

que l’on se donne à connaître et les potentialités cognitives qui peuvent ensuite en résulter.

Au cours du second exposé, nous allons attaquer, brièvement cependant, l’œuvre maîtresse

de Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, à l’intérieur de laquelle a été trouvée

une compréhension de l’être société tout à fait adéquate à nos représentations les plus

profondes sur cette question. Castoriadis n’est pas un personnage jouissant de la même

popularité que d’autres dans le champ des sciences sociales1. La thèse qu’il soutient

contient la proposition d’un horizon ontologique dans lequel concevoir l’objet société que

nous ferons nôtre au cours de cet exposé et pour le reste de notre analyse. C’est en partant

de cette ontologie et en entamant un dialogue avec elle que notre élaboration conceptuelle

sur la question du pouvoir prend tout son sens.

1 Nous n’avons pas d’explications de ce fait. On peut lire, pour trouver quelques réponses possibles à cet égard, la postface d’Enrique Escobar et de Pascal Vernay de Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique Séminaire 1986-1987, Paris : Éditions du Seuil, 2002.

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Au cours du dernier exposé, nous allons néanmoins questionner de manière critique la thèse

de Castoriadis, ce qui introduira notre problématique spécifique. Deux questions

principales y seront opérationnalisées, lesquelles constitueront en même temps les deux

objectifs théoriques principaux poursuivis tout au long du reste de la thèse. La thèse de

l’institution imaginaire de la société et, surtout, les travaux subséquents de Castoriadis,

contiennent un discours théorique sur le pouvoir. Le concept de pouvoir de Castoriadis

s’articule au sein d’un dispositif binaire et complémentaire, le pouvoir instituant (la société)

et le pouvoir institué (ce qu’elle institue pour se préserver, soit le politique). Outre le fait

évident que cette logique a pour effet de rendre non pertinente une conception du politique

distincte et non absorbée par ce même dispositif, la principale question que l’on peut poser

à ce duo conceptuel afin de rendre compte du pouvoir, est celle-ci : « est-on certain que le

pouvoir est toujours et inconditionnellement au service de la société ? » Il nous semble que

la conceptualisation du pouvoir chez Castoriadis peut faire naître une confusion et ne

parvient pas à créer de démarcations conceptuelles claires entre pouvoir, société et

politique, ce que nous tenterons de démêler au terme de notre travail. Notre intention n’est

pas de procéder à une critique systématique de Castoriadis. Nous cherchons seulement à

circonscrire un espace propre au pouvoir (tout court) qui viendrait se situer entre le pouvoir

instituant et le pouvoir institué. La nécessité de rectifier sa conception du pouvoir tient

aussi au fait que l’opposition centrale à laquelle il aboutit, à savoir celle qui existerait entre

les sociétés autonomes et hétéronomes, est sans doute insuffisante. C’est pourquoi nous

développerons dans le cadre de cette thèse une typologie plus complète (quatre types au

lieu de deux) qui placera au centre de la lecture non la société, comme le fait Castoriadis,

mais bien le pouvoir. Au terme de ce premier chapitre, les deux objectifs théoriques

poursuivis dans le reste de notre travail seront clairement posés.

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1. L’objectivation du chercheur : éthique et projet d’autonomie

Le complexe de l’objectivité

La sociologie mise de l’avant à l’intérieur de cette thèse n’a aucunement l’allure d’une

entreprise purement cognitive au sens où elle ne poursuivrait que la tâche de faire

progresser positivement le savoir de type sociologique. Certes, avec Durkheim qui postula,

dans Les règles de la méthode sociologique, la nécessité de traiter des faits sociaux comme

des choses ou, encore, avec Weber qui, dans Le savant et le politique, mit de l’avant le

présupposé opératoire de la neutralité axiologique2, on a cherché, à « l’origine

3 », à faire de

la sociologie une discipline scientifique de même nature que toutes les autres4. Or, cette

tendance originelle de la sociologie à faire siens les préceptes d’une science positive a été

mise en cause, entre autres, par Horkheimer (mais aussi Castoriadis5, Freitag

6 et bien

d’autres) qui a bien montré qu’il y a toujours des intérêts non scientifiques qui

conditionnent toute démarche se prétendant scientifique. C’était d’ailleurs là un des grands

2 Max Weber, Le savant et le politique, (1959), Paris : Union générale d’Éditions, 1963. Il est toutefois pertinent d’indiquer qu'Isabelle Kalinowski soutient, par la retraduction La Science, profession et vocation, suivie de son essai Leçons wébériennes sur la science et la propagande (France : Éditions Agone, 2005) que la traduction de Wertfreiheit par « neutralité axiologique » s’inscrivait dans une sorte de stratégie anti-marxiste. Pour rendre justice au propos de Weber, elle oppose { l’idée de neutralité axiologique celle de « non-imposition des valeurs ». Il ne serait alors pas question de ne pas en avoir ou de les combattre, mais de ne pas les imposer ce qui donne une autre allure à Weber. 3 Selon Mucchielli, l’idée des pères fondateurs de la discipline sociologique serait davantage un mythe qu’une réalité. Il y aura eu, bien plus, un contexte social et historique au sein duquel elle a progressivement émergé et elle ne fut pas portée par quelques héros (Mythes et histoire des sciences humaines, Paris : La Découverte, 2004). 4 Dans un texte portant sur la finalité de la connaissance sociologique, Raymond Boudon, grand nom du courant de l’individualisme méthodologique, construit une typologie des « postures » sociologiques qui se seraient formées tout au long du développement de la sociologie au cours des 19e et 20e siècles. Celles-ci s’étendraient au sein de quatre types possibles : le genre cognitif, le genre caméraliste, le genre critique et le genre expressif. (Raymond Boudon, « À quoi sert la sociologie », Cités, 10, 2002, rubrique « Grand article », p. 133-156). S’il accorde malgré tout une légitimité et un intérêt à tous les types dégagés au sein de son analyse, il est sans équivoque : « l’objectif cognitif étant toutefois le plus "naturel", pour la sociologie comme pour toute discipline s’affichant comme scientifique » (ibid., p. 153). Le programme de la sociologie serait lié, depuis son origine, au genre cognitif et ce dernier serait en déclin pour des raisons extérieures à la sociologie elle-même, soit parce qu’il y aurait eu, au cours du 20e siècle, une augmentation de la « demande sociale » des autres types. Ainsi, selon sa lecture, la sociologie ne saurait se distinguer des autres sciences, puisque « les démonstrations sociologiques sont rigoureusement de même nature que celles de n’importe quelle discipline scientifique » (ibid., p. 137). Il s’agit l{ d’une posture épistémologique envers laquelle nous éprouvons de sérieuses réserves. 5 Castoriadis, 1975, p. 30. 6 Freitag, 1986.

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objectifs qu’il a tenté d’insuffler à l’École de Francfort en héritant de sa direction7. « Ce qui

manque [à la science], disait-il, c’est la réflexion sur soi, la connaissance des mobiles

sociaux qui la poussent dans une certaine direction, par exemple à s’occuper de la lune et

aujourd’hui de Mars, et non du bien-être des hommes8. » La science, comme la technique,

n’est jamais neutre, bien que l’objet de la science (dites pure) soit, lui, d’une complète et

totale neutralité.

Les questions qui se posent dans un champ de connaissance ou dans un autre sont toujours

conditionnées par la société historique au sein de laquelle elles se posent et par laquelle

elles peuvent uniquement se poser. L’objectivité « absolue » est une position impossible

pour plus d’une raison. Il y a tout d’abord la subjectivité du chercheur elle-même qui la

rend impossible. Il a beau naviguer dans l’abstraction avec pensées et concepts afin de

rendre compte du réel ou de la réalité, il n’en demeure pas moins un être fait de chair, un

feu émotionnel, et un être socialisé par une société spécifique, conditions qui influencent

profondément tous ses raisonnements et toutes ses interprétations. La perspective qu’il

adopte n’est pas non plus atemporelle, coupée de tout référent culturel et historique, ou

« acontextuelle », coupée de tout repère symbolique-géographique. Elle est, au contraire, un

produit social-historique. L’objet typique aux sciences sociales et humaines, particulier et

distinct de celui des sciences de la nature, est le dernier élément rendant impossible la

position de l’objectivité « absolue » en sociologie9. Un objet capable de tenir un discours

7 Luc Ferry et Alain Renault, Présentation, Max Horkheimer, Théorie critique Essais, Paris : Payot, 1978. 8 Horkheimer, 1978, p. 356. 9 Cette question ne fait pas l’unanimité en sociologie et elle travaille en fait les sciences sociales depuis leur origine. Déj{, l’historien Droysen aurait inauguré l’élaboration d’une méthode interprétative vers 1850 (Julien Freund, Sociologie de Max Weber, Paris : PUF, 1966, p. 81) bien que ce soit plus clairement avec Dilthey, issu de la mouvance du romantisme allemand, que l’idée d’un objet propre aux sciences humaines et sociales fait son apparition. Comme l’explique Freund, « Il fut, à proprement parler, le premier à concevoir une épistémologie autonome de ces disciplines » (Julien Freund, Les théories des sciences humaines, Paris : PUF, 1973, p. 79). L’idée de la nécessité de deux épistémologies est donc aussi vieille que la sociologie elle-même. Dilthey ne s’accordait pas avec les vues de Spencer et Comte, défenseurs du positivisme, qui n’avaient pas spécifié le caractère particulier des sciences de l’homme par rapport aux sciences de la nature. Dilthey dira : « Les sciences humaines ne forment pas un tout constitué selon la logique, un tout dont la structure serait analogue à celle de notre connaissance de la nature; leur ensemble s’est développé tout autrement, et il est nécessaire que nous le considérions maintenant tel qu’il s’est historiquement développé » (Dilthey in Freund, 1973, p. 83). Freund résumera l’essentiel de ce qui est { retenir, pour notre propos, de Dilthey : « Sans entrer dans les détails des analyses qui, selon Dilthey, justifient cette position, il faut retenir qu’il y aurait "une démarcation entre le règne de la nature et le règne de l’histoire", de sorte que le globis intellectualis se diviserait en deux hémisphères, chacun groupant une catégorie de sciences en un tout original de relations de même type

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sur lui-même n’offre pas les mêmes possibilités cognitives que celles offertes par une roche

ou par un animal. Il conditionne une autre attitude cognitive, nettement différente de celle

caractérisant les sciences pures, à l’intérieur de laquelle neutralité et objectivité sont

propulsées sur un autre plan.

L’objectivation du chercheur

En suggérant que l’objectivité pure ou la neutralité axiologique n’est pas une option

souhaitable en sociologie, nous ne suggérons aucunement qu’il faille verser complètement

de l’autre côté et sombrer dans le relativisme nombriliste le plus insignifiant. Après tout, la

sociologie n’est pas un art ni un champ de possibilités poétiques, elle n’est pas littérature,

mais une discipline aspirant à la validité scientifique. Tout chercheur doit donc consentir à

admettre et à respecter certaines règles et certaines limites, sans lesquelles il ne serait tout

simplement plus « chercheur ». Au fil de ses recherches sur l’interprétation en sociologie,

Freund en est venu à suggérer une position offrant une première balise afin de limiter, sans

le nier, le subjectif inhérent à toute entreprise cognitive. Loin d’élever la neutralisation des

valeurs du chercheur en solution au problème, Freund suggère plutôt de faire de leur

reconnaissance formelle une des conditions de possibilité de l’objectivité en sociologie :

« L’objectivité consiste donc dans la reconnaissance par le sociologue des présuppositions

et des valeurs qui orientent sa recherche, à condition qu’il ne triche pas avec les règles de la

critique interne10

. » Il s’agit certainement là d’un pas fait en dehors de l’hermétisme de la

neutralité axiologique, mais il s’agit néanmoins d’un seul pas, et cela est insuffisant pour

avancer. Il ne suffit pas, en effet, de faire l’inventaire de nos valeurs personnelles comme

s’il s’agissait d’une liste d’épicerie. Une fois reconnue la nécessité d’admettre les valeurs

qui orientent la recherche, que reste-t-il à faire ? Suffit-il de mettre de côté ces valeurs et de

passer ensuite à l’analyse ? Nous sommes plutôt d’avis qu’il faut en dégager de véritables

conséquences épistémologiques. Il faut rendre ces valeurs « opérationnelles », c’est-à-dire

et chacun donnant lieu à un système de sciences authentiques et également positives » (Freund, 1973, p. 85). Notons aussi que l’effort de Dilthey fut critiqué { ses débuts, entre autres par Rickert et Windelband. Pour eux, il était inacceptable de fractionner la réalité. Leur solution passait par une classification des sciences, non { partir de l’objet, mais { partir des perspectives selon qu’elles ont pour objectif de connaître les lois du phénomène ou de le connaître dans sa singularité (Freund, 1966, p. 32-33). 10 Julien Freund, « De l’interprétation dans les sciences sociales », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXV, 1978(b), p. 235.

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qu’il faut établir un lien entre celles-ci et les règles internes au travail sociologique, sans

quoi l’exercice sera vain.

Poursuivant la réflexion sur l’interprétation en sociologie dans un texte traitant des

difficultés et des possibilités de l’analyse d’un objet fait de significations, Dumais nous

conduit sur une piste encore plus pertinente que le seul jeu des valeurs :

N'y aurait-il pas lieu d'examiner davantage l'activité même du théoricien qui

demeure une conduite humaine comme une autre, avec ses finalités, sa

structure et son dynamisme ? Il faudrait partir alors du fait que la théorie,

c'est une forme de vie. Et, dans le cas du sociologue, théoriser, c'est se

demander ce que la société signifie pour lui. C'est en même temps chercher

à savoir comment le théoricien produit ses activités, c'est-à-dire à quelles

règles du jeu il souscrit, lorsqu'il se met à discourir sur la société11

.

La tâche épistémologique de l’objectivation du chercheur se décompose en deux moments

importants. Il s’agit, dans un premier temps, de rendre clair ce que signifie la société pour

le chercheur, procédé moins évasif et permissif que de seulement admettre ses valeurs. Il

s’agit ensuite de mettre à jour les règles auxquelles le chercheur souscrit lorsqu’il tient sur

la société un discours à prétention sociologique. En ce qui a trait au premier point, il semble

important de voir qu’il y a en réalité deux degrés possibles accompagnant cette exigence,

dont la portée respective n’est pas du tout de même nature. Le premier degré, de nature

historique ou normative, est celui qui se tient dans le cadre d’un rapport effectif entre un

sociologue et sa société. C’est ce premier point que nous allons très bientôt aborder à partir

du projet d’autonomie soutenu par Castoriadis. Le second se situe, quant à lui, à un degré

proprement ontologique et consiste à faire porter l’interrogation sur le sens de l’être-société

en tant que tel. Je ne fais que l’indiquer ici, il sera question au prochain exposé de ce

deuxième sens de l’impératif lorsque l’ontologie du social-historique de Castoriadis sera

abordée. Disons que ce deuxième sens se dirige vers le deuxième objectif de l’objectivation

du chercheur mis en lumière plus tôt, à savoir rendre claires les règles auxquelles nous

adhérons. Nous croyons, en effet, qu’il y a une relation très serrée entre la conception

ontologique de l’être-société à partir de laquelle nous réfléchissons et les possibilités

cognitives s’offrant à la connaissance détaillée de cet objet tout comme des méthodes

possibles pour en rendre compte.

11 Alfred Dumais, Le sens de la théorie et la théorie du sens, Bibliothèque virtuelle de l’UQAC, 1982, p. 5.

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La question de la signification de la société pour le chercheur est potentiellement

problématique : « En sciences humaines, on en conviendra, dit Dumais, les intérêts des

théoriciens risquent de se démarquer assez difficilement des intérêts des idéologues. C'est

que dans ce cas plus qu'ailleurs, la théorisation relève, au fond, de l'éthique12

. » L’éthique

n’est pas la morale13

. La tâche de l’objectivation du chercheur n’est donc pas un prétexte

pour « exprimer » sa subjectivité, son expérience singulière ou sa vision « personnelle » du

monde, de l’homme et de la vie en société. Toutes les valeurs ne se valent pas quand il est

temps de relever cet impératif épistémologique. Certes, d’un point de vue subjectif, la

personne engagée dans un acte de connaissance doit absolument reconnaître et admettre les

valeurs qui guident sa recherche avant même de l’entreprendre, mais celles-ci doivent

néanmoins demeurer extérieures au procédé de recherche comme tel. La visée éthique, de

son côté, peut littéralement finaliser la connaissance sociologique, au sens précis de lui

octroyer une finalité. Telle que nous la concevons, la véritable sociologie n’est alors pas au

service de quelque puissance privée que ce soit, afin de participer à son développement ou à

sa rentabilité, et elle n’est pas davantage au service de n’importe quelle orientation

politique se présentant sur la place publique. La sociologie véritable est profondément

animée par une visée cognitive, sans laquelle elle perdrait toute pertinence et toute valeur.

Mais il nous semble important d’ajouter que cette visée doit aussi témoigner du

questionnement éthique accompagnant l’expérience démocratique s’étant manifestée à deux

reprises en Occident. Ce sera ici un a priori, notre premier postulat. Ce positionnement

12 Ibid., p. 19. 13 À ne pas confondre avec l’éthique { la carte de Lipovetsky ou avec toute autre logique impliquant la prolifération de codes déontologiques. Nous pourrions illustrer par un exemple cette distinction, en nous servant du cas de la laïcité qui a occupé, ici au Québec avec la commission sur les accommodements « raisonnables », le centre des débats publics en 2007 et encore avec le cours Éthique et culture religieuse ayant remplacé les cours d’enseignement religieux depuis peu. Il y a en effet entre la laïcité et l’éthique un état de parenté très proche. Contrairement { une idée que ses détracteurs laissent souvent entendre, la laïcité n’est pas l’incarnation de l’idéal social de ceux qui seraient athées. Un État athée imposerait sa morale « athée », bannirait toutes les religions et y enseignerait que la croyance est une forme élémentaire de maladie mentale (du côté plus extrémiste) ou la montrerait comme une forme d’art ou de création (du côté plus nuancé). Un État laïc est, au contraire, l’incarnation d’un principe éthique et son défi est de ne pas céder aux pressions des morales qui, d’ailleurs, assument mal d’être mises toutes sur un même plan, surtout pour la morale dominante dans un contexte toujours un peu plus multiculturel. L’éthique est la recherche constante d’une meilleure coexistence des différents alors que la morale en est seulement une proposition tranchée et définie, généralement indiscutable posant un « nous » et un « autre » de manière tranchée. La recherche d’une meilleure coexistence n’est pas non plus de même nature que le multiculturalisme qui abandonne devant la tâche de cette recherche et se replie vers le bas favorisant ainsi l’expression et l’effectuation de toutes les particularités.

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nous rattachera donc à la théorie critique, parce que c’est elle plus que toute autre qui a su

le mieux articuler la question éthique et la théorie au fil du temps sans souffrir d’un

complexe d’infériorité scientifique.

L’enjeu de la révolution

Depuis qu’elle se déploie dans le monde des sciences sociales, la théorie critique a toujours

été rivée, de près ou de loin, à la question éthique. En suspectant constamment ce qui est de

bloquer ce qui pourrait être, en cherchant toujours à démasquer les causes arbitraires de la

domination qui se font passer pour des vérités éternelles, elle avait toujours en vue le bien

commun14

. On le voit clairement dans l’œuvre de Marx, notamment dans son parti pris

avoué pour le socialisme et, même, dans la méthode et la stratégie discursive à l’œuvre

dans Le Capital, lorsqu’il utilise systématiquement des exemples de personnes concrètes

afin de montrer l’exploitation et la souffrance d’individus réels. Le questionnement éthique

traverse aussi l’ensemble des réalisations de l’école de Francfort sous la gouverne

d’Horkheimer, entreprise théorique qui fut nettement animée par une quête éthique. C’est

d’ailleurs en raison d’un souci de cette nature qu’Horkheimer en viendra à abandonner

l’horizon révolutionnaire du marxisme pour se tourner vers une attitude beaucoup plus

conservatrice (rien à voir avec le courant politique), où la sauvegarde du devenu historique

remplace le désir de révolution.

14 Selon Loïc Wacquant (La pensée critique comme dissolvant de la doxa, 2001, http://www.homme-moderne.org/societe/socio/ wacquant/pensecri.html), la notion de critique { l’origine de la philosophie renverrait { un premier sens, d’obédience kantienne, qui « désigne l’examen évaluatif des catégories et des formes de connaissance afin d’en déterminer la validité et la valeur cognitives ». La critique a ici l’allure d’un questionnement épistémologique. La deuxième acception est d’obédience marxienne, elle « pointe les armes de la raison vers la réalité sociohistorique et se donne pour tâche de porter au jour les formes cachées de domination et d’exploitation qui la façonnent afin de faire apparaître, en négatif, les alternatives qu’elles obstruent et excluent ». Pour Wacquant, l’idéal n’est pas tant l’un ou l’autre de ces pôles que leur synergie : « La connaissance des déterminants sociaux de la pensée est indispensable pour l’affranchir un tant soit peu des déterminismes qui pèsent sur elle (comme sur toute pratique sociale) et donc pour la rendre capable de nous projeter mentalement hors du monde tel qu’il nous est donné de sorte { inventer concrètement des futurs autres que celui qui est inscrit dans l’ordre des choses. Bref, la pensée critique est celle qui nous donne les moyens de penser le monde tel qu’il est et tel qu’il pourrait être ». Freitag, lui, ancrerait davantage l’origine de la théorie critique chez Hegel : « Comprise dans la perspective qui lui a été donnée par Hegel, l’approche critico-dialectique se présente ainsi globalement comme une "épistémologie" de la pratique en général, à caractère phénoménologique et herméneutique » (Freitag, 1986, p.25), un sens qui correspond au 2e type relevé par Wacquant et qui intègre aussi l’essentiel du premier sens.

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Pendant longtemps, l’idée de révolution (comme processus de transformation radicale de la

société vers le mieux) a été au centre de l’approche critique, et elle était conçue comme une

sorte de passage nécessaire pour toute entreprise d’amélioration du genre humain et de la

vie en société. Marx, par exemple, la voyait advenir « naturellement » à la jonction du

déploiement des processus contradictoires du capitalisme. Elle réalisait même, à l’intérieur

de sa théorie, une sorte de fonction rédemptrice et nécessaire. Toutefois, avec la trajectoire

effectivement prise par la « révolution » des bolcheviques, avec Lénine et Staline, elle a

perdu son auréole de noblesse dans une bonne partie de la tradition postmarxiste, et chez

Horkheimer en premier lieu. C’est ainsi que l’idée d’une transformation radicale de la

société par la révolution a été abandonnée et balayée en dehors de l’horizon théorique de

l’école de Francfort15

. Voyons justement comment Horkheimer exposa le problème au sein

d’un texte tardif :

C’est ainsi que notre nouvelle théorie critique en est venue à ne plus militer

en faveur de la révolution, pensant qu’après la chute du national-socialisme,

la révolution conduirait aussi dans les pays de l’Ouest à une nouvelle forme

de terrorisme, à un nouvel état de chose effroyable. Il vaut bien mieux, sans

arrêter le progrès, conserver ce que l’on peut estimer de positif, comme par

exemple l’autonomie de la personne individuelle, l’importance de

l’individu, sa psychologie différenciée, certains aspects de la culture;

préserver dans ce qui est nécessaire et que nous ne pouvons pas empêcher,

ce que nous ne voulons pas perdre : à savoir l’autonomie de l’individu16.

Ainsi, il ne s’agirait plus, selon cette réorientation du point de vue utopique, de viser une

transformation radicale de la société, de la transformer de fond en comble afin de l’asseoir

sur de nouvelles fondations, mais plus modestement et plus réalistement de s’assurer de ne

pas perdre ce que l’humain possède de meilleur dans ce qui est historiquement advenu, à

15 Comme l’explique bien Ferry et Renault, Horkheimer était coincé dans une sorte de dilemme : « Tout le problème, pour Horkheimer, est en effet de savoir si la critique de la raison doit rester la critique d’une forme de la raison au nom d’une raison plus consciente d’elle-même (on en demeurerait à la notion marxiste d’une critique des idéologies et on pourrait conserver la tâche théorique des années 30 et son jeu pratique), ou si l’on doit mener une critique de la raison en soi – ce qui impliquerait un abandon de l’identification de la raison instrumentale comme raison bourgeoise, historiquement située, et contraindrait, en inscrivant le totalitarisme dans l’essence même de la raison, { revoir radicalement l’horizon pratique (la révolution comme contribution nécessaire { la rationalisation du réel) » (Ferry et Renault in Horkheimer, 1978, p. 37). Au terme de sa trajectoire, Horkheimer finira par pencher en faveur de la deuxième solution, l’horizon d’une transformation révolutionnaire de la société sera donc abandonné. 16 Horkheimer, 1978, p. 359.

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savoir l’autonomie des personnes réelles (et l’ensemble des dispositions institutionnelles

qui la rendent possible); voilà à quoi la théorie critique devrait, selon Horkheimer, servir.

Toutefois, sans rien enlever à la valeur de l’œuvre d’Horkheimer, il faut ajouter qu’il y a

une insuffisance à cette position, que nous qualifierons amicalement de conservatrice, et

celle-ci n’est pas de nature épistémologique, mais elle se manifeste surtout sur un plan

« stratégique ». Il faudra bien, tôt au tard, se décider à éteindre le feu qui brûle notre

demeure au lieu de seulement se concentrer à sauver les meubles qui méritent d’être sauvés.

Oui, il faut « sauver » ce qui mérite d’être sauvé dans ce qui est. Il est certain qu’il est

impossible de faire table rase pour repartir à neuf, comme le disait Castoriadis; ce serait

néanmoins avec les objets de la table qu’il faudrait tout raser. Toutefois, l’imaginaire

social-historique du capital, lequel sera abordé en profondeur plus loin dans la thèse,

s’incruste toujours plus profondément au sein de chaque parcelle de la réalité sociale,

poussant en avant les tendances sociétales qui menacent les acquis collectifs, comme de

grands vents qui attisent le feu dévastant la forêt. De réforme en réforme, parviendra-t-on à

mettre un frein à l’incendie qui menace notre condition ou ne risquons-nous pas de

travailler perpétuellement, à vide, à éteindre un foyer pendant que deux autres émergent

dans notre dos ? Comment sauver l’autonomie des personnes sans combattre directement,

de front, les tendances sociales qui la menacent, sans mettre à jour le mensonge sous-

tendant les « vérités » qui l’alimentent ?

Castoriadis et le projet d’autonomie

Il existe une autre voie dans la tradition postmarxiste n’ayant pas rompu avec la croyance

en une possibilité de transformation révolutionnaire de la société et elle est développée à

l’intérieur de l’œuvre de Castoriadis. C’est cette voie que nous empruntons de nouveau.

Comme le dit Gérard David, « à la différence de beaucoup, Castoriadis abandonne le

marxisme parce qu’il maintient fermement l’exigence révolutionnaire17

». Pour Castoriadis,

le sort de la révolution socialiste en Russie n’annonce pas celui de toute révolution de

même que le destin de toute théorie révolutionnaire n’est pas prescrit par celui du

17 Gérard David, Cornelius Castoriadis Le projet d’autonomie, Paris : Éditions Michalon, 2000, p. 37.

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33

marxisme18

. Après avoir fait le bilan critique du marxisme, il pose la question : « Si ce que

nous disons est vrai; si non seulement le contenu spécifique du marxisme comme théorie

est inacceptable, mais l’idée même d’une théorie achevée et définitive est chimérique et

mystificatrice, peut-on encore parler d’une révolution socialiste, maintenir le projet d’une

transformation radicale de la société19

? » La réponse qu’il apporte à cette question est

positive, le projet révolutionnaire peut se maintenir en dehors du marxisme et sans une

théorie historique totalisante.

Selon lui, la théorie n’est pas un savoir absolu, mais une « tentative toujours incertaine de

réaliser le projet d’une élucidation du monde20

», une praxis. La praxis est une activité

consciente et lucide, mais elle ne se veut pas l’application d’un savoir complet et total21

.

Exiger que le projet révolutionnaire soit fondé sur une théorie complète,

c’est donc en fait assimiler la politique à une technique, et poser son

domaine d’action – l’histoire – comme objet possible d’un savoir fini et

exhaustif. Inverser ce raisonnement, et conclure de l’impossibilité d’un tel

savoir à l’impossibilité de toute politique révolutionnaire lucide, c’est

finalement rejeter toutes les activités humaines et l’histoire en bloc, comme

insatisfaisantes d’après un standard fictif22.

Défendre le projet d’autonomie, chercher des voies pour l’amélioration de la vie collective

n’est pas une tâche pour laquelle il existerait un plan d’action défini une fois pour toutes.

Afin de cerner l’originalité de la position révolutionnaire de Castoriadis, il importe de faire

intervenir une opposition qui joue un rôle fondamental à l’intérieur de sa théorie, soit

l’opposition entre les sociétés autonomes et les sociétés hétéronomes, laquelle occupera,

tout au long de la thèse, une place centrale dans notre questionnement : « J’appelle cet état

de la société hétéronomie, dira-t-il; le heteros, l’autre, qui a donné la loi n’est personne

d’autre que la société instituante elle-même laquelle doit, pour des raisons très profondes,

18 Castoriadis, 1975, p. 17. 19 Castoriadis, 1975, p. 105. La première partie de L’institution imaginaire de la société constitue une magnifique synthèse de ce bilan. 20 Ibid., p. 110. 21 « La praxis est, certes, une activité consciente et ne peut exister que dans la lucidité; mais elle est tout autre chose que l’application d’un savoir préalable (…). Elle s’appuie sur un savoir, mais celui-ci est toujours fragmentaire et provisoire. Il est fragmentaire, car il ne peut y avoir de théorie exhaustive de l’homme et de l’histoire; il est provisoire, car la praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel » (ibid., p. 113). 22 Ibid., p. 111.

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occulter ce fait. J’appelle autonome une société qui non seulement sait explicitement

qu’elle crée ses lois, mais qui s’est instituée de manière à libérer son imaginaire radical et à

être capable d’altérer ses institutions moyennant sa propre activité réflexive et

délibérative23

. » Les sociétés hétéronomes seraient pratiquement la norme alors que les

sociétés autonomes seraient plutôt des exceptions historiques. Il n’y aurait que deux

expériences humaines de ce genre de société, la démocratie athénienne de la Grèce antique

et les démocraties de la Renaissance européenne. Castoriadis accorde une importance si

grande à la première branche de l’opposition qu’il va même jusqu’à lui concéder, nous le

verrons au prochain exposé, une place spécifique dans la chaîne des « étants », puisqu’elle

transformerait les données du pour soi de la société. Les sociétés hétéronomes

caractériseraient alors toutes les autres formes sociales ayant existé au cours de l’histoire de

l’humanité. Le projet révolutionnaire de Castoriadis est celui d’une société autonome,

autonomie de la société et des individus qui la composent, orientant et limitant ainsi les

possibilités de transformations radicales « légitimes » de la vie sociale.

Ce projet n’a donc rien à craindre des tangentes « révolutionnaires » ayant meublé l’histoire

des deux derniers siècles, parce qu’il présuppose quelque chose que les professionnels de la

révolution ont trop souvent nié : « Ce que nous appelons politique révolutionnaire est une

praxis qui se donne comme objet l’organisation et l’orientation de la société en vue de

l’autonomie de tous [j.s.] et reconnaît que celle-ci présuppose une transformation radicale

de la société qui ne sera, à son tour, possible que par le déploiement de l’activité autonome

des hommes24

. » Si la politique révolutionnaire de Castoriadis se distancie nettement des

délires révolutionnaires effectifs, il faut aussi ajouter qu’il ne se rapproche pas pour autant

d’une des dimensions de la médiocrité de la vie propre aux sociétés développées du monde

contemporain. Le projet d’autonomie n’est pas un projet de libération des individus pour

qu’ils puissent s’observer le nombril jusqu’à l’insignifiance totale, c’est d’abord et avant

tout un projet collectif. « La conception que nous avons dégagée montre à la fois que l’on

23 Cornelius Castoriadis, Le Monde morcelé ; les carrefours du labyrinthe III, Paris : Seuil, 1990, p. 183. 24 Castoriadis, 1975, p. 115.

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ne peut vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous, et que sa réalisation ne peut se

concevoir pleinement que comme entreprise collective25

. »

Le projet d’autonomie conceptualisé par Castoriadis n’est pas une idée ou un système

significatif-normatif qu’il suffirait de plaquer sur la pratique sociale pour qu’il se réalise.

C’est un projet au sens où il ne peut jamais être réalisé une fois pour toutes et il ne se

résume pas non plus à l’existence d’une institution; il doit être constamment réactualisé. Il

ne peut refermer la clôture ouverte à l’interrogation critique et réflexive de la vie sociale,

individuelle et politique qu’il rend possible et qui le caractérise. « La révolution socialiste

vise la transformation de la société par l’action autonome des hommes, et l’instauration

d’une société organisée en vue de l’autonomie de tous. C’est un projet. Ce n’est pas un

théorème, la conclusion d’une démonstration indiquant ce qui doit inéluctablement arriver;

l’idée même d’une telle démonstration est absurde. Mais ce n’est pas non plus une utopie,

un acte de foi, un pari arbitraire26

. » Le projet d’autonomie à l’échelle sociale ne consiste

donc pas en l’instauration d’un principe parfait qui règlera tous les problèmes possibles

pour tout le temps. Il n’est pas non plus « fondation » au sens d’Arendt27

. C’est encore

moins un paradis terrestre qui impliquerait la passivité pour l’éternité. L’autolimitation est

une tâche perpétuellement à reprendre, elle ne possède d’autre garantie que de

constamment s’exercer.

Alors que les sociétés contemporaines glissent de plus en plus vers une forme inédite

d’hétéronomie, le projet d’autonomie devient un horizon normatif définitivement pertinent

parce qu’il dépasse le stade simple de l’objectivation du chercheur identifié par Freund au

cours de ses recherches sur l’interprétation en sociologie. Il ne s’agit pas seulement de

reconnaître les valeurs qui guident le chercheur dans sa recherche, mais de finaliser la

recherche elle-même par la question éthique. Ce n’est plus une question d’a priori à la

recherche, mais, plus impliquant, une finalité. Pendant que d’autres font des travaux pour le

compte de tel ou tel organisme communautaire, public, parapublic ou privé, nous avons

décidé, ici, de faire des travaux pour le compte de l’idéal éthique compris précisément

comme cette quête individuelle et collective d’autonomie qu’est la démocratie. Nous

25 Ibid., p. 159. 26 Ibid., p. 141. 27 Voir Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris : Gallimard, 1967.

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n’allons pas produire un manifeste pour l’autonomie, ni élaborer un plan d’action des

étapes à suivre pour transformer la société ou pour que ce projet y fleurisse de nouveau.

Notre parti pris se reflètera plutôt dans la place qui lui sera octroyée sur un plan théorique à

travers le type du pouvoir démocratique que nous développerons au quatrième chapitre.

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2. L’ontologie du social-historique ou de la société

Il y a selon nous un lien inextricable entre la conception ontologique de l’objet que l’on se

donne à connaître et les potentialités cognitives que ce même objet est susceptible de

comporter. Les règles auxquelles il est possible d’adhérer lorsque l’on tient un discours ou

lorsque l’on fait une analyse à prétention sociologique sont aussi profondément influencées

par cette représentation théorique, qu’elle soit consciente ou non, objectivée ou non.

L’objectivation du chercheur est une étape méthodologique qui doit impliquer davantage

que la seule reconnaissance des valeurs guidant le chercheur dans sa recherche; elle doit

aussi impliquer une objectivation de la conception ontologique de l’objet que l’on se donne

à connaître. Par exemple, le fait d’établir des liens généalogiques entre la vie sociale des

chimpanzés et la vie politique humaine (Wall, Duverger28

) ou le fait d’identifier le politique

à l’espace qui se crée dans la rencontre d’êtres, libres et égaux, tournés vers l’action

(Arendt29

) ne témoigne pas seulement d’une analyse différente ou de différentes options de

valeur précédant ces travaux respectifs. L’existence de ces deux thèses diamétralement

opposées témoigne plutôt d’une compréhension a priori littéralement différente de la

spécificité humaine.

La position du projet d’autonomie soutenue par Castoriadis nous a permis de réaliser la

première facette de l’objectivation du chercheur ayant trait aux valeurs sans donner un ton

trop subjectif à notre propos. C’est aussi dans ses travaux que nous avons trouvé une

conception ontologique de l’être-société adéquate à nos préoccupations et absolument

stimulante pour l’établissement de nos questions. C’est avec lui que nous avancerons sur

les sentiers d’une théorie de la société agissant comme un « opérateur » à l’intérieur de

notre propre trajectoire théorique vers le pouvoir. C’est à l’intérieur de ce vaste champ

théorique, en rapport à la thèse de l’institution imaginaire de la société, que nous allons

déployer notre propre analyse théorique du concept de pouvoir. Castoriadis regrette la

manière traditionnelle de penser la réalité de la société. Selon lui, on a rarement réfléchi à

cet objet spécifique en le considérant pour lui-même, il a toujours fini par trouver son sens

dans une quelconque extériorité. « Ainsi, disait-il, l’objet en question, l’être propre du

28 Frans B. M. de Waal, La politique du chimpanzé, France : Éditions Odile Jacob, 1995. Maurice Duverger, Introduction à la politique, Paris : Gallimard, 1964, p. 32. 29 Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, (1961) Paris : Calmann-Lévy, 1983.

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social-historique, s’est trouvé constamment déporté vers autre chose que lui-même, et

résorbé par celui-ci30

. » Il a choisi d’aller à l’encontre de cette attitude générale sur la

société pour nous en offrir une compréhension selon son être et sa nature propres, ce dont

nous allons brièvement traiter au cours de cet exposé.

Ce que la société n’est pas

Une manière toujours efficace d’opérer la délimitation théorique d’un objet consiste

d’abord à définir ou, du moins, à circonscrire certains aspects ou certaines dimensions de ce

qu’il n’est pas. Ce mouvement permet de réduire l’horizon virtuel dans lequel saisir la

définition dudit objet et d’éliminer ainsi certaines avenues trompeuses pouvant nuire à sa

compréhension. Bien que les références auxquelles renvoient le discours de Castoriadis ne

soient pas toujours explicitement données, on peut souligner ici qu’il rejette en bloc les

conceptions de la société de Durkheim et de Weber. Ainsi, le premier élément à inscrire

dans l’espace négatif du concept de société soutenu par Castoriadis est la notion de sujet31

.

Un deuxième élément ne devant pas être identifié à la réalité de la société est le résultat de

l’interrelation empirique des individus32

. Et pour compléter ce tableau négatif, il faut

ajouter que la société ne se réduit pas davantage au sens visé par les individus comme le

soutient Weber. « Le monde social-historique est monde de sens – de significations –, et de

sens effectif qui ne peut pas être pensé comme une simple "idéalité visée", qui doit être

porté par des formes instituées, et qui pénètre jusqu’à ses tréfonds le psychisme humain, le

modelant de façon décisive dans la presque totalité de ses manifestations repérables. Sens

effectif ne veut pas dire forcément (et même : ne veut jamais dire exhaustivement) sens

pour un individu33

. »

Aucun de ces horizons n’est adéquat afin d’assoir la réalité de la société. Comme l’explique

Castoriadis : « la difficulté est de comprendre que lorsque nous parlons de social-

historique, par exemple, nous ne visons ni un substantif, ni un adjectif, ni un adjectif

30 Castoriadis, 1975, p. 251. 31 À cet égard Castoriadis disait simplement : « La société n’est ni chose, ni sujet, ni idée – et pas davantage collection ou système de sujets, de choses et d’idées » (ibid., p. 267). 32 « L’inter-subjectif, disait Castoriadis, est, en quelque sorte, la matière dont est fait le social, mais cette matière n’existe que comme partie et moment de ce social qu’elle compose, mais qu’elle présuppose aussi » (ibid., p. 160). 33 Castoriadis, 1990, p. 62.

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substantivé; que l’imaginaire social n’est ni substance, ni qualité, ni action, ni passion; que

les significations imaginaires sociales ne sont ni représentations, ni figures ou formes, ni

concepts34

. » Si on comprend bien le sens de cette difficulté, elle en appelle à une autre

manière de penser à la réalité de la société, et même à l’ « être ». Il nous faut nous

débarrasser d’une pensée par gradation, à laquelle la tradition philosophique nous a habitué.

Les strates de pour soi

Le travail de Castoriadis cherche à octroyer un ordre de réalité propre à la société ou au

social-historique. Ce leitmotiv conduit ni plus ni moins à remettre en cause l’acceptation

traditionnelle du sens de « être » et va donc, en un sens, à contre-courant de la tradition

philosophique. Castoriadis explique que, depuis Aristote, la tradition a pratiquement

toujours consenti à une seule sorte d’être, lequel est gradué sur une échelle de complexité :

« La visée de ce sens comme un commandera aussi toute la philosophie ultérieure, ce qui

conduira, presque toujours, à traduire les différences de sens de : être par des gradations de

la qualité d’être ou de l’"intensité ontologique" reconnue aux types d’étants

correspondants35

. » L’acceptation traditionnelle du sens de « être » est au centre de

l’ontologie héritée au sein de laquelle, toujours selon Castoriadis, s’inscrit la grande

majorité des discours philosophiques ayant occupé l’histoire humaine.

Si l’on décide de considérer le social-historique pour lui-même; si l’on

comprend qu’il est à interroger et à réfléchir à partir de lui-même; si l’on

refuse d’éliminer les questions qu’il pose en le soumettant d’avance aux

déterminations de ce que nous connaissons ou croyons connaître par ailleurs

– alors on constate qu’il fait éclater la logique et l’ontologie héritée. Car on

s’aperçoit qu’il ne tombe pas sous les catégories traditionnelles, sauf

nominalement et à vide, qu’il force plutôt à reconnaître les limites étroites

de leur validité, qu’il permet d’entrevoir une logique autre et nouvelle et,

par-dessus tout, force à altérer radicalement le sens de : être36.

Castoriadis rend compte de l’essentiel de l’ontologie de l’un par la logique ensembliste-

identitaire, logique qui renvoie d’une certaine façon au langage des mathématiques et que

Castoriadis établit à partir de Neumann (pour la dimension identitaire) et de Cantor (pour la

34 Castoriadis, 1975, p. 532. 35 Ibid., p. 253 (note de bas de page). 36 Ibid., p. 254.

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40

dimension ensembliste)37

. Par cette logique, on définit, on découpe en catégories et on

regroupe les éléments identifiés dans des ensembles toujours plus vastes. C’est par le biais

de cette logique que se sont mises en forme les images par lesquelles la société a

généralement été présentée (voir plus haut). Toutefois, le mode d’être de la société ne se

révèle pas par cette logique ensembliste-identitaire, mais plutôt grâce à la notion de magma.

« Nous visons le mode d’être de ce qui se donne avant imposition de la logique identitaire

ou ensembliste; ce qui se donne ainsi dans ce mode d’être, nous l’appelons magma. (…) Un

magma est ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations

ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par

composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations38

. » De plus, même si sur un

plan ontologique la question du social-historique conduit à comprendre que celui-ci est au-

delà de la logique ensembliste-identitaire, il n’en demeure pas moins pour autant que cette

logique est toujours à l’œuvre au sein d’une société. Il est pratiquement impossible pour

une société de se manifester autrement que par et dans cette logique, par l’institution du

legein et du teukhein, le premier renvoyant au langage et au « représenté » social, le second

au « faire social »39

. C’est, en un sens, ce que toujours une société institue.

La société n’est pas un sujet, un résultat empirique ou une somme d’interprétations

individuelles. Pour comprendre la spécificité de l’être-société, il faut suivre un autre chemin

(que l’être conçu comme « un »), chemin que Castoriadis balise avec la logique des « pour

soi ». Énoncé le plus simplement possible, un pour soi se résume par trois caractéristiques

essentielles et trouve dans le vivant sa forme en quelque sorte archétypale : « Résumons

encore les trois idées principales, disait Castoriadis : le vivant est pour soi en tant qu’il est

auto-finalité, qu’il crée son monde propre, et que ce monde est un monde de

représentations, d’affects et d’intentions40

. » On comprend facilement que le monde

inanimé de la matière n’entre pas dans la logique des strates de pour soi. Il y a en fait quatre

ordres ou strates de pour soi selon Castoriadis41

. Outre la société et bien avant elle, il y a le

vivant que nous avons évoqué. Celui-ci s’autonomise de son environnement. Mais en

37 Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris : Éditions du Seuil, 1978, p. 203. 38 Castoriadis, 1975, p. 497. 39 Ibid., p. 262. 40 Castoriadis, 1990, p. 247. 41 Ibid., p. 240-241.

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même temps qu’il génère littéralement son monde intérieur propre, qu’il est avant tout

« pour lui-même », il s’ouvre sur le monde extérieur. Sa relative clôture sur lui-même est

inséparable de son ouverture sur son milieu. Il participe aussi à tous les autres pour soi bien

que ceux-ci ne reçoivent pas de lui leurs déterminations. Les trois autres pour soi sont la vie

psychique, l’individu social et, finalement, la société.

Ouvrons une parenthèse. Castoriadis identifie aussi deux autres dimensions comportant une

spécificité les empêchant d’entrer sans discussion dans ces quatre strates. Les quatre strates

que nous venons de voir sont, selon les mots mêmes de Castoriadis, du « simplement réel ».

Il existe toutefois des occasions historiques où le sujet et la société ne sont pas à priori

donnés, mais où ils sont plutôt fruits d’un processus conscient, voulu, intentionné et tourné

vers l’autonomie, où ils sont, finalement, des créations sociales historiques originales et

singulières, des projets, dont celui de sujet humain et de sociétés autonomes. « Ce sujet, la

subjectivité humaine, est caractérisé par la réflexivité (qu’il ne faut pas confondre avec la

simple « pensée ») et par la volonté ou capacité d’action délibérée, au sens fort du

terme42

». Ce sujet ne serait pas une fatalité pour tout humain, il serait un projet nécessitant

un investissement actif. Il est certainement favorisé (et non rendu possible) à l’intérieur des

sociétés autonomes qui ont, elles aussi, une place particulière dans cet édifice. Parce

qu’elles sont maîtres et sources de la signification qui les fait, parce qu’elles ont une

emprise sur leur imaginaire instituant, parce qu’elles questionnent leurs propres lois dans le

mouvement normal de leur vie sociale, lesquelles peuvent être niées, transformées ou

reconduites, les sociétés autonomes ne sont pas seulement mues par les attributs du pour soi

fonctionnant pour tous les autres (l’autoconservation, l’autocentrisme, et la construction

d’un monde propre), mais réalisent aussi tout cela en ayant conscience de le faire et en

l’orientant dans une direction spécifique, soit l’autonomie de tous. Ainsi, on ne trouvera pas

à l’état naturel une société démocratique et l’autonomie individuelle, ce sont des projets

contenant une dimension idéale ayant besoin d’être assumée comme telle pour devenir des

réalités.

Quels sont la principale conséquence et le principal intérêt de concevoir ainsi les quatre

pour soi ? L’objectif n’est pas banalement d’opérer des catégorisations pour le plaisir. En

42 Ibid., p. 241.

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42

isolant des strates de pour soi distinctes les unes des autres, Castoriadis veut indiquer que

tout effort de connaissance devra déployer des méthodes convenables et adéquates à chaque

strate. De plus, en tant qu’ordre de réalité spécifique, ces strates commandent chacune leur

propre méthode ne pouvant être immédiatement transposable dans un autre ordre sans une

adaptation à la particularité de ce dans quoi elle serait transposée. C’est sans doute là un des

intérêts majeurs de cette compréhension philosophique de la réalité de la société, dont le

portrait n’est toutefois encore que superficiel. Poursuivons cette brève enquête sur les

chemins qu’emprunte cette théorie afin d’en mieux saisir toute la portée.

Société et psyché

Notre objectif est de saisir les principales déterminations conceptuelles dont est affecté le

concept de société soutenu par Castoriadis. Ce qui doit être précisément compris au terme

de cet exposé est la signification de l’expression « l’institution imaginaire de la société »

ainsi que ses implications. Pour y parvenir, il faut passer par une articulation des pour soi

de la psyché, de la société et de l’individu social, dont l’interrelation est essentielle pour

comprendre la nature spécifique de l’être société. On l’a vu plus tôt, ces strates ne sont pas

seulement des degrés de complexité différents d’un même être. Certes, elles s’emboîtent

sous une forme que l’on pourrait comparer à l’emboîtement des poupées russes. Les strates

de la psyché, de l’individu social et de la société présupposent celle de la vie et celles de

l’individu social et de la société présupposent aussi celle de la psyché. Toutefois, là s’arrête

la valeur de l’image. Car chaque strate n’est pas un « même » seulement affecté de

paramètres différents sur un critère particulier (la grosseur de la poupée). La société et

l’individu social ont beau présupposer la vie et la psyché, ils ne reçoivent pas pour autant

de ces strates leur détermination, leur orientation ou leur contenu.

L’institution imaginaire de la société se comprend néanmoins à partir d’une articulation

serrée entre société et psyché. C’est de cette opposition que résulte l’individu ou le sujet

social, une création par modelage partiel, mais néanmoins toujours assez complète, de la

(ou des) psyché par la société, la socialisation, c’est-à-dire le dressage de psychés en des

êtres historiques. Une part importante de l’institution imaginaire de la société se comprend

comme l’institution d’individus sociaux par une socialisation de leur psyché, bien que

d’autres éléments, auxquels nous reviendrons, soient aussi à prendre en compte.

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43

Demeurons pour l’instant avec la psyché. Castoriadis définit la psyché comme une

« capacité originaire de faire surgir des représentations43

».

Tout comme le social-historique, la psyché souffrirait aussi de ne pas avoir reçu un

traitement pour elle-même à l’intérieur de la tradition.

Ainsi aussi, représentation, imagination, imaginaires n’ont jamais été vus

pour eux-mêmes, mais toujours référés à autre chose – sensation,

intellection, perception, réalité –, soumis à la normativité incorporée à

l’ontologie héritée, amenés sous le point de vue du vrai et du faux,

instrumentalisés dans une fonction, moyens jugés sur leur contribution

possible à l’accomplissement de cette fin qu’est la vérité ou l’accès à l’étant

véritable, l’étantement étant (ontôs on)44.

Castoriadis ne nie pas les dimensions habituelles servant de base à la réflexion portant sur

la psyché, telle, à titre d’exemples, la psyché comme réceptivité des impressions ou, encore,

comme capacité d’être affectée par, mais il maintient cependant que la dimension

primordiale est la psyché comprise comme capacité ou faculté de représenter. Ne nous

trompons pas, il ne s’agit pas de représenter significativement, il faut plutôt comprendre ce

« représenté » comme pure mise en images. « La psyché, disait Castoriadis, est un formant

qui n’est que dans, et par ce qu’il forme et comme ce qu’il forme; elle est Bildung et

Einbildung – formation et imagination –, elle est imagination radicale qui fait surgir déjà

une "première" représentation à partir d’un rien de représentation, c’est-à-dire à partir de

rien45

. » La représentation signifie donc ici un mouvement particulier qui n’est pas celui de

« présenter de nouveau », dans la conscience, ce qui se présentait déjà de soi dans

l’extériorité. Il s’agit plutôt d’un imaginaire radical en acte qui créer littéralement ce qu’il

représente46

. « La représentation est la présentation perpétuelle, le flux incessant dans et par

lequel quoi que ce soit se donne. Elle n’appartient pas au sujet, elle est, pour commencer, le

sujet47

. »

43 Castoriadis, 1975, p. 414. 44 Ibid., p. 252. 45 Ibid., p. 414. 46 « C’est lorsque Freud parle du sein "halluciné" par le nourrisson que l’on est relativement près de l’imaginaire psychique, de l’imagination radicale – non pas lorsqu’on parle du "spéculaire", qui n’est qu’un dérivé de l’ontologie vulgaire du "reflet" » (ibid., p. 425). 47 Ibid., p. 481.

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44

Si la société ne doit pas être pensée comme une totalité objective, si elle ne se réduit pas

aux interrelations ou à l’intersubjectif et si elle n’est pas davantage une idéalité visée, doit-

on réduire son existence aux psychés individuelles ? Bien sûr que non puisque société et

psyché sont chacune une strate de pour soi nécessairement distincte l’une de l’autre48

. « Il

est incontestable qu’une signification imaginaire doit trouver ses points d’appui dans

l’inconscient des individus, disait Castoriadis; mais cette condition n’est pas suffisante, et

l’on peut même se demander légitimement si elle est condition plutôt que résultat49

. »

L’ordre de primauté est pratiquement impossible à déterminer puisque la psyché vient

toujours au monde dans un monde déjà rempli de significations imaginaires sociales : « Il

reste qu’en dehors d’une postulation mythique des origines, toute tentative de dérivation

exhaustive des significations sociales à partir de la psyché individuelle paraît vouée à

l’échec car méconnaissant l’impossibilité d’isoler cette psyché d’un continuum social qui

ne peut exister s’il n’est toujours déjà institué50

. » Castoriadis instaure d’ailleurs une

différence claire entre les significations imaginaires sociales et les significations

individuelles. « Comparées aux significations imaginaires individuelles, [les significations

imaginaires sociales] sont infiniment plus vastes qu’un phantasme (…) et elles n’ont pas de

lieu d’existence précis (si tant est que l’on peut appeler l’inconscient individuel un lieu

d’existence précis). Elles ne peuvent être saisies que de manière dérivée et oblique51

. »

Les significations imaginaires sociales ne sont pas ce que pensent les individus, elles sont

plutôt ce par quoi ils peuvent penser :

Plus généralement, on ne peut réduire le monde des significations instituées

aux représentations individuelles effectives, ou à leur "partie commune",

"moyenne" ou "typique". Les significations ne sont évidemment pas ce que

les individus se représentent consciemment ou inconsciemment, ou ce qu’ils

pensent. Elles sont ce moyennant et à partir de quoi les individus sont

48 « L’institution sociale de l’individu doit faire exister pour la psyché un monde comme public et commun. Elle ne peut résorber la psyché dans la société. Société et psyché sont inséparables, et irréductibles l’une { l’autre. Les innombrables correspondances et corrélations que l’on peut constater – on en a, plus haut, indiqué quelques-unes – entre, par exemple, certains traits importants des significations imaginaires sociales et les tendances ou exigences propres de la socialisation de la psyché ne sauraient, à aucun moment, faire penser que les unes peuvent être déduites ou produites à partir des autres – déjà parce que leur mode d’être est radicalement autre » (ibid., p. 466). 49 Ibid., p. 217. 50 Ibid., p. 218-219. 51 Ibid., p. 216.

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45

formés comme individus sociaux, pouvant participer au faire et au

représenter/dire social, pouvant représenter, agir et penser de manière

compatible, cohérente, convergente même si elle est conflictuelle52.

Les significations imaginaires sociales, disons même la société, ne peuvent exister ailleurs

que dans les psychés individuelles, mais, en même temps, elles ne sont pas réductibles à

cela. Car elles s’incarnent aussi dans des symboles, comme un drapeau ou un totem, qui

transcendent précisément les psychés individuelles et qui sont les créations de l’imaginaire

social. La société s’étaye sur le naturel qu’elle aménage et oriente, qu’elle recrée comme

objet de son monde ou dans les objets, les techniques, les technologies ou les principes

d’organisation qu’elle met au monde53

. « La société, disait Castoriadis, constitue son

symbolisme, mais non pas dans une liberté totale. Le symbolique s’accroche au naturel, et

il s’accroche à l’historique (à ce qui était déjà là); il participe enfin au rationnel54

. »

L’institution imaginaire de la société

L’essentiel de la thèse de L’institution imaginaire de la société est d’avancer que le réel du

social est un pur produit de l’imaginaire, une création et non un simple redoublement d’un

réel déjà là. L’imaginaire y devient donc une catégorie centrale pour la compréhension de

l’histoire humaine. « L’histoire est impossible et inconcevable, disait Castoriadis, en dehors

de l’imagination productive ou créatrice, de ce que nous avons appelé l’imaginaire radical

tel qu’il se manifeste à la fois et indissolublement dans le faire historique, et dans la

constitution, avant toute rationalité explicite, d’un univers de significations55

. »

L’imaginaire au centre de sa philosophie n’est pas pensé au sens de « image de » comme on

le retrouve, par exemple, à l’intérieur de l’allégorie de la caverne de Platon. Son sens

renvoie plutôt à celui d’un générateur d’images : « Il est création incessante et

52 Ibid., p. 528. 53 « Mais chaque société est cette institution-ci, faisant être ce magma particulier de significations imaginaires sociales et non pas un autre, de cette façon-ci et non pas d’une autre, et moyennant telle socialisation de la psyché et non pas telle autre. Elle le fait être déjà dans la matérialité même des actes et des dispositions sensorielles des sujets, dans leur vision, leur ouïe, leur toucher, déjà dans la formation qu’elle impose { leur imagination corporelle (gestuelle, proprioceptive); (…). Elle le fait aussi et surtout dans et par son langage. Il n’est pas possible de penser { une perception, au sens plein du terme, en dehors du langage; une telle possibilité impliquerait qu’{ strictement parler aucune fonction "logique", aucune signification et aucune réflexivité n’intervient dans la formation de la "chose" » (ibid., p. 485). 54 Ibid., p. 188. 55 Ibid., p. 220.

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46

essentiellement indéterminée (social-historique et psychisme) de figures/ formes/images, à

partir desquelles seulement il peut être question de "quelque chose". Ce que nous appelons

"réalité" et "rationalité" en sont des œuvres56

. » Ainsi, il ne s’agit pas de l’imaginaire

comme on l’entend lorsqu’on parle d’un produit de l’imagination (un récit, un mythe ou un

dieu). Il s’agit de l’imaginaire compris comme le sens de l’activité elle-même d’imaginer,

de générer, à partir de rien d’autre que de soi, une image.

Si l’imaginaire est central pour comprendre l’être de la société, un autre concept devient

ainsi lui aussi nécessaire : le symbolique. Celui-ci n’est pas conçu par Castoriadis comme

un système significatif autonome (comme, par exemple, le symbolique-normatif

conceptualisé par Freitag57

). Le symbolique renvoie toujours à quelque chose qui n’est pas

lui et qui lui est pourtant intimement lié. Il entretient un rapport avec le réel, mais, en

réalité, ce qui le constitue renvoie à une composante imaginaire : « Les rapports profonds et

obscurs entre le symbolique et l’imaginaire apparaissent aussitôt si l’on réfléchit à ce fait :

l’imaginaire doit utiliser le symbolique, non seulement pour s’ "exprimer", ce qui va de soi,

mais pour "exister", pour passer du virtuel à quoi que ce soit de plus58

. » Le symbolique est

donc une sorte de résultat de l’imaginaire car, disait Castoriadis,

il présuppose la capacité de voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la

voir autre qu’elle n’est. Cependant, dans la mesure où l’imaginaire revient

finalement à la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de

la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas

données dans la perception ou ne l’ont jamais été), nous parlerons d’un

imaginaire dernier ou radical, comme racine commune de l’imaginaire

56 Ibid., p. 8. 57 « C'est toujours déjà formé et institué hors de lui que l'être humain découvre l'univers symbolique en s'y engageant et en l'assumant comme forme et condition de son identité concrète d'être humain, en tant qu'être social et être de raison » (Michel Freitag, La société : réalité sociale-historique et concept sociologique, Bibliothèque virtuelle de l’UQAC, 1990, p. 18). En rencontrant le symbolique hors de lui, l’humain rencontrerait d’abord le symbolique dans la culture. Ainsi, pour Freitag, « le symbolique en général est une forme qui se trouve toujours déjà structurée dans son contenu ou sa substance sémantique, et il n' "opère" en tant que mode de représentation et de communication qu'à travers des formes substantielles déjà déterminées » (idem.). Il nous semble que la conception de Castoriadis présente l’avantage de penser le symbolique { partir de la subjectivité elle-même, comme un résultat ou une production de l’imaginaire mais qui ne se sépare pas de ce qu’il symbolise et n’a donc ainsi aucune autonomie. 58 Castoriadis, 1975, p. 190.

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47

effectif et du symbolique. C’est finalement la capacité élémentaire et

irréductible d’évoquer une image59.

Mais le symbolique n’est pas qu’un résultat de l’imaginaire puisqu’il n’est pas détachable

de son support, il est lien de la signification à quelque chose. C’est précisément ce rapport

entre support et signification qui constitue en dernier lieu le symbolique. « L’imaginaire

social est, primordialement, création de significations et création des images ou figures qui

en sont le support. La relation entre la signification et ses supports (images ou figures) est

le seul sens précis que l’on puisse attribuer au terme de symbolique60

. » Le symbolique

devient ainsi littéralement la réalité humaine.

Si Castoriadis parle de l’imaginaire radical pour rendre compte de la psyché, il utilise le

terme d’imaginaire instituant pour parler de la société, pour indiquer l’imaginaire central en

fonction duquel une société est61

. Cet imaginaire central n’est pas une référence en laquelle

l’action trouverait la source de sa justification, il n’est pas un contenu d’idées vers lequel

on se tourne avant d’agir.

Dire des significations imaginaires sociales qu’elles sont instituées, ou dire

que l’institution de la société est institution d’un monde de significations

imaginaires sociales, veut dire aussi que ces significations sont présentifiées

et figurées dans et par l’effectivité des individus, des actes et des objets

qu’elles "informent". L’institution de la société est ce qu’elle est et telle

qu’elle est en tant qu’elle "matérialise" un magma de significations

imaginaires sociales, par référence auquel seulement individus et objets

peuvent être saisis et même simplement exister; et ce magma ne peut pas

non plus être dit séparément des individus et des objets qu’il fait être. Nous

n’avons pas ici de significations "librement détachables" de tout support

matériel, de purs pôles d’idéalité; c’est dans et par l’être et l’être-ainsi de ce

"support" que ces significations sont et sont telles qu’elles sont62.

Cette institution imaginaire de la société est première tout autant à l’égard de la réalité

individuelle qu’à l’égard de celle des institutions. Elle est avant tout institution d’un magma

de significations imaginaires sociales. Elle est institution d’un monde de significations63

.

Les significations sont le produit de la société instituante, elles sont instituées par elle et

59 Ibid., p. 191. 60 Ibid., p. 351. 61 « Ce que nous disons concerne ce qu’on peut appeler l’imaginaire central de chaque culture, qu’il se situe au niveau des symboles élémentaires ou d’un sens global » (ibid., p. 196). 62 Ibid., p. 514-515. 63 Ibid., p. 519.

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48

cela s’opère par la formation des psychés et par l’étayement sur le monde naturel et le

monde historique. Nous pouvons souligner ici que c’est d’ailleurs à l’intérieur de cette

logique duelle de l’instituant et de l’institué que se placera la conception, elle aussi duelle,

du pouvoir chez Castoriadis.

Sur le plan ontologique, cette manière de concevoir la société va servir d’arrière-plan, d’a

priori ou de présupposé à partir duquel se développe notre théorie du pouvoir. Nous

retiendrons surtout que le point cardinal à partir duquel nous pouvons saisir le sens profond

de ce qu’est « une société » s’ancre à l’intérieur des significations imaginaires sociales.

Celles-ci, bien qu’elles soient irrémédiablement ancrées aux psychés qui font et sont la

société, ne sont pas réductibles à cela. Elles sont aussi incarnées dans tout ce que la société

fait, est et dit. Les objets, la consommation, la production, l’organisation sociale, les lois,

les règlements, les positions, les fonctions, les rôles, les structures, les dispositifs, les

mécanismes sont tous, sans exception, à chaque fois incarnation des significations

imaginaires sociales, de la société. Nous aurons toutefois une question à soulever et qui

portera sur la nature première, toujours, du social-historique, des significations imaginaires

sociales dans la contingence. La part de psyché indomptée de même que l’individu social

qui la côtoie demeurent, eux aussi, pour soi. Il leur est alors possible de faire jaillir du

« neuf » dans l’être-là historique et d’entrainer ainsi une société dans une sorte d’au-delà

d’elle-même. Cette question se formulera beaucoup mieux en abordant précisément la

question du pouvoir.

Page 54: Pour une sociologie du pouvoir. Essai de définition du ...€¦ · L¶essai à caractère théorique quon présente ici développe une définition générique du concept de pouvoir,

49

3. La question du pouvoir dans la théorie de Castoriadis

Le projet d’autonomie et la philosophie du social-historique sont deux dimensions clés au

sein de l’œuvre de Castoriadis ayant ouvert une voie que nous proposons de suivre afin

d’élaborer notre théorie du pouvoir. Bien qu’une grande valeur soit reconnue à ces

dimensions, nous ne considérons pas pour autant l’œuvre de Castoriadis comme dépourvue

de limites ou de lacunes. Toute grande œuvre cherchant à rendre compte des articulations

les plus profondes et les plus fondamentales de l’animal créateur s’expose plus facilement

que d’autres perspectives à la critique (et même à la réprobation) du fait du projet lui-

même. Or, ici, ce n’est pas l’envergure du projet qui est aux sources de notre

questionnement critique, au contraire. Nous voulons seulement poser une question

théorique portant sur la place octroyée au pouvoir dans cet édifice et dégager une

conséquence conceptuelle qui s’explicitera dans une critique de l’opposition

autonomie/hétéronomie qui devrait rendre compte de la pluralité historique des sociétés

humaines.

Le concept de pouvoir développé par Castoriadis n’est pas, selon nous, le plus solide de son

œuvre. Nous croyons même qu’une réflexion plus minutieuse sur ce concept permettrait de

relativiser certaines pointes de radicalisme de la thèse plus générale de L’institution

imaginaire de la société, qui demeure une œuvre de haute tenue philosophique, et pourrait

même ainsi en augmenter la pertinence et la puissance théoriques. Car, si avec cette thèse

générale nous sommes satisfait de la réponse apportée à la question de savoir ce qu’est une

société, il nous faut avouer être resté sur notre faim quant à la manière dont sont pensés les

modes d’effectuation des significations imaginaires sociales, qui ne seraient ni affect ni

passion ni intention (mais qui, en tant que pour soi, le sont!). La thèse de Castoriadis

octroie selon nous une puissance trop grande et sans réserve au social-historique. En

octroyant une consistance propre au pouvoir, nous croyons que la situation sera alors plus

équilibrée.

Le pouvoir selon Castoriadis : tour d’horizon

Castoriadis aborde le concept de pouvoir par un couple conceptuel, pouvoir instituant et

pouvoir institué. Nous voulons en fait soustraire le mot pouvoir du couple conceptuel

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50

pouvoir instituant/pouvoir institué (qui devient ainsi le duo société et politique) pour

conférer une consistance propre au pouvoir. Nous allons le voir, le concept de « pouvoir

instituant » renvoie davantage à la notion de société elle-même, alors que la notion de

pouvoir explicite renvoie plutôt spécifiquement à la notion de politique. Il y a, en fait, quasi

identité à l’intérieur de chacun de ces couples et, au bout du compte, il ne reste rien qui

caractérise spécifiquement le pouvoir. Avec Castoriadis, on se trouve avec un concept de

pouvoir qui vaut pour deux ordre, un degré permanent et intangible, c’est l’infra-pouvoir, le

pouvoir implicite ou le pouvoir instituant, dénominations qui sont toutes synonymes, et un

second degré, qui est contingent et effectif, c’est le pouvoir explicite ou le pouvoir institué.

Soulignons que selon Castoriadis, les déterminations conceptuelles de ce deuxième degré

ne sont pas les mêmes selon que l’on se trouve à l’intérieur d’une société hétéronome ou

autonome. Il s’agit là pour lui de la distinction entre « Le » et « La » politique. Cette

dernière distinction obéit à la même logique qui plaçait la subjectivité et l’autonomie, tous

deux comme projet, dans une catégorie à part à l’intérieur de la logique des strates de pour

soi. Or, il nous semble que dès lors qu’elle appartient à deux horizons différents, la

réflexion sur le pouvoir ne peut dissiper un certain brouillard rendant difficile la distinction

conceptuelle de la société, du politique et du pouvoir.

Mais il y a plus. L’articulation du pouvoir instituant et du pouvoir institué que Castoriadis

propose semble vouloir accorder une primauté au premier, ce que nous pouvons accepter

sur le plan ontologique, mais ce qui devient toutefois beaucoup plus difficile à soutenir

lorsque la réflexion quitte ce plan et porte directement sur l’effectivité. Nous ne contestons

pas la primauté des significations imaginaires sociales. Seulement, la puissance du magma

informe de significations faisant une société n’explique pas comment et pourquoi ce ne sont

pas toutes les significations constituant une société qui ont primauté en un temps donné, ni

pourquoi aussi cette situation varie dans le temps. Dans la contingence d’une société, il y a

des acteurs sociaux (des individus sociaux toujours aussi animés par une part non domptée

de leur psyché) qui pèsent souvent très lourds dans le cours effectif de la société et qui

transportent en fait « un » imaginaire social-historique ne contenant ou n’exprimant pas

l’ensemble du monde de significations sociales imaginaires qu’est la société.

Page 56: Pour une sociologie du pouvoir. Essai de définition du ...€¦ · L¶essai à caractère théorique quon présente ici développe une définition générique du concept de pouvoir,

51

Cette idée de la primauté du pouvoir dans la contingence mérite un éclaircissement. Afin de

l’illustrer, prenons un exemple, celui de la société québécoise et de ses mutations dans le

temps. Au-delà de toutes les joutes politiques entourant la bonne nomenclature à adopter

pour reconnaître l’existence de la société québécoise, (société distincte, nation, etc.,) on

doit dire qu’il existe bel et bien un monde de significations imaginaires sociales la

caractérisant et que ce monde est définitivement distinct de celui de la société canadienne :

un fort passé religieux catholique, un statut de société conquise, une langue, une révolution

tranquille, etc. Bref, la société québécoise est un magma singulier de significations, lié à

une chaîne événementielle qui lui appartient en propre. C’est dans ce monde de

significations que puise chaque génération pour soutenir ses représentations du monde,

participant ainsi à l’enrichissement et à la progression de ce même monde. Maintenant, si

on cherche à caractériser l’être de la société québécoise telle qu’elle est aujourd’hui, il

serait plutôt intellectuellement malhonnête de faire appel à ce magma dans sa totalité

informe pour la définir de façon précise dans son actualité, comme si en 1534 Cartier avait

planté la graine de ce qu’elle est aujourd’hui et que ce qu’elle est aujourd’hui n’en était que

le prolongement arborescent. La société québécoise n’est plus une société catholique,

même si cette signification sociale et historique demeure importante; elle n’est plus une

société conquise, même si le discours sur la conquête ressurgit fréquemment et que le

Québec est bel et bien une province et non un État souverain. Si nous voulons caractériser

la société québécoise actuelle, il faudra le faire à partir du pouvoir qui la pousse dans cette

contingence-ci, et pas dans une autre, ce sur quoi la religion catholique comme l’Empire

britannique ont, de nos jours, bien peu d’emprise. La société québécoise est bien plus,

comme la plupart des sociétés occidentales développées, poussée en avant par l’imaginaire

social-historique du capital et son ordre social propre devant lequel le plus grand nombre

s’incline aujourd’hui. Nous reviendrons plus tard à la question du pouvoir dans le monde

contemporain, au dernier chapitre. Ce qui importe pour le moment est de saisir à partir de

cet exemple pourquoi il nous semble important d’établir une typologie des sociétés en

partant du phénomène du pouvoir tel qu’il se manifeste dans un espace-temps précis et non

seulement à partir de l’être en soi de la société, de ses significations imaginaires sociales

alors que c’est ce qu’accomplit l’opposition proposée par Castoriadis entre le pouvoir

instituant et le pouvoir institué.

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52

La conception du pouvoir chez Castoriadis n’est pas systématiquement exposée dans son

œuvre. Elle est sous-entendue dans la thèse de L’institution imaginaire de la société sans

être conceptualisée comme telle. Ce n’est que plus tard qu’elle va être traitée pour elle-

même à l’intérieur de textes dont l’objet n’est pas toujours principalement la question du

pouvoir, en guise d’introduction ou de mise en place du problème analysé. Il y a, bien

entendu, chez Castoriadis, plusieurs analyses du pouvoir effectivement mis en œuvre

comme, par exemple, celui de la bureaucratie soviétique, dans Socialisme ou Barbarie.

Toutefois, les exposés strictement théoriques, ne visant que l’opérationnalisation du

concept de pouvoir, sont plutôt rares. À notre connaissance, il existe seulement trois textes

où l’on trouve un exposé un tant soit peu systématique sur la question et à partir desquels il

va être possible d’éclairer sa conception. Le texte principal est sans contredit « Pouvoir,

politique et autonomie » (1988) à l’intérieur duquel Castoriadis l’expose le plus

systématiquement et le plus « longuement »64

. Deux autres textes reprennent, plus tard, la

même argumentation sur ce concept, « Imaginaire politique grec et moderne » (1990),

d’une part, et d’autre part, « La démocratie comme procédure et comme régime » (1994)65

.

Le pouvoir est élaboré dans ces deux derniers textes, mais d’une manière secondaire. À titre

d’exemple, le texte « Imaginaire politique grec et moderne », poursuit davantage l’objectif

de mettre en parallèle les imaginaires grec et moderne, dans le but d’éclairer la route

potentielle du projet d’autonomie selon les potentialités d’aujourd’hui, qu’à théoriser le

pouvoir proprement dit. En effet, il attache le fil de cette discussion sur le pouvoir presque

immédiatement aux fibres mêmes de l’étendard du projet d’autonomie; la question du

pouvoir n’en est que l’introduction.

L’infra pouvoir radical du social-historique

Castoriadis entend d’abord par pouvoir la capacité pour une instance, personnelle ou

impersonnelle, d’amener quelqu’un à faire ce qu’il n’aurait pas fait seul. Le plus grand

pouvoir serait alors de préformer quelqu’un de sorte qu’il fasse de lui-même ce que l’on

voudrait qu’il fasse, sans aucun besoin de domination66

. C’est un peu le sens de la première

dimension du pouvoir identifiée par Castoriadis, le pouvoir instituant. Les significations

64 Tous deux se trouvant dans Carrefour du labyrinthe III (1990) 65 Tous deux se trouvant dans Carrefour du labyrinthe IV (1996). 66 Castoriadis, 1990, p. 144.

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53

imaginaires sociales sont primordiales dans la forme que prennent les sociétés tout au long

de l’histoire, dans les contenus qu’elles se donnent pour réalité et dans les institutions

qu’elles se donnent aussi pour encadrer leur horizon. Elles sont le point de départ de toute

effectivité sociale humaine, nous l’avons vu plus tôt. Castoriadis opère une sorte

d’identification entre les significations imaginaires sociales, plus particulièrement

l’imaginaire instituant, socle de la société instituée, et le premier versant de sa conception

du pouvoir : « Nous ne pouvons penser cette création [la création social-historique] que

comme l’œuvre non pas d’un ou de quelques individus désignables, mais de l’imaginaire

instituant, auquel, à cet égard, nous donnerons le nom de pouvoir instituant67

. » Le pouvoir

instituant serait impersonnel et s’exercerait par tout le monde en général et par personne en

particulier. Sans être nécessairement exercé objectivement pour tel, il se manifesterait à

travers chaque opération fondamentale (au sens propre du terme) constituant la vie

humaine, du berceau au tombeau.

Le pouvoir instituant serait pratiquement inexplicable, tant il serait enfoui dans les fibres

mêmes du tissu de la société. Castoriadis disait : « il s’exerce, par exemple, du fait que tout

nouveau-né dans la société subit moyennant sa socialisation l’imposition d’un langage; or

un langage n’est pas qu’un langage, c’est un monde68

». De plus, il n’est pas localisable. En

tant que manifestation de l’imaginaire instituant, il est en quelque sorte exercé de facto par

la société instituée. « Avant tout pouvoir explicite, et, beaucoup plus, avant toute

"domination", l’institution de la société exerce un infra-pouvoir radical sur tous les

individus qu’elle produit69

. » Ce qui demeure le plus problématique ici est que ce pouvoir

implicite posséderait un modus operandi propre, presque détaché de la réalité des rapports

sociaux concrets – et même des individus – car, bien que Castoriadis en rattache l’exercice

aux opérations fondamentales de la vie humaine, nécessairement toujours exercées par des

personnes réelles, il tend néanmoins à le délier de cette attache. « On est ici très au-delà,

disait-il, ou en deçà, de toute intention, volonté, manœuvre, conspiration, disposition de

toute institution, loi, groupe ou classe assignables70

. » Où sommes-nous alors ? Pourquoi

67 Castoriadis, 1996, p. 159-160. 68 Idem. 69 Castoriadis, 1990, p. 144. 70 Castoriadis, 1996, p. 224.

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54

parler de pouvoir s’il n’y a pas de volonté ni d’intention, pas de groupe ni d’institution ou

de classe assignables ?

On rejoint ici la réserve que nous avions exprimée plus tôt quant au fait que ce ne sont pas

toutes les significations qui priment en un contexte donné. Il nous semble important

d’établir une distinction nette entre la société (le pouvoir instituant) et le pouvoir tout court

(qui n’est pas davantage le pouvoir institué), ce que ne fait pas Castoriadis. « Il reste que

l’infra-pouvoir en question, disait Castoriadis, le pouvoir instituant, est à la fois celui de

l’imaginaire instituant, de la société instituée et de toute l’histoire qui y trouve son

aboutissement passager. C’est donc, en un sens, le pouvoir du champ social-histoire lui-

même (…)71

. » Le pouvoir n’obtient pas ici un horizon conceptuel propre, il est seulement

identifié à la société.

L’institution du pouvoir explicite

Selon l’aveu même de Castoriadis, le pouvoir instituant ne parvient pas à maintenir et à

reproduire parfaitement la société. Dans le cas contraire, la société serait demeurée

perpétuellement identique à elle-même. Se superposant à ce premier degré du pouvoir et

étant « produit » par lui, « il y a toujours eu et il y aura toujours un pouvoir explicite,

institué comme tel, avec ses dispositifs particuliers, son fonctionnement défini, les

sanctions légitimes qu’il peut mettre en œuvre72

». Il y aurait quatre principaux facteurs

expliquant pourquoi il est impossible pour l’infra-pouvoir d’opérer parfaitement la

reproduction sociale, ce qui justifie la nécessité du pouvoir institué. Le premier facteur est

la menace du monde présocial non signifié, la nature et ses imprévus, qui comporte

toujours le potentiel d’ébranler les significations de la société (on peut penser à un volcan

par exemple). Le second facteur est celui de la limite même de la socialisation de la psyché,

processus qui ne parvient pas à la résorber totalement. Il y a, en troisième lieu, le fait

qu’aucune société n’existe en étant seule dans le monde, elle rencontrera toujours d’autres

sociétés à l’intérieur de son environnement et ces altérités sont susceptibles de constituer

une menace potentielle pour elle. En dernier lieu, la société ne peut échapper à son propre

mouvement qui, même s’il est fantasmé ainsi, ne parvient jamais à mettre en place un

71 Castoriadis, 1990, p. 145. 72 Castoriadis, 1996, p. 224.

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principe de répétition parfaite. C’est pourquoi « il y a toujours, il y aura toujours, une

dimension de l’institution de la société chargée de cette fonction essentielle : rétablir

l’ordre, assurer la vie et l’opération de la société envers et contre tout ce qui, actuellement

ou potentiellement, la met en danger73

. » Il s’agit du pouvoir explicite.

Le pouvoir explicite rend compte de quatre dimensions : le pouvoir législatif (Nomos) et le

pouvoir exécutif (qui serait l’exécution supposée du Nomos selon Castoriadis), qui peuvent

demeurer enfouis dans l’institution et ne pas être objectivés ou affirmés pour tels, comme

dans les sociétés archaïques par exemple. Les deux autres dimensions, les pouvoirs

judiciaire (Diké) et gouvernemental (Telos), seraient quant à elles toujours explicitées dans

la société considérée74

. Castoriadis refuse d’inclure à la détermination conceptuelle du

pouvoir explicite l’opposition ami-ennemi et le monopole de la violence légitime, parce que

ce qui importe, selon lui, est que le pouvoir explicite détient le monopole de la parole

légitime. « Le maître de la signification trône au-dessus du maître de la violence75

» disait-

il. S’il semble y avoir identité entre l’infra-pouvoir et la société, il faut relever que la notion

de pouvoir explicite s’apparente beaucoup à celle de politique. Les deux notions sont

pratiquement identiques76

. « C’est cette dimension de l’institution de la société, disait

Castoriadis, ayant trait au pouvoir explicite, soit à l’existence d’instances pouvant émettre

des injonctions sanctionnables, qu’il faut appeler la dimension du politique77

. » On le voit

encore plus clairement lorsque Castoriadis distingue le politique de la politique et qu’il

précise les modalités du pouvoir explicite à l’intérieur d’une société autonome : « Ce qui

existe nécessairement dans toute société, c’est le politique : la dimension – explicite,

implicite, parfois presque insaisissable –, qui a affaire avec le pouvoir, à savoir l’instance

(ou les instances) instituée pouvant émettre des injonctions sanctionnables et qui doit

comprendre toujours, explicitement, au moins ce que nous appelons un pouvoir judiciaire et

73 Castoriadis, 1990, p. 149. 74 Ibid. p. 150. 75 Idem. 76 « Mais en même temps toute société institue, et ne peut vivre sans instituer, un pouvoir explicite, à quoi je relie la notion du politique; autrement dit, elle constitue des instances qui peuvent émettre des injonctions sanctionnables explicitement et effectivement » (Castoriadis, 1996, p. 160). 77 Castoriadis, 1990, p. 151. Castoriadis insiste, nous ne devons pas opérer une identification entre le pouvoir et l’État, ce dernier n’étant qu’une forme contingente effective prise par le pouvoir institué, non la seule forme possible. « Une société sans État est possible, concevable, souhaitable. Mais une société sans institutions explicites de pouvoir est une absurdité, dans laquelle sont tombés aussi bien Marx que l’anarchisme » (Castoriadis, 1996, p. 222).

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un pouvoir gouvernemental78

. » La politique n’est pas une activité généralisée à l’intérieur

du procès historique de l’humanité. Au contraire, elle n’appartient qu’aux sociétés

autonomes, car une des caractéristiques fondamentales des sociétés autonomes ou

démocratiques est qu’elles sont traversées par le questionnement critique ou philosophique

de l’ensemble de ce que la société est79

. « Or, dès que la question est ainsi posée [la

question de l’auto-institution de la société], la politique engloutit, du moins en droit, le

politique au sens défini plus haut80

. » Nous rencontrons deux problèmes principaux avec

cette proposition théorique du pouvoir explicite. D’abord, tout comme l’infra-pouvoir ne

parvenait pas à se distinguer de la société, le concept de pouvoir explicite ne parvient pas à

se démarquer clairement de celui de la politique. Ensuite, en combinant les deux types de

pouvoir définis par Castoriadis, on se trouve face à une sorte de circularité laissant entendre

qu’elle suffirait à expliquer l’entièreté du mouvement de la société. Or, on l’a vu, pouvoir

implicite et pouvoir explicite sont « simplement » les deux dimensions primordiales de la

société et de son dédoublement en instituant et en institué. Pouvoir et politique sont fondus

dans la catégorie générale de la société et ils ne possèdent pas de niche conceptuelle qui

leur soit propre. Cela a pour conséquence que nous devrons aussi clarifier le concept de

politique avant d’entreprendre l’analyse de celui du pouvoir.

Dans un magnifique livre dont nous n’aborderons pas ici la thèse, L'argent, la mort, Lantz

reproche justement à Castoriadis de ne pas reconnaître la nécessaire implication du pouvoir

dans la formation du symbolisme : « Le symbolisme, dit-il, avant d’être l’expression de

constantes de la structure de l’inconscient, comme le prétendent les psychanalystes, ou des

structures logiques caractéristiques du cerveau humain, est le résultat d’une pratique du

pouvoir qui instaure sa domination en cristallisant à son profit les significations et les

évaluations charriées par les forces sur lesquelles il entend assurer son emprise81

. » C’est le

pouvoir qui tendrait selon Lantz à s’approprier le monopole de la symbolisation : « Il est

donc inexact d’écrire, disait-il, comme Castoriadis que "la société" constitue son

symbolisme. En identifiant la société et le pouvoir, malgré les intentions de cet auteur, on

78 Idem. 79 Le sens que donne ici Castoriadis à « la politique » est sensiblement le même auquel renvoient les Grecs bien sûr, mais aussi Arendt ou encore Freitag. 80 Castoriadis, 1990, p. 166. 81 Pierre Lantz, L’argent, La mort, Paris : Éditions l’Harmattan, 1988, p. 107.

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est inévitablement conduit à prendre le point de vue du pouvoir qui tire précisément sa

force de sa prétention à s’identifier avec la société. Il faut préciser que le pouvoir impose

son symbolisme aux relations humaines et qu’il appelle société l’unité ainsi constituée82

. »

Cette question est forte et la critique qu’elle esquisse, sévère envers Castoriadis. Nous

allons prendre un exemple pour mettre en lumière brièvement sa pertinence.

Cet exemple, Castoriadis l’a bien longuement analysé, mais il n’en a pas tiré les mêmes

conséquences sur le plan conceptuel. Il s’agit du passage de la Russie tsariste à la Russie

bolchevique (une panoplie d’autres exemples historiques aurait aussi bien pu faire

l’affaire). Notons immédiatement que nous ne prétendons aucunement enrichir la

compréhension de l’exemple historique utilisé ici, il sert seulement à illustrer notre propos.

Commençons par mettre en place les grandes lignes de ce contexte afin de mettre en relief

la question que nous voulons soulever. Avant 1917, l’unité politique de la Russie était

assurée par un régime tsariste, un régime basé sur la tradition, très autoritaire et où la

répression était monnaie courante. La grande majorité de la population russe vivait encore,

lors de l’enclenchement des hostilités de la Première Guerre, dans des milieux ruraux.

L’industrialisation y avait débuté, mais elle ne s’était pas systématisée comme en

Angleterre par exemple. Il y avait eu un développement économique soutenu de 1885 à

1914, le taux de croissance industrielle y était même plus élevé qu’aux États-Unis, qu’en

Allemagne ou qu’en Angleterre83

. Le poids démographique et social de la paysannerie en

hypothéquait toutefois le plein développement. « À la veille de la révolution, la Russie

comptera plus de 104 millions de paysans, comparativement à 56 millions en 186784

. » La

Russie connaissait un retard par rapport aux pays développés de l’Occident, que ce soit sur

les plans social, économique, politique ou culturel85

.

Malgré cela, elle connaissait tout de même certaines avancées sur le plan social, à tout le

moins, une certaine ébullition. Dès 1905, les soviets (conseils d’ouvriers, de paysans et de

soldats) commencent à apparaître en Russie à la suite de la grève de 190586

. La grève de

82 Ibid., p. 108. 83 Jacques Mascotto, « La révolution russe et le projet révolutionnaire (de Lénine à Gorbatchev) », Société, no. 10, été 1992, p. 60. 84 Idem. 85 Ibid., p. 58. 86 Ibid., p. 62.

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1905, qui a éclaté à la suite du désastre de la guerre russo-japonaise, laisse apparaître

certaines aspirations démocratiques émanant de la société russe elle-même. Le tsar en

neutralisera toutefois toutes les avancées. Ce sera, en fait, la Première Guerre qui créera une

bonne part des conditions nécessaires à l’effondrement du régime tsariste. En février 1917,

les faiblesses du régime sont de plus en plus évidentes, une révolte populaire y met

définitivement un terme. Toutefois, « la révolution politique n’accouche pas tout de suite

d’une révolution sociale, elle se déroule d’abord comme pure effervescence de la socialité,

comme un travail du social sur lui-même. La révolution ne substitue pas de nouvelles

institutions aux anciennes qui se sont effondrées ou qui ont été balayées : elle institue le

pouvoir instituant du social87

». La particularité de cette période de l’histoire russe est sans

doute que le gouvernement provisoire s’effondre lui aussi, laissant le pays dans un vide

institutionnel jusqu’au coup d’ « État » de Lénine et des bolcheviks, qui prendront ensuite

en main les commandes du pays.

Toute la période, de février à octobre 1917, est marquée par un regain de liberté

d’association et d’expression dans la société russe. Quelque chose comme une révolution

démocratique semblait être en train de se cristalliser :

L’année 1917 fut donc marquée non seulement par un regain d’activités

politiques au sens traditionnel du terme, mais aussi par la transformation de

la manière dont celles-ci se définissaient et de leur champ d’intervention. En

l’espace d’un an, les Russes, toutes tendances politiques confondues, se

mirent à appliquer aux questions de société le principe de rationalité (ainsi

que l’avaient fait les philosophes des Lumières), et ils se tournèrent vers des

formes de mobilisation qui avaient été expérimentées partout en Europe

durant le XIXe siècle (par exemple, les partis de masse ou la presse destinée

au grand public)88.

La prise du pouvoir par les bolcheviks, en octobre, met par contre un terme à cette

effervescence et les velléités d’autonomie sont pratiquement anéanties. « Il est attendu de la

Constituante que soient garanties les libertés fondamentales. Une fois les bolcheviks au

pouvoir, cette assemblée enfin réunie se voit aussitôt dissoute. (…) [Le] bolchevisme ne

met pas seulement fin au pluralisme politique, il ne s’affirme pas seulement comme parti

87 Ibid., p. 70. 88 Peter Holquist, « La question de la violence » dans Le siècle des communismes, Paris : Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2000, p. 131.

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unique, il s’arroge l’autorité de décider des principes qui régissent tant la vie économique

que la famille, les mœurs, la sexualité, l’éducation, la littérature ou l’art89

. »

Il y avait eu un certain triomphe du capitalisme sur le plan strictement économique, sans

toutefois qu’il ne parvienne à transformer les rapports sociaux en rapport de classe de type

capitaliste. Le fait que le développement du capital ait été d’abord et avant tout piloté par le

pouvoir tsariste et que la paysannerie continuait à former l’immense majorité de la

population y sont pour beaucoup. Sans bourgeoisie solide, le développement économique

ne trouve pas d’agent « naturel » pour le prendre en main. « Dans cette impossibilité qu’il

croit structurelle pour la Russie d’accéder par une voie spontanée au stade de

développement capitaliste et bourgeois, seul permettant d’envisager le socialisme, Lénine

voit le fondement et la justification d’une "anthropologisation" du politique : ce que

l’économie n’est pas capable de faire, les hommes, les révolutionnaires professionnels le

feront90

. » Pour Castoriadis d’ailleurs, le totalitarisme vient au monde avec la prise du

pouvoir par Lénine : « Pour que naisse le totalitarisme, il a fallu une foule d’autres

ingrédients historiques. Un des plus importants parmi ceux-ci a été la création du type

d’organisation totalitaire par Lénine, avec le parti bolchevique et le rôle accordé à celui-ci

dans l’État et la société russe après 1917. En ce sens, le véritable "père" du totalitarisme,

c’est Lénine91

. »

Nous acquiesçons à l’essentiel de cette critique de Castoriadis sur le plan de l’interprétation

historique, mais, sur le plan strictement théorique, une question se pose. Comment, en effet,

comprendre cette auto-institution du parti par-dessus et à l’encontre de la société dans le

cadre de la circularité conceptuelle du pouvoir instituant et du pouvoir institué ? Est-ce le

passé de significations imaginaires sociales violent et autoritaire de la société russe qui a

89 Lefort, 1999, p. 73. Castoriadis : « D’abord rétablissons les faits. Il y a une révolution de février 1917, il n’y a pas de "révolution d’Octobre" : en octobre 1917 il y a un putsch, un coup d’État militaire. (…) les auteurs du putsch ne parviendront à leurs fins que contre la volonté populaire dans son ensemble – dissolution de l’Assemblée nationale en janvier 1918 – et contre les organismes démocratiques créés à partir de février, soviets et comités de fabrique. Ce n’est pas la révolution qui, en Russie, produit le totalitarisme, mais le coup d’État du parti bolchevique, ce qui est tout { fait autre chose » (Castoriadis, 1990, p. 162). 90 Claudio Sergio Ingerflom, « De la Russie { l’U.R.S.S. » dans Le siècle des communismes, Paris : Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2000, p. 118. 91 Cornelius Castoriadis, Domaine de l’homme Les carrefours du labyrinthe 2, Paris : Éditions du Seuil, 1986, p. 93.

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commandé la mise en œuvre du bolchevisme ? Certes, une part de la violence qui

caractérisa l’existence du parti avait déjà, en quelque sorte, un certain ancrage culturel.

Ingerflom soulève d’ailleurs ce point en accusant Le livre noir de masquer le véritable rôle

de la violence dans l’histoire russe en général92

. « On pourrait dire que la Révolution

bolchevique pérennisa des méthodes dont l’usage avait été général, mais temporaire, durant

les années de guerre, pour en faire une caractéristique permanente de l’État soviétique93

. »

Il faut aussi ajouter à cela une violence typiquement vengeresse dont Ferro témoigne dans

cet extrait : « De la même façon, au début de l’agitation révolutionnaire de 1917, pas plus

qu’en 1902-1905, les bolcheviks ne furent aucunement à l’origine des violences. Ils ne sont

pour rien dans le mouvement des paysans qui, faute d’avoir obtenu la moindre réponse à

leurs requêtes, pourtant modérées, firent flamber des propriétés94

. » Qu’il y ait eu

effectivement présence continuelle de la violence dans l’histoire russe et qu’elle précède le

bolchévisme est sans doute une réalité spécifique à cette histoire. Toutefois, cette présence

ne peut pas à elle seule expliquer la violence concrètement à l’œuvre au début du 20e siècle

en Russie. Ce sont des acteurs concrets qui ont entrainé la société russe dans cette

direction. Il y a là un exemple éloquent qui permet de penser qu’un contenu propre doit être

octroyé au concept de pouvoir, distinct de ceux de société et de politique.

La définition du pouvoir que nous allons soutenir va donc confronter et intégrer la

prédominance des significations imaginaires sociales sur un plan ontologique et la réalité

du pouvoir dans la contingence afin de renverser l’ordre de primauté. Selon nous, le

pouvoir est un imaginaire social-historique (plus précis que des significations imaginaires

sociales) incarné et actualisé par un groupe social et supporté par une large fraction de la

population (nous ne faisons que l’indiquer pour tout de suite, il ne faut pas confondre porté

et supporté avec la traditionnelle opposition dominant/dominé). Ce phénomène social ne

« possède » pas le monopole des significations sociales légitimes, il est plutôt l’incessant

travail social, toujours effectif et en œuvre, qui cherche à placer au centre de la pertinence

sociale un certain corpus de significations, qui oriente la société dans une direction, qui

92 Ingerflom, 2000, p. 119. Holquist souligna pour sa part que bien des méthodes bolcheviques s’inscrivaient dans un contexte général d’envergure planétaire (Holquist, 2000, p. 128). 93 Ibid., p. 138. 94 Marc Ferro, Nazisme et communisme Deux régimes dans le siècle, Paris : Hachette Littérature, 1999, p. 17.

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charrie les significations imaginaires sociales dans les sillons qu’il aménage constamment

de lui-même à cet effet. Il est même possible que cela se fasse à l’encontre de la société, à

l’encontre de certaines de ses significations fondamentales; le coup d’État bolchevique en

est une incontestable preuve empirique. Le pouvoir n’est pas le gardien d’un ordre légitime

de significations sociales légitimes, il est porteur d’un sens spécifique et son phantasme

objectif est de voir ce sens absorber toute autre signification, nous aurons l’occasion de

développer en détail cette question au cours du troisième chapitre.

L’insuffisance de l’opposition autonome/hétéronome

Les problèmes relevés dans la conception du pouvoir de Castoriadis et la tentative de les

résorber dont témoignera notre définition vont avoir d’autres implications dont nous

esquissons ici seulement les grandes lignes, puisque le traitement spécifique de ces

problèmes occupera les quatrième et cinquième chapitres de notre thèse. Si nous dégageons

le pouvoir de l’opposition pouvoirs instituant/institué, société et politique, pour le définir

avec un contenu spécifique, il devient alors impossible d’accepter sans réserve l’opposition

entre sociétés autonome et hétéronome. Car, dans cette manière de procéder, outre le fait

évident de la trop grande généralité du type hétéronome, à laquelle nous reviendrons sous

peu, il faut voir que cette opposition est construite en postulant que le degré d’emprise de la

société sur ses significations sociales imaginaires, sur son imaginaire instituant, détermine

au bout du compte le type de société. Or nous croyons que la supposition est valable, mais

insuffisante, et qu’il faut aussi tenir compte de l’intention, de la finalité des significations

imaginaires sociales dans la contingence.

Il existe d’autres raisons pour juger insuffisante cette opposition. La question, énoncée le

plus simplement, est : « Peut-on se contenter d’une dichotomie afin de rendre compte de la

pluralité concrète ou virtuelle des sociétés humaines à travers l’histoire faite ou à venir ? ».

La réponse est négative. Certes, nous ne construisons pas des outils théoriques pour

représenter le réel dans toute la richesse de sa phénoménalité, mais bien pour nous aider à

le penser synthétiquement. Dans le cas des sociétés humaines, on gagnera en efficacité

théorique si l’on opte plutôt pour une typologie à quatre types, plus soucieuse de préciser

les articulations que de les fondre en un seul et même principe presque dogmatique. Ce

faisant, l’opposition autonome/hétéronome, bien que séduisante par sa radicalité, sera

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élargie et précisée, permettant ainsi d’adoucir les pointes aiguës de sa radicalité. Bien que

cette typologie soit l’aboutissement de notre travail (elle sera donc formellement

développée plus tard), nous allons présenter ici les raisons principales justifiant le

mouvement théorique que nous proposons dans son rapport direct à l’œuvre de Castoriadis.

Il faut avouer que le type de l’hétéronomie en prend beaucoup trop sur ses épaules. À part

quelques siècles chez les Athéniens et chez les Européens, tout le reste des sociétés

meublant l’histoire humaine se comprendrait sous ce type. L’opération a certainement une

valeur stratégique puisqu’elle permet de rendre le projet d’autonomie plus désirable et plus

attrayant. Cependant, sur le plan théorique, des subtilités se perdent, rendant les gains

stratégiques moins attrayants.

Deux problèmes concrets de classement de formes sociales à l’intérieur de l’opposition

autonome/hétéronome ont alimenté notre réflexion. Le premier concerne la tyrannie, à

laquelle nous nous sommes intéressé par le détour de la lecture de Strauss et de l’échange

avec Kojève sur ce thème95

. Il nous a semblé évident que la tyrannie (nous reconnaissons

une valeur à ce concept qui n’est nullement le produit d’un simple jugement de valeur) ne

parvenait pas à trouver sa place dans l’opposition apportée par Castoriadis. Comme en

démocratie, il n’y a pas de masque à la source de la signification en tyrannie, le forçage de

l’obéissance par la violence, la peur et la crainte sont une affirmation sans détour de la

source humaine de la signification, soit la personne du tyran. Et, pourtant, tyrannie et

démocratie sont autant des opposés que le jour et la nuit. Un critère supplémentaire est

donc nécessaire pour rendre compte de cette distinction fondamentale. Le second problème

touche quant à lui la catégorie de l’hétéronomie. Un bref regard sur quelques exemples

historiques suffit pour faire apparaître la nécessité conceptuelle de dégager deux types

d’hétéronomie, les différences étant trop importantes pour être abolies par un type général.

Les sociétés primitives, les sociétés « traditionnelles » ou religieuses et les trois principales

créations social-historiques du 20e siècle (le nazisme, le communisme et le modèle des

sociétés occidentales contemporaines) se comprennent certainement comme formes

95 Léo Strauss, De la tyrannie précédé de Hiéron de Xénophon, suivi de Tyrannie et sagesse par Alexandre Kojève, et de Mise au point par Léo Strauss ainsi que de la correspondance Leo Strauss-Alexandre Kojève, 1932-1965, Paris : Gallimard, 1997.

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d’hétéronomie, mais il existe néanmoins un critère de différenciation permettant aussi bien

de scinder en deux cette catégorie générale que de distinguer la tyrannie de la démocratie.

Le critère qui permet à Castoriadis de distinguer les sociétés autonomes des sociétés

hétéronomes renvoie à la source de la signification dans une société. Si celle-ci appartient à

la société et que cette dernière est libre de la questionner, nous serions en présence d’une

société autonome. Si, au contraire, cette source est propulsée dans un au-delà de

l’expérience humaine, il s’agirait alors d’une société hétéronome. Nous croyons nécessaire

de lui ajouter un second axe, en demeurant sur le plan des significations, qui permet de

générer deux types supplémentaires. Ce second axe est celui de la visée de cette

signification, de sa finalité, de son intention, soit la réalisation d’un idéal ou l’affirmation

de l’effectivité. On se trouvera alors à articuler une typologie des sociétés en tenant compte

tout autant de la source ou du fondement de l’imaginaire social-historique actualisé dans la

contingence que de la visée ou de la finalité de ce même imaginaire. Ainsi, si tyrannie et

démocratie partagent le critère commun de la source de la signification, leur différence sur

le plan de la finalité permettra de les distinguer clairement. Ce même critère permettra aussi

de dégager deux formes possibles de l’hétéronomie, l’une rendant compte des sociétés

religieuses ou traditionnelles et l’autre, des sociétés primitives, des totalitarismes et des

sociétés occidentales contemporaines. Pour l’instant, nous n’allons pas aller plus loin, car

les chapitres 4 et 5 se consacrent à éclairer cette typologie. Notre travail vise donc l’atteinte

de deux objectifs élaborés à partir des questions posées à Castoriadis, mais qui se concilient

avec sa thèse générale. Il s’agit donc pour nous, dans un premier temps, de définir le

pouvoir et, dans un second temps, de dégager quatre types formels de son existence

historique.

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Conclusion

Cette entrée en matière possède certainement un caractère fragmentaire. La réflexion livrée

jusqu’ici sur la sociologie et sur son objet, la société, sur l’objectivité et sur la place du

symbolique et des significations se veut surtout une mise en place du problème à l’étude, en

l’ancrant dans quelque chose le dépassant. Il n’y a aucune prétention ici à avoir résolu quoi

que ce soit d’autre, nous avons simplement pris position sur certaines questions débattues,

ailleurs, de manière infiniment plus savante. Nous avons essentiellement insisté sur les

éléments utiles et pertinents à notre propos en laissant de côté plusieurs questions et

plusieurs éléments tous aussi pertinents les uns que les autres. Conscient des limites de

notre entreprise, nous avons surtout cherché à inscrire notre travail dans les sillons d’une

trajectoire déjà établie. Nous avons dégagé deux grands objectifs théoriques vers lesquels

nous serons tourné tout au long du reste de notre entreprise. Certains pourraient trouver

inutile cette entrée en matière arguant que ces considérations très peu terre-à-terre ne sont

que de la « littérature », des spéculations inutiles n’ayant aucun intérêt sociologique. Or, ce

n’est pas parce que l’on joue à l’autruche que les problèmes non vus disparaissent. On aura

beau se réfugier derrière toute sorte de raisonnements, ils ne changeront rien au fait que la

représentation ontologique, qu’elle soit inconsciente, consciente, posée en a priori ou

démontrée selon les exigences rigoureuses impliquées par ce mot, est fondamentale quant à

la direction que prendront subséquemment les travaux, qu’ils soient d’ordre théorique ou

empirique, qu’ils visent le micro-local ou le supra-global. Le défaut de notre maladresse

devient alors une qualité, celle de l’honnêteté intellectuelle. Si nous développons une

théorie du pouvoir accordant au symbolique une place très importante, si nous refusons

positivisme, structuralisme, fonctionnalisme et autres perspectives du genre, ce n’est pas

par pur plaisir ou pour « avoir l’air ». C’est fondamentalement parce que la manière par

laquelle nous pensons « La société » est incompatible avec les modes d’analyse que ces

perspectives transportent ou présupposent. Que l’on soit d’accord ou non avec ce que nous

avons avancé jusqu’à présent, l’important est de saisir que c’est à partir de cet univers de

préconçus, dans les sillons de cette rupture philosophique avec « la » tradition opérée par

Castoriadis, que s’inscrit l’ensemble de notre démarche.

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S’inscrire dans une tradition, dans le mouvement d’une pensée nous préexistant, ne consiste

pas à s’anéantir en elle et à faire l’économie de notre propre réflexion, au contraire. Avec

Castoriadis, nous avons trouvé un point d’appui sur lequel fonder notre démarche. La

définition générique du pouvoir que nous soutenons ainsi que la typologie de ses principaux

types s’inscriront donc dans un rapport critique-constructif avec l’œuvre de Castoriadis.

Nous ne voulons pas dire que notre travail n’aura de sens, de valeur et de pertinence qu’en

rapport à son œuvre et uniquement pour ceux qui auraient un intérêt pour cette même

œuvre. Nous voulons plutôt précisément signifier que le travail présenté ici s’inscrit à la

suite de son œuvre. Castoriadis a ouvert l’horizon en sciences sociales permettant à de

nouvelles questions de jaillir, tout comme de s’en poser des anciennes à partir de

considérations nouvelles. C’est ce que nous proposons de faire avec la question précise du

pouvoir. Avant d’entrer dans le vif de notre théorie du pouvoir, il faudra cependant passer

par l’éclaircissement d’un autre concept, celui de politique. Même si Castoriadis juge

qu’une réflexion sur le politique « en soi » est inutile, on l’a vu plus tôt, il y en a néanmoins

une à l’œuvre dans son système théorique. Et Castoriadis considère qu’il y a politique dans

toute les sociétés humaines, c’est l’existence de « la » politique qui est exceptionnelle.

Dans notre perspective, nous devrons mettre à jour le concept de politique afin d’éviter

toute confusion possible entre pouvoir, politique et société. Cet éclaircissement conceptuel

nous fera quitter le terrain de la théorie critique pour fouler celui de la phénoménologie

telle qu’elle est mise en œuvre par Freund.

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Chapitre 2 Sur le politique

Si nous entreprenons de jeter un peu de lumière sur le concept de politique avant même

d’aborder le thème central de notre thèse, le pouvoir, c’est d’abord et avant tout par souci

de clarté. Il n’est pas exceptionnel de rencontrer dans la littérature des associations directes

entre les concepts de politique et de pouvoir. Bien souvent d’ailleurs, ils se tiennent dans

une sorte de réseau circulaire où ils ne constituent que deux moments d’un même

phénomène, de sorte qu’il devient plus difficile de déterminer ce qui revient en propre à

chacun d’eux. L’exemple le plus évident de cette circularité est bien entendu le concept de

« pouvoir politique », à l’intérieur duquel le pouvoir désigne en quelque sorte le moment

opératoire de l’objectivité de la structure politique. La promiscuité des deux termes se voit

aussi du côté de Weber lorsqu’il dit que le politique est « l’ensemble des efforts que l’on

fait pour participer au pouvoir ou (…) influencer la répartition du pouvoir, soit entre les

États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État1 » ou de Ricoeur, quand il

dit que le politique embrasserait « l’ensemble des activités qui ont pour objet l’exercice du

pouvoir donc aussi la conquête et la conservation du pouvoir ; de proche en proche sera

politique toute activité qui aura pour but ou même simplement pour effet d’influencer la

répartition du pouvoir2 ». Selon nous, toutefois, le politique et le pouvoir sont deux

phénomènes distincts et relèvent de deux mondes conceptuels qu’il faut séparer. Bien qu’ils

puissent se conjoindre dans la réalité historique pour bien souvent ne sembler faire qu’un,

ils circonscrivent néanmoins chacun un contenu propre dans l’économie générale des

rapports sociaux.

La manière par laquelle nous allons réfléchir au politique nous place dans une position

différente de celle soutenue par Castoriadis sur cette question. Pour lui, on vient de le voir,

le pouvoir explicite est un produit de la société, de l’infra-pouvoir radical du social-

historique, qui désigne en même temps ce que l’on classe habituellement sous la rubrique

« le politique ». Sur les plans théorique et conceptuel, il ne resterait en propre au politique

que l’obligation pour la société d’instituer ce pouvoir explicite. Selon lui, la réflexion sur le

politique, depuis l’exposé de Carl Schmitt, aurait conduit à « la confusion du politique,

1 Dans Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir 2. Philosophie, Paris : Berlin-Sud, 1994, p. 185. 2 Dans Jean-William Lapierre, Vivre sans État ? Essai sur le pouvoir et l’innovation sociale, Paris : Éditions du Seuil, 1977, p. 271-272.

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dimension du pouvoir explicite, avec l’institution d’ensemble de la société3. » La confusion

tiendrait au fait que les auteurs subséquents auraient cherché à conceptualiser le politique

comme ce qui a à charge « de générer les rapports des humains entre eux et avec le monde,

la représentation de la nature et du temps, ou le rapport du pouvoir et de la religion4. »

L’opposition de Castoriadis tient ici au fait que c’est précisément le sens qu’il s’est efforcé

de donner à l’institution imaginaire de la société et son dédoublement en instituant/institué.

Le politique serait toujours institué par la société et il ne lui resterait donc comme

caractéristiques génériques que les fonctions législative, exécutive, judiciaire et

gouvernementale. Le politique n’aurait pas de statut ontologique et serait toujours décrété

par la société.

Pour Castoriadis, la seule distinction conceptuelle acceptable concernant le politique est

celle devant être faite lorsque les hommes font « la » politique, c’est-à-dire à l’intérieur

d’une société autonome, d’une démocratie. Pour le reste, il ne voit pas ce que l’on gagnerait

à isoler quoi que ce soit de spécifique pour « le » politique, sinon que de satisfaire des

préférences personnelles. Nous sommes d’accord pour accorder un sens propre à la

politique, activité qui n’a lieu qu’en démocratie. Le fait de créer objectivement les lois de la

cité au nom de rien d’autre que leur valeur intrinsèque, elle-même soumise à la délibération

et au questionnement, met effectivement en place une manière singulière d’assumer le

rapport des hommes entre eux qui ne sort toutefois pas pour autant du domaine politique en

tant que tel. La politique est une manière particulière de faire le politique, elle ne l’abolit

pas ni ne le dépasse. Ainsi, contrairement à Castoriadis, nous pensons qu’il existe malgré

tout un horizon de pertinence pour le concept « du » politique, un terrain qui lui est propre

et qui n’empiète pas non plus sur celui de la société ou du pouvoir. Le politique est une

dimension de l’expérience humaine des plus fondamentales. Le défi à relever lorsque l’on

cherche à en rendre compte sur un plan théorique est d’en faire apparaître la nécessité et

d’en dégager l’horizon de primauté tout en montrant, par ailleurs, la limite à son emprise

sur la société, les individus et la réalité sociale. Une autre dimension du défi auquel on est

confronté en abordant ce concept consiste à ne pas prendre une de ses manifestations

historiques, aussi récurrente soit-elle, comme modèle unique à sa compréhension

3 Castoriadis, 1990, p. 153. 4 Idem.

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générique, comme le serait par exemple la forme de l’État. Si le politique existe en toute

société, les éléments à partir desquels on cherche à le définir devront aussi s’y trouver.

Mais vers où aller pour trouver une conception du politique adéquate à cette exigence ?

C’est dans L’essence du politique de Freund que nous avons trouvé une explication

théorique qui se dirige précisément dans cette direction, bien qu’à terme nous ayons

malgré tout quelques réserves sur ce point de vue que nous saurons étayer tout au long de

ce chapitre5. L’intérêt majeur de cette thèse est de concevoir le politique comme un

phénomène permanent, transhistorique et qui caractérise donc toute société humaine quelle

qu’elle soit. Il s’agit de la seule thèse, avec celle de Schmitt, qui l’énonce aussi clairement

dans la tradition. Et elle nous est nécessaire pour aborder le politique, « l’institution du

pouvoir explicite », comme quelque chose qui existe dans toute société. Sa faiblesse

principale est sans contredit de procéder d’un concept faible de société (un agrégat

d’individus), ce qui aura un impact sur la conception du pouvoir de Freund. On verra quelle

importance il accordera ainsi à la relation de commandement/obéissance. De notre point de

vue, c’est bien dans le prolongement de sa définition ontologique de la société qu’il y est

conduit. Concernant le politique, cette thèse identifie par contre un présupposé, celui de la

dialectique de l’ami et de l’ennemi, et une dimension de la finalité du politique, la quête

d’unité, qui permettra de saisir ce qu’est le politique en évitant toute confusion subséquente

avec le pouvoir et la société. Nous pourrons ensuite affronter la question nous occupant

spécifiquement, soit celle du concept de pouvoir.

5 Freund, 1978, déjà cité. On trouve aussi un exposé plus condensé de cette thèse dans Qu’est-ce que la politique, Paris : Éditions Sirey, 1965.

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1. Sur la nature du politique : survol de différentes approches

Nous considérons le politique comme un domaine propre et présent au sein de chaque

société humaine. Il est distinct de l’institution imaginaire de la société tout comme du

pouvoir. Le politique occupe encore un domaine qui dépasse le seul cadre du pouvoir

explicite auquel l’assignait Castoriadis. Nous voulons à cet égard aller un peu plus loin et

concéder aussi une consistance théorique au concept « du » politique. Le politique, c’est

l’activité qui cherche à donner une forme, à unifier et à maintenir l’unité d’une société. Il

ne « produit » sans doute pas les rapports sociaux, mais son influence régulatrice de ces

rapports est grande. Il est l’activité qui fait tenir ensemble, dans l’apparence d’un tout

unifié, l’ensemble des significations imaginaires sociales qui peuvent aisément aller du noir

au blanc en passant par toutes les teintes de gris pâle et de gris foncé. L’activité

d’unification qui le caractérise implique significations, passions, volontés, stratégies,

groupes ou classes, etc., et elle se manifeste d’innombrables manières en toute société. Le

politique n’est pas un produit de la société, il relève de la nature humaine pour autant que

l’on entende par cette expression uniquement ce qu’elle désigne et non une nature

normative. Le politique a donc plus les allures d’un a priori, d’une condition de départ, que

d’une destination ou d’un produit de l’évolution. Il est le travail d’unification d’une société.

La genèse socio-historique comme mode d’accès au politique

Parmi tous les discours soutenant la thèse du caractère historique du politique, la théorie de

Freitag, et particulièrement la genèse socio-historique du politique qu’elle étaye, est

certainement parmi les plus fortes6. Selon sa perspective, le politique n’aurait pas toujours

été effectif à l’intérieur des sociétés humaines et il tendrait aussi à ne plus être prédominant

dans le déploiement des logiques organisationnelles balayant les sociétés contemporaines.

Le politique est en outre conçu par lui comme tout entier tourné vers le maintien de l’unité

de la société, mais cette fonction ne lui est pas entièrement spécifique. Pour Freitag la

culture remplit déjà cette fonction et le contrôle, qui caractérise le mode de reproduction

décisionnel-opérationnel, accomplit une fonction similaire en regard du système social

contemporain. La typologie (réaliste-historique) des sociétés qu’il met de l’avant contient

6 Voir Michel Freitag, « La genèse du politique dans les sociétés traditionnelles », Société, no 6, automne 1989, pour un exposé systématique à caractère historique-typologique de cette genèse.

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quatre types principaux, dont deux seulement sont directement en rapport avec le

politique7. Les premier et dernier types de cette typologie, le mode de reproduction

culturel-symbolique pour les sociétés primitives et le mode décisionnel-opérationnel pour

les sociétés contemporaines, seraient des modes de reproduction des pratiques et de la

totalité de leurs relations n’impliquant pas le politique, seules les sociétés traditionnelles et

modernes le voyant intervenir au cœur même de leur reproduction.

Pour Freitag, il faut le préciser, le politique lui-même est principalement compris comme le

politico-institutionnel, c’est-à-dire comme un second degré d’activité sociale, une praxis de

second degré, qui se donne précisément pour objet la vie sociale elle-même8. Le politique

est alors une sorte de conscience objective de la société.

L’activité politico-institutionnelle porte par définition sur l’activité sociale

de base, et son effet n’est pas de transformer directement celle-ci par un

remodelage de la médiation symbolique qui lui est inhérente, mais de lui

imposer le cadre d’un système de règles générales et extérieures. Celles-ci

n’interviennent plus alors spécifiquement par la médiation du sens

(immanent à l’action), mais par l’intermédiaire de la sanction. (…) L’effet

spécifique de l’institution n’est ainsi pas réintégré dans la structure

significative propre à l’univers objectif de l’action de base, elle reste

suspendue au-dessus d’elle sous la double forme d’une définition qui

objective l’action en catégorie abstraite, et d’un appareil juridico-répressif

qui, dans une "pratique" tout à fait spécifique, sanctionne réellement cette

définition et impose son actualisation ou son respect dans la pratique de

base9.

Pour que cette « conscience » soit effective, pour qu’il y ait émergence du politique au sens

plein du terme, on doit retrouver à l’intérieur de la société une articulation particulière de

7 Freitag, 1986(2). 8 Ibid., p. 217. 9 « L'examen des deux autres dimensions a déjà mis en évidence le fait que le politique comportait une objectivation réflexive de la société par elle-même. L'ordre de la société (son unité, son identité) devient une finalité en lui-même, extérieur à la normativité immanente aux pratiques sociales particulières, qui lui sont désormais subordonnées. Et dans cette extériorité qu'il acquiert vis-à-vis des pratiques, l'ordre social ou sociétal devient alors à son tour l'objet d'une pratique spécifique, celle du pouvoir qui le définit, l'impose et le sanctionne. Par le pouvoir s'explicite alors la production de la société par elle-même, en même temps que la subordination instrumentale des pratiques particulières vis-à-vis de la reproduction de l'ordre d'ensemble (si ce n'est vis-à-vis des intérêts particuliers des dominants) » (Ibid., p. 177).

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trois éléments10

. Le politique se comprend tout d’abord comme un deuxième degré

d’activité sociale qui a expressément pour objet la vie sociale au-dessus de laquelle il

s’élève (domination)11

. Ensuite, la transcendance de cette pratique sociale spécifique doit

opérer la médiation d’une « contradiction12

» en agissant sur les normes et les règles qui

encadrent la vie sociale (objectivation réflexive de la société) et, finalement, la médiation

de la contradiction doit opérer une unification identitaire de la société des deux degrés ou

niveaux de la pratique sociale (unité et identité). Ce sont ces trois dimensions qui doivent

être en œuvre simultanément, objectivement et de manière synergique au sein d’une société

pour que l’on soit situé à l’intérieur du politique selon la théorie de Freitag. Les premières

sociétés humaines sont alors très loin de cette réalité puisque, à leurs débuts, elles

n’auraient pas eu d’activité sociale ayant expressément pour objet la vie sociale elle-

même13

.

10 C’est qu’il y a politique chez Freitag « au sens anthropologique du terme, dès que les trois moments de la "contrainte" ou du "contrôle" social, de l’identité et de l’objectivation de la société prennent valeur d’extériorité les uns vis-à-vis des autres, et ensemble vis-à-vis des pratiques significatives et dès que cette extériorité prend figure concrète { l’intérieur de la société » (ibid., p. 179). 11 « Ainsi, les dimensions "expressive" (symbolique) et "instrumentale" (institutionnelle) doivent être considérées comme des caractéristiques fonctionnelles générales de tout système d'action, de tout mode de reproduction de la structure sociale (en ce sens, la reproduction simple ne peut être définie en fin de compte qu'à partir de la reproduction élargie, et non l'inverse), au même titre exactement que les dimensions fonctionnelles de détermination et d'opérationnalisation appartiennent à tout rapport d'objet considéré d'une manière formelle. Pourtant, c'est seulement dans la forme développée du système d'action que la fonction d'institutionnalisation est réalisée en tant que telle et explicitement, et qu'elle cesse ainsi d'être un simple moment fonctionnel pour apparaître sous la forme d'une superstructure distincte, à caractère cette fois-ci concret. On sera alors effectivement en présence, dans la société, de deux niveaux de pratiques sociales, de deux sphères hiérarchisées d'action sociale, celle des pratiques d'institutionnalisation (ou du "pouvoir" en général), et celle des pratiques de base qui lui sont soumises. C'est à ce moment seulement qu'on parlera de mode de reproduction politico-institutionnel » (ibid., p. 167). 12 Le concept de contradiction ne doit pas être confondu avec celui de conflit. Ce dernier désigne une opposition ponctuelle sur la base d’intérêts divergents alors que la contradiction renvoie quant { elle à la fixation objective d’un antagonisme radical dans les conditions de reproduction elles-mêmes d’une société, ce qui rendra nécessaire le début d’une médiation afin d’assurer sa reproduction. Le conflit est plus contingent et superficiel alors que la contradiction est immanente à la vie sociale en général. Une contradiction survient quand la parfaite synchronie qui rythmait le mythe et la pratique sociale est rompue et, une fois qu’elle s’est cristallisée au cœur d’une société, elle impose un choix radical. Si la société dans laquelle cette contradiction se forme ne veut pas disparaître dans la scission, elle doit la dépasser. Or, par ce mouvement, c’est elle-même qu’elle dépassera. Et c’est dans ce dépassement que se constituera la sphère politique selon Freitag. 13 Freitag, 1989, p. 46. Pour plus de précision : « On a déjà admis que la distinction entre le type-limite de la communauté primitive régie selon le mode culturel-symbolique, et un type de société comportant déj{ l’établissement de structures stables d’autorité, telle la chefferie, possède surtout un caractère théorique, et que la frontière entre les deux ne peut presque nulle part être tracée strictement de manière concrète » (ibid., p. 57).

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Il demeure toutefois important, avant d’aller plus loin, de garder à l’esprit quelques

précisions quant à la valeur de réalité accordée au type culturel-symbolique par Freitag :

« C’est au titre de type-limite servant de référence "négative" à la conceptualisation des

développements politiques caractéristiques des sociétés traditionnelles que je vais présenter

ici brièvement le modèle de la communauté primitive. » Cela veut simplement dire qu’il

s’agit d’un point de départ théorique. L’identité collective tenait directement à la

participation à une même grande parole, celle du mythe, et elle ne faisait appel à aucune

forme de médiation pour s’effectuer. « Il s’agit d’une forme de société qui ne comporte

aucun procès d’institutionnalisation réflexive minimalement explicite, et qui ne comporte

donc ni "domination", ni "pouvoir", ni "institution" – du moment du moins que l’on définit

la spécificité de ces "instances" et de ces rapports à partir de l’existence d’un détour réflexif

systématique, à caractère alors "politique", dans leur mode de "production" (au sens très

général et non formellement économique de producere)14

. » Selon Freitag, le politique

relève d’un mode particulier de reproduction sociétale; les sociétés primitives possèdent, de

leur côté, un mode de reproduction leur étant propre puisque c’est la circulation de la parole

mythique qui réalise sous un mode immédiat l’unification identitaire rendant ainsi le détour

politique inutile. C’est par la participation à ce langage que s’opère le « travail » dont

héritera plus tard le détour politique. « Dans un tel type-limite, dira encore Freitag, c’est

spécifiquement le langage – et plus radicalement encore la parole vive, tout informée

qu’elle est toujours déjà par un langage commun ayant valeur de culture vernaculaire

globale – qui assure alors l’essentiel de la régulation sociale et de la reproduction

sociétale15

. »

Il existe trois types de transition historique (des sous-types dans le cadre de sa typologie)

par lesquels les sociétés humaines auraient progressivement quitté le mode de reproduction

culturel-symbolique et dont une seule rend compte de la véritable genèse du politique. Les

sociétés de castes et l’empire auraient été deux voies cul-de-sac pour le développement du

politique. Même si ces deux sous-types possèdent, au sein de leur mode d’être, certaines

caractéristiques proches d’un mode de régulation de type politico-institutionnel, ils

conservent aussi des éléments du mode culturel-symbolique de reproduction; ils sont un

14 Ibid., p. 46. 15 Ibid., p. 46-47.

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peu comme des hybrides. La société de castes n’est pas de type politico-institutionnel parce

qu’ « elle réalise le court-circuitage systématique du politique dans la constitution d’une

structure sociétale néanmoins fondée sur l’intériorisation de "contradictions" et sur

l’établissement de rapports de domination » 16

. La rigidité des structures sociales, la forte

détermination qu’elle comporte et l’imperméabilité de chacune de ses positions sont des

éléments à partir desquels se fortifie le sentiment d’assurance que le politique n’y prend pas

forme au sens freitagien. Et, du côté de l’empire, il s’agit d’une société « composite » et

« dualiste » qui n’est pas totalement intégrée et unifiée par le politique. Il reste différents

niveaux de régulation des formes sociales qui sont contenues sous son règne. L’effort à

l’œuvre dans l’empire consiste précisément à faire tenir ensemble, par en haut, la multitude

inscrite sous sa domination impériale, sans parvenir à unifier politiquement la référence

identitaire. On comprend donc que les sociétés de castes et l’empire

sont, au point de vue formel, des sociétés organisées de façon

symétriquement inverse : l’État impérial "libère" l’individu de son groupe

primaire d’appartenance sans l’en détacher pourtant entièrement; il lui

procure un champ d’action plus ouvert, mais ce n’est alors que sur le plan

de sa vie privée (…). La société de castes, de son côté, renforce

l’assujettissement de l’individu à son groupe et l’y enferme, tout en

rattachant ce groupe "organiquement" et comme en extériorité typologique à

une totalité qui le dépasse par englobement et vis-à-vis de laquelle il a perdu

toute autonomie17.

C’est plutôt autour du développement de certaines figures historiques telles le patriarcat, la

chefferie tribale, etc., que se trouveraient réunies les conditions de sa genèse. Ces proto-

institutions « ont autant pour effet de fixer déjà dans des rapports de domination certaines

conditions de reproduction de la vie sociale que de s’opposer à un déploiement alors

cumulatif de ces mêmes rapports de domination sur un plan proprement politique »18

.

(Historiquement, ces formes presque institutionnelles ont assumé un rôle en apparence

paradoxal. Elles apparaissent progressivement afin de se prémunir contre la subversion de

leur mode de reproduction, mais ce sera précisément dans ce lieu que le dépassement de

leur mode de socialité se produira. « Car il n’y a pas de contradiction à concevoir que c’est

précisément dans les "institutions" par lesquelles les sociétés primitives cherchent à se

16 Ibid., p. p. 44. 17 Ibid., p. 45. 18 Ibid., p. 53.

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garantir contre la subversion de leur mode de reproduction fondamental que cette

subversion est, le cas échéant, la plus susceptible de se produire, par une sorte de

basculement de ce qui se tient déjà sur la limite, fût-ce pour la défendre19

. » Toutefois, si la

chefferie est un précurseur au politique et au pouvoir, elle n’en est pas encore exactement et

intégralement le lieu, car elle n’a pas encore capté ou détourné à son monopole exclusif la

source des significations légitimes20

. Ce serait avec les sociétés traditionnelles que le

politique émergerait dans sa plénitude, principalement parce que ces formations sociales

constitueraient des communautés politiques, c’est-à-dire des regroupements humains

unifiés par la transcendance d’une pratique sociale d’ordre politique, parachevant ainsi le

mouvement « vertical » entrepris par la chefferie tribale. En monopolisant l’interprétation

de la référence significative fondatrice du sens et en établissant un système de droits qui

assure la permanence de leur forme, les sociétés traditionnelles voient définitivement se

concrétiser, de manière sociétale, le politique selon le sens précis où l’entendait Freitag. La

théorie de Freitag est puissante, supportée en plus par toute une réflexion ontologique et

épistémologique profonde. Elle ne permet toutefois pas de penser le politique comme un

phénomène inhérent à toute société ni, nous le verrons plus tard, de penser la permanence

du pouvoir dans l’histoire (qui n’aura pas pour autant, dans notre cadre, le même statut

« ontologique » que celui du politique). Surtout, on retiendra que dans sa perspective,

l’analyse sociologique des sociétés occidentales contemporaines et les totalitarismes du 20e

siècle pourrait tendanciellement faire l’économie de ces notions, ce que nous contestons

dans le cadre général de notre thèse.

Les limites de la transhistoricité

Le politique caractérise tout un champ de possibilité de la société, un domaine de la vie

sociale nettement distinct de l’institution imaginaire de la société. Il est beaucoup moins

19 Ibid., p. 53-54. 20 Certes, la cosmologie, associée au type intermédiaire de la chefferie tribale, « est déjà caractérisée par une tendance { l’abstraction et { la transcendantalisation de la référence fondatrice du sens » (ibid., p. 66). Néanmoins, les « personnages » types de la cosmologie, le chef, le devin, le magicien ou encore le sorcier, ne possèdent qu’une compétence particulière et ne sauraient revendiquer un privilège absolu, comme ce sera le cas avec la monarchie. « Ils n’agissent pas encore dans l’ordre "absolu" du pouvoir, dira-t-il, mais dans le champ relatif de la "puissance" » (ibid., p. 63). Or, la puissance, { l’inverse du pouvoir, s’use avec son exercice. Comme le dit Freitag: « Contrairement au roi, le sorcier doit continuellement utiliser ses pouvoirs et donc les dépenser en s’appauvrissant pour les faire valoir » (ibid., p. 56).

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une structure objective ou un monde de significations imaginaires sociales qu’une activité

effective dont le rôle le plus générique est d’unir ou de mettre en rapport le disjoint, cela on

peut le dire en partant de Freitag. Abstraitement, le politique est pur rapport à la différence

et il s’incarne dans son irréductibilité fondamentale et dans sa généralité universelle à

l’intérieur du rapport des sociétés entre elles, condition permanente des sociétés humaines.

Le politique est composé d’un noyau relationnel qui demeure imperméable au devenir

historique. Celui-ci implique un certain déploiement des significations imaginaires sociales

qui devront le couvrir et lui donner forme. Toutefois, le politique ne conditionne rien, a

priori, de celles-ci et il implique seulement sa prise en charge effective. Nous sommes plus

près ici d’une conception du politique comprise en termes de fondement, de fondement

dans son sens réel et non dans son sens dénaturé de « fondement transcendantal ». Il est

fondement au sens où il s’agit d’un champ relationnel « objectif » qui devra toujours

nécessairement être investi par la société considérée (dans le cas où il ne le serait pas, une

simple déclaration de guerre d’une autre société suffira à en faire émerger l’objectivité)

sans toutefois impliquer positivement quoi que ce soit sur la manière dont il doit être

investi.

Ce noyau fondamental est impliqué dans toute société humaine, mais n’allons pas penser

qu’il étire ses racines jusque dans le sol où se creusent celles des animaux, tel que le laisse

entendre la thèse de Waal dans La politique du chimpanzé21

. Ce livre met à jour les

résultats d’une vaste étude comportementale d’une colonie de chimpanzés du zoo

d’Arnhem en Hollande. Face à la richesse et à la diversité de la vie sociale observée, face

au fait incontestable que les chimpanzés sont constamment en travail, par toute sorte de

rapports interindividuels, afin de gravir les « échelons » du groupe, Wall suggère que nous

ne sommes pas les seuls animaux sur la terre à connaître la réalité du politique, qu’il

21 Frans B. M. de Waal, La politique du chimpanzé, France : Éditions Odile Jacob, 1995. Maurice Duverger a repris ces théories éthologiques dans son Introduction à la politique : « L’idée que la politique a des bases biologiques ne peut être rejetée complètement. L’étude des sociétés animales montre que des phénomènes d’autorité et d’organisation du pouvoir s’y sont développés, comparables à certains égards aux phénomènes analogues dans les sociétés humaines. La politique apparaît sur la terre avant l’homme » (Maurice Duverger, Introduction à la politique, Paris : Gallimard, 1964, p. 32). L’existence de hiérarchie, des avantages « personnels » pour ceux occupant les sommets de l’échelle sociale, et des luttes pour l’occupation de ces positions surélevées seraient les critères de base en fonction desquels Duverger considère le politique présent chez les chimpanzés.

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n’existe aucun monopole, aucune suprématie sur ce domaine pour l’humain. Le politique se

manifesterait déjà chez les hordes de singes parce que la structure de domination n’y est pas

fixée pour tout le temps par la génétique : le mâle dominant n’est pas toujours celui qui

combine l’âge et la force. Au contraire, la dominance chez les chimpanzés est constituée de

coalitions impliquant aussi les femelles, de demandes et de manifestations de soutien,

certains individus agissent comme médiateurs de conflits alors que d’autres tentent

d’empêcher des alliances ou des rapprochements de s’effectuer.

Les événements observés pour en arriver à comprendre cette dynamique sociale, comme la

formation d’alliances, ne sont jamais le résultat de faits ponctuels. Ils se constituent sur de

longues périodes allant jusqu’à quelques mois; pendant ce temps, la situation évolue et les

éléments imperceptibles pour l’œil humain lors des premiers jours finissent par trouver une

confirmation plus tard, lorsque l’ordre de la dominance se renverse effectivement. Il faut

ajouter que chaque individu singe sait se reconnaître (dans un miroir), reconnaître aussi

chaque autre membre du groupe, mais il sait en plus reconnaître les alliances entre deux

individus. De plus, la structuration des rapports sociaux n’est pas la même d’une horde à

l’autre, elle change selon la communauté de singes considérée. « Tous les résultats de cette

étude ne sont pas applicables à l’ensemble des chimpanzés, car les règles qui gouvernent la

vie sociale dépendent en partie de l’histoire du groupe et de l’environnement dans lequel il

se trouve. Chaque communauté développe ses propres traditions sociales22

. » C’est ce fait

qui fournirait la preuve que les rapports sociaux chez les chimpanzés ne sont pas

déterminés génétiquement, mais politiquement.

La vie sociale des singes se montre, hors de tout doute, complexe et ne saurait se réduire

uniquement à un déterminisme génétique. Toutefois, la prétention à ce qu’il s’agisse là d’un

phénomène authentiquement politique demeure des plus discutables et se base sur une

conception que l’on pourrait dire « faible » du politique se contentant de le comprendre

comme une simple lutte pour le contrôle du groupe. La complexité de la vie sociale des

singes observée par Waal l’a conduit à la conclusion que ce qui parvient le mieux à la

définir est une sorte de lutte pour le pouvoir, un marché du sexe, du soutien et de

l’affection. Nous ne serions donc pas si loin de nos confrères poilus : « Les êtres humains

22 Waal, 1995, p. 223.

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sont des primates qui parlent mais, en fait, leur comportement n’est pas très différent de

celui des chimpanzés. Ils pratiquent les combats verbaux, les parades oratoires

impressionnantes ou provocatrices, les interventions de protestation, les remarques

conciliantes, et bon nombre d’autres activités verbalesques que les chimpanzés

accomplissent sans texte d’accompagnement23

. » Mais voilà, toute la question est de savoir

la différence réelle qu’induit justement le « texte d’accompagnement ». Nous l’avons vu

plus tôt, tout le domaine significatif propre à l’humain n’est pas un double idéel du

structurel-fonctionnel-réel. Le « texte d’accompagnement » n’y est justement pas

« accompagnement », mais partie prenante, constitutif, créateur de la structure et des

fonctions qui n’existaient pas sans son intervention. Et, en l’absence d’un tel « texte

d’accompagnement », nous sommes « ailleurs » dans un sens radical, nous ne sommes

précisément pas dans ce monde rendu possible par la conjonction de la capacité de

représentation de l’humain et du monde de significations imaginaires sociales qui est

toujours déjà là. Le noyau constitutif du politique ne trouve pas l’essentiel de ce qu’il est

chez les autres espèces animales. Il n’est intégralement lui-même qu’à l’intérieur de

l’espèce humaine, par et pour elle. Question d’économie de temps et d’espace, terminons ce

point sur un mot de J.W. Lapierre qui concluait ainsi sa synthèse de cette question : « La

connaissance scientifique ne confirme donc pas l’idéologie selon laquelle la "sociabilité

naturelle", apparue à un certain moment de l’évolution des espèces, se serait ensuite

développée au cours des stades ultérieurs pour atteindre sa plénitude dans l’espèce

humaine24

. »

L’historicité de la « condition humaine

Postuler la permanence du politique dans toute société humaine ne conduit ni n’autorise à

pousser plus loin par en arrière les liens généalogiques. Certains animaux ont beau avoir

une vie sociale complexe, l’essentiel de ce qui les distingue de l’humain leur manquera

toujours, la signification. C’est dans la spécificité humaine qu’il faut chercher pour saisir le

politique. L’option sur la compréhension du politique que nous soutenons pourrait à

23 Ibid., p. 206. 24 Jean-William Lapierre, Vivre sans État ? Essai sur le pouvoir et l’innovation sociale, Paris : Éditions du Seuil, 1977, p. 15.

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première vue prendre appui sur l’œuvre d’Arendt25

. Selon elle, le politique ne relève pas de

la nature humaine et n’est pas une propriété de l’être humain, « Le zoon politikon : comme

s’il y avait en l’homme quelque chose de politique qui appartiendrait à son essence » disait-

elle d’ailleurs26

. « La » politique relève plutôt de la condition humaine27

. La différence

entre la nature humaine et la condition humaine se comprendrait par le fait que la première

renverrait au caractère de l’être en soi alors que la seconde se composerait plutôt des

activités et des facultés extérieures à cette nature, mais absolument nécessaires à son

existence et à sa reproduction.

La condition humaine renvoie à l’univers objectif qui contient et limite le déploiement de

l’être humain et en dehors duquel nous serions en dehors de l’humanité. La condition

humaine renvoie à la vita activa (c’était le titre original de l’ouvrage en allemand), sphère

de l’existence humaine que l’on pourrait opposer à la vita contemplitiva (catégorie qui

occupe La vie de l’esprit, œuvre non achevée d’Arendt). Ce terme de vita activa est utilisé

par Arendt « pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et

l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de

base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme28

. » Ce sont ces trois activités qui

forment le cœur de la condition humaine et le politique ne serait pas réductible aux

domaines du travail et de l’œuvre, mais plutôt à celui de l’action.

25 La question politique traverse, { différents degrés, l’ensemble des réalisations d’Arendt. Il s’agit d’une préoccupation présente du début à la fin de sa trajectoire philosophique, mais qui se trouve systématisée à travers La condition de l’homme moderne (Paris : Calmann-Lévy, 1983) et Qu’est-ce que la politique? (Paris : Éditions du Seuil, 1995). Comme le souligne Paul Ricoeur en préface de La condition de l’homme moderne, il s’agit, { partir de ce livre, d’une sorte de changement d’attitude dans la trajectoire d’Arendt où elle passa de l’analyse politique proprement dite, au sein par exemple des Origines du totalitarisme, { une œuvre davantage tournée vers la philosophie fondamentale. De son côté, Qu’est-ce que la politique? est un travail qu’Arendt n’a pas pleinement accompli, parce qu’elle n’avait pas reçu le financement nécessaire { sa réalisation. Ces travaux se voulaient une sorte de suite à La condition de l’homme moderne qui était une sorte de prolégomènes à Qu’est-ce que la politique ? (Sylvie Courtine-Denamy, préface, 1995, p.8). 26 Ibid., p. 41. 27 Elle reproche à la tradition de la pensée politique d’avoir toujours eu en vue la nature de l’homme sans toutefois intégrer à cette réflexion la réalité de la multitude humaine. « C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme, parce que toutes leurs déclarations seraient exactes quand bien même n’y aurait-il qu’un seul homme ou seulement deux hommes, ou uniquement des hommes identiques, qu’elles n’ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable { la question : "qu’est-ce que la politique ?" » (ibid., p. 39). 28 Arendt, 1983, p. 41.

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Le travail est le moyen par lequel les corps humains sont alimentés et maintenus dans la

vie, l’œuvre est de son côté l’activité par laquelle le monde artificiel humain est construit.

La production des conditions objectives d’une société, de ses objets ou de ses outils, relève

selon elle d’un autre ordre que de réaliser, par le travail, la satisfaction des besoins. L’outil

prolonge en quelque sorte les facultés humaines alors que le produit destiné à la

consommation se dissipe dans la tuyauterie de son usage premier. Le travail renvoie à la

sphère des nécessités, il est le domaine de l’homo laborans, domaine hors d’emprise du

politique. « L’un des caractères du privé, avant la découverte de l’intime, était que l’homme

n’existait pas dans cette sphère en tant qu’être vraiment humain mais en tant que spécimen

de l’espèce animale appelée genre humain29

. » Il est un autre domaine où ce qui est produit

par les mains de l’homme permet d’inscrire dans la durée un monde typiquement humain,

c’est le domaine de l’œuvre, l’univers de l’homo faber.

La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que

nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a

produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La

vie humaine, en tant qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus

constant de réification, et les choses produites, qui à elles toutes forment

l’artifice humain, sont plus ou moins du monde selon qu’elles ont plus ou

moins de permanence dans le monde30

.

Ce domaine de l’action ne désigne pas un univers essentiellement « objectif » duquel la

parole serait exclue31

. La philosophie de l’action dans laquelle nous entraîne Arendt est une

conception de l’action au sens d’engendrement de nouveauté32

. Le politique n’existe donc

pas dans le domaine de la contemplation, qui implique solitude et détachement des affaires

du monde, il existe dans un espace qui apparaît entre les gens et qui implique donc qu’ils

29 Ibid., p. 85. 30 Ibid., p. 141. 31 C’est en partie chez les Grecs qu’Arendt fonde le sens de sa conception de l’activité politique : « De toutes les activités nécessaires existant dans les sociétés humaines, deux seulement passaient pour politiques et pour constituer ce qu’Aristote nommait le bios politikos : { savoir l’action (praxis) et la parole (lexis) d’où provient le domaine des affaires humaines (ta tôn anthrôpôn pragmata selon l’expression de Platon), lequel exclut rigoureusement tout ce qui ne serait que nécessaire ou utile » (ibid., p. 62). À la définition aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon, l’homme est un animal politique, Arendt rappelle qu’une deuxième signification aussi importante existe, soit Zôon logon ekhon, un être vivant capable de langage. 32 « Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein, "commencer", "guider" et éventuellement "gouverner", mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere) » (ibid., p. 233).

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soient en rapport ou en relation : « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-

les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme33

. »

L’espace politique prend forme dans un entre-deux, un espace qui sépare et qui unit en

même temps : à chaque fois que des humains sont rassemblés et qu’ils sont tournés vers

l’action, vers le monde commun et non retournés sur leur monde privé. Ce domaine de

l’action ne peut donc tout simplement pas constituer une propriété de l’être.

En distinguant le monde privé du monde commun et en inscrivant ce qui relève du politique

dans l’horizon du monde commun, Arendt propose un critère supplémentaire nécessaire à

l’existence de cet espace politique. Car, même s’il désigne l’espace qui se crée dans la

rencontre des êtres, cela ne signifie pas que cet espace existe au sens propre du terme à

chaque fois que deux êtres se rencontrent; il y a une sorte de critère immanent qui permet

de discriminer les relations qui sont politiques : « La politique traite de la communauté et

de la réciprocité d’êtres différents34

. » C’est pourquoi la politique ne trouve pas son modèle

original dans les relations familiales, car là n’est pas le domaine de la liberté. La liberté qui

est impliquée ici n’est possible qu’entre des êtres différents, mais égaux, chose impossible

dans la relation père-fils ou encore dans la relation maître-esclave35

. Le politique existe

entre des hommes libres. « Il n’y a de liberté que dans l’espace intermédiaire propre à la

politique36

. » C’est principalement pour cette raison que la conception d’Arendt est celle de

la politique et non du politique. Car la liberté inhérente au politique n’est pas une

caractéristique commune à tout genre de société; cette politique-là est une exception

historique et n’est assurément pas la norme.

Nous trouvons ici la limite de la conception du politique d’Arendt. Car pour elle, l’action,

la politique, précède toute organisation politique : « L’espace de l’apparence commence à

exister dès que des hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action; il

précède par conséquent toute constitution formelle du domaine public et des formes de

33 Arendt, 1995, p. 42. 34 Ibid., p. 40. 35 La liberté impliquée est celle d’entreprendre, d’engendrer, de mettre en œuvre : « Le miracle de la liberté consiste dans ce pouvoir-commencer, lequel à son tour consiste dans le fait que chaque homme, dans la mesure où par sa naissance il est arrivé dans un monde qui lui préexisterait et qui perdurera après lui, est en lui-même un nouveau commencement » (ibid., p.71). 36 Ibid., p. 43.

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gouvernement, c’est-à-dire des diverses formes sous lesquelles le domaine public peut

s’organiser. » Toutefois, une question se pose du fait qu’Arendt fait de la liberté le but de la

politique. Cette définition de la politique pourrait-elle s’appliquer pleinement ailleurs que

dans une société démocratique? Arendt fait de la politique une activité fondamentale de la

condition humaine ne relevant pas de conditions sociohistoriques particulières, mais, en

même temps, la définition qu’elle donne est pratiquement impossible à intégrer pour un

nombre considérable de sociétés humaines. Ou bien la définition est trop restrictive ou bien

les sociétés où cette action libre entre égaux n’est pas possible ne sont pas des sociétés

humaines au sens propre du terme. Posé en d’autres termes, le problème revient à choisir

entre sauver la théorie ou sauver l’intégrité de la réalité.

Notre recherche d’un domaine propre au politique conçu comme caractérisant l’ensemble

de la trajectoire humaine n’est pas satisfaite par les trois horizons théoriques abordés

jusqu’à présent. L’existence supposée de hiérarchies dans le monde animal ne nous indique

rien sur la spécificité humaine du politique. Une compréhension par une genèse du politico-

institutionnel, telle que réalisée par Freitag, a pour effet d’exclure plusieurs sociétés de son

horizon de pertinence et, finalement, impliquer la liberté dans le sens même de sa définition

comme l’a fait Arendt limite aussi l’horizon de pertinence de ce concept à quelques

exceptions historiques. Il existe toutefois une autre compréhension théorique du politique

disposant d’une vision transhistorique. Il s’agit de L’essence du politique de Freund.

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2. L’essence du politique selon Freund

Le projet d’établir l’essence du politique fait appel à une conception théorique

circonscrivant une réalité rivée à l’existence de l’espèce humaine elle-même,

originellement, pour toujours et sans exception possible. Selon cette perspective, le

politique ne comporte pas de genèse, c’est-à-dire que sa manifestation n’est conditionnelle

à aucun procès historique de développement quelconque; elle est plutôt inhérente au fait

humain lui-même. Selon Freund, le politique est une essence, une forme d’activité

constitutive de la société et non un produit de son développement37

. Sa perspective ne

relève donc pas directement de la science politique, elle se trouve plutôt à la jonction de la

phénoménologie et de la métaphysique; il s’agit davantage d’une philosophie politique,

voire d’une philosophie du politique. En effet, Freund ne s’embarrasse pas de l’analyse

directe des formes politiques contingentes et concrètes (sauf à titre d’exemple servant son

propos), mais tend plutôt vers une compréhension générique du politique où il s’agit de

l’élucider dans son rapport à la nature humaine et à la société. Quelques a priori sont donc

nécessaires pour entrer dans la compréhension de cette thèse de l’essence du politique.

La première prémisse qu’il faut accepter afin de consentir un tant soit peu au projet de

Freund est bien entendu de supposer qu’il existe bel et bien une nature humaine. « Nier la

nature humaine, disait Freund, c’est nier la possibilité d’une science de l’homme, car ce

serait vouloir faire la science d’une réalité sans réalité puisqu’elle serait sans cesse

autre38

. » Le terme de « nature humaine » porte à confusion, non par lui-même, mais du fait

qu’historiquement son usage s’est fait à toutes les sauces. Si l’on s’en tient à ce que

l’expression elle-même annonce, la nature humaine n’est que l’ensemble des

déterminations qui sont la base même de l’existence humaine. Ainsi, elle ne trace aucune

ligne de conduite. Il n’est absolument pas question d’un devoir-être normatif que l’on

chercherait à faire porter au genre humain sous la forme, par exemple, du destin ou de la

destinée comme on l’entend en général dans la pensée religieuse, ni davantage d’une

réflexion, comme le laissait entendre la critique de ce concept faite par Arendt, qui n’aurait

37 « Il convient donc de ne pas identifier le politique et l’État, car celui-ci présuppose celui-l{, c’est-à-dire que l’État est et n’est qu’une manifestation historique de l’essence du politique » (Freund, 1978, p. 556). 38 Ibid., p. 20-21.

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en vue qu’un être humain seul. La pluralité est condition de la nature humaine. Elle désigne

la base objective de toute société.

La nature humaine n’assigne aucune finalité à l’existence humaine, qu’elle soit collective

ou individuelle. Elle renvoie simplement à ce qu’il y a de permanent dans la mise en jeu

historique des collectifs humains, une sorte de constante qui se perpétue dans le

changement et qui est, selon Freund, la condition de possibilité d’une science de l’homme

et la condition d’existence du politique : « La possibilité d’une science politique dépend à

son tour de la permanence de la nature humaine, bien que les changements d’État, de

régimes, d’idéologies, d’institutions et de constitutions lui donnent chaque fois un aspect

singulier et irréversible dans le temps39

. » Notons au passage qu’il n’y a pas uniquement le

politique qui serait une essence dans l’optique de Freund. Ce serait aussi la condition de la

morale, de la religion, de l’art et même de l’économie40

. Bien que nous ne le suivions pas

directement dans cette voie d’une « essence » du politique, nous consentons néanmoins à

octroyer un statut ontologique particulier au politique41

.

La donnée et les présupposés

Pour comprendre la suite de l’argumentation de Freund, il faut faire intervenir deux

concepts, celui de donnée et celui de présupposé. La donnée est simplement une condition

existentielle de possibilité de l’essence, elle ne possède pas, elle-même, une essence. Elle

renvoie à l’être-là « a-signifié » de l’humain, soit l’individu (empirique) et la société

(comme masse informe)42

. Le rapport entre individu et société serait, selon la lecture de

Freund, un rapport entre deux données de fait. Cette entrée en matière est problématique

pour nous, dans la mesure où nous avons pris soin d’inscrire notre démarche dans les

sentiers ouverts par la philosophie du social-historique de Castoriadis, lesquels conduisent

39 Ibid., p. 21. 40 Voir, par exemple, Julien Freund, L’essence de l’économique, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 1993. 41 Le politique mérite une attention particulière, cela nous le reconnaissons, mais nous ne pensons pas que les supposées autres essences sont effectives. Le politique est constitutif alors que les « autres » essences sont construites et constituées à chaque fois ; leur influence n’est pas du même ordre de grandeur. Quand Freund affirme que « L’homme était tout l’homme dès le départ, et l’histoire n’est que le développement de toutes ces essences en manifestations contingentes » (1978, p. 25), il prend une position envers laquelle nous éprouvons de sérieuses réserves. 42 Ibid., p. 25-34.

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dans une tout autre direction. Freund est, à l’égard du concept de société, nettement

wébérien43

. Il considère, certes, la société comme une donnée du fait humain, mais il ne la

conçoit que comme un agrégat d’individus : « À la limite, disait-il, on pourrait la concevoir

comme une totalité informe dont on ne peut pas dire qu’elle est associée ou dissociée,

rassemblée ou dispersée44

. » Or, nous avons vu avec Castoriadis que les sociétés humaines

sont, chacune à leur manière, un monde de significations imaginaires sociales et que ce

monde ne flotte pas dans le vide, mais qu’il existe comme formation de psychés humaines,

d’objets et d’institutions sociales. Si la société doit être conçue comme une donnée, elle

doit alors être une donnée qui se présente toujours déjà comme un monde de significations

imaginaires sociales. Il en va de même pour l’individu, qui n’est jamais seulement individu

empirique et organique, mais qui est précisément « individu » parce qu’une société s’est

instituée en sa psyché. Nous dégagerons plus en profondeur les principales conséquences

de cette conception réduite de l’individu et de la société au cours du prochain exposé. Cette

critique sera en effet beaucoup plus utile lorsque la question de la finalité du politique sera

abordée.

Les données ne font pas partie de l’essence du politique, elles sont les faits de nature qui le

rendent possible. Ce qui constitue l’essentiel de ce phénomène se trouve plutôt dans trois

faisceaux relationnels, trois couples de présupposés (c’est le deuxième concept à faire

intervenir) qui en conditionnent la réalité. Un présupposé est une condition propre,

constitutive et universelle d’une essence. Il possède les caractéristiques d’un a priori et non

d’un transcendant. Il n’est pas indépendant de l’expérience et possède, en ce sens, un

caractère substantiel ou matériel45

. Le présupposé est donc une relation fondamentale et

permanente, il est la constante qui permet de mesurer le changement. Chaque présupposé se

constitue de deux termes en relation dialectique. Notons aussi que, même si une distinction

est établie entre les données (l’individu et la société) et l’activité (le politique), du point de

vue de leur genèse, ces deux dimensions se comprennent néanmoins à l’intérieur d’un

même moment : « Autrement dit, disait Freund, il n’y a pas eu d’abord l’homme, puis la

43 Il dit en effet de la société : « Il semble donc que seul le recoupement dialectique de toutes les significations et explications pourrait nous fournir une image à peu près exacte de la société » (ibid., p. 28). Il suffit alors de remplacer « toutes les significations et explications » par le « sens visé » pour que le rapprochement avec Weber aille de soi. 44 Ibid., p. 34. 45 Ibid., p. 87.

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société, puis le politique, mais tout cela était donné en même temps et originairement, de

sorte que chercher à remonter au-delà du politique ou au-delà de la société signifierait

vouloir remonter au-delà de l’homme46

. »

Freund a dégagé trois couples de présupposés à l’essence du politique, la dialectique du

commandement et de l’obéissance, la dialectique du privé et du public et, finalement, la

dialectique de l’ami et de l’ennemi. De ces trois présupposés cependant, seule la dialectique

de l’ami et de l’ennemi nous semble être à la hauteur de ce qu’un présupposé à l’essence

prétend être. Nous allons le voir plus en détail, seule cette dialectique se trouve impliquée

dans l’ensemble de l’histoire humaine contrairement aux deux autres qui voient certains

exemples historiques en faire l’économie. Peut-être la relation de l’ami et de l’ennemi est-

elle elle-même la source génératrice des deux autres présupposés? Cela nous ne pourrons

l’esquisser au terme de ce chapitre que sous la forme d’une hypothèse partielle ayant

surtout la forme d’une interrogation. Voyons d’abord chacun des trois présupposés.

La dialectique du commandement et de l’obéissance

Le premier présupposé du politique est la dialectique du commandement et l’obéissance,

que l’on ne doit pas confondre avec une relation de domination-soumission, comme la

relation maître-esclave de Hegel, par exemple, plutôt identifiée par Freund comme

principal présupposé de l’économique et non du politique47

. Elle ne doit pas non plus être

réfléchie comme quelque chose de bien ou de mal, elle est comprise avant ou en deçà de la

morale. Freund suggère plutôt de saisir cette relation sur le plan de sa nécessité pour l’unité

d’une société, tout autant du point de vue du commandement que du point de vue de

l’obéissance. Voyons d’abord ce qu’est le commandement. « Il consiste, disait Freund, en

la relation hiérarchique qui s’établit au sein d’un groupe par la puissance qu’une volonté

particulière exerce sur d’autres volontés particulières et façonne par là la cohésion du

groupe48

. » Selon lui, on trouverait le commandement partout où il existerait une masse ou

un rassemblement humain à l’intérieur duquel une quelconque velléité de cohérence interne

et d’unité se manifesterait; le commandement en serait la clef de possibilité. « Aucune

46 Ibid., p. 24. 47 Freund, 1993. 48 Freund, 1978, p. 108.

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masse ne s’organise elle-même; il lui faut l’intervention d’une volonté qui lui est

supérieure49

» disait d’ailleurs Freund. Cette volonté supérieure est précisément le

commandement. La particularité du commandement est d’être toujours individué. Il n’est

pas un système complexe, il consiste simplement à donner un ordre et la souveraineté est

un de ses principaux attributs.

Le commandement occuperait une fonction essentielle dans l’économie d’ensemble de la

vie collective. Comme le disait Freund : « Phénomène de puissance, [il] est aussi principe

de mouvement : il crée et transforme les rapports sociaux50

. » Le commandement n’est pas

alors un simple contrôle sur les choses et les personnes, il est volonté, par laquelle, seule,

l’unité politique peut exister comme unité. Ainsi, l’ordre et l’unité de la société peuvent

bien chercher à se fonder, sur les plans des significations imaginaires sociales, dans

n’importe quels principes abstraits, il n’en demeure pas moins que le commandement serait

toujours le véritable moment initiateur selon Freund. La tâche du commandement est de

maintenir la cohésion et la paix sur le plan intérieur et la sécurité par rapport à l’extérieur.

« Le rôle du commandement est proprement politique et consiste à préserver l’ordre et la

cohésion de la collectivité par les moyens offensifs ou défensifs appropriés51

. » Selon

Freund, il y aurait d’ailleurs une interrelation théorique serrée entre le commandement et le

pouvoir, où le pouvoir présuppose le commandement, mouvement duquel nous nous

distancierons formellement plus tard. Le pouvoir est ainsi défini comme « le

commandement structuré socialement, partagé en fonctions hiérarchiques et porté par une

ou plusieurs couches sociales, variable selon les régimes. En ce sens, le pouvoir est

essentiellement une réalité sociologique qui suppose au préalable l’existence du

commandement52

». Malgré certaines réticences qui seront étayées plus tard, disons, pour le

moment, que c’est une force de l’option de Freund sur le pouvoir de ne pas le réduire au

seul moment opératoire de la structure institutionnelle, au seul fait de décider dans

49 Ibid., p. 108. 50 Ibid., p. 142. 51 Ibid., p. 145. 52 Ibid., p. 108. De plus, le droit serait la poursuite du commandement : « Le droit introduit une continuité formelle dans les décisions discontinues du commandement politique et plus généralement il devient, grâce aux formes qu’il ménage, le facteur principal de la stabilité politique qui est la véritable base de la légitimité » (ibid., p. 131).

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l’horizon politique. Le pouvoir est un phénomène social plus large, qui traverse, certes, le

politique, mais qui s’étend ailleurs aussi et qui ne résorbe jamais la réalité du politique.

Le commandement n’est pas un terme autonome que l’on peut penser seul, il en implique

toujours un second absolument nécessaire pour le rendre opérant, il s’agit de l’obéissance.

L’obéissance, sur un plan politique, est « (…) l’acte qui consiste à se soumettre, dans

l’intérêt d’une activité commune donnée, à la volonté d’autrui, à exécuter ses ordres ou à

conformer le comportement à ses règlements53

». L’obéissance est aussi un acte politique

qui n’est, en tant que tel, ni bien ni mal, mais essentiel. Cet acte ne renvoie pas à la

soumission à un maître, mais désigne plutôt le fait de la participation effective à la vie

d’une collectivité. L’obéissance n’est pas une soumission passive ou forcée. Tout comme le

commandement, elle est aussi volonté, sans quoi on comprendrait mal comment la

désobéissance a pu se manifester avec tant de régularité tout au long de l’Histoire54

. Obéir

c’est, selon la formule de Freund, vouloir ce que veut le commandement, c’est, en dernière

analyse, reconnaître la nécessité d’avoir des règles pour vivre en collectivité55

. Cette

première dialectique constitutive du politique en serait le présupposé de base.

Il faut toutefois noter ce fait très important révélé par l’anthropologie politique. Le

présupposé du commandement et de l’obéissance n’est pas attesté dans plusieurs sociétés

du passé de sorte que l’on peut légitimement avoir des doutes quant au caractère

transhistorique de sa manifestation et donc sur sa nature même de présupposé. Les travaux

de Clastres, par exemple, sont sans équivoque et montrent clairement qu’il n’y avait pas de

relation d’autorité à l’intérieur des sociétés primitives au centre de ses analyses. Ces

sociétés auraient été constituées pour aller précisément à l’encontre de cette division :

« Laissant se déployer leur être-pour-la-liberté, disait Clastres, elles ne peuvent justement

survivre que dans le libre exercice de relations franches entre égaux. Toute relation d’une

autre nature est, par essence, impossible parce que mortelle pour la société56

. » Sociétés

53 Ibid. p. 153. 54 Freund attribue une fonction importante à la possibilité de la désobéissance. Elle signifie que le politique ne couvre pas la totalité de l’expérience humaine. « Autrement dit, la désobéissance signifie l’irruption de l’antagonisme des essences { l’intérieur de la sphère du politique » (ibid., p. 176). 55 Ibid., p. 159. 56 Pierre Clastres, « Liberté, malencontre, innommable », Recherche d’anthropologie politique, Paris : Éditions du Seuil, 1980, p. 125.

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d’avant le « malencontre » dont traitait La Boétie dans son discours et auquel réfère

Clastres, elles ne connaissaient pas la division hiérarchique : « L’inégalité ignorée des

sociétés primitives, c’est celle qui partage les hommes en détenteur de pouvoir et assujettis

au pouvoir, celle qui divise le corps social en dominants et dominés. C’est pourquoi la

chefferie ne saurait être l’indice d’une division de la tribu : le chef ne commande pas, car il

ne peut pas plus que chaque membre de la communauté57

. » Il faut être prudent dans

l’idéalisation des sociétés primitives, car il y a un risque d’abus de langage à parler

d’égalité à leur propos, en particulier si c’est pour en faire des « démocraties », ce que fait

par exemple Alain Caillé. On peut certes invoquer une égalité dans la prise de décision,

pour certaines, mais pas pour d’autres. Toutefois, les significations imaginaires sociales de

ces sociétés étaient données par les ancêtres ou le cosmos, la clôture de la signification est

entière. Ces formes sociales n’ont donc rien de démocratique ni de proto-démocratique.

Les sociétés primitives ne sont pas des démocraties en puissance pas plus qu’en fait. Par

contre, les travaux de Clastres, comme d’autres aussi, montrent bien que certaines d’entre

elles ne connaissaient pas de division hiérarchique. « C’est donc bien le défaut de

stratification sociale et d’autorité du pouvoir que l’on doit retenir comme trait pertinent de

l’organisation politique du plus grand nombre des sociétés indiennes [de l’Amérique du

Sud] : certaines d’entre elles, comme les Ona et les Yahgan de la Terre de Feu, ne

possèdent même pas l’institution de la chefferie; et l’on dit des Jivaro que leur langue ne

possédait pas de terme pour désigner leur chef58

. » Et là où il y a un chef, rien n’assure que

celui-ci soit investi d’autorité, qu’il commande et qu’on lui obéisse : « On se trouve donc

confronté, disait Clastres, à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce

qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine

comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination

hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obéissance59

. »

Nous trouvons aussi une représentation semblable du côté de l’analyse de Evans-Pritchard

de la fonction du chef chez les Nuer. Chez ce peuple, le pouvoir du chef est un pouvoir non

coercitif, qui a davantage l’allure d’une capacité d’influence, car personne ne possède le

57 Ibid., p. 115. 58 Pierre Clastres, La société contre l’État Recherches d’anthropologie politique, Paris : Les Éditions de Minuit, 1974, p. 26. 59 Ibid., p. 11.

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89

pouvoir d’énoncer un verdict ou de veiller à son respect. Seule l’unanimité du groupe

décide : « Il ressortait du récit de mes informateurs que le chef rendait sa décision finale

non point comme un jugement signifié d’autorité, mais comme une opinion enveloppée

dans le langage de la persuasion. Il faut dire que si le caractère sacré du chef et l’influence

des anciens donnent du poids au verdict, les deux parties ne l’acceptent que par

acquiescement60

. » Quelle est alors la signification de cette situation ? « Simplement que le

chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner

un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir

d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal

nommée) du "chef" sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote61

. » Il est certain

que la dialectique du commandement et de l’obéissance est importante pour comprendre le

politique. Toutefois, comme nous venons de le voir, elle n’est pas un présupposé donné

originairement. Il existe donc un ensemble de sociétés, ayant l’avantage d’avoir été

observées et documentées, qui imposent de mettre temporairement en doute l’universalité

de cette dialectique. Nous disons « temporairement », parce que le dernier présupposé, la

dialectique de l’ami et de l’ennemi, permettra de reconnaître sa présence massive mais,

comme nous le verrons sous peu, seulement dans l’exercice de la politique extérieure.

La dialectique du privé et du public

Le second couple de présupposés concerne la dialectique du privé et du public. La

dichotomie de ce présupposé ne renvoie pas à une quelconque différenciation de nature

juridique ou économique et elle ne renvoie pas davantage à la distinction

privé/communautaire ou, encore, à la dichotomie communauté/société (Tönnies). Privé et

public se distinguent l’un de l’autre par le fait qu’ils posséderaient chacun un horizon

propre. Le privé relève de conditions de différenciation et d’exclusion alors que le public

relève de conditions de généralisation et d’inclusion. En toute société, il existerait selon

Freund un domaine pour le privé. Cela pose en un sens la limite à l’existence du politique

qui n’englobe donc pas l’ensemble de la vie humaine. De même, le privé ne peut envahir

60 Dans Frédéric Sawicki, Le pouvoir 1. Science politique, sociologie, histoire, Paris : Berlin-Sud, 1994, p. 215. 61 Clastres, 1974, p. 175. Il dégage trois caractéristiques du chef sans pouvoir de contrainte : il est un faiseur de paix, généreux de ses biens et il est un excellent orateur. « Plus qu’un juge qui sanctionne, il est un arbitre qui cherche à réconcilier » (ibid., p. 28).

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tout l’espace public de la société et, quoi qu’on en pense aujourd’hui, il est toujours en

rapport avec le public. Le public est cette dimension de la vie sociale, non biologique, qui

s’impose indistinctement à tous les individus composant une société. Le public est l’ordre

commun qui dépasse le pluralisme interne de la société62

. Pour prendre un exemple extrême

afin de l’illustrer, quand une attaque guerrière a lieu sur un territoire donné, elle touche tous

les habitants, quelle que soit leur position politique. Le conflit au Moyen-Orient entre Israël

et certains de ses voisins le montrent clairement : les roquettes du Hezbollah ou du Hamas

visent Israël comme totalité ; de même, la riposte israélienne au Liban a touché bien

d’autres personnes que les seuls combattants et sympathisants directs du Hezbollah, et le

bouclage de Gaza fait certainement autant de tort aux civils qu’à ceux larguant

effectivement des roquettes.

Prenons un exemple plus détaillé qui tendrait à première vue à masquer la permanence de

ce présupposé (ici aussi nous ne prétendons pas enrichir l’analyse de l’exemple, mais bien

seulement illustrer notre propos). Le nazisme a été un régime radical, bien que de courte

durée. À première vue encore, le nazisme paraît être parvenu à éliminer toute dimension

privée dans la vie des Allemands, à faire en sorte que la dimension privée soit

complètement dissoute dans la marche du mouvement. On peut citer ici Arendt : « la

domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se contente pas de

cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur

l’expérience d’absolue non-appartenance au monde qui est l’une des expériences les plus

radicales et les plus désespérées de l’homme63

. » Toutefois, malgré tout, le nazisme n’y est

jamais pleinement parvenu. Il est demeuré un reste de vie privée que le mouvement n’a pu

éliminer, un « reste » en fonction duquel certains citoyens allemands ont aidé ou caché des

personnes des groupes visés par la répression. Le « reste » en question perdure donc

toujours dans la résistance à la domination totale qui va avec la domination du « public »,

que ce soit dans le nazisme, le stalinisme ou le régime des Kmers rouges. Et il perdure en

même temps précisément comme condition immanente d’une politique de la résistance.

62 Freund, 1978, p. 320. 63 Ibid., p. 226.

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La dialectique de l’ami et de l’ennemi

Le dernier présupposé du politique se trouverait dans la dialectique de l’ami et de l’ennemi.

C’est à Carl Schmitt que revient le mérite d’avoir identifié cette relation comme dimension

fondamentale du politique : « La distinction spécifique du politique, disait-il, à laquelle

peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de

l’ennemi64

. » Il nous a bien montré que la guerre entre unités politiques était le seul critère

clair dont l’absence d’équivoque permet de discriminer une situation politique d’une

situation qui ne l’est pas. « La seule question qui se pose alors, disait-il, est de savoir si la

polarité ami-ennemi existe ou non dans la réalité ou comme virtualité du réel, sans que l’on

ait à se demander quels sont les mobiles humains assez puissants pour la faire

apparaître65

. » Schmitt arrive à la conclusion qu’il n’est tout simplement pas possible

d’aboutir à la polarité ami-ennemi en partant d’oppositions ne relevant que des sphères de

la morale, de l’économie ou de la religion. Seule l’éventualité de la guerre serait suffisante

pour conditionner son apparition. « Le fait qu’une opposition aussi spécifique que

l’opposition ami-ennemi puisse être isolée en regard d’autres distinctions et conçue comme

un élément autonome démontre à lui seul la nature objective et l’autonomie intrinsèque du

politique66

. »

On a, bien entendu, critiqué la théorie de Schmitt, la plus récente de ces critiques étant

certainement celle dirigée par Sarka67

. Il est certain que cette thèse a été engendrée dans un

contexte historique particulier, de sorte qu’il serait imprudent de la faire nôtre sans passer

par une analyse critique sérieuse, mais cela nous éloignerait de ce que nous traitons ici. Car

pour Freund, la dialectique de l’ami et de l’ennemi ne constitue pas la définition formelle

du politique. « Cette relation, disait-il, il faut l’entendre comme une détermination

conceptuelle à laquelle il faut ramener la politique pour la comprendre dans son essence,

non comme une définition exhaustive68

. » C’est ce présupposé, plus que les deux autres, qui

constitue définitivement l’essentiel des présupposés du politique, celui dont, nous le

64 Carl Schmitt, La notion de politique et Théorie du partisan, Paris : Flammarion, 1992, p. 64. 65 Ibid., p. 65. 66 Ibid., p. 65. 67 Carl Schmitt ou le mythe du politique, sous la direction d’Yves-Charles Sarka, Paris : Presses Universitaires de France, 2009. 68 Freund, 1978, p. 445.

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verrons, la récurrence historique au sein de toute société ne fait aucun doute et à l’intérieur

duquel on peut, de surcroît, dégager ou déduire l’existence des deux autres présupposés

palliant ainsi les points critiques soulevés plus tôt.

Si les deux autres présupposés concernaient l’unité politique dans son rapport à elle-même,

la dialectique de l’ami et de l’ennemi caractérise plutôt le rapport possible entre une unité

politique et les autres. « Si importantes et capitales que soient la relation du commandement

et de l’obéissance et celle du privé et du public, disait Freund, elles ne définissent pas

exhaustivement le politique parce qu’elles déterminent respectivement la formation et

l’organisation intérieure d’une collectivité, non ses rapports avec les collectivités

étrangères69

. » Or, le rapport à l’autre acquiert un sens, certes particulier, mais tout aussi

fondamental pour les relations qu’entretiennent les sociétés entre elles que celui qu’il

possède dans l’horizon des personnes concrètes. Il pousse en effet la société vers la

nécessité de son unité beaucoup plus que tout autre mouvement interne la constituant. La

relation d’amitié n’est pas un contrat passé entre deux unités politiques et ne relève pas

davantage de l’affinité comme peut l’être l’amitié dans les rapports intersubjectifs. De plus,

ce terme n’est pas premier dans cette dialectique, car son sens est en partie conditionné,

voire déterminé, par l’existence, réelle ou virtuelle, d’un ennemi (au sens d’une autre unité

politique) lequel est premier dans cette équation. Le rapprochement qui s’effectue entre les

unités politiques n’a pas lieu dans le but de réaliser leur fusion. Selon Freund, le but de ses

rapprochements serait plutôt d’augmenter leur potentiel de puissance face à un ennemi

commun réputé ou évalué comme plus puissant. « On voit par là que l’inimitié reste

l’élément déterminant, disait-il, même lorsqu’elle n’est que virtuelle sous la forme d’un

risque70

. » L’ennemi, « c’est l’autre, c’est l’étranger, et il suffit à son essence qu’il soit

existentiellement dans un sens particulièrement intense quelque chose d’autre et d’étranger

pour que, dans les cas extrêmes, les relations [qu’on a] avec lui se transforment en

conflits71

».

Ce critère est vraiment pertinent puisqu’il « assume » pour ainsi dire jusqu’au bout les

conséquences devant être dégagées du postulat « tout l’homme est tout l’homme dès le

69 Ibid., p. 448. 70 Ibid., p. 482. 71 Ibid., p. 445.

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départ ». Si l’homme est tout entier dès le départ et qu’il vit en société, il ne doit pas y

avoir, dès le départ, qu’une seule et unique société, mais des sociétés. Si l’anthropologie

politique ne permettait pas d’attester l’universalité du présupposé du commandement et de

l’obéissance, elle confirmera cependant celle de ce présupposé. Comme le soulignait

Clastres, c’est une « image assez dominatrice pour induire un constat sociologique : les

sociétés primitives sont des sociétés violentes, leur être social est un être-pour-la-

guerre72

». Ce que montrent les analyses de Clastres est que la guerre pour les premières

sociétés ne se comprend pas dans une logique économique de protection du territoire,

d’accès aux ressources vitales, etc. La guerre a pour but la conservation de la société

comme totalité une, comme monde de significations : « La guerre comme politique

extérieure de la société primitive se rapporte à sa politique intérieure, à ce que l’on pourrait

nommer le conservatisme intransigeant de cette société, exprimé dans l’incessante

référence au système traditionnel des normes, de la Loi ancestrale que l’on doit toujours

respecter, que l’on ne peut altérer d'aucun changement73

. » La guerre dans les sociétés

primitives n’était pas « économique », elle était plutôt existentielle, nécessaire à leur être

même : « La guerre primitive, c’est le travail d’une logique du centrifuge, d’une logique de

la séparation, qui s’exprime de temps à autre dans le conflit armé. La guerre sert à

maintenir chaque communauté dans son indépendance politique. Tant qu’il y a de la guerre,

il y a de l’autonomie : c’est pour cela qu’elle ne peut pas, qu’elle ne doit pas cesser, qu’elle

est permanente74

. » L’égalité catégorique marquant l’intérieur de la société primitive étire

ses conséquences jusque dans ses rapports extérieurs et c’est en partie cela qui expliquerait

l’existence de la guerre chez ces sociétés selon Clastres.

La permanence de cette dialectique dans l’histoire humaine comporte un avantage, sur le

plan théorique, qui permettra de réconcilier les deux autres présupposés. Nous avions

souligné plus tôt que le présupposé du commandement et de l’obéissance ne trouvait pas,

dans certaines sociétés primitives, de support à sa nature supposée de présupposé.

Toutefois, la dialectique de l’ami et de l’ennemi permet de le réconcilier. Si, par exemple,

les Jivaros n’avaient pas de nom pour désigner leur chef, ils en connaissaient néanmoins la

72 Pierre Clastres, « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives », Recherche d’anthropologie politique, Paris : Édition du Seuil, 1980, p. 173. 73 Ibid., p. 202. 74 Ibid., p. 204.

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réalité en temps de guerre75

. Et c’est là qu’il y a quelque chose d’important plaçant le

présupposé de la relation ami-ennemi sur le premier plan, n’en déplaise à tous les

détracteurs de Schmitt. Dans la guerre, la société doit faire un, à moins qu’en allant à

l’offensive ou en tentant de se défendre elle ne soit animée par un profond désir de perte et

de disparition. Et pour faire un, lorsqu’il y a une pluralité de volontés impliquées, il faut

nécessairement l’imposition acceptée d’une volonté aux autres parce que l’unité de

comportements humains ne peut pas s’obtenir à partir d’un principe abstrait,

mécaniquement ou par hasard. L’existence de la guerre implique presque nécessairement le

commandement et l’obéissance.

Selon nous, la relation ami/ennemi constitue le présupposé le plus fondamental du

politique. C’est cette relation qui incarne dans sa radicalité la plus complète le rapport au

différent, qui est néanmoins présent dans les deux autres présupposés, mais avec une

intensité moins forte puisqu’ils renvoient tous deux à une dimension interne d’une société.

Si on remonte à la source de la relation ami/ennemi, c’est le rapport d’altérité absolu de

deux sociétés qui constitue l’élément le plus « essentiel » du politique, c’est de lui que naît

la possibilité et même la nécessité de faire unité pour une société ou de voir le

commandement être accepté, même dans les sociétés lui étant en principe rebelles. Ainsi,

pour résumer, « la relation du commandement et de l’obéissance constitue le présupposé de

base du politique en général. Celle du privé et du public commande plutôt la politique

intérieure et celle de l’ami et de l’ennemi la politique extérieure76

. » Il faudra maintenant

nous intéresser à une dimension plus compréhensive de la question, soit la finalité du

politique. Ce sera à l’intérieur de ce corpus théorique que nous pourrons soulever les

interrogations directement en lien avec la question du pouvoir.

3. La finalité du politique et son moyen propre

Mettre à jour les présupposés du politique n’était qu’une des étapes nécessaires par

lesquelles devait passer Freund afin de dégager l’essence de cette activité. Les présupposés

rendent compte de la base relationnelle effective et objective du politique et une touche

compréhensive et interprétative supplémentaire lui est ajoutée en dégageant sa finalité et

75 Clastres, 1974, p. 27. 76 Freund, 1978, p. 94.

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son moyen propre. La finalité et le moyen sont à la jonction de ces mêmes présupposés et

de l’essence du politique. Ici, le balancement entre phénoménologie et métaphysique est

beaucoup plus évident, étant donné que l’établissement de cette finalité ne peut se faire, sur

le plan théorique, qu’en faisant intervenir un acte d’interprétation. Comme le dit Freund,

interpréter, ce n’est pas une méthode, mais une opération intellectuelle au même titre que la

conceptualisation77

. Le défi de cette interprétation est de parvenir à dégager une

signification ou un sens à la finalité du politique qui ne soit pas simplement contingent ou

récurrent, mais qui lui soit universellement propre. « Si la politique constitue une activité

autonome, disait Freund, au même titre que la science, l’art, l’économie, la religion et la

morale et qu’elle ne se laisse réduire à aucune d’elles, quelle est alors sa fin spécifique et

son moyen propre78

? »

Tout comme le concept de « nature humaine », celui de finalité a été, à sa manière, utilisé à

toutes les sauces. Se donner le projet théorique d’assigner une finalité à l’essence du

politique peut alors faire jaillir toute sorte de réticences; sans précision, le terme de finalité

peut apparaître à la fois trop globalisant, par l’étendue de ce qu’il pourrait virtuellement

couvrir, et trop réducteur, par l’impression d’assigner une mission unilatérale à quelque

chose qui fait pourtant partie à chaque fois des pages de l’Histoire et qui s’y manifeste

d’une manière toujours singulière. Dans Qu’est-ce que la politique, Freund écrit que « les

pages qui suivent ont justement pour objet de sortir de l’impasse cette question de la finalité

de la politique, en faisant une distinction claire entre eschatologie, technologie et

téléologie79

». Or, plutôt que de complètement régler le problème, nous le verrons, Freund

en a créé un beaucoup plus grand avec son concept de fins eschatologiques, lequel nous

apparaît avoir été précisément construit afin de pallier sa conception réduite et déficiente de

la société.

77 Freund, 1978, p. 220. 78 Freund, 1965, p. 9. Toutefois, il faut souligner de nouveau que Freund postule ici quelque chose qui nous gêne. Il dit que « cette analyse phénoménologique de la relation de moyen à fin en politique présuppose que l’activité politique n’a de fin et de moyen propres que si l’on admet que les autres activités humaines, telles que la morale, l’économie, la science, l’art ou la religion ont respectivement elles aussi un but et des moyens propres, c’est-à-dire que chacune d’elles est autonome, malgré les relations réciproques ou dialectiques inévitables (…) » (ibid., p. 13). Ces autres « activités » sont-elles à comprendre sur le même plan ontologique que celui du politique ? La question demeure ouverte, mais nous doutons sérieusement qu’il faille les mettre sur un même plan; nous doutons même qu’il soit { propos de les penser sur ce plan. 79 Ibid., p. 10-11.

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Le but du politique (niveaux téléologique, technologique et eschatologique)

Afin de rendre opérationnel le concept de finalité, Freund le divise en trois dimensions,

dont seules les deux premières sont inhérentes et propres au politique, tandis que la dernière

lui est extérieure. Elle est ainsi beaucoup moins importante pour la compréhension directe

de l’essence du politique. Le premier est le niveau téléologique qui détermine le but

spécifique du politique, sa finalité propre. Le second est le niveau technologique. Relevant

d’un ordre beaucoup plus contingent, celui-ci consiste en la réalisation d’objectifs concrets,

partiels et constamment à reprendre afin de concrétiser le niveau téléologique de la finalité,

le but spécifique du politique. Le dernier niveau est celui du règne des fins ou le niveau

eschatologique. Ici, il n’est plus question du but propre, mais d’un mouvement d’ensemble

dans lequel le politique, tout comme les autres activités humaines, seraient tous aspirés. Il

s’agit d’un niveau qui apparaît nécessairement dans l’édifice de Freund parce qu’il procède

d’une conception inadéquate de la société.

Le niveau téléologique de la finalité est le plus important parce qu’il touche davantage le

politique dans son essence. Il doit être sans équivoque et ne doit surtout pas être perméable

aux différentes variations historiques. Car, « s’il en était ainsi, disait Freund, il ne serait

évidemment plus question de parler du politique comme d’une essence, mais comme pure

dialectique de forces, de puissances fondées ou non sur des idées diverses80

». Le but ne

doit pas être plurivoque, il doit donc pouvoir correspondre à toutes les manifestations

contingentes du politique sans pour autant s’identifier ou se limiter à une des formes

concrètes par laquelle il se serait manifesté. Le but propre du politique ne tient pas non plus

à un quelconque principe normatif. On est alors là très loin du but attribué au politique par

Arendt. Cette dernière, en faisant de la liberté le but de « la » politique, circonscrivait une

manière particulière de faire le politique, la politique telle qu’elle se pratique à l’intérieur

d’une société démocratique, certainement pas la dimension politique de la condition

humaine. Ni plurivoque ni normative, la finalité du politique ne se dégagera pas non plus

par la sommation de toutes les fonctions qu’il aurait pu remplir tout au long de l’histoire81

.

Freund suggère plutôt un but ou une fin déterminé selon le sens d’une unité politique, selon

80 Ibid., p. 20. 81 Freund, 1978, p. 639.

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son rapport à l’extérieur et ses deux rapports à elle-même dont témoignaient les trois

couples de présupposés.

Le but du politique est alors de veiller à la sécurité extérieure, celle-ci étant conditionnée

par la relation ami/ennemi. Il est aussi de veiller à la concorde intérieure et à la prospérité

au sens large, celles-ci étant conditionnées par les deux autres présupposés, que constituent

les dialectiques du commandement et de l’obéissance et du privé et du public82

. Bien que

distinctes, les notions de sécurité extérieure, de concorde intérieure et de prospérité sont en

fait différents aspects d’un même bien, soit précisément le bien commun. « Le but

spécifique du politique se détermine en fonction du sens d’une collectivité, c’est-à-dire il

consiste dans la volonté d’une unité politique de conserver son intégrité et son

indépendance dans la concorde intérieure et la sécurité extérieure83

. » Ainsi, le politique est,

pour reprendre la logique des pour soi de Castoriadis, une dimension du pour soi de la

société. Il est l’activité effective qui rend possible l’unité de la société et qui s’efforce, dans

un second temps, de la maintenir, de la reproduire, et de faire en sorte, finalement, qu’elle

persévère dans l’être84

. Concrètement, il correspond à ce que Castoriadis classait sous la

rubrique du pouvoir explicite.

Comme on l’a dit plus tôt, le niveau technologique de la finalité est en lien direct avec le

niveau téléologique : « Le but n’est que le possible, seuls les moyens sont réels parce qu’ils

mettent en œuvre à la fois l’esprit et le corps85

. » Les moyens dont il est question ici ne

correspondent pas au moyen propre du politique que nous verrons sous peu. Il faut les

comprendre comme des objectifs, c’est-à-dire « la substance matérielle d’une action

empirique visant à réaliser le but spécifique du politique in concreto86

». L’unité d’une

société, sa défense, son intégrité, ne sont pas des dimensions atteignables abstraitement

pour et par elles-mêmes. Elles ne peuvent être atteintes que par le concours de réalisations

concrètes, ponctuelles et partielles. Ces « objectifs » sont donc aussi variés que l’est chaque

unité politique et dépendent de facteurs toujours relatifs à la contingence d’une situation

sociale particulière. On pourrait voir, par exemple, la construction du mur par Israël comme

82 Ibid., p. 653-658. 83 Freund 1965, p. 37. 84 Freund, 1978, p. 664. 85 Freund, 1965, p. 64. 86 Freund, 1978, p. 668.

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une illustration évidente de la réalisation d’objectifs au service du but générique du

politique, en l’occurrence la sécurité extérieure. On pourrait voir aussi, mais dans un sens

complètement différent, le paiement d’un tribut, comme l’ont fait pendant longtemps les

Mongols et les Coréens pour stabiliser leur rapport avec l’Empire chinois, comme un autre

genre d’objectif visant le but propre du politique87

. Ces objectifs prennent en charge quatre

problèmes de l’activité politique concrète, les moyens et les méthodes, les conséquences, le

choix ainsi que la compétence et la responsabilité88

.

Freund propose un troisième niveau de finalité, le niveau eschatologique, le « règne des

fins » selon son expression même. Celui-ci nous propulse dans un au-delà du politique

proprement dit. Les fins ne font pas partie du politique, elles ne lui sont pas propres et elles

existeraient dans l’ensemble de la société. « En d’autres termes, il s’agit de valeurs

universelles de l’homme en tant qu’homme, qui ne relèvent d’aucune activité

spécialisée89

. » Poursuivre des fins n’est donc pas du même ordre que de poursuivre un

objectif. « Par fins il faut entendre ici les valeurs ultimes que l’homme se propose

d’accomplir par son activité individuelle ou bien par l’action des collectivités et des

groupements, en vue de donner un sens à la vie et à l’histoire90

. » La fonction du niveau

eschatologique dans l’économie générale de la thèse de Freund est surtout d’indiquer que,

bien que le politique soit une activité autonome et fondamentale ayant une primauté relative

sur les autres dimensions de l’existence collective (dans le sens de l’expression du « royal

tisserand » de Platon), il n’est pas pour autant imperméable à la société dans laquelle il

prend place. Au contraire, et le concept de « règne des fins » cherche justement à en rendre

compte, en toute époque, en toute société, il existerait des valeurs qui ne sont pas propres

au politique, mais qui le pénètrent et l’influencent.

Étant donné qu’elles sont des fins humaines concernant l’homme en tant

qu’homme et qu’elles ne sont pas exclusivement ni même essentiellement

des aspirations politiques, elles sont la raison de l’intégration de la politique

dans l’ensemble de la vie humaine, en constante interdépendance avec les

autres activités (…). Autrement dit, parce que les fins sont communes à

87 Je tiens l’exemple de mon ami et collègue Carl Déry, étudiant au doctorat au département d’histoire de l’Université Laval. 88 Freund, 1978, p. 668. 89 Ibid., p. 696-697. 90 Freund, 1965, p. 98.

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toutes les activités humaines, la politique ne saurait s’isoler et constituer une

activité pour soi sans aucune ouverture sur les autres essences et entreprises

humaines; elle n’est pas une fin en soi, mais elle est comme toutes les autres

activités et concurremment avec elles au service de l’homme et de son

devenir91.

La finalité eschatologique est un concept dont Freund aurait très bien pu faire l’économie,

n’eût été de sa conception réductrice et déficiente de la société. Les valeurs, le sens, la

signification sont plutôt premières. Nous reviendrons à cette dimension importante une fois

que nous aurons terminé la revue de l’ensemble de la thèse de Freund.

Le moyen propre du politique : la ruse ou la force?

Freund indique que depuis Machiavel, la pensée politique a toujours identifié la force et la

ruse comme les deux moyens propres au politique. Forte d’une analogie de la division du

corps et de l’esprit, la force était conçue comme la dimension physique du moyen du

politique, moins noble, plus vile, et la ruse était plutôt perçue comme le symbole de la

dimension psychique, plus noble, plus fine et plus honorable. « En fin de compte, la force

passe pour le moyen de l’inculture et la ruse pour celui de la civilisation92

. » La force serait

aussi discréditée, selon la même logique, par l’opposition généralement faite entre force et

droit. C’est à remettre un peu d’ordre dans cette réflexion que Freund va s’employer en

établissant que c’est la force, seule, qui est le moyen propre et spécifique du politique, « la

ruse n’étant qu’une des manières de l’appliquer93

» (le droit, lui, étant plutôt la poursuite du

commandement).

Comme il le fait tout au long de cette œuvre, pour chaque aspect qu’il aborde, Freund ne

cherche pas à rendre compte de la force dans une perspective morale, en tentant de

rationaliser son existence uniquement pour la déplorer et la dénoncer. Au contraire, il

cherche à la comprendre dans sa nécessité même. Ainsi, à la question de savoir si l’usage

de la force est légitime ou non, il répond que le seul point de vue important est de

91 Ibid., p. 102. 92 Ibid., p. 111-112. 93 Freund, 1978, p. 705.

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100

comprendre qu’elle est : « Il nous semble au contraire qu’elle est actualité, qu’elle ne vaut

que par ses effets94

. »

Pour comprendre la force dans son usage ou dans sa dimension typiquement politique,

Freund la différencie de la violence qui peut jaillir dans tous les recoins de la vie sociale.

« Nous appellerons violence l’explosion de la puissance qui s’attaque directement à la

personne et aux biens des autres (…) en vue de les dominer par la mort, par la destruction,

la soumission ou la défaite95

. » La force est autre chose : « Nous appelons force l’ensemble

des moyens de pression, de coercition, de destruction et de construction que la volonté et

l’intelligence politiques fondées sur des institutions et des groupements, mettent en œuvre

pour contenir d’autres forces dans le respect d’un ordre conventionnel ou bien pour briser

une résistance ou menace, combattre des forces adverses ou encore trouver un compromis

ou un équilibre entre les forces en présence96

. » La force, contrairement à la violence, est

94 Ibid., p. 708. Weber n’est certainement pas le seul { avoir traité de la question de la « violence légitime », mais il est certainement un de ceux qui en a rendu compte d’une des manières les plus complexes. La « violence légitime » ne s’auto-fonde pas, elle est en rapport immédiat et direct avec un ordre légitime. L’ordre légitime est celui en vertu duquel les acteurs agissent selon des motifs orientés vers la croyance en sa légitimité, ce ne sont donc pas des motifs simplement fondés sur la coutume, l’habitude ou des motifs rationnels en finalité (Max Weber, Économie et société 1 Les catégories de la sociologie, Paris : Pocket, 1995, p. 64-67). La violence légitime est une forme particulière de « force nécessaire » et elle ne serait pas l’unique moyen de l’État, mais elle serait tout de même son moyen spécifique : « (…) l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime » (Max Weber, Le savant et le politique, Paris : Union générale d’Éditions, 1963, p. 126). Nous parlons bien d’une force ou d’une violence légitime c’est-à-dire qui est reconnue comme telle par ceux qu’elle vise virtuellement, ce qui la distingue de la force tout court servant à préserver l’unité dans d’autres organisations politiques. Weber ajoute d’ailleurs entre parenthèses, « c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime » (idem.). En fait, la caractéristique de l’État { cet égard est d’en détenir le monopole. Deux sortes d’ordre légitime seraient possibles, la convention et le droit, et leur garantie de légitimité peut être posée de façon purement « intime », c’est-à-dire affective, rationnelle en valeur ou par la foi religieuse, et par « les expectations de certaines conséquences spécifiques externes » (ibid., p. 68). La différence majeure et fondamentale entre les ordres légitimes de la convention et du droit est que la première trouve sa garantie de légitimité par une réprobation générale alors que l’autre comporte une instance spécifiquement instituée { cet effet. Les agents, de leur côté, connaissent trois modalités en fonction desquelles ils peuvent accorder à un ordre une validité légitime : la tradition, la croyance et la légalité. La « violence légitime », celle dont à un certain moment historique l’État héritera du monopole exclusif, est légitime non d’après une norme universelle qui traverserait les barrières culturelles et qui permettrait de fonder le jugement de la légitimité. Elle se fonde sur la croyance en l’ordre en question, qu’il soit de convention ou de droit, et qu’il soit reconnu selon la tradition, la croyance ou la légalité, elle est donc relative au groupement humain qui valorise l’ordre en question. Ainsi quand Weber utilise l’expression, par exemple dans Le savant et le politique, afin de qualifier le moyen spécifique de l’État, il ne cherche aucunement { fonder dans une norme transcendantale la valeur de la violence, il veut seulement dire qu’elle est légitime pour tous les acteurs qui reconnaissent la valeur de l’ordre en question. 95 Freund, 1978, p. 514. 96 Freund, 1965, p. 122.

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101

dotée d’une mission spécifique, car son usage n’est pas gratuit, il est conditionnel. Son

recours vise à instaurer ou à restaurer un équilibre, celui de l’unité politique. Cette force est

donc directement au service du but générique du politique.

L’angle de la conditionnalité comporte un intérêt. Il se trouve par exemple chez Freitag :

« La violence ou le déterminisme ne représentent donc qu’une limite extérieure à ce qui est

propre au rapport de domination, limite vers laquelle celui-ci pointe certes, mais sans

jamais pouvoir la rejoindre concrètement sans y perdre sa spécificité. La violence

impliquée dans un rapport de domination est la violence conditionnelle et non actuelle97

. »

Dans le cadre de sa théorie, cette violence conditionnelle émerge dans et par le

développement du politico-institutionnel, comme un corollaire à la place importante prise

par le droit dans la reproduction d’ensemble de la société : « L’instance du pouvoir

s’approprie et se fait reconnaître du même coup aussi nécessairement l’exclusivité de

principe de la capacité de sanctionner, vis-à-vis de tous, et en dernière instance par l’usage

de la violence, ces puissances d’agir dont elle a monopolisé la reconnaissance

collective98

. » La « violence conditionnelle » est très exactement ce que Freund entend par

la force comme moyen propre du politique. L’important ici est que Freitag distingue la

conditionnalité et l’actualité de la violence, voulant signifier par là que la violence

conditionnelle n’est pas le dispositif opérationnel en fonction duquel la société obtient une

cohérence. Elle est plutôt conditionnelle à la non-reconnaissance en acte de la société, de

ses institutions ou de ses normes fondamentales. À trop s’utiliser, elle finirait par perdre

son efficacité qui tient précisément à un haut degré d’appréhension et un faible niveau de

réalisation effective dans la confrontation. Son actualisation a lieu sur ce qui se tient en

dehors de ce que la société se donne comme horizon de réalité, en dehors de l’ordre

légitime, elle est donc conditionnelle au refus de reconnaître comme valable cet ordre. La

réalité de l’usage de la force nécessaire se trouve dans un au-delà de l’ordre légitime

reconnu, autant du côté de ceux ou de celui qui la mettent en œuvre que du côté de celui ou

de ceux qui la subissent. Au-delà, parce que celui qui la subit ne le reconnaît pas

symboliquement, d’où la désobéissance en acte, et, tout autant, parce que l’exécution même

97 Freitag, 1986(2), p. 173. 98 Freitag, 1992, p. 10.

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102

de cette force nécessaire quitte le terrain normatif de l’ordre légitime pour marcher sur celui

de l’effectivité.

La force, comme moyen propre du politique, passe aussi le test de l’anthropologie

politique. En effet, même les sociétés primitives faisaient un usage politique de la force

dans l’activité guerrière et, son usage « interne », même s’il ne prenait pas la forme du

commandement et de l’obéissance, était néanmoins, lui aussi, effectif. L’exercice de la

force dans toutes sortes de rituels sacrificiels ou par l’exclusion pure et simple d’un

individu de la collectivité était monnaie courante. Même si certaines sociétés primitives ne

connaissaient pas la hiérarchisation et qu’elles étaient en leur principe même des sociétés

fondamentalement égalitaires, elles connaissaient, elles aussi, l’usage d’une force légitime

ou, plutôt, nécessaire. Le plus intense et le plus stupéfiant des usages de cette force est

certainement celui qui pend virtuellement au-dessus de la tête de tout chef : « Si le désir de

pouvoir du chef devient trop évident, expliquait Clastres, la procédure mise en jeu est

simple : on l'abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la

société primitive, mais elle possède les moyens de l'exorciser99

». La « violence légitime »

ou, plus précisément, la force nécessaire est le moyen propre du politique et trouve en toute

société une manifestation qui lui est adéquate. La force est le moyen propre du politique.

Cette thèse nous sera utile, plus tard, pour éviter la confusion lorsque nous chercherons

justement à établir les liens conceptuels entre le pouvoir et la violence.

Retour sur la question du pouvoir

Après avoir abordé les présupposés, la finalité et le moyen propre du politique, nous

pouvons en présenter la définition synthétique mise de l’avant par Freund au terme de son

travail. Le politique est « l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force,

généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité

politique particulière en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité

99 Pierre Clastres, « La question du pouvoir dans les sociétés primitives », Interrogations, Mars 1976. Elle s’y manifestait aussi d’une autre manière. Lapierre, dans le débat l’ayant opposé { Clastres, critiquait la thèse déliant la coercition et le pouvoir sur la base du fait qu’il existait alors un droit à la violence pour chacun : « Il est vrai que le chef Guayaki ne dispose d’aucune "force publique" pour contraindre ses compagnons. La contrepartie est que, dans cette société comme dans la plupart de celles que nous avons étudiées précédemment, tout homme adulte a le droit de recourir à la violence pour se venger » (Lapierre, 1977, p. 104).

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103

et de la divergence des opinions et des intérêts100

». Cette définition opérationnelle, bien

qu’efficace et très claire, demeure cependant en partie défaillante. Elle met de l’avant ce

que nous nommons « la quête d’unité » et cela constitue sa force sur le plan conceptuel.

Toutefois, en s’appuyant par exemple sur Freitag, on pourrait lui demander pourquoi elle

n’aborde pas le thème de l’identité collective. On pourrait encore lui objecter qu’elle

n’aborde pas davantage la question des significations imaginaires sociales, réduites ici au

statut d’opinions et d’intérêts. Selon nous, cette situation s’explique en majeure partie par le

fait que Freund conçoit la société comme une masse informe d’individus dont on ne peut

dire si elle est unifiée tellement elle est pétrie de diversités. Cette conception réduite de la

société explique aussi pourquoi Freund doit avoir recours au concept ésotérique de fin

eschatologique pour éviter que le politique n’absorbe toute la société. Mais une société

n’est pas constituée que par des individus, au sens de corps biologiques, vides de tout sens,

de toutes significations et qui n’attendraient que d’être commandés pour faire quoi que ce

soit. Les individus supposément regroupés en masse « informe » ne sont jamais uniquement

cela, étant donné qu’ils sont toujours déjà créés comme individus sociaux par une société,

elle-même conçue comme un monde de significations imaginaires sociales. En toute

contingence, le politique se manifeste toujours à l’intérieur des balises significatives de ce

monde qui le contient. La finalité eschatologique dégagée par Freund est vaine. Ce ne sont

pas que des valeurs autonomes et particulières qui occupent concrètement cette

« fonction ». Au contraire, c’est la société elle-même, comme donnée faite de sens, de

signification, de symbolique, comme unité comportant sa propre poussée vers l’avant, qui

joue ce rôle d’une manière beaucoup plus radicale que ce que ne laisse supposer

l’articulation faible entre idéel et effectivité proposée par Freund. Et il ne s’agit

certainement pas de valeurs universelles; elles sont uniquement celles de la société

considérée.

Ceci dit, malgré les imperfections de la théorie de Freund, nous allons saisir le politique à

partir de cette lunette d’approche spécifique. La dimension la plus importante de notre thèse

sur le politique se trouve dans le fait qu’elle octroie la quête d’unité comme finalité au

politique. C’est un mouvement théorique important pour nous puisqu’il nous libérera de

100 Ibid., p. 177.

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l’obligation de faire porter au pouvoir le poids de cette fonction. De plus, nous retiendrons

la notion d’incarnation sociale (par un groupe d’hommes et par le support social) mise de

l’avant par Freund, dimension que nous reprendrons dans notre définition. Sur le fond,

toutefois, le concept de pouvoir que nous allons mettre de l’avant diffère de celui de Freund

et il ne se comprendra pas dans la continuité de la relation de commandement et de

l’obéissance. Le commandement, et l’obéissance qui l’accompagne, ne font pas partie

directement du phénomène du pouvoir, ne le conditionnent pas, ce qui n’implique pas, par

ailleurs, qu’ils soient sans rapport avec lui ou complètement dissociés dans la réalité, car

selon nous, le pouvoir n’a pas pour finalité l’unité, mais plutôt la convergence des

significations imaginaires dans l’action, quitte à ce que la réalisation de cette convergence

brise l’unité d’une société. Le pouvoir est un imaginaire social-historique incarné et

actualisé par un groupe social quelconque, un phénomène se déployant dans les deux

termes de la dialectique du privé et du public et dans lequel le commandement s’intègre,

certes, mais sans être ce qu’il y a de plus déterminant concernant la réalité du pouvoir.

La solution à ce problème du rapport entre politique, pouvoir et unité de la société ne se

trouve donc pas dans la perspective de Freund. Et c’est son concept de fin eschatologique

qui est problématique, puisqu’il a pour effet de désarticuler ce qui doit pourtant être articulé

pour expliquer le pouvoir. « Au niveau pratique, disait Freund, le pouvoir profite de

l’engouement pour les fins et de l’adhésion aux justifications pour étendre sa puissance,

renforcer son contrôle et devenir toujours plus omnipotent101

. » Or, les fins ne sont pas

autonomes et elles n’existent pas d’elles-mêmes dans l’universel. La question qu’il lui

aurait fallu poser est : « Pourquoi ces fins-ci et non celles-là ? » L’existence dans

l’universel, proposée par Freund pour comprendre les « valeurs », rend pratiquement

impossible la réponse à cette question. C’est que, dans la contingence historique, certaines

fins sont prééminentes et que, de plus, elles ne couvrent pas l’ensemble des significations

imaginaires sociales qui constituent une société. Une même piste que celle trouvée chez

Castoriadis nous conduit ainsi à la reconnaissance de la nécessité d’établir un concept de

pouvoir distinct de celui de société comme de celui de politique.

101 Freund, 1965, p. 108.

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105

Conclusion

Le politique fait partie de l’essence humaine, de l’humanité pensée comme multitude et non

comme simple addition de solitudes. Il fait partie du pour soi de la société, comme son

incessant travail visant son unité. Il n’est pas une entité objective qui aurait la forme d’un

métasujet, il est plutôt une activité composée par un faisceau relationnel, une série de

rapports fondamentaux dans lesquels toute société est nécessairement prise et se déploie.

Ces relations ou rapports concernent la société face à elle-même (la dialectique du

commandement et de l’obéissance ainsi que celle du privé et du public) et face aux autres

sociétés (la relation ami-ennemi). Ces relations fondamentales n’indiquent ni ne désignent

la manière particulière par laquelle ces relations prennent forme dans la contingence,

seulement leur nécessaire présence.

Le point le plus important dans le cadre qui nous occupe ici concerne l’identification de la

finalité propre du politique, son niveau téléologique, soit la quête d’unité. C’est dans et par

le politique que la question de l’unité de la société est prise en charge, c’est là le but

générique de cette activité. En même temps, le fait d’avoir identifié ce but constitue la force

de l’interprétation de Freund. Cela nous permettra de poser une limite en fonction de

laquelle il sera possible de clairement distinguer politique et pouvoir, ce dernier pouvant

tout aussi bien viser l’unité que l’éclatement, selon les aléas de la situation présente, car le

pouvoir n’a pas de fin spécifique sur un plan générique, nous le verrons bientôt.

La société, telle que comprise par Castoriadis, ne peut pas pallier elle-même la tâche de son

unification, elle est magma informe de significations imaginaires sociales, infra-pouvoir

radical du social-historique qui se situe bien au-delà ou en-deçà, selon Castoriadis, de toute

volonté, intention, manœuvre, stratégie, groupe ou classe assignable, etc. Comment une

société peut-elle tendre un tant soit peu vers l’unité, vers sa réalisation en tant que pour soi,

si elle n’implique pas l’activité effective des hommes pour y parvenir ? Le politique est

l’activité qui prend en charge le devenir concret, toujours au présent, de la société. Sans

cette activité, la société demeurerait à l’état de magma.

La force de l’analyse de Freund est cependant contrebalancée par une certaine faiblesse. On

l’a vu, en réduisant individu et société à des données excluant toute trace de symbolique ou

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de signification, Freund est conduit à construire un concept de fins dernières fait de valeurs

« universelles », lequel place en dernier lieu dans un espace flottant ce qui devrait pourtant

être premier et incarné lorsque l’humain est étudié. L’unité visée par le politique n’est pas

une unité de fait, comme les composantes techniques d’un objet et leur agencement. La

seule unité possible en cette matière est l’unité qui fait appel à des significations pour se

réaliser, lesquelles sont déjà inscrites dans les données que sont l’individu et la société. Le

politique n’est pas seulement concerné par le sens et la signification dans un second temps,

mais, là aussi, dès le point de départ.

Sur le plan du pouvoir, le travail de Freund offre quelques pistes pertinentes tout comme

des écueils à éviter. Inscrire le pouvoir dans la continuité du commandement est le

mouvement théorique de Freund que nous ne reconduisons pas, étant donné qu’il participe

de la confusion du pouvoir et du politique. Toutefois, en situant le pouvoir dans la

contingence, comme la structuration sociale du commandement et particulièrement avec la

notion de « support social », Freund a mis de l’avant des éléments que nous reprendrons à

notre compte sous peu afin d’étayer notre propre définition du pouvoir. Le pouvoir est un

phénomène social qui ne se réduit pas à une capacité objective ou à une forme de relation

entre personnes. Le pouvoir n’est pas nécessairement subordonné au politique, il y a une

autonomie possible pour lui à cet égard. Il relève d’autres conditions de réalité. Ne

s’identifiant aucunement à la société, il n’empiétera pas non plus sur le champ propre du

politique. Disons sur le plan de la compréhension théorique et conceptuelle, car, dans la

réalité, les choses ne se laissent pas découper ainsi et sont beaucoup plus imbriquées les

unes dans les autres que ne le laisse entendre toute découpe conceptuelle. Néanmoins, le

pouvoir sera réfléchi pour lui-même, ce que nous allons entreprendre dès maintenant.

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Chapitre 3 Sur les traces du concept de pouvoir

La société et le politique sont deux composantes fondamentales du social-historique. La

société est un monde de significations imaginaires sociales prenant appui et existant par les

psychés individuelles, les institutions, les objets, les techniques, les principes

d’organisation, l’architecture, l’habillement, les postures corporelles, etc. Elle en est l’être

même. Le politique désigne plutôt l’activité sociale effective visant à préserver l’intégrité et

l’unité de la société dans son rapport à elle-même ainsi qu’aux autres sociétés. Que reste-t-

il alors comme champ phénoménal au pouvoir ? Appartient-il à ce même ordre de réalité

fondamental auquel appartiennent société et politique ? De quoi est fait ce phénomène ?

Comment se réalise-t-il dans l’effectivité ? Ce sont là les questions auxquelles ce long

chapitre apportera une réponse théorique en présentant huit exposés qui ont pour mission

d’identifier les éléments constitutifs du phénomène du pouvoir, de dégager l’ensemble des

liens théoriques importants qu’il entretient avec d’autres réalités, en particulier avec la

liberté et la violence, et de mettre à jour la logique de son effectuation dans la réalité.

Les deux premiers exposés, intitulés Les théories du pouvoir et Vers un concept générique,

ont pour fonction principale de situer notre perspective par rapport à celles de certains des

auteurs qui ont traité de ce concept en sociologie et dans la philosophie politique du 20e

siècle. Il existe somme toute deux grandes approches du pouvoir, la perspective

institutionnelle et la perspective relationnelle. Alors que la première traite du pouvoir

comme d’une capacité relevant de la société globale, la seconde désigne plutôt une forme

possible de relation sociale, voire la pense comme apparaissant spontanément dans les

relations interindividuelles. Certains théoriciens ont suggéré qu’une synthèse de ces

approches est nécessaire. En toute rigueur, une telle opération nous paraît toutefois

impossible à réaliser parce qu’en dernière analyse, dans les deux traditions en question, le

même mot de « pouvoir » est utilisé pour désigner deux réalités complètement hétérogènes

sur le plan ontologique. Sans nous diriger par conséquent vers la synthèse, nous devons

malgré tout proposer un concept générique de pouvoir qui surmonte une insuffisance

commune aux deux approches, laquelle consiste à n’accorder qu’une fonction secondaire

aux significations imaginaires sociales.

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Les six exposés suivant, Au cœur du phénomène du pouvoir, Le pouvoir, une réalité

transhistorique, Pouvoir et liberté, Pouvoir et violence, Les modes d’effectuation du

pouvoir et Sur l’État forment le cœur de la définition que nous cherchons à établir. Le

premier de cette série a pour but d’identifier les éléments constitutifs du phénomène, c’est-

à-dire de quoi le pouvoir est fait. Le pouvoir est ici conçu comme un phénomène social

complexe articulant en son « être » un imaginaire social-historique porté et incarné par un

groupe social (une position dans un ordre social) et supporté par un large pan de la société

dans laquelle il existe. Nous verrons ensuite que le pouvoir est un phénomène

transhistorique, c’est-à-dire qu’il appartient à l’effectivité de chaque société, des plus

lointaines jusqu’aux plus récentes. Le caractère transhistorique du pouvoir ne fait pas

cependant de ce phénomène un élément constitutif de la nature humaine comme l’est le

politique. La forme toujours contingente par laquelle il se manifeste le place plutôt dans

une position subordonnée. Il est pour nous une conséquence de la nature politique de

l’humain, non un moment de celle-ci.

L’exposé Pouvoir et liberté s’attachera à faire apparaître la liberté individuelle comme la

cible abstraite de tout pouvoir. Le pouvoir n’est pas comme tel, dans tous ses types,

producteur ou garant de la liberté. C’est seulement avec le pouvoir démocratique qu’il le

devient. Son exercice vise toutefois toujours la liberté de l’individu, car c’est seulement par

le concours de celle-ci que l’imaginaire social-historique du pouvoir peut être confirmé,

conforté et se faire valoir et qu’il est précisément toujours possible que ce concours ne soit

pas donné. En agissant sur cette liberté, le pouvoir peut tout aussi bien chercher à lui

permettre de se déployer dans toute sa plénitude. Pour autant qu’elle n’empiète pas sur celle

des autres, la liberté de chacun doit être protégée, c’est là l’idéal du pouvoir démocratique.

Mais le pouvoir peut aussi bien chercher à « s’approprier » cette liberté par le concours

extrême de la violence et de la contrainte, comme l’histoire nous l’a déjà trop souvent

montré. Alors qu’on a cherché dans la tradition à exclure formellement la violence de

l’exercice du pouvoir (tout aussi bien Freitag que Foucault), nous en viendrons plutôt à la

conclusion qu’aucune raison valable ne permet de le faire sur le plan théorique. Bien sûr, le

désaccord est ici étroitement lié à la manière de concevoir la violence. Pour nous, elle ne se

confond pas avec l’usage de la force en politique. Elle n’est pas non plus l’énergie physique

déployée par une collectivité pour punir les écarts à ses normes fondamentales. Elle est une

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stratégie radicale à laquelle tout pouvoir peut avoir recours, mais vers laquelle rien ne

l’oblige ni ne le force à se diriger. Ni exclue ni incluse dans le concept de pouvoir, elle

demeure néanmoins un chemin toujours possible sur lequel, d’ailleurs, des pouvoirs se sont

aventurés tout au long de l’histoire de l’humanité. La violence n’est pas la principale

modalité d’effectuation du pouvoir, bien qu’elle puisse en certaines occasions agir comme

telle. Le phénomène social du pouvoir comporte plutôt des modalités d’effectuation

spécifiques que nous avons cherché à présenter sous la forme d’une typologie. Les modes

d’effectuation ne sont pas de même nature que les moyens, lesquels, par définition,

présupposent une fin spécifique qu’ils auraient pour mandat objectif de réaliser.

L’effectuation du phénomène désigne plutôt comment celui-ci en sa totalité prend forme

dans la réalité. Afin de construire la typologie des modes d’effectuation du pouvoir, on a

isolé son « lieu » propre, l’individu ou ce qui est extérieur à lui, et la dimension visée par

son effectuation, soit l’individuel ou le collectif. Les quatre types d’effectuation du pouvoir

sont alors l’action (extériorité/individuel), la norme (extériorité/collectif), la volonté

(individu/individuel) et l’identité (individu/collectif). Le dernier exposé de ce chapitre

viendra clore notre objectif de définition du concept de pouvoir en mettant en lumière les

différences qui existent entre le pouvoir et l’État. Comme notre concept de pouvoir met au

premier plan la dimension collective de la signification qui le constitue et du destin qu’il

tend à produire, et que de ce fait il s’inscrit davantage dans le prolongement de l’approche

institutionnelle que dans celui de l’approche relationnelle, il est crucial pour notre

entreprise de bien marquer les différences qui existent entre le pouvoir au sens propre et

une forme de « pouvoir » politique instituée, l’État, et l’État moderne en particulier. Au

terme de ce parcours, la table sera mise pour aborder les différents types du pouvoir, aux

chapitres quatre et cinq, lesquels permettront de faire apparaître un nombre significatif de

nuances d’un type à l’autre de pouvoir. Nous aurons ainsi une architecture conceptuelle

claire et sans équivoque pour comprendre le pouvoir dans son lieu propre, distinct de ceux

de la société et du politique.

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110

1. Les théories du pouvoir

Le pouvoir est une réalité complexe et le concept que la théorie en élabore l’est tout autant.

Cette complexité ne réside pas dans le fait que les hommes auraient voulu désigner par ce

mot une dimension de la réalité trop immense pour l’esprit humain. Selon Rocher, il

existerait trois raisons principales qui expliquent la complexité du concept de pouvoir : il

comporte plusieurs dimensions, il est un des concepts les plus soumis à la perception

subjective du chercheur et il renvoie à des réalités historiques diverses1. Or, pour nous, ces

raisons n’expliquent pas vraiment la complexité inhérente au concept de pouvoir, mais la

difficulté inhérente à tout effort d’éclaircissement conceptuel, peu importe sur quoi il porte,

peu importe la branche de connaissance à laquelle il s’accroche, peu importe la finalité

cognitive qui y serait poursuivie. Il existe une autre dimension rendant davantage compte

de la complexité de la réflexion portant sur ce concept particulier. En effet, en pénétrant au

cœur des théories portant sur le pouvoir, on voit se dessiner une grande démarcation, une

division en deux camps des différentes théories du pouvoir. C’est l’existence de cette

fracture qui rend complexe la réflexion car, ce qui explique cette fracture elle-même n’est

plus seulement une différence d’interprétation des sociologues ou le choix des dimensions

prises en compte dans l’analyse, mais le fait que deux objets ou deux réalités ontologiques

distinctes sont désignées par un même mot, un même concept. Ce dualisme des

perspectives sur le pouvoir est un fait reconnu dans la littérature sociologique. On pourrait

évidemment discuter du caractère peut-être insuffisant de cette opposition que les historiens

de la pensée politique et sociologique ont dressée entre deux grands types d’approches mais

nous ne le ferons pas ici. Elle constituera bel et bien notre point de départ pour la bonne et

simple raison que nous allons nous-même marquer le caractère artificiel qu’elle contient en

fait:

Parmi les nombreuses interprétations du pouvoir en théorie sociale et

politique, dira Giddens, deux grandes positions se dégagent. L’une affirme

que le pouvoir doit être conceptualisé comme la capacité d’un acteur de

réaliser sa volonté aux dépens de celle d’autres personnes qui pourraient lui

résister – c’est le type de définition employée par Weber parmi beaucoup

d’autres auteurs. L’autre soutient que le pouvoir doit être considéré comme

1 Guy Rocher, Droit, Pouvoir et Domination, Bibliothèque virtuelle de l’UQAC, 1986, p. 15-16.

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une propriété de la société : le concept de pouvoir de Parsons, par exemple,

appartient à cette deuxième catégorie2.

Appelons la première l’approche ou la perspective relationnelle et la seconde, l’approche

ou la perspective institutionnelle. Selon Giddens, aucune de ces deux perspectives n’est

suffisante en elle-même et il suggère plutôt d’établir des liens entre ces deux « niveaux »,

de réaliser une synthèse. Bien que cette option soit tentante, elle apparaît néanmoins

difficile à réaliser. Ce que propose Giddens conduirait à essayer de synthétiser ce qui ne

s’oppose pas, deux discours se dirigeant chacun dans leur direction, cherchant chacun à

éclairer une dimension différente de la réalité humaine. La synthèse est utile pour dépasser

deux discours contradictoires ou divergents portant sur un même objet ou une même réalité

ou pour articuler ensemble, par exemple une synthèse de connaissances, différents éléments

positifs portant néanmoins sur un même objet. Mais il ne s’agit de rien de ça ici.

Les perspectives institutionnelle et relationnelle

La perspective institutionnelle est sans contredit la plus ancienne manière de réfléchir au

pouvoir portée par la tradition. Quand les philosophes grecs traitaient de la politique, des

meilleurs régimes, etc., ils partaient du pouvoir tel que pensé à l’intérieur de cette

perspective puisque ce sont eux qui l’ont inventée. Dans l’approche institutionnelle, le

pouvoir renvoie à une manière de mettre en relation les individus et la collectivité, de

conduire le collectif, de lui donner une forme et de chercher à la préserver. C’est

précisément à l’intérieur de ce champ que se comprend le concept de « pouvoir explicite »

de Castoriadis. Le pouvoir explicite se divise entre les fonctions exécutive, législative,

judiciaire et gouvernementale. Il est, en son principe même, identique au politique. C’est

aussi dans cette perspective institutionnelle que l’on doit ranger la réflexion de Parsons3 sur

2 Anthony Giddens dans Frédéri c Sawicki, Le pouvoir 1. Science politique, sociologie, histoire, Paris : Berlin-Sud, 1994, p. 78. On retrouve aussi ce constat chez Rocher : « Mais nous avons vu plus haut que cette utilisation du terme [le pouvoir politique] a été contestée par les politicologues qui ont voulu mettre en lumière la pluralité des pouvoirs dans la société moderne. Parler du pouvoir pour désigner l'État, c'est exclure du discours sur le pouvoir toutes les autres machines à pouvoir hors de l'État. Il y a là déjà une importante distinction, dont on peut dire qu'elle implique deux visions très différentes de la société moderne, entraînant des conséquences scientifiques considérables. Selon que l'on définit le pouvoir de la première ou de la seconde manière, le champ d'étude du pouvoir se restreint ou s'étend » (1986, p. 7-8). 3 Talcott Parsons, Sociétés. Essai sur leur évolution comparée, Paris : Dunod, 1973.

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le pouvoir, la science politique de Duverger4 ou de Burdeau

5, tout comme la plupart des

travaux modernes en philosophie politique, continentale ou britannique6.

Parmi tous les discours théoriques qui appartiennent à la perspective institutionnelle, celui

de Freitag est certainement un des plus solides, des plus systématiques et des plus explicites

quant à l’orientation institutionnaliste qui le gouverne. Nous avons vu précédemment les

conditions d’émergence du politique selon Freitag. Pour lui, le pouvoir ne devient une

véritable réalité que dans la formalisation du niveau proprement politique de l’activité

sociale et à chaque degré de réflexivité politique correspond un degré du pouvoir. Le

pouvoir est une capacité d’institutionnalisation, c’est-à-dire la capacité que possède le

collectif d’agir sur lui-même par le détour de la normativité. « J’utiliserai le terme de

pouvoir, dira-t-il, pour désigner d’une manière générale la capacité d’institutionnalisation,

c’est-à-dire la capacité de "production" (au sens de "pro-ducere") ou d’objectivation sociale

des régulations régissant la reproduction sociétale7. » Cette capacité propre à la société est

donc impliquée dans la médiation d’une identité collective, qui est elle-même un détour par

lequel se donne l’unité d’une société. Ce que cherche à atteindre cette capacité dans la

réalité n’est pas directement l’action des individus sujets du pouvoir, mais la norme

collective balisant leur action:

Ainsi, le propre du pouvoir n’est pas d’opérer une détermination empirique

ou statistique de l’activité sociale, et le concept de pouvoir n’a rien à voir

avec une quelconque mesure de cette détermination (au sujet de laquelle on

pourrait parler seulement d’ "influence") ; le propre du pouvoir, c’est

d’opérer sur l’action par la médiation des institutions. À la différence de la

"puissance", le pouvoir n’agit donc pas directement sur l’action, mais sur le

système socialement objectivé des régulations généralisées de l’action.

Formellement l’exercice du pouvoir représente donc une activité sociale au

deuxième degré, qui porte sur la forme de la pratique sociale et donc sur les

4 Duverger, 1964. 5 Selon Burdeau, « la fonction du pouvoir est de créer du droit » (Traité de science politique, tome 1, Présentation de l’univers politique, volume II Le pouvoir politique, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1949, p. 197). 6 Le Léviathan de Hobbes ou Le Prince de Machiavel, en passant aussi par L’esprit des lois de Montesquieu et Le contrat social de Rousseau entre autres exemples. 7 Freitag, 1986, p. 217.

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conditions formelles générales de la reproduction, et qui en réalise

l’objectivation institutionnelle8.

Les institutions juridiques deviennent alors décisives pour le pouvoir au sein de la

perspective institutionnelle, puisqu’elles ne sont rien de moins que son incarnation la plus

réelle, sa concrétisation, en tant qu’il est précisément conçu comme une capacité d’agir sur

les normes : « le développement ou la nature même de celles-ci, dira Freitag, implique

l’existence d’un pouvoir politique et représente le mode spécifique d’exercice de ce

pouvoir9 ».

Face à cette première manière de comprendre et de théoriser le pouvoir, la perspective

relationnelle nous fait passer dans un tout autre registre, lequel s’oppose directement à la

notion de pouvoir politique à l’œuvre dans l’approche institutionnelle. Sawicki l’énonce

assez clairement :

La notion de pouvoir politique au singulier, généralement agrémentée d’une

majuscule ("le Pouvoir"), a deux inconvénients majeurs : elle présuppose

premièrement une unité et un lieu où se concentre l’autorité politique, et

deuxièmement une supériorité par rapport à d’autres sources de pouvoir. Or,

si l’on entend par pouvoir politique l’ensemble des fonctions de régulation

d’une société, force est de constater d’une part, que la plus grande diversité

règne quant aux modalités d’organisation et d’exercice de ces fonctions, et

d’autre part, que de multiples institutions sociales contribuent tout autant

que les institutions politiques à la production des normes collectives10.

La perspective relationnelle se situe définitivement à côté de l’approche institutionnelle,

mais la distance qui les sépare varie selon les orientations principales de la première. Selon

que l’on se place dans l’optique de Weber, de Dahl ou de Foucault, pour prendre trois

exemples clairs, l’écart théorique entre ce qu’on pensera comme relations de pouvoir et le

pouvoir politique varie assez considérablement. À ce propos, il est permis de se demander

si ce qui caractérise vraiment la théorie wébérienne du pouvoir, considérée en général

comme le prototype de la perspective relationnelle sur le pouvoir, n’est pas plutôt le fait

8 Ibid., p. 217-218. Freitag établit, de plus, nettement la distinction entre pouvoir et domination : « Pour résumer, le "pouvoir" représente donc le moment systématique ou opératoire de la constitution d’un système de régulation objectivé et par-là différencié; la domination représente de son côté la dimension structurelle du système politico-institutionnel » (ibid., p. 223). 9 Freitag, 1989, p. 58. Cela irait aussi dans le sens de Burdeau : « appareil à faire du droit » (Burdeau, 1949, p. 15). 10 Sawicki, 1994, p. 209.

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qu’il a mis l’accent sur la relation politique de commandement et d’obéissance, ce qui

autoriserait à le rapprocher de la perspective institutionnelle. Néanmoins, pour Weber, la

puissance (Macht11

) est bien inscrite dans la relation et uniquement dans la relation. Il la

définit comme « la chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre

volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance12

». Et

Weber poursuit en ajoutant : « Le concept de "puissance" est sociologiquement amorphe.

Toutes les qualités concevables d’un homme et toutes les constellations possibles peuvent

mettre un individu dans la nécessité de faire triompher sa volonté dans une situation

donnée. C’est pourquoi le concept sociologique de "domination" [Herrschaft] exige d’être

précisé davantage : il ne peut que signifier la chance pour un ordre de rencontrer une

docilité13

. » Weber ne nous entraîne donc pas vers un concept de pouvoir où celui-ci serait

une sorte de propriété de la totalité sociale, mais davantage vers la relation de

commandement et d’obéissance, c’est-à-dire qu’il nous invite à penser une relation sociale

où l’imposition de la volonté d’un des termes à l’autre est reconnue comme légitime par

celui qui s’y soumet14

. Bref, la définition de Weber demeure pour ainsi dire à cheval entre

une conception politique du pouvoir et une conception relationnelle « pure », telle qu’elle

se trouvera par la suite développée, par exemple par Dahl : « A exerce un pouvoir sur B

11 Raymond Aron faisait remarquer une difficulté inhérente à la langue elle-même dans la compréhension de la définition de Weber « Or le français a deux mots pour traduire Macht et Power : pouvoir et puissance. L’un et l’autre ont la même origine, le verbe latin posse (être capable de, en avoir la force), le premier est l’infinitif du verbe et, selon la formule de Littré, "il marque l’action", tandis que la puissance (le participe) désigne "quelque chose de durable, de permanent". On a la puissance de faire une chose et l’on exerce le pouvoir de la faire. (…) Cette distinction serait donc { peu près celle du potentiel (appelé aussi puissance) et de l’acte » (in Sawicki, 1994, p. 75). 12 Max Weber, Économie et société, tome 1, Paris : Plon, 1971, p. 56. 13 Idem. 14 Weber traite spécifiquement de la dialectique du commandement et de l’obéissance d’une manière telle qu’elle rejoint presque intégralement une conception du pouvoir politique, c’est ce que suggère Rocher : « Si "Macht" est, pour Weber, un concept général, applicable à toute situation, dira-t-il, celui de "Herrschaft" est plus précis et renvoie à des situations plus déterminées. "Herrschaft" réfère, dit-il, "à la probabilité qu'un commandement sera obéi" parce qu'il s'agit d'un pouvoir socialement légitime, c'est-à-dire que les bases sur lesquelles se fonde le pouvoir ont été établies, précisées et qu'elles sont acceptées par ceux qui doivent obéir. Dans la "Herrschaft", les règles régissant l'exercice du pouvoir sont connues et respectées, tant par ceux qui jouissent du pouvoir que par ceux sur qui il s'exerce, les sujets du pouvoir et les objets du pouvoir. On peut donc dire que la notion de "Hersschaft" chez Weber s'applique aux rapports sociaux dissymétriques où la possibilité de commandement est assez formalisée pour manifester une certaine stabilité. Ceux qui ont du pouvoir peuvent s'attendre à être obéis, ceux qui sont soumis au pouvoir s'attendent à recevoir des ordres, des commandements et reconnaissent qu'ils doivent y obéir. On peut donc dire que c'est le pouvoir vu sous la forme de la structure institutionnalisée, ou à tout le moins formalisée, qu'il doit revêtir pour avoir quelque réalité, quelque efficacité » (Rocher, 1986, p. 17-18).

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dans la mesure où il obtient de B une action que ce dernier n’aurait pas effectuée

autrement15

. » Ou, encore, comme le précisera Russ, « ici, le pouvoir, loin de désigner un

attribut en soi, se présente comme une relation et implique l’idée de réciprocité. Le but

recherché par A est d’obtenir de B ce que A désire. B doit agir autrement qu’il ne l’aurait

fait sans l’intervention du détenteur du pouvoir16

». Nous sommes bien en présence ici

d’une conception relationnelle « pure », se dégageant de tout lien direct et formel avec le

politique, d’un concept de pouvoir qui, ainsi conceptualisé, peut s’exercer dans n’importe

laquelle des sphères internes de la société, y compris les plus intimes. La définition de

Weber est nettement plus nuancée. Wrong le remarque d’ailleurs en critiquant Dahl :

« Dahl (1968) claims to be following a tradition instituted by Weber (…). What is

concealed by Dahl in his reference is his own location in a tradition which I interpret as

virtually opposing Weber at every instance17

. » Il ajoutera, plus loin : « Weber defines the

concept of "power" in a way which is apparently not too different from Dahl’s definition of

the term. It is only seemingly so. It seems to be so only if one neglects the context of

interpretative sociology in which Weber’s discussion of Macht and Herrschaft took

place18

». Nous avons donc jusqu’à présent deux pôles distincts à l’intérieur de l’approche

relationnelle.

La relation de commandement et d’obéissance, ainsi que la pure relation de A sur B, sont

deux manifestations possibles de l’approche relationnelle, et celles-ci sont bien différentes

de la perspective relationnelle au centre des analyses de Foucault qui constitue le troisième

pôle de cette perspective générale. Ses travaux remettent en question, eux aussi, l’approche

institutionnelle :

Par pouvoir, je ne veux pas dire "le pouvoir", comme un ensemble

d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un

État donné. Par pouvoir, je n’entends pas non plus un mode

d’assujettissement, qui par opposition à la violence, aurait la forme de la

règle. Enfin, je n’entends pas un système général de domination exercée par

un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets traverseraient le

corps social tout entier. L’analyse, en termes de pouvoir, ne doit pas

15 Dahl in Jacqueline Russ, Les théories du pouvoir, Paris : Librairie générale française, 1994, p. 13. 16 Russ, 1994, p. 13. 17 Stewart Clegg, Power, rule and domination A critical and empirical understanding of power in sociological theory and organizational life, Londres et Boston : Routledge and Kegan Paul, 1975, p. 56. 18 Ibid., p. 64.

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postuler, comme données initiales, la souveraineté de l’État, la forme de la

loi ou l’unité globale d’une domination; celles-ci n’en sont plutôt que les

formes terminales19.

Pour Foucault, l’idée de départ pour rendre compte du phénomène du pouvoir n’est pas

celle d’un centre rayonnant sur l’ensemble de sa périphérie : « La condition de possibilité

du pouvoir (…) il ne faut pas la chercher dans l’existence première d’un point central, dans

un foyer unique de souveraineté d’où rayonneraient des formes dérivées et descendantes;

c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des

états de pouvoir, mais toujours locaux et instables20

. » Contrairement à l’approche

relationnelle « pure », qui fait peser sur toute relation sociale une forte probabilité de se

manifester en relation de pouvoir, Foucault suggère quelque chose de moins dogmatique,

de plus nuancé, de plus limitatif. Dans l’ensemble des relations possibles, il faut exclure du

champ du pouvoir celles qui mettent l’homme en rapport avec la matière, puisqu’il ne s’agit

alors que de capacités corporelles. « Il faut distinguer aussi, disait-il, les relations de

pouvoir des rapports de communication qui transmettent une information à travers une

langue, un système de signes ou tout autre médium symbolique21

. » Il assigne une

dimension qui précise encore le genre de relation concernée :

Le pouvoir n’est pas une substance. Il n’est pas non plus un mystérieux

attribut dont il faudrait fouiller les origines. Le pouvoir n’est qu’un type

particulier de relation entre les individus. Et ces relations sont spécifiques :

autrement dit, elles n’ont rien à voir avec l’échange, la production et la

communication, même si elles leur sont associées. Le trait distinctif du

pouvoir, c’est que certains hommes peuvent plus au moins entièrement

déterminer la conduite d’autres hommes – mais jamais de manière

exhaustive ou coercitive22.

Néanmoins, même avec cette dernière précision, la relation entre un fils et son père, par

exemple, peut toujours être considérée comme une relation « de pouvoir ». Certes, dans la

langue courante, une telle qualification est fréquente mais elle ne nous paraît pas appropriée

lorsqu’il s’agit de construire un concept sociologique de pouvoir. La perspective de

19 Michel, Foucault, La volonté de savoir Histoire de la sexualité 1, Paris : Gallimard, 1976, p. 121. 20 Ibid., p. 122. 21 Michel Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir » in Michel Foucault, un parcours philosophique : au-delà de l’objectivité et de la subjectivité, Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Paris : Gallimard, 1984, p. 309. 22 Michel Foucault, « Omnes et singulatim, vers une critique de la raison politique », in Le débat, no 41, sept.-nov., 1986, p. 34.

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Foucault, celle de Weber et celle de Dahl constituent trois types possibles de conceptions

relationnelles du pouvoir. Elles se distinguent chacune entre elles et, ensemble, elles

renvoient à une réalité qui n’a pas du tout les mêmes pourtours phénoménaux que ce qui est

au centre de la perspective institutionnelle.

Synthèse ou réduction ?

Revenons maintenant à l’évaluation de la possibilité d’une synthèse. D’un côté, on veut

indiquer par le concept de pouvoir une propriété du collectif, sa capacité d’agir sur le plan

des déterminations politiques ou normatives de l’existence sociale ainsi que sur la

possibilité de l’inscription dans la durée des résultats de l’exercice de cette capacité, par son

extension dans le droit. De l’autre côté, on veut indiquer par le même concept la capacité

d’un sujet à imposer sa volonté à la conduite d’autrui, une capacité s’exerçant dans la

contingence et recevant, de plus, différentes déterminations conceptuelles selon les

différentes variantes de cette approche. On le voit, il s’agit de deux plans qui sont

clairement différents et qui portent, de plus, chacun sur un objet spécifique. Les deux

concepts ne désignent tout simplement pas un même réel social.

Il existe néanmoins au sein de la tradition un mouvement théorique qui prétend avoir rendu

concrète cette synthèse. On retrouve cette prétention à l’intérieur de travaux de sociologie

et de philosophique politique français des années 1990, comme, par exemple, ceux de Russ,

Sawicki ou D’Allones23

. Toutefois, la synthèse prétendument réalisée conduit davantage à

une réduction qu’à une synthèse. Le pouvoir y reçoit sa définition par la seule « relation »,

alors qu’il s’agirait précisément de dépasser l’unilatéralité par la synthèse. Cet échec du

dépassement et de la synthèse est bien illustré par cet extrait de D’Allones :

Ce sera bien sûr une autre question que de savoir pourquoi les hommes se

soumettent. Et quand bien même on en viendrait à soupçonner que ce

rapport dissymétrique restreint la notion de pouvoir au schéma classique

commandement/obéissance et qu’il privilégie les modes d’assujettissement

ou les formes de la domination globale, l’exercice du pouvoir dans une

relation demeure ce qui, en aucun cas, ne peut être remis en question [je

23 Sawicki, 1994 ; Russ, 1994; Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir 2. Philosophie, Paris : Berlin-Sud, 1994.

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souligne] : le pouvoir n’est ni une chose, ni une propriété, ni une substance,

ni un lieu24.

Or, la « relation » ne constitue nullement l’élément synthétique des théories du pouvoir,

elle est seulement la forme même par laquelle se réalise une proportion considérable de

l’ensemble des activités humaines25

. En effet, partout sur cette terre, quel que soit le

contexte culturel ou le type d’activité, l’existence d’un phénomène social se présente

toujours nécessairement sous le mode de « la relation ». Par conséquent, la relation est

beaucoup plus la forme fondamentale de la vie sociale qu’un élément spécifique à la

manifestation du pouvoir et on ne peut prétendre que le concept de « forme relationnelle du

pouvoir » réalise la synthèse des approches institutionnelle et relationnelle. Il existe une

seconde raison très importante qui explique pourquoi la synthèse prétendument réalisée par

ce concept ne l’est tout simplement pas. Une dimension fondamentale, propre à la

perspective institutionnelle, est négligée et passée sous silence lorsqu’on use exclusivement

de ce concept. C’est qu’il y a, au sein de la perspective institutionnelle, l’idée selon laquelle

le pouvoir est un phénomène qui concerne l’ensemble de la collectivité et que sa réalité ne

s’épuise pas au sein des relations concrètes qui le constituent en tant que phénomène. Or,

cette « visée collective » est tout simplement absente de la microstructure relationnelle et

elle est complètement négligée par l’approche relationnelle. Cette approche n’opère donc

aucune synthèse puisqu’elle abandonne littéralement une des dimensions les plus

importantes caractérisant la réflexion à l’œuvre à l’intérieur de la perspective

institutionnelle. La dimension collective du fait du pouvoir n’est pas « dépassée », au sens

de Hegel, elle n’est pas « supprimée et conservée » au sein d’un principe supérieur, elle est

littéralement abandonnée. De toute manière, la synthèse proprement dite ne nous semble

pertinente que lorsqu’il y a des interprétations qui se contredisent sur un même fait, un

même objet. Or, ici, il n’y a pas contradiction entre des discours qui porteraient sur un

même objet, il y a seulement une différence de désignation quant à un même mot.

24 D’Allonnes, 1994, p. 8. 25 L’ironie est ici de mise. C’est un peu comme si on affirmait d’un Québécois que, peu importe qu’il vienne d’un centre urbain ou d’une région éloignée, qu’il soit social-démocrate ou, encore, conservateur, qu’il parle français ou anglais, le fait qu’il mange demeure ce qui, en aucun cas, ne peut être remis en question. Comment distinguer alors un Québécois d’un Africain, d’un Européen, d’un Américain, d’un éléphant ou d’une mouche ?

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L’implication secondaire du symbolique comme critère commun

Bien que la possibilité de faire une synthèse soit écartée, il demeure une dimension à partir

de laquelle il est possible de dégager un lieu commun aux deux perspectives. Un lieu

commun qui est ici une absence. Peu importe que le pouvoir soit défini comme une

fonction ou une capacité de la société globale, comme une relation, spécifique au

commandement et à l’obéissance, ou généralisée à l’ensemble de l’existence, dans les deux

cas, les significations imaginaires sociales n’interviennent pas directement dans la

compréhension du pouvoir, mais, au mieux, sont destinées à ne constituer qu’une

conséquence du fait du pouvoir : elles deviennent des idéologies de légitimation. C’est ce

qui permet, par exemple, à Freitag de définir le pouvoir comme une disposition objective

qui demeure identique à elle-même, qui ne subit aucune altération fondamentale et qui est

seulement coiffée d’une idéologie transcendantale de légitimation plus abstraite dans le

passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes26

. Le pouvoir est avant tout dans

ce cadre une « capacité de faire », de créer des normes qui s’adressent également à tous.

Les significations imaginaires sociales n’interviennent alors que pour pousser à

l’abstraction sur un axe vertical la référence transcendantale de légitimation ou pour au

contraire préciser concrètement le contenu de ces mêmes normes qu’il crée. Que l’on soit à

l’intérieur des sociétés traditionnelles ou des sociétés modernes ne change rien au dispositif

objectif que serait le pouvoir.

Du côté de la perspective relationnelle, le symbolique arrive aussi dans un second moment

théorique et cela est encore plus perceptible dans les couches les plus récentes des discours

26 Cette logique est typique à Freitag. Elle se comprend comme la conséquence de l’axiome qui affirme la primauté du rapport d’objet, primauté qui se trouve soulignée dans l’ensemble de l’œuvre, de l’ontologie { la sociologie. La logique du développement de l’objectivation, { savoir le passage de l’objectivation sensori-motrice du monde par le vivant { l’objectivation symbolique de la première dans le langage et la culture et ensuite { l’objectivation formelle et opératoire de la seconde par la science, est en quelque sorte reprise afin de rationaliser la phase politico-institutionnelle du développement des sociétés : « à un pouvoir de Nième degré correspondra toujours dans ce modèle une autorité de degré N+1 » Freitag, 1986, p. 288). Le développement de cette logique du « N+1 » permet d’inscrire dans un même continuum la royauté traditionnelle et la modernité. Cette dernière appartient alors aussi à la catégorie politico-institutionnelle, la Raison y deviendrait une « référence de légitimation », une « autorité » d’un degré d’abstraction simplement supérieur { l’abstraction chrétienne. Or, c’est précisément cette logique évolutionniste que nous remettons en question parce qu’elle présuppose la réalité d’un réel-structurel-fonctionnel et son autonomie face aux significations sociales imaginaires qui ne feraient que le coiffer différemment, d’en haut. Or, de Dieu { la Raison, il y a eu une rupture significative décisive sur laquelle la catégorie politico-institutionnelle de pouvoir fait nécessairement l’impasse.

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se revendiquant de cette approche. Dans l’effort de se distancier objectivement de la

perspective institutionnelle, on a identifié comme un des principaux problèmes le fait que

cette dernière attribue au pouvoir un caractère substantiel27

. On le voit chez Sawicki, qui va

jusqu’à penser que le rejet de cette manière de voir fait l’objet d’un consensus

généralisé chez les analystes du concept de pouvoir : « Les chercheurs des différentes

sciences sociales s’accordent pour rejeter toute conception métaphorique et substantialiste

du pouvoir28

. » Or, en voulant se « libérer » de ce substantialisme, la perspective

relationnelle crée, paradoxalement, une autre forme de substance en faisant de la relation

elle-même une sorte de chose, du moins une dimension objective ne faisant pas directement

appel au symbolique ou aux significations imaginaires sociales pour « prendre forme » et

donc pour exister. Le symbolique n’intervient, dans cet échafaudage, que dans un second

moment comme « contexte » ou comme « environnement » sans jamais altérer l’élément

« réel » fondamental servant de caution objective à cette définition, la « relation ». Qu’elles

le définissent comme une capacité objective d’instituer ou comme le moyen élémentaire par

lequel la socialité s’exerce, ces perspectives font du pouvoir un phénomène strictement

objectif-réel. Ainsi, la définition du pouvoir se voit réduit à la description du

fonctionnement d’une mécanique. C’est alors l’être même du pouvoir qui se trouve réduit

de façon radicale puisque ce qui est essentiel en lui, à savoir les significations imaginaires

sociales et historiques, n’est pas directement repris par ces définitions. En prenant en

compte le symbolique et les significations sociales imaginaires, le concept de pouvoir que

nous construirons se verra assigner un principe limitatif en fonction duquel il ne sera pas

possible d’affirmer l’identité de modes de fonctionnement semblables de pouvoirs

différents, au contraire de ce qu’accomplit la catégorie politico-institutionnelle de Freitag

ou avec ce que d’Allonnes, Sawicki ou Russ désignent en soutenant que toute forme de

relation sociale peut être lue en termes de pouvoir et qu’ils parlent indistinctement du

pouvoir sur soi, sur les autres ou sur la matière29

.

27 « Enfin, un accord général semble se dégager pour considérer le pouvoir comme une relation et non pas comme une chose qu’{ la manière de l’argent on pourrait thésauriser, faire fructifier ou échanger » (Sawicki, 1994, p. 5). 28 Sawicki, 1994, p. 7 29 « Pouvoir signifie capacité d’action et maîtrise sur autrui, mais aussi sur soi-même et sur les choses » (Russ, 1994, p. 58).

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2. Vers un concept générique du pouvoir

Établir une définition claire et précise du pouvoir est l’un des objectifs majeurs de notre

thèse. C’est d’ailleurs pour y parvenir que nous avons pris soin de mettre en relief les

réalités de la société et du politique, afin d’éviter toute confusion possible entre les

frontières conceptuelles propres à chacun de ces termes. Utiliser des concepts dotés d’une

définition précise et sans équivoque est, de toute manière, une tâche bien élémentaire d’une

démarche se voulant sociologique. Le but de la théorie n’est pas seulement de proposer de

nouveaux concepts, il est plutôt de rendre compte le plus synthétiquement possible des

dimensions à saisir des objets que l’on se donne à connaître. Or pour la théorie qui tient

fermement à ce moyen élémentaire d’une définition précise des concepts, pour la théorie

dégrisée qui refuse la mystification que nourrit la création de concepts pour elle-même et

non pour rendre compte synthétiquement du réel, le pouvoir, tout comme la solidarité,

l’amitié, l’amour, etc., n’existe pas d’un point de vue matériel mais il est bien réel30

. Le

mode d’être de sa réalité n’est certes pas celui de la roche. Mais ce n’est pas parce que le

pouvoir n’est pas un objet palpable à partir duquel il est possible de se former une image,

au sens on parle de l’« image de quelque chose», qu’il n’est pas quelque chose et qu’on

pourrait alors s’éviter de le définir précisément31

. Il est impératif de le définir en tant que

tel afin d’éviter d’en généraliser sa réalité spécifique à toute relation entre les hommes,

celle du fils et du père en passant par celle de l’élève et de l’enseignant jusqu’à celle des

sujets et de leur souverain ou, encore, celle des amoureux. Le concept de pouvoir doit

désigner quelque chose de spécifique, sans quoi il n’est plus un concept sociologique. Sans

30 Nous nous adressons ici à Veynes lorsqu’il affirme « qu’en ce qui concerne la sexualité, le Pouvoir, l’État, la folie et mainte autre chose, il ne saurait y avoir de vérité non plus que d’erreur, puisqu’ils n’existent pas; il n’y a pas de vérité ni d’erreur sur la digestion et la reproduction du centaure » (Veynes in Sawicki, 1994, p. 9). 31 Clegg soutient, par exemple, que le pouvoir n’existe pas, qu’il n’est qu’un outil de langage dont les différents usages tendent précisément { faire croire qu’il existe comme une chose : « We may then find that some of the ways in which we use the language-tool of power are such as to make us think that perhaps it is like a thing that people have » (Stewart Clegg, Power, Rule and Domination A Critical and Empirical Understanding of Power in Sociological Theory and Organizational life, Londres et Boston : Routledge and Kegan Paul, 1975, p. 2-3). À ce compte-l{, ce sont la solidarité, l’amour, l’amitié, l’honneur et toutes les autres grandes qualités qui donnent de la substance { l’humanité qui n’existeraient pas non plus. « This is because it is not all clear what object could correspond to power, dira Clegg. When we come to discuss such theoretically complex terms as power, then perhaps we should abandon any notion of conceptualization as "referential" work, in the way that we might associate a picture of something with some concept of it. Dicta which propose that "language pictures reality" neglect the fact that many words cannot be constrained within a picture theory. "Power" is such a word » (Clegg, 1975, p. 2).

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122

clarification, il ne désigne plus spécifiquement quelque chose et devient extrapolable à

toutes les relations entre les hommes ou entre les hommes et les choses, ultime danger

auquel s’exposent, selon nous, les théories relationnelles du pouvoir (les théories

institutionnelles sont, tout à l’inverse, extrêmement précises dans la définition de ce qui

revient au pouvoir). Lorsque le pouvoir est identifié à la relation, il se crée une sorte de

brouillard qui rend floue la démarcation du champ objectal propre à son concept, ce qui

apparaît clairement, par exemple, dans le discours de Sawicki32

. Selon lui, toute relation

sociale ou personnelle serait susceptible d’une lecture en termes de pouvoir33

. C’est cet

écueil que nous voulons éviter en limitant le concept par une définition conceptuelle

précise. Autrement, la réalité du pouvoir existerait potentiellement partout et elle viendrait

aussi virtuellement de partout (l’ubiquité de Friedberg ou l’infinité des mécanismes de

Foucault34

).

Le traitement foucaldien de la question

En étayant son mouvement de distanciation face à l’approche institutionnelle, Foucault a

abordé, sur un plan théorique, les termes du problème auquel nous consacrons nos premiers

efforts. Il expliquait que sa volonté de distanciation avec l’idée d’un pouvoir centralisé ne

visait pas à éliminer ce qu’il appelait la question du « quoi et du pourquoi », il le faisait

plutôt « pour savoir s’il est légitime d’imaginer un "pouvoir" qui s’unit un quoi, un

pourquoi, un comment35

». C’est parce qu’il doutait de la légitimité d’un tel projet qu’il

s’est tourné vers l’analyse de « ce que ça fait », c’est-à-dire du côté de l’analyse des

technologies de pouvoir : « Amorcer l’analyse par le "comment", disait-il, c’est introduire

le soupçon que le "pouvoir" ça n’existe pas; c’est se demander en tout cas quels contenus

assignables on peut viser lorsqu’on fait usage de ce terme majestueux, globalisant et

32 Ce problème, on le voit aussi au sein des travaux de Jacqueline Russ lorsqu’elle affirme : « Il faut distinguer différentes sortes de pouvoir. À côté du pouvoir politique et social, le pouvoir sur soi et sur le monde doit être pris en compte » (Russ, 1994, p. 20). 33 Sawicki, 1994, p. 8. 34 Concernant Friedberg, voir : Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris : Seuil, 1993. Pour Foucault, il l’énonce dans cette citation : « Je ne dis pas que le pouvoir, par nature, est un mal; je dis que le pouvoir, par ses mécanismes, est infini » (Michel Foucault, Dits et écrits III 1976-1979, Paris : Gallimard, 1994, p. 794). 35 Foucault, 1984, p. 308.

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123

substantificateur36

. » Il précise ensuite : « La petite question (…) "Comment ça se passe?"

(…) n’a pas pour fonction de faire passer en fraude une "métaphysique", ou une "ontologie"

du pouvoir; mais de tenter une investigation critique dans la thématique du pouvoir37

. » Ce

mouvement d’analyse est certainement respectable. Il a de manière générale

considérablement enrichi le champ des sciences sociales et a aussi ouvert de nouvelles

avenues à la connaissance humaine. Mais, selon nous, sur le plan de la rationalité théorique,

l’interrogation sur le « comment ça se passe » doit simplement arriver en second lieu. Nous

ne voulons pas dire que cette question est d’intérêt secondaire, loin de là, nous allons

d’ailleurs précisément consacrer l’avant-dernier exposé de ce chapitre, l’effectuation du

pouvoir, à répondre à cette question. Le « quoi-pourquoi » doit être premier pour que l’on

puisse, dans un second temps seulement, rendre compte du mode opératoire de quelque

chose sans présupposer, du moins sans maintenir indûment un « impensé » sur la nature

exacte de ce « quelque chose ». Et si nous tirons vraiment toutes les conséquences de la

priorité de la question du « quoi-pourquoi », il faut aussi intégrer la question du « qui ».

C’est seulement après avoir affronté la question du « qui-quoi-pourquoi » que nous

pourrons voir « comment ça se passe », parce que nous connaîtrons la nature de ce dont le

mode opératoire fait encore question. Notre objectif n’est pas de savoir si UN pouvoir peut

s’unir un (qui-)quoi-pourquoi-comment, mais tout simplement d’attribuer au concept de

pouvoir un sens circonscrivant l’univers de possibilités du (qui-)quoi-pourquoi-comment,

de telle sorte que le concept ne puisse se voir assigner n’importe quel contenu de réalité et,

surtout, de sorte qu’il soit interdit de lui attribuer comme caractéristiques essentielles les

notions d’infini et d’ubiquité, ce que, malgré la richesse de ses analyses, Foucault affirme

néanmoins au sujet du pouvoir. Il ne s’agit pas non plus de répondre à la question de savoir

si le pouvoir existe ou non, question qui était à l’origine du soupçon de Foucault. Cette

question, on lui apporte déjà une réponse du seul fait que nous consacrons notre thèse à

définir ce qu’est le pouvoir. Sans la conviction que « ça » existe, nous ne nous serions

jamais lancé dans ce projet et l’aurions encore moins mené à terme. Par ailleurs, Foucault a

beau dire qu’il ne cherche pas à faire passer une métaphysique ou une ontologie du pouvoir

en fraude, il n’empêche que le seul fait de tenter « une investigation critique dans la

36 Ibid., p. 308-309. 37 Ibid., p. 308-309.

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thématique du pouvoir » en présuppose nécessaire une, qu’elle soit consciente ou non,

objectivée ou non, théorisée ou non. Notre définition aura au moins l’avantage d’être

clairement posée, de sorte qu’il n’y aura pas de mystère sur ce que cette thèse soumet au

jugement.

La finalité du pouvoir n’est pas l’unité

Notre projet de définition pourrait s’apparenter à une entreprise essentialiste, du fait que

nous tentons de dégager un concept générique du pouvoir, conçu, de plus, comme un

phénomène transhistorique. Mais notre démarche théorique n’est pas ici redevable à cette

perspective et elle s’y oppose en fait sur un point fondamental. Certes, malgré ses limites,

cette approche essentialiste est sans doute plausible pour aborder le politique, mais en

l’appliquant au pouvoir, ce dernier se verrait attribuer un caractère qu’il ne possède pas en

réalité. En effet, malgré son caractère transhistorique, le pouvoir n’a pas le même statut

ontologique que le politique. Or, c’est précisément le statut ontologique du politique, à

savoir qu’il est une nécessité inscrite dans la vie sociale des hommes, qui donne

éventuellement sa valeur et sa pertinence à l’approche essentialiste du politique. Mais

chercher à établir à son tour l’essence du pouvoir sur un mode similaire conduirait presque

inévitablement à la confusion du pouvoir et du politique et à faire du pouvoir ce qui relève

d’une nécessité du même ordre que celle qui affecte l’existence du politique. Or même si le

pouvoir existe dans toute société, cette existence ne dérive pas d’une nécessité du même

ordre que celle qui ordonne l’existence du politique. C’est ce qu’on va établir dans les

analyses qui suivent.

La thèse de Schaal (1994) s’est précisément donné pour tâche d’établir l’essence du

pouvoir38

. S’inscrivant dans la lignée des travaux de Freund sur l’essence du politique, elle

nous semble précisément opérer cette confusion du pouvoir et du politique que nous

entendons éviter. En effet, Schaal réfléchit au pouvoir dans les termes de la dialectique du

commandement et de l’obéissance, comme « l’instance disposant de la capacité réelle et

effective de fixer cet ensemble de règles, de déterminer le contenu concret qui donnera

38 Jean-François Schaal, Le pouvoir, Paris : Éditions Marketing, 1994.

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naissance à la vie de la communauté39

. » De plus, il ajoute : « Mais une telle capacité ne

suffit pas. Pour qu’il y ait Pouvoir, il faut encore que l’instance législatrice soit reconnue

comme telle par ceux à qui elle s’adresse. Il faut que le Pouvoir ait la capacité de faire

respecter les règles qu’il édicte40

. » Le pouvoir correspondrait donc à la dialectique du

commandement et de l’obéissance, et plus encore, à une forme spécifique où le

commandement est reconnu et où il y a adhésion à ce qu’il ordonne, conformément à ce

que Freund soutenait. L’instance qui édicte les règles comporterait deux degrés de finalité;

un premier grâce auquel le pouvoir est pensé pour lui-même et à l’intérieur duquel sa

finalité est de se conserver et de s’accroître : « Le pouvoir est à lui-même sa propre fin41

»;

et un second, où il « cherche à conjuguer la justice à l’efficacité, c’est-à-dire la satisfaction

des intérêts et leur conciliation42

». C’est l’affirmation par la théorie de ce deuxième

« moment» de la finalité qui réduit secrètement les possibilités d’existence du pouvoir

reconnues par elle. La théorie de Schaal identifie la finalité du pouvoir à la quête d’unité de

la société : « Que le pouvoir soit direction et commandement ou qu’il soit sélection et

éducation, dira-t-il, sa finalité est une et la même. Il s’agit de donner à la Cité la plus grande

unité possible et d’assurer, autant que faire se peut, l’intégrité et la pérennité de cette

unité43

. » Schaal reviendra encore plus clairement sur ce point : « L’essence du Pouvoir, en

ce sens, n’est pas d’opprimer ou de soumettre, mais elle est – ce qui est radicalement

différent – d’ordonner l’espace public de la communauté44

. » Or, cette finalité de l’ordre et

de l’unité de la société est celle du politique, non du pouvoir.

Les notions de pouvoir, de politique et de société ne sont en aucun cas synonymes. Dans le

réel, le pouvoir, le politique et la société ne se caractérisent pas tous les trois par un même

principe, la quête d’unité. En fait la théorie peut reconnaître la quête d’unité au principe de

l’une ou l’autre de ces réalités mais selon nous elle ne doit pas la reconnaître à plus d’une

instance. Castoriadis l’attribuait à la société elle-même en faisant d’elle un pour soi, Freund

la voyait réalisée dans le politique, Schaal la donne au pouvoir. La volonté de conservation

et de persévérance de la société, sa quête d’unité, passe par le politique. C’est par là que la

39 Ibid., p. 9. 40 Idem. 41 Ibid., p. 153. 42 Ibid., p. 154. 43 Ibid., p. 37. 44 Ibid., p. 10.

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126

diversité faisant une société peut acquérir une unité, par une activité sociale réelle qui la

prend en charge, l’assume et l’incarne par toute sorte de réalisations concrètes, par toute

sorte de formes institutionnelles. Le pouvoir, lui, possède une autre finalité, s’il en a une.

Le cas du nazisme est particulièrement éloquent. Son exemple montre clairement et

simplement les différences et les rapports qu’entretiennent concrètement société, politique

et pouvoir. Il permet aussi de mettre en évidence les fins respectives poursuivies par chaque

instance. Nous aurons ainsi une indication claire pour comprendre la « fin » spécifique du

pouvoir, ou du moins l’horizon dans lequel il est possible de saisir quelque chose comme

son équivalent car, nous allons le voir plus tard, le pouvoir ne possède pas de fin spécifique,

elle varie en fonction des types de pouvoir. Rappelons que, pas plus ici qu’ailleurs dans la

thèse, nous ne prétendons apporter un nouvel éclairage à la réalité historique examinée.

Celle-ci sert seulement à illustrer un point théorique.

Soulignons tout de suite que dans les écrits portant sur le nazisme, et plus généralement sur

le totalitarisme, les auteurs mettent l’accent sur le fait que ce régime a en quelque sorte

outrepassé « le pouvoir politique » au point de l’avoir principiellement aboli (Freitag,

Arendt, Polin). D’une certaine manière, dans cette perspective, le concept de pouvoir

devient inopérant pour expliquer la dynamique spécifique du régime. Nous sommes

conscient de ce fait et nous reconnaissons la justesse qu’il y a dans ce que vise à soutenir

cette interprétation. Mais, le concept de pouvoir que nous sommes en train de développer

ne s’identifie précisément pas au « pouvoir politique » et, dans notre perspective, il couvre

aussi bien les totalitarismes que toute autre société. Cela dit, nous y reviendrons, juste avant

qu’Hitler ne prenne le contrôle total de l’ensemble de l’Allemagne, c’est-à-dire jusqu’à la

mort du président Hindenburg, on voit très bien, concrètement et simplement, ce qui relève

distinctement de la société, du politique et du pouvoir. La société allemande de l’époque

n’était pas totalement et complètement unifiée derrière le nazisme. Dans le magma de

significations imaginaires sociales qu’elle constituait, elle comportait toutes les options

politiques en vogue à cette époque, allant de l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite, du

libéralisme à l’interventionnisme, etc. Et c’est précisément par la radicalité de son

affrontement à ces différentes tendances accompagnée de sa capacité bien réelle à reprendre

à son propre compte les principales significations sociales qu’elles cristallisaient, que le

mouvement nazi a progressivement installé son hégémonie. Mais celle-ci ne fut jamais

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totale. Tout au long du règne de Hitler, la résistance à l’hégémonie a bel et bien existé et ce

à tous les échelons de la société allemande, du citoyen qui a essayé de protéger ou de

cacher un membre d’un des groupes condamnés à l’a-signifiance jusqu’aux officiers ayant

comploté à plus d’une reprise pour éliminer Hitler. La société allemande était diversifiée

même sous le nazisme.

Le politique y avait aussi une forme en conformité avec le devenir de la société allemande

qui, plus tardivement que les autres nations de l’Europe, avait adopté le gouvernement

constitutionnel45

. C’est d’ailleurs par l’apparence des voies légales de l’élection qu’Hitler

arrivera au pouvoir en 1933. Ce n’est qu’avec la mort du président Hindenburg qu’Hitler

cumulera les fonctions de président et de chancelier, devenant ainsi le Reich Führer, et que

s’entreprendra véritablement la marche du mouvement. On assistera alors à une réformation

complète de la signification profonde et de la fonction effective des institutions politiques

que cette même société allemande s’était données : « La forme prise par l’absolutisme du

Führer n’entraînait pas de consolidation globale de la stabilité et de l’unité hiérarchique du

système; bien au contraire, on assistait à une action de sape du centralisme administratif et

juridique, à une dénationalisation et à une privatisation du pouvoir politique46

. » Le

nazisme a, certes, puisé ses éléments dans le terreau des significations de la société

allemande, dans ses déceptions profondes et dans ses phantasmes de puissance, mais ces

éléments ont été intégrés en un « imaginaire social-historique » inédit, précisément ce que

l’on nomme habituellement l’idéologie nazie47

. Le nazisme n’a pas été institué par la

45 C’est d’ailleurs certainement l{ une différence importante entre le nazisme et le bolchevisme, la société dans laquelle le nazisme apparaît n’est pas en ruine, mais tout au plus en crise, et Hitler utilisera l’appareil politique pour parvenir { ses fins. « Une fois au pouvoir, le nazisme n’a rien { construire : il se nourrit sur le corps existant et organisé de la société, en même temps qu’il commence { le détruire. (…) Le nazisme peut simplement utiliser un appareil industriel capitaliste existant, et la même chose est vraie pour ce qui est de l’appareil d’État ou de l’armée » (Castoriadis, 1986, p. 259). 46 Ibid., p. 261. 47 Le premier coup d’éclat de la carrière politique d’Hitler fut en 1923 quand il tenta un coup d’État qui s’acheva par un cuisant revers. En prison, il rédigea un document pamphlétaire, Mein Kampf (mon combat), contenant l’essence (sans substance) de sa doctrine raciste et délirante. La continuité qu’il y a entre les orientations « normatives » inhérentes à ce programme et le dénouement effectif du nazisme est d’une trop hallucinante ressemblance. « Dès son arrivée au Pouvoir, Hitler applique à la lettre ce programme. Toutes les libertés individuelles et politiques sont supprimées. La censure est omniprésente. La presse est au service de la propagande. L’art, l’économie, la science, la religion, l’éducation, tous ces domaines où se déploient la créativité et le génie humains sont asservis aux seuls intérêts de l’idéologie. L’homme est nié dans son humanité. Les juifs sont déchus de leur citoyenneté. La vie privée disparaît au profit d’une extension démesurée de la sphère du public » (Schaal, 1994, p. 170).

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société allemande et l’ensemble de sa trajectoire ne pointait pas vers l’unité de cette même

société. Comme tout pouvoir, c’est au service de son propre monde de significations

imaginaires sociales, de son propre « imaginaire social-historique » qu’œuvrait le nazisme

et il était prêt, pour remplir cette tâche, à créer toutes les divisions possibles au sein de la

société allemande (et même à la détruire si elle n’était pas assez « forte » pour triompher et

rendre concret le plan nazi). Si on sépare, comme nous le faisons, le pouvoir et le politique,

il devient impossible d’assigner la visée d’unité au pouvoir lui-même. La société

allemande, le pouvoir gouvernemental allemand et le mouvement nazi étaient trois choses

bien distinctes. Dans La mise en scène du pouvoir, Balandier disait très justement, qu’une

particularité importante du pouvoir est qu’il crée de la division, suivant l’adage « diviser

pour mieux régner » : « Le pouvoir sépare, isole, enferme; c’est bien connu48

. » Le

phénomène de l’unité ou le fait d’ordonner l’espace public concerne le politique en tant que

tel. Le pouvoir, lui, doit posséder une autre finalité. Dans la contingence, qui est la

condition « ontologique » du pouvoir, ce dernier ne cherche pas l’unité pour l’unité et il

vise encore moins le bien commun. Nous allons le voir sous peu, le pouvoir est un

imaginaire social-historique particulier qui cherche à triompher dans le champ des

significations imaginaires sociales faisant une société, c’est-à-dire à faire triompher les

significations spécifiques que son groupe porteur cristallise sur les autres significations de

la société. En fait, la finalité du pouvoir dépend beaucoup de la forme concrète par laquelle

il se manifeste. Elle est pratiquement totalement déterminée par les significations propres

tenant à l’imaginaire social-historique qu’il est. Elle peut être finalité de justice et d’unité,

lorsqu’il s’agit d’un pouvoir démocratique, mais elle peut tout aussi bien être pur triomphe

de la volonté d’un seul sous un pouvoir tyrannique. La finalité du pouvoir est toujours

déterminée par les conditions contingentes d’un pouvoir en particulier, elle ne peut être

établie de manière générique, contrairement à ce qui se passe pour le politique. Elle sera

donc reconnue par nous comme nécessairement différente selon les quatre types de pouvoir

que nous présenterons plus loin.

48 Georges Balandier, Le pouvoir sur scènes, France : Éditions Balland, 1980, p. 38.

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3. Au cœur du phénomène du pouvoir

Définir le pouvoir selon les exigences fixées ici est une tâche qui ne peut être réalisée en

invoquant seulement un principe ou une disposition qui absorberait toutes les dimensions

de l’existence de ce phénomène et qu’il suffirait d’évoquer pour prétendre avoir tout

expliqué. Le pouvoir n’est pas une somme de structures ou de fonctions, il n’est pas un

principe abstrait ni une capacité quelconque, il n’est pas une forme géométrique ni

uniquement un type de rapport interhumain, il ne s’explique pas par une fin qui lui serait

spécifique en tout contexte, en toute époque. Il est plutôt un phénomène social complexe se

composant de plus d’une dimension fondamentale. La base de sa forme générique se

compose d’un imaginaire social-historique, incarné et généré par un groupe d’hommes

(classe, groupe ou caste et même la société entière dans le cas de certaines sociétés

primitives et dans celui des sociétés démocratiques) et il est en outre supporté par une part

significative des membres de la société, qui forment ainsi ce que nous nommons son

support social. Si l’on peut attribuer à ce phénomène une finalité ou une fin spécifique, elle

ne sera certainement pas la quête d’unité. Elle se rapproche bien plus d’un « travail »

effectif de convergence de la société et du politique dans le seul faisceau de significations

valorisé par l’imaginaire social-historique du pouvoir en question. Elle consiste à mettre en

œuvre l’ontologie (une idée de l’Homme) et la téléologie (une idée de la direction vers

laquelle il doit aller). La fin du pouvoir est de s’actualiser exponentiellement. Il ne s’agit

pas alors d’une fin spécifique, mais bien d’un but propre à un pouvoir qui s’exerce toujours

dans la contingence d’une situation.

Vision du monde ou imaginaire social-historique ?

Pour en arriver à établir que ces trois dimensions sont celles qui doivent être articulées dans

notre définition, nous n’avons pas puisé en nous-même ni créé ou inventé un vocabulaire

afin d’en rendre compte. La nomenclature que nous utilisons est, en partie, empruntée à la

définition du pouvoir que met de l’avant Burdeau dans son vaste Traité de sciences

politiques49

. Nous y avons trouvé un langage de base qu’il faudra néanmoins discuter et

préciser dans le sens de l’orientation épistémologique de notre thèse. La raison en est que la

49 Essentiellement, ici, c’est dans le volume consacré au pouvoir politique, déj{ cité (Burdeau, 1949) que nous trouvons cette inspiration.

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thèse de Burdeau est clairement spiritualiste et idéaliste puisqu’elle articule, froidement, de

manière séparée le réel et la pensée. Pour nous qui avons adopté la philosophie du social-

historique de Castoriadis, une telle approche n’est pas permise50

. De toute manière, nous ne

pouvons pas prendre des concepts élaborés dans un cadre épistémologique particulier pour

les introduire dans le nôtre sans, au préalable, réaménager leur signification, sans leur avoir

donné un sens adéquat et qui ne contredit pas ce que nous avons posé jusqu’à présent. Faire

passer des concepts d’un cadre à l’autre sans se soucier du saut effectué, sans se soucier de

l’a priori ontologique qui précède leur définition, nous apparaît, de toute manière,

constituer une grave erreur épistémologique51

.

Dans son analyse, Burdeau avait identifié deux plans par lesquels saisir le pouvoir, soit les

plans historique et conceptuel : « Sur le plan historique, le pouvoir est nécessairement un

homme ou un groupe d’hommes. Sur le plan conceptuel, c’est une puissance organisatrice

de la vie sociale52

. » Si le premier plan est simple à saisir, le second en appelle à plus de

précision. Burdeau ajoute qu’aucune étude du pouvoir n’est valable, « si l’on écarte l’idée

qu’il est une incarnation de valeurs53

» ou « une vision du monde [j.s.] actualisée en un

moyen d’agir sur le présent54

». Par « puissance organisatrice de la vie », il faut donc

entendre une « vision du monde ». Pour Burdeau, il s’agit d’« une force au service d’une

idée. C’est une force née de la conscience sociale, destinée à conduire le groupe dans la

recherche du Bien commun et capable, le cas échéant, d’imposer aux membres l’attitude

qu’elle commande55

. » À la différence de l’auteur, nous croyons nécessaire d’articuler les

dimensions « idéelles » et de groupe d’hommes. Les unes et les autres existent de manière

simultanée. Entre une force et une idée il n’y a pas séparation mais coexistence. L’ « idée »

est celle-là même de la « force » qui la produit, elle ne la sert pas dans un second temps,

50 Il introduit en effet son propos sur le pouvoir politique par cette affirmation : « Il en est du pouvoir comme de l’État qui est une de ses incarnations. C’est une réalité dans l’esprit des hommes. Le Pouvoir existe puisqu’il est pensé. (…) Il est ce que les hommes pensent qu’il est » (Burdeau, 1949, p. 1). 51 Il s’agit l{ en fait d’une conséquence de ce que nous avons avancé dans le premier chapitre. Nous croyons en effet qu’il existe un lien irréductible entre l’ontologie et l’épistémologie, entre la conception de l’objet en soi à connaître et les potentialités cognitives que celui-ci offre à celui qui cherche à connaître. Des concepts théoriques élaborés dans un cadre ontologique, qu’il soit explicite ou non, ne peuvent alors être transposés dans un autre cadre théorique si ce dernier relève d’un cadre ontologique différent. 52 Burdeau, 1949, p. 9. 53 Ibid., p. 12. 54 Ibid., p. 40. 55 Ibid., p. 10.

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elle en est l’expression première. Ce sont ces deux dimensions, idée-groupe, que nous

voulons articuler simultanément dans notre définition, contrairement à Burdeau qui les a

articulées comme deux dimensions autonomes. De plus, on notera que ce ne sont pas toutes

les manifestations du pouvoir qui cherchent le bien commun. C’est une possibilité, mais qui

ne fait assurément pas partie des caractéristiques génériques du pouvoir. Il est impératif de

placer des humains concrets dans l’architecture conceptuelle du pouvoir et cela est tout à

l’honneur de Burdeau de le poser dans le cadre d’une théorie du pouvoir politique. On se

trompe, par contre, si on cherche à injecter l’effectivité de l’opération au monde idéel qui

n’attendrait que l’action réelle des hommes pour s’actualiser. À y regarder de près, c’est

principalement la notion de « vision du monde » qui est en elle-même problématique. Elle

sous-entend nécessairement la séparation entre les champs ontologiques de la signification

idéelle et de l’action réelle. Cette notion s’apparente davantage à celle d’idéologie, selon

son sens « classique », qu’à une détermination relative au pouvoir lui-même. Autrement dit,

la notion de « Vision du monde » renvoie davantage à la justification d’un état de fait

quelconque qu’à un élément premier dans le fait en question.

Nous allons utiliser le terme d’imaginaire social-historique au lieu de celui de vision du

monde pour établir notre définition du pouvoir, terme qui ne laissera aucune équivoque

quant à l’articulation de cette séparation. Avec le terme d’imaginaire social-historique, nous

indiquons une poursuite de la réflexion entamée par Castoriadis. Dans cette perspective, il

n’est donc pas question d’un « idéel » qui serait lui-même autonome. Notre concept

cherche à fusionner deux aspects de deux autres concepts avancés par Castoriadis, soit celui

d’imaginaire central, qu’il utilise à l’occasion, et celui d’imaginaire secondaire ou

périphérique. Le contenu de réalité que nous plaçons sous le concept se tient justement là :

imaginaire central veut nécessairement dire que ce ne sont pas toutes les significations

imaginaires sociales qui constituent une société qui sont centrales dans le pouvoir et la

question « qu’est-ce qui explique cette centralité? » se pose alors. D’autre part, le terme

« Imaginaire périphérique » désigne une seconde élaboration des symboles (un drapeau

comme symbole de ralliement et, ensuite, un drapeau au nom duquel on tue), ce qui indique

que les significations imaginaires sociales peuvent être signifiées une seconde fois sans

trahir leur origine, bien que cela puisse aussi être possible. Ainsi, en utilisant l’expression

« imaginaire social-historique » et en la faisant précéder de l’adjectif numéral « un », nous

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assignons à ce terme certaines spécificités qui le distingueront nettement de la société

conçue comme un monde de significations imaginaires sociales tout autant que de

l’institution du pouvoir explicite. C’est qu’au lieu d’un infra-pouvoir radical, nous serons

plutôt en présence d’un imaginaire social-historique ayant une origine sociale localisable et

identifiable, en relation avec un ordre social. Par ordre social nous entendons bien un

ensemble d’individus sociaux, la psyché de chacun possédant une part indomptée, qui

partagent un même monde de significations imaginaires sociales. Le pouvoir est alors le

phénomène social par lequel se découpe une cristallisation, une constellation possible

déterminée, dans le monde de significations et qui devient prééminente de manière

contingente. Son imaginaire social-historique est alors une ontologie et une téléologie de

l’homme ayant pour effet de finaliser la vie sociale, alors que dans le magma de

significations qu’est une société, il existe le plus souvent une pluralité des perspectives

ontologiques et des finalités assignées aux hommes.

Nietzsche et l’origine toujours localisable du pouvoir

Pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de ce point théorique, nous avons

choisi de puiser dans une œuvre hautement sociologique, bien avant le temps, et à peu près

jamais reconnue pour telle, soit La généalogie de la morale de Nietzsche56

. La plupart du

temps (Clastres et Russ entre autres), lorsque le nom de ce mal-aimé est évoqué en relation

avec le concept de pouvoir, on souligne le fait, exact, qu’il a identifié l’obéissance à un de

nos plus profonds instincts. Cette thématique se retrouve effectivement dans la philosophie

nietzschéenne et mérite certainement d’être examinée (pour une réflexion, par exemple, sur

le politique). Mais ce n’est pas sur cette dimension que nous voulons attirer l’attention. Le

point qui nous intéresse ici est particulièrement bien développé dans la première

dissertation de La généalogie de la morale et consiste en une magnifique articulation,

simultanée et synergique, de la hiérarchisation sociale et de la signification qu’elle génère,

ce qui met en lumière l’origine sociale-contingente des valeurs morales. Cet apport de

Nietzsche est donc pour nous fondamental puisqu’il est un support théorique permettant

d’insérer un troisième terme entre l’infra-pouvoir (société) et le pouvoir explicite

(politique), soit le pouvoir. En montrant que, dans la contingence (la condition nécessaire

56 Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris : Gallimard, 1971.

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d’une généalogie), il y a préséance d’un groupe social qui génère à partir de sa propre

position hiérarchique un jugement de valeur positif sur soi, qui se transforme ensuite en

code moral, en code de valeurs visant les autres, sa thèse permet de comprendre que ce ne

sont pas seulement les sociétés autonomes qui peuvent s’auto-altérer, mais toutes le font

sous l’effet constant du pouvoir.

On peut aimer Nietzsche ou non, reconnaître une valeur à ses interrogations et aux

méthodes déployées pour leur répondre ou non, il reste qu’il a été et demeure encore

aujourd’hui un personnage controversé. S’appuyer sur ses travaux pour justifier une

position théorique concernant le pouvoir dans le champ de la sociologie est certainement

une entreprise risquée, encore plus si c’est pour asseoir une critique de Castoriadis et même

si c’est, au bout du compte, dans le but de les réconcilier. Le risque tient au fait que les

nombreuses mécompréhensions de son œuvre peuvent toujours venir hanter ce que nous

voulons avec lui avancer57

. C’est un risque qui en vaut toutefois la peine étant donné la

57 Il y a trois ordres de mécompréhension que nous voudrions souligner ici. D’abord, les accusations d’avoir ouvert la voie au nazisme sont parmi les plus dérangeantes qui soient. C’est faire être Nietzsche plus gros qu’il ne l’est en réalité. C’est donner un poids { la philosophie que seuls les partisans de la république de Platon peuvent lui octroyer. Un homme mort en 1900, ayant passé une grande partie de sa vie à lutter contre la maladie, serait « responsable » d’un phénomène atteignant le début de son point culminant en 1933 et ayant entraîné pratiquement tous les coins du globe dans la plus grande guerre que l’espèce humaine ait connue ? Le second ordre de mécompréhension est le corollaire du premier et consiste à croire que Nietzsche idolâtrait la volonté de puissance comme si elle était un dieu. Cette interprétation tend généralement à confondre ensuite volonté de puissance et morale des forts et à voir dans cette dernière l’idéal existentiel de Nietzsche. Si l’on cherche { interpréter la généalogie de la morale comme un positionnement en faveur de la morale des forts, on commet une grave erreur. Elle est, tout comme celle des faibles, des prêtres, encore ou déjà une morale et le projet de Nietzsche est plutôt de parvenir à une compréhension par-delà le bien le mal, la généalogie étant un principe méthodologique qui en appelle à cette distance. Le dernier ordre se trouve bien exposé dans cet extrait de l’existentialisme ou le marxisme de Lukacs : « Sa théorie de la connaissance et sa morale affirment et défendent les droits du corps, sans faire aucune concession au matérialisme philosophique. (…) Cette introduction est complétée et pour ainsi dire couronnée par la perspective mythique de l’évolution de l’humanité, par l’acceptation de l’impérialisme par la création de la notion d’une aristocratie nouvelle et par la négation du socialisme auquel il oppose son mythe biologique » (Lukacs, p. 53-54). Comprendre Nietzsche à ce niveau-l{, c’est justement ne pas l’avoir compris. Dire « oui à ce qui est » chez Nietzsche relève d’une acceptation de la nature humaine de l’être humain. Nietzsche ne disait pas « oui » à la bêtise humaine qui se jouait devant ses yeux, l’impérialisme, mais bien plutôt { l’homme et { la puissance qui l’habite au-delà de ses ancrages historiques. Par ailleurs, on peut poursuivre autour de cet argument, à savoir la « nature » du oui nietzschéen, et adresser une critique semblable à Adorno cette fois-ci : « le comme si de la défense nietzschéenne des conventions (…) était dû au fait qu’il interprétait faussement et littéralement les conventions d’après la simple signification du mot, comme un accord, quelque chose de volontairement produit. Parce qu’il omit la contrainte historique sédimentée dans les conventions et les mit sur le compte du jeu, il pouvait aussi bien les minimiser que les défendre avec le geste du justicier » (Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris : Klincksiek, 1974, p. 270-271). Dire oui { la volonté de puissance qui nous traverse et qui traverse le monde, c’est

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valeur inestimable, sur un plan sociologique, de ce qui se trouve dans cette œuvre. À

l’intérieur de ce texte, qui fait suite à Par-delà bien et mal, Nietzsche s’intéresse à éclairer

les conditions par lesquelles viennent au monde les valeurs morales : « Nous avons besoin

d’une critique des valeurs morales, il faut commencer par mettre en question la valeur

même de ces valeurs, et cela suppose la connaissance des conditions et des circonstances de

leur naissance, de leur développement, de leur modification (…)58

». Il reprochait aux

généalogistes de la morale de son époque d’être en défaut d’esprit historique lorsqu’ils

s’efforçaient d’expliquer l’origine du « bon ». Ils avaient identifié, disait-il, la cause et

origine du « bon » avec le fait que des personnes vers qui étaient adressées des actions

désintéressées auraient proclamé ces actions bonnes. Pour les généalogistes de son époque,

la proclamation du « bon » viendrait du faible ou du désœuvré qui aurait déterminé comme

bonne telle ou telle action parce qu’elle lui aurait été directement bénéfique.

Il y a là pour Nietzsche un problème puisque cela présupposerait en quelque sorte

l’existence d’un bon en soi, toujours identique à lui-même, avant comme après le

christianisme. Or, le « bon » n’existe pas avant d’avoir été nommé. Cette lecture aurait

donc pour effet de masquer la véritable origine sociale du « bon ». Selon Nietzsche, le

« bon » viendrait plutôt de là où l’on serait porté à croire qu’il ne vient pas :

Pour moi, il est évident tout d’abord qu’avec cette théorie on cherche là où

il n’est pas le véritable foyer génétique du concept de « bon » : le jugement

de « bon » ne vient pas de ceux envers qui on manifeste de la « bonté »! Ce

sont bien plutôt les « bons » eux-mêmes, c’est-à-dire les nobles, les

puissants, les hommes de conditions supérieures et d’âme élevée, qui se sont

sentis eux-mêmes bons et ont estimé leurs actes bons, c’est-à-dire de

premier ordre, par opposition à tout ce qui est bas, mesquin, commun et

populacier59.

Le bon et le mal sont des produits socio-historiques variant au fil de l’histoire, ils n’ont pas

d’origine naturelle. Ils ont comme point de départ une sorte de hiérarchisation de la société,

opposer un non à toute contrainte historique qui force l’être { se livrer un ultime combat en lui-même contre la force qui l’habite. Ainsi, ce n’est pas par omission que Nietzsche en vint { se permettre de juger des valeurs et des conventions, mais bien avec l’étalon de mesure de la concordance ou de la discordance des valeurs et des conventions avec la volonté de puissance. 58 Nietzsche, 1971, p. 14. 59 Ibid., p. 21.

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qu’elle soit celle qu’effectuent des grands seigneurs ou des grands prêtres60

. Partant d’un

monde de significations et d’individus sociaux qui l’incarnent, grands seigneurs ou grand

prêtes, les valeurs morales se génèrent comme imaginaire social-historique, comme

réélaboration des significations les faisant aller « plus loin », les faisant passer d’expression

de soi à jugement sur les autres. Ces concepts seraient d’abord le produit d’un jugement sur

soi d’un groupe, une auto-évaluation qui place dans la catégorie du « bon » ses actions, ses

comportements, ses attitudes typiques. Ce serait seulement dans un second temps que le

« bon » prendrait un sens se libérant de la hiérarchie d’où il est né pour acquérir une valeur

morale dans le reste de la société.

Ce qui m’a indiqué la vraie méthode, c’est la question de savoir ce qu’ont à

signifier au juste, du point de vue étymologique, les expressions du "bon"

dans les diverses langues : j’ai trouvé qu’ils renvoient tous à la même

transformation des concepts, que partout "distingué", "noble", au sens de

rang social [j.s.], est le concept fondamental d’où naissent et se développent

nécessairement les idées de "bon" au sens d’"âme distinguée" et de "noble"

au sens d’"âme supérieure", d’"âme privilégiée"61.

Si l’on comprend la chaîne des conséquences de ce qu’avançait Nietzsche, c’est que la

hiérarchie sociale est le point de départ à partir duquel se forme l’antinomie bon/mauvais,

laquelle acquerrait ensuite le statut de jugement moral sur les autres, seconde élaboration

cruciale pour le sujet qui nous occupe. Si le jugement de soi d’une catégorie sociale peut

connaître une seconde élaboration pour s’ériger ensuite en un jugement moral sur les autres

catégories d’individus sociaux que la même société contient, et si cela consolide ensuite la

hiérarchie sociale dans la distribution des positions qu’elle organise, ce n’est plus tout à fait

la totalité du monde de significations qu’est une société qui s’exprime à ce moment. Ce qui

est impliqué pour qu’une société autonome soit possible – sortir de l’hétéronomie – est

aussi impliqué dans le « maintien » de toutes les hiérarchies. Les individus sociaux et la

part indomptée de leur psyché oriente le monde de significations d’une société dans la

contingence, les hiérarchies se réaffirment et ce n’est pas toujours au profit de la société en

sa totalité.

60 La généalogie de la morale des faibles, sur le plan sociologique, n’offre pas de différences significatives, sinon qu’elle jaillit du déni et du refus de quelque chose, du ressentiment, au lieu de jaillir de l’affirmation positive de soi. 61 Ibid., p. 24.

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Le pouvoir : un imaginaire social-historique

Nous trouvons dans cette analyse nietzschéenne de la valeur un enseignement très

important pour la compréhension générique du pouvoir. Il n’est pas un dispositif ou un

mécanisme quelconque, il est plutôt constitué par la réalité d’une expérience humaine, un

ordre social, une dissymétrie dans l’exemple utilisé, mais qui pourrait aussi très bien être

l’égalité dans les sociétés démocratiques ou primitives. Cet ordre est, certes, le produit de la

société, mais rien ne garantit qu’il soit toujours en sa totalité au service de l’ensemble de la

société. Par le processus d’affirmation de soi et de conversion du jugement sur soi en valeur

morale, le groupe affirmant sa position induit dans la pratique sociale sa fortification, sa

consolidation. D’où l’idée d’ « un » imaginaire sociale-historique. Il s’agit d’un corpus de

significations plus restreint que le magma de significations qu’est une société, plus ancré,

plus ponctuel, dont l’origine est localisable, les pourtours assignables et à l’intérieur duquel

nous pouvons aussi décoder une intention, une volonté, une finalité. C’est qu’il est porté

par des individus sociaux, lesquels comportent aussi une part de leur psyché qui est

indomptée. L’imaginaire social-historique est toujours le résultat de l’activité sociale

concrète, laquelle teinte toujours le cours du présent et son devenir, même dans les sociétés

hétéronomes.

Un imaginaire social-historique est donc un monde de significations plus restreint que ne

l’est celui de la société dans laquelle il se déploie. Il comporte une idée de l’homme, de ce

qu’il est, une sorte d’ontologie régionale et, surtout, de ce qui est bien ou mal, de ce qui est

bon au mauvais, de ce qui peut et ne peut pas être réalisé dans la société, soit une idée de la

finalité qu’il doit poursuivre, en un mot, une téléologie. S’il faut distinguer un imaginaire

social-historique du monde de significations qu’est la société, il faut aussi le distinguer de

ce que la tradition a coutume de mettre sous le concept d’idéologie. Nous ne sommes pas

ici face à un mode de pensée qui vise à s’affranchir de l’épreuve des faits pour se les

soumettre, pour les contrôler, pour les dominer. Nous sommes plutôt en présence d’une

conception de l’homme et de sa destinée qui prend racine dans un monde de significations

et qui est mise de l’avant par un groupe d’hommes occupant une position de choix à

l’intérieur de ce même ordre et qui ont la capacité de l’orienter, de donner une certaine

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137

direction à son développement, non pas pour banalement servir leur intérêt, mais bien pour

constamment confirmer par leur position les prétentions symboliques de leur affirmation.

La question du support social

Le pouvoir est un phénomène social complexe. Cela veut dire qu’il ne se résume pas

simplement à une disposition ou à un mécanisme unitaire. Il est, certes, constitué par un

groupe d’hommes incarnant un imaginaire social-historique, mais les ramifications de l’être

de ce phénomène ne se limitent pas seulement à ces deux éléments fondamentaux. Il

demeure, en effet, un dernier élément très important sans lequel le pouvoir ne serait pas

possible : le support social. Le groupe qui incarne l’imaginaire social-historique serait

impuissant s’il ne recevait un soutien actif d’une part significative de la population au sein

de laquelle le pouvoir s’exerce effectivement. Par la notion de support social, nous voulons

précisément mettre à distance le concept de pouvoir de l’idée négative de soumission. Nous

voulons rapprocher le pouvoir effectif de l’appui nécessaire qu’il doit trouver. Nous

entendons ainsi donner droit de citer à l’idée d’une séduction circulaire de Baudrillard62

,

d’un soutien assurant la prédominance de l’imaginaire social-historique qu’est en lui-même

le pouvoir. Nous empruntons cet élément de support social au cadre théorique de Freund,

lorsqu’il expliquait la dialectique du commandement et de l’obéissance. Nous allons

toutefois octroyer à ce concept une signification propre à notre cadre d’analyse. On se

rappellera que, selon Freund, le pouvoir est « le commandement structuré socialement,

partagé en fonctions hiérarchiques et porté par une ou plusieurs couches sociales, variables

selon les régimes63

». Plus précisément, le pouvoir est le commandement qui ne reçoit pas

seulement une obéissance, mais une adhésion64

. Tout en étant bien conscient que Freund ne

traite pas exactement du même phénomène que celui dont nous rendons compte ici, nous

retenons surtout l’idée que le commandement est porté par une ou plusieurs couches

sociales, bien que pour nous, le commandement ne soit pas le pouvoir. Mais, même dans

cette optique qui est la nôtre, la notion d’adhésion est incontournable pour comprendre la

capacité d’un pouvoir à réaliser son ascension et son triomphe. Comme le dit Freund du

commandement : « En général, [il] n’est stable que s’il plonge de profondes racines dans la

62 Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris : Galilée, 1977. 63 Freund, 1978, p. 108. 64 Ibid., p. 246-247.

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société qu’il dirige, car sans cette base il ne serait qu’une force qui tournerait quasiment à

vide aussi longtemps qu’elle en est capable65

. » Ce support est beaucoup plus important

dans la réalisation d’un pouvoir que ne peut l’être la violence.

Pour Freund, l’essentiel de ce soutien se trouve dans le fait que la valeur de ce qui est

commandé est reconnue. C’est ici que nous voulons élargir les implications du support

social comme partie prenante du phénomène total qu’est le pouvoir. Le support auquel nous

renvoyons n’est pas réductible à la reconnaissance, nécessairement objective, du

commandement. Accepter de « jouer le jeu », ce n’est pas nécessairement « obéir ». Le

support social peut se réaliser par un ensemble de pratiques, de rites ou de rituels,

d’attitudes ou de discours par lesquels l’imaginaire social-historique est conforté dans sa

prétention. C’est l’imaginaire social-historique lui-même qui est supporté avec ses

implications en terme de morale (ou d’éthique pour un pouvoir démocratique) et de

pratiques. Nous ne parlons donc pas de reconnaissance de la légitimité, mais de

reconduction active dans l’effectivité des prescriptions ontologiques et téléologiques de

l’imaginaire social-historique du pouvoir par le support social. L’existence du support

social ne renvoie donc pas au fait d’être soumis. La notion de support désigne un support

actif. Cela a des conséquences sur le plan de l’interprétation. Prenons par exemple la

proposition de Marcuse quant à la désublimation répressive. « Toute libération, disait-il,

implique qu’on prend conscience de la servitude et cette prise de conscience est gênée par

des satisfactions et des besoins prépondérants que l’individu, pour une grande part, a fait

siens66

. » Pendant que soufflait sur les sociétés occidentales de l’après-guerre un vent de

liberté et d’autonomie, le capitalisme s’est plutôt développé dans une direction dans

laquelle ces aspirations seraient anéanties. Selon sa lecture, le capitalisme aurait créé de

faux besoins (« sont "faux" ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à

l’individu67

»). Ces faux besoins auraient ouvert tout un champ de satisfactions futiles. Il

s’agirait d’une désublimation répressive parce que la libération véritable serait freinée dans

son mouvement par la prégnance de ces fausses satisfactions. La généralisation de la

consommation et l’élargissement progressif et exponentiel de son offre bloqueraient le

65 Ibid., p. 246. 66 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris : Les Éditions de minuit, 1968, p. 32. 67 Ibid., p. 30.

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potentiel révolutionnaire et maintiendrait la personne aliénée dans sa condition, laquelle ne

serait toutefois plus subite négativement, mais assumée positivement.

Comme s’il fallait sauver à tout prix les concepts d’aliénation et de réification, celui de la

désublimation répressive les maintient, même si les principaux effets que l’on associe

habituellement à la condition aliénée ne sont plus présents. En maintenant le cap sur

l’aliénation ou la réification, sa lecture propose un raffinement continu de la domination, où

la « soumission » prend même la forme de la plus grande satisfaction du soumis. Or, c’est

une entorse au bon sens que de maintenir une logique contradictoire de la soumission là où

elle n’apparaît pas. Les besoins produits par les sociétés capitalistes ne sont pas plus vrais

ou faux que ceux à l’œuvre à l’intérieur des sociétés primitives, des sociétés traditionnelles

ou des sociétés modernes. En fait, il n’y a pas eu « dé »sublimation, mais bien

« re »sublimation selon un autre imaginaire social-historique. Au lieu de penser les

individus soumis, il faut les saisir à travers la désublimation répressive comme partie

prenante d’un pouvoir, lequel, dans sa forme typiquement contemporaine, sera d’ailleurs

abordé au terme de notre parcours. Le citoyen consommateur satisfait est un puissant allié

du pouvoir dans les sociétés contemporaines; c’est la raison, simple, qui explique pourquoi

il se détourne de la révolution/libération.

On pourrait aussi utiliser l’exemple des totalitarismes pour montrer la nécessité du support

social. À cet égard, il faut d’abord bien entendu consentir à concevoir ces formes sociétales

comme conservant l’existence du pouvoir. On a déjà discuté brièvement de ce point à

propos du nazisme et on admettra par conséquent que les « totalitarismes » donnent lieu à

d’authentiques phénomènes de pouvoir. Chacun d’eux cristallisait un imaginaire social-

historique singulier (différent pour le nazisme et le communisme russe). Or la pure

consistance idéelle de la signification imaginaire n’a pas conditionné quoi que ce soit au

cours du 20e siècle. Sans incarnation sociale ni support dans les sociétés considérées, les

totalitarismes n’auraient pas été possibles. Arendt a, à cet égard, débroussaillé le chemin de

la compréhension de ce que sont les mouvements totalitaires au pouvoir avec les

organisations de façade et l’image de la pelure d’oignon. Elle montre comment ils articulent

deux outils pour le pouvoir, le maintien des structures étatiques et les organisations de

façade. Le maintien des structures étatiques a pour but de créer une illusion de normalité,

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mais le « sens » du régime ne passe pas entièrement par là. Le rôle des organisations de

façade est d’assurer en quelque sorte une filtration de ce sens, de sa pureté ultime dans les

organisations secrètes du mouvement, en haut de l’échelle, jusqu’à ses formes plus

acceptables pour la masse, dans les « organisations de masse » du mouvement, qui sont

précisément sa façade. « L’organisation de façade a une double fonction : façade de ce

monde aux yeux du monde non totalitaire, et façade de ce mouvement aux yeux de la

hiérarchie interne du mouvement68

. » C’est par cette organisation, qui va au-delà du

pouvoir politique, que se manifesterait le pouvoir au sein de ces régimes. Le parti comme

organe concret a été l’incarnation et l’actualisation de ces imaginaires social-historiques

spécifiques, leur catalyseur et, en même temps, le broyeur ayant fusionné tous les éléments

« empruntés » en des constructions symboliques inédites.

Toutefois, seuls, les partis n’auraient certainement pas réussi, à donner cette couleur

particulière à la première moitié du 20e siècle. Ils ont bénéficié, selon des formes distinctes,

d’un large support social. Ferro reproche d’ailleurs au concept de totalitarisme de ne pas

rendre compte de ce fait :

Ce concept, plus descriptif qu’explicatif, qui définit des régimes politiques

selon leur essence, occulte une dimension essentielle : la façon dont les

sociétés les ont vécus, en ont été partie prenante. Partant du constat que ces

régimes ont incorporé la société, on a conclu à une pure et simple

annihilation de celle-ci, on s’est focalisé sur les caractères politiques du

nazisme et du communisme, en détachant leur essence de tout ancrage

social, comme si celui-ci avait disparu, une fois les régimes mis en place69.

Ingerflom le suggérait lui aussi :

La poignée de communistes aux commandes suprêmes du pouvoir n’a pas

agi seule. D’abord parce que ce pouvoir est issu d’une réalité culturelle,

politique, sociale, économique qui le précède et lui transmet sa marque.

Ensuite il a été relayé par des acteurs sociaux qui ont trouvé leur compte

dans les bouleversements qui ont suivi 1917. La révolution a provoqué,

selon la belle expression de Marx Ferro, "une plébéianisation du pouvoir".

Celui-ci s’est décomposé en infinies strates descendant verticalement dans

la société, laquelle se fragmentait à perte de vue laissant comme des bulles

d’air certains de ses éléments pour remonter à rebours les échelles du

68 Arendt, 1972, p. 94. 69 Marc Ferro, Nazisme et communisme Deux régimes dans le siècle, Paris : Hachette Littérature, 1999, p. 12.

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pouvoir. Qu’on ne se trompe pas : à la différence de la France par exemple,

ces hommes ne représentaient pas les intérêts des secteurs sociaux

véhiculant des options politiques fondamentalement différentes; du fait de la

fragmentation, ils se trouvaient happés par la seule option existante, celle du

pouvoir70.

Le nazisme et le communisme russe ne sont pas des phénomènes réductibles au parti.

Comme tout phénomène de pouvoir, ils ont tous deux bénéficié d’un large appui dans la

société. D’ailleurs, on le sait maintenant, ce ne sont pas que des professionnels de la terreur

qui ont élaboré les choses les plus horribles de cette période. Bauman soulignait que la

routine organisationnelle était un des meilleurs moyens de contenir l’excès de zèle. Les

nazis s’assurèrent progressivement de ne pas confier des tâches d’exécution à des individus

dont le profil psychologique suggérait qu’ils y prendraient trop de plaisir. Comme le disait

Arendt « l’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui

ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient et sont encore,

effroyablement normaux71

. » En fait, c’est tout pouvoir qui a besoin d’un large support

social pour être effectif, pour s’effectuer, un support social non aliéné, qui adopte

l’imaginaire social-historique comme idéal tant au plan significatif que pratique. Ce ne sont

pas la réification des rapports sociaux ou l’aliénation des subjectivités dominées qui

assurent la possibilité de fait du pouvoir – que serait la « vérité » de la praxis sans un

masque lui donnant une forme ? – mais bien le support du pouvoir à l’œuvre, plein de

vérités éprouvées. Ce support social est nécessairement large et englobe une part

importante des membres d’une société, d’une unité politique donc.

En ayant identifié ces trois dimensions importantes constituant le pouvoir, le groupe

porteur, un imaginaire social-historique et un support social, nous avons devant nous le

continuum d’un phénomène se distinguant clairement des réalités de la société et du

politique. Le pouvoir n’est pas la société, il n’est pas l’ensemble des significations

imaginaires sociales qui font une société et il n’est pas non plus un produit à son service. La

société donne forme à ses institutions politiques, mais celles-ci peuvent être à leur tour

investies par un pouvoir. Le politique est neutre, il peut être au service de la société ou d’un

pouvoir. Ce dernier est constitué par un imaginaire social historique plus limité que le

70 Ingerflom, 2000, p. 115. 71 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem Rapport sur la banalité du mal, p. 444.

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monde de significations imaginaires sociales qu’est la société. Plus précis, plus concret et

moins diffus, un tel imaginaire social-historique est incarné par un groupe d’hommes. Le

pouvoir est le phénomène social en fonction duquel tel imaginaire social-historique, plutôt

qu’un autre, est central au sein d’une société, entraînant ainsi d’autres significations

fondamentales à cette société sur la marge, loin du centre de la pertinence.

Nous allons conclure cet exposé en établissant une première définition provisoire du

concept de pouvoir qui devra, bien entendu, être complétée au fur et à mesure que

progressera notre analyse. Bien qu’incomplète, elle aura au moins l’avantage d’identifier

clairement l’objet que l’on évoque. Le pouvoir est un phénomène social complexe, il ne

peut être réduit à un principe, une disposition, une capacité, un mécanisme, etc. Il est un

phénomène typiquement humain et faire appel à l’imaginaire des mathématiques ou de la

physique pour se le représenter est une erreur de premier ordre. Ainsi, dans toute société, le

pouvoir désigne l’incarnation d’un imaginaire social-historique – une idée de l’homme et

de sa destinée –par un groupe social dont il est l’expression, qui s’érige comme

constellation spécifique à l’encontre d’autres significations fondamentales de cette même

société et qui se généralise à l’ensemble de la société par le concours d’un important

support social au sein de la population concernée.

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4. Le pouvoir, un phénomène transhistorique

Maintenant que nous avons cerné, par une définition claire et précise, le phénomène dont

nous voulons rendre compte, nous pouvons attaquer une question plus pointue le

concernant directement et à laquelle il était impossible d’apporter une réponse précise

jusqu’à maintenant. Cette question est celle de l’origine du pouvoir. Doit-on faire appel à

une genèse sociohistorique pour en comprendre l’émergence ou le phénomène doit-il plutôt

être inclus dans la société, peu importe laquelle est considérée ? Voici, énoncé le plus

simplement, ce qu’il s’agit précisément de déterminer. Le pouvoir est-il un produit de la

contingence historique ou un phénomène immanent à la vie collective ? Comme l’indique

le titre de l’exposé, nous voulons ici étayer le principe de la transhistoricité de ce

phénomène, lequel nous semble prendre part à la totalité de l’histoire humaine. Il ne

faudrait toutefois pas confondre le principe de la transhistoricité avec, par exemple, le point

de vue de Jouvenel, qui soutient que le pouvoir est un fait de nature72

. Le pouvoir n’est pas

un fait de nature, il est un fait humain. L’humain fait partie de la nature, nul ne peut le nier,

mais on ne peut pas dire d’un phénomène dont une part essentielle renvoie à l’imaginaire

humain, aux significations imaginaires sociales, au symbolique, qu’il est un fait de nature

sans risquer de reléguer au second plan cette dimension fondamentale constitutive du

phénomène total. De notre point de vue, seuls les humains connaissent la société, le

politique, le pouvoir. On doit plutôt comprendre l’origine de ce phénomène comme une

conséquence de la nature politique de l’animal humain. « Une conséquence », disons-nous,

parce que nous voulons justement le situer dans un temps second en regard du temps

premier qu’est à nos yeux la nature humaine en laquelle on retrouve la dimension du

politique.

Ce concept de « transhistoricité » exige quelques explications générales. Freund a compris

le politique comme relevant de la nature humaine. Le pouvoir ne relève pourtant pas des

mêmes conditions que le politique bien qu’il leur soit intimement lié. Par transhistorique,

nous voulons signifier le fait que le pouvoir existe au cœur de différentes expériences

historiques de l’humanité, mais nous ne voulons pas aller jusqu’à enraciner dans les

conditions mêmes de l’être humain la réalité toujours mouvante, toujours particulière,

72 Bertrand De Jouvenel, Du pouvoir Histoire naturelle de sa croissance, Genève : Les Éditions du Cheval Ailé, Constant Bourquin Éditeur, 1947.

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toujours contingente du pouvoir. Même si nous avons construit un concept générique de

pouvoir qui met l’accent sur les composantes fondamentales dont il est fait et leur relation

nécessaire, cela ne fait pas du pouvoir une strate d’être, un pour soi, au sens de Castoriadis.

Tout au plus, avons-nous identifié les trois composantes fondamentales de tout pouvoir, ce

qui constitue sa « substance », c’est-à-dire de quoi il est fait, dans le but d’éviter de le

réduire à une « capacité » ou à une « relation ». La transhistoricité du phénomène du

pouvoir est une conséquence de la nature politique de l’homme, non un moment propre de

cette même nature (laquelle s’inscrit dans le pour soi de la société). Ainsi, s’il n’y a pas de

différence entre le politique et le pouvoir sur le plan de la récurrence historique, en ce sens

qu’ils font tous deux partie de chaque page de l’histoire, écrite ou non, il y a toutefois une

différence importante sur le plan de la permanence de ce qui s’y manifeste. Pendant que le

politique donne forme à un faisceau de relations fondamentales visant ultimement à créer et

à maintenir l’unité de la société considérée, le pouvoir ne donne forme qu’à ce qu’il est lui-

même, il n’a pour mission « fondamentale » que de rendre effectif l’imaginaire social-

historique dont il est le porteur et l’incarnation. Ainsi, l’effort de convergence auquel

s’adonne tout pouvoir n’est pas une fin spécifique comme peut l’être la quête d’unité

propre au politique, parce que cet effort sera toujours relatif au pouvoir en particulier,

conditionné par ses propres impératifs, par son propre projet, par son propre dessein, par

son ontologie et sa téléologie, et cela peut tout aussi bien conduire à l’unité qu’à

l’éclatement, à la reconnaissance qu’à la pure violence.

La question de la permanence du pouvoir soulève quelques difficultés pour certaines

périodes spécifiques de l’histoire humaine parce que celles-ci ont été exclues de l’horizon

de pertinence du pouvoir par la perspective institutionnelle (la perspective relationnelle

n’étant pas systématique sur cette question). On se rappellera, par exemple, que la genèse

du politique de Freitag conçoit le mode d’être et de reproduction des sociétés primitives

comme exempt de pouvoir comme, par ailleurs, le type décisionnel-opérationnel de sa

typologie qui renvoie aux sociétés contemporaines. En dégageant notre concept de

l’emprise de l’État (le dernier exposé de ce chapitre reprend en détail ce point), en le

concevant plus largement que le seul pouvoir politique, la voie est ouverte pour considérer

le pouvoir comme un fait présent et effectif à l’intérieur de chaque société. Afin d’étayer

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notre principe théorique, nous allons surtout réfléchir au commencement, aux sociétés

primitives.

Pas de pouvoir dans les sociétés primitives ?

En faisant appel à La généalogie de la morale pour éclairer ce qu’il y a d’essentiel dans le

phénomène du pouvoir, on pourrait penser que nous lions historiquement son émergence à

la caste des grands seigneurs d’où aurait jailli la morale des forts, et que nous ouvrons ainsi

la porte à l’interprétation de l’existence de certaines sociétés comme dépourvues de

l’instance du pouvoir, ce qui n’est pas le cas. L’utilité de la généalogie de Nietzsche est

surtout de faire comprendre que, bien que les hiérarchies fassent partie de la société, elles

ne sont pas bêtement ce qu’elles sont, elles se repositionnent constamment en se

réaffirmant et que leur pérennité peut mettre en danger jusqu’à l’existence de la société

dans laquelle elles existent. En faisant appel à cette généalogie, nous ne voulions donc pas

faire la genèse du phénomène du pouvoir, nous n’en avons pas appelé à elle dans une visée

d’interprétation historique, mais bien de compréhension théorique. Selon nous, les sociétés

primitives, les sociétés d’avant l’État, les sociétés d’avant la division hiérarchique, se

comprennent, elles aussi, dans l’horizon conceptuel du pouvoir.

Il n’y a pas seulement la typologie des sociétés de Freitag qui refuse de généraliser à

l’ensemble des sociétés humaines la réalité du pouvoir. Cette possibilité théorique trouve

aussi un appui de taille dans l’œuvre de Baudrillard. On en retrouve l’exposé essentiel dans

L’échange symbolique et la mort73

. Baudrillard offre dans cette œuvre une réponse très

originale, et philosophiquement profonde, à la question de l’origine du pouvoir, laquelle

serait intimement liée à l’apparition de la hiérarchie dans la société et celle-ci au rapport à

la mort. Selon lui, les sociétés du passé ne conjuraient pas la mort. La circulation de cette

dernière à l’intérieur de la vie collective des premières sociétés ne peut pas être pensée dans

les termes de nos significations sociales actuelles. Vie et mort y auraient été dans une

relation d’échange symbolique réversible. Ce qui veut dire que l’inclusion et la valorisation

de la mort au sein de l’espace social et au cœur des rapports sociaux des sociétés primitives

auraient été réciproquement une inclusion et une valorisation de la vie elle-même. En

73 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris : Gallimard, 1976.

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conséquence, le fait d’exclure la mort de la réalité de la vie collective correspondrait aussi,

d’une manière quasi symétrique, à l’exclusion de la vie, qui deviendrait alors la survie74

:

L’émergence de la survie peut donc s’analyser comme l’opération

fondamentale de naissance du pouvoir. Non seulement parce que ce

dispositif va permettre l’exigence du sacrifice de cette vie-ci et le chantage à

la récompense dans l’autre – toute la stratégie des castes de prêtres – mais

plus profondément par la mise en place d’un interdit de la mort et

simultanément de l’instance qui veille sur cet interdit de la mort : le pouvoir.

Briser l’union des morts et des vivants, briser l’échange de la vie et de la

mort, désintriquer la vie de la mort, et frapper la mort et les morts d’interdit,

c’est là le tout premier point d’émergence du contrôle social. Le pouvoir

n’est possible que si la mort n’est plus en liberté, que si les morts sont mis

sous surveillance, en attendant le renfermement futur de la vie entière. Ceci

est la Loi fondamentale, et le pouvoir est gardien des portes de cette Loi75

.

Lorsque la mort circule au sein de l’espace social, lorsque les Anciens participent autant

que les vivants au présent de la vie collective, les sociétés humaines sont, selon Baudrillard,

dans une dimension hautement symbolique au sein de laquelle le mouvement propre

d’assignation par le pouvoir ne serait tout simplement pas possible. Le pouvoir apparaîtrait

seulement lorsque le cycle d’échange symbolique entre les vivants et les morts est rompu,

quand la dissymétrie se met à gangrener les rapports sociaux.

Baudrillard a sans doute raison de dire qu’il n’y avait pas de domination au sens fort du

terme au sein des sociétés archaïques, tout comme Freitag de proposer un mode de

reproduction culturel-symbolique n’impliquant pas deux degrés de pratique sociale.

Toutefois, les exigences mythiques sont parfois plus cruelles que celles d’une classe ou

d’une caste dominante, qu’on pense par exemple aux sacrifices de l’enfant préféré du

74 Baudrillard vante les analyses de Foucault sur l’exclusion, mais il précise que l’exclusion fondamentale n’est pas celle de la folie ou de la maladie, mais celle de la mort : « Le mot d’ordre de la sexualité est solidaire de l’économie politique en ce qu’il vise lui aussi { l’abolition de la mort. Nous n’aurons fait que changer d’interdit. Peut-être même aurons-nous par cette "révolution" mis en place l’interdit fondamental, qu’est celui de la mort. Ce faisant la révolution sexuelle se dévore elle-même, puisque la mort est la véritable sexuation de la vie » (ibid., p. 280). 75 Ibid., p. 200. La venue au monde de l’instance transcendante du pouvoir a eu pour conséquence de briser l’équilibre qui assurait l’unité dans le présent entre le monde des vivants et des morts : « Historiquement, on sait que le pouvoir sacerdotal se fonde sur le monopole de la mort et sur le contrôle exclusif des rapports avec les morts. Les morts sont le premier domaine réservé, et restitué à l’échange par une médiation obligée : celle des prêtres » (idem). Dans la surenchère de l’échange symbolique des premières sociétés, il n’y aurait donc pas eu de place, selon Baudrillard, pour le pouvoir signalétique.

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guerrier mort chez les Guayaki. Pour penser de telles exigences, par exemple faire jepy,

« venger le mort », et faire en sorte qu’en lui donnant la compagnie de son enfant préférée,

il gagne définitivement son monde et s’éloigne du village, il faut non seulement invoquer la

puissance des significations fondatrice du mythe, mais plus généralement la force des

croyances particulières et encore et surtout les affects, la peur ressentie et l’ambivalence

affective devant la présence supposée du mort dont on plaint la solitude, mais dont on

redoute aussi la proximité. Ce sont toujours des hommes au sens plein du terme qui mettent

en œuvre les significations sociales. Dans les sociétés dites « primitives », ils doivent

assumer le contenu central du mythe comme réalité. Le sentiment donne son évidence à la

croyance et l’action confirme l’effectivité de l’un et l’autre. Ainsi peut-on soutenir que dans

les premières sociétés humaines et dans les sociétés que nous appelons archaïques, même si

le pouvoir n’est pas explicitement assumé comme tel, le maintien de la loi ancestrale qui

appelle le concours actif des hommes est bien à penser comme « pouvoir ». Autrement dit,

ce n’est pas parce qu’il peut y avoir dans un contexte particulier identité presque entière

entre l’imaginaire social-historique, la société et le politique qu’il n’y a pas malgré tout

pouvoir. Dans ces sociétés, la loi des ancêtres est le pouvoir lui-même en tant que par la

médiation des attitudes et émotions qu’elle induit, elle oriente l’action. Certes, on peut

encore douter du fait que la loi ancestrale ait été à ce point respectée que jamais personne

ne l’a enfreinte. En dépit de la force de conviction dont parle l’anthropologie à son propos,

elle a sans doute elle-même été transgressée et c’est bien pour cela que les sociétés, même

primitives, changent dans le temps, malgré elles. Les hommes qui font les sociétés

archaïques sont bien des individus sociaux dont une part de la psyché est indomptée et la

résistance au respect de la loi des ancêtres peut bien être supposée. Mais cela ne change

rien au fait que l’exigence de la loi elle-même est pouvoir.

L’anthropologie au secours de la sociologie

Le fait de comprendre le pouvoir comme un phénomène effectif à l’intérieur des sociétés

primitives reçoit un certain appui en sciences sociales; en témoigne la typologie de Braud,

établie à partir de deux axes, l’institutionnalisation et le monopole de la coercition, de

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laquelle découlent quatre types de pouvoir76

. Selon ce classement, le pouvoir serait à

l’œuvre dans les sociétés « coutumières » ou primitives bien qu’il n’y soit pas

institutionnalisé et qu’il n’y possède pas le monopole de la coercition. Cette typologie ne

peut toutefois faire avancer notre réflexion parce que les deux axes qui la constituent

entraînent une confusion du pouvoir et du politique surtout causée par l’axe du monopole

de la coercition. L’idée de concevoir le phénomène du pouvoir à l’intérieur des sociétés

primitives s’est trouvée savamment discutée dans un débat ayant eu lieu dans le domaine de

l’anthropologie politique, lequel nous servira de guide principal afin d’étayer le principe de

la transhistoricité. Ce débat a opposé Lapierre et Clastres77

. Tous deux soutiennent que le

pouvoir ne faisait pas défaut aux sociétés primitives, mais ils ne s’entendent pas sur ce qui

le caractériserait spécifiquement. Après avoir invalidé la thèse de l’origine « animale » du

pouvoir et du politique soutenue par Duverger, Lapierre avance que ce serait la relation de

commandement et d’obéissance, ou d’autorité, qui caractériserait spécifiquement notre

espèce : « Les relations de domination-soumission (ou de puissance) sont donc ce que nous

trouvons de commun aux sociétés humaines et aux sociétés animales "hiérarchisées". En

revanche, ce que nous n’avons rencontré nulle part dans les sociétés animales, c’est la

relation de commandement-obéissance (ou d’autorité)78

. » Le critère qui, selon lui,

assurerait au pouvoir et au politique une permanence dans le déroulement de l’histoire

humaine, serait aussi bien celui qui marque la frontière entre le monde anhistorique des

animaux et le nôtre. Lapierre énonce la thèse qui est la sienne sous la forme d’une question

qui suppose l’évidence de la fonctionnalité de la relation d’autorité : « L’espèce humaine

aurait-elle pu survivre en transformant historiquement son mode d’organisation sociale si,

comme les autres espèces sociales de primates, elle n’avait été capable que de

comportements suivistes et de rapports de domination, si elle n’avait pas inventé la relation

d’autorité79

? ». Pour lui, le pouvoir politique est ainsi un des principaux éléments du

76 Philippe Braud, Sociologie politique, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1996, p. 76. 77 Dans la foulée de ce débat, Lapierre a d’abord publié Essai sur le fondement du pouvoir politique (1968) (et d’autres travaux auparavant) auquel Clastres répondait avec La société contre l’État (1974). Lapierre, ayant tenu compte des critiques, répondait à son tour dans Vivre sans État ? Essai sur le pouvoir et l’innovation sociale (1977). Par ailleurs, la thèse de Clastres a généré bien d’autres débats, mais nous allons nous concentrer sur celui-ci. 78 Lapierre, 1977, p. 62. 79 Ibid., p. 41.

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moteur de l’innovation sociale, laquelle résulte d’un jeu complexe mettant aussi en relation

d’autres éléments tels la démographie, la production et la communication80

. Le pouvoir est

ainsi conçu comme une disposition ayant pour fonction de réguler la société. Il est

la combinaison variable de relations de commandement-obéissance

(autorité) et de domination-soumission (puissance) par lesquelles s’effectue

cette régulation [l’ensemble des processus de décision régulatrice relatifs à

la coordination et à la coopération entre les groupes qui composent une

société]. Les relations d’autorité impliquent un accord entre ceux qui

commandent et ceux qui obéissent, donc une exécution consentie des

décisions. Les relations de dominations impliquent un recours à la

coercition, donc une exécution forcée des décisions81.

Lapierre conçoit les différentes formes de pouvoir politique dont témoigne l’histoire

humaine comme autant de degrés (il y en a 9) de différenciation du pouvoir et de

complication dans l’organisation du système politique82

. De ces neuf types, les quatre

premiers correspondent à différentes formes de sociétés primitives, différenciées par leur

degré de « développement ». Même le premier type, le plus archaïque, le plus primitif, se

caractérise par la présence du pouvoir, un pouvoir politique indifférencié où se

manifesterait aussi la relation d’autorité.

Dans La société contre l’État, Clastres soutient aussi la thèse selon laquelle le pouvoir

serait une réalité transhistorique. Pour lui, refuser d’octroyer, dans la théorie, la réalité du

pouvoir aux sociétés primitives est une marque d’ethnocentrisme83

. Clastres reconnaissait

80 Ibid., p. 322. 81 Ibid., p. 16. 82 Les neuf niveaux sont : « 1. Les sociétés à régulation immédiate et pouvoir politique indifférencié (ou diffus); 2. Les sociétés à régulation par médiation et pouvoir politique indifférencié; 3. Les sociétés à régulation par autorité individualisée et pouvoir politique dilué ou éclaté; 4. Les sociétés à régulation par autorité individualisée et pouvoir politique différencié, mais fractionné; 5. Les sociétés à pouvoir politique concentré et spécialisé dans un conseil ou un chef; 6. Les sociétés à pouvoir politique organisé en plusieurs conseils ou chefs superposés et hiérarchisés; 7. Les sociétés à pouvoir politique individualisé et très différencié (principautés, républiques patriciennes, etc.); 8. Les sociétés à pouvoir politique institutionnalisé et exercé à travers un réseau de relations de clientèle (États dits "féodaux »); 9. Les sociétés à pouvoir politique institutionnalisé et exercé à travers une administration spécialisée et hiérarchisée (États au sens restrictif du terme) » (ibid., p. 75-76). « Notons que, dans cette échelle, un seuil est à marquer entre le quatrième et le cinquième degré : c’est seulement au cinquième degré qu’apparaît une distinction nette entre des gouvernants et des gouvernés. Un second seuil se situe entre le septième et le huitième degré : c’est seulement au huitième degré que l’on peut parler d’État proprement dit, c’est-à-dire de pouvoir institutionnalisé » (ibid., p. 76). 83 Clastres soutient en effet que « décider que certaines cultures sont dépourvues de pouvoir politique parce qu’elles n’offrent rien de semblable { ce que présente la nôtre n’est pas une proposition

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comme valable la plupart des interprétations de Lapierre, mais il éprouvait toutefois de la

difficulté à réduire le pouvoir à la relation d’autorité : « il ne nous est pas évident que

coercition et subordination constituent l’essence du pouvoir politique partout et toujours84

»

disait-il. On l’a vu plus tôt, il a existé des chefs sans aucun pouvoir réel dans certaines

sociétés primitives. Ces dernières seraient d’ailleurs selon Clastres un effort constant visant

à ne pas permettre à cette relation hiérarchique d’apparaître. Son interprétation s’opposait à

une tendance de fond dans la tradition de pensée politique, laquelle avait tendance à

identifier le pouvoir à la violence ou à la coercition. « De sorte que sur ce point, entre

Nietzsche, Max Weber (le pouvoir d’État comme monopole de l’usage légitime de la

violence) ou l’ethnologie contemporaine, la parenté est plus proche qu’il n’y paraît et les

langages diffèrent peu de se dire à partir d’un même fond : la vérité et l’être du pouvoir

consistent en la violence et l’on ne peut pas penser le pouvoir sans son prédicat, la

violence85

. » Or, les études empiriques qu’il a réalisées l’amènent à une autre

compréhension des sociétés primitives et du pouvoir qui les dynamise.

Il n’y a, selon lui, que deux catégories fondamentales de sociétés : « (…) l’histoire ne nous

offre, en fait, que deux types de sociétés absolument irréductibles l’un à l’autre, deux

macro-classes dont chacune rassemble en soi des sociétés qui, au-delà de leurs différences,

ont en commun quelque chose de fondamental. Il y a d’une part les sociétés primitives, ou

sociétés sans État, il y a d’autre part les sociétés à État86

. » Si certaines sociétés ne

connaissaient pas l’État, le politique et le pouvoir ne leur faisaient pas pour autant défaut. Il

n’y aurait pas de sociétés sans pouvoir : « Nous estimons au contraire (en toute conformité

aux données de l’ethnographie) que le pouvoir politique est universel, immanent au social

(…), mais qu’il se réalise en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non

coercitif87

. » Selon cette lecture, ce n’est pas la relation de commandement et d’obéissance

qui caractérise le pouvoir et celui-ci ne rime pas nécessairement avec la violence. Si le

pouvoir ne se réduit pas à la dissymétrie de la relation de commandement et d’obéissance,

comment alors s’incarne-t-il ? Il appartiendrait à l’ensemble de la société : « La propriété

scientifique : plutôt s’y dénote en fin de compte une pauvreté certaine du concept » (Pierre Clastres, La société contre l’État Recherches d’anthropologie politique, Paris : Les Éditions de Minuit, 1974, p. 16). 84 Ibid., p. 12. 85 Ibid., p. 10-11. 86 Ibid., p. 178-179. 87 Ibid., p. 20.

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essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un

pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie d’un

quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est maintenir tous les mouvements

internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la

direction voulues par la société88

. » Dans L’essence du politique, Freund affirmait que le

problème de cette manière de concevoir le pouvoir est qu’elle tendait à effacer la distinction

qu’il doit, selon lui, y avoir entre les détenteurs du pouvoir et le support social. Toutefois, il

faut concéder à Clastres que dans le cas où le nombre démographique est faible, le pouvoir

s’incarne autrement dans la société. « Sans songer à substituer à un déterminisme

économique un déterminisme démographique, à inscrire dans les causes – la croissance

démographique – la nécessité des effets – transformation de l’organisation sociale –, force

est pourtant de constater, surtout en Amérique, le poids sociologique du nombre de la

population, la capacité que possède l’augmentation des densités d’ébranler – nous ne disons

pas détruire – la société primitive89

. » Le fait de concevoir ainsi le pouvoir dans les sociétés

primitives force à apporter quelques précisions afin d’éviter l’apparence possible de

contradictions.

Si c’est la société en sa totalité qui « exerce » et « possède » tout le pouvoir, ne fait-on pas

violence à la distinction essentielle que nous avions établie, en nous inspirant de Freund,

entre groupe porteur et support social ? En fait, il n’y a pas de contradiction à ce que ces

deux groupes n’en forment pratiquement qu’un seul dans les sociétés primitives ou que ce

soit encore le cas pour des sociétés d’un autre type. Le faible poids démographique, la

faible hiérarchie et le partage des très nombreuses croyances expliquent en partie cette

condition particulière du pouvoir à l’intérieur des sociétés primitives. Avec elles, le groupe

porteur de l’action du pouvoir et le groupe support se confondent, jamais non plus

totalement, ne serait-ce que parce que tous les individus membres de la société ne sont pas

qualifiés au même titre pour participer au maintien de la loi ancestrale (les enfants en

particulier). Groupe support et groupe porteur tendent cependant dans les sociétés

archaïques comme dans les sociétés démocratiques à ne faire qu’un. Mais malgré l’absence

de hiérarchies consistantes, l’égalité qu’on retrouve dans de nombreuses sociétés

88 Ibid., p. 180. 89 Ibid., p. 181.

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archaïques ne doit pas être non plus identifiée à l’égalité qui sous-tend le pouvoir

démocratique. S’il est vrai que les sociétés primitives luttaient constamment pour éviter

toute division hiérarchique, pour ne pas qu’un acteur ou une position ne s’autonomise pour

acquérir une puissance démesurée, elles n’étaient toutefois pas libres de questionner les

significations qui les faisaient. Comme le disait Lapierre, « les hommes qui vivent dans ces

sociétés obéissent à ce que commandent les ancêtres, les esprits ou les dieux au lieu

d’obéir, comme nous, à l’un de leurs semblables actuellement vivant90

». Ils ne remettaient

pas en question la valeur des lois, du récit, du mythe, de l’imaginaire social-historique de

leur société. La clôture des significations est cadenassée et nul ne saurait la franchir sans

craindre la disparition. Le pouvoir est ainsi à l’œuvre aussi bien dans les sociétés primitives

que dans les autres.

90 Lapierre, 1977, p. 76-77.

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5. Pouvoir et liberté

Le point de départ de cet exposé sur le lien entre le pouvoir et la liberté consiste en une

remarque, qui est en même temps une mise en garde. Elle est énoncée par Arendt dans La

crise de la culture. Bien que ce soit un thème central dans son œuvre91

, elle soulignait

néanmoins que le traitement du concept de liberté est une tâche ardue : « Soulever la

question : qu'est-ce que la liberté ? semble une entreprise désespérée. Tout se passe comme

si des contradictions et des antinomies sans âge attendaient ici l'esprit pour le jeter dans des

dilemmes logiquement insolubles, de sorte que, selon le parti adopté, il devient aussi

impossible de concevoir la liberté ou son contraire, que de former la notion d'un cercle

carré92

. » Il est vrai qu’il s’agit d’une question complexe. Il faut cependant ajouter que,

contrairement au cercle carré, la possibilité de la liberté est réelle, qu’elle n’est pas qu’une

vue de l’esprit, une contradiction strictement intellectuelle qui n’a rien à voir avec la réalité.

La liberté est, certes, bourrée d’équivoques et de paradoxes au niveau conceptuel, mais le

concept de liberté peut très bien « assumer » ses contradictions constitutives sans pour

autant s’annuler et sombrer dans l’insignifiance.

L’être humain vivra toujours en société, comme il l’a d’ailleurs toujours fait. Son

imaginaire et son entendement, sa conscience et son inconscient sont et seront toujours,

nécessairement et profondément, influencés dans leur constitution même par cette réalité.

Cette condition existentielle de l’humain ne parvient pas pour autant à annuler la réalité de

la liberté, bien au contraire. Trop de théories cherchent à éradiquer sa pertinence pour la

raison étrange que l’être humain est justement humain. Un exemple de cette mauvaise

tendance dans le monde de la théorie contemporaine est la sociologie psychologique de

Bernard Lahire : « Parce que l’acteur est pluriel, dit-il, et que s’exercent sur lui des "forces"

différentes selon les situations sociales dans lesquelles il se trouve, il ne peut qu’avoir le

sentiment d’une liberté de comportement93

. » On trouve aussi un autre exemple avec

Adorno pour qui l’humain n’est pas libre puisque l’hétéronomie le constitue : « Le sujet

prétendument en soi est médiatisé en lui-même par ce dont il se sépare : l’interdépendance

91 Pour une très bonne synthèse de l’intérêt d’Arendt pour la liberté voir Francis Moreau, Hannah Arendt, l’amour de la liberté Essai de pensée politique, Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2002. 92 Hannah Arendt, La crise de la culture Huit exercices de pensée politique, (1954), Paris : Gallimard, 1972, p. 186. 93 Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris : Nathan, 1998, p. 235.

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de tous les sujets. Du fait de cette médiation, il devient lui-même ce que, selon sa

conscience de la liberté, il ne veut pas être : hétéronome94

. » Or, l’interdépendance ne

s’oppose pas à la liberté, elle en est une de ses conditions de réalité. Après tout, comme

l’ont déjà dit les Bakounine, Proudhon ou, plus près de nous, Castoriadis, la liberté existe

quand la mienne rejoint celle de l’autre. Si la liberté peut être annulée, ce n’est pas

ontologiquement, c’est-à-dire à partir d’éléments constitutifs de « l’être » humain, mais

bien plus simplement à partir de conditions sociohistoriques particulières ou simplement

contingentes.

Penser à la liberté et ne pas créer d’équivoque en invoquant son concept exige de prendre

en considération le fait qu’il existe en elle deux dimensions fondamentales, que la question

concernant son concept comporte deux portes d’entrée95

. La question de la liberté peut, en

effet, se poser sur le plan individuel ou sur un plan collectif. Lorsque la question porte sur

la dimension individuelle, c’est généralement le libre arbitre ou la liberté de la volonté dans

sa capacité à générer un acte qui est placé au centre de l’interrogation. On se demande alors

si l’individu agit de lui-même ou s’il est déterminé à agir par l’influence sociale ou par un

déterminisme génétique par exemple. L’autre biais par lequel la question de la liberté se

pose ne concerne plus un individu pris seul, mais la pluralité humaine. C’est précisément

cette dimension de la liberté qui fut cernée par Montesquieu lorsqu’il identifia la liberté et

la loi, de même que par Rousseau, lorsqu’il traita du contrat social ou, encore, par Hegel

lorsqu’il identifia le droit et la liberté concrète96

. Ce qui importe dans ce deuxième sens est

94 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris : Éditions Payot, 1978, p. 169. 95 Selon Spitz, ces deux portes d’entrée ont chacune leur origine, l’une libérale l’autre républicaine. D’abord dans la conception libérale où l’on croit l’individu porteur de droits qu’il revient { la puissance publique de protéger. La seconde porte plutôt sur l’instrument politique lui-même et sur comment il peut se retourner sur ce qu’il devait protéger (Jean-Fabien Spitz, La liberté politique, Paris : Presses universitaires de France, 1995, p.5). 96 « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir. » (De l'esprit des lois (1748), Deuxième partie: livres IX à XIII, Bibliothèque virtuelle UQAC, p. 50-51). Dans Du contrat social, Rousseau montre aussi quelque chose de même nature, comment justement le contrat social est la solution par laquelle l’obéissance { la loi est obéissance { soi-même et qu’en lui obéissant nous sommes autant sinon plus libres qu’auparavant : « Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité { tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris : Garnier-Flammarion, 1966, p. 55). Et Hegel qui n’a pas seulement traité de la liberté de la volonté, mais aussi de la liberté collective. Pour lui, le droit, c’est l’idée générale de la liberté devenue

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155

l’implication d’une limitation sociale des libertés individuelles qui fait que leur rencontre

dans la réalité ne conduit pas à l’empiètement de celle des uns sur celle des autres.

Ces deux dimensions ou facettes de la liberté entretiennent chacune un lien avec le pouvoir.

Le premier est un lien spécifique entre pouvoir et liberté individuelle et il permettra

d’établir un critère supplémentaire pour la définition d’un concept générique de pouvoir. La

liberté individuelle est la « cible » du pouvoir, elle est ce que tout pouvoir vise ultimement

et c’est précisément ce lien que nous voulons élaborer au cours de cet exposé. Nous

postulons en fait que son potentiel de réalité, effectif chez tout homme, constitue une des

principales raisons du fait que le pouvoir est une réalité sociale transhistorique. Le pouvoir

ne produit pas la liberté, il la vise directement et indirectement afin qu’elle se déploie en

reconduisant l’essentiel de l’imaginaire social-historique (cela vaut aussi pour le pouvoir

démocratique). Le second lien est entre le pouvoir et la liberté collective. Sur le plan

générique, il n’y a rien à tirer de celui-ci étant donné que la liberté collective dépend

toujours des conditions contingentes, de la forme du pouvoir impliqué. On pourrait

d’ailleurs ajouter qu’elle n’est vraiment et pleinement effective qu’en démocratie, sous

l’effet du projet d’autonomie (traité au premier chapitre). Nous n’en traiterons donc pas ici,

car l’essentiel sera repris lorsque nous aborderons les différents types de pouvoir au

prochain chapitre.

Réalité de la liberté individuelle

La liberté sur le plan individuel ne désigne pas du tout un état complet de maîtrise par

l’individu de tout ce qu’il a à vivre, comme s’il était un gestionnaire aux commandes d’une

grande organisation. Comme Castoriadis le disait : « Maintenant, quant à l’autonomie de

l’individu : je dirais qu’un individu est autonome quand il (ou elle) est vraiment en mesure

de changer lucidement sa propre vie. Cela ne veut pas dire qu’il maîtrise sa vie; nous ne

maîtrisons jamais notre vie parce que nous ne pouvons pas éliminer l’inconscient, éliminer

notre appartenance à la société et ainsi de suite97

. » Nul ne peut échapper à la société dans

laquelle il vient au monde. Son influence profonde, étirant ses racines jusque dans la

concrète, l’existence même de la volonté libre qui est la plus haute au sein de l’État, « réalité en acte de l’idée morale objective » dans lequel « la liberté obtient sa valeur suprême » (Hegel, 1940, p. 270). 97 Castoriadis, 1978, p. 44.

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formation même de notre psyché, est tout au plus quelque chose dont on peut prendre

conscience, mais dont il est pratiquement impossible de se dégager complètement. La

liberté, ce n’est pas pouvoir tout faire, en tout lieu, en l’absence de toute contrainte. La

liberté est encore moins une simple « liberté de choix », comme si offrir aux prisonniers le

choix de telle ou telle cellule faisait d’eux des êtres libres. La liberté individuelle telle que

nous allons l’entendre ici, est la faculté de s’assumer, de répondre de soi, comme le pensait

Nietzsche. C’est seulement en acceptant cette définition qu’il nous semble possible d’éviter

les écueils de la réflexion sur la liberté. Il faut éviter de conférer au concept une sorte de

froideur opérationnelle en le pensant comme pur libre-arbitre.

Le principal écueil de la réflexion sur la liberté a été mis en lumière par Arendt lorsqu’elle

posa un constat critique quant à la conception du libre arbitre de saint Augustin :

« Historiquement, disait-elle, il est intéressant de remarquer que l’apparition du problème

de la liberté dans la philosophie de Saint-Augustin fut ainsi précédée par la tentative

consciente de séparer de la politique la notion de liberté, pour parvenir à une formule grâce

à laquelle on pourrait être un esclave dans le monde et demeurer libre98

. » Il est vrai qu’il

est insuffisant de se contenter de réfléchir la liberté individuelle comme libre arbitre et de le

faire, de plus, sans se préoccuper des conditions historiques dans lesquelles il s’exercerait.

Nous ne remettons pas cela en cause. Il y a un élément impossible à mettre de côté

lorsqu’on traite de la liberté d’un individu, c’est le corps et son langage, l’émotion ou

l’affect. Face à une possibilité d’action, il n’y a pas que l’arbitrage mental de la valeur des

idées qui entre en ligne de compte dans notre délibération. En effet, notre corps aussi parle

de sa parole brûlante. Puissant acteur sur la scène de la décision, la parole du corps, même

si notre entendement n’est pas toujours en mesure de la comprendre et de la rationaliser,

vient néanmoins toujours sceller la délibération et rendre réelles ou concrétiser les

élucubrations spirituelles. Il n’y a pas d’action spontanée, elle est toujours précédée, ne

serait-ce que l’instant d’un éclair, d’une forte assomption émotionnelle chez celui qui agit,

qui lie en une totalité indissociable corps et esprit dans la personne totale et qui, seule, est

habilitée à agir, qui, seule, peut être libre. Si l’on veut obtenir une réponse pertinente à la

98 Arendt, 1972, p. 191.

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question de la liberté sur le plan individuel, on doit donc prendre en considération la totalité

de la personne et non seulement le moment opérationnel du libre arbitre ou de la volonté.

On trouve, à l’intérieur de la tradition, certaines options philosophiques où la liberté est

conjuguée à la puissance des affects, dont celles de Spinoza et de Nietzsche. Dans le débat

l’ayant opposé à Descartes, Spinoza avait mis au premier plan de la réflexion la puissance

des affects qu’il opposa au présupposé de l’emprise complète de la volonté ou de la

conscience rationnelle sur nos passions défendu par le premier. S’il y a une liberté possible

pour l’humain, elle serait plutôt selon Spinoza dans la connaissance de nos

déterminations99

. Connaître les déterminations ne veut pas dire détachement ou

affranchissement. Cela veut dire connaître les limites dans lesquelles l’existence humaine

se tient. Comme le disait Spinoza, il faut se penser et agir comme des mortels. Cela évite à

la volonté et à la pensée de se perdre dans son propre mouvement, comme on le voit trop

souvent en philosophie ou, parfois, en sciences sociales. On ne peut pas aspirer à la liberté

en se plaçant dans le haut lieu de la volonté, pour espérer ainsi contrôler ensuite l’ensemble

des flux nous constituant. Il faut au moins faire l’effort de connaître nos propres

déterminations, nous penser comme des mortels. Comme Spinoza, Nietzsche était loin

d’être un défenseur de l’idée de libre-arbitre, lequel ne serait, selon lui, qu’une invention

morale : « Les hommes ont été considérés comme "libres" pour pouvoir être jugés et punis,

– pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme

voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience100

. » Même s’il

n’octroyait pas une grande importance à la liberté de la volonté, on trouve néanmoins dans

sa philosophie un lieu possible pour la liberté : « Qu'est-ce que la liberté, se demanda-t-il ?

C'est avoir la volonté de répondre de soi101

». Cette volonté de s’assumer est le complément

nécessaire ou l’extension « logique » de la connaissance de ses déterminations, le

prolongement du fait de se penser comme un mortel.

99 « J’ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l’Âme sur ses affections et la liberté de l’Âme. Il apparaît par l{ combien vaut le Sage et combien il l’emporte en pouvoir sur l’ignorant conduit par le seul appétit sensuel » (Baruch Spinoza, Éthique, Paris : Flammarion, 1965, p. 341). 100 Nietzsche, Crépuscule des Idoles, § 7. 101 Nietzsche, Crépuscule des Idoles, § 38.

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158

La liberté, dans sa dimension individuelle, serait donc un « devoir s’assumer ». Pour être

libre, l’humain doit accepter ce qu’il est, prendre sur lui le sens de sa vie et l’accepter en

quelque sorte émotionnellement. Ainsi, peu importe qu’une action soit motivée par quelque

chose d’extérieur, peu importe que la délibération de la volonté doive toujours se proposer

des contenus prédéfinis par l’imaginaire social, toutes les motivations et les influences qui

viendraient de l’extérieur ne possèderaient aucune effectivité s’il n’y avait personne qui les

porte subjectivement, qui les éprouve dans sa chair comme une vérité, comme un devoir

moral, comme une raison d’agir. Ce n’est pas parce que, par le discours, il est possible de

se défaire de la responsabilité de ses actes en prétendant avoir agi au nom de quelque chose

que, lorsque quelqu’un agit, cette action n’est pas la sienne propre et qu’elle devient

effectivement déterminée par la raison que sa conscience identifie comme la source de ce

qu’il a fait. C’est plutôt le corps symbolique agissant qui est pleinement responsable, libre

quand il prend sur lui de faire et d’être ce qu’il est, non-libre lorsqu’il a recours à des

détours – et ils sont nombreux – pour se justifier.

Dans toute société, qu’elle soit autonome ou hétéronome, chaque humain est en quelque

sorte constitué de ce potentiel de liberté et il n’y a eu aucun besoin d’une quelconque

évolution pour que ce potentiel se développe. Les hommes qui formèrent les premières

sociétés ont aussi connu cette liberté; ce qu’ils ne connaissaient pas est l’autonomie, non la

liberté. Cette liberté individuelle n’est pas complètement indépendante du monde social qui

la circonscrit de toute part. Il est possible qu’au sein de conditions social-historiques

particulières ou d’une situation concrète (sous les coups de fouet notamment102

), cette

potentialité soit neutralisée, voire anéantie. Cette liberté demeure néanmoins au fondement

de tout agir humain. Sans elle, point d’innovation ni de contrôle social parce qu’ils auraient

alors perdu toutes leurs conditions de possibilité et de réalité. Présupposer la liberté nous

apparaît donc comme un acte théorique essentiel, un postulat crucial pour la compréhension

102 Nous adressons cette remarque à Hegel. Ce dernier tend à se donner une conception abstraite de la liberté en l’identifiant exclusivement à la volonté qu’il sépare précisément de toutes les autres dispositions. Il disait en effet : « En tant qu’être vivant l’homme peut bien être contraint, c’est-à-dire que son côté physique et extérieur peut être soumis { la force d’autrui, mais la volonté libre ne peut être contrainte en soi et pour soi, puisqu’elle ne l’est que si elle omet de se retirer de l’extériorité ou de la représentation qu’elle en a. Seul peut être forcé { quelque chose qui veut se laisser contraindre » (Hegel, Principe de la philosophie du droit, Paris : Éditions Gallimard, 1940, p. 129). La volonté n’est pas détachable du corps qui la porte et la produit. Sous les coups de fouet, la volonté ne possède malheureusement aucune extériorité dans laquelle il lui serait possible de se retirer.

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générique du pouvoir comme phénomène transhistorique en particulier, mais aussi des

conduites humaines en général.

Lien théorique entre pouvoir et liberté individuelle

Quel est le lien qui rattache la liberté individuelle ainsi conçue et le pouvoir ? La liberté

individuelle est au cœur des conditions de possibilité du phénomène. Chaque être socialisé

est doté de la capacité de fonder à partir de lui-même, de son expérience, de son bagage

symbolique, sa propre assomption à l’existence. La part indomptée de psyché en lui permet

encore un représenté de soi qui courre toujours le risque de conduire l’individu à rejeter les

barèmes mis en place par la société. Il y a quelque chose dans cette situation contre laquelle

nous ne pouvons rien collectivement, avec laquelle les hommes ont toujours dû composer

et devront toujours le faire. Chaque humain est capable – et cela malgré ou en dépit de

l’infra-pouvoir « radical » du social-historique – d’engendrer ou d’incarner une conception

du monde concurrente à l’imaginaire social-historique du pouvoir. C’est sur cette

potentialité que s’assoit le principe de la transhistoricité du pouvoir. Il s’agit en quelque

sorte de la « cible » la plus générale-abstraite du pouvoir, le fondement de sa nécessité. Le

pouvoir existe dans toute société parce qu’une part des individus socialisés échappe ou est

rebelle à la socialisation.

Au sein de la tradition, le lien entre le pouvoir et la liberté (individuelle) a été conceptualisé

sous divers angles. Giorgio Ruffolo, par exemple, offre une interprétation de ce lien dans

Puissance et pouvoir : « Dans un sens très large, dit-il, le pouvoir peut être défini comme

une capacité de choix découlant d’une situation d’incertitude. Comme une information

active. Comme une ressource productive. Non pas, donc, une fonction préétablie, à un

programme fixe, comme celles inscrites dans les codes génétiques ou dans les codifications

normatives du droit. Mais une quantité variable qui tire son origine de l’indétermination de

la condition humaine [j.s.]103

. » Nous sommes ici assez près du lien que nous voulons

établir entre le pouvoir et la liberté. Mais l’indétermination de la condition humaine ne

possède pas exactement la même portée que celui de la liberté humaine. Car au sein de

conditions sociohistoriques particulières, c’est-à-dire ce au sein de ce en quoi, toujours et

103 Giorgio Ruffolo, Puissance et pouvoir : La fluctuation géante de l’Occident, Paris : Bernard Coutaz, 1990, p. 10.

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inconditionnellement, l’humain se déploie à chaque fois, nous ne trouvons jamais des êtres

vides, inconditionnés, indéfinis, mais des êtres singuliers, des psychés particulières, formés

par une société et, dès la conception d’un enfant, un bagage génétique et un corps uniques,

bref tout le contraire de l’indétermination. Le pouvoir agit sur des êtres socialisés, mais

jamais complètement soumis au principe de socialisation, qui demeurent libres et non pas

indéterminés.

Il existe dans la tradition une autre perspective pour traiter de ce lien, dans laquelle il est

saisi dans une sorte de rapport négatif ou limitatif. Le point important de cette conception

est que le phénomène du pouvoir cesse d’être lui-même et devient autre s’il ne concède pas

un minimum de liberté aux subjectivités qu’il vise. Il s’agit d’un lien négatif en ce sens

qu’il fait ressortir une limite au-delà de laquelle nous tomberions dans l’espace négatif du

pouvoir. Cette limite serait franchie lorsque le sujet vers qui se dirige l’action du pouvoir

n’est plus agissant, lorsqu’il ne fait plus que subir sans possibilité de réagir, lorsque

finalement interviendrait la violence. C’est chez Foucault que l’on trouve l’exposé le plus

clair de cette dimension négative du lien entre pouvoir et liberté :

Il l’exercice du pouvoir n’est pas en lui-même une violence qui saurait

parfois se cacher, ou un consentement qui, implicitement, se reconduirait. Il

est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ

de possibilité où vient s’inscrire le comportement de sujets agissants : il

incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il

limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche

absolument ; mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou sur des

sujets agissants, et ce, tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles

d’agir104.

Selon cette manière de concevoir le lien entre le pouvoir et la liberté, nous sommes dans

l’horizon du pouvoir si cette possibilité de réaction n’est pas neutralisée. Nous ne

contestons pas la totalité de cette lecture, nous ne voyons simplement pas pourquoi la

104 Michel, Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir » dans Michel Foucault, un parcours philosophique : au-delà de l’objectivité et de la subjectivité, Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Paris : Gallimard, 1984, p. 313.

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violence devrait être absolument extérieure au pouvoir, nous aborderons ce point au

prochain exposé105

.

Le lien que nous voulons établir cherche à dégager des conséquences positives et non

seulement limitatives du lien entre pouvoir et liberté. La liberté demeure certes impliquée,

mais il conviendra de déterminer dans quelle mesure elle l’est puisque nous n’avons aucune

information sur la nature du lien qui unit sur ce plan les deux concepts. Selon nous, la

liberté est la cible de tout pouvoir. Il la vise en cherchant à la détourner, à l’orienter, à la

gouverner, à lui faire reconnaître en pratique un imaginaire social-historique et, pour cela, il

peut aller jusqu’à l’y contraindre physiquement par la force ou la violence. Ainsi, nous

soutenons qu’il ne s’agit pas d’affirmer qu’il y a pouvoir tant et aussi longtemps qu’est

maintenue une capacité d’agir pour les sujets qui le « subissent »; cela ne correspondrait de

toute manière qu’à quelques exemples historiques précis et annulerait même la possibilité

d’une transhistoricité du phénomène. Il s’agit plutôt d’avancer qu’il y a existence du

phénomène du pouvoir parce que la liberté est une potentialité toujours effective. Notre

argument rejoint ici celui de Castoriadis lorsqu’il justifiait la nécessité du pouvoir explicite

afin de compenser les insuffisances de l’infra-pouvoir radical du social-historique. On se

rappellera qu’il avait identifié l’impossibilité d’une socialisation totale de la psyché comme

une des raisons principales expliquant cette situation. Il s’en éloigne toutefois sur un autre

point. En répondant à Rousseau sur la question de la naturalité de la liberté, Castoriadis

disait :

Non : aucune loi naturelle ou disposition divine ne fait naître l’homme libre

(ou pas libre). Mais, s’il est en effet presque partout dans les fers, c’est qu’il

naît au milieu de fers prêts à l’accueillir – et qui le rendent tel qu’il ne

demande qu’à les accepter. Fers surtout immatériels, et qui ne sont pas

seulement et pas tellement ceux forgés par la domination d’un groupe social

particulier. Aucun groupe ne saurait maintenir vingt-quatre heures sa

domination sur une société dont la grande majorité ne l’accepterait pas106.

105 On s’accorde ici avec la critique de Poulantzas : il reproche à Foucault de ne pas avoir intégré la violence : « La négligence du rôle de la loi dans l’organisation du pouvoir est toujours le fait de ceux qui négligent le rôle de la répression physique dans le fonctionnement de l’État, Foucault notamment, ainsi qu’on le voit dans son dernier texte La volonté de savoir, suite logique de ses errances dans Surveiller et punir » (dans d’Allones, 1994, p. 219). 106 Cornelius Castoriadis, Domaine de l’homme Les carrefours du labyrinthe 2, Paris : Éditions du Seuil, 1986, p. 105.

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En évoquant l’idée d’une possibilité toujours effective de la liberté, nous ne voulons pas

dire qu’il existerait une telle liberté naturelle. Une possibilité a beau exister en tant que

possibilité, c’est lorsqu’elle est réalisée qu’elle est pertinente et qu’elle peut recevoir une

signification. De toute manière, il faut bien que les individus soient capables de cette liberté

pour que l’existence partout des fers soit fondée!

La liberté individuelle n’est pas un don de nature, de Dieu ou de la puissance publique. Elle

est une potentialité qui tient, certes, à la nature humaine, mais cette situation n’a pas pour

conséquence de lui octroyer le statut de donnée de fait. Elle est plutôt un projet volontaire,

conscient et actif. « Prendre sur soi » est une tâche ardue, quand toutes sortes de puissances

sociales lancent dans l’espace social différents contenus « prêt-à-assumer », parfois

nombreux et concurrents, mais souvent concordants et convergents. Le pouvoir cherche par

tous les moyens possibles à faire de son imaginaire social-historique une raison d’agir

partagée par le plus grand nombre, une justification par le détour de laquelle un bien-fondé

à certaines actions, à certains comportements, à certaines attitudes est conféré.

Pour conclure, faisons le point sur la définition provisoire du pouvoir apportée jusqu’à

présent pour y inclure ce nouvel axiome. Le pouvoir est un imaginaire social-historique,

c’est-à-dire un étalon général de mesure du bien du mal, du souhaitable du non souhaitable,

du bon et du mauvais, une ontologie et une téléologie, tendant à s’accaparer du monopole

de la signifiance dans la société. Cet imaginaire est l’incarnation même d’un certain ordre

social, d’une dissymétrie dans le cœur même d’une société. Cette dissymétrie est peut-être

produite par l’infra-pouvoir radical du social-historique, tel qu’il faudrait le soutenir à partir

de Castoriadis, mais l’imaginaire social-historique qu’est le pouvoir précise ce qui le

précède, explique et raffine les significations imaginaires sociales impliquées et entraîne

alors l’ensemble de la société dans une direction spécifique. La fin spécifique du pouvoir

ainsi conçu n’est pas de prendre en charge le devenir-unité de la société ni davantage de

conserver ou de protéger le bien commun. Elle se trouve plutôt du côté de la convergence

de la société et du politique dans le giron de son imaginaire social-historique. Ce que le

pouvoir doit premièrement et ultimement viser pour réaliser cette fin est la liberté inhérente

à chaque personne afin que l’exercice, toujours particulier, de cette liberté participe

directement au mouvement d’ensemble qu’il cherche à donner à la société.

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163

6. Pouvoir et violence

Si un imaginaire social-historique est toujours au cœur du phénomène du pouvoir et que

c’est sa signification que le pouvoir cherche à imprégner à l’ensemble de la société, le

pouvoir ne se réduit pas pour autant au simple exercice d’une influence. Au contraire, il

comporte des modalités d’effectuation plus larges qui lui permettent de s’incruster

profondément dans la réalité sociale. Nous introduisons ici cet exposé en traitant des

modalités d’effectuation, alors que celles-ci sont l’objet du prochain exposé, afin d’indiquer

immédiatement que la violence n’en fait pas partie. En effet, la violence n’entretient pas de

relation formelle, sur le plan générique, avec le pouvoir. Toutefois, le pouvoir et la violence

peuvent, en certaines occasions, en certaines situations historiques, être liés. C’est ce lien,

non nécessaire et toujours contingent, que nous voulons éclairer ici. Le pouvoir n’est, en

soi, ni bon ni mauvais, il n’est pas, en soi, producteur ou garant de la liberté. Dans la

contingence il peut être tout et n’importe quoi en matière de bien et de mal et la violence

peut parfois y jouer un rôle de premier plan.

Le phénomène de la violence est typiquement humain107

. Dans La fin de l’autorité, Alain

Renault écrivait: « seule l’humanité peut inclure dans son concept la possibilité, pour ceux

qui en font partie, d’être estimés coupables de ce qu’ils ont fait, quand bien même ce que

précisément ils ont fait a consisté à porter atteinte à la dignité humaine108

». Nous sommes

en effet des animaux bien particuliers parce que nous sommes tenus responsables, par les

autres comme par nous-mêmes, de nos paroles et de nos actes. Bien particuliers encore,

parce que nous sommes sommés, par notre naissance au sein d’une collectivité humaine,

par la formation même de notre psyché, de participer à l’être-là d’un monde social, d’un

monde de significations imaginaires sociales, d’une réalité. Respecter ce monde, respecter

107 Il n’y a que l’humain qui possède la capacité d’initier une forme quelconque de violence. Citons Sofsky : « La peur et la violence ne proviennent donc pas, comme on l’entend souvent dire, d’un fond bestial. Il ne faut pas faire injure aux bêtes, même aux bêtes sauvages. Bien au contraire : la violence résulte de l’humanité spécifique de l’homme » (Wolfgang Sofsky L’ère de l’épouvante folie meurtrière, terreur, guerre, Paris : Gallimard, 2002, p. 14). On peut bien, mais ça ne sera alors l{ qu’{ partir d’un point de vue moral, considérer violente l’attaque du lion contre l’antilope, mais si l’on ose identifier la violence { cette situation, il faudra tirer toutes les conséquences qui en découlent et soutenir qu’il y a aussi violence entre la vache et l’herbe qu’elle broute, qu’elle arrache avec « violence » du berceau de la terre. Et la liste des conséquences absurdes serait ainsi extrêmement longue. La vie n’est pas violence, elle est vie avec ce que cela implique. Il y a violence quand elle pourrait ne pas être, quand l’initiateur aurait pu s’abstenir ou faire autre chose, ce qui n’a rien { voir avec les animaux. 108 Alain Renault, La fin de l’autorité, Paris : Flammarion, 2004, p. 191.

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les limites qu’il pose et agir dans les voies qu’il ouvre est une obligation pour les individus,

tout autant à l’intérieur des sociétés les plus anciennes que dans celles d’aujourd’hui. Si

cette obligation est désavouée, elle entraîne, pour celui ou ceux qui agissent ainsi, des

conséquences ultimes, lesquelles prendront différentes formes selon les sociétés

considérées, allant de la privation de liberté de mouvement jusqu’à la torture extrême ou la

mort.

Cette forme de « violence » n’en est toutefois pas tout à fait une. Elle est plutôt une force

que l’on pourrait dire nécessaire, moyen propre du politique comme nous l’avons vu avec

Freund lors du deuxième chapitre. Disons que la tradition a aussi désigné cette force

nécessaire dans le contexte de l’État, nous le verrons plus en détail sous peu, comme la

violence légitime ou la violence conditionnelle. L’usage de la force nécessaire est

généralement réglementé, encadré, ritualisé ou formalisé, que ce soit de manière objective

et formelle, comme dans les codes de droit, ou non objectivé, mais néanmoins incarné à

travers des rites, des coutumes ou des conventions à l’intérieur des sociétés prémodernes.

Son usage est accepté et reconnu comme valable parce que l’action ou le comportement

visé trahit l’ordre légitime que l’action de la force nécessaire a pour but de préserver. Ainsi,

dans la société concernée, on peut espérer ne pas en subir les contrecoups en agissant

simplement dans le respect d’un certain ordre de chose. Toutefois, la force nécessaire n’est

pas le seul type de violence pouvant exister dans la société et cela, même dans les sociétés

où l’État en détient le monopole exclusif. Il y a ou il peut aussi y avoir de la violence

arbitraire, et celle-ci ne relève pas du politique, mais du pouvoir ou, plus précisément, d’un

pouvoir dans la contingence. La répétition historique fréquente de cette forme de violence

en appelle à quelques précisions sur le plan théorique.

Avant d’aller plus loin dans cette élaboration conceptuelle, nous allons aborder

sommairement un exemple concret qui montre bien la distinction entre la violence arbitraire

et la force nécessaire. Les distinctions conceptuelles que nous apportons dans l’activité

théorique, les découpes en catégories de la réalité étudiée que nous sommes amenés à faire

marquent souvent des frontières beaucoup plus claires qu’elles n’apparaissent en fait dans

la réalité. Néanmoins, il arrive parfois de trouver certains exemples qui le montrent mieux

que d’autres. Reportons-nous à l’Irak de la fin du second millénaire, celle dirigée par

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Saddam Hussein, celle qui s’était sortie d’une guerre n’ayant pas eu lieu et qui ne savait pas

encore que, moyennant manipulation diplomatique, les États-Unis allaient être en mesure

de détourner la tragédie du 11 septembre 2001 en un motif de guerre, réelle cette fois-ci109

.

L’Irak dirigé par la main de fer de Saddam Hussein nous offre un terrain absolument

pertinent pour éclairer la distinction entre violence arbitraire et force nécessaire. Ce

dirigeant de l’Irak était, certes, un authentique dictateur, la société irakienne demeurait

malgré tout une unité politique à l’intérieur de laquelle existaient des actes ou des

comportements répréhensibles ayant été effectivement réprimés, que l’on pense au meurtre

ou au vol par exemple, et qui l’auraient été même si l’Irak avait été un royaume ou une

démocratie. Le régime politique irakien faisait usage de la force nécessaire sans que cela

n’ait quoi que ce soit à voir avec la volonté directe et les intérêts personnels du dictateur

pendu. Si tout un chacun peut tuer son prochain sans avoir de compte à rendre ou

s’approprier au gré de ses désirs les biens d’autrui, la vie sociale se gangrénerait et

risquerait de se terminer dans la guerre civile. Mais Saddam Hussein a aussi été directement

responsable du déferlement d’une forme de violence qui n’a rien à voir avec la punition

légitime de la désobéissance. L’exemple qui est le plus indicatif est certainement l’usage

d’armes chimiques contre les Kurdes (instrumentalisés par Washington) à quoi l’on peut

ajouter les assassinats ou les exécutions sommaires fréquents. Ici, on ne parle plus de force

nécessaire, mais bien de violence arbitraire dont le but est de maintenir un sentiment

général de crainte. S’il avait emprisonné les responsables de la dissidence kurde, par

exemple, on aurait pu encore être à l’intérieur de l’horizon de la force nécessaire, mais il a

ciblé indistinctement toute la population, ce qui en fait un exemple typique de violence

arbitraire.

La distinction entre force nécessaire et violence arbitraire ne tient donc pas seulement à un

désir théorique. Elle renvoie effectivement à quelque chose dans la réalité. Sur un plan

théorique, Freund reconnaissait cette distinction essentielle entre force et violence. Pendant

que la première vise l’unité politique de la société et constitue le moyen propre du

politique, la seconde a davantage l’allure d’un déchaînement de puissance s’en prenant

directement aux biens ou aux personnes sans avoir pour fonction de favoriser l’unité ou de

109 Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n'a pas eu lieu, Paris : Galilée, 1991.

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rétablir l’équilibre de la société considérée. La violence se distingue alors de la force et elle

s’exerce stratégiquement selon toutes sortes de motifs, et la finalité de sa mise en œuvre

peut tout aussi bien viser l’unité que la division. La violence n’est pas « politique » même

si elle peut avoir une large portée collective. C’est cette forme de violence qui a un rapport

avec le pouvoir, non la force nécessaire.

Sorel avait aussi étayé une distinction entre force et violence, mais le sens dans lequel il

entraîne la violence la coupe de la possibilité d’être directement liée au pouvoir, à une

centralité, pour ne la conférer qu’à ce qui la contesterait en marge.

Tantôt, disait-il, on emploie les termes force et violence en parlant des actes

de l'autorité, tantôt en parlant des actes de révolte. (…) Je suis d'avis qu'il y

aurait grand avantage à adopter une terminologie qui ne donnerait lieu à

aucune ambiguïté et qu'il faudrait réserver le terme violence pour la

deuxième acception ; nous dirions donc que la force a pour objet d'imposer

l'organisation d'un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne,

tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a

employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le

prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l'État par la violence110.

La distinction qu’apporte Sorel est intéressante et pertinente; elle comporte deux points

forts, mais aussi une faiblesse relative. Cette dernière est simplement que cette lecture

aurait pour effet d’exclure la violence de la centralité – et donc de brouiller la distinction

entre la manifestation de la force et de la violence par le centre. Il nous semble plutôt que

c’est à distinguer force et violence initiées par la centralité que l’on gagnera effectivement

quelque chose à établir cette distinction. La proposition de Sorel comporte néanmoins deux

éléments que nous allons reprendre, le premier étant la « visée collective », qui fait que la

violence n’est pas interindividuelle et, le deuxième, l’idée complémentaire d’une

intentionnalité à l’encontre de l’ordre.

La violence qui est en lien (non nécessaire, mais toujours probable ou potentiellement

effectif) avec le pouvoir n’est pas celle qui a lieu sur une base interpersonnelle. Par

exemple, le policier qui outrepasserait son code déontologique et qui déciderait de battre

l’individu qu’il vient d’arrêter exercerait un type de violence qui n’est pas ce dont on traite

ici. Dans l’explication de Sorel, la violence est volonté de destruction de l’ordre

110 Georges Sorel, Réflexion sur la violence (1908), Bibliothèque virtuelle UQAC, p.133.

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« imposé ». Elle a donc une nature collective, elle est l’affaire de plus d’un et elle ne se

résume pas à des actes individuels. Il en va de même pour la violence en rapport au

pouvoir. Elle demeure une violence collective, en ce sens que son enjeu dépasse le cadre de

deux acteurs en relation, sauf peut-être si la personne visée est un symbole d’une cause ou

membre d’une élite ou d’un groupe contre lequel le pouvoir serait en lutte.

Bien que l’on dise cette violence « arbitraire », laissant ainsi penser qu’elle aurait lieu sans

motif spécifique, pour aucune raison autre que les intérêts privés de celui ou ceux l’initiant,

il est possible de voir, en y regardant bien, qu’au-delà de toutes ses manifestations et de

tous ses usages possibles, elle remplit une fonction typique lorsqu’elle se manifeste, peu

importe où, peu importe comment. Cette « fonction » n’est pas en lien direct avec la société

ou le politique, elle consiste plutôt à faire être ou à faire advenir quelque chose qui n’adhère

pas de soi à la société considérée et aux institutions qu’elle s’est données pour se préserver.

C’est en ce sens que nous reprenons le point de Sorel concernant la « volonté de destruction

de l’ordre imposé », mais au lieu de l’articuler entre dominant et dominé, nous l’articulons

entre pouvoir et société. Ainsi, nous ne sommes plus en présence d’une violence réactive,

mais positive. L’usage de la violence arbitraire par le pouvoir a lieu parce qu’il cherche à

faire passer quelque chose qui ne va pas de soi dans l’ordre légitime. L’usage de la force est

nécessaire à la préservation de l’unité politique d’une société, mais la violence « arbitraire »

répond à une autre « nécessité » qui n’est plus d’intérêt général, mais « particulier », bien

que sa portée soit néanmoins collective.

Le pouvoir est un phénomène transhistorique constitué d’un imaginaire social-historique

porté, incarné et actualisé par un groupe d’hommes et trouvant un large support dans la

société. Il n’y a pas dans cette équation de lieu précis qui revient en propre à la violence,

mais, en même temps, il n’y a aucune barrière qui l’empêcherait de jouer un rôle. La

violence est une tentation objective de tout pouvoir, sans doute une des plus grandes et

périlleuses qui soit. Elle est une modalité certainement efficace qui permet à un pouvoir de

parvenir directement à des fins spécifiques sans passer par la ruse ou la finesse. Elle a

toutefois un coût pour un pouvoir qui en fait usage : il se mesure à l’effritement symbolique

de sa reconnaissance (principalement dans le support social du pouvoir), ce qui risque à

plus ou moins long terme de saper les bases mêmes de sa puissance. C’est là la principale

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168

raison qui fait que, sur un plan générique, la violence entretient un lien ambigu et torturé

avec le pouvoir. Elle est certainement bannie de l’horizon de pertinence et de possibilité de

certains pouvoirs; en fait, seul le pouvoir démocratique l’exclut en son principe même, mais

dans les faits rien n’est jamais aussi clair. Le pouvoir n’est pas identique à la violence, mais

entretient avec elle toute sorte de liens dans l’effectivité historique dont on ne saurait rendre

compte sur un plan générique. Elle est une stratégie à laquelle tout pouvoir peut avoir

recours, mais vers laquelle rien n’oblige à se diriger. Le moyen de la violence est une

potentialité qui, effective ou non, n’altère pas le concept générique de pouvoir. Elle y

occupe une place spécifique selon les différents types de pouvoir (cette typologie sera

étayée au prochain chapitre) qui peut aller de son exclusion par principe à l’intérieur du

pouvoir démocratique jusqu’à sa possible mise en œuvre dans le fonctionnement

« normal » d’un pouvoir tyrannique, en passant par des degrés et des intensités variables

sous les deux autres types de cette typologie.

Un pouvoir qui y a directement recours signale malgré lui sa faiblesse relative. L’idéal

fantasmatique de tout pouvoir est de voir triompher l’imaginaire social-historique qui le

caractérise. Quand il doit faire usage de la violence, pour instaurer la crainte, pour mettre en

échec un groupe concurrent qui agit dans les voies de la légalité ou pour se rallier une partie

de la population en en stigmatisant une autre, dont le poids démographique ou l’influence

est plus faible, le pouvoir joue à un jeu dangereux. Certes, il montre jusqu’où il est prêt à

aller pour ne pas voir des significations concurrentes triompher, mais, ce faisant, il dévoile

aussi sa fragilité. Après avoir exposé avec minutie plusieurs techniques punitives de

l’Ancien régime difficilement tolérables pour la conscience de notre époque, Foucault disait

de cette forme de violence que « son but est moins de rétablir un équilibre que de faire

jouer, jusqu’à son point extrême, la dissymétrie entre le sujet qui a osé violer la loi, et le

souverain tout-puissant qui fait valoir sa force111

. » Parce qu’il tente constamment de faire

passer son imaginaire social-historique pour l’ultime réalité, pour la vérité, pour la seule

planche de salut pour la société considérée, le fait qu’il doive y recourir met en péril sa

prétention même. Forcer par la violence la disparition ou, du moins, le silence des

significations concurrentes montre le caractère bien volatil et relatif de l’absolue vérité dont

111 Michel Foucault, Surveiller et punir Naissance de la prison, Paris : Gallimard, 1975, p. 52.

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le pouvoir se veut le protecteur objectif. Certes, on peut considérer le potentiel d’usage de

la violence par un pouvoir comme toujours présent au cours de l’histoire faite et à venir,

mais il s’agit d’une possibilité ne comportant aucune nécessité de réalisation, elle dépend

des innombrables facteurs à l’œuvre dans une situation historique donnée. La violence n’est

donc pas inhérente à l’exercice du pouvoir, pas plus qu’elle ne doit en être exclue à priori.

Elle s’agence selon les possibilités de la contingence et n’ajoute rien à la compréhension

générique du phénomène du pouvoir.

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7. Les modes d’effectuation du pouvoir

Le pouvoir est un phénomène transhistorique, un phénomène social complexe constitué

d’un imaginaire social-historique lui-même porté, incarné et actualisé par un groupe

d’hommes, recevant un large support dans la société et dont la visée principale est la liberté

des individualités. La violence n’est pas un attribut de ce phénomène, bien que rien

n’exclue leur liaison possible dans la contingence. Elle est davantage un aveu d’échec

inconscient qu’une manière efficace pour le pouvoir d’amener à lui les libertés. Elle n’est

pas le moyen par lequel le pouvoir se réalise, mais seulement une tangente possible, une

stratégie potentielle que tout pouvoir peut adopter, vers laquelle il peut se diriger, mais vers

laquelle aucune raison supérieure ne force à aller. C’est pourquoi nous l’excluons

formellement de notre concept générique de pouvoir. Elle s’inscrira toutefois dans le

prolongement de la modalité d’effectuation de la volonté, à la considération de laquelle

nous en viendrons dans un instant.

Le modus operandi du pouvoir n’est donc pas la violence. Les modalités par lesquelles il

assure son effectuation dans la réalité, c’est-à-dire la façon dont il se réalise en tant que

phénomène, sont autres. En usant du terme d’effectuation, nous voulons réinscrire dans

notre problématisation la question du « comment ça marche » de Foucault, question que

nous refusions de soulever avant d’avoir circonscrit une définition plus étayée du concept

de pouvoir. Nous utilisons l’expression simple de mode d’effectuation sans avoir l’intention

de réinventer ni le monde ni la roue. Il s’agit surtout pour nous d’établir une distinction

claire entre notre projet et un autre qui voudrait par exemple rendre compte des moyens du

pouvoir, lesquels impliqueraient une fin spécifique à réaliser. Bien que l’expression elle-

même ne se trouve pas comme telle dans la littérature sur le pouvoir, la thématique à

laquelle elle renvoie a souvent déjà été traitée. Outre l’analyse des technologies du pouvoir

de Foucault, dans la littérature, elle prend généralement la forme de l’analyse des moyens

du pouvoir. C’est le cas, par exemple, de l’analyse de Galbraith que nous reprendrons plus

loin. L’effectuation du pouvoir et les modalités qui la rendent possible ne sont pas à

comprendre dans une logique de moyen-fin, mais bien dans une logique d’incarnation du

phénomène.

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C’est donc l’analyse téléologique du pouvoir que nous voulons reprendre et développer

autrement à partir de la logique de l’effectuation. Notre but est de mettre en lumière les

modalités par lesquelles le phénomène du pouvoir se réalise plutôt que d’identifier les

moyens par lesquels il réalise sa fin. Distinction peut-être banale pour certains, elle

demeure néanmoins importante et décisive pour rendre compte de la synchronicité, de la

compénétration et de la simultanéité des champs ontologiques dans la réalité humaine, trop

souvent séparés par la théorie en sciences sociales. Comme le terme de « vision du monde »

(Burdeau), l’équation moyen-fin laisse entendre l’autonomie de l’idéel de la fin par rapport

à des moyens concrets, objectifs. Ce sont les termes de cette séparation que le concept

d’effectuation articule.

Maintenant que nous avons objectivé l’objet sociologique dont il est question lorsque nous

parlons de pouvoir, il devient possible d’affronter cette question sans, logiquement, sauter

d’étape. Reléguée à un second temps, la question de l’effectuation n’est pas moins

importante. Elle permettra de ne pas sombrer dans une vision romanesque où le groupe

d’hommes qui incarne et actualise un imaginaire social-historique serait constamment en

complot conscient et actif afin d’orienter le cours du monde et maintenir en place sa

« domination ». Le fonctionnement d’ensemble du phénomène du pouvoir est plus

complexe, il met autant en relation des stratégies contingentes que des modalités

d’inscription de sa présence plus permanentes. C’est ce qui fait de ce phénomène un

phénomène éminemment social, non réductible à une relation ou à une somme de relations,

ni à un dispositif objectif quelconque. Par l’effectuation, nous voulons rendre compte du

mode opératoire du phénomène du pouvoir en tant que phénomène social et collectif et

réaliser cette tâche en faisant apparaître sa complexité constitutive.

Une typologie des modes d’effectuation du pouvoir

Nous avons repéré quatre principales modalités d’effectuation du pouvoir à l’intérieur de la

tradition, lesquelles sont présentées généralement comme action sur 1) la norme (Freitag,

Burdeau, Schaal); 2) l’action (Foucault et Balandier); 3) la volonté (Weber, Freund,

Galbraith); 4) l’identité (au sens de modèle), individuelle (Foucault) et collective (Freitag).

Bien que l’établissement des types s’inspire de concepts théoriques déjà présents dans la

réflexion philosophique et sociologique, le sens précis qu’ils vont acquérir ici les éloignera

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172

un peu, parfois davantage, du sens originel qu’ils possédaient, sans que cela ne les dénature

complètement. La principale dimension que nous allons laisser de côté est l’idée d’une

« action sur » puisque l’effectuation désigne plutôt directement la façon dont le phénomène

se réalise.

La typologie présentée ici est composée de deux axes au croisement desquels s’établissent

les différents types. Notons que le point central de lecture de cette typologie est l’individu.

En effet, c’est par l’individu que le pouvoir inscrit sa présence dans le monde, qu’il

s’effectue dans la réalité, et c’est par l’agir des individus que s’actualise l’imaginaire social-

historique que le pouvoir est. Les deux axes sont donc à comprendre en plaçant la personne

(et sa capacité à être libre, telle que définie plus tôt) au centre du mouvement de réception

de toute cette activité potentielle. Ainsi, les deux axes se répartissent entre le lieu de

l’effectuation, soit l’individu ou son extériorité, et la dimension visée, soit l’individuel ou le

collectif. Le pouvoir s’effectue au croisement de ces axes, par quatre modalités

fondamentales.

Tableau 1 Typologie des modes d’effectuation du pouvoir

Dimension visée

Lieu de l’effectuation Collectif individuel

Extérieur Norme Action

Individu Identité Volonté

L’effectuation du pouvoir peut s’accomplir directement dans l’intériorité de l’individu ou

avoir lieu dans sa périphérie, au sens très large du terme. C’est le sens du premier axe.

Quand le pouvoir s’effectue dans l’extériorité, c’est néanmoins à la liberté des individus

que cela s’adresse. Le second axe est la dimension visée, laquelle veut indiquer que

l’effectuation du pouvoir se fait dans la représentation collective ou individuelle des

individus. Ainsi, le pouvoir s’exerce dans l’intériorité de l’individu en le visant

individuellement, il s’effectue alors sur la volonté. Il peut encore s’exercer dans l’intériorité

de l’individu en le visant, cette fois-ci, dans son rapport au collectif; le pouvoir s’effectue

alors par l’identité (individuelle et collective). Il peut s’effectuer dans l’extériorité de

l’individu en le visant dans sa particularité; c’est la modalité d’effectuation de l’action au

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sens de théâtralisation, de ritualisation ou de mise en forme du réel objectif, de

l’environnement. Enfin, il peut s’effectuer dans l’extériorité de l’individu mais dans son

rapport au collectif; c’est la norme. Notons que ce dernier axe renvoie au politique et y

convoque le pouvoir. Bien que, distincts, pouvoir et politique sont néanmoins liés dans ce

que j’appelle le mode d’effectuation du premier. Dans la réalité, ces distinctions ne sont pas

aussi clairement découpées, elles s’entrecroisent et s’entrelacent, et l’effet de chacune

déborde sur celui des autres à des degrés variables selon le lieu et le temps où elles se

manifestent. Ces modalités apparaissent néanmoins de manière suffisamment évidente pour

qu’il soit pertinent et utile d’en relever les spécificités sur le plan théorique.

La norme

La première modalité d’effectuation du pouvoir, la norme, se trouve clairement explicitée

par la perspective institutionnelle. D’ailleurs, il ne serait pas exagéré de dire qu’elle se

confond avec la définition même du pouvoir politique : il est une capacité d’agir sur la

norme collective. Que ce soit chez Freitag, chez Burdeau et même chez Schaal, la

possibilité d’inscrire dans la durée, par le droit, les décisions collectives qui ont force de loi

n’y est pas conçue comme un moyen, mais comme l’être même du pouvoir (dans des

emboîtements de complexité bien différente, on en convient). Comme le disait Freitag, « le

pouvoir, c’est la capacité d’institutionnalisation ». En ne limitant pas notre concept au

pouvoir politique, nous avons en quelque sorte élargi la description de ses conditions

phénoménologiques. L’action sur la norme n’appartient pas alors à la substance constitutive

du phénomène dégagée plus tôt (imaginaire social-historique, groupe et support). La

« norme » constitue néanmoins une modalité d’effectuation fondamentale de tout pouvoir,

pour autant que nous n’entendions pas seulement la loi objectivement inscrite dans le droit,

que nous n’entendions pas seulement l’exercice de la capacité d’institutionnalisation.

Le droit (objectivé dans un certain code et accompagné d’une certaine puissance sociale

capable d’en garantir la validité et l’effectivité) a été la forme la plus conventionnelle par

laquelle l’effectuation du pouvoir sur le plan de la normativité s’est réalisée. Pensons par

exemple à la Grèce, à Rome, à la Chine, ancienne comme contemporaine, ou aux sociétés

traditionnelles ou modernes européennes. Or, même si, par exemple, les sociétés primitives

n’avaient pas un tel code de droit objectif, cette modalité d’effectuation du pouvoir y était

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aussi à l’œuvre et il en va de même en ce qui a trait au monde d’aujourd’hui où il n’y aurait

plus de métarécit (Lyotard), où nous assisterions au désenchantement du monde (Gauchet),

où règnerait le contrôle (Freitag), où, finalement, le pouvoir politique serait toujours un peu

moins déterminant de la trajectoire effective, dans laquelle, toujours davantage, les sociétés

contemporaines s’enfoncent. La modalité de la norme ne s’identifie donc pas à l’État ou à

une de ses facultés ou capacités, elle est aussi à l’œuvre là où l’on ne connaissait pas cette

forme d’organisation hiérarchique de la société. La norme est effective sans avoir à être

objectivée dans sa condition de « norme ». Dans le mythe des anciennes sociétés, il y avait

une puissante injonction normative même si celle-ci avait la forme d’un récit des origines.

Les premières sociétés se tenaient sur une fracture entre ce qui avait du sens et ce qui n’en

avait pas (Freitag). Et dans tout ce qui avait du sens, on trouve des codes normatifs

extrêmement complexes, des principes régulant d’une manière extrêmement totalisante tout

ce qui entrait dans le champ de pertinence de la société considérée. Cette modalité n’est

donc pas identique à la loi objectivement posée dans le droit, qui n’en constitue qu’une

concrétisation historique. La Loi ancestrale des sociétés primitives accomplissait aussi,

intégralement, cette modalité. Il ne s’agit pas d’une création social-historique particulière,

mais il s’agit d’une modalité qui prend à chaque fois une forme qui correspond à une

société spécifique.

Les sociétés qui ne connaissent pas le droit ne sont pas pour autant sans norme. Prenons

l’exemple développé par Lantz, celui des Are-Are de Malaita et des Îles Salomon112

. Il

existait chez ce peuple un mode de régulation du meurtre qui montre très bien que

l’absence d’un code de droits objectifs ne se traduit pas par l’absence de normativité. Lantz

explique que chez ce peuple, la « brasse » est une unité de mesure partant du pouce de la

main droite à celui de la main gauche. Cette unité de mesure est en même temps une

monnaie : la mesure de la longueur d’un collier de perles. Quand arrivait un conflit

meurtrier entre deux tribus, A, l’agresseur, et B, l’agressée, il existait une procédure rituelle

ayant pour fonction de mettre un terme à toute escalade possible de la violence. La

première procédure de ce rituel extrêmement normatif consiste en ce que le meurtrier du

groupe A donne un lot de monnaie au « big man » du groupe B, en quantité paire (quatre

112 Pierre Lantz, L’argent, La mort, Paris : Éditions L’Harmattan, 1988.

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175

brasses), afin de renouer le dialogue, ce qui paradoxalement (du moins selon notre

imaginaire contemporain) augmente son prestige. Une fois le dialogue rétabli, le « big

man » du groupe offensé n’en reste pas là : il exige du groupe offenseur qu’il tue un parent.

Celui-ci doit, de plus, être rapporté au premier groupe, et le mort sera mangé ou bien laissé

à pourrir. On pourrait penser que l’équivalence du nombre des morts des deux côtés et la

somme versée de A à B mettrait un terme à la procédure rituelle, A ayant payé plus et étant

l’initiateur. Mais ce n’est pas le cas. Le fait de tuer un parent est quelque chose de plus que

de tuer quelqu’un d’un autre groupe. Le « big man » du groupe B doit alors lui retourner la

monnaie donnée au point de départ, mais cet équilibre apparent ne met pas un terme à la

procédure. Le « big man » du groupe offensé doit remettre une prestation de monnaie plus

importante que ce qui a été versé au point de départ, en nombre impair, le « neuf ». C’est

seulement à ce terme que le cycle de la vengeance meurtrière prend fin. Même si tout ceci

ne tient pas dans un code de droit objectif, nous avons là un exemple très clair de cet axe de

la normativité.

Dans les sociétés contemporaines, qui seraient mues par le contrôle selon certaines

interprétations, cet axe est aussi effectif et participe à l’effectuation du pouvoir typique à

ces sociétés, même si cela ne va pas de soi. Si le droit demeure encore aujourd’hui une

institution importante pour la reproduction d’ensemble des sociétés contemporaines, il faut

néanmoins porter attention à une tendance très forte qui le caractérise toujours plus

profondément. On l’a remarqué il y a longtemps. En effet, la possibilité de la

transformation de la logique fondatrice du droit moderne avait déjà été anticipée par

Weber113

. Il avait relevé, au cœur de la légitimation rationnelle-légale, une tendance : le

risque d’un glissement. Déjà, faisait-il remarquer, le droit moderne n’a pas seulement été le

produit d’une abstraction juridique essentiellement déduite de l’idée de justice.

Théoriquement, il devait être libre de tout élément de nature non juridique, par exemple la

morale, et devait se fonder sur la raison formelle et abstraite. Cependant, explique Weber,

la clarté du code civil, par exemple, est due à l’influence considérable du droit coutumier, le

droit naturel, qui n’est pas issu de l’abstraction rationnelle. La pensée juridique a donc dû

accepter quelques propositions qui n’étaient pas nécessairement le fruit d’une abstraction

113 Sociologie du droit, Paris : Presses Universitaire de France, 1986.

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juridique. La légitimité de ces propositions ne tenait pas au fait qu’elles furent édictées par

un législateur, mais plutôt à leurs qualités « immanentes. » Ces maximes de droit naturel

sont un ensemble de normes indépendantes de toute abstraction juridique et supérieures au

droit formellement élaboré. Ces normes sont légitimes en vertu de leur qualité intrinsèque

et doivent reposer sur un sentiment de justice, « seul est légitime le droit dont le contenu

n’est pas en contradiction avec la conception d’un ordre raisonnable fondé sur des accords

libres. Les fondements essentiels d’un tel droit naturel sont les "droits à la liberté" et avant

toute chose la liberté contractuelle114

. » Ces normes héritées se devaient d’être justifiées. Et,

puisqu’elles étaient orientées sur l’utilisation, sur la pratique, leur justification allait amener

un certain glissement de sens : « en les "justifiant" la "raison" jusnaturaliste glisse vers des

considérations utilitaristes et ce décalage se manifestera dans le glissement du concept de

"raisonnable" »115

. Ce déplacement de l’axe « idéal » de référence (droit-Raison) vers un

autre qui substituerait la Raison par le raisonnable, compris comme « matériellement

utile », ce jeu de va-et-vient, a favorisé les pouvoirs patriarcaux prérévolutionnaires et, par

la suite, la bourgeoisie : « Dans beaucoup de ses dispositions les plus importantes le droit

s’est dévoilé comme produit et moyen technique d’un compromis d’intérêts116

. » De plus,

et c’est là le point le plus important pour notre propos, Weber explique, en faisant un bref

retour historique sur la formation du droit, que la spécialisation juridique, finalement, a

amené « une sublimation logique et une rigueur déductive croissante du droit », ce qui

mène, au bout du compte, « vers une technique rationnelle croissante de la procédure »117

.

Weber avait donc anticipé, dans la tendance propre du droit moderne, un mouvement qui

allait conduire à une autre logique : de la Raison à la raison. La Raison était une méthode

de recherche du juste, la raison, la recherche de l’adéquation des moyens à n’importe quelle

fin. Il concluait : « Est inévitable la conception selon laquelle le droit est un appareil

technique rationnel qui se transforme sous l’influence de considérations rationnelles en

finalité et qui est dépourvu de tout contenu sacré118

. »

114 Ibid., p. 221. 115 Ibid., p. 212. 116 Ibid., p. 217. 117 Ibid., p. 221. 118 Ibid., p. 234-235.

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177

Le droit moderne devait idéalement être fondé sur sa rationalité. Celle-ci devait quant à elle

se révéler à partir de quelques attributs intrinsèques à savoir sa systématicité, sa cohérence,

sa portée générale ainsi que sa stabilité tout en étant par ailleurs orientée vers une idée de

justice119

. Or, le 20e siècle a vu prendre forme une tendance par laquelle se montre un

renversement de la logique de fonctionnement de la production de la règle juridique

brillamment analysée par Chevallier120

. En montrant comment le droit n’est

tendanciellement plus le fruit d’une abstraction juridique, d’une déduction selon des

principes, tout en étant orienté vers une idée de justice, l’étude de Chevallier illustre d’une

manière claire que la nature elle-même du droit change : « (...) il devient lui-même objet, et

non plus vecteur, d’une entreprise de rationalisation : à la rationalisation par le droit

succède la rationalisation du droit121

. » La règle de droit revêt ainsi de plus en plus les

apparences d’une technique de gestion, à un instrument au service de l’efficacité122

. Elle

migre vers un autre type de rationalité juridique que Chevallier nomme « technico-

économique ». Celle-ci demeure néanmoins une concrétisation de cet axe de la normativité.

Bien entendu, le pouvoir n’a généralement pas une pleine liberté d’utilisation de cette

modalité. On ne balance pas par-dessus bord l’ensemble de la cristallisation historique des

normes collectives qui font une société au libre gré des volontés qui voudraient influencer

le cours du monde dans la contingence. Cela s’explique en partie par le fait que cette

modalité d’effectuation du pouvoir participe aussi, directement et indirectement, à la

production sociale des individus, puisqu’elle fournit de puissantes balises à la socialisation

des psychés au sein d’une société. Elle est un des principaux endroits où société, politique

et pouvoir se rencontrent le plus concrètement. Qu’un nouveau pouvoir veuille remplacer

l’ancien, il lui sera toujours très difficile de faire table rase de toute la cristallisation

normative dont il héritera, la Révolution française l’a montré plus qu’éloquemment. Bien

que le pouvoir ne possède pas une liberté complète et absolue à l’égard de ce moyen,

119 Alexandre Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris : Gallimard, 1942. 120 Jacques Chevallier, « La rationalisation de la production juridique », in L'Etat propulsif, Paris : Publisud, 1991, p. 11-46. 121 Chevallier, 1991, p. 11. 122 Irène Théry, « Vie privée et monde commun, Réflexions sur l’enlisement gestionnaire du droit », Le Débat, N° 85, mai-août 1995, p. 137-154. Fitoussi et Rosanvallon résument bien à quoi ressemble le droit dans la société contemporaine : « un corpus de gestion du quotidien », un « droit de plombier » (Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon, Le nouvel âge des inégalités, Paris : Éditions du Seuil, 1996, p. 45).

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178

puisqu’il se fonde déjà sur lui en partie, il lui reste néanmoins une certaine marge de

manœuvre lui permettant de faire progresser son emprise ne serait-ce que par glissement de

sens, par la souplesse de l’interprétation.

Il serait peut-être néanmoins pertinent de distinguer trois degrés de profondeur des normes

afin de rendre plus claire et plus crédible l’idée de leur possible malléabilité dans la

contingence par l’effet d’un pouvoir. Certaines normes sont « de base ». On les retrouve

dans toutes les sociétés, comme l’interdit de l’inceste (Lévi-Strauss), même si dans ce cas

la signification de la norme varie avec chacun des systèmes de parenté. Si elles ne sont pas

totalement universelles, l’interdit du meurtre par exemple, là où elles existent, elles

occupent dans la société une place significative. Le pouvoir nazi a agi sur la normativité en

allant au-delà de ce principe en distinguant ceux qui méritaient de vivre et ceux qui ne le

méritaient pas. Il est cependant rare que le pouvoir aborde la normativité jusqu’à ce degré

de profondeur (du moins, avec autant de systématicité). Un autre degré de la normativité

touche le fonctionnement d’ensemble de la société contingente, par exemple le droit de

propriété ou la charte des droits et libertés. Ce degré est rarement atteint en son centre;

seules les révolutions y parviennent vraiment sans, par ailleurs, le transformer totalement.

Un dernier degré nous mène davantage à la surface que les deux autres; où les normes sont

plus versatiles, plus mouvantes, plus liées aux contextes et sont plus susceptibles d’être

modifiées. L’ensemble des règles bureaucratiques constitue certainement l’exemple le plus

éclairant de ce troisième et dernier degré. Elles s’élaborent selon les aléas du présent et

peuvent en tout temps être annulées ou transformées, même en leur parfait contraire.

Cette modalité d’effectuation du pouvoir qu’est la normativité est définitivement

importante, elle est la voie par laquelle s’opère le branchement de la société, du pouvoir et

du politique, assurant ainsi au pouvoir un rayonnement dans toute la société (bien qu’en

certaines sociétés, telles les sociétés primitives, les frontières entre pouvoir, politique et

société puissent ne pas être clairement posées). Aucun imaginaire social-historique ne serait

en mesure de triompher dans le champ de la signifiance s’il ne rendait formels certains de

ses préceptes fondamentaux qui entraînent, par la force des choses, toute la société, même

les factions réfractaires et récalcitrantes ou s’il ne prenait pas à son compte l’effectivité. Par

le moyen de normes collectives, ce sont tous les sujets qui sont contraints de concrétiser ou

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de confirmer l’imaginaire social-historique que le pouvoir est, de vivre au sein d’un horizon

significatif particulier et de ne pas accorder de primauté à d’autres significations qui

existent dans la société. Les corps humains deviennent, en le respectant, les porte-étendards

du pouvoir et sont ramenés à l’ordre, si nécessaire, par le corollaire de cette modalité

d’effectuation qu’est la force nécessaire. Tout pouvoir a ainsi intérêt à investir le champ de

la normativité; c’est par là qu’il s’effectue (en partie, mais une partie très importante). Nous

reprendrons cette modalité importante lors du dernier exposé du présent chapitre en

discutant plus en détail d’un exemple éloquent, l’État.

L’action (théâtralisation ou ritualisation)

C’est dans les travaux de Foucault que l’on retrouve l’énoncé de l’action sur l’action afin

de caractériser le pouvoir. « En fait, disait-il, ce qui définit une relation de pouvoir, c’est un

mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur

leurs actions propres. Une action sur l’action, sur des actions éventuelles, futures ou

présentes123

. » Les travaux de Foucault sont complexes, comportent différents degrés de

profondeur, et ne se réduisent donc pas à ce dont on va rendre compte ici avec « l’action ».

Ce n’est qu’une des couches de compréhension du pouvoir offerte par Foucault qui va être

sollicitée afin d’établir la modalité d’effectuation de l’action. Les dispositions relatives à la

subjectivation et à la normalisation, éléments forts de l’analyse du pouvoir de Foucault,

seront abordées plus loin, où ils formeront une autre modalité, soit l’identité.

Tout comme pour la modalité de la norme, celle de l’action se déploie dans l’extériorité de

l’individu. Toutefois, cette effectuation du pouvoir ne ciblera pas l’individu dans son

rapport au collectif, mais plutôt à son individualité. Notons aussi que deux dimensions

principales composent cette modalité, l’individu visé soit comme totalité corporelle, soit

comme être émotionnel. Si la modalité d’effectuation de la normativité s’adresse à

l’individu capable de réflexion (un sens commun propre à une société), celle de l’action

s’adresse moins à la conscience objective des personnes et vise plutôt l’individu comme

totalité corporelle capable de mouvement et comme être éprouvant, comme être pouvant

être émotionnellement affecté. Ainsi, nous ne voulons pas désigner une action directe sur

123 Foucault,1984, p. 313.

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l’action comme peut le laisser entendre le propos de Foucault. Ce sont plutôt les conditions

objectives de l’action qui sont visées, où l’imaginaire social-historique peut s’incarner,

quelque chose qui se tient dans l’extériorité de l’individu, l’ « environnement », le monde

extérieur.

Le pouvoir se réalise en aménageant le monde objectif dans lequel se déploie l’action de

l’individu, d’une manière symbolique, par des symboles ou des signes distinctifs, ou d’une

manière « réelle », par l’érection d’un mur par exemple. À cet égard, une dimension de

l’œuvre de Foucault rend bien compte de la première composante de cette modalité, celle

visant l’individu comme totalité corporelle, quand il expliquait que les bâtiments sont des

techniques de pouvoir, comme le panoptique par exemple. Le panoptique est une forme de

bâtiment pénitencier, une architecture carcérale, qui fut élaborée par Jeremy Bentham et qui

permettait à une seule personne de surveiller plusieurs individus à la fois sans qu’il soit

possible pour eux de se savoir surveillés124

. Foucault abordait aussi cette dimension

spécifique quand il montrait comment l’architecture même des bâtiments monastiques avait

pour effet de maintenir la distance entre les êtres, favorisant ainsi silence, méditation et

solitude. La modalité de l’action sur l’action, telle que définie ici, renvoie aussi à la

matérialisation des messages sociaux dans les objets, tel le gendarme couché, exemple

développé par Latour125

. Castoriadis rappelait aussi que Platon a déjà souligné que les murs

de la Cité font le citoyen, qu’ils socialisent les hommes126

. Nous sommes donc ici beaucoup

moins en présence d’une action touchant directement l’action de l’individu que d’une

inscription de l’imaginaire du pouvoir sur l’espace négatif, sur l’espace extérieur, sur

l’environnement de l’individu127

.

Le pouvoir parvient à s’effectuer en agissant ainsi sur le monde objectif, sur les conditions

objectives recevant toute action. C’est là l’essentiel de la première facette de cette modalité

124 Foucault, 1975. 125 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris : La Découverte, 1997. 126 Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé Les carrefours du labyrinthe III, Paris : Éditions du Seuil, collection essai, 1990, p. 53. p.65 127 Quoique l’on peut intégrer sous cette modalité une forme d’action directe sur le corps dont Clastres rendait compte : « Les cicatrices dessinées sur le corps, c’est le texte inscrit de la loi primitive, c’est, en ce sens, une écriture sur les corps » (Pierre Clastres, La société contre l’État Recherches d’anthropologie politique, Paris : Les Éditions de Minuit, 1974, p. 159).

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d’effectuation. Par ce détour, le réel objectif est aménagé en une contrainte sociale, une

forme d’obligation « objective » pour l’individu corporel. Cette modalité comporte une

autre facette laquelle, au lieu de viser par l’extérieur le corps individuel, vise, toujours par

l’extérieur, le corps émotionnel. Cette seconde facette trouve son exposition la plus claire

dans la thèse de La mise en scène du pouvoir de Georges Balandier : «

Le pouvoir établi sur la seule force, ou sur la violence non domestiquée,

aurait une existence constamment menacée; le pouvoir exposé sous le seul

éclairage de la raison aurait peu de crédibilité. Il ne parvient à se maintenir

ni par la domination brutale, ni par la justification rationnelle. Il ne se fait et

ne se conserve que par la transposition, par la production d’images, par la

manipulation de symboles et leur organisation dans un cadre cérémoniel128

.

Ici, l’inscription de l’imaginaire du pouvoir dans le monde phénoménal prend une autre

tournure. Elle ne vise pas à contraindre le corps physique, elle cherche à atteindre le corps

intérieur par l’émotion.

La mise en scène du pouvoir ne s’adresse pas à l’être de raison ni à l’entité organique

capable de mouvement, mais bien à l’être qui éprouve. Le but de cette mise en scène n’est

pas que de créer un effet exacerbé de fascination. Au contraire, cette mise en images

traverse la conscience pour atteindre directement l’émotion au cœur de l’être, seule manière

possible de « décoder » le langage non verbal de l’image. Comme le disait Balandier,

« certains lieux expriment le pouvoir, imposent sa sacralité, mieux que ne pourrait le faire

toute explication129

». Il s’agit de saisir l’être à l’intérieur de par l’extérieur. Les exemples à

cet égard sont plutôt nombreux. Les costumes des êtres occupant une position hiérarchique

élevée, le juge, le prêtre, le chef, etc., en sont la manifestation la plus simple. Placés sur un

podium quelconque, surélevés face aux autres et déguisés, l’image de supériorité ainsi créée

accentue la position qu’ils incarnent. Les nazis, eux, ont exploité cette modalité avec brio

en utilisant tous les moyens technologiques de l’époque pour mettre en scène leur

puissance : le cinéma, l’architecture, les parades militaires, etc.

Cette modalité d’effectuation du pouvoir possède une double facette. Le pouvoir produit

des effets concrets, qu’ils soient visibles (images, costumes) ou palpables (une barrière, un

128 Balandier, 1980, p. 16. 129 Balandier, 1980, p. 28.

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mur), et qui sont tout autant essentiels à l’affirmation et à la consolidation de son existence

que les normes collectives. Par cette modalité, le pouvoir ne vise pas la liberté des sujets

sociaux en tant qu’ils sont des êtres de raison, mais en tant qu’entités organiques, en tant

que corps physiques en mouvement, imprévisibles, et en tant que corps émotionnels

influençables jusqu’au fond de leurs viscères. Cette modalité d’effectuation élargit

considérablement les possibilités de manifestation du pouvoir à toute sorte de degrés de

subtilité. Pour s’accomplir, pour se réaliser, le pouvoir doit produire des effets dans le réel

phénoménal qui soient perceptibles par nos sens et qui transportent néanmoins une

représentation symbolique de ce qu’il est, non sous la forme d’un message clair, mais sous

la forme de l’image (qui « parle ») ou de l’objet (qui « impose »). Les règles et les normes

(objectives ou non) ne suffisent pas pour assurer le maintien dans la centralité de

l’imaginaire social-historique qu’un pouvoir est. Il doit aussi ritualiser et théâtraliser sa

magnificence, ce qui est un puissant stimulant à sa reconnaissance, un tonifiant pour la

croyance en son existence.

L’influence de la volonté

Le champ d’action respectif des deux premières modalités de l’effectuation s’étend donc

dans l’extériorité des individus en ayant pour visée le collectif (la norme) ou l’individuel

(l’action). Les deux autres modalités visent, elles aussi, le collectif (l’agir sur l’identité) et

l’individuel (l’agir sur la volonté), mais le lieu de l’effectuation en est toutefois l’individu

lui-même, son monde intérieur, et non plus le monde extérieur qui l’entoure, politique ou

« environnemental ». Débutons par la modalité d’effectuation de la volonté. Freitag

reprochait, avec raison, aux théories relationnelles de confondre le pouvoir et l’influence130

.

Wrong, par exemple, va jusqu’à faire du pouvoir un cas spécial d’influence131

. Chebat et

Grenon soutiennent aussi cette perspective et traitent de trois formes d’influence sociale

dont le pouvoir serait une possibilité132

. Or, le pouvoir ne se réduit aucunement à

l’influence et il est encore moins une des formes possibles de cette influence sur le plan

social. Il est un phénomène social complexe, nous l’avons vu. L’influence de la volonté

demeure malgré tout une des modalités par lesquelles le pouvoir opère son effectuation

130 Freitag, 1986(2), p. 399, note de bas de page. 131 Dennis H. Wrong, Power Its Forms, Bases, and Uses, Chicago: The University of Chicaco Press, 1988. 132 Dans Sawicki, 1994, p. 59.

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183

dans la réalité. Et ici, il ne faudrait pas confondre cette influence de la volonté avec ce

qu’implique le commandement politique, comme influence directe de la volonté. Il est

moins question ici d’un agir sur la volonté dans le but d’obtenir un faire, immédiat ou

différé, que d’une incarnation dans la volonté elle-même ayant pour effet de faire vouloir,

ce qui peut se traduire ou non en un faire spécifique ou en une attitude comportementale

large. Nous sommes définitivement plus près ici de l’influence que du commandement.

La théorie développée par Galbraith dans Anatomie du pouvoir constitue certainement une

des analyses les plus détaillées de cette modalité de l’influence de la volonté133

. Dans cet

ouvrage, il propose une typologie construite autour de trois principaux instruments du

pouvoir (conçu comme une capacité d’agir sur la volonté), trois moyens permettant de

réaliser sa fin, soit la dissuasion, la rétribution et la persuasion. Les deux premiers sont

vécus consciemment par les sujets et le dernier renvoie à quelque chose de plus subtil, voire

de plus efficace. La dissuasion agit comme une balise négative, la menace de douleur,

d’une punition ou de l’enfer par exemple; elle est brandie afin de faire vouloir certains

comportements, certaines attitudes et d’en rendre d’autres complètement indésirables.

Concrètement, la gestion sociale actuelle des drogues est très révélatrice de cette première

dimension de l’influence de la volonté. Celui qui est pris à consommer est puni (pour

possession, non pour consommation) et les campagnes de prévention des toxicomanies

adressées aux jeunes n’ont jamais pour mission de prévenir l’usage problématique des

drogues, mais toujours l’usage en tant que tel. On a créé autour de la consommation un

sentiment d’insécurité injustifié qui rend tout rapport aux substances illégales teinté de

malignité. Il n’y a pas seulement le droit de la drogue qui rend possible sa prohibition. Le

pouvoir qui a mis en place un conflit ouvert avec les consommateurs de substances et qui

est lui-même entrée en guerre contre les substances, a aussi influencé les volontés des

citoyens par toute sorte de machinations (imbrication du dénigrement des substances avec

les conflits raciaux liés aux travailleurs chinois ou mexicains par exemple134

). On a

littéralement créé une petite histoire d’horreur autour des drogues illicites qui dissuade les

personnes de côtoyer cet univers (mais pas celui de l’alcool). On a littéralement influencé

133 John Kenneth Galbraith, Anatomie du pouvoir, Paris : Éditions du Seuil, 1985. 134 Lépine et Morissette, 2000.

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les volontés même si le message va le plus souvent à l’encontre des preuves scientifiques

desquelles il se réclame.

La seconde dimension de l’action sur la volonté mise en lumière par Galbraith est de même

nature, mais elle renvoie plutôt à la récompense pour influencer la volonté, afin, encore une

fois, de faire vouloir certains comportements, certaines attitudes et d’en rendre d’autres

complètement indésirables. Un exemple assez évident de cette dimension de l’action sur la

volonté est l’ensemble des décorations civiques, comme l’ordre du Québec ou la médaille

du Gouverneur général du Canada. En récompensant symboliquement les actes de

« bravoure » et d’« héroïsme », une grande valeur est accordée à ces mêmes actes, c’est

certain, mais on encourage aussi et surtout leur reproduction, on encourage le don de soi à

autrui. Pensons encore aux jeux Olympiques, lesquels, au-delà des enjeux économiques,

offrent aux jeunes des modèles de conduites ultravalorisés (même si ceux-ci conduisent,

plus tard, à des problèmes de santé) dont les voies sont parsemées de trophées, de

récompenses et de reconnaissance. Les deux premiers moyens de l’action sur la volonté

sont plutôt complémentaires et consistent, en fait, dans le dispositif élémentaire du bâton et

de la carotte. Disons que ces deux dimensions ne sont pas celles qui permettent de rendre

mieux compte de la modalité de l’influence de la volonté, bien qu’elles soient parties

prenantes du dispositif d’ensemble constituant cette même modalité.

À cette mécanique primaire, Galbraith ajoute une troisième dimension, plus profonde que

les deux autres : « Le pouvoir persuasif, lui, modifie les pensées mêmes135

. » Il ne s’agit

pas ici d’influencer la volonté à partir d’un dispositif extérieur comme le bâton et la carotte,

au contraire, le but est d’altérer l’intentionnalité même de l’acte de sorte que la projection

précédant l’agir soit déjà conforme à la visée du « détenteur » du pouvoir. La manière la

plus simple et la plus primaire de réaliser ce dernier moyen consiste à répéter un même

mensonge ou une même idée constamment, comme la technique de fabrication du

consentement mise en lumière par Chomsky136

. Ici, il n’est besoin d’aucune récompense et

d’aucune sanction pour que l’effet sur la volonté soit « effectif ». On a vu cela à l’œuvre

d’une manière exemplaire dans la société américaine lorsque les États-Unis ont déclaré la

135 Galbraith, 1985, p. 14. 136 Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Montréal : Édam, 1996.

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guerre au régime de Saddam Hussein en 2003. À force de répéter que ce régime disposait

d’armes de destruction massive, le peuple américain a fini par y croire, tout comme Colin

Powell qui a vendu cette salade à l’ONU, tout comme encore tous les pays, à commencer

par l’Angleterre, qui ont ensuite emboîté le pas. Aucun citoyen américain n’a été puni ou

récompensé et, pourtant, « la nécessité » d’attaquer l’Irak est devenue une puissante volonté

collective de la grande majorité des Américains qui s’est finalement concrétisée.

Pour terminer notre analyse de cette modalité d’effectuation du pouvoir, il faut indiquer que

c’est dans son prolongement qu’apparaît l’éventualité de la violence, car celle-ci est une

manière d’atteindre directement la volonté. Par la violence, la volonté est effectivement

directement atteinte, n’en déplaise à Hegel, parce que la volonté n’est pas un mécanisme

abstrait que l’on pourrait isoler dans le domaine de l’esprit, où elle pourrait se retirer pour

contempler son « autonomie ». Elle est le moment d’un corps duquel elle n’est pas

séparable, duquel on ne peut l’extraire, duquel elle ne peut se retirer (sauf dans la mort). Le

pouvoir peut forcer la volonté à vouloir en ayant recours à la violence. Le pouvoir

s’effectue par les modalités de l’action et de la normativité. Il doit aussi réaliser un travail

actif et ponctuel d’influence afin que l’imaginaire social-historique s’actualise et

monopolise toujours plus largement le champ de la signifiance sociale, ce qui peut aller

jusqu’à la violence pour atteindre directement la volonté qui serait réfractaire.

L’identité personnelle et sociale

La dernière modalité d’effectuation du pouvoir se trouve du côté de l’identité, comprise ici

dans son sens sociologique, lequel implique autant l’identité individuelle (mais néanmoins

sociale) que collective. Cette modalité n’a rien de l’influence de la volonté. Bien que le

pouvoir s’effectue ici aussi dans l’intériorité de l’individu, ce n’est pas, contrairement à

l’influence de la volonté, l’individuel en lui qui est visé, mais l’individu dans son rapport au

collectif. La modalité de l’identité a pour but de faire advenir un sentiment d’appartenance

au collectif, à travers un « nous » qui circonscrit les repères symboliques partagés et par un

sentiment de permanence à soi des sujets en eux-mêmes qui les lient individuellement à la

totalité exprimée par le « nous ». Notons que cette dimension individuelle de l’identité ne

concerne pas l’ensemble de la singularité qu’est une personne; il s’agit, en effet, d’une

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identité qui demeure sociale. L’identité, individuelle ou sociale, est la dernière modalité

d’effectuation du pouvoir présentée.

La dimension de l’identité collective est traitée d’une manière tout aussi complexe que

pertinente à l’intérieur de la théorie de Freitag137

. On se souviendra qu’il avait ancré les

conditions de la genèse du politique, non seulement dans la division hiérarchique de l’ordre

social et l’objectivation réflexive de la société qui est rendue possible à l’intérieur du

second degré de l’activité sociale, mais aussi dans l’unification identitaire que réalise ce

détour politique par la médiation qu’il opère d’une contradiction fondamentale à l’intérieur

de la pratique sociale. C’est précisément par le détour d’une référence identitaire commune

que le pouvoir n’est pas seulement un organe de domination, mais un mode d’être sociétal,

selon ce que soutient Freitag. Par ailleurs, sa lecture ne limite pas la question de l’identité

collective aux sociétés mues par le pouvoir, elle occupe aussi une fonction essentielle dans

les sociétés primitives où elle serait immanente à la pratique sociale elle-même sans passer

par la médiation du politique. Elle tendrait toutefois à disparaître dans les sociétés

contemporaines, où le contrôle aurait déclassé le pouvoir, pour être remplacée par une

logique d’appartenance organisationnelle qui en maintient néanmoins concrètement la

logique et l’efficacité sans toutefois la « portée »138

.

La modalité d’effectuation du pouvoir que nous établissons ici ne désigne pas la production

consciente et délibérée de l’identité collective d’un peuple, mais, de manière plus restreinte,

une capacité d’agir sur les signifiants qui la définissent et la fondent. Cette identité

collective, ce « nous » qui signifie et représente notre appartenance à une totalité sociale,

possède des racines et des ramifications dans les significations imaginaires sociales

profondes de la société. Il est moins pensable que le pouvoir s’effectue en créant ces

identités qu’en jouant sur l’interprétation des composantes de celles-ci, quoique la création

pure et simple de celles-ci ne soit pas impossible, les jeunesses hitlériennes ou le libre-

choix identitaire contemporain en étant des exemples. Les débats ayant eu lieu au Québec

concernant les accommodements raisonnables témoignent plus clairement de ce jeu, l’ADQ

les ayant exacerbés à l’extrême à des fins électoralistes, le PQ a tenté de récupérer des

137 Voir, entre autres, le texte : Michel Freitag, « L’identité, l’altérité et le politique Essai exploratoire de reconstruction conceptuelle-historique », Société, no 9, hiver 1992, p. 1-55. 138 Idem.

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électeurs en reprenant le flambeau et le PLQ a évité toute action en ce sens pour ne pas

déplaire à ses partisans. Ce n’est pas l’identité collective québécoise elle-même que l’on

cherchait à produire, il s’agissait plutôt d’en réorganiser les signifiants, de faire jouer

l’interprétation au service de pouvoirs qui s’affrontent. Agir sur ces signifiants de l’identité

collective, c’est agir sur l’individu en visant le collectif en lui.

La modalité de l’identité ne se limite toutefois pas à la manipulation langagière et

discursive des signifiants de l’identité collective. Les travaux de Foucault ont montré que

l’identité subjective constituait aussi bien le substrat des relations de pouvoir. On le sait, ses

analyses ont fait apparaître une facette du pouvoir bien différente du pouvoir politique. Le

pouvoir qu’il a analysé « s’exerce [plutôt] sur la vie quotidienne immédiate, (…) classe les

individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité,

leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître

en eux. C’est une forme de pouvoir qui transforme les individus en sujet139

. » Dans cette

dimension de l’œuvre de Foucault, nous nous trouvons sur un autre plan que celui, plus

limité, des technologies de pouvoir. Foucault précise d’ailleurs qu’il y a eu une seconde

phase dans ses travaux au cours de laquelle il a « étudié l’objectivation du sujet », dans ce

qu’il a appelé « les pratiques divisantes », processus qui fait du sujet un objet, divisé en soi

et distingué des autres140

. Pour Foucault, le concept de sujet a deux sens : « sujet soumis à

l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la

conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de

pouvoir qui subjugue et assujettit141

. » Ses intérêts de recherche, dans la seconde phase de

son œuvre, ne visaient donc pas à comprendre les mécanismes qui font exister l’individu, le

personnage abstrait au centre de l’identité collective, mais, plutôt, les mécanismes en

fonction desquels la personne réelle, dans son intériorité, dans son corps, en vient à

s’identifier et à se normaliser en fonction de certains discours lui étant spécifiquement

adressés142

.

139 Foucault, 1984, p. 302. 140 Ibid., p. 297. 141 Ibid., p. 302-303. 142

Dans notre mémoire de maîtrise, nous avions mis de l’avant le concept de « prison mobile » afin de

qualifier le traitement réservé au toxicomane par la société, et cette idée nous permettra ici d’illustrer cette

dimension de l’identité. Une prison identitaire qui force la personne totale à réduire son auto-conscience à

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188

La modalité d’effectuation de l’identité se réalise donc sur deux plans, collectif et

individuel, et il s’agit d’une modalité d’effectuation du pouvoir tout aussi importante que

les trois autres développées au cours de cet exposé. Ces quatre modalités entretiennent des

rapports serrés les unes avec les autres, leur mise en œuvre dans la pratique sociale

n’apparaît pas toujours distinctement et elles peuvent aussi être investies par des pouvoirs

concurrents. Sur le plan théorique, leur description parvient néanmoins à circonscrire le lieu

de l’effectuation du pouvoir, c’est-à-dire ce sur quoi il agit et ce qu’il vise pour s’imprégner

dans la réalité historique, sans confondre cette même action avec son être. Elles permettent

aussi de montrer la nécessaire liaison qui s’opère toujours dans la réalité entre la société, le

politique et le pouvoir (la modalité de la norme assure cette liaison).

cette catégorisation, catégorisation négative désignant l’anormal. Pour atteindre la rédemption, le toxicomane

doit se penser malade et réduire son être à cette maladie. Une fois l’identification opérée, il peut être pris en

charge. La technique des alcooliques anonymes est sans doute la pire à cet égard. Nous parlons de « prison

mobile » parce que les barreaux de la prison, symboliques, sont plantés dans l’intériorité de la personne qui

les transporte ainsi, partout et en tout temps.

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189

8. Distinction entre le pouvoir et l’État

Nous avons mis de l’avant une articulation conceptuelle de la société, du politique et du

pouvoir qui n’est définitivement pas conventionnelle. Avant d’entreprendre le dernier

exposé de ce chapitre, dont le but est de distinguer les concepts d’État et de pouvoir, il est

certainement opportun de rappeler sommairement le chemin théorique nous ayant conduit à

cette conceptualisation. Le fait que la thèse de L’institution imaginaire de la société de

Castoriadis constitue le socle de notre démarche n’est certainement pas sans rapport avec ce

caractère non conventionnel. La prétention de Castoriadis, nous l’avons vu, est d’apporter à

la réflexion philosophique une ontologie qui rompt définitivement avec ce qu’il appelle

l’ontologie héritée et la logique ensembliste-identitaire qui l’accompagne. Cette ontologie

héritée se déploie pratiquement partout de Platon à Hegel et elle est encore triomphante

aujourd’hui. À l’intensité et aux degrés de complexité de l’Un, Castoriadis oppose des

strates de pour soi non hiérarchisées qui nous placent en face de différents « êtres ». Ce

faisant, c’est un champ considérable de la pensée philosophique qui cesse d’être

immédiatement conciliable ou commensurable avec cette approche ontologique143

. Toute

perspective philosophique prétendant que les significations, le sens ou le symbolique

existeraient de quelque manière que ce soit en dehors de l’humain qui les engendre à partir

de son imaginaire et qui les éprouve dans sa chair ne peut plus directement s’intégrer à

l’approche philosophique de Castoriadis. Le caractère non conventionnel de notre approche

s’explique en bonne partie par cet a priori.

Comme souvent lorsqu’on aborde un concept, nous l’avons vu avec celui de pouvoir, l’État

peut être abordé sous bien des angles. « La » tradition contient d’ailleurs toutes sortes de

perspectives pour traiter de l’État, lesquelles le conçoivent tantôt comme la réalisation la

plus haute tantôt comme la pire création de l’humanité. Rappelons-nous seulement la

différence entre la vision d’Hegel, selon qui l’État est « la substance éthique consciente de

soi », et celle de Nietzsche, selon qui il est plutôt « le plus froid de tous les monstres

143 Par immédiatement, nous voulons dire qu’on ne peut pas se saisir d’un concept engendré { partir d’autres principes ontologiques et l’appliquer directement. Par exemple, lorsque Castoriadis évoque les significations imaginaires sociales, il est loin de simplement reformuler ce qu’Hegel nomma de son côté « esprit ». Pour Castoriadis, c’est l’organicité de l’imaginaire, entendons bien un cerveau humain, comme fonction capable de générer de l’image de soi, qui produit cette signification et qui la porte inconditionnellement.

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190

froids »144

. Nous souhaitons toutefois éviter de nous laisser ballotter par cette appréciation

normative de l’État. Nous envisageons plutôt son concept dans le cadre de l’ontologie de

Castoriadis, où pouvoir et politique, s’inscrivent à l’intérieur du pour soi de la société. En

outre, nous le faisons après avoir distingué longuement pouvoir et politique. L’État est dans

notre perspective une forme possible du politique, mais il n’est pas le pouvoir comme tel.

Au-delà de cette première distinction, ce qui est le plus important à saisir est que l’État,

comme forme du politique, advient dans la réalité par le concours actif d’un pouvoir en

particulier. L’appréhension de l’existence de l’État ne peut pas s’opérer comme si nous

cherchions à penser le pour soi du vivant par exemple. L’objectivité de l’État n’est concrète

que dans la mesure où des humains bien vivants investissent émotionnellement le faisceau

relationnel du politique selon des significations imaginaires sociales très spécifiques. L’État

n’est pas une chose, un sujet ou une totalité145

. Il est seulement une manière de faire le

politique ou, dans ce cas, « la » politique (Castoriadis, Arendt et même Freitag) par l’effet

d’un pouvoir spécifique, le pouvoir démocratique. Autrement dit, lorsque nous évoquons

ici l’État, nous parlons essentiellement de l’État moderne. Bien sûr il a existé des États non

modernes et, dans l’histoire, ils sont de très loin les plus nombreux. Mais nous posons, avec

Hegel, que l’État moderne réalise le principe, le concept d’État, même si ce principe nous le

concevons différemment de lui, et nous ajoutons que l’imaginaire démocratique a été

essentiel à l’apparition de l’État moderne comme institution séparée de la société146

.

Par pouvoir, nous entendons le phénomène social qui donne, par son être même (un

imaginaire social-historique, c’est-à-dire une ontologie et une téléologie de l’humain,

incarné et supporté dans la société), une direction – c’est-à-dire un devenir parmi tous les

144 Hegel, La philosophie de l’esprit, Paris : Vrin, 1986. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. 145 Ici, l’État n’est pas conçu comme un « individu » réel ou comme une entité réelle et objective comme cela se trouve par exemple chez Hegel : « L’État, disait-il, est, en son essence, l’universel en et pour soi, le rationnel de la volonté, mais – en tant qu’ayant savoir de soi et se manifestant activement – absolument subjectivité, et – en tant qu’effectivité – un individu un » (1986, p. 312). L’État serait un être objectif comportant sa propre configuration intérieure, soit le droit politique intérieur ou la constitution. De plus, la politique extérieure mettrait en rapport des individus (idem.). 146 Certes on pourra penser que la démocratie, ou le projet d’autonomie, constitue une base trop étroite pour penser l’État moderne. Toutefois, parce que la démocratie représentative met en forme l’expression du conflit social, parce qu’avec elle le système politique devient lui-même expression du conflit social, elle rend possible l’autonomisation de l’État. Sur le rôle de la démocratie représentative dans la formation de l’État moderne et son autonomisation qui garantit sa particularité en regard de toutes les formes politiques antérieures, voir en particulier le texte de Marcel Gauchet, intitulé « Tocqueville, l’Amérique et nous », paru dans Libre, 1980, et repris dans La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, pp.305-384.

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possibles – à la société et au politique (ou à l’économie, aux objets de jouissance, aux

désirs, aux aspirations et à l’identité) dans un contexte sociétal particulier et dans un temps

donné. Comme nous l’avons expliqué plus tôt, une des modalités d’effectuation du pouvoir,

outre l’identité, la volonté et l’action, est la normativité, laquelle est rattachée précisément

au politique. Le pouvoir donne forme à l’organisation politique comme telle afin que son

ontologie et sa téléologie de l’être humain triomphent et s’enracinent davantage dans la

réalité sociale; c’est là une de ses principales modalités d’effectuation, nous venons de le

voir. L’État, comme forme du politique, n’y échappe pas.

Contrairement au concept de pouvoir, qui renvoie à une réalité transhistorique, le concept

d’État réfère à un construit historique. L’État est une mise en forme concrète de l’essence

du politique par l’effet d’un pouvoir spécifique. Nous n’entendons pas, par État, l’existence

d’une bureaucratie ou l’institutionnalisation de rapports de domination. À plusieurs reprises

au cours de l’histoire, il y a eu des unités politiques qui ont incorporé de tels éléments, mais

l’État n’est pas un phénomène présent au sein de toutes les sociétés humaines, sauf si l’on

choisissait de conférer à son concept une extension démesurée : on le confondrait alors à

ceux de société ou de politique. Braud souligne qu’il existerait trois principaux axes

théoriques quant à la compréhension de l’État. Il y aurait une approche juridique (Burdeau)

et encore la sociologie de Weber, ces deux premières approches circonscrivant un champ de

pertinence historique du concept d’État plus ou moins limité, et l’anthropologie culturaliste

qui aurait avancé un concept d’État beaucoup plus large, au sein duquel toutes les formes

d’organisations politiques un tant soit peu hiérarchisées seraient intégrées147

. Mais comme

le dit Burdeau, « c’est à raison d’une excessive générosité verbale que l’on qualifie d’État

l’organisation politique qui exista chez les Babyloniens, les Mèdes ou les Perses, ou encore

que l’on attache le même titre au pouvoir exercé par tel chef de tribu en Mélanésie ou en

Afrique équatoriale148

. » Cette compréhension élargie du concept d’État s’assied sur une

confusion, une imprécision; elle se tient dans un brouillard dans lequel se confondent

société, politique et État149

. L’État est la forme que prend le politique sous l’effet lent et

147 Philippe Braud, Penser l’État, Paris : Éditions du seuil, 2004, p. 17. 148 Georges Burdeau, L’État, Paris : Éditions du Seuil, 1970, p. 17. 149 On le voit bien dans un exemple utilisé par Beaud en introduction de Penser l’État: « La France est un État, dit-il, mais il existe aussi un État en France. Dans le premier sens, le mot désigne une société politiquement organisée; dans le second, le pouvoir qui s’exerce en son sein { partir d’un centre »

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parfois indirect des significations imaginaires sociales qui s’insèrent progressivement à

l’intérieur des sociétés européennes à partir du 12e siècle (période qui renvoie à la période

d’émergence du projet d’autonomie selon Castoriadis). D’ailleurs, l’évolution du langage

suggère une assise historique relativement courte à la réalité de l’État. L’origine même de

ce mot, avec le sens politique qu’il possède actuellement, remonte seulement au 16e siècle.

Dérivé du latin status, il désignait auparavant des personnes partageant des conditions

sociales semblables. Il acquerra son sens « politique » avec les « états généraux » à la fin du

Moyen-âge, puis avec le « tiers état » jusqu’à la Révolution française150

.

Le concept d’État qui est impliqué ici est définitivement limitatif. Il désigne l’unité

politique qui se met en forme après que les significations imaginaires sociales du

christianisme eurent cessé de fonder le fonctionnement de l’unité politique, comme c’était

le cas au Moyen-âge, et plus particulièrement durant l’époque féodale en Europe, entre le 9e

et le 12e siècles. Nous appelons État au sens fort l’unité politique qui apparaît au terme des

révolutions modernes et nous reconnaissons que son émergence est le résultat d’un long et

complexe processus historique qui se déroule entre le 12e et le 18

e siècles. C’est que nous

renversons le raisonnement de Weber selon lequel le politique serait l’ensemble des efforts

faits pour participer au pouvoir ou pour en influencer la répartition. Nous soutenons plutôt

que c’est le politique qui est visé par le pouvoir, une dimension fondamentale de son

effectuation que constitue l’axe de la normativité. Tout pouvoir qui entraîne effectivement

une société dans une direction déterminée, réalise une mise en forme du politique. L’État

est une telle mise en forme. Elle s’est réalisée sous la pression de significations bien

spécifiques, celle du projet d’autonomie. L’effectivité de l’État assurée, il deviendra le lieu

d’une lutte entre deux pouvoirs, l’imaginaire démocratique et l’imaginaire du capital. Et le

dénouement de cette lutte aujourd’hui conduit à une forme d’unité politique différente de

l’État moderne, nous le verrons sommairement au cinquième chapitre.

(2004, p.7). Or, la société et l’État ne sont pas des concepts interchangeables et, en disant que la France est un État, Braud rend concrète cette confusion. La France est une société et son organisation politique est celle de l’État, ne mêlons pas indûment les cartes. 150 Brancourt Jean-Pierre « Des ‘’estats’’ { l’État. Évolution d’un mot », Archives de philosophie du droit, no 21, 1976, p. 39 cité dans Braud, 2004, p. 9).

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193

L’État : tour d’horizon

Lorsqu’on traite du concept d’État dans le contexte de la philosophie politique, on l’aborde

très souvent par le biais de Weber qui définissait la particularité de l’État par le monopole

de l’administration de la sanction légitime, on l’a vu plus tôt. Et si on ne passe pas

directement par Weber, on se dirige néanmoins vers cette autre idée, à savoir que l’État est

l’institutionnalisation du pouvoir politique (Burdeau151

ou Freitag152

). Habituellement aussi,

lorsqu’il est question de l’État, un accent particulier est mis sur la constitution, comme

Hegel le fait, afin de soutenir la thèse de son objectivité, de son « existence réelle ». Nous

pourrions aussi suivre avec Freund cette piste selon laquelle l’État est une rationalisation

d’une structure déjà existante dont le principe de rationalisation serait la centralisation153

,

ou celle de Burdeau nous conduisant à reconnaître à la claire détermination des frontières

d’un territoire une fonction centrale dans l’avènement de l’État154

. Bien que ce soient là des

descriptions incontournables de caractéristiques importantes de l’Unité politique nouvelle

que constitue l’État moderne, elles tendent cependant toutes à représenter l’État comme une

réalité objective, capable d’agir d’elle-même, et attribuent à des caractères certes

importants la valeur d’un principe constitutif unique. Le processus historique bien concret

et bien réel de centralisation politique s’accompagne sans aucun doute d’une délimitation

claire des frontières. Le monopole de la violence légitime et l’institutionnalisation du

politique constituent encore des éléments importants du processus d’ensemble qui s’est

déployé du 12e siècle jusqu’au milieu du 18

e siècle en Europe. Mais, de notre point de vue,

151 « Dans l’État, disait-il, le pouvoir est institutionnalisé en ce sens qu’il est transféré de la personne des gouvernants qui n’en ont plus que l’exercice, { l’État qui en devient désormais le seul propriétaire » (Burdeau, 1970, p. 29). 152 Chez Freitag, on l’a vu, le pouvoir est la capacité d’institutionnalisation et l’institutionnalisation de cette capacité est le pouvoir moderne de l’État. 153 « L’État n’est pas comme d’autres formes de l’unité politique (les tribus, les cités) l’œuvre pour ainsi dire instinctive de générations successives; il n’est pas non plus comme certains empires ou royaumes la structure improvisée et plus ou moins durable d’un prestigieux conquérant. Il est œuvre de la raison [j.s.] » (Freund, 1978, p. 560). Par contre, ce concept demeure ambigu et problématique : la raison est pure ou instrumentale, rationnelle en valeur ou en finalité, objective versus subjective, elle a été déclarée universelle, on a prétendu { sa naturalité et on la relève parfois d’une majuscule. Loin de témoigner d’une richesse des perspectives, tous ces dilemmes entourant le concept de raison le rendent douteux. 154 Ibid., p. 558. Aucune autre forme d’organisation politique n’avait auparavant été en mesure d’assurer une emprise aussi cohérente, complète et pénétrante sur un territoire et une population. Dans son rapport { l’extérieur, l’État est une unité territoriale aux frontières claires, précises et qui ne peuvent bouger qu’au terme de traités, une « société close » (ibid., p.559). Ses frontières ne peuvent plus changer au gré des mariages comme cela avait lieu dans un royaume ou dans l’empire féodal (voir aussi Burdeau, 1970, p. 31 sur l’importance de la notion de frontière).

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la dynamique du pouvoir qui a concouru à ces processus qui concernent l’unité politique de

l’État est d’abord redevable à ce que nous comprenons, avec Castoriadis, comme

l’émergence du projet d’autonomie.

Déloye a réalisé une œuvre de sociologie historique sur la thématique du politique dans

laquelle il montre que la période d’émergence de l’État est relativement restreinte155

. Même

si certaines composantes organisationnelles et administratives se mettent progressivement

en place au cours d’une période de quelques siècles, l’organisation politique ne parvient

vraiment à se sortir de l’hétéronomie qu’à la fin du 18e siècle, moment où se fonde

vraiment, selon nous, la spécificité de l’État moderne. Sur le plan historique, l’État, encore

prémoderne, se met progressivement en place à partir du mouvement des monarchies à

l’encontre du féodalisme. Il n’était cependant pas en latence dans ces formes. La question

des rapports entre féodalisme et État est complexe, et elle a aussi fait l’objet

d’interprétations divergentes. Déloye rapporte d’ailleurs deux principaux pôles

d’interprétation de cette période. D’un côté, Bloch suggère que les conditions d’existence

de l’État étaient annihilées par le féodalisme puisque celui-ci, en son principe même,

multipliait les relations d’homme à homme, notamment par le contrat vassalique. Selon

cette interprétation, l’ensemble des relations issues de ce contrat avait pour effet de

neutraliser toute émergence possible de l’État. D'un autre côté, Ganshof propose, au

contraire, une lecture qui laisse entendre que le système féodal fut plutôt un frein à la

dislocation de l’État 156

. Déloye soutient qu’il faut analyser le féodalisme en ces principales

composantes afin de déterminer lesquelles auraient pu entraver le développement de l’État

et lesquelles, au contraire, l’auraient favorisé.

Déloye rappelle une caractéristique importante du féodalisme, à savoir la patrimonialisation

du pouvoir (politique), laquelle a déjà fait l’objet des analyses de Weber. Le serment

vassalique avait déjà commencé à se mettre en place dans l’Empire carolingien au moins à

partir du 8e siècle. Par ce serment, un homme libre s’engageait à devenir l’homme d’un

autre homme, d’un seigneur. Le vassal s’engage alors à toute sorte d’obligations, dont celle

155 Selon lui, il faut « abandonner l’illusion juridique selon laquelle l’État serait le cadre naturel de l’activité politique » (Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris : Édition La Découverte, 2007, p. 28). 156 Ibid., p. 28-29.

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de ne jamais causer de préjudice au seigneur et de le servir en cas de guerre. En échange, il

est récompensé : « Par ce biais, le vassal obtient fréquemment des prérogatives

démembrées de la puissance publique, explique Déloye, qui lui confère des pouvoirs de

commandement et de justice sur les habitants des territoires qui lui sont concédés

(délégation du ban, c’est-à-dire du pouvoir d’ordonner, de contraindre et de punir)157

. » Ce

réseau d’obligations personnelles et de dévouement a survécu à la désintégration de

l’empire en se perpétuant dans l’Europe monarchique. En se superposant en quelque sorte à

celui de la puissance publique, il aurait canalisé, en les abolissant, les conditions de

possibilité de l’État. Dans cette optique, Bloch aurait entièrement raison et l’État ne se

trouverait pas en latence dans ce qui le précède.

Déloye soutient toutefois qu’il ne faudrait pas pour autant voir une complète rupture entre

l’univers féodal, la monarchie qui triomphe des unités politiques féodales et enfin l’État

moderne qui leur succède. Afin d’étayer ce point, il a recours au concept de dynamique de

l’Occident d’Elias. Ce dernier soutient qu’une configuration comme celle de l’État moderne

devait nécessairement jaillir d’une configuration précédente ou d’un ensemble de

configurations la précédant. Ainsi, la dynamique de l’Occident se caractériserait par un

processus de centralisation politique, conséquence d’une lutte entre plusieurs familles,

d’abord à l’échelle de ce qui allait se constituer comme nations, et dont le dénouement

aurait conduit à une centralisation du pouvoir politique. Par exemple, en France, s’il existait

plus d’une centaine de maisons princières en l’an 1040, ce nombre chuta radicalement au

12e siècle à 16, puis à 5 au début du 14

e siècle

158. À la fin du règne de Louis XI, en 1483, la

maison de France domine nettement et centralise pratiquement toute la puissance publique :

droit, impôt, armée, etc. L’État serait l’aboutissement de ce processus. Il est aussi pertinent

de noter que c’est en 1439 que sont mis en place des impôts et des prélèvements fiscaux

sous la forme que nous connaissons encore aujourd’hui. De presque tous les temps, les

hommes aux commandes du politique ont cherché des moyens de financer leur entreprise à

l’intérieur comme à l’extérieur de leur unité politique : razzia, butin, tribut, etc. Toutefois,

le financement par l’impôt posséderait trois caractéristiques qui seraient essentielles à la

constitution l’État moderne. La première est sa régularité et son institutionnalisation

157 Ibid., p.30. 158 Ibid., p. 34-36.

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tendancielle; il devient toujours plus « normal », comme une pièce habituelle du décor

politique. Ensuite, il ne repose plus que sur l’entité nationale. Enfin, la légitimité de cette

ponction s’établit assez tôt159

. La centralisation administrative en général fait certainement

partie des processus historiques et politiques ayant rendu possible l’État moderne.

Toutefois, elle n’explique pas ce que celui-ci est spécifiquement160

. L’interprétation de

Déloye n’est pas directement conciliable avec celle que nous proposons du concept d’État.

Nous sommes plus enclin à suivre Bloch et à penser que les relations féodales sont

incompatibles avec l’État proprement dit, puisque ces relations conduisent à mener une

politique fondée sur la dissymétrie. Le principe hiérarchique de vassalité qui fait tenir

l’ensemble de leur constellation est contradictoire avec le principe de l’État. Et même si le

morcellement des relations féodales a été arrêté par la centralisation, ce n’est pas ce

processus administratif qui met fin aux relations sociales inégales. Il est une condition de

possibilité de l’État moderne non sa substance ni son principe.

On peut reconnaître avec Freitag que les monarchies constitutionnelles ont été une sorte de

forme transitoire vers les sociétés modernes et donc l’État. Mais, par définition, une forme

transitoire n’est pas la forme achevée et les éléments semblables ou comparables d’une

forme à l’autre n’ont pas la signification intrinsèque de pousser à l’identité pure et simple

des deux formes. L’organisation politique de la monarchie, même constitutionnelle, ne

consistait donc pas en la forme de l’État proprement dite. L’État « apparaît » vraiment

quand le roi perd le monopole de la décision, quand le sens du monde n’est plus donné par

159 Ibid., p. 38-40. 160 L’État est certainement une organisation centrale { l’intérieur d’une société dont les effets retentissent dans pratiquement toutes ses sphères d’activité. Or, ce centre n’absorbe pas toute la société. L’État n’est qu’une incarnation historique du politique, ce qui vaut alors pour le dernier vaut aussi pour le premier. Nous pouvons ajouter que lorsque l’État participe { un mouvement d’absorption de la totalité, comme l’ont fait par exemple les totalitarismes, c’est qu’il est investi par de nouvelles significations, par un nouvel imaginaire social-historique, et qu’il conduit vers un objet social différent de celui qu’est l’État proprement dit. Concernant le nazisme et le communisme, qui constituent pour Freitag des formes archaïques de transition à la postmodernité, le principe du pouvoir politique serait d’ores et déj{ dépassé et ne saurait suffire { caractériser le régime totalitaire lui-même « puisque celui-ci, tout en se présentant comme une "hyperpolitisation" de toute la vie sociale, comporte finalement l’abolition même du politique et la dissolution de sa nécessaire légitimation idéologique, au profit du déploiement et de la consolidation organisationnelle de la puissance pure, une forme immédiate de domination qui ne peut plus être assimilée à une forme quelconque du pouvoir » (Michel Freitag, « De la terreur au meilleur des Mondes. Genèse et structure des totalitarismes archaïques » in Arendt Hannah, le totalitarisme et le monde contemporain, sous la direction de Daniel Dagenais, Québec : Presses de l’Université Laval, 2003(b), p. 254).

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un récit transcendant, quand les lois et les règles ne sont plus produites au nom d’un tel

récit mais qu’elles visent également tous les citoyens, sans égard à leur statut ou position

sociale. La centralisation est importante sur le plan descriptif, mais elle a le défaut de ne pas

rendre compte d’un fait capital, à savoir que seules les significations sociales imaginaires

peuvent rendre intelligible. L’analyse de Déloye manque de voir que ce qui met

véritablement au monde l’État n’est pas des processus, mais bien le changement dans le

champ des représentations, l’influence grandissante des significations du projet

d’autonomie et des acteurs qui le portent. L’État est un projet de faire le politique

autrement, en dehors de l’hétéronomie. Les fonctions respectives du roi et de ses vassaux,

de même que la place du clergé, ne contribuent pas à l’apparition de ce projet.

L’État : quand le politique est sorti de l’hétéronomie

Afin de bien saisir la place qui revient à l’État dans notre articulation conceptuelle, il faut

entrer en dialogue critique avec certains éléments de L’essence du politique de Freund. En

l’occasion, cela est plutôt normal puisque notre réflexion sur le concept de politique s’est

élaborée en discussion assez constante avec la thèse de Freund. Le dialogue portant sur

l’État tient ainsi également compte de la limite épistémologique de la conception du

politique soutenue par Freund. Nous l’avons souligné plus tôt, sa thèse néglige la société

tout comme le pouvoir dans l’explication de la mise en forme, de l’opérationnalisation, de

l’effectuation, de la concrétisation de l’essence du politique. On ne sera alors pas surpris de

constater que Freund aborde l’État en négligeant l’importance des significations

imaginaires sociales, de la société et du pouvoir. Pour le dire sans ambages, à l’intérieur de

l’univers conceptuel de Freund, l’État est conçu comme une manifestation contingente de

l’essence du politique161

. Il est un possible du politique et non le politique en tant que tel,

vision que nous partageons. Il faut néanmoins souligner un premier malaise qui découle de

cette manière de traiter le concept d’État. En disant que l’État est une manifestation de

l’essence, Freund laisse peu de place à l’opérationnalisation de cette forme du politique par

un pouvoir et il met plutôt de l’avant un processus complètement désincarné, complètement

métaphysique. La nomenclature elle-même utilisée, une « manifestation » de l’essence, est

161 « Il convient donc de ne pas identifier le politique et l’État, disait-il, car celui-ci présuppose celui-là, c’est-à-dire l’État est et n’est qu’une manifestation historique de l’essence du politique » (Freund, 1978, p. 556).

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une forme passive par rapport au fait de créer ou d’inventer. L’essence du politique

composé de trois couples de présupposés demeure une abstraction. Il est important de

préciser que c’est l’action effective d’humains qui toujours met en forme « l’essence du

politique », et non celle-ci qui se manifeste; cela vaut d’ailleurs pour toute autre forme du

politique. C’est justement une des modalités du pouvoir que de toujours concrétiser le

politique en une forme spécifique. C’est toujours un pouvoir qui l’opérationnalise. On voit

mieux l’effet de ce manquement théorique dans la compréhension de la formation de l’État

lorsque Freund cherche à élargir la portée historique de ce concept en disant qu’il serait un

« type » d’unité politique susceptible de supporter plus d’un régime162

. Or, s’il en va

vraiment ainsi et que l’État supporte aussi bien la tyrannie que la dictature, la démocratie ou

la monarchie, cela voudrait dire que les significations imaginaires sociales, le symbolique

et le sens ne seraient pas impliqués dans la réalité de l’État. Ce concept atteint alors un

degré de généralité tel qu’il ne reste plus que des composantes structurelles, comme la

centralisation ou la hiérarchie, pour le définir. Dans ce cas, il n’est pas exagéré de dire que

le concept d’État court le risque de se confondre avec le politique, alors même que le but de

la discussion que Freund mène à son propos est justement de ne pas créer cette confusion.

Une organisation du politique servait à garantir la primauté d’une seule conception du

monde dont la religion chrétienne était garante; elle conférait le pouvoir de décider à une

seule volonté, celle du roi; elle se fondait sur des droits et des privilèges; elle cherchait à

rendre hors d’atteinte son bien-fondé et la justesse de son être ainsi. L’organisation

politique qui résulte de l’État moderne est, au contraire, au service de la totalité du collectif,

en instituant des lois et des règles qui ont la même portée pour tous et qui ne se distinguent

plus selon les différents statuts sociaux impliqués. Cette transformation ne peut pas

s’intégrer à l’intérieur d’un même type d’unité politique163

. C’est une tout autre ontologie et

une tout autre téléologie de l’humain qui sont incarnées dans l’organisation politique de

l’État. Cette forme a d’ailleurs été, avec la démocratie des Athéniens, une des deux

162 « Il supporte aussi bien la monarchie que la démocratie, la dictature et la tyrannie; il est un type d’unité politique et non un type de régime » (Freund, 1978, p. 567). 163 Nous référons à Freund, mais nous retrouvons ici la cohérence de notre critique du politique selon Freitag au chapitre 2, et particulièrement le paradigme de l’institutionnalisation qui intègre en un continuum commun les sociétés traditionnelles et modernes.

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véritables manières historiques par lesquelles les humains ont fait, non « le » politique,

mais « la » politique (Arendt, Castoriadis ou Freitag).

Nous réservons la logique de l’évolution au pour soi du vivant. L’État n’a donc pas à être

conçu comme un stade de développement dans le domaine politique. Au lieu de l’évolution,

c’est la succession de différences qui caractérise la composition de la strate de l’être-

société. L’État n’est donc pas le type le plus développé d’unité politique. Nous le précisons

en réaction au propos d’Hegel qui définit l’État comme la substance éthique consciente de

soi. C’est que, outre le fait évident que l’idée de conscience de soi présuppose qu’une

organisation politique pourrait avoir conscience d’elle-même, elle semble aussi indiquer, et

c’est ce qui importe ici, qu’il y aurait quelque chose de l’État qui précède l’État et qui

n’aurait été que conscientisé, objectivé à l’époque moderne. Or, l’État est un produit

historique, une création social-historique originale, la forme donnée au politique par l’effet

du pouvoir démocratique à l’encontre du pouvoir du monarque : il n’était pas en latence

dans les formes politiques précédentes164

. L’État n’est pas une structure objective sur

laquelle viendraient se plaquer des significations différentes, ce sont des significations

différentes qui le font jaillir. C’est ce qu’il est important de retenir.

Il serait bien entendu complètement absurde de prétendre qu’aucun processus historique n’a

participé à la réalisation historique de l’État. Mais l’État lui-même n’était pas en germe

dans ce processus. L’État devient réalité quand il est porté par des humains qui se donnent

pour projet explicite de former une communauté politique et de sortir le fonctionnement

politique de l’hétéronomie, quand le politique devient l’affaire de tous, qu’il a pour

fondement l’égalité et qu’il vise le déploiement optimal de la liberté et de l’autonomie des

individus, bref, quand le politique est investi par des significations spécifiques. Ainsi,

plutôt que d’opter pour la logique du « avoir conscience de », nous comprenons plutôt

l’État comme une organisation politique dont la dynamique interne n’a pas d’absolu auquel

se référer en dernière instance. À la conscience de soi de la substance éthique défendue par

Hegel, nous opposons le qui s’assume pleinement de la liberté et à l’idée freitagienne d’un

fondement transcendantal de légitimation, la Raison, nous opposons l’absence de

164 Puisque le sens et la signification sont la réalité fondamentale de l’être humain, le fait qu’ils changent modifie aussi la nature de ce qu’ils signifient.

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200

fondement extérieur. Autrement dit, nous invoquons des propriétés qui distinguent plus

nettement l’État et la monarchie et qui, surtout, ne reconduisent pas l’idée d’une

quelconque substance objective de l’État, autonome à l’égard des significations imaginaires

sociales. L’État est donc pour nous la mise en forme du politique en dehors de

l’hétéronomie. Les significations au cœur du projet d’autonomie se sont toujours incarnées

plus largement dans la société au cours des 12e, 13

e et 14

e siècles, mais c’est seulement

avec la Révolution que le processus historique a accouché de l’organisation politique de

l’État.

Insister sur la rupture qu’introduit l’État moderne n’est pas sans importance puisque l’on

peut voir ainsi qu’il est nécessaire d’opérer une distinction claire entre la souveraineté de

l’État et celle qu’on associait jadis directement à la personne du souverain. La souveraineté

de l’État, c’est le non-partage interne de la puissance, entendue ici au sens de capacité de

déterminer le sens ou l’orientation de l’organisation politique, de créer des normes

collectives et de les faire respecter, de se rapporter aux autres États et enfin de poursuivre

des fins propres (Freund), ou pour le dire comme Freitag, de mettre en œuvre la capacité

d’instituer. Le souverain partageait une partie de cette puissance avec ses vassaux, comme

nous l’avons vu sommairement plus tôt, mais aussi dans une certaine mesure avec le pape

et les évêques, avec le concours desquels il pouvait aspirer à la légitimité. Avec l’État, toute

la puissance sociale est centralisée et elle ne comporte plus, comme condition à sa

réalisation, de référence à l’absolu, elle n’a de comptes à rendre qu’à sa loi. Par contre, la

loi ne devient pas un absolu, elle demeure virtuellement toujours soumise au

questionnement critique.

Il est certain qu’avec la constitution, l’État comporte une définition très détaillée de son

organisation interne et acquiert une pérennité qui défie la succession des personnes et des

générations. Elle n’est pas seulement la fixation dans un cadre objectif des normes, des

règles ou des lois visant à déterminer comment les rapports de chaque société à son État

doivent se dérouler. Elle permet, en plus, d’incarner le but de l’État, qui n’est pas celui

d’assurer la domination d’une classe sur une autre, mais, en se basant sur l’égalité, de

favoriser la liberté et l’autonomie en délimitant leur possible, leur horizon de pertinence.

Après tout, sans constitution, la souveraineté deviendrait conditionnelle aux aléas de la

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201

contingence des décisions des personnes qui passent, ce qu’une démocratie n’est pas.

Hegel disait que la constitution est l’articulation de la puissance étatique, « la justice

existante, en tant que l’effectivité de la liberté dans le développement de toutes ses

déterminations rationnelles »165

. De plus, le fondement de la constitution, sa « garantie », se

retrouverait selon lui dans l’esprit du peuple166

. Nous pouvons ainsi, avec toutes les

réserves et les transpositions nécessaires, reprendre ces propositions à notre compte.

Le pouvoir politique, c’est-à-dire la modalité d’effectuation de la normativité, est encadré

d’une manière tellement stricte, avec un équilibre théorique entre les dimensions

législative, exécutive et judiciaire, que son champ d’action semble fermé à toute influence

profonde, susceptible d’occasionner la transformation des différents pouvoirs. Cependant,

rien ne garantit en soi que la constitution se reproduise dans ce qu’elle cherche à produire.

Hegel disait : « La totalité vivante, la conservation, c’est-à-dire la production continuée de

l’État en général et de sa constitution, c’est le gouvernement »167

. Or, nous avons vu le 20e

siècle se développer d’une manière telle qu’il a engendré la rupture, et non la conservation,

dans le mouvement même de gouverner. Les gouvernements se sont succédés dans les

démocraties occidentales au 20e siècle; les constitutions ont assuré une certaine permanence

à soi de la pratique sociale; les procédures et institutions démocratiques semblent être

toujours en œuvre, il n’y a pas eu de révolution grandiose et pourtant, nous le verrons sous

peu, d’une manière certes partielle, le fondement de nos sociétés aujourd’hui est davantage

l’inégalité que l’égalité et les décisions politiques prises n’ont plus pour principale visée la

liberté et l’autonomie des individus, mais celle de l’investisseur.

165 Hegel, 1986, p. 313. 166 « La garantie d’une constitution, c’est-à-dire la nécessité que les lois soient rationnelles et que leur réalisation effective soit assurée, réside dans l’esprit de l’ensemble du peuple, c’est-à-dire dans la déterminité selon laquelle celui-ci a conscience de soi de sa raison (la religion est cette conscience en sa substantialité absolue), - et, ensuite, en même temps dans l’organisation effective, conforme à cette conscience de soi, en tant que développement d’un tel principe. La constitution présuppose une telle conscience de l’esprit, et, inversement, l’esprit présuppose la constitution, car l’esprit effectif n’a lui-même la conscience déterminée de ses principes que dans la mesure où ceux-ci sont présents pour lui comme existants » (ibid., p. 317). Selon nous, la question de la justice existante, de l’effectivité de la liberté, cela ne tient pas dans un document écrit, mais dans des humains qui agissent et qui réalisent, entre autres, une constitution. 167 Idem.

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202

Pour terminer

Au terme de ce bref parcours sur la thématique de l’État, un certain nombre de choses se

dégagent et permettent un éclaircissement de notre concept de pouvoir. D’abord, il est clair

qu’il n’y a pas d’opposition entre le pouvoir et l’État, parce que c’est celui-ci qui crée

littéralement celui-là, la forme concrète de l’État étant œuvre d’un pouvoir et non un

modèle quelconque du politique, un « type ». S’inscrivant dans le pour soi de la société,

comme le politique, l’État est par le concours de significations sociales imaginaires

spécifiques, il est singulier et il n’est pas un stade de développement de la société ou du

politique. Ce sont, avant tout, les significations imaginaires sociales qui constituent ce qui

change véritablement avec l’État, car, autrement, il incarne et met en forme les trois

présupposés du politique (ami-ennemi, privé-public, commandement-obéissance) comme

toute autre incarnation du politique. Le monarque a encore des comptes à rendre à une

puissance symbolique plus haute que la monarchie, Dieu. Le despote, lui, au contraire, est

celui qui agit en n’ayant de comptes à rendre à personne. L’État moderne, quant à lui,

résulte de significations spécifiques qui font qu’il n’a de comptes à rendre qu’à sa loi.

En concevant ainsi l’État, force est d’admettre que l’organisation politique actuelle, qui

essaie encore de se faire passer pour l’État, n’en est plus tout à fait. Deux pouvoirs se sont

affrontés depuis la naissance de l’État; deux pouvoirs, deux représentations de la nature et

de la finalité de l’être humain. Le premier est le moteur d’une société démocratique, l’autre

est le cœur d’une forme de « pouvoir autoritaire immanent », concept que nous élaborerons

davantage dans les deux derniers chapitres. Certes, nous n’étions pas en présence

d’ennemis sur la base du modèle des Première et Deuxième guerres mondiales, mais les

deux ontologies/téléologies qui se sont affrontées dans le cœur des sociétés occidentales

étaient tout de même en guerre, et il s’avère que le pouvoir démocratique perd aujourd’hui

de plus en plus la bataille. Nous n’inventons rien ici. S’il est une force de La grande

transformation de Polanyi, ce n’est pas la logique de l’enchâssement ou non de l’économie

dans les relations sociales, c’est d’avoir identifié le double mouvement qui a traversé les

sociétés du 20e siècle.

Selon lui, l’idée d’instaurer un marché autorégulateur au 19e siècle était purement utopique.

Ce mécanisme institué ne pouvait fonctionner sans « anéantir la substance humaine et

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203

naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert »168

.

L’incapacité à auto-fonder l’étalon-or et l’intervention politique ayant été nécessaires sont

interprétées par Polanyi comme la manifestation d’une opposition plus décisive travaillant

les sociétés et qu’il désigna par le terme de double mouvement. La désintégration du

marché autorégulateur « a été le résultat d’un ensemble de causes toutes différentes : les

mesures adoptées par la société pour ne pas être, à son tour, anéantie par l’action du marché

autorégulateur »169

. La thèse du double mouvement met l’accent sur le fait que dans le

mouvement même du capitalisme libéral se trouve aussi son mouvement inverse de

protection sociale. Le libéralisme économique, qui cherche à établir l’autorégulation par le

marché, la protection sociale, qui cherche à conserver l’homme et la nature170

. C’est la

logique même de ce double mouvement qui, selon Polanyi, a formaté l’histoire de la fin du

19e et du début du 20

e siècle et qui a conduit à la grande transformation ou au grand

retournement. Nous concevons seulement les termes du « double mouvement » comme plus

englobant que des attitudes face à l’économie : il s’agit plutôt de deux pouvoirs. On peut

d’ailleurs trouver appui du côté de Hobsbawm qui, dans L’ère des révolutions, suggère

l’interprétation audacieuse selon laquelle l’ère moderne des révolutions se comprend en

réalité comme une double révolution, c’est-à-dire qu’elle est autant composée de la

révolution politique continentale française que de la révolution industrielle anglaise171

.

Si cette transformation qualitative soudaine et fondamentale qui se produisit

autour des années 1780, n’a pas été une "révolution", alors c’est que le mot

n’a aucun sens raisonnable. Sans doute la révolution industrielle n’est-elle

pas un épisode avec un début et une fin. Demander quand elle s’est

"terminée" n’aurait pas de sens, car son essence, c’était justement de faire

que le changement révolutionnaire devienne dorénavant la norme. Elle se

poursuit donc aujourd’hui encore172.

Si nous divergeons épistémologiquement et ontologiquement de plusieurs théories portant

sur les sociétés du monde contemporain, les théories du contrôle chez Freitag ou chez

168 Polanyi, 1983, p. 22. 169 Ibid., p. 320. 170 Ibid., p. 182. 171 « Si l’on veut dater la révolution industrielle elle-même avec le maximum de précision possible en pareille matière, dira Hobsbawm, on la placera à un moment ou un autre des vingt années qui vont de 1780 à 1800 : donc elle est contemporaine de la Révolution française, tout en la précédant légèrement » (Eric J. Hobsbawn, L’ère des révolutions, Paris : Fayard, 1969, p. 43). 172 Idem.

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204

Deleuze, nous les rejoignons cependant sur le terrain idéologique, c’est-à-dire sur le plan

de l’appréciation normative de l’ordre du monde. L’État perd son rôle déterminant au profit

d’une autre dynamique sociale. Ce dont rendent compte des thèses comme celle du double

mouvement de Polanyi, c’est précisément de l’affrontement de deux pouvoirs dont un est la

source générique de l’État moderne, l’autre son fossoyeur ultime, lequel, d’ailleurs,

triomphe aujourd’hui. Nous aborderons tout ceci plus en détail dans la prochaine partie de

notre thèse. Nous verrons, de manière typologique et non historique, la différence entre ces

deux pouvoirs qui ont été en lutte dans l’État et dont le triomphe d’un des deux met

aujourd’hui en péril l’État. Pour conclure, disons simplement que l’État est une

organisation concrète de l’essence du politique. Puisqu’il s’inscrit comme le politique ou le

pouvoir dans le pour soi de la société, il n’est pas un sujet ou une entité quelconque. Il est

une organisation politique mise en place par un pouvoir singulier et cette organisation vaut

et est effective tant et aussi longtemps qu’elle est portée par ce même pouvoir. Investi par

d’autres significations, l’État devient une autre forme d’organisation politique.

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205

Conclusion

Les bases d’une définition générique du phénomène social du pouvoir sont maintenant

jetées et il restera à apporter les nuances nécessaires que seule une lecture basée sur les

différents types du pouvoir dans la contingence permettra d’effectuer. Pour le moment, et

au terme du parcours théorique sur notre concept générique, nous pouvons néanmoins

souligner que notre définition comporte des avantages certains permettant d’avancer dans la

compréhension conceptuelle de ce phénomène, tout comme aussi certaines limites,

certaines faiblesses. Notre définition articule le symbolique et des personnes réelles au lieu

de désigner des dispositions physiques telles une capacité ou une relation, et c’est là une

force dans le cadre d’une sociologie du pouvoir. C’est que nous croyons que le pouvoir est

avant toute chose un phénomène social et il nous est apparu essentiel d’en rendre compte

dans sa définition même. Notre travail n’est pas exempt de limites, de faiblesses, de

lacunes. Tout d’abord, et c’est sans doute la limite la plus importante de notre théorie, son

acceptation est conditionnée par certains postulats qui, bien qu’ils furent discutés et

justifiés, n’ont pas été démontrés au sens propre du terme. De plus, la voie méthodologique

choisie nous a conduit à naviguer d’une théorie à l’autre sans prendre nécessairement le

temps d’exploiter tout le contenu de celles utilisées. C’est certainement là une démarche

inhabituelle dans le cadre d’une thèse de doctorat, qui donne à notre définition davantage la

forme d’un essai théorique sur cette question que celle d’une thèse proprement dite.

La définition du pouvoir avancée ici est plus large que celle qui est au centre de la

perspective institutionnelle, où le pouvoir est assigné à ne désigner qu’une dimension

précise des capacités de l’État. Notre définition se veut en même temps beaucoup plus

spécifique que celle mise en jeu par la perspective relationnelle, où le pouvoir est projeté

sur l’ensemble de la réalité humaine. Malgré la distance qui la sépare de ces deux

perspectives, il faut néanmoins noter que notre définition s’inscrit beaucoup plus dans un

rapport critique à la conception du pouvoir politique qu’à l’approche relationnelle

proprement dite. C’est pourquoi au terme de ce long chapitre, nous avons insisté sur la

distinction entre le pouvoir et l’État. Car le pouvoir est un phénomène collectif, il est un

imaginaire social-historique parvenant à s’imposer à la société globale par le concours d’un

groupe social et d’un large support dans la société. La « relation » est certainement un des

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206

principaux modes phénoménologiques par lequel ce phénomène parvient à prendre forme

au sein de la réalité sociale, mais ce critère étant tout autant valable pour expliquer

comment, phénoménalement, l’amour, la solidarité, l’amitié, les sports, la communication

et même des pertes de temps se manifestent, il s’agit alors d’un critère tellement général

qu’il en devient banal.

Le pouvoir est un phénomène social ayant pour cible générique la liberté des individus. Il

n’a pas pour mission de la faire être ou apparaître, de la réaliser, de la préserver ou de la

rendre possible. La liberté est une propension inhérente au fait humain. Le but du pouvoir

est en quelque sorte de se substituer à elle, de parvenir à imprégner les individus de

l’ontologie et de la téléologie que contient son imaginaire social-historique, comme une

prescription symbolique amenant les individus à agir de manière à reconduire l’imaginaire

social-historique qu’est le pouvoir dans la vie sociale et à confirmer ainsi sa force de vérité.

Rien n’implique, dans ces conditions, que la violence directe soit utilisée ou non afin

d’atteindre cette liberté, car la violence n’est qu’une stratégie possible dont le potentiel

s’offre indistinctement à tout pouvoir, mais à laquelle rien n’oblige à avoir recours. Le

pouvoir comporte plutôt des modalités spécifiques d’effectuation dont nous avons rendu

compte à travers une typologie à quatre types, soit la norme, l’action, la volonté et

l’identité. Le point fort de cette typologie est de ne pas confondre l’être du pouvoir avec

son faire. Sur le plan sociologique, sa force est d’opérer, dans les limites du possible, une

intégration articulée de la matière théorique que comporte la tradition sur cette question.

Certes, notre définition s’écarte de la théorie traditionnelle du pouvoir où il est pensé

essentiellement comme le pouvoir politique. Mais distinguer clairement le pouvoir du

politique est précisément la première tâche que nous nous donnions à réaliser.

La force de notre définition tient au fait qu’elle intègre à l’être du pouvoir une dimension

symbolique, tout en liant inconditionnellement cette dimension à un groupe social. Elle a

aussi pour avantage de conduire à une compréhension du pouvoir qui est neutre d’un point

de vue moral : le pouvoir n’est, en soi, ni bien ni mal. Avec la dimension du support social,

nous sommes en effet bien loin d’une compréhension basée sur la domination et la

soumission. Au total, bien que cette définition ne prétende pas réaliser une synthèse des

deux principales perspectives sur le pouvoir, elle en reconduit néanmoins l’essentiel de

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207

manière synthétique. Nous sommes donc maintenant en possession d’un concept de

pouvoir suffisamment clair pour qu’il soit distingué de ceux du politique et de société. Il

s’agit d’un concept générique qui ne possède pas la même fonction que l’invocation d’une

essence, mais qui vise néanmoins à identifier la base objective, la substance du phénomène

récurrent au sein de l’histoire humaine. Les différences, les nuances et les subtilités que

nous n’avons pu traiter jusqu’à présent vont être précisément abordées au chapitre suivant

qui a pour objet les quatre grands types de pouvoir.

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208

Chapitre 4 Les différents types de pouvoir

Réfléchir à un concept générique de pouvoir oblige à laisser de côté les innombrables

distinctions et différences devant nécessairement apparaître dans la manifestation

contingente de cette réalité. Du pouvoir démocratique au pouvoir tyrannique, par exemple,

les finalités poursuivies sont diamétralement opposées, nous allons le voir, le consensus

éthique impliqué dans le fonctionnement du premier faisant place au triomphe sans

concession d’une seule et unique volonté dans le second. Il était jusqu’à présent

pratiquement impossible de nous pencher sur ces différences dans le cadre d’une réflexion

générale sur le pouvoir. Un examen des différents types de pouvoir permettra précisément

de jeter un peu de lumière sur celles-ci. La substance du phénomène du pouvoir (imaginaire

social-historique, incarnation et support) dégagée sur un plan théorique se conservera d’un

type à l’autre, mais les éléments la composant vont s’y articuler spécifiquement selon

chaque type. C’est qu’ici, la particularité de chacun des imaginaires sociaux-historiques

doit être prise en compte. C’est en chacun et à partir de chacun que se donne la finalité de

chaque manifestation du pouvoir et que se distingue chaque type.

La typologie que nous construisons maintenant est en discussion avec l’opposition entre les

sociétés autonomes et hétéronomes proposée par Castoriadis. Nous l’avons déjà relevé,

cette opposition nous semble insuffisante pour rendre compte d’un point de vue théorique

de la pluralité des sociétés humaines. L’objectif poursuivi par la construction d’une

typologie n’est pas de présenter toutes les variétés possibles, dans les moindres détails, d’un

morceau du réel ou de la réalité. Sa principale fonction est de nous aider à penser le réel ou

la réalité, d’en offrir une vision synthétique afin d’en saisir les articulations plus

importantes, les dimensions les plus déterminantes. Mais l’opposition établie par

Castoriadis manque de nuance en créant un type, celui des sociétés hétéronomes, qui ne sert

finalement qu’à regrouper ensemble tout ce qui n’était pas l’objet central de son propos

(c’est-à-dire le projet d’autonomie). C’est à cette indétermination du type hétéronome que

permettra de pallier une typologie à quatre types.

L’ opposition de Castoriadis se fonde directement sur les significations imaginaires sociales

de la société pour établir les deux types possibles, alors qu’il faut ici avoir plutôt comme

point de départ le pouvoir, parce que c’est sous son effet et en introduisant le critère de la

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209

finalité, de l’intention, que se donne la forme de la société et du politique dans la

contingence. C’est que l’imaginaire social-historique au cœur d’un pouvoir est beaucoup

plus restreint que le monde de significations imaginaires sociales qu’est la société dans

laquelle il se tient, quand il n’invente pas, tout simplement, d’autres significations que

celles portées par cette même société. Plus restreint, sa tendance inhérente est néanmoins de

couvrir le plus largement possible le champ de la signification à la surface du présent. Il

cherche le monopole de la signifiance et, tant qu’il fonctionne ou qu’il est effectif, il est

plus déterminant dans le cours effectif du présent d’une société que toute autre signification

qui la constitue. C’est pourquoi la typologie des sociétés que nous mettons de l’avant

caractérisera les types par la forme prise par le phénomène du pouvoir, particulièrement son

imaginaire social-historique, puisqu’à l’intérieur de notre logique, c’est cette forme du

pouvoir qui détermine la forme d’une société dans l’être-là au présent et non celle-ci qui se

détermine en soi.

La typologie que nous mettons de l’avant ici est composée de quatre types : la démocratie,

la tyrannie et le pouvoir autoritaire, lequel se déclinera sous deux types, le pouvoir

autoritaire « transcendant » et le pouvoir autoritaire « immanent ». Si la typologie portant

sur les modes d’effectuation du pouvoir faisait de la personne le lieu d’effectuation du

pouvoir, ici c’est l’imaginaire social-historique du pouvoir qui est le point de départ

permettant de comprendre la logique de notre typologie du pouvoir, la source ou le

fondement de sa signification et la cible ou la finalité de sa signification. Le premier axe

reprend pratiquement l’essentiel de l’opposition autonome/hétéronome de Castoriadis, les

possibilités du fondement de la signification oscillant entre une position assumée et une

position masquée. La source assumée correspond aux pouvoirs démocratique et tyrannique

et elle émerge de l’être-là présent. À l’inverse, lorsque cette source est masquée, elle donne

les deux formes de pouvoir autoritaire. Ici, la source de la signification est propulsée dans

un lieu inaccessible à l’intérieur des voies normales de la société considérée, lequel est,

bien entendu, posé imaginairement malgré sa prétention à la vérité ou à la réalité.

Le second axe permettra de complexifier le modèle d’analyse de Castoriadis. Pour

déterminer la forme du pouvoir dans la contingence, il faut faire intervenir un critère

supplémentaire à la question du fondement de son imaginaire social-historique, soit celle de

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210

la cible ou de la finalité. L’imaginaire social-historique de la démocratie et celui de la

tyrannie voient tous deux le fondement de la signification se trouver dans la position

assumée, tous deux étant fondés dans l’effectivité. S’ils se distinguent malgré tout, c’est

que la visée ou la finalité de la signification de leur imaginaire respectif se déploie dans

deux directions diamétralement opposées, réalisation d’un idéal pour la démocratie (ou

pour le pouvoir autoritaire transcendant) et contrôle de l’effectivité pour la tyrannie (ou

pour le pouvoir autoritaire immanent).

Tableau 2 Typologie des types formels du pouvoir

Fondement de la signification

Finalité de la signification Assumée Masquée

Réalisation d’un idéal

Pouvoir

démocratique

Pouvoir autoritaire

transcendant

Contrôle de l’effectivité Pouvoir

tyrannique

Pouvoir autoritaire

immanent

Nous allons présenter ici sommairement les quatre types, lesquels seront repris en détail

dans ce chapitre. Le premier type est le pouvoir démocratique. L’imaginaire social-

historique au centre d’un pouvoir démocratique n’a pas l’allure d’une morale, mais de

l’éthique, voire d’un questionnement éthique, d’une recherche du mieux, du juste. La

source des significations propres à cet imaginaire social-historique est l’effectivité, c’est-à-

dire la vie sociale et politique elle-même de l’unité politique concernée. Les hommes libres

et égaux qui délibèrent sont la seule source de validité de toute signification importante, la

source est donc pleinement assumée, la démocratie ne connaît pas d’absolu. Contrairement

à ce que l’on pourrait de prime abord penser, la cible ou la finalité de l’imaginaire social-

historique d’un pouvoir démocratique n’est toutefois pas l’effectivité, mais bien une

idéalité. Il n’y a rien de naturel, de normal, qui va de soi dans l’établissement d’un pouvoir

démocratique, d’un idéal éthique, d’un projet d’autonomie. Ce qui est visé est un idéal de

vie sociale fondé dans l’effectivité.

Le second type est celui de la tyrannie. Ce type est définitivement paradoxal. En effet, le

tyran n’a pratiquement aucun imaginaire social-historique à actualiser, sinon celui de son

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211

propre désir de reconnaissance inassouvi et de sa volonté de contrôle sans bornes. Cela fait

en sorte que, sur le plan de la source ou du fondement de la signification, la démocratie et la

tyrannie partagent une caractéristique commune. En effet, dans les deux cas, cette source

n’est pas masquée, elle provient de l’effectivité, les hommes libres et égaux, d’une part, et,

de l’autre, la personne du tyran et ses mercenaires (ou gardes du corps). C’est en faisant

intervenir la visée ou la finalité de la signification inhérente à l’imaginaire social-historique

que l’on peut voir poindre la différence entre ces deux formes de pouvoir. Alors que la

démocratie vise un idéal de la vie sociale, la tyrannie n’en vise que le contrôle effectif, à un

point tel que la violence brute et nue peut côtoyer de très près le mode opératoire de ce type

et que le tyran ne reconnaît aucune limite valable susceptible de restreindre l’étendue de

son contrôle.

C’est à partir d’une discussion portant sur le concept d’autorité que vont être dégagés les

deux derniers types de cette typologie. Tel que nous l’entendons, le sens de l’autorité sera

immédiatement rattaché à un imaginaire social-historique, comme une caractéristique

essentielle de celui-ci lorsque la source de sa signification est masquée. Il n’y a pas

d’autorité en démocratie ou en tyrannie. En masquant cette source, dans un absolu

généralement intangible temporellement ou spatialement, la signification est ainsi acceptée

pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle prescrit comme acte sans susciter de question sur son

bien-fondé. Cette assurance est l’effet précis de l’autorité. Quand il y a autorité, il n’y a pas

de discussion, de dissuasion, d’argumentation ou de persuasion et, règle générale, la

violence nue n’est pas à l’avant-scène. Il y a obéissance absolue sans aucune contrainte

directe. En démocratie, il n’y a pas de telle autorité, parce que la porte à l’interrogation de

la loi et des institutions demeure toujours ouverte; s’il y avait un absolu, il ne pourrait être

que le mouvement délibératif lui-même. Lorsque l’imaginaire social-historique possède la

puissance symbolique d’une autorité, on adhère immédiatement à la vérité qu’il prône à

travers la parole de ses médiateurs légitimes, qu’ils soient prêtres, shamans, chefs ou autres,

parce que cet imaginaire participe à la production sociale des individus, de sorte qu’ils

soient aptes à reconnaître cette vérité. Ainsi, par autorité, nous entendons quelque chose qui

est beaucoup plus proche du concept d’hétéronomie de Castoriadis que l’idée d’une

position ou d’une fonction sociale qui serait en soi toujours absolument reconnue, comme

le soutient par exemple Kojève.

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212

Comme nous l’avons déjà souligné, même en faisant place à un type réservé à la tyrannie,

les problèmes de généralité nous semblant être portés par l’opposition de Castoriadis ne

sont pas entièrement résolus. Rappelons qu’une société hétéronome devait tout aussi bien

correspondre aux sociétés traditionnelles et religieuses qu’aux totalitarismes ou aux

sociétés du monde contemporain. Une société hétéronome est toujours dynamisée par un

pouvoir autoritaire, lequel se présentera sous deux types se différenciant l’un de l’autre par

la finalité différente de la signification de leur imaginaire social-historique. Lorsque celle-ci

vise un idéal de la réalité sociale, nous sommes en présence d’un pouvoir autoritaire

transcendant, type auquel correspondent les sociétés traditionnelles et religieuses. Quand

celle-ci vise plutôt l’effectivité elle-même, nous sommes en présence d’un pouvoir

autoritaire immanent, type qui englobe les empires, les totalitarismes et les sociétés

occidentales du monde contemporain. Bien que nous aurions tendance à classer les sociétés

« primitives » aussi sous ce type, du moins celles au centre des travaux de Clastres qui

servent de base à notre réflexion, la variété très grande de sociétés que l’on pourrait

qualifier de « primitives » et la connaissance très limitée que nous possédons de ces formes

obligent à la prudence. Il faudrait idéalement les analyser à la lumière de la spécificité de

leur monde de significations imaginaires sociales, ce que, vu l’ampleur de la tâche qu’un tel

travail occasionnerait, nous ne réaliserons pas ici. Une chose est certaine, les Origines

ancestrales sont tout le contraire d’un fondement de la signification assumé.

Nous allons maintenant aborder plus en profondeur chaque type que nous venons de

présenter en les étayant théoriquement à partir d’exemples historiques. Il est à noter que le

quatrième type ne sera pas développé dans ce chapitre; il le sera à partir de l’exemple des

sociétés du monde contemporain et occupera le dernier chapitre de la thèse. Notons, avant

de commencer ce travail, que les exemples historiques utilisés ici le sont essentiellement

afin d’étayer notre typologie. Nous ne prétendons pas apporter du nouveau quant à leur

interprétation et nous ne faisons ressortir que les éléments qui servent directement notre

construction.

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213

1. La démocratie

La démocratie n’est nullement la norme de mise en forme du phénomène du pouvoir dans

la réalité historique. Au contraire, il s’agit d’un type qu’on ne retrouve

qu’exceptionnellement au cours de deux périodes relativement brèves de l’histoire

humaine. La première manifestation eut lieu en Grèce, du VIIIe au V

e siècles, selon

Castoriadis, chez qui nous puisons d’ailleurs l’essentiel de notre compréhension de la

démocratie1. La démocratie grecque, particulièrement celle d’Athènes, fut la première

occasion historique où l’humain prit en charge, consciemment et volontairement, sa

condition politique, où il a fait en toute clarté « la » politique à l’intérieur d’une polis.

Aristote disait : « La polis est une communauté d’égaux en vue d’une vie qui soit

potentiellement la meilleure2. » Et le propre de l’esprit démocratique grec consistait dans le

fait qu’aucun absolu ne devait présider à cette recherche. Le pouvoir démocratique en

Grèce a été un épisode de courte durée, mais un épisode extrêmement original et il fallu

attendre plusieurs siècles avant de voir l’histoire accoucher d’une deuxième expérience de

ce type, tout aussi singulière que la première.

La seconde manifestation d’un pouvoir démocratique a ensuite eu lieu lors de la

Renaissance européenne et s’est éteinte au cours de la première moitié du 20e siècle. Elle

fut donc, elle aussi, une expérience d’une relative courte durée. Il s’agit grosso modo de

l’époque moderne, telle que catégorisée sur le plan sociologique (Freitag3) ou sur le plan

historique (Hobsbawm4

ou Gauchet5

). Pour certains, comme Gauchet, cette période

1 Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les carrefours du labyrinthe IV, Paris : Seuil, 1996, p. 163. 2 Aristote dans Arendt, 1972, p. 153-154. D’ailleurs, quand Aristote avança que l’homme est un animal politique, il ne cherchait pas { établir une caractéristique de l’en soi de l’humain, mais bien de l’animal humain qui vit en cité et qui connaît la démocratie, ce dont Arendt rendait bien compte : « Ainsi, la politique au sens d’Aristote – et Aristote restitue ici, comme sur beaucoup d’autres points dans ses écrits politiques, non pas tant son propre point de vue que celui que partageaient tous les Grecs de l’époque, même s’il ne s’agissait pas la plupart du temps d’une opinion clairement explicitée – n’est donc nullement une évidence et ne se trouve pas partout où des hommes vivent ensemble. D’après les Grecs, elle n’a existé qu’en Grèce et, même l{, seulement dans un laps de temps relativement limité. Ce qui distinguait la communauté humaine dans la polis de toutes les autres formes de communauté humaine, et que les Grecs connaissaient bien, c’était la liberté » (Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique, Paris : Éditions du Seuil, 1995, p. 75). 3 Surtout le chapitre 13 de Dialectique et société (Freitag, 1986(b)). 4 « La période historique qui commence avec la construction de la première usine du monde moderne dans le Lancashire et avec la Révolution française de 1789 s’achève avec la construction du premier

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214

historique, bien qu’animée par des idéaux de liberté, d’égalité et de justice, se comprend

néanmoins à partir d’un « dispositif » de religion qui ne serait vraiment disparu qu’à l’aube

du milieu du 20e siècle

6. Pour d’autres, comme Freitag, la particularité de cette époque, de

ce type de société, se trouve dans l’objectivation de la capacité d’institutionnalisation, à

partir d’un même dispositif structurel-fonctionnel qu’à l’intérieur des sociétés

traditionnelles, lequel est cependant désormais coiffé par une « référence transcendantale de

légitimation » d’un degré d’abstraction supérieur à celui de Dieu. C’est toutefois la

périodisation et l’interprétation suggérées par Castoriadis qui serviront de point de repère

pour caractériser la démocratie moderne, soit l’époque critique (1750-1950) pendant

chemin de fer et avec la publication du Manifeste communiste » (E.J. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Paris : Fayard, 1969). 5 Elle pourrait, si l’on s’en tient { Gauchet, débuter quelque part autour de 1700, ce qui correspond, chez lui, à la fin de l’histoire chrétienne (Gauchet, Le désenchantement du monde Une histoire politique de la religion, Paris : Gallimard, 1985, p. 232). 6 Bien qu’il ne soit pas dans notre intention d’entrer dans les dédales de l’interprétation historique, nous croyons néanmoins que le déclin de Dieu est inversement proportionnel à la montée en puissance de nouvelles significations sociales imaginaires issues d’une représentation de l’homme davantage près des Grecs que du monde chrétien. Il s’agit d’une transformation tellement importante, fondamentale et radicale qu’elle nous semble devoir interdire toute unification conceptuelle et théorique des sociétés modernes et des sociétés traditionnelles. C’est sur le base de cela d’ailleurs que nous avons défini plus tôt le concept d’État. Il est alors encore moins question de voir l{ une forme quelconque de poursuite du religieux tel que le soutient Gauchet dans Le désenchantement du monde : « Comme si l’émancipation { l’égard de la volonté du ciel avait exigé cette manière nouvelle de dépossession par la transcendance terrestre de l’être collectif » (ibid., p. 120). Il nous semble que la thèse de Gauchet ampute la modernité de ses particularités { partir d’une dimension de son interprétation consistant dans l’ancrage chrétien des idées d’égalité et de liberté qui ont dynamisé l’époque moderne. « C’est au travers de l’accomplissement de l’infini divin que s’est joué l’accès des acteurs humains { la maîtrise de leur destin collectif. (…) C’est de l’intérieur du religieux qu’on est passé hors de la détermination religieuse, la grandeur de Dieu engendrant la liberté de l’homme » (ibid., p. 67). Selon Gauchet, en effet, la liberté moderne trouverait son origine dans le fait christique et le dogme de l’Incarnation. Ce dogme aurait favorisé l’existence d’ « un homme intérieur, absolument indépendant en ultime ressort, au fond de lui-même, dans sa relation à Dieu » (ibid., p. 76). Ainsi, la liberté que les hommes des révolutions modernes scanderont et exerceront effectivement ne serait que l’apothéose d’une possibilité enfantée par l’activité théologique elle-même. Castoriadis s’opposait { cette lecture en insistant sur le fait que l’égalité du christianisme est celle devant Dieu et non pas une égalité sur un plan politique ou social. Il soulignait qu’ « il est étrange de voir, parfois, des penseurs par ailleurs sérieux vouloir faire de l’égalité transcendante des âmes professée par le christianisme l’ancêtre des idées modernes sur l’égalité sociale et politique. (…) La montée du mouvement démocratique et égalitaire à partir du XVIIe, et surtout du XVIIIe siècle, ne se fait pas dans tous les pays chrétiens, loin de l{. Elle n’a lieu que dans quelques-uns seulement, et en fonction d’autres facteurs; elle traduit l’action de nouveaux éléments historiques, requiert de nouveaux frais, représente une nouvelle création sociale » (Castoriadis, 1986, p. 389). La liberté dans le monde moderne, du moins { ses débuts, ce n’était pas tout simplement la liberté de l’individu, c’était la conjonction de la liberté individuelle et de la liberté collective, réalité qui n’a rien à voir, sinon de lui avoir succédé, avec la liberté individuelle du christianisme.

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215

laquelle le projet d’autonomie est, malgré des hauts et des bas, au devant de la scène

politique7.

Il devient clair, dans ce contexte, que les sociétés contemporaines, bien qu’elles comportent

encore un régime « démocratique » et une somme de procédures de ce type, ne sont

néanmoins plus animées par un pouvoir démocratique. Monbiot suggérait d’ailleurs cette

image fort juste quant à la démocratie actuelle : « On dirait qu’[elle] a été touchée par une

bombe à neutrons. Ses structures – les parlements et leurs commissions, les élections et

référendums – sont intact[e]s[,] mais toute vie les a quittés8. » La démocratie n’est pas

réductible à une somme de procédures politiques qu’il suffirait de « respecter » pour lui

assurer sa réalité. La question qui se pose, le problème qu’il faut saisir est bien résumé par

Castoriadis : « Pour autant que la modernité a incarné la signification imaginaire capitaliste

de l’expansion illimitée de la (pseudo-)maîtrise (pseudo-) rationnelle, elle est plus vivante

que jamais, engagée dans une course frénétique conduisant l’humanité vers les dangers les

plus extrêmes. Mais, pour autant que ce développement du capitalisme a été décisivement

conditionné par le déploiement simultané du projet de l’autonomie sociale et individuelle,

la modernité est achevée9. » Si la liberté et l’autonomie ont fait la modernité et ont été au

centre du pouvoir démocratique caractéristique de cette période, ces significations se sont

aujourd’hui déplacées en dehors du centre des préoccupations de notre monde pour faire

place à un autre type de pouvoir, auquel nous reviendrons au dernier chapitre de la thèse10

.

7 Castoriadis, 1990, p. 17. Les quatre siècles précédant cette période n’appartiendraient pas au Moyen-âge selon lui, mais seraient plutôt à comprendre comme une période d’émergence du projet d’autonomie. 8 Dans Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, Paris : La dispute/SNÉDIT, 2005, p. 8 9 Castoriadis, 1990, p. 23. 10 Certes, le droit de vote est toujours effectif, la liberté d’expression est garantie par des chartes, la liberté de choix n’a jamais été aussi grande autant sur le plan des trajectoires de vie que sur celui des objets de consommation, l’éducation est encore obligatoire pour tous, des pays comme l’Afghanistan ou l’Irak y ont enfin accédé (!!!), etc., mais tous ces restes ne sont justement que des restants démocratiques, du réchauffé, ils ne sont plus le plat principal, ils ont été en quelque sorte finalisés par de nouvelles significations. C’est l’imaginaire social-historique du capital qui triomphe et qui acquiert une suprématie dans le domaine des significations imaginaires sociales, c’est-à-dire qu’il est dorénavant le cœur du pouvoir effectif aujourd’hui. Le pouvoir démocratique n’est plus caractéristique des sociétés de notre temps, sa carcasse demeure, mais elle est animée par un autre « esprit ». L’imaginaire social-historique du capital est au cœur d’un genre particulier de pouvoir autoritaire immanent, c’est ce que nous allons montrer au cours du dernier chapitre de notre thèse.

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216

L’histoire n’a donc connu que deux courtes périodes pendant lesquelles la démocratie a été

effective. Il y a, de l’une à l’autre, beaucoup de différences sur lesquelles nous n’insisterons

toutefois pas11

. Nous cherchons ici à apporter une explication théorique synthétique qui

puisse rendre compte des deux expériences démocratiques sur le plan de la particularité du

phénomène du pouvoir qui y est à l’œuvre. Avec l’éthique et le principe d’égalité, nous

pourrons circonscrire les dimensions phénoménales importantes du pouvoir démocratique,

soit la question de son imaginaire social-historique ainsi que celle de l’incarnation et du

support qui assurent son assise dans la réalité sociale.

La démocratie, sur le plan de l’imaginaire social-historique, se caractérise par le fait que la

source ou le fondement de la signification est pleinement assumé, il s’ancre dans

l’effectivité, comme la tyrannie. Ce qui la distingue de cette autre forme du pouvoir est la

visée de cette signification, laquelle porte vers un idéal de la réalité alors qu’elle se tourne

vers l’effectivité sous le pouvoir tyrannique. Ainsi ancrée dans l’effectivité, mais visant un

idéal de vie sociale, la démocratie n’est pas un état « naturel » ni davantage l’aboutissement

nécessaire d’un processus de développement évolutionniste par lequel passerait ou serait

appelée à passer toute société12

. La démocratie est projet. Elle doit être incarnée et portée

dans une société et constamment réaffirmée pour aspirer à être une réalité. Elle n’est pas

une « vivace » revenant toujours d’elle-même à la fréquence qui est la sienne, elle est

davantage une « annuelle » qui disparaît quand arrivent les temps froids.

11 Pour une lecture synthétique de ces différences, on peut lire le texte de Castoriadis « Imaginaire politique grec et moderne », (La montée de l’insignifiance, Paris : Seuil, 1996). Les lois à Athènes sont connues et doivent être connues par tous les citoyens, elles sont gravées dans le marbre à la vue de tous sur la place publique. Les Grecs avaient recours au tirage au sort ou à un système de rotation pour les charges ne nécessitant pas d’habiletés techniques particulières et possédaient un principe électif pour celles exigeant un savoir-faire. Les démocraties modernes voient, elles, des lois extrêmement complexes dont personne ne possède le savoir total. De plus, elles ont aussi une tendance à fonder certaines de leurs lois sur autre chose que leur propre valeur, comme le droit naturel ou la Raison universelle (cela est d’ailleurs problématique en principe). Chez les Grecs, la collectivité s’identifie aux lois et au politique, du côté moderne, il y a une tendance à considérer la « gouverne » comme un « autre » (ibid., p. 164-171). 12 Il faut se méfier alors des lectures contemporaines telle celle de M. Fleurbaey (Capitalisme ou démocratie? L’alternative du XXIe siècle, Paris : Grasset, 2006) posant qu’il existerait une poussée démocratique qui serait l{ d’elle-même et sur laquelle nous pourrions compter pour sauver l’humanité. La seule chose dont on peut être certain en attendant la liberté dans une société est qu’elle n’adviendra assurément pas.

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Incarnation et support en démocratie : l’égalité

Comme tout autre type de pouvoir, le pouvoir démocratique est composé d’une même

substance phénoménologique, savante formulation indiquant simplement qu’il se constitue,

lui aussi, par un imaginaire social-historique incarné et porté dans la société. Comment ce

pouvoir en soi trouve-t-il sa réalité spécifique à l’intérieur du pouvoir démocratique ? Il y a

deux éléments importants qu’il faut souligner : l’égalité, laquelle constitue le principe,

voire l’ordre social, par lequel on peut saisir l’incarnation et le support social de cette forme

de pouvoir, ainsi que l’éthique (ou le projet d’autonomie (chapitre 1) qui sont, dans le cadre

de notre thèse, des synonymes), laquelle constitue son imaginaire social-historique typique.

Voyons ce qu’il en est d’abord de l’égalité.

En ayant utilisé la généalogie de la morale de Nietzsche pour étayer théoriquement le lien

entre un imaginaire social-historique et un groupe d’hommes qui l’incarne, le porte et

l’actualise, on pourrait croire, à première vue, que la logique du pouvoir démocratique ne

serait pas prise dans cette relation fondamentale. L’égalité constitue toutefois la condition

de base à l’ordre social du pouvoir démocratique le distinguant ainsi du principe

hiérarchique animant les autres types de pouvoir. Bien sûr, l’histoire nous a montré à cet

égard une égalité relative dans la pratique effective. Les Grecs ont exercé une forme de

démocratie directe impliquant la participation de tout le corps politique. Le support du

pouvoir était donc identique à la collectivité des citoyens. Mais, à l’intérieur du corps

politique, de la collectivité des citoyens considérée comme un tout, étaient égaux entre eux

seulement les citoyens mâles libres, ce qui excluait donc femmes, enfants, esclaves et

étrangers13

. La démocratie moderne a, quant à elle, hérité d’une séparation nette entre le

gouvernement et la société, séparation qu’elle a reconduite. Par la représentation, il s’est

mis en place une sorte de spécialisation de la politique, laquelle a créé une forme de rupture

dans la société entre ceux qui gouvernent et les autres. Néanmoins, les lois créées n’étaient

13 Castoriadis règle cependant le sort de cette question avec un argument massue. L’esclavage n’est pas la condition de la démocratie : l’Antiquité connaît partout l’esclavage et presque nulle part la démocratie (Castoriadis, 1996, p. 188).

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plus à l’image de la hiérarchie sociale de l’ancienne société, elles s’adressaient à un

individu général abstrait (Freitag), ce qui présuppose justement l’égalité14

.

Nous avons souligné plus tôt que le concept de politique au cœur du système philosophique

d’Arendt, malgré sa prétention à rendre compte d’une dimension de la condition humaine,

nous semblait beaucoup plus apte à décrire la politique dans une société démocratique que

le politique dans tout autre genre de société. Ce n’est qu’en société démocratique que le but

de la politique peut être la liberté (plus exactement, dans les termes posés ici, l’autonomie)

et rien de cela ne tient à la nature ou à la condition humaine. Le discours qu’elle tient sur

l’égalité nous semble aussi ne s’appliquer qu’à la démocratie. Dans La condition de

l’homme moderne, elle ouvre son discours sur l’action, lieu du politique, par cette

affirmation :

La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le

double caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas

égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre

ceux qui les ont précédés ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux

qui viendront après eux. Si les hommes n’étaient pas distincts, chaque être

humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils

n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre. Il

suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins

immédiats et identiques15.

L’égalité n’est pas une condition naturelle. En démocratie, elle doit être en quelque sorte

proclamée ou instituée et les citoyens doivent ensuite constamment s’assurer que cette

condition perdure (ne serait-ce que parce que les ennemis de la démocratie, eux, persistent).

L’égalité en société démocratique ne signifie pas égalisation et médiocrité. C’est sur la base

de cette condition que les citoyens grecs prenaient la parole, à leurs risques et périls, parce

que « égalité » n’est pas synonyme de « relativisme » et que, de cette égalité même, chacun

est responsable de la rendre la plus effective possible même si l’exigence est impossible à

satisfaire. Un égal accès au droit de parole publique ne garantit en rien que chaque

14 Mais, comme l’expliquait Bouveresse : « Nulle échappatoire pour les représentants, tant que la pression de la société ne se relâche pas. Cernée, surveillée, talonnée par les incessantes exigences de la collectivité, la représentation est contrainte à une obéissance, à une fidélité qui, en dehors même de tout mandat impératif, la transforme en une variété de la démocratie directe » (Jacques Bouveresse, « Lieux de pouvoir, lieux d’autorité » sous la direction de Jean Foyen, Gilles Lebreton et Catherine Puigelier, L’autorité, France : Presses universitaires de France, p. 110). 15 Arendt, 1983, p. 231-232.

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« expression » y ait un même impact, une même valeur, une même pertinence. Chez les

Grecs, il s’agissait d’ailleurs d’une activité dynamisée par une compétition intense, tournée

vers l’affirmation de l’individualité, de sa distinction. L’égalité n’est donc pas l’égalisation.

L’égalité fait en sorte qu’il n’y a pas de privilège normatif ou juridique à telle ou telle

catégorie d’individus, les lois s’adressent à tous de la même manière, et tous sont formés de

sorte qu’il leur soit tout autant possible de commander que d’obéir, selon l’expression

consacrée d’Aristote. De plus, les positions ou les fonctions sociales qui disposent d’une

grande puissance ne sont pas réservées à quelque élite que ce soit, elles se transmettent

selon des tirages au sort ou des élections (pour les postes nécessitant une compétence) et

leurs mandataires sont en poste pour une période de temps limitée. Lefort a brillamment

illustré cette condition fondamentale du pouvoir démocratique par une expression forte

: « la démocratie fait tacitement du lieu du pouvoir un lieu vide, elle établit qu'il

n'appartient en droit à personne16

. » Le pouvoir démocratique appartient à l’ensemble de la

collectivité politique, il ne s’incarne pas en une personne, un personnage ou une position

sociale. S’il en est ainsi, c’est en bonne partie parce que l’ordre social fondamental du

pouvoir démocratique, le fondement de la signification de l’imaginaire social-historique de

ce type de pouvoir, repose sur l’égalité.

Fondement de la signification en démocratie

Ce premier élément qu’est l’égalité, bien que fondamental, n’est pas suffisant pour rendre

théoriquement et synthétiquement compte du pouvoir démocratique. L’égalité est le

fondement de l’ordre social du pouvoir démocratique, de son imaginaire social-historique

qui en est l’expression. Or, ce principe ne constitue pas l’imaginaire social-historique de la

démocratie. Alors que l’imaginaire social-historique d’un pouvoir prend généralement la

forme d’une « morale » à imposer (sauf pour le pouvoir tyrannique où c’est le désir de

reconnaissance inassouvi du tyran qui fait office d’équivalent), à l’intérieur de la

démocratie, l’imaginaire social-historique prend la forme de l’éthique ou du projet

d’autonomie17

. Le modus operandi de cet imaginaire ne consiste pas à imposer un contenu

16 Claude Lefort, L'invention démocratique, Paris : Fayard, 1981, p. 149. 17 Par éthique, nous n’entendons pas le sens que prend ce concept dans le monde professionnel où il devient généralement l’équivalent de « code déontologique ». L’éthique n’est pas l’établissement

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normatif à toutes les dimensions de l’existence, mais bien à favoriser la liberté collective,

c’est-à-dire la conjugaison de l’autonomie de tous et de la société18

. C’est là la visée ou la

finalité de cet imaginaire social-historique. Il n’impose positivement que les conditions

générales favorisant l’autonomie, soit une recherche d’équilibre entre tous les intérêts

divergents qui animent une société. C’est cet imaginaire particulier qui explique pourquoi,

en démocratie, le but de la politique est l’autonomie (ou la liberté, dans le langage

d’Arendt).

Dans ces conditions, il est évident que le fondement de la signification de cet imaginaire

social-historique est pleinement assumé. C’est bel et bien l’effectivité de l’expérience

sociale elle-même, que l’on soit dans la démocratie grecque ou moderne, qui donne une

valeur aux lois, aux décisions, aux grandes orientations souhaitées ou voulues par la

collectivité. La source de la loi est la société, la collectivité des citoyens libres. Aucun

détour par une quelconque construction imaginaire ne lui confère en soi une finalité inscrite

quelque part et sur laquelle les hommes du présent seraient sans emprise. Elle ne fait pas

appel à un détour imaginaire, à un « fondement transcendantal de légitimation » pour se

fonder, ce sont les hommes libres et égaux qui réalisent l’activité qui constitue le

fondement de validité de cette même activité. Lefort traite avec justesse de la démocratie

comme d’un fondement sans fondement, aucun absolu ne lui confère a priori une validité,

ce qui a pour conséquence de marquer cet imaginaire d’une ouverture rendant possible sa

remise en question19

. « La création démocratique, disait de son côté Castoriadis, abolit

toute source transcendante de la signification, en tout cas dans le domaine public, mais en

fait aussi, si elle est poussée à ses conséquences, pour l’individu "privé". Car la création

protocolaire du devoir agir en telle ou telle occasion, au contraire, elle est plutôt une recherche du mieux sans nécessairement avoir d’a priori sur ce qui peut ou doit être son résultat. Ne pas posséder d’absolu ne conduit aucunement { « n’importe quoi ». L’essentiel du questionnement éthique est de savoir poser les limites afin que la vie collective soit la plus juste possible et la meilleure pour tous. 18 Dans L’homme révolté, œuvre essentiellement animée par une quête éthique, Camus expose un problème qui nous semble rendre compte de l’essentiel de l’éthique comme imaginaire social-historique de la démocratie. Voyons un court extrait au sein duquel il articule clairement les termes qui nous semblent relever l’essentiel de la finalité éthique : « Il y a donc pour l’homme, une action et une pensée possible au niveau moyen qui est le sien. Toute entreprise plus ambitieuse se révèle contradictoire. L’absolu ne s’atteint ni surtout ne se crée { travers l’histoire. La politique n’est pas la religion, ou alors elle est inquisition. Comment la société définirait-elle un absolu ? Chacun peut-être cherche, pour tous, cet absolu. Mais la société et la politique ont seulement la charge de régler les affaires de tous pour que chacun ait le loisir, et la liberté, de cette commune recherche » (Albert Camus, L’homme révolté, Paris : Gallimard, 1951, p. 362). 19 Lefort, 1981.

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221

démocratique est la création d’une interrogation illimitée dans tous les domaines20

. » Ainsi,

le fondement de la signification de l’imaginaire social-historique démocratique est ancré à

l’effectivité en prenant la forme d’une discussion entre hommes libres et égaux qui décident

souverainement de leur destin collectif en n’ayant d’autre garantie de validité que le fait lui-

même de s’adonner à cette activité.

Il s’agit là d’un critère important devant se conjuguer à celui de l’égalité pour que l’on soit

en présence d’une démocratie, symbiose d’un imaginaire social-historique et d’un ordre

social. On se souviendra qu’à l’intérieur des sociétés primitives, du moins de certaines

sociétés primitives, l’égalité était un principe social fondamental à leur existence expliquant

tout aussi bien l’a-puissance du chef que leur incessante entreprise guerrière (Clastres). Or,

malgré que l’égalité ait pu être le principe fondamental de leur structure sociale, ces

sociétés ne constituent pas pour autant des proto-démocraties (Caillé21

). La raison est

justement que ces sociétés ne comportaient aucune ouverture pour remettre en question

leurs significations fondamentales. Au contraire, tout chez elles concourait à préserver leur

complète intégrité. Même si le pouvoir y était assumé par la société toute entière sans

« appartenir » à une instance séparée, il répondait néanmoins à un absolu que nul ne

pouvait questionner. La démocratie, elle, n’est pas un présent perpétuel que l’on voudrait

reproduire pour l’éternité. « Dans sa véritable signification, disait Castoriadis, la

démocratie consiste en ceci que la société ne s’arrête pas à une conception de ce qu’est le

juste, l’égal ou le libre, donnée une fois pour toutes, mais s’institue de telle sorte que les

questions de la liberté, de la justice, de l’équité et de l’égalité puissent toujours être re-

posées dans le cadre du fonctionnement "normal" de la société22

. »

La démocratie a sans aucun doute pour particularité d’être un projet en devenir plutôt qu’un

résultat à préserver. En effet, elle ne consiste pas en l’établissement du parfait protocole qui

répondrait à jamais à toute question, elle est au contraire la recherche constante du mieux et

du juste sans autre absolu pour fonder cette recherche que cette recherche même23

. Il faut

20 Castoriadis, 1996, p. 200. 21 Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire : Manifeste du Mauss, Paris : Éditions La Découverte, 1989. 22 Castoriadis, 1996, p. 162. 23 Notons aussi que, bien que les hommes des révolutions modernes aient pu avoir l’impression de participer { une œuvre plus grande qu’eux, ils agissaient néanmoins avec aucune autre assurance que celle que leur conférait leur propre capacité de raisonner le monde (Jacques Mascotto « KTO Kogo ?

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222

souligner que la démocratie moderne a poussé ce mouvement encore plus loin que la

démocratie grecque. Contrairement à cette dernière, aucune institution n’a échappé à la

critique24

. En ce sens, certaines questions fondamentales nous semblent devoir être

adressées à l’interprétation des révolutions mise de l’avant par Arendt, particulièrement en

ce qui concerne la fondation de la liberté politique ratée au terme du processus

révolutionnaire français25

. Car, selon elle, bien que la révolution soit composée de deux

moments fondamentaux, la libération et la refondation, le but véritable d’une révolution est

de refonder la liberté politique, reléguant ainsi péjorativement la libération dans le pré-

politique : « C’est un truisme peut-être d’affirmer que la libération et la liberté ne sont pas

une seule et même chose; que la libération puisse être la condition de la liberté, mais

qu’elle ne conduise pas automatiquement pour autant à celle-là; que la notion de liberté

incluse dans la libération ne peut être que négative, partant que même la volonté de

libération ne s’identifie pas avec le désir de liberté26

. » Ainsi, pour juger de la réussite ou

non d’une révolution, pour évaluer son accomplissement, il ne faudrait pas seulement

arrêter notre jugement sur le processus révolutionnaire en tant que tel, mais le laisser aussi

prendre en compte la suite de la révolution proprement dite et l’évaluer à l’aune de la tâche

de la refondation de la liberté politique.

Parce qu’Arendt ne concède à la libération qu’une vision accessoire et secondaire, elle

pourra en venir à la conclusion que c’est la Révolution américaine qui aurait réussi,

puisqu’elle serait parvenue à fonder la liberté politique et à initier quelque chose de neuf.

Elle viendra aussi à la conclusion que la Révolution française aurait échoué à cette tâche27

.

Spectre des classes contre petite-bourgeoisie hystérique : une théorie du stalinisme » in Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain, sous la direction de Daniel Dagenais, Québec : Presses de l’Université Laval, 2003(b)). 24 Castoriadis, 1996, p. 164-171. Sauf peut-être, si l’on suit la lecture de Weber dans Sociologie du droit, le droit de propriété et autres privilèges qu’aurait permis de conserver la logique du droit naturel. 25 Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967. 26 Ibid., p. 38. 27 Cette nécessité ne s’est pas présentée de la même manière des deux côtés de l’Atlantique. C’est le caractère problématique de cette dimension pour la Révolution française qui fait dire { Arendt qu’elle a échoué. Il y a des conditions particulières { la France prérévolutionnaire qui l’expliquent : tout un héritage « social » qui n’était pas présent en Amérique. Toute la tradition chrétienne ayant forgé la France pendant bon nombre de siècles aurait eu pour effet de mettre sur le devant de la scène la question d'un absolu. Cette réalité n'était cependant que le propre du vieux continent. En Amérique, les débats concernant la construction d'un nouveau monde étaient, somme toute, vierges de tradition. Les Américains ont réglé, humainement, la question de l'absolu par l'acte de fondation lui-même (ibid., p.

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223

Selon Castoriadis, c’est le penchant trop naturel d’Arendt à glorifier le principe de l’autorité

romaine qui l’amène à considérer que toute la substance d’une révolution tiendrait à la

capacité des hommes qui la font de refonder l’autorité politique28

. Et il n’a pas tort. Le

propre de la démocratie n’est pas d’être une fondation absolue de la liberté, car cela

présupposerait la fermeture de ce qu’elle présuppose au contraire, à savoir l’ouverture.

En Amérique, l’acte de fondation a certes été accompli par des hommes libres se

rencontrant dans le but de créer une nouveauté. Seulement, ce n’est pas la totalité de

l’organisation sociale qui fut mise en cause; « in god we trust » et la Common Law sont

autant d’attaches avec le passé qui ont su échapper au questionnement critique. « Les pères

fondateurs, et le mouvement qu’ils expriment, disait Castoriadis, reçoivent du passé un état

social qu’ils considèrent comme approprié et auquel ils ne pensent pas qu’il y ait quelque

chose à changer. Il ne reste, à leurs yeux, qu’à instituer le complément politique de cet état

social29

. » La Révolution française a quant à elle assumé pleinement les conséquences de

l’absence d’absolu :

La grandeur et l’originalité de la Révolution française se trouvent, à mon

sens, dans cela même qu’on lui reproche si souvent : qu’elle tend à mettre

en question, en droit, la totalité de l’institution existante de la société. La

Révolution française ne peut pas créer politiquement, si elle ne détruit pas

socialement. Les constituants le savent et le disent. La révolution anglaise et

même la révolution américaine peuvent se donner d’elles-mêmes la

représentation d’une restauration et d’une récupération d’un supposé passé30.

Castoriadis note aussi que ce ne sont pas toutes les révolutions modernes qui se sont posé la

question explicite de l’auto-institution de la société. « Mais en France, c’est la société elle-

même, ou une énorme partie de cette société qui se lance dans une entreprise qui devient,

289-302). À l’encontre de l’énoncé de sa volonté, Arendt tend à faire de la Révolution américaine un modèle alors qu’elle n’est qu’une exception. 28 « On a constamment "accusé" les Athéniens et leur régime d’"instabilité", et des échos de cette mentalité conservatrice se trouvent même encore chez Hannah Arendt et ses louanges de l’auctoritas et la traditio romaines, opposées à la versatilité des Athéniens » (Castoriadis, 1996, p. 186). 29 Castoriadis, 1990, p. 155-156. 30 Ibid., p. 156-157. Dans L’ère des révolutions, Hobsbawm considère aussi la Révolution française comme l’événement le plus fondamental : « Seule, (…), de toutes les révolutions contemporaines, la Révolution française fut œcuménique. Ses armées s’étaient mises en route pour révolutionner le monde; ses idées y réussirent effectivement. La Révolution américaine est restée un événement crucial dans l’histoire américaine, mais (sauf dans les pays directement impliqués) elle a laissé { l’étranger peu de traces importantes » (Eric J., Hobsbawn, L’ère des révolutions, Paris : Fayard, 1969, p. 74).

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très rapidement, une entreprise d’auto institution explicite31

. » Là où Castoriadis voit

l’essentiel démocratique, Arendt n’y voit qu’échec, avec comme point culminant la

réduction théorique de la nation à une autre forme d’absolu, « la monarchie absolue, disait-

elle, fut remplacée par la souveraineté tout aussi absolue de la nation32

». Ainsi, par la

Nation, c’est la fondation de la liberté politique qui aurait échoué et la cause de cet échec se

trouverait dans la venue sur la place publique de la question sociale. En dernière analyse,

les causes de l’échec de la Révolution française se trouveraient, selon Arendt, dans le fait

que la question sociale en serait venue à envahir la place publique. Cette question, qui ne

serait pas politique, aurait brouillé les cartes en faisant venir à l’espace public le domaine

de la nécessité alors qu’il n’aurait dû être question que de liberté politique.

Castoriadis met en doute cette interprétation : « Hannah Arendt commet une bévue énorme

lorsqu’elle reproche aux révolutionnaires français de s’être occupés de la question sociale,

en présentant celle-ci comme revenant à des préoccupations philanthropiques et à la pitié

pour les pauvres33

. » Castoriadis avance deux raisons pour fonder cette accusation. La

première est que, contrairement à ce que soutient Arendt, cette question est proprement

politique : « La démocratie est-elle compatible avec la coexistence d’une extrême richesse

et d’une extrême pauvreté ? » Question politique par excellence, s’il en est une, à moins

que l’on ait une conception élitiste du politique. Question d’autant plus importante dans le

contexte de la France révolutionnaire où cette question, entre autres, exacerbée par une

année de conditions météorologiques difficiles, a occupé le devant de la scène : « Comme

si souvent chez Hannah Arendt, les idées l’empêchent de voir les faits. Mais les grands faits

historiques sont des idées plus lourdes que les idées des philosophes. Le "passé vieux de

mille ans", opposé au "continent vierge", emporte nécessairement la nécessité de s’attaquer

à l’édifice social comme tel34

. » La question sociale en France était politique de part en part

parce qu’elle était indissociable de la société française en rupture avec son passé, ce qui

mène à la seconde raison évoquée par Castoriadis : « Ensuite, en France l’Ancien Régime

n’est pas une structure simplement politique; c’est une structure sociale totale. Royauté,

noblesse, rôle et fonction de l’Église dans la société, propriétés et privilèges tiennent au

31 Castoriadis, 1990, p. 155. 32 Arendt, 1967, p. 287. 33 Castoriadis, 1990, p. 157. 34 Idem.

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plus intime de la texture de l’ancienne société35

. » Rien de politique n’est alors possible

sans prendre en compte cette réalité absente des restaurations du passé, qu’elles soient

anglaise ou américaine. Ainsi, l’échec de la Révolution française selon Arendt apparaît non

seulement comme réussite à la lumière de notre cadre, mais plus fondamentalement encore

comme une caractéristique propre et essentielle à toute véritable démocratie. Soumettre tout

le fonctionnement social au questionnement critique dans le but de favoriser l’autonomie

est beaucoup plus typique de l’esprit démocratique que de fonder celle-ci comme s’il était

possible de la fixer sans plus ne jamais la remettre en question. La démocratie rime mal

avec absolu.

Visée idéale du pouvoir démocratique, liberté collective et autonomie

Si la source de la signification de l’imaginaire social-historique démocratique s’ancre dans

le sol même de l’expérience sociale concrète au présent et qu’elle est pleinement assumée,

sa visée est plutôt tournée vers la réalisation d’un idéal de la vie sociale. C’est que la vie

démocratique n’est pas une donnée de fait, un état des choses donné par plus grand que soi.

Elle se base sur l’égalité et elle vise l’autonomie, deux principes n’ayant rien de « naturel ».

Castoriadis disait :

La démocratie n’est pas un modèle institutionnel, elle n’est même pas un

"régime" au sens traditionnel du terme. La démocratie c’est l’auto-

institution de la collectivité par la collectivité, et cette auto-institution

comme mouvement. Certes ce mouvement s’appuie sur et est facilité

chaque fois par des institutions déterminées, mais aussi par le savoir,

diffusé dans la collectivité, que nos lois ont été faites par nous et que nous

pouvons les changer36

.

La démocratie n’est pas « fondation », mais recherche, quête du « mieux » et c’est en ce

sens que sa visée est un idéal de la vie sociale et non une velléité stricte de son contrôle

effectif comme pour le pouvoir tyrannique, lequel ne comporte pas cette visée.

La démocratie est la recherche d’un équilibre entre les potentialités individuelles et les

nécessités collectives. Si son but est l’optimisation de la liberté de l’individu, elle reconnaît

35 Idem. 36 Ibid., p. 187.

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que cela ne passe pas par un laisser-aller incontrôlé du chacun-pour-soi et que, par le

domaine public, elle doit constamment chercher à instaurer les balises nécessaires pour

atteindre cet équilibre. En ce sens, la démocratie a plus à voir avec la république que le

libéralisme, imaginaire social-historique dans lequel s’ancrent en bonne partie les causes de

la disparition démocratique contemporaine, nous allons y revenir. C’est de cette confusion

entre démocratie et libéralisme que procédait une analyse réalisée au milieu du 20e siècle,

La démocratie totalitaire de Talmon, laquelle dresse un portrait démonisé de l’expérience

démocratique de la France révolutionnaire et postrévolutionnaire37

. Ce qui se serait mis en

place au terme de la période tumultueuse de la Révolution française ne serait rien de moins

que les conditions de la « démocratie totalitaire », un fruit du choc entre l’idéel et le réel,

entre les idéaux modernes et la réalité de la Révolution38

. Ce choc aurait eu pour effet,

selon Talmon, de scinder l’ouverture de la modernité en deux courants, en deux

potentialités : la démocratie libérale et la démocratie « totalitaire ». Nous ne partageons

nullement les conclusions de cette thèse, elle a néanmoins l’avantage de faire apparaître la

dimension précise que nous voulons étayer bien que ce soit, en quelque sorte, par la

négative.

Selon Talmon, les deux types de démocratie n’auraient pas préexisté au broyeur à idées

qu’a été le rouleau compresseur de la Révolution. Les deux pôles n’étaient pas contenus en

germe dans le postulat du 18e siècle, c’est la révolution elle-même qui aurait engendré les

deux souches : « la ramification de la souche originale en deux types de démocratie n’a lieu

qu’après que les croyances communes aient subi l’épreuve de la révolution39

. » La marche

vers la démocratie « totalitaire » aurait ensuite passé par deux autres phases, le jacobinisme

suivi de la cristallisation babouviste qui, tous deux, en auraient raffiné la portée. « Elles

mènent toutes, disait-il, d’une part, au communisme économique et, d’autre part, à la

synthèse de la souveraineté populaire et à la dictature d’un seul parti40

. » De la Révolution

française à la révolution bolchevique, il y aurait, selon cette lecture, une parfaite continuité.

37 J.L. Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire (1952), Paris : Calmann-Lévy, 1966. 38 Pour la question des « idéaux », Talmon aborde cette question par le concept de « postulat du 20e siècle », c’est-à-dire un combiné du plan concerté de Morelly, de la volonté générale de Rousseau et de l’intervention de l’État dans le commerce de Malby. 39 Talmon, 1966, p. 13. 40 Ibid., p. 16.

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Pour ce qui nous occupe ici, la question est de déterminer le caractère idéal de la visée de

l’imaginaire social-historique démocratique démonisé par l’analyse de Talmon. En bon

libéral, il croit que la branche totalitaire est engendrée par la difficulté que pose la

conciliation de la liberté avec un but collectif absolu41

. La démocratie totalitaire et la

démocratie libérale se distingueraient alors sur ce point particulier : « Ces écoles affirment

toutes les deux la valeur suprême de la liberté. Mais alors que l’une voit l’essence de la

liberté dans la spontanéité et l’absence de contrainte, l’autre ne la conçoit qu’à travers la

poursuite et la réalisation d’un but collectif absolu42

. » Cette interprétation ne considère pas

la conciliation entre la liberté de la société et celle des individus comme une disposition

fondamentale de la démocratie : « Le problème (…) [de] la démocratie totalitaire, (…) peut

s’intituler le paradoxe de la liberté. La liberté humaine est-elle compatible avec un mode

d’existence social exclusif, même si ce mode tend vers un maximum de justice et de

sécurité sociales43

? » La démocratie n’est pas une entreprise dont le seul but sur terre serait

de laisser-faire, cela relève d’un autre imaginaire social-historique, lequel triomphe

d’ailleurs aujourd’hui. En démocratie, le but de la puissance publique, de l’État on l’a vu,

ne consiste pas seulement à protéger et à favoriser la liberté des individus (réduite à la

liberté d’entreprendre), mais vise aussi à poser consciemment et volontairement des limites

collectives à la liberté individuelle, à l’entreprise privée. Elle est l’effort de se donner une

finalité collective plutôt que de se contenter du résultat de l’interrelation d’ensemble, en

présupposant en plus que cette addition conduit au plus grand bonheur collectif possible. La

démocratie cherche l’équilibre entre le collectif et l’individuel et ce n’est pas parce que le

libéralisme a fini par triompher au 20e siècle qu’il devrait absorber la signification propre

de la démocratie.

Il est impossible de faire advenir ou de maintenir en vie une démocratie en limitant

l’organisation politique à n’intervenir qu’afin d’agir comme médiateur des conflits que le

libre déploiement de la liberté individuelle finirait nécessairement par générer. Le

libéralisme, qui récuse les arguments en faveur de la nécessité de l’intervention politique

(par l’État ou par une autre forme politique) s’appuie sur un concept d’être humain qui n’a

41 Ibid., p. 13. 42 Ibid., p. 12. 43 Ibid., p. 13.

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pas toujours quelque chose à voir avec la réalité et sur une compréhension que l’on pourrait

dire « faible » du fonctionnement de la vie en société. Il procède d’une réduction de l’être

humain, qui n’est plus qu’un être de besoins en quête de satisfaction, et de la vie sociale,

dont le laisser-aller devrait maximiser le bonheur du plus grand nombre. La démocratie

n’est pas le résultat de ce qui advient lorsque l’on n’intervient pas collectivement. Elle est

un projet. Elle doit être voulue et, quand elle existe, elle doit encore l’être; ses réalisations

institutionnelles ne lui garantissent pas de se maintenir dans l’être.

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2. La tyrannie

Le second type de notre typologie est celui de la tyrannie. Ce concept a surtout été employé

chez les Grecs et il n’a pas, par la suite, jouit d’une très grande popularité théorique. Il

devient toutefois nécessaire de le remettre à l’ordre du jour pour articuler l’approche que

nous mettons de l’avant, laquelle place l’imaginaire social-historique au cœur des critères

permettant de discriminer les différents types de pouvoir. Il est nécessaire parce qu’il rend

compte d’un type de pouvoir particulier, laissant apparaître une conjonction spécifique du

fondement et de la finalité d’un imaginaire social-historique. Si ce type a une

caractéristique commune avec la démocratie, soit la source de la signification de

l’imaginaire social-historique qui s’ancre dans l’effectivité de l’expérience sociale sans être

masquée, en l’occurrence la personne même du tyran, sa volonté et son désir de

reconnaissance, la visée ou la finalité de cette signification ne s’oriente définitivement pas

vers un quelconque idéal de vie sociale. Elle vise plutôt le contrôle du présent effectif sans

concession, sans rendre de comptes.

C’est l’analyse du Hiéron de Xénophon, réalisée par Strauss, qui nous a poussé à considérer

la tyrannie comme un type possible de pouvoir44

. Nous allons revenir à l’analyse de ce

dialogue, et surtout à la réponse adressée par Kojève, lorsque viendra le temps d’étayer les

particularités du type proprement dit. Mais avant, il nous faut donner quelques précisions

sur les expériences concrètes de pouvoir qui seraient à ranger sous ce type général afin de

limiter l’ouverture faite par Strauss à une trop grande variété d’expériences sociales dans

les limites de ce type. Il faut, certes, lui être reconnaissant d’avoir ramené ce dialogue

oublié à la conscience réflexive du 20e siècle, car derrière son commentaire se trouve

l’intention de réhabiliter le concept de tyrannie pour saisir des manifestations plus

contemporaines de ce à quoi il renvoie, à un moment où une tendance de fond en sciences

sociales cherchait plutôt à le réduire à être le produit d’un jugement de valeur45

. Nous

sommes d’accord avec Strauss pour dire que le concept de tyrannie désigne bien quelque

44 Léo Strauss, De la tyrannie précédé de Hiéron de Xénophon, suivi de Tyrannie et sagesse par Alexandre Kojève, et de Mise au point par Léo Strauss ainsi que de la correspondance Leo Strauss-Alexandre Kojève, 1932-1965, Paris : Gallimard, 1997. 45 Strauss, 1997, p. 39. « Lorsque nous aurons appris de nouveau, { l’aide des classiques, ce qu’est la tyrannie, il nous sera possible et il nous faudra qualifier de tyrannies un certain nombre de régimes contemporains qui se présentent à nous sous la forme de la dictature » (ibid., p. 203).

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chose, qu’il a une utilité scientifique et qu’il n’est pas que le produit d’un jugement de

valeur négatif. Nous croyons toutefois, contrairement à Strauss, qu’il faut s’interdire

d’intégrer à ce concept les régimes qualifiés ailleurs de totalitarismes.

Selon lui, la relégation de la tyrannie au rang de mythologie s’expliquerait par le fait que la

science politique mise en place depuis Machiavel aurait cessé de réfléchir de manière

séparée roi et tyran. « On peut dire que l’Éducation de Cyrus est consacrée au roi parfait

opposé au tyran tandis que Le prince se caractérise par la volonté de ne faire aucune

distinction entre un roi et un tyran46

. » Or, il y a une différence entre les deux, et Arendt en

soulignait une dimension importante : « La différence entre la tyrannie et le gouvernement

autoritaire a toujours été que le tyran gouverne conformément à sa volonté et à son intérêt,

tandis que même le plus draconien des gouvernements autoritaires est lié par des lois47

. »

Strauss considère que les penseurs contemporains, y compris Arendt, ont omis de voir la

forme nouvelle de la tyrannie en l’abordant comme totalitarisme ou comme système

totalitaire : « lorsque nous nous sommes trouvés en face de la tyrannie – et d’une tyrannie

qui dépassait tout ce que les plus puissants penseurs d’autrefois avaient pu imaginer de plus

hardi – notre science politique ne sut pas la reconnaître48

». La « tyrannie moderne » se

distinguerait de la tyrannie classique par la technologie, l’idéologie et la science, ou plutôt

l’interprétation particulière d’une science dont la visée est essentiellement le résultat

technique. En attribuant ces caractéristiques à la tyrannie moderne, Strauss suggérait donc

explicitement d’étendre le concept de tyrannie aux « totalitarismes ». Or, en tenant compte

des imaginaires sociaux-historiques en jeu, nous devons nous interdire le mouvement

théorique proposé par Strauss. L’« idéologie » occupe une place spécifique dans les

totalitarismes et donne lieu à un autre type de pouvoir. Car, avec l’ « idéologie », la source

de la signification est masquée, alors qu’avec la tyrannie proprement dite, nous sommes

dans la situation inverse : les nazis ou Staline et ses camarades agissaient au nom de raisons

supérieures, alors que le tyran n’a que sa volonté comme raison d’agir. Ainsi, s’il faut

exclure du pouvoir tyrannique les totalitarismes, certaines formes plus récentes, que l’on a

pris l’habitude de nommer dictatures, s’intègrent cependant à ce type. Le concept de

46 Ibid., p. 40. 47 Hannah Arendt, La crise de la culture Huit exercices de pensée politique, Paris : Gallimard, 1972, p. 128-129. 48 Strauss, 1997, p 38.

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tyrannie a encore une utilité pour caractériser certaines sociétés contemporaines, que l’on

pense, par exemple, à tous les régimes qui sont tombés pendant le printemps arabe. Nous

considérons les dictatures proprement dites, c’est-à-dire l’exercice absolu et sans

concession du pouvoir, comme faisant partie du type de la tyrannie49

.

Pour être tyrannique, un pouvoir n’a pas besoin de meurtrir violemment tous les individus

sur qui sa domination s’étend. De même, le fait de trouver de la violence, aussi intense soit-

elle, dans le mode opératoire d’un pouvoir ne nous indique pas nécessairement un pouvoir

tyrannique. Les particularités d’un pouvoir tyrannique ne se trouvent pas dans son action ou

dans sa manière de se comporter. Elle se trouve plutôt du côté de son imaginaire social-

historique, qui y prend la forme la plus réduite qui soit, en l’occurrence la volonté du tyran.

Pour bien dire les choses, le tyran n’est pas l’incarnation d’un imaginaire social-historique

particulier. Il se glisse dans les significations imaginaires sociales d’une société et utilise

les institutions, en les modifiant suffisamment pour réaliser le contrôle sans idéal du

présent. Bien que l’imaginaire social-historique de ce type de pouvoir soit des plus réduits,

il reçoit néanmoins un large support social à travers le Demos et le travail actif de

mercenaires ou de gardes du corps. Nous sommes donc en présence d’un authentique

phénomène de pouvoir.

Aux origines de la tyrannie

Comme dans bien d’autres domaines, ce sont les Grecs qui ont été les premiers à rendre

compte de la tyrannie (du moins pour ce que l’on en sait), qu’ils identifièrent d’abord en

tant qu’expérience étrangère50

. Le mot même de tyran a probablement été importé d’un

dialecte anatolien et on n’en trouve aucune trace écrite avant le VIIe siècle. La plus vieille

évocation écrite de cette réalité viendrait du poète Archiloque et se rapporterait au roi

lydien Gygès, qui aurait agi comme un tyran pour la première fois51

. Selon Turchetti, cette

première expérience est riche d’enseignement pour qui cherche à comprendre la tyrannie de

manière générique. C’est que, bien souvent, la tyrannie évoque l’idée d’usurpation d’un

49 Nous pourrions dire ici que nous considérons seulement la dictature souveraine et non la dictature de commissaire selon la distinction de Schmitt. Le dictateur mis en place constitutionnellement n’entre pas nécessairement dans cette catégorie (Carl Schmitt, La dictature, Paris : Seuil, 2000). 50 Claude Mossé, La tyrannie dans la Grèce antique, Paris : PUF, 1969, p. 11. 51 Mario Turchetti, Tyrannie et Tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris : PUF, 2001, p. 33.

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232

pouvoir légitime, pris illégalement et, surtout, dans la violence. Or, les raisons premières

ayant conduit à qualifier le roi Gygès de tyran renvoient à un autre motif. En effet, ce

« premier » tyran n’exerçait pas illégitimement son pouvoir; bien qu’il ait tué le roi

précédent, il était d’origine aristocratique et il épousa la veuve, légitimant ainsi, selon les

normes de l’époque, son pouvoir. S’il fut le premier à être qualifié de tyran, c’est qu’il

aurait exercé pendant 38 années un pouvoir absolu, ne rendant de comptes qu’à lui-même.

C’est l’exercice absolu, arbitraire et sans bornes du pouvoir politique qui lui aurait valu ce

qualificatif. Avant le Ve siècle, la tyrannie n’était pas tenue pour mauvaise en elle-même, il

pouvait y avoir de bons tyrans et ce mot pouvait aussi caractériser l’action des dieux. Ce

mot (Tyrannos) devint même un prénom usuel chez les Grecs d’origine humble. « Ces

emplois anthroponymiques et religieux, dira Turchetti, nous confirment qu’anciennement la

signification du terme tyran n’avait pas nécessairement une valeur négative liée à la

violence52

. » Son trait caractéristique serait plutôt dans l’exercice absolu et sans compromis

du pouvoir : « C’est cet absolutisme-là, c’est-à-dire un pouvoir autoritaire sans restriction

ni contrôle, que les Grecs voulurent stigmatiser en qualifiant de "tyrannie" le gouvernement

de Gygès53

. » Hérodote et, plus tard, Aristote confirmeront cette signification de la

tyrannie54

. Ce sera seulement à l’époque classique que des tyrannies plus oppressives et

despotiques verront le jour55

. Cette brève enquête sur les origines de la signification de ce

concept laisse bien entrevoir la nature de l’imaginaire social-historique de la tyrannie,

lequel tend à se réduire à la volonté du tyran qui n’a pour tout référent qu’elle-même. Elle

précise aussi que la violence n’est pas un signe ou une caractéristique de la tyrannie. C’est

le fait, pour un seul, de diriger en n’ayant de comptes à rendre à personne, qui doit servir de

base à la compréhension générique du pouvoir tyrannique.

L’imaginaire social-historique du pouvoir tyrannique : désir de reconnaissance et contrôle

du présent

Le Hiéron de Xénophon est sans doute un des plus anciens écrits à portée théorique sur la

question de la tyrannie. L’analyse de Strauss cherche à dégager le sens véritable du texte

dans une optique herméneutique, ce qui nous importera moins ici. Ce dialogue, construit

52 Ibid., p. 35. 53 Ibid., p. 37. 54 Idem. 55 Ibid., p. 42.

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233

dans la tradition de la rhétorique socratique, met en scène la rencontre du sage (poète)

Simonide et du tyran Hiéron, et il est composé de deux moments principaux que Strauss

prend bien soin d’analyser dans ses menus détails. Il n’est pas question ici de rendre

compte de l’ensemble de cette analyse beaucoup trop détaillée pour nos besoins. La

première partie de ce dialogue consiste en une discussion entre les deux personnages et fait

apparaître une stratégie discursive au cours de laquelle Simonide cherche à faire dire par le

tyran l’imperfection de la tyrannie. À son terme, le lecteur est laissé avec l’idée, sortie de la

bouche même du tyran, que la condition du tyran est la pire qui soit sur terre. La deuxième

partie du dialogue prend un autre tournant. Après avoir amené Hiéron à décrier lui-même la

tyrannie, Simonide s’emploie ensuite à le conseiller sur la manière de parfaire la tyrannie,

pour qu’il obtienne plus d’honneur et plus d’amour. L’essentiel du dialogue ne serait

toutefois pas, selon Strauss, un enseignement sur la perfection de la tyrannie, mais un

exposé sur les différences entre la vie du tyran et la vie privée, et particulièrement celle du

sage, en ce qui concerne les plaisirs et les peines : « Le dialogue, en définitive, a pour but

d’opposer les deux manières de vivre : la vie politique et la vie consacrée à la sagesse56

. »

Sur un plan plus théorique, l’analyse de Strauss nous présente un élément important qui

confirme ce que nous avons avancé jusqu’à présent. Il y a dans de ce dialogue un effort de

comparaison entre la mauvaise tyrannie et la royauté. Cette dernière est le gouvernement

s’exerçant sur des sujets consentants et reposant aussi et surtout sur les lois de la cité. « La

tyrannie est le gouvernement exercé sur des sujets non consentants et qui s’appuie non sur

des lois, mais sur la volonté du souverain57

. » Cette distinction est le point théorique fort de

l’analyse de Strauss. Ainsi, que le tyran applique ou non les conseils de Simonide visant à

gratifier ses sujets pour qu’ils lui donnent plus de reconnaissance, il demeure néanmoins

tyran. Peut-être que le tyran ferait face à des sujets consentants à la suite de cette

transformation, mais il continuerait néanmoins à gouverner sans loi, sans avoir de comptes

à rendre.

Dans Tyrannie et sagesse, une réponse adressée à Strauss par Kojève, ce dernier amène

quelques observations tout à fait pertinentes. Kojève procède en effet à une lecture

différente, qui place l’autorité inhérente à la position de chef dont le tyran jouirait au centre

56 Strauss, 1997, p. 111. 57 Ibid., p. 98.

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234

de la tyrannie. En fait, Kojève fait intervenir ici la logique sous-tendant sa vision de

l’autorité, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir de manière critique au prochain

exposé58

. Ainsi, explique-t-il, si l’on croit Hiéron, il n’y aurait que la terreur pour forcer

l’obéissance, ce qui serait selon lui une situation impossible. Par la force, un homme seul

peut soumettre enfants et vieillard, « mais il ne peut pas s’imposer ainsi à la longue dans un

groupe tant soit peu étendu d’hommes bien portants59

». Le despotisme de cette sorte ne

serait alors possible qu’à l’intérieur d’une famille isolée. Mais le tyran incarne l’autorité du

chef, dont il jouit en partie : « En fait, un chef politique a toujours recours à son autorité, et

c’est d’elle qu’il tient sa puissance60

. » Cette autorité serait reconnue par certains, mais pas

par tous61

. La tyrannie serait alors la volonté d’étendre le contrôle de son monde à celui de

tout le monde, et, ultimement, servirait possiblement la constitution d’un État universel

homogène62

. Nous ne partageons pas cette explication et croyons que c’est plutôt le support

social, plus que l’autorité en soi du chef, qui permet à ce type de pouvoir de se maintenir,

nous reviendrons à cette question.

L’analyse-réponse de Kojève est particulièrement pertinente lorsqu’elle fait intervenir la

tragédie du maître analysée par Hegel63

. Il fait appel à la dialectique de la reconnaissance

afin d’élargir la quête du tyran au-delà des plans de l’honneur et de l’amour. « Car le désir

d’être "reconnu" (par ceux qu’on reconnaît en retour) dans sa réalité et dans sa dignité

58 Nous croyons qu’il y a incompatibilité entre autorité et tyrannie parce que nous refusons de réfléchir l’autorité comme liée { des positions sociales ou fonctions, juge, chef, père et maître, qui servent de base { l’argumentation de Kojève. Selon nous, l’autorité est liée { un (ou des) imaginaire social-historique en fonction duquel certaines positions reçoivent de là leur autorité. 59 Kojève dans Strauss, 1997, p. 160. 60 Idem. 61 « En fait, il y a tyrannie (au sens moralement neutre du mot) là où une fraction des citoyens (peu importe qu’elle soit minoritaire ou majoritaire) imposent { tous les autres citoyens leurs idées et leurs actes, qui sont déterminés par une autorité qu’eux-mêmes reconnaissent spontanément, mais qu’ils n’ont pas réussi à faire reconnaître par les autres, et où ils le font sans "composer" avec les autres, sans chercher de "compromis" avec eux, sans tenir compte de leurs idées et désirs (déterminés par une autre autorité, spontanément reconnue par ces autres) » (ibid., p. 161). 62 « On peut donc admettre que Hiéron, comme tout homme politique, a recherché activement la tyrannie parce qu’il voulait (consciemment ou non) imposer son autorité exclusive à ses concitoyens » (ibid., p.159). 63 « Le Maître engage un combat à mort afin de faire reconnaître par son adversaire sa dignité humaine exclusive. Mais si son adversaire est lui-même un Maître, il sera animé du même désir de « reconnaissance », et luttera jusqu’{ la mort : la sienne ou celle de l’autre. Et si l’adversaire se soumet (par crainte de la mort), il se révèle comme Esclave. Sa « reconnaissance » est donc sans valeur pour le maître vainqueur, aux yeux duquel l’Esclave n’est pas un être vraiment humain. Le vainqueur de la lutte sanglante de pur prestige ne sera donc pas « satisfait » par sa victoire. Sa situation est ainsi essentiellement tragique, puisque sans issue possible » (ibid., p. 158).

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235

humaines éminentes est effectivement, (…) disait Kojève, le mobile dernier de toute

émulation entre les hommes et donc de toute lutte politique, y compris celle qui mène à la

tyrannie64

. » Le tyran ne chercherait ni l’amour ni l’honneur, mais il voudrait simplement

que sa volonté triomphe partout, il veut être reconnu comme maître incontesté. Son

problème principal serait alors de ne pas avoir d’égal apte à le faire. Le triomphe du tyran

serait, selon la lecture de Kojève, une victoire tragique, sans issue possible. Bien qu’il

puisse jouir de la vie comme nul autre, il souffrirait d’une carence de reconnaissance. La

reconnaissance ne s’arrache pas par la force, et il y aurait une plus grande valeur à l’obtenir

d’un citoyen libre que d’un esclave.

Dans le dialogue, Simonide, après avoir amené Hiéron à décrire les défauts de la tyrannie,

se propose d’instruire le tyran sur les possibilités de parvenir à une meilleure tyrannie où

les sujets lui témoigneraient une gratitude véritable. À la question de savoir si les conseils

du sage peuvent être suivis par le tyran, Kojève dira : « L’homme d’État, quel qu’il soit, ne

peut matériellement pas suivre des conseils "utopiques" : ne pouvant agir que dans le

présent, il ne peut pas prendre en considération les idées qui sont sans lien direct avec la

situation concrète donnée65

. » Il précisera : « Le tyran a parfaitement raison de ne pas

essayer d’appliquer une théorie philosophique utopique, c’est-à-dire sans liens directs avec

la réalité politique avec laquelle il a affaire : car il n’a pas le temps de combler la lacune

théorique entre l’utopie et la réalité66

. » Cette dernière remarque nous éclaire sur la visée

de l’imaginaire social-historique de la tyrannie, la volonté du tyran et son désir inassouvi de

reconnaissance. Ce qui caractérise cette visée est qu’elle ne comporte aucune tension vers

un quelconque idéal de vie sociale. Elle consacre le triomphe de la situation présente, au

demeurant toujours à refaire. En tyrannie, la volonté du tyran ne fait appel à aucun principe

supérieur pour justifier son action dans le monde. Le fondement de la signification incarnée

et actualisée par le tyran est lui-même, tel qu’il apparaît. C’est sur ce plan que démocratie et

tyrannie partagent une caractéristique. Et, parce que le tyran n’a pas le temps de combler la

lacune théorique entre l’utopie et la réalité, la visée ou la finalité de cette même

64 Ibid., p. 158-159. 65 Ibid., p. 185. 66 Ibid., p. 198.

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236

signification ne cherche que le contrôle effectif du présent, à l’inverse de la démocratie, qui

cherche à atteindre un idéal de la vie sociale et politique.

Incarnation et support

Si Kojève avait raison de souligner qu’un tyran ne peut dominer une société que par la

violence et la peur, la raison qu’il avance pour expliquer l’efficacité de la tyrannie à

persévérer dans l’être ne nous convient toutefois pas. La réussite de la tyrannie à cet égard

tiendrait à l’autorité en soi de la position de chef occupée par le tyran. Ce dernier jouirait de

l’autorité de la position qu’il occupe en n’obtenant qu’une reconnaissance partielle, puisque

ceux qui s’y opposent reconnaissent une autre autorité. Or, selon nous, il n’y a pas

d’autorité en soi tenant objectivement à des positions sociales (ou fonctions) qui ferait

l’économie des significations imaginaires sociales pour accéder à la réalité. Nous allons

spécifiquement traiter de cette question lors du prochain exposé. Quel que soit le type de

pouvoir concerné, il parvient à exister et à se maintenir parce que le « groupe porteur »,

quel qu’il soit, reçoit aussi un large support dans la société, il en va de même du pouvoir

tyrannique. Avec le pouvoir démocratique, l’égalité permettait de comprendre autant le

groupe porteur que le support social puisque le phénomène du pouvoir est constitué par la

collectivité des citoyens égaux. Le pouvoir tyrannique montre pour sa part une tout autre

incarnation dans la réalité sociale. Outre le tyran, il y a deux éléments principaux sur

lesquels il faudra s’arrêter : le mercenariat et le Demos. Le premier est le support immédiat

du tyran et forme avec lui l’essentiel du groupe porteur de ce type de pouvoir. Mais cela

n’est pas suffisant pour rendre accessoire la violence au mode opératoire de ce type de

pouvoir. Le tyran a beau diriger sans rendre de comptes, sans faire de compromis, il n’en

demeure pas moins soutenu par le peuple, ou par une bonne partie, et ce soutien lui est

essentiel afin de mettre en échec d’autres velléités de contrôle de la destinée de la

collectivité qu’il dirige. C’est la base sociale du pouvoir tyrannique qui explique son être et

non la fonction objective de chef qu’il occupe.

Le mercenariat ou le recours à des gardes du corps semble être un trait constant du pouvoir

tyrannique. Turchetti le confirme en indiquant cependant que certains (Pisistrate et

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237

Agathocle) ont su s’en passer67

. L’appui dans le Demos nous semble plus fondamental que

le recours à des gardes ou à des mercenaires, mais ce recours demeure important malgré les

exemples concrets ayant su en faire l’économie. Les hoplites ont sans doute joué ce rôle

dans les tyrannies anciennes. Issus du Demos, du peuple, ils permirent aux tyrans d’alors de

mettre en échec la cavalerie aristocratique68

. Plus tard, le Tyran Jason de Phère fera appel,

quant à lui, à un nombre plus important de mercenaires que ses prédécesseurs69

. Dans le cas

des pouvoirs tyranniques plus contemporains, telles les dictatures militaires, l’armée peut

être l’équivalent du mercenariat ou des gardes du corps. Rappelons-nous de l’organisation

du pouvoir de Saddam Hussein en Irak, laquelle comportait une garde personnelle élargie.

Nous pourrions aligner ainsi une panoplie d’autres exemples sans parvenir pour autant à

mieux faire ressortir le point important qui nous occupe ici : vu la particularité de

l’imaginaire social-historique du pouvoir tyrannique de se réduire au désir de

reconnaissance et à la volonté de contrôle de la situation présente du tyran, il a besoin d’un

organe « artificiel », d’un organe dont la seule fonction est de le protéger contre les

puissances internes susceptibles de le concurrencer ou de le renverser.

Le dernier élément à aborder avec Kojève est le plus important, et pour le saisir, nous allons

renverser son ordre d’analyse. Selon lui, nous l’avons dit, ce serait parce que le tyran jouit

de l’autorité de la position de chef qu’il parvient à maintenir sa domination et son contrôle.

Ce serait par cette autorité inhérente à la position de chef dans un ensemble politique qu’il

parviendrait à générer la reconnaissance d’une partie importante de la population. Or, nous

aurions plutôt tendance à penser que c’est parce qu’il reçoit un soutien social que la

position de chef qu’il occupe acquiert un semblant d’autorité. C’est l’imaginaire de ceux

qui le supportent qui le fait exister, non l’inverse. « Ce n’est pas à tort que les auteurs

anciens ont parlé de tyran démagogues – au sens premier, positif, du mot – pour mettre en

évidence l’appui fondamental que le peuple fournit à la plupart des tyrans en échange de

67 Turchetti, 2001, p. 50. 68 « Un facteur historique technologique bouleverse soudainement la vie sociale de la Grèce du IXe siècle : l’introduction du fer. (…) Des modifications importantes se produisent dans l’armement et dans la tactique : l’infanterie cuirassée des hoplites acquiert un rôle qui finit par prédominer sur celui de la cavalerie, d’origine aristocratique. L’on ne saurait exagérer l’importance historique des hoplites, issus du Demos, la force populaire dont les tyrans se prévalent généralement pour s’emparer du pouvoir et en assurer la stabilité » (ibid., p. 38). 69 Ibid., p. 44.

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protection et de mesures administratives tendant à améliorer ses conditions économiques et

sociales aux dépens des privilèges des aristocrates70

. » Kojève ne nie pas cela et l’explique

à partir de la logique de la reconnaissance hégélienne. « Afin de pouvoir être « satisfait »

par leur "reconnaissance" authentique, [le tyran] aura tendance à "affranchir" les esclaves, à

"émanciper" les femmes, à réduire l’autorité des familles sur les enfants en rendant ces

derniers "majeurs" le plus rapidement possible, à diminuer le nombre de criminels et de

"déséquilibrés" de toutes sortes, à élever au maximum le niveau "culturel" (…) de toutes les

classes sociales71

. » À partir de l’image d’une pyramide, Arendt distingue pour le tyran

l’abolition des couches intermédiaires72

. Ici, ce n’est plus l’égalité, mais l’égalisation.

Le pouvoir tyrannique est donc le type le plus replié sur le présent. En l’absence d’égaux

pouvant satisfaire son besoin de reconnaissance, le tyran n’a d’autres fins que d’étendre son

contrôle sur tout ce qui l’entoure, et au-delà. Son imaginaire social-historique prend la

forme la plus réduite qui soit. Il est la volonté de contrôle du tyran, qui s’inspire des

significations imaginaires sociales de la société, s’imbrique à elles et qu’il peut aussi

déformer. Il n’y a donc pas de mystification quant à la source ou au fondement de la

signification de l’imaginaire social-historique d’un pouvoir tyrannique. Le tyran est celui

qui n’a de comptes à rendre à personne ni à un quelconque absolu. La source de la

signification est pleinement assumée et sa finalité ne vise que le contrôle de l’effectivité.

70 Ibid., p. 38. 71 Kojève dans Strauss, 1997, p. 162. 72 Arendt, 1972, p. 131.

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239

3. Vers les deux types de pouvoir autoritaire

La démocratie et la tyrannie ne connaissent pas l’autorité au sens précis où nous allons

employer le terme ici, comme un synonyme de l’hétéronomie. Cela s’explique par le fait

que ces deux types de pouvoir possèdent un imaginaire social-historique dont la source de

la signification est assumée, clairement ancrée à l’effectivité de l’expérience humaine,

l’égalité pour l’un, la personne du tyran pour l’autre. Malgré ce critère commun, ces deux

formes de pouvoir demeurent deux créatures distinctes, nous l’avons vu, parce que la

finalité de leur imaginaire respectif pointe dans deux directions opposées. Pendant que

l’imaginaire démocratique vise la réalisation d’un idéal de la vie sociale et politique,

l’établissement de la liberté collective et l’optimisation des conditions de la liberté

individuelle, et tend à exclure formellement la violence (non la force nécessaire) de

l’horizon de son fonctionnement légitime, la tyrannie ne cherche que le contrôle effectif au

présent et n’accepte pratiquement aucune borne, aucune limite qui serait susceptible

d’encadrer son action. Les deux types de pouvoir qu’il reste maintenant à développer vont

se distinguer des deux premiers (tyrannie et démocratie) par la source de la signification de

leur imaginaire social-historique, laquelle quittera la rive de l’effectivité pour ne plus être

directement assumée. Elle passera plutôt par le détour d’une explication ayant force

d’absolu, situation dont nous allons rendre compte grâce au concept d’autorité. Ainsi, avant

d’aborder les deux derniers types dans leur spécificité, cet exposé va se consacrer à

développer ce critère de la source idéale de la signification à travers une réflexion sur ce

concept central de la philosophie et de la science politiques.

Il n’y a aucun doute sur cette question : un imaginaire social-historique est toujours et

inconditionnellement créé par des êtres humains. Il est toujours produit au cœur même de

l’effectivité, quel que soit le fondement de sa prétention ou l’horizon de sa visée.

Autrement dit, il existe au croisement de volontés agissantes et ne possède aucune autre

source générique que les cerveaux humains qui le produisent, qui l’imaginent et le

ressentent. Dans les faits, toutefois, il n’existe aucune disposition empêchant un imaginaire

social-historique d’être constitué par une prétention, reconnue par le plus grand nombre,

selon laquelle la source de sa signification se rive à un ailleurs, à un lieu ou à une

temporalité « supérieure » à l’expérience effective, de sorte que personne n’a d’emprise sur

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celle-ci, à l’exception de quelques élus placés dans l’interstice des deux mondes qui y

jouent le rôle d’intermédiaires légitimes. En plantant les racines de sa signification dans un

au-delà de l’être-là, de la contingence historique (allant, par exemple, des Origines

ancestrales à l’imaginaire social-historique du capital, en passant par la volonté de Dieu ou

les lois de l’histoire), cette même signification peut faire l’économie de sa justification, de

son explication, de son argumentation. Un imaginaire social-historique ainsi fondé se pose

en absolu et transporte des significations importantes ne pouvant pas être remises en

question dans le fonctionnement normal de la société considérée. C’est à cette prétention de

valeur absolue que s’ancre l’essentiel de l’autorité.

Telle que nous l’entendons ici, l’autorité est une forme ou un type de manifestation possible

du phénomène du pouvoir dans la société au sein de laquelle la source de la signification de

l’imaginaire social-historique de ce type de pouvoir plante ses racines dans un autre sol que

celui de l’effectivité présente. Et quand un pouvoir autoritaire est à l’œuvre, son influence

est grande et ne se limite pas nécessairement à l’activité de la puissance publique : il fait

vibrer toutes les cordes du tissu de la société. Ainsi entendu, le concept d’autorité que nous

allons soutenir n’est pas très loin du concept d’hétéronomie de Castoriadis abordé dans le

premier chapitre. En effet, en identifiant l’autorité à un imaginaire social-historique dont la

prétention est de se fonder dans un absolu extérieur à l’expérience effective des hommes

dans le présent, nous reprenons l’essentiel descriptif et critique de ce concept. Nous allons

néanmoins faire intervenir le concept d’autorité pour étayer cette dimension parce que

celui-ci nous semble plus proche de notre intention de définir les types par la forme du

pouvoir plutôt que directement par la société elle-même, à quoi conduit le terme

d’hétéronomie. Même là où la signification prétend venir d’ailleurs, elle a besoin de

volontés agissantes pour être à la « hauteur » de cette prétention, pour s’incarner en réalité,

pour s’actualiser en tant qu’autorité, pour être absolue et reconnue. Même l’hétéronomie

constitue un authentique phénomène de pouvoir.

Autorité : un survol historique

Pour conduire le concept d’autorité vers le sens où il sera utilisé ici, il nous faut modifier

légèrement son sens conventionnel ou originel, mais seulement partiellement, en ne

subvertissant pas l’essentiel de sa signification. En fait, il nous semble beaucoup plus

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périlleux d’introduire un nouveau mot dans le langage de la théorie que d’opérationnaliser,

dans un sens spécifique, un concept existant. L’idée n’est pas de personnaliser les concepts,

mais de les opérationnaliser, ce qui est une tout autre histoire. En voulant exprimer par le

concept d’autorité la dimension critique et descriptive du concept d’hétéronomie, nous ne

ferons qu’une très légère entorse à son sens premier. Après tout, la démocratie chez les

Grecs ne connaissaient pas l’autorité, pas plus qu’un équivalent, aucun terme n’existait

chez eux afin d’en rendre compte. Comme le dit Bouveresse : « La constitution d’Athènes

est moniste : le peuple y est souverain, et se passe fort bien d’une ratification extérieure de

ses volontés73

. » La source de la signification de l’imaginaire social-historique du pouvoir

démocratique est l’effectivité de l’expérience humaine elle-même, la démocratie ne connaît

pas l’autorité. Le mot autorité est d’origine romaine, auctoritas, dérivé du verbe augere

(agir). Il s’exprime simplement en français par l’idée d’augmentation (Arendt, Renault).

Comme l’explique Foyer, ce terme était lié à l’acte juridique et ajoutait un caractère

déterminant aux effets du droit74

. Son emploi premier est donc d’origine juridique. Il

s’agissait d’un « ajout » qui rendait impossible la remise en cause de la sentence, la

contestation.

Arendt a consacré une analyse célèbre à l’autorité. Elle y récuse la possibilité d’un projet de

réflexion sur l’autorité en soi et se contente surtout, sur le plan théorique, de remarques

négatives visant à préciser ce que l’autorité n’est pas, comme la force, la violence ou le

pouvoir, pour ensuite faire une analyse socio-historique de l’autorité, de la Rome antique

jusque dans le monde moderne75

. Cette lecture historique de l’autorité est définitivement

riche, pertinente et plus complexe que la seule idée du rapport à l’activité juridique. Elle y

montre que l’autorité à Rome était liée à un passé fondateur, à une fondation, à la fondation

de Rome elle-même. L’« augmentation » vient alors de la répétition ou de la conservation

de la fondation passée dans l’action présente76

. Comme l’explique Arendt, il y avait

73 Bouveresse, 2008, p.101. 74 Jean Foyer, « Préface » in L’autorité, sous la direction de Jean Foyer, Gilles Lebreton et Catherine Puigelier, France : Presses Universitaires de France, 2008, p.1. 75 « La thèse que je soutiens dans les réflexions suivantes, disait-elle, est que la réponse à cette question [savoir ce qu’est réellement l’autorité] ne peut aucunement être trouvée dans une définition de la nature ou de l’essence de l’"autorité en général" » (Arendt, 1972, p. 122). 76 Ibid., p. 159-160.

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quelque chose de religieux (au sens de re-ligare) dans l’autorité77

, une dette de sens face à

cette fondation passée. « Si l’on veut rapporter cette attitude à l’ordre hiérarchique établi

par l’autorité et se représenter cette hiérarchie dans l’image familière de la pyramide, disait

Arendt, c’est comme si la pyramide n’avait pas son sommet dans la hauteur d’un ciel situé

au-dessus (ou, comme dans le christianisme, au-delà) de la terre, mais dans la profondeur

d’un passé terrestre78

. »

Bouveresse souligne qu’on avait originellement tendance à confondre deux termes,

auctoritas (l’autorité) et potestas (le pouvoir)79

. Arendt justifie au contraire la nécessité de

cette distinction en précisant que potestas est le pouvoir effectif dans le présent.

« L’autorité, au contraire du pouvoir (potestas), avait ses racines dans le passé, mais ce

passé n’était pas moins présent dans la vie réelle de la cité que le pouvoir et la force des

vivants80

. » Cette différence entre autorité et pouvoir aurait été beaucoup plus clairement

posée une fois que le christianisme est devenu central dans l’imaginaire social de la société

impériale. L’Église chrétienne reprendra en effet cet héritage et fera apparaître une nouvelle

configuration de l’autorité par laquelle la glorification du passé fondateur sera remplacée

par un au-delà divin. L’Église « fit de la mort et de la résurrection du Christ la pierre

angulaire d’une nouvelle fondation, et érigea sur cette fondation une institution humaine

nouvelle d’une stabilité fantastique81

». Les apôtres, en tant que témoins privilégiés de cet

événement, sont en quelque sorte devenus les pères fondateurs de l’Église82

. Selon Arendt,

le signe le plus apparent de la continuité de l’autorité romaine dans celle du christianisme

se trouve dans le fait que l’Église a immédiatement adapté la distinction romaine entre

77 Ibid., p. 160. 78 Ibid., p. 163. 79 Les Grecs ne connaissaient que la potestas, à Rome, on assistera à une combinaison des deux principes, puis, { la fin de l’empire, on assistera à une séparation claire des deux principes : « Dans sa lettre adressée en 494 { l’empereur romain d’Orient Anastase, le pape Gélase 1er rappelle que la direction du monde est assurée de concert par l’auctoritas sacrata ponctificum et par la regalis potestas. (…) prérogative d’influence pour l’auctoritas, force directement agissante pour la potestas » (Bouveresse, 2008, p. 103). 80 Arendt, 1972, 161. 81 Ibid., p. 165. 82 Idem.

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pouvoir et autorité. Elle a revendiqué pour elle la vieille autorité du sénat et laissé aux

princes du monde le pouvoir (politique) dans la contingence du présent83

.

Cette lecture historique de l’autorité appelle une question d’ordre théorique. En effet, il

nous semble important de rendre compte du changement de la nature de l’autorité qui

s’opère dans le passage de l’ère romaine à l’ère chrétienne. Le passé d’une fondation

politique à reproduire et à reconduire, d’une part, et, de l’autre, la mémoire d’un homme-

dieu mort crucifié pour nous sauver, identique à son père tout puissant et à l’Esprit saint qui

se tiennent dans un autre sorte monde, sont des réalités toutes différentes. Les significations

imaginaires sociales nettement différentes d’une forme à l’autre ne sont-elles pas des

éléments suffisamment forts pour justifier une distinction conceptuelle? Selon nous, il n’y a

aucun doute, la réponse est « oui ». Si l’on admet que nous sommes en présence de deux

types différents d’autorité, il faut alors aussi convenir que cela impose de savoir ce qu’est

l’autorité en soi, ce qu’il y a de permanent dans la manifestation de ses différents types. La

réflexion d’Arendt ne porte sans doute pas explicitement sur le concept de l’autorité en soi,

mais, la lecture historique qu’elle offre nous conduit à un tel questionnement. Dans la

présentation de l’œuvre de Kojève sur l’autorité, Terré dira justement, en parlant d’Arendt :

« La suite de sa démonstration conduit pourtant vers ce chemin [une réflexion sur l’autorité

en soi], sans que ce soit vraiment délibéré84

. » C’est cette question que nous allons

maintenant aborder, laquelle devra nécessairement et impérieusement faire intervenir les

significations imaginaires sociales afin d’obtenir une réponse adéquate.

Nécessité d’une réflexion sur l’autorité en soi

La question de l’autorité n’a pas fait l’objet de grands débats théoriques. « Chose curieuse,

disait Kojève, le problème et la notion de l’Autorité ont été très peu étudiés. On s’est

surtout occupé des questions relatives au transfert de l’Autorité et à sa genèse, mais

l’essence même de ce phénomène a rarement attiré l’attention85

. » C’est le cas, par

exemple, de la typologie des modes de légitimation de l’autorité (charismatique,

traditionnel et rationnel-légal) mise de l’avant par Weber, laquelle rend moins compte de ce

83 Ibid., p. 166. 84 Terré dans Alexandre Kojève, La notion de l’autorité, Paris : Gallimard, 2004, p. 21. 85 Kojève, 2004, p. 49.

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qu’est l’autorité en tant que telle que de la manière dont elle se transmettrait et se

maintiendrait dans l’être. Dans La notion d’autorité, Kojève réalise l’analyse théorique sans

doute la plus complète de cette question. Son analyse comporte trois parties importantes :

phénoménologique, métaphysique et ontologique. L’analyse phénoménologique nous

semble de loin la plus importante, étant donné que les deux autres sont davantage, de l’aveu

même de Kojève, les prolégomènes à l’étude de ces questions que leur solution définitive.

L’analyse phénoménologique affronte précisément la question de l’autorité en soi, qui nous

intéresse particulièrement ici.

Malgré la rareté des théories portant sur l’autorité, Kojève en identifie néanmoins quatre

principales ayant vu le jour au cours de l’histoire. La première est la théorie théologique ou

théocratique. Elle confère à Dieu l’autorité première et absolue. La seconde est la théorie de

Platon, laquelle fait émaner l’autorité de la justice. La troisième se trouve chez Aristote et

fait reposer l’autorité sur la sagesse (comme capacité de prévoir et de transcender le

présent). Finalement, la dernière théorie provient de la dialectique du maître et de l’esclave

de Hegel et elle donne au maître l’autorité absolue86

. Ces théories ne sont pas

nécessairement compatibles entre elles. Elles sont plutôt exclusives, chacune aspirant à

relever l’autorité en soi tout en tendant à repousser les autres théories du côté de la simple

force87

. Selon les quatre théories portées par l’histoire, Kojève dégage quatre types purs

d’autorité : l’autorité du père, l’autorité du maître, l’autorité du chef et l’autorité du juge

(64 avec tous les sous-types possibles, issus de la combinaison des types principaux88

).

Chaque théorie de l’autorité a bel et bien explicité l’autorité propre à son type, mais aucune

n’est parvenue à expliquer les autres89

. En fonction des théories de l’autorité ainsi que de

ses types purs, Kojève dégage le champ d’existence de ce phénomène. Il n’y aurait selon lui

d’autorité qu’au sein de l’action sociale, c’est-à-dire là où un être réel en est le support90

. Il

s’agit toutefois d’une catégorie d’action particulière : « L’acte autoritaire se distingue de

tous les autres par le fait qu’il ne rencontre pas d’opposition de la part de celui ou de ceux

86 Ibid., p. 50. 87 Ibid., p. 51. 88 Ibid., p. 90. 89 Ibid., p. 70-87. 90 « L’être vêtu d’autorité est donc nécessairement un agent et l’acte autoritaire est toujours un véritable acte (conscient et libre) » (ibid., p. 57).

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245

sur qui il est dirigé91

. » Sur un certain plan phénoménologique, tout type d’autorité se

caractériserait donc par le fait qu’elle qualifie un acte ne suscitant pas de réaction. Il y a

autorité quand la possibilité de réaction est effective, mais non réalisée. Il faut qu’il soit

possible de réagir sans que cela ne soit fait. L’autorité suppose donc un renoncement

volontaire à la possibilité de la réaction. « L’autorité, disait Kojève, est la possibilité qu’a

un agent d’agir directement sur les autres (ou sur un autre), sans que ces autres réagissent

sur lui, tout en étant capables de le faire92

. » Cette relation demeure relation d’autorité tant

et aussi longtemps que le renoncement à la réaction est volontaire.

Cette manière d’insister sur la première caractéristique de l’autorité rejoint les

préoccupations d’Arendt dans son effort de circonscrire ce que l’autorité n’est pas :

« L’autorité (…) est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par

un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de

côté93

. » Ce caractère est essentiel et rend évidente la distinction entre les pouvoirs

autoritaires et la démocratie ou la tyrannie. C’est que cette absence d’opposition n’est pas

occasionnée par la violence, elle n’est pas forcée et elle ne se produit pas non plus à la suite

d’une délibération et d’un échange d’arguments. Ce caractère indiscutable de l’autorité est

aussi remarqué par Renault lorsqu’il en relève les deux conditions de surgissement. « La

première de ces conditions est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante : il y a autorité

lorsque, dans un espace social quelconque (…), s’instaure une relation où s’exprime une

inégalité de pouvoir entre un pôle qui apparaît comme le lieu d’un pouvoir et un autre pôle

sur lequel ce pouvoir s’exerce94

. » Ensuite, « il faut en fait qu’à l’inégalité de pouvoir

s’ajoute une dimension supplémentaire, qui est précisément celle de l’autorité dans tout ce

qu’elle peut avoir d’énigmatique95

». Selon Renault, par l’intervention de l’autorité, le

pouvoir serait « augmenté », admis et reconnu, lui permettant ainsi de faire l’économie de

la violence96

. Renault va même jusqu’à identifier la possibilité d’une véritable obéissance

91 Idem. 92 Ibid., p. 58. 93 Arendt, 1972, p.123. On peut aussi trouver une autre précision dans Du mensonge à la violence « Sa caractéristique essentielle est que ceux dont l’obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement; il n’est en ce cas nul besoin de contrainte ou de persuasion » (Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Paris : Calmann-Lévy, 1972(b), p. 145). 94 Renault, 2004, p. 42. 95 Ibid., p. 43. 96 Ibid., p. 44.

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246

politique à l’autorité elle-même : « Plus précisément : grâce au surpouvoir que peut seule

conférer l’autorité, la soumission que le pouvoir parviendrait par lui-même à obtenir de

ceux à qui il commande d’agir de telle ou telle manière se transforme en obéissance

proprement dite, en une obéissance volontaire qui permet à la domination de faire

l’économie de la violence et au commandement d’être incontesté. Un pouvoir qui s’ajoute

une dimension d’autorité est un pouvoir qui ne se discute pas97

. » Cependant, il ne faudrait

pas pousser trop loin dans l’idéalisme de l’autorité. La démocratie sait en faire l’économie

tout en se passant de la violence.

Pour vraiment savoir ce qu’est l’autorité, il demeure une question à résoudre et Kojève

prend soin de la soulever : « Mais étant donné que la réaction reste toujours possible et que

le renoncement est conscient et volontaire, il y a lieu de poser la question du pourquoi de ce

renoncement. Toute autorité suscite la question de savoir pourquoi elle existe, c’est-à-dire

pourquoi on la "reconnaît", en en subissant les actes qui en découlent sans réagir contre

eux98

. » Pour Kojève la réponse à cette question prend différentes formes selon les quatre

types d’autorité impliqués parce que chaque type est exclusif. « Les réponses que l’on peut

donner à ces questions sont diverses, et à chaque réponse différente correspond un type

particulier d’Autorité99

. » Ainsi comprise, l’autorité est alors immédiatement associée à

une position ou à une fonction sociale : le père, le juge, le chef ou le maître. Ces positions

seraient en elles-mêmes investies d’autorité sans que n’interviennent d’aucune manière les

significations imaginaires sociales et encore moins un imaginaire social-historique. Or, on

l’a vu au chapitre précédent avec Clastres, certaines sociétés primitives avaient des chefs

qui n’étaient investis d’aucune autorité. On peut légitimement soutenir que ce n’est pas la

position ou la fonction « objective » qui fait d’elle-même autorité et que c’est plutôt le

monde de significations imaginaires sociales de la société dans laquelle ces positions

existent et leur actualisation dans un imaginaire social-historique par un pouvoir, qui leur

confèrent ou non ce caractère. Étant donné qu’il existe des manifestations historiques où

ces positions sociales étaient effectives sans être toutefois investies d’autorité, il nous

apparaît pertinent de soupçonner les significations imaginaires sociales et, plus encore, un

97 Idem. 98 Kojève, 2004, p. 66. 99 Idem.

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imaginaire social-historique d’être la source véritable de l’autorité de certaines positions.

Ainsi, la réponse à la question devient susceptible de surplomber les différents types.

À cet égard, nous avons une piste pertinente fournie par l’analyse d’Arendt : « La source de

l’autorité dans un gouvernement autoritaire, disait-elle, est toujours une force extérieure et

supérieure au pouvoir qui est le sien; c’est toujours de cette source, de cette force extérieure

qui transcende le domaine politique, que les autorités tirent leur "autorité", c’est-à-dire leur

légitimité, et celle-ci peut borner leur pouvoir100

. » Et cette « force » ne peut être, selon

nous, que symbolique, que constituée et dynamisée par des significations imaginaires

sociales, seul détour plausible pour qu’un tel « ailleurs » puisse être un tant soit peu

possible et reconduit dans la réalité au présent. Peu importe par quel bout nous abordons la

question, il est clair que le type de reconnaissance se manifestant face à une autorité ne peut

se comprendre qu’en faisant intervenir le symbolique, les significations imaginaires

sociales. Et cette puissance symbolique ne peut pas strictement tenir à la fonction sociale,

elle est ce par quoi, par le concours des significations imaginaires sociales, une fonction ou

une position sociale est ce qu’elle est. Ces positions ou ces fonctions sont donc

nécessairement fondées à l’extérieur d’elles-mêmes, dans ce qui les augmente justement.

L’autorité ne suscite pas la reconnaissance par un mystérieux procédé magique, mais

d’abord et avant tout parce que la société dans laquelle elle est effective pose un lieu –

imaginaire au sens ici d’imaginé – qui se situerait dans un au-delà de l’expérience tangible,

tels le passé romain ou l’au-delà chrétien, supérieur à elle et qui socialise tous ses membres

dans sa croyance absolue. Ce qui fait qu’une position sociale peut acquérir autorité, c’est

qu’elle est instituée comme telle par des significations imaginaires sociales dont la source

est posée dans un lieu hors d’emprise des humains. C’est là que s’enracine la possibilité de

l’autorité, et non dans des positions sociales dont la nature serait objective et

transhistorique, imperméable à toute particularité de quelque société que ce soit et

immanente à la praxis elle-même.

100 Arendt, 1972, 129.

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Différence de la visée de la signification : morale des forts, morale des faibles

À partir de cette logique conceptuelle de l’autorité, nous allons dégager deux types de

pouvoir autoritaire afin de rendre compte de la différence de sa mise en jeu. Les pouvoirs

autoritaires résultant de ces deux manifestations de l’autorité comportent, sur le plan de la

signification, une différence fondamentale. Bien que tous deux soient dynamisés par un

imaginaire social-historique à prétention absolue, chacun vise cependant de manière

différente la réalité sociale. Le pouvoir autoritaire transcendant cherche à faire advenir un

idéal de la réalité sociale et humaine (comme la démocratie) alors que le type immanent

vise plutôt le contrôle de l’effectivité, de la situation présente (comme la tyrannie).

Afin de rendre le plus claire possible cette distinction, nous allons, encore une fois, faire

appel à La généalogie de la morale de Nietzsche, et particulièrement à l’opposition morale

des forts/morale des faibles. L’usage de la notion de « morale » afin de qualifier les deux

genres de pouvoir autoritaire est tout à fait approprié, car c’est sous ces deux types de

pouvoir que la morale triomphe effectivement, démocratie et tyrannie connaissant plutôt

respectivement l’éthique et la volonté de contrôle du tyran. Nous avons élaboré plus tôt

(chapitre 3) une des facettes de la morale des forts afin de mettre de l’avant le concept

d’« imaginaire social-historique ». Nous l’avions fait pour isoler un contenu propre au

pouvoir, distinct de la société et du politique. La « morale des faibles » n’en est pas moins

construite sur le même schéma de rapports sociaux, seules changent les positions sociales

impliquées, tout comme le sens ou la direction de la signification de ces auto-évaluations.

D’un côté, la morale des forts est une affirmation positive de l’état de fait, de la force, de la

volonté de puissance. Son point de départ est l’état de fait, ce qui est, qu’elle cherche tout

simplement à pousser vers l’avant de son propre mouvement. La morale des faibles ou des

esclaves procède, de son côté, inversement. « Le soulèvement des esclaves dans la morale,

disait Nietzsche, commence lorsque le ressentiment devient lui-même créateur et engendre

des valeurs : le ressentiment de ces êtres à qui la réaction véritable, celle de l’Action, est

interdite, et que seule une vengeance imaginaire peut indemniser101

. » Et il poursuit :

« Alors que toute morale aristocratique naît d’un oui triomphant adressé à soi-même, de

prime abord la morale des esclaves dit non à un "dehors", à un "autre", à un "différent-de-

101 Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris : Gallimard, 1971, p. 35.

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soi-même", et ce non est son acte créateur102

. » La morale des forts est le jugement moral

affirmatif qui vogue sur l’état de fait. Ce jugement a pour point de départ l’effectivité d’une

dissymétrie sociale qui est réaffirmée symboliquement (une autoévaluation de soi d’abord,

un jugement moral sur les autres ensuite). La morale des esclaves ou des faibles est plutôt

celle qui dénigre ce qui est, en proposant une sorte d’idéal de remplacement. La différence

entre les deux types de morale rejoint donc la distinction de la finalité des imaginaires

social-historiques mise de l’avant ici, soit l’effectivité ou l’idéalité. L’effectivité peut

prendre toute sorte de formes et n’est pas confinée à la force des forts (l’effectivité de la

fondation romaine, l’effectivité des origines ancestrales dans la pratique effective, celle de

la race, de l’histoire ou du capital qui se prend pour la « réalité »). Cette distinction vient

donc scinder en deux le type des sociétés hétéronomes de Castoriadis. Lorsque l’imaginaire

social-historique d’un pouvoir autoritaire vise la réalisation d’un idéal (morale des faibles),

nous avons le type « transcendant », et quand il vise le contrôle de l’effectivité (morale des

forts), nous avons le type « immanent ».

Maintenant qu’ont été présentées les propriétés fondamentales de la caractéristique

commune aux deux types de la typologie, nous allons aborder ceux-ci séparément. Il est à

noter que le type du pouvoir immanent, élaboré plus spécifiquement à partir de l’exemple

des sociétés occidentales contemporaines, fera l’objet d’un traitement plus détaillé dans le

cinquième et dernier chapitre de la thèse. Nous allons terminer ce quatrième chapitre en

étayant le type du pouvoir autoritaire transcendant à partir de l’exemple des sociétés

traditionnelles européennes.

Le pouvoir autoritaire transcendant

Le type du pouvoir autoritaire transcendant ne pose pas de problèmes théoriques majeurs. Il

est reconnu dans sa spécificité dans la plupart des explications synthétiques de l’histoire

humaine produites en sociologie. Freitag par exemple en fait un type formel de sa typologie

des sociétés, celui des sociétés traditionnelles. L’exemple qui va être discuté ici afin

d’étayer ce type est celui des sociétés traditionnelles européennes, mais il est important de

saisir que l’on inclut aussi sous ce type des sociétés antérieures à celles-ci, comme l’Égypte

102 Idem.

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250

pharaonique, ou encore, des sociétés plus contemporaines comme l’Iran103

ou Israël, qui

sont, à leur manière, de parfaits exemples d’un pouvoir autoritaire transcendant, en dépit du

fait indéniable que ces deux dernières sociétés comportent un gouvernement

constitutionnel, des élections, une économie développée et qu’elles existent dans l’espace-

temps du 21e siècle. Le but poursuivi ici n’est pas de nous lancer dans une analyse

historique proprement dite de la trajectoire empruntée par ces sociétés et nous ne

prétendons pas non plus apporter une nouvelle interprétation historique de leur

signification, de leur fonctionnement ou de leur composition104

. Notre objectif est

uniquement de faire ressortir, de manière théorique, les dimensions importantes de

l’imaginaire social-historique du pouvoir constituant ces sociétés, non dans sa singularité,

mais selon son fondement et sa finalité. Il s’agit encore de mettre aussi en lumière un

principe propre à son incarnation sociale qui sera valide pour tous les cas pouvant être

regroupés sous ce type. Pour atteindre ces objectifs théoriques, nous allons entrer en

discussion critique avec la définition sommaire des sociétés traditionnelles se trouvant dans

La science et la technique comme « idéologie » d’Habermas ainsi qu’avec certains éléments

des thèses de Gauchet et de Freitag105

.

Fondement et finalité de la signification sous un pouvoir autoritaire transcendant

Habermas cherche à faire apparaître la particularité des sociétés modernes, ce qui l’amène à

tracer un portrait théorique et schématique des sociétés traditionnelles les ayant précédées.

Comme nous allons le voir dans cet extrait, il isole trois principales caractéristiques,

lesquelles constitueront le point de départ de la discussion :

Elles se distinguent de formes de société plus primitives 1°) par l’existence

de fait d’un pouvoir d’État centralisé (organisation étatique de la domination

par opposition à une organisation tribale), 2°) par la division de la société en

classes socio-économiques (répartition des gratifications et des charges

sociales entre les individus selon leur appartenance de classe et non suivant

les critères de relations de parenté) et 3°) par l’existence d’une quelconque

103 À moins que l’Iran ne soit une dictature ? La question reste ouverte. 104 Pour un récit beaucoup plus complet, détaillé et passionnant de cette période de l’histoire, l’œuvre de Marc Bloch, La société féodale (Bibliothèque virtuelle de l’UQAC, 2007), est un excellent point de départ. 105 Jurgen Habermas, La science et la technique comme « idéologie », Paris : Gallimard, 1973. Gauchet et Freitag, déjà cités.

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251

vision du monde centrale (mythe ou religion évoluée) ayant pour but de

légitimer efficacement la domination en vigueur106.

De ces trois caractéristiques, une seule, la deuxième, ne soulève aucune question principale;

elle sera reprise plus loin. Dans un premier temps, nous allons aborder la troisième

caractéristique, qui pointe précisément vers les significations imaginaires sociales que nous

considérons comme fondamentales. Il faut souligner qu’il y a un aspect problématique à

attribuer comme spécificité aux sociétés traditionnelles le fait de posséder une vision du

monde centrale. En faisant de cette donnée une particularité de ces sociétés, Habermas

sous-entend, à tort selon nous, que les sociétés non traditionnelles ne comporteraient pas

une telle « vision du monde », ce qui résonne, à l’intérieur de notre cadre théorique, comme

une impossibilité catégorique. Toutes les sociétés ayant existé, qui existent et qui existeront

ont été, sont et seront un monde de significations imaginaires sociales dans lequel un

imaginaire social-historique sera central de par l’action même des hommes. On a vu que

pour nous, même dans les sociétés primitives, dans les sociétés démocratiques et on le

verra, dans celles formant aujourd’hui le supposé système cybernétique, une telle « vision

du monde » centrale existe.

Un autre problème qu’il faut souligner se trouve dans la proposition « ayant pour but de

légitimer », qui laisse croire que l’imaginaire social-historique du christianisme, dans

l’exemple nous occupant ici, n’était pas la société chrétienne. Comme le disait avec justesse

Castoriadis, « La religion n’"accompagne" pas, n’"explique" pas, ne "justifie" pas

l’organisation de la société : elle est cette organisation107

. » Il n’y a pas d’un côté la

pratique sociale autonome et de l’autre, une « idéologie de légitimation » qui la justifie, il y

a plutôt tout cela en même temps dans un phénomène unique. Ainsi, le christianisme n’a

pas seulement été une doctrine ou un corpus d’idées rangées au sein d’un livre, la Bible, et

ayant servi de justification à la domination. Il a surtout été un phénomène social total, rien

de moins que « la réalité » pour une bonne part des sociétés de l’Occident pendant plusieurs

siècles. « En ce sens, disait Castoriadis, le terme même de "légitimité" de la domination

appliqué à des sociétés traditionnelles est anachronique (et européo-centrique, ou sino-

106 Habermas, 1973, p. 25-26. 107 Cornelius Castoriadis, Domaine de l’homme Les carrefours du labyrinthe 2, Paris : Éditions du Seuil, 1986, p. 465.

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252

centrique). La tradition signifie que la question de la légitimité de la tradition ne sera pas

posée. Les individus sont fabriqués de sorte que cette question reste pour eux mentalement

et psychiquement impossible108

. » Les sociétés mues par un pouvoir autoritaire

transcendant comportent un imaginaire social-historique spécifique et celui-ci est plus

fondamental qu’une simple « justification » aussi complexe soit-elle. Il est l’expression de

l’ordre social qui l’incarne et le porte, et non un système abstrait autonome dont l’existence

se résumerait au monde idéel.

Ces remarques critiques étant faites, nous pouvons nous concentrer sur un aspect important

de l’imaginaire social-historique de cette forme de pouvoir. Habermas le met précisément

en lumière : « L’expression de "sociétés traditionnelles" se réfère au fait que le cadre

institutionnel repose sur le fondement incontesté [j.s.] de la légitimation donnée par

certaines interprétations mythiques, religieuses ou métaphysiques de la réalité dans son

ensemble, qu’il s’agisse du cosmos ou bien de la société109

. » C’est cette dimension qui

particularise les sociétés traditionnelles et plus globalement le pouvoir autoritaire

transcendant, bien plus que l’existence elle-même d’une « vision du monde centrale ». « Le

fait que cette dernière soit ainsi inattaquable, dit-il, est le critère significatif permettant de

distinguer les sociétés traditionnelles de celles qui ont franchi le seuil de la

modernisation110

. » Cette dimension inattaquable est précisément ce que nous entendons

par l’autorité. Elle est inattaquable parce que la source ou le fondement de sa signification

est rivé à un sol étranger à la contingence présente du monde.

Qu’en est-il, maintenant, de la visée ou de la finalité de cette signification ? Comme en

démocratie, elle vise une forme d’idéal de vie sociale, mais au lieu d’être ouvert comme

l’éthique, cet idéal se referme en une morale sociale globale possédant une idée bien arrêtée

du sens de l’existence humaine et de ce qu’elle doit incarner dans la réalité. L’être-là du

monde, le naturel y sont suspectés de méchanceté intrinsèque et la finalité de la

signification est d’élever l’homme à sa condition surnaturelle par la réalisation de cet idéal

moral. C’est en ce sens qu’est visé l’idéalité, le but n’y est pas le contrôle effectif pour lui-

108 Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé Les carrefours du labyrinthe 3, Paris : Éditions du Seuil, 1990, p. 159-160. 109 Habermas, 1973, p. 27. 110 Ibid., p. 28.

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253

même de la situation présente. L’emprise effrayante sur la réalité d’un pouvoir de ce type a

pour but de faire advenir un idéal moral de l’homme que la terre n’a jamais connu et ne

connaîtra sans doute véritablement jamais.

Incarnation et support du pouvoir autoritaire transcendant

Le fondement de la signification de l’imaginaire social-historique d’un pouvoir autoritaire

transcendant est non assumé et cet imaginaire trouve néanmoins une incarnation et un

support dans la société. Bien entendu, cette incarnation est spécifique, non au type général

lui-même, mais aux cas particuliers qui s’y rapportent. Il est néanmoins possible d’en

dégager une caractéristique qui soit propre au type du pouvoir autoritaire transcendant.

C’est, somme toute, à cette question que répondait Habermas en présentant les deux

dernières caractéristiques des sociétés traditionnelles européennes, soit l’existence d’un

pouvoir d’État centralisé et la division de la société en classes socio-économiques.

Concernant la première dimension, il nous semble toutefois que de se contenter de traiter de

centralisme étatique pour mettre en lumière l’incarnation du pouvoir propre à ce type est

insuffisant. Il est vrai que, comme Freitag en rend bien compte avec sa théorie du pouvoir,

la capacité d’institutionnalisation (le moyen de la normativité dans notre définition, voir le

chapitre 3), divisée entre plusieurs puissances sociales dans le passé, s’unifie au sein des

sociétés traditionnelles, pour finalement se concentrer entre les mains du roi, créant ainsi

une unité du pouvoir politique. Mais, ce faisant, on n’accorde aucune place significative à

l’Église, alors que celle-ci a joué un rôle prédominant dans toutes les sociétés

traditionnelles de l’Europe.

Pour en rendre compte, on peut faire intervenir ici une opposition proposée par Weber, soit

celle entre groupements politiques et hiérocratiques. Un groupement est politique « lorsque

et tant que son existence et la validité de ses règlements sont garanties de façon continue à

l’intérieur d’un territoire géographique déterminable par l’application et la menace d’une

contrainte physique de la part de la direction administrative111

». Il y a groupement

hiérocratique « lorsque et tant qu’il utilise pour garantir ses règlements la contrainte

111 Max Weber, Économie et société 1 Les catégories de la sociologie, Paris : Pocket, 1995, p. 96-97.

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psychique par dispensation ou refus de biens spirituels du salut112

». Il nous semble qu’il

s’agit là d’une caractéristique fondamentale de l’incarnation de l’imaginaire social-

historique d’un pouvoir autoritaire transcendant. Parce que la source de sa signification est

propulsée ailleurs et qu’elle vise la réalisation d’un idéal, cette forme de pouvoir doit

administrer deux ordres du monde. Ainsi, le centralisme du pouvoir politique appelle aussi

nécessairement le centralisme de la direction spirituelle du monde. Bien que ces deux

dimensions puissent se conjuguer en un même personnage (sans se perdre pour autant

comme différence), comme le pharaon par exemple, elles sont, dans le contexte des sociétés

traditionnelles européennes, socialement distinctes, de sorte qu’on ne peut se contenter

d’une compréhension uniquement liée au pouvoir politique centralisé.

On trouve un appui à notre interprétation théorique dans l’analyse historique de Gauchet.

Dans Le désenchantement du monde, Gauchet propose une interprétation de l’impact du

dogme de l’Incarnation sur la société113

. Sa thèse place au point de départ les expériences

humaines les plus religieuses et il interprète les expériences qui suivront comme une sorte

d’effort toujours plus effectif visant à dégager la vie humaine de l’emprise du religieux en

tant que tel114

. Cette thèse se veut une histoire politique des religions qui soutient que le

trait caractériel des premières sociétés humaines est l’apparition d’un « dispositif

religieux115

», c’est-à-dire une sorte de référence de légitimation de l’ordre social, un

112 Ibid., p. 97. 113 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde Une histoire politique de la religion, Paris : Gallimard, 1985. Pour une brillante analyse de la construction politique du Dieu chrétien, voir Manuel de Diéguez, Et l’homme créa son Dieu, Paris : Fayard, 1984. 114 Gauchet pense, contrairement à ce qui est habituellement convenu, que la religion la plus parfaite, c’est au début qu’elle était. Plus la référence se rapprochera, en devenant accessible ultimement dans l’intériorité de chacun avec le christianisme, et plus nous nous éloignons de la pureté originelle du religieux conçu comme rapport { l’inaccessible. « La religion la plus systématique et la plus complète, c’est au départ qu’elle se trouve, et les transformations ultérieures, qu’on croirait correspondre { un approfondissement ou { une avancée constituent en fait autant d’étapes sur le chemin d’une remise en question du religieux » (Gauchet, 1985, p. 12). En matière religieuse, l’histoire humaine se caractériserait en fait par un long processus de retournement de la logique religieuse fondatrice, une sorte de sortie progressive de son joug. « Si l’on tient qu’au centre du fait religieux, dira-t-il, il y a la thèse en acte que ce qui cause et justifie la sphère visible où évoluent les hommes est { l’extérieur de cette sphère, alors force est bien d’admettre que c’est chez les sauvages qu’elle a son expression la plus achevée, sa traduction et son application les plus exhaustives. Rapportée à cette dépossession primordiale, la suite est à lire, découvre-t-on, en terme de réappropriation » (ibid., p. 27). 115 Le terme « dispositif religieux » ne se trouve pas en tant que tel dans l’œuvre de Gauchet. Il fut construit au cours d’un séminaire de doctorat, lors d’un travail de collaboration avec Eddy Morissette. Gauchet ne traitait que de rapport au fondement, mais, en s’inspirant de Foucault, il y avait lieu d’user du terme de « dispositif », étant donné l’articulation qu’opère le rapport au fondement des trois

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rapport au fondement situé en dehors du monde quotidiennement vécu, une articulation,

dans la réalité sociale, entre le profane et le sacré, l’immanence et la transcendance.

« Ainsi, dira Gauchet, la force fondamentale de refus qui définit l'homme s'est-elle

principalement exprimée sous forme de rejet de sa propre prise transformatrice sur

l'organisation de son monde116

. » Cette dépossession de soi de l’homme aurait eu sa forme

la plus pure au début, au sein des sociétés archaïques.

Le personnage de Moïse a donné lieu à une première étape sur la route de la réduction du

religieux, parce qu’il a ramené dans le temps présent le rapport à l’inaccessibilité des

origines, qui sont devenues ainsi accessibles par le détour d’un intermédiaire. Ensuite, le

dogme de l’Incarnation réduira davantage l’inaccessibilité du religieux, puisqu’il est

« l’attestation vivante, au cœur de la foi, de l’insaisissable écart des deux ordres de réalité et

de leur pleine consistance à chacun117

». Ainsi, avec le Christ, la médiation directe entre le

ciel et la terre, jadis opérée par la figure type de Moïse, n’est plus nécessaire car « (...) la

communication exceptionnelle, événementielle, que la sagesse divine nous a consentie au

travers de son envoyé, ne peut se réitérer, en la médiation de l’exemple unique de son

incarnateur, que dans l’intériorité des individus, seul le repli dans le secret de soi ouvrant au

sens de l’inconnaissable retrait de Dieu118

». C’est pourquoi Gauchet identifie le

christianisme à la religion de la sortie de la religion : elle a ramené le rapport à

l’inaccessible dans l’intériorité même des individus119

.

Étant donné qu’il ne sera plus possible d’occuper cette place prise par Jésus en faisant

converger les deux ordres du monde dans la chair humaine, puisque plus aucun prince ne

pourra prétendre unir en sa personne ces deux règnes, la médiation religieuse, dont Moïse

fut l’emblème, a été socialement incorporée à la sphère du politique, générant ainsi un tout

autre type de société. Et c’est précisément ce fait que nous voulions souligner. Avec

rapports mentionnés dans le texte. Une manière en même temps de marquer l’élément structuraliste persistant malgré tout au sein de cette œuvre. 116 Ibid., p. 11. 117 Ibid., p. 118 Ibid., p. 163. 119 Et sur ce point, Gauchet remet en question l’hypothèse de Weber : « Du point de vue de la profondeur historique, le "protestantisme ascétique" cher à Max Weber ne constitue que la frange pionnière et la fraction émergée d’un immense mouvement souterrain qui, recouvert, dénié, au milieu de mille résistances a peu { peu partout imposé l’optimisation active de la sphère terrestre en lieu et place de l’ancienne soumission limitative { l’intangible » (ibid., p. 99).

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256

l’Incarnation, fini le temps de la médiation directe entre ciel et terre; cette division se jouera

dorénavant entre l’État et l’Église, à l’intérieur même de la société. Le prêtre et le souverain

sont ainsi deux personnages distincts, mais complémentaires d’un même règne. Tous deux

contribuent par des voies différentes à l’établissement d’une même organisation sociale,

l’un garant du sens de l’ordre spirituel, l’autre aux rênes de l’ordre temporel. L’un et l’autre

se confèreront une mutuelle légitimité, précisément parce qu’ils se sont définitivement

dissociés. « De sorte qu’il y a deux sphères et deux légitimités qui, si loin qu’aille leur

rapprochement dans les faits, ne peuvent que demeurer essentiellement disjointes en leur

principe120

. » Ce qui permet leur coexistence dans la sphère du politique sont les

sacrements qui les unifient légitimement. C’est à partir de la division complémentaire des

règnes qu’il faut comprendre la particularité politique des sociétés traditionnelles, et non

comme le suggèrent Habermas et Freitag, comme pouvoir politique.

L’apport du christianisme et du dogme de l’Incarnation dans la métamorphose de la sphère

politique qui caractérisera les monarchies des sociétés traditionnelles de l’Europe ne peut

donc pas être négligé. Cette séparation a amené une complémentarité exemplaire. Si le Roi

contrôlait la destinée terrestre, sa position demeurait en quelque sorte limitée par les

significations imaginaires sociales faisant être l’Église, laquelle n’était pas tant une

médiation religieuse qu’une bureaucratie du sens, pour reprendre l’expression de Gauchet.

« Le propos de l’Incarnation, en d’autres termes, c’est d’ouvrir une béance herméneutique

impossible à refermer. Et le propre de l’Église, c’est de s’installer au cœur de cet

irrémédiable écart entre le message et sa source, pour à la fois en matérialiser

l’incontournable évidence et la combler. Position, ambition et rôle qui en font une

institution sans précédent : la première bureaucratie du sens de l’histoire, la première

administration des significations dernières121

. » Ainsi, s’il est vrai qu’une caractéristique

des sociétés traditionnelles est d’être effectivement marquées par l’existence d’un pouvoir

politique centralisé, il faut ajouter que celui-ci articule deux sphères, de manière séparée et

unies comme dans les sociétés traditionnelles, ou dynamisées à l’intérieur d’un même

personnage, par exemple le pharaon. L’incarnation du pouvoir autoritaire transcendant est

de nature politico-hiérocratique. Cette forme de pouvoir nécessite aussi un support social

120 Ibid., p. 186 121 Ibid., p. 189.

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257

en-dehors des bureaucraties respectives des deux ordres du monde, lequel est large et varié.

Habermas attribuait avec raison comme caractéristique aux sociétés traditionnelles le fait

qu’elles soient divisées à l’interne en classes socio-économiques. Ici, par l’effet du droit

(Freitag122

), différents sujets sociaux sont définis et intégrés dans un fonctionnement

d’ensemble qui tire la société entière. Nous n’allons pas pousser cette analyse plus loin,

étant donné que la question du support social se rapporte surtout à la forme particulière

d’un pouvoir singulier. L’important est de souligner que la base sociale servant la fonction

de support n’est pas composée que de « dominés » ou de « soumis » face à l’incarnation

politico-hiérocratique de ce type de pouvoir. Comme les autres, il nécessite un soutien actif.

122 La royauté procédera en effet à une unification de la référence transcendantale de légitimation. « C’est alors l’instance de légitimation de cette domination qui va polariser, verticalement, l’identité communautaire » (Freitag, 1989, p. 64). Ainsi, l’identité collective ne sera plus rivée au partage d’une même grande parole, comme ce fut le cas dans le type culturel-symbolique. Elle sera dorénavant fondée sur la transcendance de la parole divine.

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258

Conclusion

En présentant ainsi cette typologie (notons qu’il reste un type à développer), nous croyons

avoir précisé l’opposition entre les sociétés autonomes et hétéronomes soutenue par

Castoriadis. En isolant un type pour la tyrannie et en divisant l’hétéronomie en deux formes

de pouvoir autoritaire, nous avons élargi l’éventail des possibilités et dressé un portrait plus

nuancé que la simple dichotomie de Castoriadis. C’est en prenant en compte non seulement

le fondement de la signification, tel que Castoriadis le faisait, mais aussi la finalité de cette

même signification que cet élargissement a été rendu possible. La typologie que nous

venons de présenter possède un caractère formel-théorique, contrairement, par exemple, à

la typologie des modes de reproduction sociétaux de Freitag, dont la portée est réaliste-

historique. La nôtre se veut surtout un outil de classement théorique et ne se prétend

nullement être une photographie de la réalité humaine. Elle est une abstraction et une

réduction du phénoménal total à partir de deux critères binaires. C’est que notre intention

est de favoriser la pensée synthétique globale du phénomène du pouvoir, bien plus que de

rendre compte de la trajectoire historique dans laquelle ses formes concrètes se succèdent.

Il ne s’agit pas pour autant de soutenir que cette dernière tâche est sans importance. Elle ne

fait tout simplement pas partie de notre itinéraire qui fut plus théorique, plus général, plus

abstrait. En construisant cette typologie au croisement du fondement et de la finalité de la

signification de l’imaginaire social-historique, le regard de surplomb proposé devient

plausible et crédible. Les regroupements que cette typologie opère n’ont donc pas pour effet

de nier la singularité de chaque cas classable dans cette typologie. Cela est particulièrement

vrai en ce qui concerne le quatrième type, le plus susceptible de déranger en raison de la

variété même des sociétés qui s’y intègrent, nous le verrons mieux sous peu. Le fait de

regrouper dans un même type le pouvoir à l’œuvre dans certaines sociétés primitives, les

totalitarismes ou les sociétés du monde contemporain contrariera certainement quelques-

uns. C’est parce que nous avons construit cette typologie à un degré de généralité englobant

que les regroupements sont possibles et ils n’ont pas pour effet de nier la singularité de ce

qu’ils regroupent.

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259

Nous allons terminer la thèse avec l’analyse du quatrième et dernier type, en nous

concentrant surtout sur le pouvoir tel qu’il se manifeste dans les sociétés du monde

contemporain. Mais avant, nous présentons un tableau récapitulatif (seulement suggestif,

pour l’instant, pour le quatrième type) des principales caractéristiques de chaque type.

Tableau 3 Les caractéristiques principales des quatre types de pouvoir

Type de

pouvoir Démocratie Tyrannie

Pouvoir

autoritaire

transcendant

Pouvoir

autoritaire

immanent

Imaginaire

social-

historique

Éthique Volonté (une) de

contrôle

Morale ("des

faibles")

Morale ("des

forts")

Incarnation La société Le tyran Politico-

Hiérocratique Politique et sociale

Support Toujours relatif à la singularité du pouvoir concerné (et non au type de pouvoir)

Finalité

Liberté et

autonomie de la

société et des

individus

Triomphe de la

volonté du tyran

Réalisation d’un

idéal moral

Poursuite de

l’effectivité

Exemples

historiques

Démocraties

grecque et

modernes

Tyran antique,

dictatures,

Sociétés

traditionnelles ou

religieuses,

Sociétés de castes

Sociétés primitives,

empires,

totalitarismes,

Sociétés

occidentales

contemporaines

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260

Chapitre 5 Le pouvoir autoritaire immanent : l’exemple

des sociétés occidentales contemporaines

En établissant le 4e type de notre typologie, nous allons, bien entendu, étayer ses

spécificités mais nous pourrons aussi, d’une manière peut-être incomplète, proposer une

interprétation des sociétés contemporaines puisqu’elles seront l’exemple principal discuté.

On n’y trouvera pas tous les éléments nécessaires pour y fonder une thèse complète sur les

sociétés occidentales contemporaines, notre objectif étant de clarifier un type d’une

typologie, mais nous y indiquerons néanmoins certains éléments à partir desquels saisir le

pouvoir, ce qui constitue une dimension très importante pour la compréhension de ces

sociétés. Il y a, selon nous, pouvoir à l’intérieur de toute société et celles d’aujourd’hui n’y

échappent pas. On a vu que notre typologie regroupait les sociétés primitives, les empires et

les totalitarismes en raison du fait qu’ils connaissent une forme de « pouvoir autoritaire

immanent ». Bien entendu, hormis ce fait en partage, tout distingue ces formes de sociétés

selon nous. Et il est clair que la tradition ne reconnaît à ces formes qu’une seule

caractéristique commune, à savoir le trait négatif qu’elles seraient toutes des sociétés dont

l’existence, le maintien et la reproduction ne dépendraient pas encore, pas vraiment ou plus

du tout, du « pouvoir politique ». Notre volonté de faire de ces formes historiques des cas

historiques et concrets de manifestation d’un type particulier de pouvoir va donc quelque

peu à l’encontre de la tradition sans toutefois la nier totalement.

Les sociétés regroupées sous ce type sont très différentes l’une de l’autre. Nous ne les

réunissons pas à l’intérieur de ce type dans le but d’atténuer leurs distinctions

fondamentales1. Ce regroupement est néanmoins rendu possible du fait de la perspective

1 La fin du long 19e siècle dans la guerre, la révolution d’Octobre, la crise économique, le fascisme italien, le nazisme etc. marquera une cassure très nette dans la progression de la civilisation bourgeoise selon le mode idéal-pratique du libéralisme économique. L’intérêt de la thèse de Polanyi est d’avoir identifié comme lieu de la grande transformation les trois régimes que sont le nazisme, le communisme et l’Amérique du New Deal. Ces trois régimes constituent un dépassement du principe du marché autorégulateur et se caractériseraient par un ré-enchâssement de l’économie au sein d’un système de relations sociales, une réassignation de l’échange économique { des finalités culturellement établies. Considérant l’époque { laquelle La grande transformation a été écrite, il faut reconnaître que l’auteur témoignait d’une acuité théorique de haut niveau. Néanmoins, si la mise en place des pièces du puzzle obtient une haute valeur pour notre compréhension, l’interprétation finale ne convient pas { rendre compte du monde contemporain. La thèse de Polanyi pose que les régimes qui suivront seront des formes de ré-enchâssement de l’économie au sein d’un système de relations sociales alors que nous interprétons les sociétés du milieu du 20e siècle et celles d’aujourd’hui comme des formes singulières

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261

qui commande notre construction typologique. Du seul fait que nous plaçons l’imaginaire

social-historique au centre de notre réflexion et que nous ne questionnons que son

fondement et sa finalité, nous devenons attentif au fait que ces formes sociales ont toutes en

commun d’être animées par un imaginaire social-historique dont le fondement n’est pas

assumé dans « l’effectivité du présent ». La fondation de la signification passe plutôt par le

détour d’un principe inaccessible par les voies « normales » de la vie sociale considérée,

et qu’il faut intégralement reproduire : les Origines ancestrales, la fondation de Rome, les

lois de l’Histoire, la supériorité d’une race sur toutes les autres et, bien entendu,

l’imaginaire social-historique du capital (lequel est une ontologie et une téléologie de

l’homme et non seulement un « mode » de production). Ces fondements sont absolus dans

le cadre des vies sociales respectives de ces sociétés, ils ne peuvent être mis en question

dans le cadre du fonctionnement normal de la société. De plus, la finalité de la signification

de leur imaginaire respectif est tournée vers le contrôle de l’effectivité, donnant ainsi une

allure particulière à l’autorité à l’œuvre dans les sociétés de ce type.

En comparaison de celui du pouvoir autoritaire transcendant, le fondement de l’imaginaire

social-historique du pouvoir autoritaire immanent est plus « terrestre », mais il n’est pas

moins absolu pour autant. Cela s’explique en partie par le fait que la visée de l’imaginaire

social-historique, sa finalité, n’est plus ici tournée vers la réalisation d’un idéal, mais vers le

contrôle de l’effectivité. Or, en visant l’effectivité, la morale correspondante fait de la

« réalité » ou de l’effectivité un « idéal » à reproduire. Rome voulait étendre Rome en

reconduisant toujours le fondement passé dans toute action présente. Les Origines

ancestrales sont littéralement incarnées dans la pratique sociale des sociétés primitives,

elles sont la réalité à reproduire. Les Bolchéviques ont traité la réalisation objective d’une

révolution comme des spécialistes (Arendt) des lois de l’Histoire et leur main basse sur le

pouvoir politique dans la société russe ne devait qu’accélérer la réalisation de ces mêmes

lois. Le délire nazi se fondait sur le présupposé d’une race supérieure qui devait

« naturellement » dominer le monde. Et les sociétés occidentales contemporaines sont

animées par l’imaginaire social-historique du capital dont le fondement, nous le verrons, ne

qui ne seront pas convenablement expliquées { partir d’un même principe ou d’une même disposition socio-historique. Elles verront toutes le projet d’autonomie quitter la centralité de la scène politique pour faire place à des significations sociales imaginaires propres { chacune d’elles.

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262

prétend être rien de moins que la réalité humaine en soi, la vraie, la seule et l’unique, que

toutes les formes « moins évoluées » de vie collective du passé auraient empêchée

d’émerger. Dans tous les cas, l’immanence du fondement a pour effet de rendre inopérante

l’opposition entre groupements politiques et hiérocratiques. L’incarnation de ce type de

pouvoir n’a pas à administrer deux ordres du monde; la prétention à l’absolu au cœur de

son imaginaire social-historique s’enracine dans la réalité humaine et se répartit entre des

puissances terrestres, politiques, sociales.

Nous sommes bien conscient que la reconnaissance de l’existence de ce type ne fera

assurément pas l’unanimité. En premier lieu, le fait d’associer le mot « autoritaire » aux

exemples concrets qui se classent sous ce type, à l’exception bien sûr de l’empire

(particulièrement romain), entraînera presque nécessairement des réticences, surtout là où

l’on octroie une sorte de valeur « positive » à l’autorité. C’est que dans notre perspective,

on l’a vu plus tôt, elle perd nettement ce contenu normatif « positif » dont on cherche

souvent à l’affubler. De l’autorité, nous retenons seulement l’effet concret,

l’incontestabilité de la source et le fonctionnement « naturel ». D’ailleurs, contrairement à

ce que soutient la thèse d’Alain Renault citée précédemment, thèse qui est devenue un lieu

commun de la pensée contemporaine, il n’est nullement impossible que nous assistions à

une résurgence de l’autorité depuis le milieu du 20e siècle et non à sa disparition pure et

simple2. Renault a en vue les formes anciennes d’autorité et il ne voit pas la forme nouvelle

2 La thèse de Renault pose que nous vivons La fin de l’autorité : « (…) nous vivons la fin de l’autorité, que cette fin de l’autorité nous confronte moins { une catastrophe qu’{ des interrogations inédites sur les pratiques de pouvoir et que ces interrogations nouvelles ont pour horizon l’avenir de la démocratie, { la fois comme régime et comme culture » (Renault, 204, p. 88). Selon sa thèse, le processus de la modernité allait conduire inéluctablement à détruire toute forme d’autorité. « Autrement dit : pas d’autorité sans religion, mais pas de religion sans tradition, et donc, parce que la modernité incluait dans ses choix la remise en cause, au nom de la liberté, de la valeur de la tradition, elle entraînait aussi infailliblement avec elle le recul de la religion, de même que, dès lors, la décomposition de l’autorité » (ibid., p. 65). Le concept d’autorité ne serait d’aucune utilité descriptive ou compréhensive { l’égard des formations sociales contemporaines. Renault est clair, nous assisterions à une « disparition irréversible de l’autorité » (ibid., p. 66). Cette fin n’implique pas la possibilité d’une nouvelle forme d’autorité : « existe-t-il encore une forme d’autorité { laquelle nous puissions envisager de nous référer pour concevoir un modèle de domination ou de pouvoir capable de faire apparaître la détention du pouvoir comme légitime ? » (ibid., p. 25). Le préjugé normatif qu’il y a dans le propos de Renault est que l’autorité est une bonne chose, presque en soi, ce qu’aucun penseur, aussi grand soit-il, n’a réussi jusqu’{ ce jour { démontrer. Pour notre part, nous n’idéalisons pas l’autorité, au contraire, elle est antithétique avec le projet d’autonomie. Il semble plutôt y avoir incompatibilité réelle entre liberté et autorité, l’autorité étant tout l’inverse de répondre de soi. La distinction est essentielle parce qu’en l’absence de cet ajout normatif de « bonté » au concept d’autorité, son usage peut s’élargir et se

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263

qu’elle a prise progressivement au 20e siècle dans les sociétés occidentales, par l’effet de

l’imaginaire social-historique du capital3.

Pour illustrer ce type de pouvoir, nous allons traiter maintenant uniquement de l’exemple

des sociétés occidentales contemporaines ce qui permettra d’aller plus en profondeur. Nous

allons donc dégager l’imaginaire social-historique, tout comme l’incarnation et le support

du nouveau pouvoir, d’une manière plus détaillée que nous ne l’avons fait pour les autres

types. Cela devrait nous permettre d’éclairer tout autant le type lui-même que l’exemple

utilisé. Le discours portant ici sur les sociétés contemporaines est tourné vers la réalisation

d’un objectif théorique précis, à savoir illustrer concrètement le quatrième type de pouvoir

de notre typologie. Nous ne prétendons donc ni apporter une interprétation d’ensemble du

monde contemporain ni même d’ailleurs une interprétation originale d’une dimension de la

vie sociale autre que celles qui sont indispensables à l’émergence et au maintien d’un

pouvoir autoritaire immanent dans les sociétés contemporaines. Il ne faut pas perdre de vue

qu’une analyse sérieuse des sociétés contemporaines voulant mettre en lumière leur

spécificité nécessiterait beaucoup plus que le court exposé qui va suivre.

concentrer sur le caractère indiscutable de ce qui est reconnu en elle, tel que nous l’avons fait au chapitre précédent. 3 Les démocraties libérales ne connaîtront toutefois pas, tel que le pensait Polanyi en 1947, un ré-enchâssement de l’économie dans un système de relations sociales (puisque, même sous le projet de l’autorégulation, l’économie était et est toujours enchâssée dans un tel « système » de relations sociales). Certes, les années 30 et la guerre ont entraîné toutes sortes de protectionnismes pouvant laisser croire que l’économie était en quelque sorte mise au pas. Les décennies qui suivront montreront cependant une situation bien loin de celle là, pensons simplement aux accords de Bretton Woods et à leur abandon, au FMI et { la Banque mondiale ou au Gatt et { toutes ses transformations jusqu’{ l’OMC, { l’OCDE, etc. Il s’agit davantage du triomphe d’un pouvoir ayant son propre imaginaire social-historique.

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264

1. L’imaginaire social-historique du capital

La particularité de l’imaginaire social-historique d’un pouvoir autoritaire immanent est de

se fonder dans un absolu et d’avoir pour finalité le contrôle de l’effectivité. Un tel

imaginaire social-historique existe au sein des sociétés contemporaines que l’on dit animées

par le contrôle (Freitag, Deleuze) et sur lesquelles nous allons nous arrêter plus

longuement. On le sait, les « démocraties libérales » ont subi plusieurs modifications

fondamentales depuis les débuts de l’époque moderne. Peu importe l’endroit par où l’on

tente d’expliquer le problème, il est clair que l’« économie » a une place dans cette

explication, elle a envahi la totalité de l’espace de la pertinence sociale4. Il est presque

superflu de le souligner tellement on en subit les contrecoups aujourd’hui. Comme le dit si

bien Latouche :

Nous vivons l’acmé de l’omnimarchandisation du monde. Non seulement

l’économie s’est émancipée du politique et de la morale, mais elle les a

littéralement phagocytés. Elle occupe toute la place. Il en va de même dans

la sphère de la représentation. Une pensée unique monopolise l’espace de la

créativité et colonise les esprits. La rationalité triomphe partout et le calcul

coût-bénéfice s’insinue dans les recoins les plus cachés de l’imaginaire

tandis que les rapports marchands s’emparent de la vie privée et de

l’intimité5.

La prédominance de l’économie dans la vie sociale, politique, culturelle et même

individuelle ne fait pas de doute aujourd’hui, mais il faut néanmoins être prudent, en liant

économie et pouvoir dans le monde contemporain, de ne pas simplement et

dogmatiquement proclamer « le pouvoir, c’est l’économie » en pensant avoir expliqué

adéquatement la situation6. Il n’y a pas de « passation » du pouvoir, comme si celui-ci était

une chose permanente à elle-même dont on disposerait. Une reconfiguration complète du

phénomène s’est plutôt mise en place au cours du 20e siècle dans laquelle, il est vrai,

l’« économie » joue un rôle central.

4 Contrairement à la thèse de Polanyi soutenant que le « ré-enchâssement » de l’économie au sein de relations sociales expliquerait l’après-marché autorégulateur et les trois tangentes que sont nazisme, communisme et new deal (Karl Polanyi, La grande transformation aux origines politiques et économiques de notre temps (1947), Paris : Gallimard, 1983). 5 Serge Latouche, L’invention de l’économie, Paris : Éditions Michel Albin, 2005, p. 226. 6 Nous pensons ici { Ramonet qui affirme que le pouvoir est aujourd’hui passé { l’économique (Nouveaux pouvoirs, Nouveaux maîtres du monde, Fides : Québec, 2001).

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Si le pouvoir existe aujourd’hui, la possibilité de rendre théoriquement compte de la forme

qu’il prend passe, en premier lieu, par l’identification de l’imaginaire social-historique qu’il

est, qu’il incarne et qu’il actualise à l’encontre des autres significations possibles à

l’intérieur de la société. C’est précisément là que nous pourrons saisir le véritable impact de

l’« économie » aujourd’hui. Ce n’est pas l’influence de l’activité économique qui a conduit

les sociétés là où elles sont aujourd’hui, c’est plutôt l’économie en tant qu’imaginaire

social-historique, en tant que pouvoir, qui a réorienté de manière fondamentale le sens et la

direction d’ensemble des sociétés, parce que cet imaginaire était porté, incarné et supporté à

l’intérieur de ces mêmes sociétés.

Encore une fois, la lecture que nous faisons s’inspire des analyses de Castoriadis, lesquelles

ont eu une influence très grande sur l’ensemble de notre thèse. Et, encore une fois, notre

objectif est en quelque sorte de nuancer et de préciser certaines idées, certaines

interprétations qu’il a lui-même mises de l’avant. Comme sa théorie du pouvoir, les

analyses sociohistoriques qu’il nous a livrées n’ont pas toujours la même systématicité que

sa théorie de l’institution imaginaire de la société. C’est le cas lorsqu’il aborde la question

des significations au cœur du capitalisme. Il traite à quelques endroits de cette thématique

et il le fait plus systématiquement surtout lorsqu’il évoque le duel entre le capitalisme et la

démocratie, entre deux imaginaires, deux mondes de significations :

L’autonomie d’une part qui a animé aussi bien les mouvements

émancipateurs et démocratiques qui parcourent l’histoire de l’Occident que

la renaissance de l’interrogation et de l’enquête rationnelle. L’expansion

illimitée de la maîtrise "rationnelle" d’autre part, au fondement de

l’institution du capitalisme et de ses avatars (parmi lesquels, par une

monstrueuse inversion, le totalitarisme) et qui sans doute culmine avec le

déferlement de la technoscience7.

C’est sans doute là la particularité et la force aussi de l’analyse historique de la modernité

(1750-1950) de Castoriadis, qui en fait une sorte d’affrontement entre deux mondes de

significations imaginaires sociales complètement opposés et dont l’opposition a modelé

l’Occident moderne d’abord puis tout le globe ensuite.

7 Castoriadis, 1990, p. 121.

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266

Or, en présentant ainsi les significations formant le cœur du capitalisme, deux problèmes

majeurs demeurent, l’un épistémologique, l’autre historique, et ensemble, ils soulèvent la

question de la pertinence même d’une telle nomenclature (la maîtrise rationnelle) pour la

réalisation de cette tâche. Tout d’abord, il nous semble que Castoriadis se trompe en faisant

de la « maîtrise rationnelle » la signification fondamentale du capitalisme, pour la raison

simple que ce terme est une abstraction beaucoup trop générale. En poussant le trait, même

une corneille ou un écureuil font apparaître, par leur comportement, une certaine « maîtrise

rationnelle », comme le savent si bien ceux qui cultivent jardins ou potagers. Un certain

esprit technicien habite l’humain sans lequel d’ailleurs l’agriculture n’aurait probablement

jamais été inventée. Or, ce n’est pas là l’origine du capitalisme. Nous croyons que ce que

doit désigner la maîtrise rationnelle est plutôt, en réalité, seulement l’effet ou, plutôt, un

effet de l’imaginaire social-historique du capital. Nous allons le voir, celui-ci est en réalité

une conception de l’Homme et de sa « destinée » de même que de l’ensemble de ses

rapports fondamentaux constitutifs, et non seulement une idée de maîtrise rationnelle

abstraite.

Le deuxième problème est que Castoriadis semble suggérer que « l’expansion illimitée de

la maîtrise rationnelle » expliquerait aussi bien l’émergence des totalitarismes que le

développement des démocraties libérales au 20e siècle. Nous n’allons pas avancer

davantage sur cette question d’interprétation historique, laquelle nous éloignerait de notre

propos. Nous pouvons néanmoins préciser que, si nous regroupons les totalitarismes et les

sociétés contemporaines au sein d’un même type de pouvoir, nous ne croyons aucunement

que c’est un seul et même principe qui peut faire foi d’explication causale historique de la

tangente prise par ces trois formes sociales originales, singulières. Le nazisme, le

communisme russe et les sociétés d’aujourd’hui sont toutes des singularités irréductibles à

un seul et unique principe historique d’explication totalisant. Chacune de ces formes est un

monde de significations singulier. Cela dit, afin de saisir de manière plus précise

l’imaginaire social-historique du capital caractérisant les sociétés actuelles, nous n’aurons

pas besoin de faire éclater la thèse de Castoriadis en morceaux. Cette lecture du capitalisme

est rendue possible par la thèse originale de L’invention de l’économie, savamment

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267

supportée par Latouche, au sein de laquelle la « maîtrise rationnelle » ne constituera qu’un

des éléments de l’imaginaire social-historique du capital8.

L’invention de l’économie

L’imaginaire social-historique du capital, le cœur du phénomène du pouvoir aujourd’hui,

est un produit tardif du développement de l’humanité. Il n’était aucunement en germe dans

le troc ou dans le commerce à l’œuvre dans les sociétés du passé contrairement à ce que les

gourous de la « science » économique tentent aujourd’hui de nous faire avaler. Il n’était pas

davantage en germe dans un esprit technicien ou bourgeois n’attendant que la levée de

contraintes politiques, sociales ou culturelles pour pleinement être9. S’il y a une force à la

thèse de Latouche, c’est qu’elle s’oppose avant tout, sur un plan théorique, à l’idée selon

laquelle il existerait une activité économique pure, transhistorique et transculturelle : « Les

deux mots, invention et économie, sont en fait ambivalents, dit-il. Parler d’invention de

l’économie, c’est soutenir une thèse provocatrice : c’est poser d’emblée que l’économie fait

problème, qu’elle n’est pas là comme ça, naturellement, que ce soit comme domaine ou

comme logique de comportement, autrement dit qu’il n’y a pas de substance ou d’essence

de l’économie10

. » L’économie autonome, posée et pensée comme une sphère à part ayant

ses propres lois, son propre modus operandi, constitue, en effet, une construction sociale-

historique relativement récente. Certes, partout où l’Homme a foulé le sol, il a dû déployer

une certaine activité afin d’arracher à la nature les subsistances essentielles au maintien

dans l’être de la vie qu’il est, mais le fait de devoir ainsi combler des besoins par une

activité n’est pas le propre de l’économie, mais de la vie.

En soutenant la thèse de l’invention de l’économie, Latouche ne nie pas que l’humain a

toujours dû combler un minimum de besoins par un minimum d’efforts. Toutefois, il

insiste, cela n’est pas l’économie, mais la vie elle-même : « tant que la survie matérielle de

8 Latouche, 2005, p. 13. Sur un plan épistémologique, cette thèse est somme toute conforme à l’ontologie du social-historique de Castoriadis. « La thèse de l’invention pose { nouveau d’emblée la question de la nature de la réalité sociale. On a déjà soutenu implicitement que la réalité sociale s’instituait dans l’imaginaire suivant la conception proposée par le philosophe Castoriadis » (ibid., p. 19). 9 La thèse de Wood (Ellen Meiksins Wood, The Origin of Capitalism a longer view, London et New York : Verso, 2002), par un tout autre chemin, a montré le caractère essentiellement historique de l’origine du capitalisme. 10 Latouche, 2005, p. 13.

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l’espèce ou la reproduction des groupes sociaux n’est pas autonomisée, pensée comme une

sphère à part, il n’y a pas de vie économique, il n’y a que la vie tout court »11

. On peut bien

percevoir au sein des sociétés du passé toutes sortes d’institutions que l’on serait tenté

d’inscrire dans la genèse de l’économie proprement dite, mais Latouche invite à

comprendre qu’il n’en est rien pour deux principales raisons. « La première, dit-il, c’est que

les institutions "quasi", "proto" ou "paléo" économiques [Potlatch, Kula] (…) concernent

très peu et très rarement le travail, la production et la couverture des besoins "naturels", et

donc le domaine traditionnel de l’économique12

. » Le potlatch, par exemple, n’équivaut en

rien à l’échange économique, il était une mise en scène particulière des relations politiques

entre des communautés humaines différentes. Latouche identifie aussi une deuxième raison

pour expliquer que la réponse aux besoins n’est pas le propre éternel de l’économie soit le

« fait qu’il existe, en effet, des "expériences" sans doute universelles qui trouvent des

expressions et surtout des solutions culturelles différentes »13

. Le fait d’être un être humain

comporte une base objective limitée en dehors de laquelle il ne peut se tenir; des sens pour

capter le monde, un cerveau pour le conscientiser, un corps pour l’éprouver. L’infinité du

possible de l’expérience humaine tient au fait que son imaginaire est le lieu véritable de son

expérience dans le monde, le « ce-qui-peut-incarner » cette infinité, le « ce-sur-quoi-elle-

peut-s’étayer », est, lui, fini et limité, une même base anthropomorphique qui ne contient a

priori jamais de sens, de direction, de prescription, etc. D’où l’importance alors de placer

les significations sociales imaginaires au centre de la compréhension sociologique.

L’objectivation d’une réalité économique et sa constitution au sein d’un univers autonome

de sens et de pratiques, tel que nous le concevons aujourd’hui, n’était pratiquement pas

possible avant les 17e et 18

e siècles parce que les significations imaginaires sociales ayant

participé à sa construction et la praxis spécifique l’incarnant n’avaient pas vu le jour

auparavant14

.

11 Ibid., p. 15. 12 Ibid., p. 36. 13 Ibid., p. 37. 14 Latouche propose un retour { Aristote, { un texte fondamental sur l’économie se trouvant dans L’éthique à Nicomaque et particulièrement dans le huitième chapitre (plus fondamental que les chapitres 8 { 11 du livre 1 de la Politique où Aristote expose l’opposition entre oeconomique et la chrématistique). La pertinence d’un retour { ce texte pour aujourd’hui ne se veut pas simplement motivé par une question d’érudition ou d’histoire de la pensée économique. Latouche pose que l’invention de l’économie est un processus tardif. Toutefois, « si l’économie politique n’apparaît

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269

Penser l’origine de l’économie comme liée à des représentations ne signifie aucunement

que le monde idéel serait placé sur le devant de la scène et qu’il plierait ensuite le « réel » à

toutes ses velléités significatives. Au contraire, il s’agit d’un refus de la pensée séparée :

Il apparaît impossible, dit Latouche, de dissocier d’entrée de jeu et de façon

absolue le niveau d’un champ qui serait descriptif-fonctionnel –

l’économique – de celui d’un champ qui serait réflexif-théorique –

l’économie politique. La réflexion économique, selon notre approche, ne se

développe pas à un moment historique sur une pratique transhistorique

(autrement dit naturelle), elle surgit dans le prolongement de l’émergence

d’une pratique qui prend et constitue un sens économique progressivement à

travers une théorie qu’elle contribue à supporter et à susciter. Chacun des

niveaux a besoin de l’autre pour s’y fonder15.

Ainsi, selon Latouche, l’apparition de la réflexion économique ne serait pas

ontologiquement précédée d’une pratique transhistorique à partir de laquelle elle se serait

élaborée; les deux vont de pair, théorie et pratique ne forment qu’un seul et même

phénomène. « À mes yeux, dira encore Latouche, l’histoire de la pensée économique est

aussi, et peut-être surtout, l’histoire de la construction de l’économique comme pratique et

comme pensée, autrement dit la construction de l’économie et de l’économie politique. Il

s’agit de l’émergence et de la consolidation d’un imaginaire économique16

. » La sphère

économique devient donc ainsi une création historique et culturelle. « La construction

d’une sphère économique est un processus historique et culturel. Comme tel, il s’agit d’une

vraiment qu’avec le tableau économique du docteur Quesnay qui donne une première représentation consistante de la vie économique comme système autonome, elle travaille la société depuis au moins Platon et Aristote, c’est-à-dire depuis qu’avec le développement du commerce maritime, l’apparition des rapports marchands et de la monnaie, certaines relations sociales s’émancipent de la religion, de la morale et de la politique pour s’autonomiser et s’économiser » (ibid., p. 18). Ainsi : « Si on conçoit l’économique comme une réflexion historique sur une pratique elle-même historique, son histoire fait partie de plein droit de son objet. Ce n’est plus la pertinence ou la maladresse éventuelle de la réflexion aristotélicienne qui motive notre relecture, mais le désir de découvrir comment Aristote manifeste ou trahit la mise en place des "significations imaginaires sociales" qui font de l’économique une dimension fondamentale du monde moderne » (ibid., p. 41). Plusieurs lectures sont possibles d’Aristote, dont deux comportent un intérêt, la première est celle faite par les économistes et la seconde, que seuls Polanyi et Castoriadis ont faite selon Latouche, une lecture plus éthicopolitique. Ces deux lectures ne sont pas justes selon lui « La « vraie pensée d’Aristote n’est manifestement ni une théorie économique du circuit, ni une théorie sociologique de l’institution imaginaire de la société. Elle est une sorte d’intermédiaire ou de mélange oscillant entre les rudiments des deux logiques qui travaillent le texte. L’autonomie de l’économie est posée, mais sans être reconnue, { travers l’analyse de la spécificité de la sphère marchande » (ibid., p. 53). Latouche conclut que l’analyse d’Aristote montre une « économie » encore imbriquée dans des relations et des significations sociales différentes du sens purement économique qu’elles ont finalement acquis aujourd’hui. 15 Ibid., p. 16. 16 Ibid., p. 12.

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270

production de représentations17

. » Ce sera seulement avec le marché autorégulateur du 19e

siècle que pratique et théorie de l’économie convergeront pour favoriser l’autonomisation

de la sphère économique.

L’imaginaire social-historique du capital

S’il y a eu dans le passé du commerce, de la monnaie, des prix, des valeurs, des

quantifications, de l’échange, des biens, des besoins, de la richesse et de la puissance

sociale l’accompagnant, toutes ces dimensions n’étaient cependant pas réunies en un même

univers cohérent de significations ni rendues, de plus, autonomes à l’égard des autres

dimensions de la société. Cette autonomie de l’économie a été rendue possible par l’effet

d’un imaginaire social-historique en lutte avec celui de la démocratie.

Qu’en est-il exactement de cet imaginaire ? Comme tout imaginaire social-historique, nous

ne sommes pas en présence d’un simple système idéologique, mais bien plus

fondamentalement d’un monde de significations proposant une idée de l’Homme (une

ontologie) et une idée aussi de sa finalité (une téléologie) et cet imaginaire émerge de

positions sociales effectives qu’il définit aussi en même temps. Latouche en offre une

version synthétique ayant l’avantage de la clarté et de la simplicité tout en maintenant

l’exigence de complexité. Cet univers de sens s’organise autour de trois niveaux

interdépendants : anthropologique, sociétal et physico-technique (c’est seulement à

l’intérieur de ce dernier niveau que l’on doit ranger l’idée de « maîtrise rationnelle »).

L’ensemble est une conception globale de l’homme et non seulement une idée réduite et

abstraite de maîtrise rationnelle et encore moins une simple idéologie ou un mode de

production. Le capitalisme est rien de moins qu’un pouvoir, lequel a, depuis le début, tenté

de damer le pion au pouvoir démocratique et y est parvenu de manière pratiquement

incontestable depuis la fin de la Seconde guerre.

Le premier est le niveau anthropologique et renvoie à la conception de l’homme que

comporte cet imaginaire : l’homo oeconomicus. Il y a trois principaux préceptes qui

forment ce premier niveau. On note d’abord le naturalisme, idée selon laquelle l’homme

serait fondamentalement perçu comme un être naturel fait de besoins déterminés. Le second

17 Ibid., p. 17.

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est celui de l’hédonisme, une sorte de corollaire au naturalisme et il pose que le

comportement humain obéit à la recherche du plaisir et à la fuite de la douleur. Le dernier

précepte du niveau anthropologique est l’atomisme social ou l’individualisme, qui pose, de

son côté, que l’homme vient au monde en tant qu’atome du corps social.

Le second niveau, sociétal, se compose lui aussi de trois dimensions principales, de trois

préceptes, et renvoie à la conception de la société que cet imaginaire comporte. Le premier

précepte qui le sous-tend est le contractualisme qui renvoie à la croyance selon laquelle la

société est le résultat d’un contrat passé entre les individus (elle n’aurait donc pas de

consistance propre). Ensuite, on trouve le précepte du productivisme. Celui-ci renvoie à la

croyance selon laquelle cette association par contrat est intéressée, non seulement dans une

optique de sécurité et de paix, mais aussi dans le but d’atteindre le bonheur pour le plus

grand nombre possible. La dernière caractéristique du niveau sociétal est le privatisme,

croyance selon laquelle l’homme est propriétaire de lui-même et de la nature, ce qui a pour

conséquence de fonder la propriété privée.

Le dernier, le niveau physico-technique, désigne la conception de la nature qui vient

compléter le tableau des trois niveaux. La rareté en constitue la première dimension et ce

précepte avance qu’il y a un écart entre le caractère illimité des besoins et la finitude de la

nature et des moyens pour les obtenir. La deuxième caractéristique est le technicisme qui

renvoie à l’idée que l’homme doit faire fructifier sa force physique et son ingéniosité afin

de tirer satisfaction des moyens dont il dispose. Le troisième aspect est, finalement, le

travaillisme, soit la croyance que la transformation de la nature par le travail est une

obligation, un devoir moral18

. L’imaginaire social-historique du capital ainsi étayé est

beaucoup plus large que la « maîtrise rationnelle » qui, au fond, pourrait se réduire aux

deux dernières caractéristiques du niveau physico-technique.

18 Latouche, 2005, p. 33-34. Ce dernier point est bien éclairé par l’analyse réalisée par Weber du terme allemand « beruf » (la relation de l’homme { sa besogne) qui suggère une tâche imposée par Dieu (comme le terme anglais « calling »). Or, il n’y a pas de mot semblable chez les peuples catholiques, le plus près serait vocation, mais il y en a un dans tous ceux où le protestantisme a dominé (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Plon, 1964, p. 112). L’esprit du capitalisme désigne « la recherche rationnelle et systématique de profit par l’exercice d’une profession » (ibid., p. 83).

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272

Lorsqu’on aborde les sociétés d’aujourd’hui à partir de la logique du contrôle, on omet de

lui assigner un contenu propre. Le « contrôle » dans le cas du capitalisme actuel, c’est

l’ensemble des actions importantes qui incarnent tout en l’actualisant l’imaginaire social-

historique du capital, une vision de l’homme et une idée de sa finalité. Le « contrôle » dans

la société russe du 20e siècle était autre chose, et celui à l’œuvre en Allemagne nazie était

tout aussi différent. Le contrôle ne peut être qu’un élément d’un imaginaire social-

historique, mais il est trop restreint pour être un imaginaire social-historique à lui seul.

Nous sommes en présence de quelque chose de bien plus fondamental, de bien plus

impliquant pour une société qu’une seule idéologie ou qu’un mode de production. Il s’agit

d’une vision de l’homme et des rapports fondamentaux le constituant, ainsi que d’une idée

de la direction, de la finalité, effectivement poursuivie par la société.

Bien que les différents imaginaires social-historiques des exemples regroupés sous le

quatrième type soient distincts, ils ont néanmoins des caractéristiques communes sur le plan

de leur fondement et de leur finalité. Le fondement de la signification de ces imaginaires est

absolu, placé dans un haut-lieu inatteignable par les voies normales de la vie sociale, raison

pour laquelle nous sommes en présence de pouvoirs autoritaires. Ce qui les distingue du

pouvoir autoritaire transcendant est la visée de leurs significations, laquelle ne cherche pas

à réaliser un idéal, mais bien à reconduire ce qui est, le contrôle du présent. Ces imaginaires

prétendent être conformes et identiques à la réalité, ou à « une » réalité. Dans l’exemple

nous occupant, ces précisions ne sont pas sans importance. Pendant que certains discours,

qu’ils soient scientifiques ou du sens commun, insistent pour dire que nous sommes à l’ère

du relativisme, du tout se vaut, prendre en compte l’imaginaire social-historique du pouvoir

d’aujourd’hui permet d’éviter des formulations séduisantes, mais inopérantes à rendre un

tant soit peu compte de la réalité. Les sociétés d’aujourd’hui ne favorisent pas tout, ne

donnent pas droit d’existence à n’importe quoi. Elles poursuivent une finalité.

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273

2. L’incarnation de l’imaginaire social-historique du capital

La principale composante, le point de départ, pour rendre compte d’un pouvoir particulier

est son imaginaire social-historique. Cependant, nous l’avons souligné à plus d’une reprise,

cet imaginaire est complètement inopérant de lui-même en son contenu d’idées. C’est parce

qu’il est expression et incarnation d’un certain ordre social, lui-même fait d’acteurs réels,

en chair et en os, qu’il parvient à orienter la société dans une direction et non dans une

autre. Un pouvoir autoritaire immanent, comme tous les autres, est aussi toujours incarné,

porté et actualisé dans la société. Il advient nécessairement par l’action d’hommes concrets,

et non par l’effet de processus autonomes supposément objectifs et déterminants. Les

« processus » ne déterminent pas la conduite des hommes, ce sont les hommes qui, en

agissant, créent des « processus » que d’autres hommes imaginent ensuite comme tels. À

titre d’exemple, une manifestation pacifique a beau tourner à l’émeute, avec tout le chaos

que cela suppose, nul n’est forcé d’y perdre son intelligence et de se mettre à tout détruire.

On ne devient pas « black bloc » spontanément au cours d’une manifestation. Il y a

« processus » quand l’action combinée de plusieurs va dans une direction.

Nous l’avons dit, le groupe social porteur du pouvoir ne consiste pas en une organisation

hyper structurée visant, suite à l’élaboration d’un plan machiavélique, à prendre le contrôle

d’une société pour décider objectivement de son orientation, cela relèverait presque de la

mythomanie. Il s’agit certainement d’une possibilité, dont les totalitarismes, et

particulièrement le nazisme, nous ont fourni des exemples concrets, mais ce n’est

aucunement la norme historique, et cela doit être clair sur un plan théorique. Il est groupe

social porteur surtout parce que, par sa position même et par son action « normale » au sein

de la société, il fait advenir à l’intérieur de cette même société l’ontologie et la téléologie au

centre de l’imaginaire social-historique dont il est origine, porteur et incarnation.

Contrairement au pouvoir autoritaire transcendant, le pouvoir autoritaire immanent ne

connaît pas l’opposition entre groupement politique/groupement hiérocratique vue plus tôt.

Au contraire, il est essentiellement porté par des groupements « politiques » (ou sociaux).

Étant donné que la finalité est le contrôle de l’effectivité, qu’il ne vise pas un « idéal » non

présent dans l’effectivité, cette opposition n’est plus pertinente ici. Ce « groupe », dans le

contexte actuel, trouve son incarnation dans le personnage de l’investisseur. Et, comme

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nous l’avons dit, la base sociale supportant un pouvoir est toujours relative à la singularité

du pouvoir en question (non au type). Elle prendra, dans le contexte des sociétés

contemporaines, la forme du consommateur, compris ici, nous allons le voir, dans un sens

plus large que la seule signification économique à laquelle il est conventionnellement

assigné.

Du bourgeois à l’investisseur

Si la bourgeoisie a pu être au 19e siècle le groupe social dominant de l’époque

19, la montée

en puissance des grandes organisations capitalistes a changé la donne au 20e siècle. Avec

La main invisible des managers ou la technostructure, le rôle et la place de l’entrepreneur

bourgeois ont été relégués au second plan20

. Sur le plan théorique, on a identifié le

technocrate comme premier personnage de remplacement de la bourgeoisie. Cette

identification est supportée par une longue tradition de pensée passant par Saint-Simon,

Weber et Marx, et elle trouve une sorte d’accomplissement théorique dans l’œuvre de Bell,

Vers une société post-industrielle, qui en retrace l’origine21

. En conceptualisant par cette

19 À partir du 19e siècle seulement si on s’en remet { la thèse de Wood (2002). 20 Chandler (1988) et Galbraith (1974), déjà cités. 21 Daniel Bell, Vers une société post-industrielle, Paris : Robert Laffont, 1974. Cette lecture en termes de société postindustrielle trouve son origine chez certains classiques comme St-Simon, Weber ou Marx. « La vision saint-simonienne, dira Bell, est celle d’une technocratie pure : la société industrielle est un ordre rationnel et planifié où la collectivité détermine ses besoins et s’organise en mettant en œuvre les facteurs de production voulus. Les deux éléments déterminants sont le savoir et l’organisation » (ibid., p. 113). En insistant sur la bureaucratie, Weber avait aussi déjà posé les prémisses de cette lecture : « Ainsi, pour Weber, capitalisme et socialisme ne constituent nullement des systèmes contradictoires (comme ils le paraîtraient si l’on faisait du mode de propriété l’axe discriminatoire), mais deux aspects d’une même réalité : la bureaucratie. Ce système, Weber l’assimile { l’administration rationnelle et à la classe qui la prend en charge – fonctionnaires et gestionnaires, { l’œuvre aussi bien dans la sphère politique que dans la sphère économique. L’avenir, nous dit-il, n’est pas { la classe ouvrière, il est { la bureaucratie » (ibid., p. 105). Mais ce serait tout de même chez Marx que s’en trouverait l’esquisse la plus élaborée. « Dans la vision marxienne de l’avenir, on trouve en effet (…) non pas une seule, mais deux perspectives, deux schémas, et ces schémas sont divergents » (ibid., p. 92). Le premier schéma dérive en fait d’un modèle pur du capitalisme au sein duquel les deux principales classes sociales du bourgeois et du prolétaire allaient se généraliser et dont l’affrontement objectif allait conduire { la crise du système et à son dépassement. Seulement, dans la pratique, le développement du travail intermédiaire, du travail non prolétaire ni bourgeois, allait dans le sens contraire prévu par le schéma idéal. Cette classe s’est au contraire développée, ses effectifs se sont accrus et son importance dans le procès d’ensemble est devenue décisive au cours du 20e siècle. Toutefois, Bell montre que Marx avait vu la chose dans ses analyses, même si ce n’est pas vers l{ qu’il s’est dirigé. « En somme, si Marx ne tient pas compte des mutations structurelles qu’il a lui-même relevées, c’est qu’il reste fidèle, implicitement, { son premier schéma, { la théorie de l’éclatement final » (ibid., p. 99). Marx avait en effet identifié trois mutations décisives dans la structure sociale. Le développement du système bancaire avait introduit de nouvelles possibilités, dont la plus importante était de rendre disponible du capital sans plus passer par

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275

nomenclature les sociétés contemporaines, Bell voulait indiquer que celles-ci sont toujours

modernes, que les transformations les remodelant affecteraient seulement l’univers de la

production sans remonter jusqu’aux institutions politiques22

. Ainsi, selon cette lecture du

développement des sociétés occidentales au 20e siècle, le pouvoir politique demeurerait

comme fonction dans l’économie générale du système social, et seule la structure des

acteurs l’occupant aurait changé de forme, une sorte de passation des pouvoirs de la

bourgeoisie aux technocrates.

Avec la venue au monde des grandes organisations capitalistes, une nouvelle donnée a fait

son apparition dans la chaîne de production : « Parler de société post-industrielle, c’est

mettre l’accent sur la position centrale du savoir théorique, sur cet axe autour duquel vont

s’ordonner la technologie nouvelle, la croissance économique et la stratification sociale23

. »

Une classe sociale, non prise en compte par le schéma marxiste de la polarisation des

classes, le travailleur du savoir, le technocrate, aurait bénéficié de cette mutation, le faisant

passer d’une position secondaire à l’une des plus importantes dans la structure sociale.

« L’entrée en scène du technicien a accrédité l’opinion selon laquelle le pouvoir, dans la

société industrielle avancée, appartiendra au technocrate [j.s.]24

. » Aujourd’hui, dans le

délire bureaucratique et technocratique dont est atteinte la société entière, les technocrates

de tous horizons occupent, c’est incontestable, une place importante. Par les protocoles, les

codes « éthiques » ou déontologiques, chaque domaine de la société est circonscrit

administrativement et pris en charge par un ordre quelconque de technocrates. Toutefois,

les voies de l’accumulation privée. Ensuite, la naissance des grandes organisations, qui séparèrent propriété et gestion, allait nécessiter une nouvelle forme de travail intermédiaire, celui de direction. Finalement, le développement et l’expansion des banques comme des grandes organisations allaient nécessiter une plus grande part de travailleurs cols blancs. Cela nous suffira ici pour cette mise en contexte. 22 « En formulant le concept de société post-industrielle on tente de mettre en évidence une mutation dans la structure sociale. Mais on ne saurait établir de corrélation nécessaire entre les changements qui se produisent à ce niveau et ceux qui affectent les deux autres ordres constitutifs de la vie sociale, le politique et le culturel » (ibid., p. 153-154). 23 Ibid., p. 151. 24 Ibid., p. 114. En étayant son analyse de l’émergence d’une nouvelle classe sociale, Bell met en garde contre une confusion possible : « La confusion qui règne { ce propos s’explique en grande partie par le fait qu’on omet de distinguer entre deux types de travailleurs intellectuels et leurs fonctions respectives : il y a le technicien proprement dit, dont le rôle consiste à appliquer le savoir, et puis il y a le technocrate, qui participe { l’exercice du pouvoir » (ibid., p. 115). Le premier est en rapport avec des choses alors que le second a un rôle politique. La place de choix qui reviendrait à la nouvelle classe dans l’optique de Bell ne renvoie pas au technicien, mais bien au technocrate.

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nous récusons la thèse qui voudrait faire de ce personnage le maître du nouvel ordre

sociétal. Travailleurs du savoir ou de l’information ne sont que les rouages d’un système de

production devenu extrêmement plus complexe que le capitalisme industriel. Puisque nous

considérons le capitalisme, non comme un mode de production, mais comme un type de

pouvoir comportant un imaginaire social-historique, force est d’admettre que les

technocrates n’en sont pas l’incarnation, mais bien plutôt une création. Ils ne sont pas au-

dessus du capital pour lui insuffler une direction, ils sont en lui – et par lui – pour participer

à sa prolifération. Ce ne sont pas eux qui initient la direction d’ensemble, ils ne font qu’y

participer; produits de l’imaginaire du capital, ils n’en sont toutefois pas l’incarnation (au

sens où nous avons pris ce terme dans l’établissement de notre définition du pouvoir au

chapitre 3).

C’est plutôt à l’intérieur d’un texte de Gagné qu’a été trouvée l’inspiration sociologique

nécessaire ayant conduit à l’identification du personnage portant et incarnant aujourd’hui

l’imaginaire social-historique du capital, l’investisseur25

. Disons immédiatement, afin

d’éviter tout malentendu possible, que le texte de Gagné ne suggère aucunement que

l’investisseur serait le détenteur effectif du pouvoir dans le monde contemporain. Fidèle

aux thèses freitagiennes posant que le pouvoir politique n’est plus décisif dans la

reproduction d’ensemble de la société, l’investisseur y est plutôt présenté comme le

personnage central d’une sorte de guerre menée par les organisations contre l’État et dont

l’AMI, objet spécifiquement au centre de cet ouvrage collectif, a constitué la manifestation

la plus formelle sur la scène internationale jusqu’à présent26

. Nous proposons une

interprétation théorique différente quant à la réalité, la place et le rôle de ce personnage.

Avant d’aller plus loin, sans doute serait-il utile de définir sommairement ce que nous

entendons par un investisseur. Le premier degré de réponse à cette question est tout

bonnement qu’un investisseur possède un capital à investir et il s’attend normalement à le

rentabiliser. Il s’agit là d’un critère primaire, mais néanmoins essentiel. Toutefois, il y a

plus. Un investisseur est aussi la condition de possibilité de l’existence d’une quelconque

25 Gilles Gagné, « À propos d’un barbarisme (la financiarisation) et de son personnage (l’investisseur) » in Freitag et Pineault, Le monde enchaîné, Québec : Éditions Nota Bene, 1999. 26 Mascotto approfondit d’ailleurs cette thèse d’un conflit opposant l’État et les organisations dans son texte De la souveraineté de l’État à l’a priori des organisations, paru dans le même collectif, en faisant même remonter cette tendance à la franc-maçonnerie, organisation qui en serait le point de départ.

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puissance organisationnelle poursuivant des fins économiques. Nous ne voulons pas

seulement dire que sans investisseurs, une multinationale ne peut exister, mais aussi et

surtout que c’est la volonté de l’investisseur qui la dynamise et la finalise et non la

technostructure qui la constitue. Ce n’est pas le technocrate ou le travailleur du savoir qui

décide véritablement de quelque chose dans le cadre de l’exercice de ses fonctions, mais

l’investisseur qui, en dernière analyse, assigne à l’organisation sa finalité. Prenons

l’exemple de l’industrie pharmaceutique. On l’imagine de prime abord animée par la

science au service de la santé des individus comme des collectivités, alors que ce n’est

absolument pas le cas27

. Ainsi, l’investisseur n’est pas seulement un personnage

socialement neutre dont la finalité existentielle se résumerait à recevoir les fruits de la

rentabilité de son investissement. Il est l’ancrage réel des monstres organisationnels, leur

impulsion première.

La plus grande force de la lecture de Gagné est de clairement mettre en lumière le fait que

le projet de l’AMI, exprimé de manière unifiée et cohérente lors de sa production par

l’OCDE et repris « à la pièce », ensuite, avec les rounds du millénaire de l’OMC, n’était

pas un projet ayant pour but d’améliorer le bien-être des citoyens, même si cela faisait

partie des raisons manifestes évoquées par ceux qui ont fait la promotion de ses supposés

bienfaits. « Dans le langage mondain de l’AMI, cependant, dit Gagné, l’individu s’appelle

plutôt "l’investisseur" et ses droits protègent – il suffisait d’y penser – ses

investissements28

. » La visée réelle de ce « projet » était plutôt de créer une sorte d’espace

d’actions spécifiquement dédié à la circulation mondiale du capital et des investisseurs qui

le portent, à l’intérieur duquel les limitations normatives propres à chaque unité politique

nationale n’allaient pas intervenir ou, du moins, intervenir le moins possible et d’une

manière la plus identique possible d’un territoire à l’autre, sur la prolifération des

investissements. Le monde de la globalisation se reconfigurerait toujours progressivement

pour satisfaire les velléités de ce personnage.

27 Ce sont de véritables machines à profit. En 2001, les 10 plus grandes sociétés pharmaceutiques ont fait des profits 8 fois plus élevés que la médiane des 500 plus grandes entreprises du magazine Fortune. Les profits montent quand même dans ce secteur alors qu’il dégringole ailleurs. Voir Jean-Claude St-Onge, L’envers de la pilule Les dessous de l’industrie pharmaceutique, Montréal : Les éditions écosociété, 2004. 28 Gagné, 1999, p. 152.

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Il est certain qu’il y a plusieurs catégories ou degrés d’investisseurs, de l’employé qui a un

fonds de pension jusqu’aux plus riches de la planète qui possèdent individuellement plus

que l’ensemble des citoyens de plusieurs pays. Mais chaque investisseur, à sa manière, avec

des niveaux d’implication nécessairement différents, et même avec des niveaux de

conscience eux aussi différents, participe néanmoins au triomphe de l’imaginaire social-

historique du capital dans le monde contemporain. L’idée n’est pas de suggérer qu’il y

aurait une stratégie objective et concertée de la part de tous les investisseurs pour tirer la

société dans une direction plutôt que dans une autre. C’est plutôt qu’en exerçant les

prérogatives « normales » liées à cette « position sociale », une finalité est donnée au

mouvement général de la société. On ne parle pas d’un groupe dominant, mais bien

incarnant un imaginaire social-historique et assurant donc ainsi son actualisation par son

existence même. Tous les petits investisseurs ne sont certainement pas partie prenante d’un

unique processus décisionnel important à l’échelle globale. Leur épargne a néanmoins été

nécessaire pour engendrer le monstre qui vit aujourd’hui une terrible crise existentielle et

identitaire dont il est encore trop tôt pour spéculer sur le dénouement. Quand tout ce petit

peuple des investisseurs est uni en un, il devient gros, très gros. Par exemple, les fonds de

pension américains disposaient à eux seuls, il y a plus d’une décennie, d’une masse

monétaire de 6 000 milliards de dollars29

.

L’investisseur est donc la quintessence de l’imaginaire social-historique du capital. Il

pousse la morale du travail sur un plan profondément métaphysique. En effet, le

technicisme et le travaillisme sont en quelque sorte redoublés sur eux-mêmes où il s’agit de

29 Ignacio, Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris : Galilée, 1997, p. 53. Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que ce soit la classe « moyenne », menacée aujourd’hui d’extinction, qui a fourni, { la sueur de son front, les armes nécessaires { ceux qui, aujourd’hui, lui tirent dessus ; ils ont, en quelque sorte, financé leur propre mort : « (...) les managers de ce fonds d’investissement dans lequel il a placé ses économies peuvent { n’importe quel moment, pour peu qu’ils soient actionnaires avec droit de vote, faire nommer dans son entreprise un président qui supprimera son emploi (...) » (Hans-Peter Martin et Harald Schumann, Le piège de la mondialisation, L’agression contre la démocratie et la prospérité, Paris : Solin, 1997, p. 96). L’affaire Norbourg ici au Québec où un Vincent Lacroix, gestionnaire de fonds, a littéralement dévalisé toutes les épargnes des petits investisseurs. Certes, on leur a vendu un rêve, le même que celui dont témoigne la parabole de Jésus concernant la multiplication des pains et des poissons. Mais ils ont choisi d’y croire, ils ont voulu faire de l’argent avec de l’argent, ils ont mis deux poissons dans le panier espérant qu’il allait en générer une infinité sans conséquence sur la réalité. Sur le plan moral et humain, il y aurait long à dire et bien des subtilités à prendre en compte afin de produire un jugement un tant soit peu juste et pertinent. Pour ce qui est de la direction d’ensemble des sociétés contemporaines cependant, petits ou grands investisseurs, leurs effets respectifs se combinent pour opérer une même pression globale sur l’ensemble du tissu collectif.

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279

faire fructifier les fruits des fruits du travail. On voit bien ce caractère métaphysique dans

les pubs du monde de la finance, par exemple, ING direct, nous expliquant que le moyen de

joindre les deux bouts, si nous avons de la difficulté à le faire, est d’épargner! Tu n’arrives

pas? Mets-en de côté, les choses iront mieux. Cela défie toute raison, aussi élémentaire soit-

elle, à l’exception bien entendu de la « raison » de l’imaginaire social-historique du capital.

Sur le plan du pouvoir, l’investisseur, quel qu’il soit, est celui dont la position dans l’ordre

social actuel lui permet d’initier les processus. La pression qu’exerce sur le corps social la

communauté des investisseurs, grands et petits, ne vient pas de magouilles (bien que celles-

ci accentuent par endroits la pression, Enron et Norbourg et plus généralement la titrisation

en sont des exemples). Elle vient plutôt de la « volonté normale » d’un investisseur, soit

une volonté de profit et de rentabilisation sans aucune autre motivation. C’est au cœur de ce

personnage social que s’incarne le plus totalement, aujourd’hui, l’imaginaire social-

historique du capital. C’est l’action normale de ce personnage qui assure le triomphe d’une

idée de l’homme ainsi que de sa finalité, qui entraîne la société dans une direction, dans un

projet, qui lui assigne une finalité, ce dont le concept de contrôle ne rendait pas compte.

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280

3. La question du support social

On ne peut pas, nous l’avons déjà souligné, déduire la présence de tel ou tel support social

pour chaque type. S’il y a, d’un côté, des caractéristiques communes quant au groupe

incarnant et actualisant l’imaginaire social-historique selon les types de pouvoir –

virtuellement étendu à tous les citoyens en démocratie, dans les mains d’un seul en

tyrannie, réparti entre des groupements politiques et des groupements hiérocratiques pour le

pouvoir autoritaire transcendant ou assumé par des groupements politiques et sociaux pour

le pouvoir autoritaire immanent – le support social, de son côté, est nécessairement

dépendant de la singularité du phénomène du pouvoir concerné, il est complètement

« historique », absolument lié aux conditions contingentes qui sont les siennes. Dans le

contexte contemporain, la question du support social nous conduira du côté de la

consommation, que nous allons toutefois saisir ici dans un sens large, c’est-à-dire non pas

strictement comme acte économique consistant en l’obtention de biens ou de services par la

médiation monétaire, mais comme acte opérationnel généralisé où la consommation devient

une attitude transférable à d’autres domaines de la société.

La consommation : de l’économie à la distinction

La société de consommation est un phénomène social-historique propre au 20e siècle.

Certains éléments qui constituent ce phénomène possèdent parfois des antécédents

remontant au 19e siècle. Dans la vue synthétique et historique qu’il présente de ce

phénomène, Langlois montre qu’elle a été le lieu d’études détaillées en 1855 (Le Play)30

.

Elle est devenue un phénomène social fondamental pour l’ensemble des sociétés

occidentales par la conjonction d’un ensemble de facteurs comme le développement du

capitalisme, le relèvement des niveaux de vie, l’urbanisation, les phénomènes de masse,

l’individualisme, etc. Le fordisme a été une étape cruciale dans la montée en puissance de

la consommation, parce qu’il a favorisé sa généralisation progressive dans toutes les

couches de la société31

. Par ailleurs, selon Bell, le crédit, qui a permis la transformation

30 Simon Langlois, « Nouvelles orientations en sociologie de la consommation », L’Année sociologique, vol. 52, 2002/3, p. 85. 31 Le fordisme s’inscrit dans une logique de contrôle tant du marché que des ouvriers. Pour contrôler le marché, la part de salaire qui revient { l’ouvrier est élevée, on développe une appartenance { l’entreprise mais en contrepartie les ouvriers doivent avoir une bonne moralité et ils sont surveillés

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immédiate des désirs en réalité, et la publicité, qui a favorisé la légitimation de la

consommation chez la masse, sont deux phénomènes ayant le plus contribué à ce que la

consommation occupe aujourd’hui une place prépondérante32

. Avec les « nouvelles »

technologies et l’industrie culturelle au sens large (du paraître comme du divertissement),

elle est aujourd’hui plus que jamais déterminante dans le cours de la vie sociale des sociétés

contemporaines.

Tout au long de cette petite histoire de la consommation à l’intérieur des sociétés

contemporaines, il s’est mis en place plusieurs options d’analyse en sciences sociales en

général et en sociologie en particulier. En s’appuyant sur Boudon, Langlois suggère que

« Les sociologues expliquent les phénomènes de consommation comme étant une

combinaison de l’utilité (confort, sécurité), de la distinction (style de vie, distinction, signes

d’appartenance à un groupe ou à un groupement) et du plaisir (satisfaction, consommation

hédoniste)33

. » La lecture que nous proposons ici cherche à aller plus loin. C’est l’attitude

elle-même du consommateur qui s’est généralisée, les individus se comportant même

aujourd’hui comme des consommateurs à l’endroit de leur propre trajectoire existentielle.

Le « consommateur » devient un élément actif permettant à l’imaginaire social-historique

du capital, une ontologie et une téléologie de l’homme, de maintenir sa primauté dans le

champ de la signification.

La critique de l’économie politique du signe de Baudrillard offre une piste tout à fait

pertinente pour comprendre la consommation et le consommateur dans cette direction34

.

Selon lui, le phénomène de la consommation ne doit pas être interprété comme acte

économique au sens conventionnel :

jusque dans leur demeure (Michel Beaud, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, Paris : Éditions du Seuil, 2000, p. 222). 32 Langlois, 2002, p. 87. 33 (ibid., p. 91). 34 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris : Gallimard, 1972. Cette analyse fermait en quelque sorte la marche d’un premier bloc dans son œuvre, aussi formé par Le système des objets (Paris : Gallimard, 1968) et La société de consommation (France : Éditions Denoël, 1970). Ce bloc demeure, même si Baudrillard l’a lui-même clairement rejeté dans L’autre par lui-même Habilitation (Paris : Éditions Galilée, 1987) et qu’il le voyait déj{ dépassé par la logique du code, d’une importance capitale. Il nous semble d’ailleurs qu’une faute sociologique a été commise en ne cherchant plus { en récupérer l’essentiel dans la trajectoire subséquente de son œuvre inexorablement tirée vers l’avant.

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282

La consommation n’est pas ce mode passif d’absorption et d’appropriation

qu’on oppose au mode actif de la production, pour mettre en balance des

schèmes naïfs de comportements (et d’aliénation). Il faut poser clairement

dès le début que la consommation est un mode actif de relation (non

seulement aux objets, mais à la collectivité et au monde), un mode d’activité

systématique et de réponse globale sur lequel se fonde tout notre système

culturel35.

Baudrillard développe plutôt une interprétation de la consommation dans l’optique de la

distinction, qu’il fera cependant déborder d’un simple mode de distinction des

« dominants » face aux dominés comme on le trouve par exemple chez Bourdieu. Chez ce

dernier, ce sont ceux qui sont « en haut » qui mèneraient le jeu, en produisant des modèles

pour se distinguer, qui seraient repris et reproduits par ceux du bas, ce qui s’inscrit encore

dans l’horizon du marxisme. Chez Baudrillard, les objets faisant système à part, ce sont

autant ceux qui produisent le modèle que ceux qui prennent après coup la série qui tombent

sous la règle de ce jeu : « le modèle est intériorisé par celui qui participe de la série, la série

est indiquée, niée, vécue contradictoirement par celui qui participe du modèle36

. » Il n’y a

plus de modèle absolu, que des jeux de combinaison.

Son analyse se fonde sur une conception de la valeur et de l’économie qui ne prend pas

comme assise le pour soi de la vie (selon la logique des strates vue au premier chapitre avec

Castoriadis) mais bien celui de la signification : « Une véritable théorie des objets et de la

consommation se fondera non sur une théorie des besoins et de leur satisfaction, mais sur

une théorie de la prestation sociale et de la signification37

». Ainsi, contrairement à Marx

qui articulait deux concepts de valeur, usage et échange, Baudrillard repère deux autres

degrés supplémentaires, la valeur signe et l’échange symbolique38

. Or, il voit deux autres

dimensions à la valeur, dont il rend compte avec la valeur-signe et l’échange symbolique,

dernière dimension ne nous intéressant pas ici. Avec la valeur-signe, c’est le processus de

35 Baudrillard, 1968, p. 275. 36 Ibid., p. 194. 37 Ibid., p. 8. 38 Baudrillard, 1972, p. 64. La première, { la base de l’analyse marxiste, est la logique fonctionnelle de la valeur, qui renvoie { la valeur d’usage et qui tient compte des opérations pratiques des objets, de leur utilité. La seconde est la logique économique de la valeur, fondée en équivalence, elle a trait à la valeur d’échange des marchandises sur un marché. Il y a ensuite la logique de la valeur-signe, fondant les différences de statuts, elle est fondamentale à la compréhension du monde capitaliste et cette dernière n’a pas été analysée par Marx. Il y a finalement la logique de l’échange symbolique, qui se joue bien de quelque valeur que ce soit, elle est pure ambivalence.

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création et d’existence de la valeur qui est renversé : « il y a production sociale dans un

système d’échange, d’un matériel de différences, d’un code de significations et de valeurs

statuaires – la fonctionnalité des biens et des besoins individuels venant ensuite s’ajuster

sur, rationaliser et du même coup confronter ces mécanismes structurels fondamentaux39

. »

La force de cette lecture est de placer le domaine de la signification au premier plan, plutôt

que de participer au triomphe de l’idée de l’homme au centre de l’imaginaire social-

historique du capital, lequel se pose en absolu, comme la réalité (et la valeur d’usage

participe à sa croyance!).

La consommation est avant tout consommation de signes, une socio-logique par laquelle les

individus, avant de répondre à leurs besoins « réels », affirment leur place dans l’échelle

sociale. Et ce phénomène ne concerne pas seulement les classes « supérieures » de la

société. Il s’agit d’un langage en fonction duquel se réalisent communication et échange

dans la société, un mode d’être sociologique, une manière finalement d’affirmer et de

rendre concrète la hiérarchisation sociale. « L’important est de lire partout, au-delà de

l’évidence pratique des objets et à travers l’apparente spontanéité des comportements

l’obligation sociale, l’ethos de consommation "ostentatoire" (directe ou par procuration),

donc de saisir dans la consommation une dimension permanente de la hiérarchie sociale, et

aujourd’hui dans le standing une morale toujours aussi impérative40

. » La dimension

économique de la consommation, l’utilité, le besoin, n’est pas de la sorte niée, elle est

simplement reléguée à un second plan. Le premier temps, c’est celui du standing social et

de l’identité, une modalité d’affirmation et d’assomption de sa place dans la hiérarchie

sociale. Dans l’exercice de la consommation sous cette forme, les « consommateurs » sont

sans aucun doute le personnage apportant le support social le plus évident à l’imaginaire

social-historique du capital et aux investisseurs assurant son effectivité.

Généralisation de l’attitude du consommateur

La consommation comprise à partir de la logique de la distinction étayée par Baudrillard ne

peut pas être interprétée seulement comme phénomène « économique ». Nous ne voulons

donc pas dire que chaque acte de consommation singulier est à comprendre dans cette

39 Ibid., p. 77. 40 Ibid., p. 13.

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logique. On voit mal quel investissement symbolique pourrait avoir lieu dans le fait d’aller

acheter du lait, du beurre ou du pain, quoique, rien n’est impossible en cette matière. On

parle surtout de la consommation de biens spécifiques à la société capitaliste, de

« besoins » essentiellement liés à cette société. Une des forces de l’imaginaire du capital est

d’avoir généré un monde d’objets sans précédent. Par le détour de la consommation, c’est

cet imaginaire qui se fait non seulement confirmer mais aussi actualiser dans ses

prétentions ontologique et téléologique. Le phénomène de la consommation au 20e siècle,

et encore aujourd’hui, n’a donc rien du temple de l’absolue liberté. Certes, jamais la

capacité de choix n’a été si grande dans l’histoire, mais toutes les options à choisir ne sont

que différentes modalités d’une même situation. Par la consommation, l’individu fait

beaucoup plus que seulement répondre à ses besoins, à son plaisir, se doter des « utilités »

qui sont les siennes, de même qu’affirmer sa place en tant qu’individu social; il participe au

support social essentiel à la poussée spécifique que donnent les investisseurs à la société.

L’attitude du consommateur ne s’articule toutefois pas seulement autour des objets produits

par la société capitaliste. Elle s’est, pendant tout le 20e siècle, généralisée à toutes les fibres

du tissu de la société et elle a conquis des domaines étonnants n’ayant plus rien à voir avec

l’économie faisant en sorte qu’elle participe au triomphe de l’imaginaire du capital. Cette

attitude du consommateur, le modèle du « libre »-choix, du client-moi-roi, est, par exemple,

au centre d’un nouveau rapport entre le citoyen (en fait, l’individu), et la collectivité41

. Le

« citoyen » est aujourd’hui un payeur de taxes qui en veut pour son argent. On tend de plus

en plus à ne concevoir l’État que comme un pourvoyeur de services. La conscience

citoyenne est devenue narcissique. Mais il y a pire : elle s’est progressivement élevée

contre la puissance publique en soi, qu’elle voit de plus en plus comme un ennemi. Or, ce

qui reste d’État est le seul véritable allié crédible dont on dispose aujourd’hui pour mettre

en échec le pouvoir qui donne sa cadence au développement des sociétés et qui tend à

pourrir les vies individuelles tout comme la vie sur terre en tant que telle42

. Ce qui reste

41 Voir entre autres le texte de Gilles Gagné « Les rapports de l’État et du citoyen », Société, no 18-19, été 1998, p. 261-278. 42 Par pourrissement de la vie individuelle, on peut penser à la réduction considérable du temps appartenant en propre aux individus. En plus de consacrer 7-8 heures de travail effectif, l’individu en perd une à deux pour se rendre au travail. En comparaison, Latouche avait fait une estimation du temps de travail que les individus de certaines sociétés « primitives » devaient donner à la collectivité : on n’y

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d’État est une arme pour la démocratie à venir. L’attitude du consommateur qui dénigre

l’État, les politiciens, les institutions, les programmes publics visant la justice sociale, le

discours de la droite finalement, devient ainsi le pilier le plus fondamental de ce pouvoir en

discréditant la seule puissance susceptible de le mettre en échec (elle-même, il faut le dire,

de plus en plus investie par ce même imaginaire).

Cette attitude s’est aussi répandue dans le domaine de la socialisation, dimension dont

Lipovetsky a rendu compte dans l’ensemble de ses travaux. Bien que son propos soit

beaucoup trop complaisant envers l’état de fait, certains éléments méritent néanmoins que

l’on s’y arrête. « Ce qui disparaît, dit-il, ce sont les formes dirigistes et contraignantes de la

sociabilité. Chacun désormais se veut autonome et construit librement, à la carte, son

environnement personnel. Nous vivons l’époque de la mobilité subjective en libre

service43

. » Il s’agirait ici d’une nouvelle forme de contrôle social n’agissant plus comme

une contrainte lourde et écrasante venant de l’extériorité. On assisterait plutôt à un procès

de personnalisation, qui « désigne la ligne directrice, le sens du nouveau, le type

d’organisation et de contrôle social qui nous arrache à l’ordre disciplinaire-révolutionnaire-

conventionnel ayant prévalu jusqu’aux années 5044

». La contrainte collective ne se

présenterait plus comme objectivité « universelle », mais « par un procès d’isolation

s’administrant non plus par la force brute ou le quadrillage réglementaire, mais par

l’hédonisme, l’information et la responsabilisation45

». La fonction d’intégration sociale

passerait dorénavant par la sommation à choisir. « Ainsi, dira Lipovetsky, l’autoconscience

s’est-elle substituée à la conscience de classe, la conscience narcissique à la conscience

politique46

. »

Cette lecture rejoint celle de Beck, spécialisé en sociologie du travail, qui a analysé, dans

Risk Society et dans Reflexive Modernization, la nature nouvelle des processus de

parle que de 3 à 4 heures au maximum par jour. Et on dit de ces sociétés qu’elles étaient moins évoluées… 43 Gilles Lipovetsky, Métamorphoses de la culture libérale : éthique, médias, entreprise, Montréal : Liber, 2002, p. 26. 44 Gilles Lipovetsky, L'ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain, Paris : Gallimard, 1983, p. 8. 45 Ibid., p. 26-27. 46 Ibid., p. 61.

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286

socialisation47

. Nous serions dans une période de ré-individualisation où les individus

seraient dorénavant responsables de la construction de leur propre itinéraire social. Il faut

bien comprendre ici que ce sont les catégories sociologiques, les types sociaux, qui

s’individualisent. Il n’est donc pas question de mettre l’individu au centre; ce sont

simplement les trajectoires sociales qui lui sont socialement offertes qui s’individualisent et

épousent mieux les particularités de chacun en permettant de consommer une identité

sociale, une trajectoire sociale. Il faut concevoir ce processus comme « the beginning of a

new mode of societalization, a kind of "metamorphosis" or a "categorical shift" in the

relation between the individual and society48

». C’est un changement de paradigme dans la

manière de regarder la relation entre les individus et la société, dans lequel ce ne sont pas

les personnes qui s’individualisent, mais bien les styles de vie. Nous vivons une ère où

« the individual must produce, stage and cobble together their biographies themselves49

».

C’est ce processus social nouveau que Beck a nommé Biographicals Patterns.

Voilà donc l’étendue de l’attitude du consommateur. Elle ne consiste plus seulement en un

rapport au monde des objets produits par la société capitaliste, elle est devenue une attitude

large, laquelle s’applique aussi aux rapports entre ce nouveau « citoyen » et l’État, tout

comme elle est aussi devenue littéralement la manière par laquelle les individus

construisent leur identité. Rien dans tout cela ne mène à la liberté ou à l’autonomie, mais

concourt plutôt à maintenir en place le pouvoir dynamisant les sociétés occidentales

contemporaines, à actualiser l’imaginaire social-historique du capital, à consolider son

emprise sur la réalité et à favoriser aussi son expansion.

Conclusion

En analysant ainsi le phénomène du pouvoir à l’intérieur des sociétés occidentales

contemporaines, nous n’avions nullement la prétention d’expliquer tout ce qui devrait l’être

dans le but de comprendre la spécificité des sociétés formant le monde aujourd’hui. Nous

avons seulement identifié l’imaginaire social-historique, le groupe porteur et le support

47 Ulrich Beck, Risk Society Towards a New Modernity, London : SAGE Publications, 1992 et Ulrich Beck, Anthony Giddens et Scott Lash, Reflexive Modernization Politics, Tradition and Aesthetics in the Modern Social Order, California : Standford University Press, 1994. 48 Beck, 1992, p. 127. 49 Beck, 1994, p. 13.

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social du pouvoir aujourd’hui en n’abordant pratiquement pas les articulations ni les liens

unissant toutes ces dimensions et nous n’avons pas, non plus, dégagé de conséquences

autres que celles servant à la compréhension du quatrième type de notre typologie. À notre

défense, il ne faut pas oublier que la visée théorique de cette proposition, de cette

identification des composantes fondamentales du pouvoir dans le monde d’aujourd’hui,

était d’abord et essentiellement d’éclairer le quatrième type de notre typologie. Nous ne

prétendons donc pas avoir fait le tour de toutes les questions pertinentes pour rendre

compte de l’être et de la dynamique propres aux sociétés contemporaines. Tout au plus

avons-nous fourni quelques pistes importantes pour commencer un tel travail.

Néanmoins, poser qu’il existe un imaginaire social-historique à l’œuvre aujourd’hui est en

soi une interprétation des sociétés contemporaines. Plus précisément, l’interprétation

principale sous-entendue par notre analyse théorique est que le phénomène du pouvoir y est

toujours à l’œuvre et qu’il n’a plus l’allure d’un pouvoir démocratique. Comme le

soulignait déjà Baudrillard dans les années 70, si le capital n’est qu’un mode de production

nous n’y sommes plus. Mais s’il est quelque chose comme un « mode de domination »,

alors nous y sommes encore50

. Voilà. Le capitalisme est un pouvoir et celui-ci s’oppose de

front au pouvoir démocratique et le premier est sorti vainqueur tout au long du 20e siècle.

Le triomphe de l’imaginaire social-historique du capital dans le champ des significations

imaginaires sociales a été rendu concret par l’interaction complémentaire de deux

personnages, l’investisseur et le consommateur. Tous deux ont généré une même pression

sur le corps social en entier, tous deux ont permis à cet imaginaire social-historique de

triompher. L’interprétation historique que sous-tend cette identification théorique permet

d’offrir quelque chose de substantiel, au sens propre du terme, à opposer aux explications

du monde contemporain en termes de contrôle. Du point de vue qu’elle ouvre, elles tendent

à réduire le monde d’aujourd’hui à un ensemble de processus et de procédures seulement

formelles et abstraites sans que les conditions réelles du « devenir système » ne soient

clairement identifiées. En dernière analyse, il s’agit de rendre responsable quelqu’un,

quelque part, en dégageant une base sociologique véritable rendant possible la mise en

50 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris : Gallimard, 1976, p. 23.

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place d’une pareille organisation sociale à l’échelle mondiale (avec la mondialisation ou la

globalisation).

Le fait qu’il y ait pouvoir à l’œuvre à l’intérieur des sociétés d’aujourd’hui a pour effet

d’assigner nécessairement à la société dans laquelle ce phénomène se tient une finalité, une

orientation, une direction. Le relativisme est aujourd’hui bien plus un mythe qu’une réalité.

L’imaginaire social-historique du capital a induit une orientation « normative » à l’intérieur

des sociétés tout au long du 20e siècle en fonction de laquelle de nouvelles modalités du

bien et du mal ont été mises en place. Faire de l’argent, en avoir, en désirer, vouloir en

sauver, sont devenus l’étalon de mesure du bien, et quiconque ne se conforme pas à

l’injonction est vu comme une sorte d’hérétique. C’est un principe discriminant le signifiant

et l’insignifiant à l’échelle sociétale, qui fait triompher toute pensée qui consent à se

soumettre à sa logique. L’imaginaire social-historique du capital triomphe à l’encontre des

autres significations des sociétés. Il n’est pas la totalité de la société, mais il entraîne son

ensemble dans une direction bien spécifique, et il tend aussi à s’y généraliser toujours un

peu plus largement. La puissance symbolique de l’imaginaire social-historique d’un

pouvoir autoritaire immanent tient au fait que sa prétention est d’être simplement la réalité,

sans détour ni mensonge. C’est pourquoi il entraîne si facilement une obéissance

inconditionnelle à ses prescriptions. Qui oserait, mis à part bien sûr un fou, remettre en

question « la » réalité ? Et pourtant, c’est bien ce qu’il faudra tôt ou tard finir par faire pour

se sortir de la folie mondiale dans laquelle nous sommes collectivement embourbés.

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289

Conclusion

Nous voilà rendu au terme de notre trajectoire, ayant accompli tous les objectifs inscrits au

cœur de notre programme. Nous avons proposé une théorie du pouvoir qui situe ce concept

à l’intérieur d’un champ de significations où s’entrecroisent aussi les concepts de société et

de politique tout en préservant leur autonomie conceptuelle. La théorie du pouvoir que nous

soumettons permet de surmonter le problème de la circularité entre les pouvoirs instituant

et institué que propose Castoriadis, de pallier au traitement secondaire des significations de

la perspective de Freund sur le politique et de dépasser ainsi les insuffisances des deux

grandes perspectives sur le pouvoir (relationnelle et institutionnelle) en posant le

symbolique et la signification au centre même de sa définition. Nous avons développé un

concept générique de pouvoir et nous avons ensuite précisé les différents types historiques

de son exercice. Nous avons, croyons-nous, enrichi l’opposition entre les sociétés

autonomes et les sociétés hétéronomes proposée par Castoriadis en l’intégrant dans une

typologie formelle à quatre types.

Comme il est généralement d’usage aujourd’hui lorsque le terme d’un projet est atteint, la

suite logique des choses veut que l’on dresse un bilan qui met en lumière les forces et les

faiblesses, les limites et les défaillances du travail ayant été réalisé pour ouvrir, ensuite, sur

d’autres questions qui se posent sans avoir trouvé une réponse dans le travail qui prend fin.

Il serait hautement prétentieux de penser notre démarche exempte de telles limites, tout

comme il serait certainement trop humble d’alléguer que la théorie du pouvoir que nous

proposons ne comporte aucun point fort, aucune force ou utilité. L’objet sociologique ayant

constitué le cœur de notre réflexion est immense, il a été un objet central des travaux d’un

nombre considérable de grands penseurs et cela, dans plusieurs contextes, à plusieurs

époques, dans différentes sociétés et à l’intérieur de plusieurs disciplines. On ne peut donc

l’aborder, tel que nous l’avons fait, qu’en toute humilité.

Nous n’avons peut-être pas satisfait certaines attentes qui sont habituellement comblées par

une thèse de doctorat. Par exemple, nous n’avons pas commencé par dresser un portrait

historique des philosophies du pouvoir depuis Platon, ni établi l’étymologie du mot pour

ensuite suivre ses développements dans les langues indo-européennes. Nous n’avons

pratiquement pas abordé la pensée du pouvoir antérieure au 20e siècle. Il faut souligner

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qu’il existe une très grande quantité d’auteurs et de documents qui ont abordé la question

du pouvoir, tant sur les plans historique, empirique que théorique. Nous avons, de plus,

omis pratiquement tout ce qui n’est pas occidental. Il faut encore souligner que notre

approche n’a pas été très attentive aux détails et qu’elle est beaucoup plus générale-

abstraite que spécialisée. Finalement, la voie empruntée pour réaliser notre « programme »

théorique est principalement constituée d’interprétations de thèses interprétant déjà le

monde, un phénomène, un fait, une époque ou une des nombreuses composantes possibles

de la vie sociale. Nous avons pris au mot Gauchet qui, en introduction du Désenchantement

du monde, invitait ceux qui réfléchissent aux sociétés d’aujourd’hui à monter sur les

épaules des géants les ayant précédés1. Peut-être avons-nous eu les pieds moins bien fixés

sur le sol, mais, juché sur les épaules des colosses (Castoriadis, Freund, Baudrillard,

Nietzsche, Freitag, Latouche, Weber pour ne rappeler que les exemples les plus marquants),

notre réflexion sociologique a été rendue possible et c’est d’une meilleure vue d’ensemble

dont nous avons bénéficiée, grâce, entre autres, à des synthèses historiques ou théoriques

relatives au concept de pouvoir. Enfin, l’élaboration de notre thèse générale présuppose à

plus d’un endroit certaines interprétations historiques. Par exemple, en étayant le quatrième

type de notre typologie du pouvoir avec le cas des sociétés contemporaines, nous avançons

une certaine interprétation de ces mêmes sociétés. Si le capital est la forme d’un type de

pouvoir et que la démocratie en incarne un autre, complètement distinct, nous disons donc

qu’on ne peut trouver l’un et l’autre simultanément au principe de la dynamique d’une

même société. Or cet enjeu majeur n’a été qu’effleuré. De plus, notre perspective théorique

se veut critique à l’endroit d’autres interprétations possibles, lesquelles ont le plus souvent

été seulement sous-entendues.

On pourrait encore objecter à notre approche que la volonté de maintenir la pertinence du

concept de pouvoir afin de rendre compte de la dynamique et de la nature des sociétés du

monde contemporain ne trouve aucun fondement réel et vérifiable dans la réalité.

L’hypothèse d’une permanence du pouvoir dans le tissu collectif humain n’est tout

simplement pas démontrable selon les critères rigoureux qui conditionnent, au sens propre

du terme, une démonstration. Il s’agit d’un postulat lui-même rivé à une conception

1 Gauchet, 1985, p. XXIII.

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291

ontologique de l’homme et de la société, qui est elle-même postulée. Il est alors possible

d’arguer qu’il est relativement simple de définir le pouvoir d’une manière générique et de

retrouver, ensuite, dans la réalité, les axes importants de cette définition, élevés après-coup

en principes explicatifs de la réalité d’une société particulière. C’est peut-être la limite du

formalisme opératoire lorsqu’il se prend pour une fin en soi, ce qui n’est pas le cas ici. Ce

que nous avons mis de l’avant est davantage un outil conceptuel et théorique qu’une

interprétation socio-historique, bien que cet outil sous-tende, parfois, de telles

interprétations. Nous ne prétendons absolument pas avoir expliqué les sociétés

contemporaines en faisant de leur cas l’exemple central utilisé pour développer le

quatrième type de notre typologie. Nous avons seulement identifié certains éléments

fondamentaux qui participent à la spécificité de sa poussée vers l’avant.

Certains s’empresseront de dire qu’en bon postmoderniste, nous avons bricolé à partir de

morceaux de théories, un « collage » qui n’aurait de valeur qu’esthétique. Or, ce serait

manquer là l’essentiel de notre travail. Malgré les limites et les faiblesses de notre

approche, celle-ci comporte tout de même quelques points forts qui méritent d’être

soulignés. Peut-être avec maladresse, nous avons néanmoins cherché à fonder un tant soit

peu ontologiquement et épistémologiquement notre approche, ce qui nous semble une force

en ces temps, dans le contexte fast-food contemporain où tout circule et se succède sans

jamais faire l’effort de s’enraciner. Le point de vue ontologique, objectivé ou non, nous

semble bien souvent le lieu d’enracinement le plus fondamental des divergences

irréconciliables des interprétations à la surface des événements historiques ou dans la mise

en place de système théoriques ou conceptuels. Nos travaux s’inscrivent à l’intérieur de la

philosophie de Castoriadis qui propose une autre voie de compréhension de l’être-société,

laquelle nous permet d’échapper à l’opposition classique en la matière (la caricaturale

opposition Durkheim/Weber), mais, plus globalement, nous conduit à l’intérieur d’un autre

schème de pensée que celui de l’ontologie héritée. Et comme les voies que Castoriadis a

ouvertes à la réflexion sont encore relativement récentes à l’échelle de l’histoire de

l’humanité, il a fallu construire une partie du chemin à emprunter pour parvenir à réaliser

cet objectif. C’est le prix à payer pour refuser l’autoroute de l’ontologie héritée.

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292

La thèse de Castoriadis constitue notre a priori philosophique, par lequel nous avons donné

une orientation sociologique particulière à notre travail. En adoptant la logique des pour soi

qu’il propose et met de l’avant dans l’ensemble de sa théorie, nous sommes obligé de

penser la signification comme partie prenante de tout phénomène humain et comme

quelque chose d’inséparable des cerveaux humains qui la produisent. En concevant quatre

strates d’être, Castoriadis brise une manière traditionnelle de penser. Chaque strate est un

monde et la pensée humaine ne peut pas les intégrer en un seul et même continuum

explicatif. Il n’y a rien ici d’identique avec l’esprit comme en traite Hegel. La signification

n’est pas isolable. On ne peut pas, par exemple, séparer le monde idéel, qui existerait « au-

dessus » d’une réalité plus fondamentale, de cette dernière. La signification est la réalité par

et pour l’humain. Ainsi, lorsque Castoriadis évoque les significations imaginaires sociales,

il en traite d’une manière spécifique qui peut fort bien nous échapper si nous ne sommes

pas attentif ou, surtout, si nous refusons de quitter les sentiers de l’ontologie héritée le

temps de bien saisir où la théorie de ce penseur conduit.

Le défi de notre analyse théorique du pouvoir consistait alors à opérationnaliser en une

épistémologie et une méthodologie qui soient conformes à notre point de départ

philosophique, ce que nous sommes parvenu à réaliser. Notre avons cerné un principe

méthodologique qui consiste à accorder la primauté à ces significations imaginaires

sociales. Nous ne voulons pas dire qu’elles l’emportaient sur la praxis objective, sur la

réalité, comme s’il y avait deux choses séparées. Les significations sont la réalité humaine

et cela devait se refléter aussi bien lorsqu’on parle d’un fait historique que lorsqu’on parle

de formes politiques, de société ou de tout autre objet social, que ce soit une structure ou

une institution. Quand les significations changent, c’est la réalité humaine qui change, seule

demeure imperméable la réalité de la nature humaine, ce sur quoi s’étayent les

significations. La nature humaine ne connaît aucune finalité en valeur, elle est seulement la

réalité de la vie biologique, de la vie collective, de la vie individuelle et de leurs

implications « obligatoires » (par exemple, manger, produire-distribuer-partager,

fantasmer). La nature humaine contient la signification comme un fait et les contenus de la

signification n’affectent pas la nature humaine en son essence.

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293

Si nous nous déplaçons maintenant du côté de la définition proprement dite du pouvoir que

nous avons avancée, nous pouvons souligner que sa première force est de proposer une

lecture du phénomène qui refuse de le réduire à un seul principe ou à une seule dimension,

comme le serait une capacité ou une relation. Le pouvoir est un phénomène social

complexe, et le fait d’avoir rendu compte de cette complexité dans la définition même du

phénomène est un point fort de notre thèse. Au cœur même de cette définition sont articulés

le symbolique et les acteurs réels, concrets, qui rendent tous ensemble possible le

phénomène et ils sont articulés non comme des réalités autonomes et distinctes, mais

comme intimement liés l’un à l’autre. Pour ajouter à la complexité de cette définition, celle-

ci a de surcroît été distinguée des concepts de société et de politique (et spécifiquement

d’une de ses formes, l’État) et articulée à eux. Un autre point fort méritant d’être souligné

est notre typologie des modes d’effectuation. On ne pourra toutefois pas reprocher à notre

théorie de ne pas être intégrative ou d’avoir voulu réinventer la roue. Bien que nous soyons

constamment dans un rapport critique à la tradition, cette typologie a l’avantage d’intégrer

en un outil conceptuel simple et efficace les quatre dimensions importantes pointées par

cette même tradition à propos du pouvoir. Au lieu de tomber dans le piège de l’opposition

de ces quatre termes, nous avons réussi à les intégrer au sein d’une même logique, les

faisant participer simultanément et synergiquement au même phénomène. Dans la tradition,

on identifie l’être même du phénomène du pouvoir à l’une de ces quatre dimensions :

action, norme, volonté et identité. Plutôt que de nous lancer dans un mouvement de déni

des autres dimensions au nom d’une seule, nous les avons intégrées à la définition

générique où elles ne sont pas conçues comme l’être du pouvoir, mais bien comme ses

modalités d’effectuation dans la réalité.

Le fait d’avoir articulé une définition générique du pouvoir et une typologie de ses

différents types comporte aussi une force. La typologie permet, en effet, de nuancer et de

spécifier des dimensions, des éléments ou des articulations que la définition générique,

étant donné son degré de généralité, ne peut prendre en compte. En plaçant l’imaginaire

social-historique au centre de la logique permettant de discriminer les différents types de

pouvoir, nous nous sommes assuré de les distinguer selon leur véritable particularité. Cela

nous aura permis de poursuivre la pensée de Castoriadis quant à la spécificité et à

l’irréductibilité de la démocratie comme forme de vie collective, tout en élargissant

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294

l’éventail des possibilités qui se sont effectivement réalisées à l’intérieur des sociétés dites

hétéronomes. Puisqu’elle tient compte des différentes contingences, notre typologie permet

d’articuler avec une certaine souplesse, les éléments formant le cœur de la définition

générique du phénomène. Elle limite en même temps la tendance absolutiste inhérente à

toute définition générique : elle ne pose pas une essence qui se révélerait progressivement

au cours de l’histoire dans la réalité, elle identifie seulement des éléments déterminants qui

s’enrichissent et se singularisent à chaque manifestation concrète du phénomène du

pouvoir. Les capacités et les relations rendues concrètes par le phénomène du pouvoir

dépendent ainsi essentiellement de l’agencement particulier des acteurs et du symbolique,

du groupe porteur et de l’imaginaire social-historique qui le compose à chaque fois de

manière spécifique. Ces capacités ou ces relations ne possèdent aucune autonomie réelle ou

conceptuelle, elles sont des effets particuliers d’une manifestation singulière du pouvoir.

C’est pourquoi nous ne les avons pas relevées dans la définition générique du pouvoir.

La question toute pragmatique que l’on pourrait poser suite à notre travail est celle de son

utilité. La réponse est aussi simple que la question. Il a d’abord valeur heuristique. Il existe

peu de travaux sociologiques qui prétendent se fonder, tout en la prolongeant, dans l’œuvre

de Castoriadis. Nous croyons avoir apporté de nouveaux éléments à la réflexion de ceux qui

voudraient poursuivre leurs recherches à l’intérieur de cette tradition. La distinction entre

société, politique et pouvoir que nous proposons au lieu de la circularité du pouvoir

instituant de la société et du pouvoir institué du politique, de même que l’élargissement de

l’opposition autonome/hétéronome, sont susceptibles d’enrichir la réflexion sur le plan

politique de la philosophie de Castoriadis et de préciser en retour certaines de ses analyses

historiques. La seconde utilité de notre théorie est d’offrir un angle d’attaque par où saisir

les problèmes aujourd’hui. En utilisant l’exemple des sociétés contemporaines pour étayer

le quatrième type, nous n’avons certainement pas révolutionné leur analyse. À l’inverse des

explications machinistes et mécanistes des sociétés d’aujourd’hui, nous avons montré

qu’elles sont plutôt, comme toutes les autres sociétés ayant existé et qui existeront, animées

par des significations imaginaires sociales et, en particulier, par « un » imaginaire social-

historique, lequel est une ontologie et une téléologie, une idée de l’Homme et de la finalité

de son existence, assignant à la société entière une finalité effectivement poursuivie. Nous

avons aussi montré qu’il y a une base sociale (investisseur et consommateur) véritable qui

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295

soutient cet imaginaire et dont l’action « normale » au sein de la société considérée a pour

effet de rendre toujours plus concret et incarné le projet humain au centre de cet imaginaire

social-historique. C’est cette pression sur le corps de la société qui lui donne une direction,

lui assigne une finalité qu’elle poursuit effectivement.

L’écrasante pesanteur de la réalité, aujourd’hui, tient aussi au fait qu’elle est imaginée.

Après tout, la réalité ne se présente pas d’elle-même, elle se re-présente, aussi objective

peut-elle avoir l’air ou, encore, se prétendre à travers la bouche de ceux qui la défendent.

Baudrillard disait, dans une formule provocatrice, que « la croyance à la réalité fait partie

des formes élémentaires de la vie religieuse. C'est une faiblesse de l'entendement, une

faiblesse du sens commun, en même temps que le dernier retranchement des zélateurs de la

morale (…)2. » La réalité « en soi » à laquelle en appelle l’imaginaire social-historique du

capital n’est pas l’indicible réel dans la véracité de son opacité. Ce n’est qu’une de ses

possibilités de mise en forme de la réalité humaine. Et c’est cette unique possibilité qui

draine aujourd’hui une immense partie de toute l’énergie vitale déployée par l’humanité sur

cette planète. Dieu est mort, peut-être. Mais le projet d’autonomie ayant fourni les armes

pour accomplir ce meurtre est aujourd’hui relégué aux marges de la signifiance sociale.

L’imaginaire social-historique du capital et son culte de la réalité ont mis au monde une foi

renouvelée, une nouvelle foi dont Weber avait saisi l’essentiel dans son analyse Le

capitalisme et l’esprit du protestantisme. Même si cette analyse commet une faute en

présupposant en quelque sorte que le capitalisme existe en latence en toute société et que la

levée de contraintes culturelles aurait suffi pour lui permettre d’exister, comme l’a bien

souligné Wood3, elle possède au moins la force de montrer le caractère moral et religieux

de ce pseudo système économique qui se prétend pourtant être simplement la réalité.

Définir l’État comme nous l’avons fait, c’est-à-dire comme une œuvre de significations

spécifiques, insister pour dire que ce n’est plus cela qui est là où on se revendique de l’État,

parler d’un autre type de pouvoir que la démocratie lorsqu’on parle des sociétés

d’aujourd’hui, tout ceci constitue un acte critique en soi. Il faut par tous les moyens et de

toutes les façons montrer que le capitalisme et la démocratie ne sont pas deux éléments

2 Baudrillard, Le crime parfait, Paris : Galilée, 1995, p. 7. 3 Wood, 2002.

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296

complémentaires, un mode de production et un régime politique, mais qu’ils sont deux

pouvoirs, deux mondes incompatibles. On ne peut socialement vouloir l’un et l’autre en

même temps, il faut choisir. Et c’est là que se montre l’utilité pratique d’une thèse

théorique. Elle offre un autre angle d’attaque pour aborder les problèmes du présent. Il

faudra clarifier les enjeux et poser qu’il y a un choix à faire dans le présent dont dépendront

plusieurs choix de société. Nous avons le choix entre le pouvoir démocratique ou le pouvoir

autoritaire du capital. Comme le dit le proverbe, « tu ne peux honorer deux maîtres ».

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