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POUR UNE SOCIOLOGIE DESCRIPTIVE DE LA VIE QUOTIDIENNE: QUELQUES PISTES ET QUELQUES DÉTOURS par Claude JAVEAU· «C'est drôle, les gens croient que faire un lit, c'est toujours faire un lit; que donner la main, c'est toujours donner la main; qu'ouvrir une boîte de sardines, c'est ouvrir indéfiniment la même boîte de sardines. «Tout est exceptionnel au contraire», pense Pierre en tirant maladroitement sur le vieux couvre-lit bleu.» (Julio CORTAZAR, Les armes secrètes) 1. Notre propos est placé sous l'invocation d'une série de trois opposi- tions binaires: - d'abord,' la distinction entre une sociologie de tradition holistique (Durkheim, Parsons, Touraine, etc.), accordant le primat à des structures générales d'un Tout social, agissant sur les acteurs par l'intermédiaire d'une conscience collective (ou l'un de ses avatars), «conscience des cons- ciences», différente de la somme des consciences individuelles et (implici- tement) «supérieure» à elle: et une sociologie de tradition atomistique (Tarde, Mead, Dupréel, Goffman), prenant en considération les relations qui se nouent ab ovo entre les acteurs, et dont l'intégration progressive, en plusieurs étapes, à des structures produit la société (pour ainsi dire: de manière itérative); • CHARGÉ DE COURS à l'Université Libre de Bruxelles, co-directeur du Centre de sociologie générale de l'Institut de Sociologie de l'U .L.B., directeur de la Revue de l'Institut de Sociologie. 27

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POUR UNE SOCIOLOGIE DESCRIPTIVEDE LA VIE QUOTIDIENNE:

QUELQUES PISTES ET QUELQUES DÉTOURS

par

Claude JAVEAU·

«C'est drôle, les gens croient que faire un lit, c'est toujours faire un lit;que donner la main, c'est toujours donner la main; qu'ouvrir une boîte desardines, c'est ouvrir indéfiniment la même boîte de sardines. «Tout estexceptionnel au contraire», pense Pierre en tirant maladroitement sur levieux couvre-lit bleu.»

(Julio CORTAZAR, Les armes secrètes)

1. Notre propos est placé sous l'invocation d'une série de trois opposi-tions binaires:- d'abord,' la distinction entre une sociologie de tradition holistique(Durkheim, Parsons, Touraine, etc.), accordant le primat à des structuresgénérales d'un Tout social, agissant sur les acteurs par l'intermédiaired'une conscience collective (ou l'un de ses avatars), «conscience des cons-ciences», différente de la somme des consciences individuelles et (implici-tement) «supérieure» à elle: et une sociologie de tradition atomistique(Tarde, Mead, Dupréel, Goffman), prenant en considération les relationsqui se nouent ab ovo entre les acteurs, et dont l'intégration progressive,en plusieurs étapes, à des structures produit la société (pour ainsi dire: demanière itérative);

• CHARGÉ DE COURS à l'Université Libre de Bruxelles, co-directeur du Centre desociologie générale de l'Institut de Sociologie de l'U .L.B., directeur de la Revue de l'Institutde Sociologie.

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- ensuite, la distinction entre une sociologie mettant l'accent sur le struc-turel (assimilable, peu ou prou, à une macro-sociologie), c'est-à-dire auxgrands invariants servant de cadre aux actions humaines; et une sociolo-gie mettant l'accent sur le conjoncturel (assimilable, de même, à unemicro-sociologie), qui donne la préférence aux petites occurrences quiforment la trame <leshistoires (et de l'histoire) humaines;- enfin, la distincjion entre une sociologie de la situation de l'homme, quienvisage la destinée de l'espèce par référence à des cadres objectifs de con-naissance, dont le modèle est fourni par la démarche scientifique classi-que; et une sociologie de la condition de l'homme, qui envisage cettemême destinéejet celle des individus pris un à un) par référence à une per-ception subjective du drame existentiel.

Il ne convient évidemment pas de prendre ces distinctions pourl'esquisse d'une typologie. Contentons-nous de dire qu'il s'agit de pointsde repère sur la carte du Savoir sociologique.

Deux trios se dégagent de cette description sommaire:1: holistique - structurel - situationII. atomistique - conjoncturel - condition

Il est évidemment possible d'imaginer d'autres combinaisons de cestermes opposés en trios distincts. Nous en distinguerons une en particulier,que nous appellerons:IIII: atomistique - conjoncturel - situation.

2. Nous avons tenté de définir ailleurs la «sociologie de la vie quoti-dienne»:

«La sociologie de la vie quotidienne prend pour objets les manifesta-tions brutes (c'est-à-dire, dirions-nous en complément: non médiatiséesdans un «projet», par exemple) de l'activité humaine, telles qu'elles appa-raissent de manière régulière et jour après jour au sein des divers groupes,majoritaires ou non, dans une société donnée.»!

Comme toute définition, celle-ci est nécessairement mauvaise.Acceptons cependant de nous en contenter, faute de mieux, et provisoire-ment comme il se doit.

3. Dans une tentative de proposer une synthèse des principaux courantsde recherche en sociologie de la vie quotidienne, nous avons été amené à

1 «Sur le concept de vie quotidienne et sa sociologie», Cahiers Internationaux de Socio-logie, Paris, P.U.F., Vol. LXVIIJ, 1980, pp. 31-45.

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distinguer trois abords principaux, chacun d'eux correspondant à l'un destrios identifiés ci-dessus. Ces trois courants sont respectivement:- les sociologies de la computation ou des systèmes d'activités;- les sociologies de la mise en scène ou des situations interactionnelles;- les sociologies de la résistance ou des tactiques de détournement.

Le premier courant correspond au trio l, le second au trio 1111,letroisième au trio II.

4. Les sociologies des systèmes d'activités, dont le modèle est fourni parles études de budgets-temps, reposent sur un concept opérationnel d'acti-vité, considéré comme une tranche identifiable dans un continuum de ges-tes, de paroles, de comportements ayant pour substrat les vingt-quatreheures de la journée ou une autre durée.

Ces activités étant liées les unes aux autres, fût-ce par une simplerelation de proximité, on en déduira qu'elles constituent un système. Enréalité, on ne s'efforcera généralement pas de «lire» ce système (dans uneperspective sémiotique, par exemple). On se contentera de l'envisagercomme un agencement objectif, donnant naissance, dans l'ordre descrip-tif, à une nomenclature. Les systèmes ainsi décrits sont obtenus par agré-gation de systèmes individuels, recueillis par voie d'enquêtes classiques.Pour leur part, les enquêtes de budgets-temps (appellation impropre, caril serait plus indiqué de parler de «bilans de temps») ont déjà un longpassé. Dès le début (1922, en U.R.S.S.), elles ont été conçues dans l'opti-que d'applications pratiques - ce que nous appelons maintenant «l'amé-nagement du temps».

Le concept d'activité mérite certes une attention spéciale. La cons-truction des systèmes d'activités (ou patrons -patterns - d'activités) impli-que un recours à la fois au sens commun et à une démarche éminemmentréductrice. Le sens commun, dont on sait, avec Bachelard et Bourdieu, cequ'il faut en penser, nous fournit des dénominations de comportementsdont nous pouvons faire des appellations d'activités. Ainsi, le comporte-ment consistant à tenir à la main un objet appelé rasoir et à le faire passersur un visage préalablement enduit de mousse vaut pour l'activité«rasage». Mais se raser, en écoutant les nouvelles à la radio, en chanton-nant et en surveillant d'un oeil les allées et venues d'une autre personnedans la salle de bains, c'est toujours au sens de la nomenclature desbudgets-temps, l'activité de rasage. Il y a donc intervention, pour rendrecompte du continuum de comportements que nous avons érigé en systèmed'activités, d'un code préalable des activités, correspondant à une visionidéologiquement marquée des allocations temporelles dans nos sociétés.

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Les déclarations des répondants aux enquêtes de budgets-temps, déjàréduites par elles-mêmes en fonction d'une normativité plus ou moinsimposée par la position sociale, sont nécessairement réduites aux dénomi-nations prévues par le code.

Il est aisé de montrer, en outre, que la computation des activités nepeut reposer que sur une définition aussi grossière que l'activité elle-même, en tant qu'unité statistique. En effet, quel sens aurait une «activitéélémentaire», une manière de degré zéro de l'activité, sauf à la ramener àune unité gestuelle ou phonétique, ce qui ne serait guère opératoire (toutcomme le therblig des organisateurs scientifiques du travail ne l'étaitguère)? On sait aussi qu'il n'est guère possible de découper le temps au-dela d'une certaine limite, laquelle ne correspondra pas nécessairement àla plus petite activité concevable. L'instant, en effet, n'existe pas statisti-quement parlant, n'étant jamais que le passage sans durée d'un futur versun passé.

Notons que nous n'avons fait ici aucune allusion aux différentesespèce de temps pouvant entrer en concurrence en vue de construire lessystèmes d'activités. Les études de budgets-temps reposent sur une con-ception physico-sociale du temps utilisée de manière uniforme pour ren-dre compte de toutes les situations relevées par enquête'.

Certains efforts sont faits actuellement pour combiner, dans l'étudedes systèmes d'activités, des variables spatiales à des variables temporel-les. Mais, alors que la mesure du temps est rendue aisée par l'existenced'une échelle objective (ou socialement objectivée) des jours, heures,minutes, etc., la mesure des déplacements dans l'espace est sensiblementplus compliquée. L'échelle objective n'existe plus pour tous les acteurs àla fois, puisque le point de départ n'est plus le même, et que l'aire dedéplacement peut varier considérablement d'un acteur à l'autre.Quoi qu'il en soit, la prise en compte de la qualification des espaces (rue,habitation, lieux de tel ou tel type) permet déjà un bel affinement de larecherche. L'étude des cheminements, reposant sur celle des séquencesprobables d'activités, permet la mise en œuvre de modèles mathématiquesélaborés'.

Z V. JAVEAU, Cl., «Methodological Problems in Time-Budget Studies: A Prelimi-nary Inventory», in MICHELSON, W. (Ed.), Time-Budgets and Social Activity, Universityof Toronto, 1975, pp. 137-167.

3 MICHELSON, W. (Ed.), Public Policy in Temporal Perspective, La Haye/Paris,Mouton, 1978, 210 pages.

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L'étude des allocations spatio-temporelles, ou simplement temporel-les comme c'est l'usage le plus fréquent, permet d'envisager de nouvellesclassifications sociales, en fonction des patrons d'activités spécifiques àdivers groupes déterminés par segmentation. Des typologies sociales ori-ginales peuvent ainsi être conçues, qui remplaceraient, pour certainesfins, assez avantageusement les traditionnelles classifications par niveauxsocio-économiques. Mais cette possibilité ne doit pas faire oublier la fragi-lité de l'instrument de collecte des données au départ.

L'attrait qu'exerce la technique des budgets-temps (ou plus générale-ment, des bilans spatio-temporels) tient sans doute dans ses possibilitésélevées d'applications pratiques. C'est la raison pour laquelle les payssocialistes en sont friands. Elle fait partie de l'arsenal des techniques deprogrammation collective, notamment pour ce qui est de la distributiondes horaires et du dégagement de périodes journalières d' «éducation» envue de la fabrication de l'homme «nouveau». Ainsi, reposant sur l'étudedes événements routiniers de l'existence quotidienne, menée à grand ren-fort de procédés statistiques et informatiques modernes, la technique desbudgets-temps (donc, la recherche des systèmes d'activités) peut jouer ungrand rôle dans le renforcement des sociétés «programmées» chères àAlain Touraine. L'apport documentaire qu'elle permet, cependant, et sespossibilités de mise en rapport avec d'autres modes d'investigation etd'autres grilles d'analyse ne devraient pas être négligés.

5. Les sociologies de la mise en scène, dans la lignée de l'éthnométhodo-logie (Schutz, Garfinkel), de la sociologie formelle de Simmel, de l'inter-actionnisme symbolique (Goffman), de la sociologie cognitive (Cicourel,Berger), reposent de manière générale sur la métaphore shakespeariennedu théâtre de la vie". La vie quotidienne consiste en une succession desituations, intégrant un nombre variable d'interactions, lesquelles com-mandent des rôles (mieux, pour ne pas causer de confusion avec la défini-tion que donne du concept de rôle la psychologie sociale, des parties) que

«Ali the world's a stageAnd ail the men and women merely players:They have their exits and their entrances;And one man in his time plays many parts,His acts being seven ages ... »

(As You like Il, Acte II, scène VII)Sur la pensée goffmanienne, voir NAHAVANDI, F., «Introduction à la sociologie d'ErvingGoffrnan», CahiersDurkheimiens, N° 4, Éd. de l'Université de Bruxelles, 1979, 64 pages.

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l'acteur est tenu plus ou moins de respecter sous peine de perdre la négo-ciation en cours dans la situation. Ces parties renvoient à un répertoire,acquis au cours des socialisations successives qu'a subies l'acteur. Dans cerépertoire, un nombre élevé de parties font l'objet d'une codification plusou moins intense, prenant diverses formes que les auteurs ont classéessous des appellations parfois confuses: étiquettes, rituels, rites, cérémo-niaux, etc. Pour la plupart des situations que les acteurs doivent rencon-trer tout au long de leur existence quotidienne, le fond cognitif est consti-tué par ce que nous avons appelé une rhétorique sociale, fonctionnant àl'instar d'une structure non consciente. Chaque groupe distinct au sein dela société possède sa propre rhétorique, et l'un des objectifs de l'accultu-ration réside en l'imposition, sur le survenant, d'une nouvelle rhétorique.Celle-ci sera d'autant plus rapidement assimilée qu'elle apparaîtra légi-time aux yeux du survenant. Dans ces sociologies de la mise en scène, leconcept wéberien de légitimation joue un rôle important.

Pour l'acteur, le problème capital de la définition des situations faitintervenir les trois paramètres fondamentaux d'espace, de temps et de scé-nario. Les études portant sur les temps sociaux, à l'histoire déjà longue(Halbwachs, Gurvitch), sur les espaces sociaux (Hall, Fischer) et sur lesritualisations dans la «mise en scène de la vie quotidienne» sous-tendentune micro-sociologie tentée de s'autonomiser en un discours spécifique,dédaignant le rapport que doit nécessairement entretenir la perspectiveainsi ouverte (du type: trio llII) avec les structures globales de la société,dans l'étude desquelles le concept de rapport de forces (pour ne prendrequ'un abord parmi d'autres) intervient au premier chef.

L'assimilation de la vie sociale à une scène de théâtre, impliquant,comme chez Goffman, le découpage en deux espaces contigus,quoiqu'éventuellement antagonistes, l'avant-scène et la coulisse, dans les-quels se tiennent des parties de natures différentes, conduit à de très inté-ressantes études ponctuelles sur diverses occasions de la vie en groupe etsur des patrons d'interactions caractéristiques: réunions mondaines,déplacements pédestres (qu'on songe à l'étonnante description, par Goff-man, de la circulation sur un trottoir), rituels d'accueil, scènes de ménage,etc. Dans chacune de ces études, comme nous avons essayé de le montrerdans un autre travail, les trois catégories de temps, d'espace et de scénarioservent d'outils conceptuels indispensables",

5 «Définition de la situation temps et espace: points de vue subjectif et objectif», Com-munication à la rencontre du groupe «Politiques locales» de l'A.I.S.L.F., Saint-Étienne,octobre 1980; Institut de Sociologie de l'U.L.B., 1980.21 pages (roneo).

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Le philosophe et sociologue belge Eugène Dupréel (1879-1967) atenté de jeter un pont entre les rapports sociaux qui s'établissent dansl'empirie quotidienne et les structures fondamentales de l'«ordre social»«L'ordre social n'a rien d'exclusivement psychologique. Il est une réalitéirréductible au contenu d'une conscience ou d'une pluralité de conscien-ces. Le donné, ce sont les individus placés dans un certain ordre et auxagissements conformes. Cet ordre social, considéré en soi, n'a rien desubstantiel ou d'absolu, il consiste entièrement dans les rapports dont lesindividus sont les termes, rapports que l'on peut toujours isoler et déter-miner et qui s'ordonnent eux-mêmes en rapports de rapports. C'est dansl'étude de ces relations que consistera la sociologie.a''

Que l'on prenne attention à cette notion de «rapports de rapports»:elle tend à intégrer les deux courants, atomistique et holistique, en unesynthèse dynamique. On ne s'étonnera pas d'apprendre que Dupréel atenté, à propos d'un comportement essentiellement quotidien, le rire, unetelle synthèse", Qu'elle soit inachevée n'enlève rien à l'intérêt de la démar-che, ni à l'originalité de l'abord d'un phénomène qui n'a guère tenté, audemeurant, les sociologues (y compris ceux de la «vie quotidienne»).

Les sociologies de la mise en scène renvoient nécessairement à un«ordre social» qui est en fait un «ordre institutionnel» (Berger et Luck-mann). Cet ordre institutionnel risque d'être pris pour un donné indépen-dant, de telle manière que la sociologie de la mise en scène (appelée aussi«analyse dramaturgique») apparaisse comme un avatar de la pensée posi-tiviste traditionnelle. Or, il est évident que l'ordre institutionnel n'est pasimmuable, et que ce qu'on appelle un peu trop commodément le «change-ment social» induit une modification des mises en scène à l'échelon durapport social élémentaire. Nous changeons, spontanément ou sous lacontrainte,notre aperception des catégories d'espace, de temps et de scé-nario. Pour ce qui est de l'espace, par exemple, contentons-nous d'envisa-ger les modifications induites dans les «rituels» sociaux par les boulever-sements urbanistiques modernes. Qui prétendra que l'«urbanité», priseen tant que forme élémentaire, au sens simmelien du terme, n'ait pas subi,depuis l'irruption de l'urbanisme «post-industriel», de sérieuses modifi-cations? Les formes simmeliennes ne courent-elles pas le risque de deve-nir, à la lumière d'une telle critique, des formes vides?

6 Sociologie générale, Paris, P.U.F., 1948, pp. 4-5.7 «Le problème sociologique du rire» in Essais pluralistes, Paris, P. U.F., 1949, pp. 27-

69. Voir aussi JAVEAU, Cl., «Note de relecture sur un texte d'E. Dupréel», Cahiers Durk-heimiens, N°3, Ed. de J'Université de Bruxelles, 1979, pp. 41-47.

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Mais il faut aussi tenir compte de la capacité qu'ont toujours lesdivers acteurs, se trouvant même dans les situations les plus contraignan-tes (prison, hôpital, camp de concentration), de subvertir les rhétoriques.que leur imposent les institutions encadrant les «rapports de rapports»dont parle Dupréel. Si ces rapports de rapports réclament leur légitimité desystèmes de valeurs plus ou moins assumés par les acteurs, ceux-ci peu-vent n'accorder à ces systèmes qu'une adhésion de convenance, masquantdans la réalité des choses une remise en cause, voire une dénégationcachée, qui sous-tend avec un efficace désormais exhumé les «résistances»dont se préoccupe la troisième orientation de la sociologie descriptive dela vie quotidienne que nous nous efforçons de présenter.

6. Au cœur de cette troisième orientation se retrouvent les diverses figu-res de l'aliénation. Les institutions, légitimées par les systèmes de valeursqui fondent les rapports de forces, se présentent sous les espèces d'uneévidence qui revêt souvent celles de la rationalité (dénoncée, notamment,par l'École de Francfort). Elles sont en quelque sorte les sujets d'«imposi-tions mortifères», selon l'expression de Maffesoli. Le même auteuraffirme pourtant que contre les impositions mortifères, il y a toujours«une création minuscule dont on ne peut pas sous-estimer I'efficacexs. Lapreuve en serait fournie par la «vitalité du social», se manifestant dans ungrand nombre de «permanences» se mettant en travers de changementsextrinsèques, programmés, donc intentionnels.

Cette résistance (Maffesoli), qui n'est peut-être que la figure cou-rante de la dissidence dont traite ailleurs le même auteur", est dirigée à lafois contre la modernité et contre la quotidienneté. Nous verrons les indi-ces de la première forme de résitance dans les diverses survivances, deve-nues objets de discours intellectualisants (éventuellement) «récupéra-teurs») dont est tissée la «culture populaire»: patois, traits moraux tradi-tionnels, superstitions, croyances irrationnelles, etc. La pro-clamation de la différence (elle aussi objet d'un discours politique spécifi-que, celui de la «nouvelle droite» autant que celui de l' «humanisme laï-que») en opposition à la prétention à l'unité du monde moderne (le «vil-lage planétaire» de Mc Luhan) s'inscrit dans la même attitude «résistan-tialiste». Autres indices: la méfiance proclamée à l'égard de la science, leprimat accordé à la «Sagesse des nations» contre une vision scientifique

8 MAFFESSOLI M., La conquête du présent, Paris, P.U.F., 1979,200 pages.9 MAFFESOLl, M., «Dynamique de la dissidence», Cahiers Internationaux de Socio-

logie, Paris, P.U.F., Vol. LXIV, 1978, pp. 103-111.

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cosmopolite, le repli sur les dimensions affectives de la vie en société, lerejet de l'égalitarisme, etc.

La lutte contre la quotidienneté, assimilée depuis Lefebvre à l' «enli-sement» dans l'insignifiance de tous les jours, aurait pour indices: lemaintien ou le rétablissement d'une «convivialité» liée au dégagementd'espaces et de temps ludiques au sein de la routine; la reprise en comptedu tragique au cœur même de l'expérience de la banalité (le «mana quoti-dien» des faits divers dont parle Georges Auclair); le rétablissement deliens communautaires (gemeintschaftlich) entraînant la multiplication dephénomènes d'exclusion (racisme, hétérophobie); la mise en œuvred'«arts de faire» (de Certeau), tels que cuisiner, bricoler, collectionner,jouer - en opposition aux modes standardisés de satisfaction de besoinssocialement définis; la recherche d'affectivités non imposées': adultère,zoophilie, promiscuité, échangisme, bandes de copains, etc.

A l'égard des stratégies mises en œuvre par les pouvoirs (et précisé-ment parce qu'il s'agit de pouvoirs, une stratégie ne pouvant s'élaborerqu'au départ d'un lieu de pouvoir), les acteurs développent des tactiqueschargées d'exprimer ces divers modes de résistance. Le concept de tacti-que, proposé par de Certeau 10, nous paraît particulièrement intéressant. Ilpermet de saisir et de comprendre (wéberement parlant) maints comporte-ments allant dans le sens opposé de la massification (Jung) moderne. Ilmet également en cause les divers consensus qu'invoque la mise en condi-tion (Enzensberger) dont la société contemporaine est le théâtre.

Ainsi, les analyses sociologiques basées sur les concepts de résistanceet de tactique permettent de subvertir les discours positivistes «plats» dela sociologie des loisirs (notamment de sa variante «socialiste» et «orien-tale»), et en particulier de la sociologie des «médias», lorsque celle-cirepose, ce qui est coutumier, sur la simple dualité «offre-demande». Lestactiques de réappropriation d'un message télévisé, par exemple, allantdans le sens de l'affirmation d'une culture reconnue comme non légitime(au sens où Bourdieu entend ce qualificatif), pourraient faire l'objetd'analyses fécondes, permettant de comprendre bien mieux cet ensemblede phénomènes baptisé «culture de masse».

La direction de recherche ainsi esquissée permet de faire J'économiede concepts aussi vagues que ceux d'aspiration ou de motivation. Elleprend pour champ de réflexion le domaine du conjoncturel, du circons-

10 L'invention du quotidien J. Arts de faire, Paris, U.G.E., Coll. 10/18, 1980, 375pages,

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tanciel, dans lequel l'existence quotidienne se déploie en temps ordinaire-et le temps ordinaire est évidemment le temps majoritaire. Encore que lesconcepts qu'elle introduit pourraient très bien servir à rendre compte del'existence quotidienne en temps «extraordinaire»: guerres, révolutions,catastrophes naturelles, etc.

Ajoutons la possibilité qu'elle offre de réintroduire dans le champd'investigation des phénomènes d'ordre esthétique trop souvent évacuésde l'analyse sociologique, comme la musique par exemple. En particulier,la prise en compte des tactiques d'appropriation ou de détournement, semanifestant dans le domaine des expressions musicales, permettrait derejeter, quant aux modes explicatoires, le recours au solipsisme du goûtou du reflet.

7. En présentant, bien sommairement, trois directions possibles dans unesociologie descriptive de la vie quotidienne, nous n'avons pas voulu privi-légier certaines démarches au détriment d'autres. L'analyse de la vie quo-tidienne ne doit pas nécessairement être l'occasion -le désenchantement etl'impuissance ressentie des chercheurs aidant - d'un repli loin des grandssystèmes explicatifs. L'étude du quotidien ne peut se réduire, selon nous,à celle des «ruses pour échapper au système» (Remy). La synthèse restesans doute à effectuer entre les trois niveaux définis par les «trios» présen-tés au début de cet exposé.

Comme nous l'indique Jean Remy dans une communication person-nelle:«Une analyse des rapports sociaux et des transformations de la société nepeut pas faire l'économie d'une analyse du quotidien. C'est à travers lesprocédures de développement de la vie quotidienne que les rapportssociaux non seulement prennent des formes concrètes mais des modalitésà travers lesquelles leur efficacité se développe.»

Une telle démarche a été tentée par Remy, Voyé et Servais dans unimportant ouvrage récent!'. Le problème de la «production du sens» estau cœur de cette démarche, laquelle fait appel à divers concepts de lasocio-linguistique. Ce mouvement du structurel (envisagé à travers lestructural) vers le conjoncturel nous paraît aussi légitime que le mouve-ment inverse. Il met cependant moins l'accent sur la description du quoti-dien (sauf à se concentrer sur celle de «textes») que sur son intégration

11 Produire ou reproduire'l , Bruxelles, Vie Ouvrière, T.l, 1978,383 pages; T.U, 1980,347 pages.

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dans une théorie à vocation totalisante - ce qui reste toujours, d'enthou-siasme ou non, la finalité première de toute sociologie.

8. Nous avons souligné en commençant combien nous paraissait vaine larevendication de disposer de définitions claires, précises et provisoirementdéfinitives. Il serait certes assez aisé de construire, assez intuitivement, letype idéal de l'existence quotidienne dans notre société en crise. Mais ils'agirait là, sans doute, davantage d'un portrait littéraire - voire journa-listique - que d'une construction rigoureusement scientifique, sauf àrecourir au monstre engendré par Quételet, l'«homme moyen», que lespartisans d'une sociologie compréhensive récusent à juste titre. Certainsécrivains, il est vrai, s'y sont essayés avec quelque bonheur: Simenon,Pérec'ê, Proust lui-même. Mais le récit de la banalité tourne vite à l'exal-tation de la trivialité, au conte philosophique ou à la saga dérisoire.

Que la condition de l'homme, à toutes les époques et sous toutes leslatitudes, soit tragique, voilà bien une proposition sur laquelle la plupartd'entre nous tomberont d'accord. La tradition positiviste s'efforced'escamoter cette prise en compte de la destinée humaine, soit pour lacamoufler en histoire dotée d'un sens lisible, soit pour la nier en tant quepréoccupation légitime dans l'énoncé de lois générales et objectives. Al'inverse, d'aucuns, niant toute possibilité de science du social, se bornentà réduire les événements que vivent le hommes à une histoire littéraire(Veyne), ou voient dans l'exaltation d'un «vécu» instantané la source detoute recette de bonheur collectif. La sociologie de la vie quotidienne, sielle ne se risque pas à de vaines tentatives de synthèse, s'efforce de pren-dre possession, selon les voies de la connaissance rationnelle donnant lieuà discours communicable (et donc discutable: nous ne sommes jamais, icicomme ailleurs en sociologie, que dans l'aire des vérités provisoires etpartielles - laquelle s'oppose cependant de manière irréductible, dirons-nous après Popper, à celle des croyances indémontrables), d'un terraind'investigation dont elle prétend rendre compte en un effort épistémiqueparticulier.

Les trois directions que nous avons indiquées reposent sur des tra-vaux déjà nombreux et de grande valeur. Certains d'entre eux, comme lesrecherches découlant des travaux de Mead et de Schutz, sont peu connusdans les pays de langue française. D'autres, au contraire, comme tousceux qui reposent sur les concepts de résistance et de tactique, semblent

12 Les choses, Paris, J'ai Lu, 1972, 184pages.

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bien ressortir à un rameau spécifiquement français. En confrontant lesuns et les autres, en montrant leurs points de convergence, nous ne nousessayons pas à quelque syncrétisme discutable; notre propos est avanttout de «fonder» un champ original du discours sociologique.

Encore une fois, rappelant l'utile prescription de Max Weber, le butest de dire l'être et non le devoir-être. Le discours sur les loisirs et celui surl'animation culturelle, qui en est le corollaire, ont bien montré les limitesd'une perspective normative en matière d'analyse du social. Que les«décideurs» se mêlent d'aménager le temps, de jouer sur les paramètresdu temps, de l'espace et du scénario (par l'éducation, par exemple), afinde rendre plus harmonieuses les relations sociales, telle n'est pas notreaffaire. A la limite, la sociologie fait partie des «tactiques de dissidence»auxquelles nous faisions allusion lorsque nous présentions la troisièmeorientation de la sociologie descriptive de la vie quotidienne. Car nousfaisons nôtre le rappel pressant de Pierre Bourdieu:«En fait, la sociologie a d'autant plus de chances de décevoir ou de con-trarier les pouvoirs qu'elle remplit mieux sa fonction proprement scienti-fique. Cette fonction n'est pas de servir à quelque chose, c'est-à-dire àquelqu'un. Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c'est tou-jours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonc-tion scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par lepouvoir. Opération qui n'est pas neutre socialement et qui remplit sansaucun doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu'il n'estpas de pouvoir qui ne doive une part - et non la moindre - de son efficacitéà la méconnaissance des mécanismes qui le fondent.a-'

En dépit de son engagement au cœur de l'expérience de la vie ensociété, la sociologie de la vie quotidienne n'entend pas déroger à cetimpérieux rappel.

13 BOURDIEU, P., Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1980, 268 pages;pp. 27-28.

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