pour una glottopolitique

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POUR LA GLOTTOPOLITIQUE 1 1. Un besoin 1.1. A propos du terme Personne en France ne songerait à nier, pour d’autres pays, l’utilité de l’action politique sur le langage. On voit mal du reste comment on pourrait masquer l’importance de cette pratique dans des pays comme le Québec ou la Catalogne, compte tenu de l’ampleur des travaux dans ce domaine ; il suffit de se référer à des publications facilement accessibles : pour le Québec, Martin (1981), Bedard et Maurais (1983), Maurais (1985) ; pour la Catalogne, Kremnitz (1980, 1981), Puig-Moreno (1985), Vallverdu (1985). Dans notre pays, il y a bien eu, et dotées de l’efficacité que l’on sait, des « politiques linguistiques » : si l’on en croit la démonstration de R. Balibar (1985), notre langue n’est-elle pas née elle-même d’un acte de reconnaissance-naissance tel que le définit Marcellesi (1984b) ? Mais on a tendance à mettre tout l’accent sur le premier terme du syntagme, et les linguistes, peu sollicités, se sentent peu concernés. L’existence d’un service ministériel portant cet intitulé n’est pas nécessairement mobilisatrice. Ce sont toutefois d’autres considérations qui nous ont conduits à préférer, à des suites comme politique linguistique ou planification linguistique, un néologisme. Sans l’avoir inventé, nous avons mis en avant le mot « glottopolitique » à l’occasion d’un symposium dont les actes viennent de paraître (Winther 1985). Nous avons donné dans Guespin (1985b) les raisons qui nous ont conduits à utiliser ce terme. Essentiellement, il offre à nos yeux l’avantage de neutraliser, sans s’exprimer à son égard, l’opposition entre langue et parole. Il désigne les diverses approches qu’une société a de l’action sur le langage, qu’elle en soit ou non consciente : aussi bien la langue, quand la société légifère sur les statuts réciproques du français et des langues minoritaires par exemple ; la parole, quand elle réprime tel emploi chez tel ou tel ; le discours, quand l’école fait de la production de tel type de texte matière à examen : Glottopolitique est nécessaire pour englober tous les faits de langage où l’action de la société revêt la forme du politique. Ces considérations ne prétendent nullement périmer les termes de « planification linguistique » ou « de politique de la langue ». Mais il faut prendre en compte que <P.6> toute décision de politique de la langue aura nécessairement, si elle entre en application, des conséquences glottopolitiques ; c’est en particulier ce qu’exprime l’opposition anglo-saxonne entre language corpus planning et language status planning (Pool 1979). 1 L. Guespin et J-B. Marcellesi, LANGAGES n° 83, 1986 : 5-34. La pagination originale est indiquée dans le texte comme suit : <p. n>.

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glotopolítica

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  • POUR LA GLOTTOPOLITIQUE1

    1. Un besoin

    1.1. A propos du termePersonne en France ne songerait nier, pour dautres pays, lutilit de laction politique sur

    le langage. On voit mal du reste comment on pourrait masquer limportance de cette pratiquedans des pays comme le Qubec ou la Catalogne, compte tenu de lampleur des travaux dansce domaine ; il suffit de se rfrer des publications facilement accessibles : pour le Qubec,Martin (1981), Bedard et Maurais (1983), Maurais (1985) ; pour la Catalogne, Kremnitz(1980, 1981), Puig-Moreno (1985), Vallverdu (1985).

    Dans notre pays, il y a bien eu, et dotes de lefficacit que lon sait, des politiqueslinguistiques : si lon en croit la dmonstration de R. Balibar (1985), notre langue nest-ellepas ne elle-mme dun acte de reconnaissance-naissance tel que le dfinit Marcellesi(1984b) ? Mais on a tendance mettre tout laccent sur le premier terme du syntagme, et leslinguistes, peu sollicits, se sentent peu concerns. Lexistence dun service ministrielportant cet intitul nest pas ncessairement mobilisatrice.

    Ce sont toutefois dautres considrations qui nous ont conduits prfrer, des suitescomme politique linguistique ou planification linguistique, un nologisme. Sans lavoirinvent, nous avons mis en avant le mot glottopolitique loccasion dun symposium dontles actes viennent de paratre (Winther 1985). Nous avons donn dans Guespin (1985b) lesraisons qui nous ont conduits utiliser ce terme. Essentiellement, il offre nos yeuxlavantage de neutraliser, sans sexprimer son gard, lopposition entre langue et parole. Ildsigne les diverses approches quune socit a de laction sur le langage, quelle en soit ounon consciente : aussi bien la langue, quand la socit lgifre sur les statuts rciproques dufranais et des langues minoritaires par exemple ; la parole, quand elle rprime tel emploichez tel ou tel ; le discours, quand lcole fait de la production de tel type de texte matire examen : Glottopolitique est ncessaire pour englober tous les faits de langage o laction dela socit revt la forme du politique.

    Ces considrations ne prtendent nullement primer les termes de planificationlinguistique ou de politique de la langue . Mais il faut prendre en compte que toutedcision de politique de la langue aura ncessairement, si elle entre en application, desconsquences glottopolitiques ; cest en particulier ce quexprime lopposition anglo-saxonneentre language corpus planning et language status planning (Pool 1979).

    1 L. Guespin et J-B. Marcellesi, LANGAGES n 83, 1986 : 5-34. La pagination originale est indique dans le

    texte comme suit : .

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    1.2. Perspectives gnralesPour donner une premire ide des problmes, nous utiliserons Meisel (1981), qui tudie

    paralllement la Commission fdrale sur le bilinguisme et le biculturalisme (Ottawa 1963),et la Commission sur les droits linguistiques au Qubec (Qubec 1968). Le lecteur est conduit se poser bien des questions ; constater comment slaborent les politiques de la langue, cestcontracter lenvie que les choses changent : comment faire appel aux forces relles, auxintresss quels quils soient ? Comment obtenir un recueil plus vrai des donneslangagires ? Comment aller une ngociation vraiment ouverte tous les usagers et tousles intrts langagiers ?

    Les politiques linguistiques sont voues lchec si deux conditions ne sont pas remplies :une rflexion de fond sur la recherche et linformation langagire, et dimportants progrsdans la connaissance du changement linguistique.

    1.2.1. Une politique dinformation langagire est ncessaireNous venons denvisager le meilleur cas, celui o la perception du besoin amne un

    gouvernement dcider la constitution dune commission, et cette situation elle-mme susciteencore bien des rserves. Le caractre dmocratique des dcisions nest pas vraiment assur ;il sagit encore de maintenir lquilibre entre des groupes de pression, et la reprsentation desavocats des divers secteurs intresss nest pas garantie ; il ne sagit pas vraiment de chercher faire participer lensemble des citoyens aux dcisions glottopolitiques.

    Une politique dmocratique de la langue exige une information linguistique en deuxdirections.

    En direction des dcideurs , qui doivent prendre conscience que les mesuresglottopolitiques ne trouvent leur efficacit que dans la conviction des usagers. Ceci ne passepas essentiellement par une amlioration de leur rhtorique : tous les usagers doiventparticiper lenqute, la discussion, la dcision. Les problmes qui viendront en dbatauront ncessairement alors des aspects autres que proprement linguistiques : les responsablesdevront comprendre que, loin dorganiser seulement un dbat sur la langue, cest forcmentdans une confrontation sur les rapports dinteraction entre identit sociale et pratiqueslangagires quils sont engags.

    Cette confrontation a chance dtre surmonte seulement si la masse des utilisateurs estmise en mesure de participer la rflexion, de formuler ses problmes, et de dpasser lesaffirmations dun pseudo bon sens. Une vaste politique dinformation langagire est doncncessaire, afin dbranler des certitudes trop commodes et susceptibles de bloquer le dbat ;la ngation du droit dautrui la parole, par exemple, est largement accepte ; or, puisquechacun est usager du langage, tous peuvent dire leur mot sur leurs besoins langagiers, et ilserait important que tous puissent se forger leurs reprsentations langagires dans la libertque donne la connaissance.

    1.2.2. Le rle glottopolitique du linguisteLes linguistes ne sont pas toujours conscients du rle glottopolitique quils ont jouer. On

    sait quau XIXe sicle ils se sont retirs sur lAventin : ils ont fait dexcellente recherche,mais coupe de toute utilit sociale ; au XXe sicle, le saussurisme, et le chomskysme, ontproduit des effets similaires ; on peut parler didologie descriptive des linguistes. Laconjoncture est en voie de changer ; W. Labov, par exemple, est conscient des implicationssocio-politiques de sa recherche. De mme, pour B. Techtmeier (1985) : le linguiste ne doitpas se borner analyser les changements du comportement verbal, au sens largi du terme, ycompris le changement des surfaces verbales, et duquer les locuteurs, mais () sa tche estdinfluencer lopinion publique, et de veiller sur la codification de ces changements . Pour P.Gardy (1985), quand une langue minore a atteint un tat gravement pathologique, et que la

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    revendication linguistique et identitaire est reste vive, ce ne sont pas les dcideurstraditionnels qui y peuvent grand chose ; sils accordent ou non des heures doccitan , cesont certes des politiques diffrentes de la langue qui se mettront en place ; mais ils agirontsans savoir o ils vont.

    Le rle du linguiste est alors ncessaire : lui seul pourra fournir un stock defonctionnements linguistiques occitans capable de soutenir la substitution, au procs depatoisement, dun dsir doccitan ; lui seul pourra proposer, pour un procs de renaissance,une norme problmatique dquilibre .

    1.2.3. Lutter contre les prjugs des linguistesLes linguistes ne sont pas labri des prjugs. Il y a eu par exemple toute une tradition

    imputant au bilinguisme prcoce les plus graves inconvnients. F. Prudent (1981) a runi surce thme un impitoyable sottisier. Chez des auteurs par ailleurs srieux, de Pichon Jespersen, le bon sens a consist se reprsenter le bilinguisme comme une infirmit .Ce prjug perdure, par exemple chez J.A. Laponce (1981), qui dramatise encore terriblementla situation du locuteur bilingue, et le prix du bilinguisme.

    Rclamer un rle accru des linguistes dans lorganisation du dbat glottopolitique, cestncessairement demander aux linguistes de nexporter que le meilleur de leur discipline, et derviser les concepts et les mthodes qui ont fait leur temps. Ce rle nouveau exigera unerigueur dontologique nouvelle, et lintgration de nombreuses connaissances.

    1.2.4. Avancer dans la connaissance du changement linguistiquePour comprendre comment on peut agir volontairement sur la langue, il faut savoir quels

    sont les conditions et les processus du changement spontan : cest--dire desmodifications linguistiques non provoques par une politique concerte. Les responsablessont-ils au courant des forces structurales en jeu (dynamique des systmes) ? Des forcessociolinguistiques en prsence (acteur du changement, forces de conservation, parlerset discours de rfrence symboliquement valoriss ou minoriss, etc.) ?

    Il est aussi important dtre inform sur la variation linguistique. Les dcisions de politiquede la langue consistent souvent interdire tel emprunt ou telle liste demprunts, imposertelle langue lcole, dans lentreprise, dans ladministration. Or les choses ne sont pas sisimples. Ces dcisions lemporte-pice ne tiennent pas compte du march de lchangesymbolique, de la complexit du jeu des pratiques langagires. La circulaire Savary sur leslangues minoritaires, par exemple, tait pleine de bonnes intentions, et aurait pu tre lorigine de grands progrs dans le sens du rquilibrage des pratiques langagires en France ;mais le traitement identique de langues en relative bonne sant , comme lalsacien, lebasque, le corse, et de langues en lambeaux , selon la juste expression des occitanistes (A.Winther 1985 p. 61), ne va pas sans problmes : J. Landrecies (1984) analyse avec inquitudedes consquences dsastreuses des faveurs inespres accordes, entre autres, au picard.

    Il y a bien du travail faire pour clairer lopinion publique et les responsables, qui nepeuvent faire que dautres erreurs sils dcident de remplacer la violence et le mpris descentralisateurs par une gnrosit mal informe. Enfin, les linguistes doivent doubler leurtravail dinformation vers lextrieur dune intensification de leur recherche dans le domaineglottopolitique. Pour aider les usagers poser de faon claire leur problme langagier, ilfaudra progresser dans plusieurs directions.

    Ouvrons le trs bon numro de lInternational Journal of the Sociology of Languageconsacr Language and Identity Planning ; larticle liminaire de J. Pool (1979) voque, defaon parfaitement spculative, une socit aux groupes homognes quant lidentit et quant la langue, o un membre du groupe A, Ma , qui parle donc La tout coup acquiertla comptence en Lb, perd la comptence en La, commence sidentifier comme membre de

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    B ou cesse de sidentifier comme membre de A . Aprs de pareils prmisses, lauteur se croitautoris affirmer que si des langues diffrentes influencent diffremment le mode depenser de leurs locuteurs, comme il en a t fait lhypothse par Whorf (1956), le fait dedevenir locuteur dune langue diffrente devrait changer la faon dont on pense (trad. parnous).

    Sans mettre en cause globalement le numro en question ni mme larticle de Pool, fortintressants lun et lautre, nous relevons ce raisonnement pour y montrer luvre le dangerspculatif, qui nglige la ralit : personne ne parle une langue totalement spcifique dungroupe, personne nacquiert sans autre mutation une comptence nouvelle dans une languetrangre, etc. ; ces abstractions, si lon y recourt, convoquent automatiquement Whorf, et lamtaphysique.

    Il est ncessaire de replacer lindividu dans la socit, de le faire apparatre comme un tresocial ; on peut prendre appui, par exemple, sur les remarques de D. Fata (1985) qui, tudiantle dialogue entre mdecins et travailleurs dans lexprience mutualiste, crit : Il serait sansdoute intressant dapprofondir le potentiel expressif que peut receler () le locuteur collectifconstitu par le collectif de travail . Abordent galement cet aspect F. Franois (1982) et C.Bachmann (1977) sur la catgorisation, ainsi que Guespin (1984). Analysant sous un autreangle le lieu des rapports entre socit et langage, le concept de structures desociabilit, emprunt aux historiens, est lui aussi susceptible de faire progresser la rechercheglottopolitique (Guespin 1985a).

    La sociolinguistique, sous ses diverses formes, avec les travaux sur les langues minores,les avances de la crolistique, la praxmatique, offre les premiers concepts pour penser laralit du langage lorsque les oppositions spculatives, fructueuses un temps, mais puises,seffondrent. Aussi, en opposition avec la tradition saussurienne, la langue ne saurait tre,aujourdhui, considre autrement que comme une cration continue, sans cesse rinvente.Lanalyse franaise du discours, linteractionnisme amricain, et la rdition de Volochinov(1977), manifestent de manires diverses la ncessit dune telle vision du langage : la languenon pas prexistante, mais sans cesse se faisant dans lacte dnonciation.

    La prolifration des travaux sur le discours traduit le besoin daller tudier la langue l ose fait le nouveau, l o se cre, au jour le jour, la langue : dans linteraction langagire. A cetitre, la perspective discursive intgre naturellement lapport de Palo-Alto, aussi bien que lestravaux de sociolinguistique de Labov, les travaux franais sur la catgorisation ; la notion de non-hautement structur chez Labov, rejoint celle de faiblement cod chez F.Franois. Les travaux sovitiques des annes vingt (Bakhtine, Volochinov, Vygotski, pourposer les problmes dune glottopolitique soucieuse dagir, non plus seulement sur le statutdes langues, mais aussi sur les pratiques langagires, et sur les rapports, dans lindividu social,entre pense et langage.

    2. Langue et socit aujourdhui

    2.1. La double dterminationNous sommes conduits voquer successivement les deux aspects de linteraction entre

    langage et socit, mais nous voulons insister sur lintrication des deux phnomnes : toutesocit humaine est langagire, et toute pratique langagire est sociale. Ceci a desconsquences pratiques : il ne suffit pas que lon se donne un objet unique (soit le maintien oula transformation dune socit conue comme valeur en soi, sur laquelle on agit par lalangue, soit la survie dune langue elle aussi survalorise, sur laquelle on agit par pression surla socit). Les principes sont abstraits et fixistes dans les deux cas. La profonde justification

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    de la glottopolitique, ce nest pas lalignement de pratiques langagires ou sociales sur unidal abstrait de langue ou de socit ; cest le dveloppement de la personnalit sociale.

    2.2. Le langage comme agence de socialisationLa recherche amricaine sintresse aux rapports entre planification linguistique et

    processus identitaire. J. Pool (1979) voque les diverses consquences du rapportdinteraction entre langage et identit. Lauteur conclut la ncessit de savoir comment langage et identit, et particulirement comment changement linguistique et changementidentitaire interagissent. Il sappuie sur des travaux intressants, qui pourtant, lorsquils sontprsents sous langle spculatif qui est celui de Pool, napportent gure de lumire surlidentit. Sagit-il du sentiment de communaut ? De la naissance ou du maintien duneidologie collective ? De la dynamique de constitution de lindividu social ? On reste danslincertitude.

    Cest essentiellement par sa rflexion sur les pratiques manipulatoires possibles que lcoleamricaine a de lintrt. Par exemple, lopposition entre language status planning etlanguage corpus planning est importante ; la planification du statut, ce sont les dcisionsamenant faire apprendre et aimer des langues ; la planification du corpus, ce sont lesmesures tendant rapprocher les langues, ou faire reprer le commun dans des langues oudes varits.

    La liaison tablie entre planification des langues et planification de lidentit pourrait tretrs intressante, si lidentit tait dfinie. Par exemple, Pool introduit dans le languagecorpus planning les politiques de diffrenciation linguistique, cest--dire les tentatives pourfaire diverger une langue ou un dialecte dun (dune) autre ; il cite le nynorsk, le qubcoislittraire, etc. ; il serait ainsi intressant dtudier diverses langues minoritaires selon cescritres.

    J. Pool signale avec quelque ironie que les politiques de diffrenciation linguistique sontsouvent accompagnes dune rhtorique o saffiche la croyance que la diffrenciationlinguistique est un renforcement puissant pour la poursuite dune identit spare ; en effet,les choses ne sont pas simples, et les politiques linguistiques le sont parfois, elles, jusquausimplisme. On peut prendre lexemple de la Suisse germanophone (Schlapfer 1985) : enprivilgiant, selon une tendance rcente, le swyzerttsch au dtriment du haut-allemand, queveulent et que font exactement les Suisses germanophones ? On peut considrer dune partque, se sparant de lallemand standard, ils renoncent un aspect de leur identit, ou en toutcas quils la restreignent ; mais il faut aussi prendre en compte la distribution des langues danslensemble suisse, et remarquer que cette tendance modifie une caractristique du jeuspcifique de leur pays, o les trois langues principales sont cales sur ces langues plus oumoins internationales que sont franais, allemand et italien.

    Un article de J.A. Lefevre (1979) a lintrt de poser le problme des rapports entrelangage et identit sous langle du processus. Ainsi, lauteur distingue la catgorielinguistique (ensemble dindividus dcrits comme ayant le mme systme de communication)et le groupe linguistique (ce mme ensemble, mais ds lors seulement que les locuteurs sontconscients du caractre particulier de leur systme de communication). On peut tudier leprocs didentification linguistique, cest--dire le passage dune identit linguistique latente une identit linguistique manifeste : Si les acteurs sociaux saccordent sur la dfinitiondune communaut linguistique, et trouvent de plus en plus consciemment une part de leuridentit personnelle en participant cette communaut, il y a identification linguistique (Lefevre 1979).

    Lauteur distingue deux procs didentification, lidentification historique etlidentification structurelle. Cette dernire consiste sidentifier un groupe qui sorganisesur la base dun pass culturel ; le concept didentification historique est plus neuf ;

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    ce processus serait luvre dintellectuels ; lentit vise est une fiction, un groupehypothtique et potentiel , et tout se passe comme si une culture, non reconnueofficiellement par ceux qui dtiennent le pouvoir, pouvait prexister un groupe rel, commesi lessence dun groupe prcdait son existence ; ainsi, les intellectuels forgent le mythedun groupe linguistique, en se rfrant lhistoire dune culture particulire, dont la langueest un des supports essentiels les plus visibles . Cette recherche est importante pourlapprciation des forces glottopolitiques mconnues, jouant leur rle dans le procsidentitaire. Si lon prend lexemple de loccitan, on saperoit quil ny a pas seulementrevendication occitane, mais aussi construction de loccitanit par les intellectuels, selon uneidentification mythique, appuye sur des donnes relles ; ds lors, le processus peut allerjusquau besoin de construction de la langue identitaire (Gardy 1984).

    Ceci dit, on na pas fait le tour de la question des rapports entre langage et socit.Curieusement, la polarisation des responsables en politique de la langue se retrouve dans lestravaux de recherche. Lensemble constitu par Lamy (1979a), qui a le mrite de rapprochertravail sur la langue et travail sur lidentit, se pose exclusivement le problme de la languecomme facteur causal de structuration des socits ; mais cest sexposer de graves erreursde raisonnement que de ne pas prendre en compte le rle du langage comme facteur destructuration des individus.

    Le sociolinguistique a beaucoup gagn tenir compte de nombreux paliers intermdiairesentre langue et parole ; lintrt port par W. Labov la structure discursive du rcit, parexemple, a permis dtablir quentre les considrations qui portent sur la langue de groupe etcelles qui portent sur le style individuel, il y a place pour des techniques discursivesspcifiques de la petite communaut ; nous avons dj signal ce quapportent les concepts delocuteur collectif et de catgorisation. Dans le cadre de nos propositions pour une meilleureadquation de la sociolinguistique aux besoins dune glottopolitique scientifique, il noussemble important de signaler la ncessit dengager des recherches sur les divers collectifssociaux. Le problme de lindividuation langagire des collectifs politiques a t pos(Marcellesi 1976). Les structures de sociabilit des historiens mritent de retenir lattention dusociolinguiste (Guespin 1985a) ; les diverses agences de socialisation et de formation de lapersonnalit sont des lieux de langage ; il en va de mme du travail (Guespin 1980).

    Se pose alors un problme inattendu, que la sociolinguistique peut galement aider rsoudre. Les responsables des glottopolitiques se trouvent confronts un macluhanismediffus, forme nouvelle du bon sens linguistique , qui est dans lair du temps. Certainslinguistes sen font les propagateurs. A Bastardas-Boarda (1985) cite I. Riera, qui croit devoirrelever un processus de dverbalisation, relle malgr la caricature alarmiste quon dresse des macluhaniens ; le mot perd, limage gagne , et il faudrait dpasser les argumentsmacluhaniens, dans le sens que cest non seulement la galaxie Gutenberg, celle de la lettrecrite, qui est dpasse, mais aussi la galaxie X, celle du mot objet de conversation :discussion, consultation, admonition, confidence ou marchandage . Cest rendre un mauvaisservice la clart du dbat glottopolitique que de surenrchir sur Mac Luhan pour le dpasser.Quels travaux comparatifs permettent de conclure une dverbalisation relle ? Quesignifie une numration dans laquelle le marchandage, certes en dcrue dans notre conomie, est mis sur le mme plan que la discussion, dont il nest gure avr quelle soitmenace (faut-il voquer la runionnite si frquente en de nombreux milieux) ?

    Des tudes se polarisent sur des faits piphnomnaux (gnralisation du tlphone,recours des crans en informatique, etc.), sans considrer la tendance essentielle de notrepoque : le langage tend sriger en constituant de plus en plus ncessaire des communautssociales, et, par l, des personnalits ; une quantit considrable de tches productives semenaient traditionnellement avec un recours minimal la parole, or une part essentielle de laproduction sociale passe dsormais par des pratiques langagires ; la diminution des effectifs

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    paysans et du nombre des O.S. va de pair avec une fantastique extension du travail intellectuelde toutes les couches salaries. Personne na les moyens de quantifier globalement le recoursau langage aujourdhui et autrefois , mais un fait parat vident (que la sociolinguistiquedevrait certes tudier et mesurer) : la transformation des conditions de production souslaction de la rvolution scientifique et technique renforce largement le rle des interactionsverbales, de nature dailleurs frquemment indite (ainsi linteraction dsormais souventverbale entre homme et machine) ; cest sans doute ce caractre nouveau qui gne desdescripteurs trop rapides, la recherche exclusive de formes langagires dj tiquetes.

    Laction du langage sur la socit nous semble devoir tre prise largement en compte danstoute tude fins glottopolitiques. A cet effet, il reste un travail considrable fournir, sur lesinstances intermdiaires entre langue et parole, entre socit et individu, si nous voulonshausser la sociolinguistique la hauteur de guide pour une glottopolitique adquate.

    2.3. Laction de la socit sur la langueCette action est de fait. Il est amusant de voir quon en a pris conscience il y a si peu de

    temps. Comme le fait remarquer J. Pool (1979), jusqu ces dernires annes les tentativesdes gouvernements pour manipuler ces phnomnes (langue et identit) seraient apparuescomme trop asystmatiques, trop naturelles ou trop criminelles pour mriter le mot deplanification . Effectivement, le problme ntait pas pos ; lon rptait volontiers, avec lesens commun et avec la caution de Saussure, que lon ne pouvait rien changer al langue, et,en exceptions confirmant la rgle, on citait quelques tentatives ; par ailleurs, la violencetotalitaire des interventions fascistes (K. Bochmann 1985) avaient cr un vritable tabou ; naturel ou criminel , cest bien en effet ce qui cachait les problmes rels, quil fautenfin poser Qui fait les grammaires ? Qui dcide du bien dire ? Que sest-il pass Villers-Cotterets ? Quest-ce quun dictionnaire de lAcadmie ? Quest-ce quune grammairescolaire ? Qui dcrte le bon franais ?

    Rien de tout ceci nest de lordre ni de la nature ni du crime. On a presque honte de le dire,tant il devrait aller de soi que, comme la socit, comme la personnalit humaine, la langueest de lordre de la culture, objet socialis de part en part. On peut, avec Pool, dater dequelque vingt ans la prise de conscience de ces problmes. Le fatalisme linguistiquenest plus un principe unique de recherche, et le problme de la norme est pos en des termesplus scientifiques. Quil sagisse dorthographe, de grammaire, de terminologie, de toutes lesformes de normalisation, laction de la socit sur le langage est dsormais perue. Le conceptde planification linguistique est caractristique de cette novation, mais il faut remarquer quilen va de mme du concept de conflit linguistique ; toute planification linguistique, dans unesocit de classes, est ncessairement la politique linguistique dune classe sociale dominante,tout en rsultant dun compromis.

    Le conflit pistmologique entre linguistique du systme (linguistique saussurienne de lalangue) et linguistique de linteraction verbale va ncessairement se retrouver ici. Dans uneapproximation grossire, on peut dire que les tenants dune politique de la langue, de laplanification linguistique, tendent sappuyer sur les linguistiques de la langue, tandis que lalinguistique de linteraction verbale amne ncessairement ltude scientifique des pratiquesglottopolitiques.

    2.4. Quelques problmes de glottopolitique2.4.1. La notion de francophonieIl y a l un cas typique o toute politique de la langue est insuffisante. Cette affirmation

    peut paratre paradoxale : la constitution dune notion de francophonie, avec ses paysadhrents, ses instances et ses modes de concertation, est une construction pleinementpolitique partir dune solidarit portant sur la langue : on a donc le sentiment que cest ce

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    niveau quune politique de la langue a le plus de chances doprer. Pourtant, lobjet mme decette runion, la francophonie, dborde trs largement toute dfinition de la langue. Lacondition mme de succs de la notion (lintrt des runions, la porte des dcisions, leprogrs du bien-tre des locuteurs), cest la prise en compte de pratiques langagires exercesdans des conditions dextrme diversit.

    Il est trs important quon le comprenne de plus en plus : la gestion dune langue demandedes commissions, des instances, des actions et des moyens, financiers et ditoriaux, qui sontde lordre du politique. Mais cette politique doit tre claire par une connaissance de laralit des pratiques langagires dans les pays concerns, ncessaire une dfinition ngociedes objectifs (de maintien, transformation, optimisation). Le rapport au franais standard,comme forme prfrentielle, optionnelle ou impose, de certaines communications, crites ouorales, nest videmment pas le mme dans une communaut majoritairement unilingue (casdune partie de la France, du Qubec, etc.), dans une communaut o le franais crit et oralest pratiqu concurremment une langue rgionale ou minoritaire (plusieurs rgions deFrance), concurremment des langues ethniques (Afrique Noire), concurremment unelangue maternelle base lexicale franais (cas des croles).

    La sensibilit des responsables et des usagers la ncessit de laction pour la maintenancedes grands ensembles langagiers, toujours ncessairement artificiels , est quelque chose denouveau. Mais les interrogations qui naissent de cette prise de conscience trouvent leslinguistes seulement en partie outills. La notion de langue vhiculaire (bien tudiechez L.J. Calvet 1981) demande beaucoup de rflexion. Mais il en va de mme de la notion de langue maternelle : jusqu quel point la connaissance dun franais rgional, ou dunevarit quelconque du franais, est-elle la cl du franais standard, du franais de lcole, dufranais des mdias ? Jusqu quel point la notion de langue maternelle comprend-elle lespratiques langagires dominantes dans les structures de sociabilit frquentes par lenfant aucours du procs de premire formation de la personnalit ?

    2.4.2. Les langues minoresIci encore, le progrs des consciences est vident. Progrs de la conscience des usagers,

    ainsi que des intellectuels chargs, nous lavons vu, du procs didentification historique.Progrs galement des responsables, qui tendent dpasser le simplisme des rponsestraditionnelles la question de la diglossie. Longtemps, les attitudes politiques ont consistsoit pratiquer ce quon a appel le jacobinisme linguistique, soit encourager lafolklorisation de la langue minore.

    On commence mieux comprendre le caractre ncessairement volontariste des procs deconstruction-maintenance de la communaut linguistique, en rapport avec la construction-maintenance du consensus identitaire ; la recherche est de plus en plus sensible auxdiffrences importantes dans les formes de la ngociation et dans la dynamique qui en rsulte,comme par exemple dans le cas du corse et de lalsacien.

    Les communauts se font ainsi sensibles des solidarits jusquici mal perues ; il estsignificatif de voir les francophones et les italophones de la Confdration helvtiqueexprimer leur souci pour la cohsion identitaire de lensemble suisse, devant les tendances privilgier le swyzerttsch au dtriment de lallemand en domaine germanophone suisse. Silon y rflchit bien, ce problme qui se pose la Suisse pourrait clairer plusieurs problmesfranais, dans la dialectique des rapports entre franais national et langues minoritaires.

    On sait que la situation glottopolitique de la France a tendu se dbloquer juste aprs1981. Certes, le changement dquipe a jou son rle ; on peut cependant penser que leprogrs que constituent, par rapport la loi Deixonne et ses extensions, le rapport Giordanau ministre de la Culture (1982) et la circulaire Savary, est d galement la meilleureconnaissance du dossier, grce aux progrs dune linguistique de linteraction, et, sous

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    linfluence de la sociolinguistique et de la connaissance des rapports entre langage etpersonnalit.

    3. Les pratiques glottopolitiques

    3.1. Le fait glottopolitiqueDans son principe, la politique de la langue est constitue dactes discrets (dcisions,

    recommandations, cration dinstances, etc.) visant une action sur un ou des systmeslinguistiques eux aussi envisags comme discrets. La gloppolitique en revanche estsans cesse luvre, et vise des pratiques langagires, qui sont de lordre du continu. Selonles modalits de linteraction verbale, il nest pas toujours ais de dterminer si un Antillais parle franais ou parle crole (Merida-Prudent 1984).

    Des actes habituellement considrs comme anodins, gure dignes dobservation (parexemple, la reprise dune faute par rfrence une norme) ne sont videmment pasassignables une politique de la langue, ou plus exactement, la recherche sur la politique dela langue est gne par les faits de cet ordre : si le lieu de la prise de parole est officiel, si lareprise est le fait dun matre, si la faute entrane une sanction, le descripteur conclura au faitpolitique ; mais si la situation est informelle, si le cadre est familial, si la reprise est de lordredu conseil, il naura rien enregistrer. Or la reprise en fonction dune norme est identiquedans les deus cas ; J.P. Kaminker et D. Baggioni (1980) mettent laccent sur le principe mmede la correction normative, que lintention soit ou non politique et rpressive.

    Le concept de glottopolitique permet dassurer la fois la prise en compte de lidentitentre ces deux cas, et de leur spcificit ; il englobe la fois les politiques concertes et lesrelais, conscients ou inconscients, actifs ou passifs, de ces politiques.

    Ainsi, le fait glottopolitique va des actes minuscules et familiaux voqus ci-dessus,jusquaux interventions les plus considrables : dcision portant sur le droit de telle catgoriesociale la prise de parole, sous quelque forme que ce soit (crite, avec les Cahiers dedolances, orale, avec la participation un Conseil dadministration, tlvisuelle, avec le droit lantenne en cas de candidature, etc.). Ces dcisions peuvent concerner la langue elle-mme ; en ce cas, la glottopolitique englobe la politique de la langue : tous les cas depromotion, interdiction, quipement, changement de statut dune langue sont minemmentdes faits glottopolitiques ; la politique de la langue est donc un cas particulier de laglottopolitique, tudier doublement, la fois dans son rapport dgalit de principe auxautres formes de glottoplitique, et dans sa spcificit de seul niveau passionnant les masses,de seul domaine o lintervention politique est aisment reprable, et o le rapport lidentitethnique est directement peru, etc.

    Le concept de glottopolitique rend compte dun axe vertical liant le fait normatif ouantinormatif apparemment le plus insignifiant aux faits les plus saillants de politique de lalangue. Il couvre aussi un terrain horizontal beaucoup plus vaste que celui que couvre lanotion de politique de la langue, car la novation glottopolitique nest pas toujours perue entant que telle : toute dcision modifiant les rapports sociaux est, du point de vue du linguiste,une dcision glottopolitique. On peut prendre en exemple les lois Auroux : il est normal de lesenvisager selon leur contenu social, comme une modification des droits des travailleurs danslentreprise ; mais le linguiste remarquera de surcrot que ces lois constituent tel individu, telreprsentant, tel groupe, en locuteur lgitime dans telle instance dtermine au sein delentreprise. La mesure nest certes pas une dcision de politique de la langue, mais ellecomporte une importante incidence glottopolitique : elle concerne la mise en discours delconomie, des rapports de production, du monde du travail. Toute mesure qui affecte la

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    rpartition sociale de la parole, mme si son objectif nest pas langagier, intresse la situationglottopolitique.

    Le terme glottopolitique peut tre utilis deux fins : la fois pour lvocation despratiques et pour la dsignation de lanalyse ; la glottopolitique est donc la fois une pratiquesociale, laquelle nul nchappe (on fait de la glottopolitique sans le savoir , quon soitsimple citoyen ou ministre de lconomie), et elle a vocation devenir une discipline derecherche, une branche aujourdhui ncessaire de la sociolinguistique. Dans cette section,cest la pratique glottopolitique que nous allons nous intresser.

    3.2. Pour une typologie des pratiques glottopolitiques3.2.1. Une typologie des pratiques glottopolitiques a t esquisse par Guespin (1985). Elle

    distingue le libralisme, qui, sous sa forme absolue, na gure t tudi que dans lexemplede Tanger dans les annes 30 (A.P. Salas-Martinelli 1984), et le dirigisme.

    Le libralisme glottopolitique peut trouver sa caution chez les linguistes. Pour R. Ruiz(1985) propos de langlais des USA, il y a des gens qui ont intrt parler de crise deslangues ; de toute faon, on a toujours parl de crise des langues ; enfin cela nest pasquantifiable. Le point de vue libral soutenu dans larticle est en dfinitive fond surlacceptation dune socit duale : les milieux intellectuels, ayant des besoins glottopolitiques,sont hypersensibles aux problmes langagiers, mais on relativisera cette sensibilit, on pourramme la ridiculiser, si lon se rfre au monde du travail .

    Les scientifiques qui se font apologistes du libralisme dEtat ont essentiellement besoin dejustifier thoriquement les tendances quils affirment constater. Cest par exemple laffairede la consociational theory. Quiconque ignore cette nouveaut en trouvera, dans J.M. Spina(1979) la fois lexpos et la claire rfutation. Cette thorie tudie les socits multilingues etmulticulturelles (Canada, Suisse, Belgique, par exemple). Selon elle,

    ces socits ptiraient si lattachement lide nationale y tait trop fort. A la limite, unattachement nul des divers groupes lide nationale ne nuit pas au fonctionnement.

    Dans ces socits, des lites issues des sous-groupes ont des stratgiesdaccommodation qui vitent la balkanisation. La dmarche est doublement librale : 1) lidenationale, peu utile, peut savrer nuisible, et 2) il faut faire confiance lautorgulation dessystmes.

    J.M. Spina rfute ces assertions partir de la situation canadienne. Sappuyant enparticulier sur la Commission denqute de 1965, sur le bilinguisme et le biculturalisme, ildgage clairement un lien statistique entre attachement national et engagement en faveur dubilinguisme. Il conclut trs lgitimement que la thorie consociationnelle des deuxsolitudes est an old theory in a new guise . Le danger en est videmment celui dufatalisme, commode pour le raisonnement libral : cette thorie peut conduire lesplanificateurs linguistiques cder aux pressions pour transformer les affirmationstraditionnelles sur le caractre invitable des insuffisances de responsabilit mutuelle etdidentit nationale en nouvelle orthodoxie .

    Nous avons t parfois svres dans notre apprciation des travaux tendant promouvoir ou tayer le libralisme glottopolitique : on peut en effet penser que cetteattitude est revendique de bonne foi, tant des prjugs anciens et populaires vont en ce sens ;avec J.M. Spina, on admettra toutefois difficilement que ces prjugs soient loccasion dune nouvelle orthodoxie . Cependant, il faut se demander qui le libralisme glottopolitiqueest profitable. Cette attitude de pourrissement des conflits langagiers, favorisant la pntrationou le maintien de lidologie dominante, nous semble lattitude linguistique prfrentielledune classe dominante en phase conservatrice.

    Noublions pas que nous raisonnons sur les situations contemporaines. Le libralisme,cest coup sr une politique, mais cest en principe la politique ltat amorphe : la loi de la

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    jungle nest pas une loi. Or cette position glottopolitique est aujourdhui intenable : lessolidarits internationales elles seules rendent laction tatique ncessaire (recommandationsde lUNESCO, textes dHelsinki). Ds lors, le libralisme est ncessairement contamin ; lediscours libral nest plus que la couverture dinterventions avantageant les couches ayantintrt la conservation dune situation langagire qui leur est favorable.

    3.2.2. Le dirigisme glottopolitiqueLe dirigisme est videmment une attitude glottopolitique beaucoup plus spectaculaire que

    le libralisme. La non-intervention nuit, mais ne choque pas ; la mort des langues selon la loide la jungle est attribue la fatalit, linadaptation langagire de masses de locuteurs estvcue dans lauto-culpabilisation et le mutisme social. En revanche, linterventionnismeglottopolitique cre ncessairement des vnements : des ordonnances sont prises, desrapports sont tablis, des instructions sont donnes.

    Travaillant avec le concept de glottopolitique, nous comprenons mieux quelinterventionnisme revte des formes trs varies : ce polymorphisme est d laspectcontinu du langage, de la parole la langue, de lintervention familire apparemment la moinssocialement code lusage le plus monologique et le plus strotyp, faisant recours desnormes universalisantes (formulaires administratifs, langue du droit, discours pdagogique,mtalangue du dictionnaire, etc.).

    Si lon prend en exemple lordonnance de Villers-Cotterets, on constate que cest uncertain usage social qui a t vis : il sagissait de langue, mais dans un type donn dediscours, la rdaction des actes juridiques.

    Nous avons formul lhypothse que le libralisme glottopolitique, pur ou appuy surlEtat, tait le recours dune classe politiquement conservatrice. Lhypothse complmentaireconsidrera le dirigisme glottopolitique comme la politique langagire dune formationsociale en ascension. Ce nest pas un hasard si le dbut des temps modernes, la Rvolutionfranaise, la Rvolution sovitique, sont des priodes dintense activit glottopolitique, desens dailleurs trs diffrents.

    Ceci dit, lopposition entre libralisme et dirigisme ne rsout pas tous les problmes qui seposent lanalyse. Nous avons vu lambigut de certaines dcisions glottopolitiques, dontlinterventionnisme permet un libralisme post. Reste signaler que, malgr Helsinki, lapolitique dimposition dune langue est encore atteste. On peut donner lexempledes rapports entre les Etats-Unis et Porto-Rico, tudis par M. Perl (1985).

    3.3. Glottopolitique dhier et daujourdhuiUne description sans complaisance des pratiques glottopolitiques pourrait avoir un effet

    dcourageant ; le dirigisme peut mener aux excs signals, tandis que limmobilisme, rel ouaffect, sert toujours la reconduction des mmes intrts. Dnonant prcdemment lelibralisme, nous ne condamnions nullement un projet de libert des pratiques langagires.De mme, une analyse du dirigisme glottopolitique comme politique linguicide ne doit pasentraner condamnation de lide mme de gestion des pratiques langagires.

    On trouvera mille tmoignages de la ncessit des pratiques glottopolitiques. Le cas de laFinlande, dans son histoire et sa situation actuelle, tablit bien lintrt dune politiquedamnagement linguistique minutieuse, honnte et volutive ; on lira lexpos, par Y.Gambier (1985), de cette question. Le besoin de ces grandes concertations ressort dautantmieux par contraste : les dangers encourus par la Suisse actuelle proviennent peut-tre dunon-interventionnisme confdral, et de linsuffisance de structures nationales de ngociation.

    Engags dans cette rflexion, il importe de bien distinguer dfense, promotion ouquipement dune langue, et dfense et promotion dun systme de domination linguistique.H. Gluck et W. Sauer (1985), tudiant les politiques linguistiques de RFA et RDA, tablissent

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    le commun et le diffrent ; dans les deux tats allemands, lattitude glottopolitique orientevers lamlioration des pratiques langagires, dans le sens des intrts sociaux des individus,est atteste. Mais, si elle ne semble gure rencontrer dopposition en RDA, cette tendance seconfronte, en Rpublique fdrale, une attitude farouchement conservatrice fonde enprofondeur sur le maintien davantages sociaux : Faire de la critique linguistique est devenuune chose srieuse et une affaire politique en RFA (). Les auteurs qui exercent cette critiqueparlent de langage mais ont autre chose en tte .

    Enfin, dans le cadre dune glottopolitique dirigiste, il reste place pour un dbat sur le choixentre mesures incitatives et mesures prescriptives. Cest par exemple un problme importantau Canada et en Chine. Ds 1955, Luo Chang Pei demande que la normalisation linguistiqueen Chine saccomplisse par incitation plutt que par voie institutionnelle. La Constitution de1982 dclare le putonghua langue commune du pays , mais cette dcision nest pas assortiede mesures coercitives. Yan Jian (1985) pense pouvoir ainsi rsumer la situation actuelle : Leffort du gouvernement pour lextension de cette langue commune a chang la situationlinguistique en Chine, de lunilinguisme (usage exclusif du dialecte) au bilinguisme (usageparallle du dialecte et du putonghua .

    Est-ce amour de la francophonie, ou got du paradoxe, nous avons du mal ne pasprouver un faible pour la glottopolitique qubcoise. Et pourtant, elle nest pas sansreproche. A. Martin (1981) en dessine ainsi les grands traits : elle est caractrise par une extension progressive des champs dapplication de linterventionnisme linguistique,par un raffinement des modalits dapplication de cette lgislation aussi bien que parlaffirmation de son caractre coercitif . Nous voici aux antipodes dclars du libralisme,mais pour une glottopolitique contestable. A. Prujner (1981) signale les innovations de laglottopolitique qubcoise ; la politique linguistique simmisce dans le droit priv : apparition dexigences formelles contenu linguistique dans les relations entre lespersonnes ; elle pntre jusquau droit pnal : la charte de la langue franaise (loi 101)institue une commission de surveillance, charge dintroduire des actions au pnal. Pourlauteur, cette menace nest certes quun tigre de papier : limpact politique des poursuitesles paralyse , mais linstrument pnal entrane dans de nouvelles contraintes, tout aussidifficiles prvoir et valuer que celles des autres domaines . Quand nous affirmons unecertaine sympathie pour la glottopolitique qubcoise, nous nenvisageons donc nullement delriger en modle ; ce que nous voulons exprimer, avec quelque navet, cest notre intrtpour une ngociation ouverte du problme : ouverte tous, avec certes tous les alas et tousles dfauts du parlementarisme et du systme des groupes de pression (commissions,influences diverses, arguments dmagogiques fusant de toutes partes), mais ds lors menesous les yeux de tous, avec pleine prise de conscience des intrts sociaux et identitaires, et,ncessairement, position du problme du langage la lumire de la ralit politique. Au fond,cest lengagement glottopolitique du peuple qubcois qui nous plat, non la glottopolitiquede ses politiciens.

    Le travail de J.M. Spina (1979) est significatif ; cet auteur traite avec quelque dsinvoltureles analyses faites partir dun point of view with marxist overtones ; selon ce point devue rapidement caricatur, le conflit linguistique nest quun accompagnement dunproblme plus fondamental, lingalit conomique. Ainsi, une rponse aux nuisanceslinguistiques laisserait le conflit fondamental non rsolu (traduit par nous). Ce qui estintressant, cest que cette schmatisation dun raisonnement marxiste sur la questionlinguistique est suivie, quelques pages, de donnes empruntes aux commissions denqutescanadiennes ; lauteur est-il conscient de ses marxist overtones quand il relve quMontral en 1961, un francophone bilingue gagne 1 000 $ de plus quun francophonemonolingue, et quun anglophone monolingue gagne encore 739 $ de plus que le francophonebilingue ? Cest dire que la situation canadienne, et la faon dont les peuples canadiens,

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    spcialement au Qubec, ont su semparer de la question, sont telles que la mtaphysique estlargement dpasse ; marxiste ou non, il faut bien parler ce que Marx appelait le langage dela vie relle . Au Qubec, une glottopolitique interventionniste, rpressive, en dents de scie,recourt des manipulations risques ; mais cette politique, rendue ncessaire par lasensibilisation de tous aux problmes du langage, se ngocie et se mne sous les yeux decitoyens clairement intresss.

    3.4. Pour la glottopolitique de demainDivers facteurs convergent pour permettre de penser une autre glottopolitique, hors des

    alternatives obliges du laxisme et de la force. Dabord, essentielle, la prise de conscienceinternationale du droit des pratiques langagires ngocies, garanties, authentiques.Et, concomitante et non sans rapport causal, la monte du courant sociolinguistique. Aussipouvons-nous valuer mieux quhier les moyens et les voies dune glottopolitique adquate aumonde tel quil est.

    Ce ne sont pas les commissions ni les dcisions ministrielles, ni les recours juridiques, quimobiliseront, sur la question du langage, les forces relles, et qui amneront les solutionsdintrt gnral. Ltat actuel de la rflexion linguistique permet au spcialiste de voir sedessiner les voies dlaboration glottopolitique de demain. Dabord, leffort de captation despratiques langagires relles est enfin entrepris, et doit sintensifier. Ce nest pas par hasard siN. Gueunier, aprs avoir publi avec dautres Les Franais devant la norme (1979), sestcharge de larticle concernant la France dans La crise des langues (Maurais, 1985).

    N. Gueunier (1985) note laugmentation de lcart entre comptence active et comptencepassive. Au lieu de dnoncer dans le vague les mdias , le tlphone , linformatique , il est important de constater en effet cette caractristique de lacommunication moderne : le grossissement gigantesque des auditoires, et, dans une moindremesure toutefois, des lectorats. La prolifration a t fantastique, du thtre au cinma, puis la tlvision ; il en va de mme pour le dbat lectoral, des praux dil y a trente ans auxgrands shows Giscard-Mitterrand. Au lieu dune condamnation qui ne signifierait rien,lattitude glottopolitique raliste rside dans la prise en compte de ce dsquilibre entreactivit et passivit langagires : quels lieux dinteraction favoriser, pour quelles fonctionssociales, afin de lutter contre un clivage tendanciel entre une minorit de spcialistes de laparole publique, et une majorit sans cesse accrue de purs rcepteurs ?

    Ensuite, notons que les linguistes nhsitent plus sengager franchement contre le senscommun ; ils constatent en effet quils sont enfin arms pour le faire. Ainsi, pour J. Maurais(1985) : Tout le monde semble saccorder pour dire que la dmocratisation, en soi et engnral, est une bonne chose, sauf quand elle touche la langue. On voudrait que cettedernire ft immuable et respecte galement par tous les groupes sociaux, comme si elle taitune, exempte de variation . Nous croyons pouvoir ainsi interprter ces lignes : uneglottopolitique moderne, ce ne peut tre une gnralisation du franais national ,valorisation par le XIXe sicle du franais du XVIIe, au profit de la bourgeoisie. Ce doit treun effort pour la captation du nouveau franais.

    Ce franais sera ncessairement un franais du monde du travail ; ceci dit sans nulpopulisme (monde du travail ne signifie pas bistrot du coin ), mais en enregistrant le faitdj mentionn que la production moderne passe toujours davantage par le langage, duchque lordinateur, ainsi que le fait corollaire que les intellectuels, ayant cess dtrecantonns dans la petite frange des professions librales, sont dsormais massivementmembres des couches salaries, et largement engags dans le procs de production. Ces faitsont dimmenses implications sur la ralit nouvelle des pratiques langagires dans le cadre dela rvolution scientifique et technique, et de lmergence de nouveaux modes de production.

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    Ce nouveau franais enregistrera ncessairement le fait que la parole circulante, thmedune enqute rcemment entreprise par le CREDIF (Lehmann 1985) est profondment pntre de plurilinguisme ; par lintermdiaire des notices et des emballages aussi bienque par les ondes, les langues trangres pntrent les foyers les plus tanches. Comme le faitremarquer N. Gueunier (1985), on assiste une vritable relativisation de la langue nationalepar lintermdiaire la fois des voyages et des mdias. La juste position ne peut tre uneattitude de purisme ferm. Notons galement que les langues apprises par les enfants sontmajoritairement des langues vivantes, au dtriment des langues classiques ; ce sont donc deslangues effectivement parles, dans un ailleurs de plus en plus accessible, et qui pntre deplus en plus notre espace national.

    Les conditions langagires nouvelles comportent galement la prise de conscience desminorits, tant au plan de leur spcificit langagire quau plan identitaire. On assistegalement une vritable crise des substrats ; ltat de nombreux parlers rgionaux estobjectivement plus dlabr que jamais, mais subjectivement le dsir, la valorisation du parlerrgional sont beaucoup plus forts que dans les annes cinquante. Par ailleurs, le phnomnebeur amne considrer lexistence de francophones, souvent franais, substrat maldtermin (parents parlant larabe dialectal ou le berbre, partiellement francophones).

    Ltude de ce nouveau franais enregistrera galement le fait que la prolongation delenseignement, les droits nouveaux des travailleurs et les diverses mutations du mondecontemporain font entrer des couches jusqu prsent surtout dpendantes de loral, et excluesdes circuits de la parole lgitime, dans le march de lchange langagier national ; do desrfrences, des formations discursives et des pratiques langagires neuves, comme le montreB. Gardin sur le discours syndical (1976) et Gardin-Baggioni-Guespin (1980).

    La mutation des pratiques langagires est aussi en rapport avec le fait que la distinctionentre priv et public tantt perd de sa rigueur, tantt se dplace. Mourir nest plusexclusivement une affaire familiale, mais aussi une question administrative et technique oAssistance publique et Scurit sociale tiennent un rle de partenaires. La cloison tancheentre langage microstructurel, langage de la cellule familiale, du quant soi, et langageofficiel, langage universalisant de ladministratif et du national, est moins nette, et ceci mmepour les lites : recours licite ou tolr largot, la familiarit, la grossiret, dans desrelations qui nagure encore excluaient ces emplois, style oral de cours, exposs, confrencesprcdemment dispenss en franais soutenu, selon la formule doral-crit ; le topo estvolontiers prfr la confrence ; linteraction verbale recherche sest nettement modifie.Ltude des missions radiophoniques entreprise dans le cadre de lenqute du CREDIF(Lehmann 1985) est dj prometteuse cet gard.

    Etudiant, pour rpondre la question dune ventuelle crise du franais en France, lecontexte social contemporain, N. Gueunier (1985) voque galement le rle social desfemmes ; pour autant que les enqutes sociolinguistiques ont tabli que les femmes taientplus attaches la norme que les hommes, on peut penser que ce paramtre devrait sopposer bon nombre de ceux que nous avons prcdemment voqus. Reste objecter que ceci neserait assur que dans une situation o la norme serait claire et unique. En fait, on assistegalement une crise de linstance normative, facteur peut-tre essentiel, gravementnglig par la recherche, et non remarqu par le public. Le concept de couches culturellementhgmoniques (J.B. Marcellesi 1976B et 1979) est partiellement issu de ltude de cette crise.En France, la construction dinstances normatives hgmoniques a t lobjet dun processusvolontariste de longue dure ; on peut considrer ldifice comme pleinement achev sous laIIIme Rpublique. A lheure actuelle, ces instances officielles ou plus ou moins couvertespar lautorit ministrielle sont en crise.

    Elles sont mines de lintrieur : elles sont plus ou moins balkanises (AFNOR,FRANTERM, CILF, etc.) ; les formes anciennes de gestion ont perdu de leur prestige :

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    lAcadmie Franaise, le Littr, la grammaire, perdent de leur valeur de rfrence auprofit dinstitutions moins contrlables ; lintrt connatre les rgles de grammaire etlorthographe est relativis par la crise de lenseignement et des formes de contrle. Ladiversit mme des instances formulant leurs normes, de plus en plus perue comme relative,mais, de l, comme arbitraire et facultative.

    Les instances normatives et glottopolitiques traditionnelles sont aussi concurrences delextrieur, par des mdias auxquelles elles ne sont pas parvenues simposer. On peut penserau rle du direct comme facteur important de ngligence lgard de la norme ; le reportageen direct, en particulier en sport, impose diverses novations : abandon de loral-critvidemment, mais aussi, sous laction de lmotion ou pour transmettre et crer lmotion,adoption dun type dinteraction verbale mimant la prsence de linterlocuteur ; R. Couderc,laptre du rugby la tlvision, a sans doute jou un rle important en ce domaine, mais lesradio-reportages, du Tour de France par exemple, avaient ouvert la voie. Cette novation nesest pas limite au sport ; si les grands face face sont encore loccasion dune relativematrise du franais acadmique, de trs nombreux dbats, des analyses chaud, des tablesrondes, sont l'occasion daccorder une vaste audience des interactions tout faitinformelles ; une missions a t rcemment loccasion de donner lantenne des journalistesivres.

    Compte tenu des taux dcoute de la radio et de la tlvision, et du nombre moyen dheuresqui y sont consacres, on peut penser que le lieu dorigine de la norme langagire est en trainde ce dplacer. En face des instances officielles de normaison dominant presque sans partagele terrain jusquau annes 50, les couches culturellement hgmoniques qui se dveloppentsont essentiellement celles dont laccs au mdia est assur. La lutte contre ce monopolepasse par la recherche de laccs de toutes les couches sociales la gestion et lexpressiondans les mdias. On peut esprer beaucoup des nouvelles technologies (tlvision par cble,Modem, etc.) si cest loccasion de lutter pour la parole de tous, afin de rduire lcart observentre comptence active et comptence passive. Le systme acadmique prcdent, avec sesinstances prestigieuses, tait tout sauf dmocratique, mais sa rigueur et son monolithismerendaient la contestation difficile ; lanarchie normative, la variabilit et la sensibilit auxmodes qui caractrisent aujourdhui les couches culturellement hgmoniques les rendraientplus vulnrables une revendication populaire en glottopolitique.

    Une glottopolitique adquate ne peut ngliger de tenir compte de ces tendances et de cesrapports de forces. Reste les apprcier de faon autre que subjective ; si nous avonspu aborder ces problmes, cest certes que le mouvement des pratiques langagires est plusrapide que jamais, mais cest aussi parce que la sociolinguistique permet aujourdhui de lesposer. Pour lutter contre les prjugs ancrs, pour quantifier les tendances repres, pourtablir des modles qui soient des approximations correctes du jeu des forces luvre,lanalyse glottopolitique a de grands progrs faire. Toutefois, mme compte tenu de seslacunes, la sociolinguistique est, en matire glottopolitique, la seule force de proposition quisappuie sur la thorie pour chapper lempirisme, aux solutions courte vue et au coup parcoup ; cest, en tant que seule science du domaine, la source de prdictibilit.

    4. Lanalyse glottopolitique

    Nous voquons dabord les faits glottopolitiques analyser, puis les outils danalyse dontnous disposons. Ensuite, nous indiquerons comment on peut valoriser les fruits de lanalyse etcomment les quipes sociolinguistiques engages dans lanalyse peuvent envisager leut rlede conseil en glottopolitique.

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    4.1. Analyse de la pratique glottopolitiquePour analyser la pratique glottopolitique un point donn du temps et de lespace, la

    sociolinguistique a besoin daccumuler des donnes sur les agents et sur les instances.

    4.1.1. Les agentsW. Labov sintresse divers types de communauts linguistiques, des ghettos noirs la

    petit le de Marthas Vineyard. Pourtant, une lecture rapide rduit souvent ses conclusions laffirmation du rle essentiel de la middle class , dont on sait seulement que cest unetiquette commode. Lexclusion des concepts danalyse sociale du marxisme est fcheuse : enmatire sociolinguistique, les concepts de classe dominante, didologie dominante, de classeouvrire (compte tenu des problmes que la dfinition et lapprhension de la classe ouvrirepose lheure actuelle au marxisme), sont ncessaires. Autres outils descriptifs pour la ralitsociale franaise, forgs en France : le concept dj voqu de structures de sociabilit ; maisaussi lattention apporte par la sociologie contemporaine au collectif du travail, et lexpertbrut (le praticien) comme interlocuteur ncessaire du spcialiste scientifique.

    Toute rponse htive quant aux forces glottopolitiques, aux formes actives hic et nunc,relverait du postulat ; la sociolinguistique doit se mettre en mesure de savoir quelles forces,dcouvertes selon la grille danalyse, on peut aujourdhui distinguer, en France par exemple,forces de conservation glottopolitique, forces de novation, forces admises la ngociation,forces exclues de cette ngociation. Le concept de couches culturellement hgmoniques estsans doute opratoire aujourdhui : encore lenqute sociolinguistique doit-elle remplir lecadre ainsi pos.

    [] Quels sont les agents propagateur danti-normes ? Comment ces agentsinterviennent-ils dans les conflits normatifs, avec quelle autorit, quel soutien et quel succs ?Un ministre proposant bouteur pour bulldozer croit normaliser ; est-il entendu ? Unjournaliste lanant tel prtendu mot dans le vent , ventuellement fabriqu pour fairevnement est-il mieux plac pour russir lopration nologique ? Comment sont lancs etrelancs mots, affixes, structures syntaxiques ? Rappelons, sur ce point les travaux entreprisavant sa disparition par L. Guilbert (Guilbert et al. 1974, Guilbert 1975).

    Normes phonologiques et morphophonologiques : faut-il distinguer diction politique,diction mdiatique, diction technocratique ? Quelles sont les sources : Sciences Po, l'ENA, lamaison de la radio, les coles dingnieurs ? Y a-t-il un melting pot mdiatique normalisant la fois les narques, les gourous philosophiques, les politiciens tlvisuels ? On sent quequelque chose bouge en ce sens, que la phonologie et la prosodie du franais sont dstabiliss,et certains travaux (par exemple B. Laks 1980) mettent en lumire des faits nouveaux.Comment ce faits de novation phonologiques sont-ils ressentis, relays (par des intellectuelsde moindre vole, par des appareils politiques, par des chapelles) ? Comment et dans quellemesure sont-ils adopts, constituant peu peu une nouvelle norme, relativement floue, noncrite, en matire d'accentuation, de liaisons, etc. ?

    Nous venons d'voquer trop rapidement les forces actives ; mais il importe de ne pasoublier ce que nous appellerions volontiers les agents passifs ; en face des diffuseurs desnouvelles normes, il y a des individus, des groupes ou des couches quun certain consensussocial rpute tacitement porteurs de norme. Dautres formes de passivit oprante sont prendre en compte ; en face de lactivit dploye par divers agents (y compris, selon lesfamilles, les parents, lentourage, le quartier ), il existe des attitudes de refus qui ontgalement des consquences glottopolitiques : les spcialistes des langues minores ontsouvent cit le cas des parents qui refusent de transmettre leurs enfants la langue rgionale ;cette attitude des patoisants se retrouve aujourd'hui dans les milieux immigrs, avec desconsquences souvent graves : les parents, apprenant sur le tas, et sur le tard, la languedaccueil, se forgent un sabir familial plus dangereux pour lacquisition des structures

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    linguistiques par les enfants que tout ce que peuvent prvoir de pire les dtracteurs dubilinguisme. Les phnomnes d'auto-odi, selon lexpression des catalanistes, sont tudiernon seulement dans le cadre des langues rgionales, mais pour le cas dimmigration ; cettecrise langagire peut aller jusqu de graves difficults didentit.

    4.1.2. Les instancesL'vocation des instance glottopolitiques est souvent passionnelle. Pensons aux litres

    d'encre qu'a fait couler lAcadmie Franaise ; drision et rancur sont si courantes que nousrenonons toute bibliographie de la question ; on peut tout juste exciper de la moindrefrquence de ces attaques aujourdhui comme indice du dclin de lAcadmieFranaise en tant quinstance glottopolitique. Contre la grammaire scolaire, les attaques sontplus rcentes, mais vives ; signalons le livre de Chervel (1977).

    Souvent, la passion parle toute pure : c'est le cas de nombre de travaux hsitant entrevulgarisation d'une linguistique plus ou moins matrise, et pamphlet ou tmoignage auniveau du vcu ; on sait que tlvisions et diteurs prfrent ces romans de la linguistique la rigueur de notre discipline. La promotion mdiatique accorde rcemment certainsouvrages prtendant dresser un panorama de la linguistique franaise et curieusementsilencieux sur les plus grandes personnalits et quipes de France n'est pas sans intrt. Nousavons apprci la distinction faite par M. Godelier (1985) entre la valorisation de larecherche en sciences humaines et sociales et la vulgarisation sur le modle que prsententcertains mdias .

    Lattitude dpassionne na souvent t obtenue que par ngation de lutilit sociale. Cestle cas chez les linguistes du XIXme sicle ; c'est aussi le cas le plus frquent chez lesstructuralistes et gnrativistes. Il y a eu des exceptions ; quand Martinet (1969) se pose laquestion des chances du franais, il risque, arm des seuls moyens de la linguistiquestructurale, une tentative de prvision sociale : un travail glottopolitique avant la lettre.Gnralement toutefois, descriptivisme structuraliste et modlisation gnrative ontfinalement laiss exploiter leurs rsultats dans le sens d'une idologique scientifique de lanorme au dessus du social. La linguistique elle-mme, malgr le caractre impartial de sespostulats, a donc pu tre exploite comme instance glottopolitique, ou du moins commesource de lgitimation pour des glottopolitiques.

    Il faudrait procder une histoire, la fois froide et soucieuse de la dimension sociale,des instances glottopolitiques. L'tude synchronique aura dire comment fonctionne unsystme de rgulation glottopolitique ; l'tude diachronique comment les instances naissent, setransforment et meurent. Cette recherche comporterait numration et tude des modes dediffusion des politiques normatives : moyens de pressions, mesures d'incitation, systme desprix ; l'enseignement y serait tudi la fois comme relais d'instances normatives, et commeinstance spcifique, pourvue de son systme de prescription, d'incitation et de rpression ; ilfaudrait tudier le rle des ministres, et celui de corps intermdiaires comme l'Inspectiongnrale.

    Il restera voir comment tout cela fait systme, divers points du temps et de l'espace : parquelle hirarchie dinstances la socit agit sur la langue, les parlers, les discours. Mais aussicomment le march linguistique s'auto-rgule dans les socits faisant confiance un certaindegr de libralisme glottopolitique : comment la loi du march fait systme. Il y faudral'tude des politiques ditoriales, de la pntration des pratiques dominantes, des compromislangagiers. Ne recourant ouvertement ni l'incitation ni la contrainte, quels ressortsidologiques le libralisme dveloppe-t-il, pour que soit fonde en raison, lgitime, sadynamique de mort des langues et cultures minoritaires ? On a souvent signal le recours lafolklorisation : le libralisme laisse la dviance le crneau du flibrige.

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    4.2. Les outils danalyseToute science en crise de dveloppement a affronter la prolifration de ses branches :

    varit des terrains, et varit des problmatiques. La sociolinguistique doit recenser ses outilsd'analyse et les fdrer en une synthse forcment d'abord approximative ; la demande socialeelle-mme, quand elle sera cre et s'exprimera, aidera une synthse o les diversesbranches de la discipline seront mieux intgres.

    Les terrains sont lgitimement varis ; l'existence mme de la sociolinguistique constitueun appel: on en pris conscience au premier colloque international de sociolinguistique tenu enFrance (Gardin, Marcellesi et le Grecso, 1980). Ainsi, la question des langues minores alongtemps dpendu d'approches qui communiquaient trop peu entre elles; on constatera cedfaut en reprenant les travaux un peu anciens de crolistique, de dialectologie, delinguistique applique aux langues rgionales et minoritaires; l'heure actuelle, uneproblmatique unifie se met en place, les approches se confrontent et senrichissent.D'normes fosss demeurent, la fois lgitimes et dangereux; il est normal que les grandeslangues soient l'objet d'tudes spcifiques et que des organismes particuliers se soucient deleur quipement, de leur diffusion et de leur promotion, mais notre intervention veut suggrerque cette branche de la linguistique applique ne sera vraiment scientifique et opratoire quedu jour o elle saura raliser sa jonction avec la problmatique des langues minoritaires et despratiques discursives varies. Le franais n'existe pas hors d'un rapport, complmentaire etcontradictoire, avec les langues minores attestes dans le domaine francophone, ni hors d'unrapport entre standard et ralit des pratiques langagires.

    La sociolinguistique est pour la linguistique le moyen de rcuprer la dimension sociale.De la phonologie 1a stylistique, toute tude des pratiques langagires doit ncessairementaujourd'hui croiser paramtres langagiers et paramtres sociaux. Nous avons rendu hommageau temps d'dification de la mthode structurale, mais la conjoncture pistmologique serencontre parfaitement aujourd'hui avec la conjoncture politique internationale: lasociolinguistique constitue de plus en plus le centre fdrateur, le lieu de vie dudveloppement disciplinaire de la linguistique, en mme temps que le mouvement des socitimpose, partout dans le monde, le recours des glottopolitiques ouvertes et scientifiquementclaires. La linguistique sociale est la rponse ce problme de socit.

    5. Vers l'action glottopolitique

    5.1. Les moyens de la glottopolitiqueComment transformer les locuteurs en partie prenante au dbat et aux dcisions

    glottopolitiques ? On pourrait crier la dmagogie, tant l'ignorance sociolinguistique est lachose du monde la mieux partage. Pourtant, les planificateurs linguistiques prennentconscience de la ncessit d'intresser les gens; sur l'amnagement linguistique, L. LebelHarou crit: Il est pour le moins difficile, sinon impossible, d'arriver au consensuspopulaire sur des questions linguistiques si la situation ne peut tre. dcrite de faon assezconvaincante pour mobiliser la conscience populaire . Mais peut-on convaincre sans mettre mme de comparer, et de juger ? La masse des usagers doit tre mise mme d'liminer lesfacteurs faussant l'apprciation : auto-odi, et survalorisation de la diffrence; confusion entrenorme valorise et norme pratique ; croyance la valeur de vrit d'outils ncessaires, maisncessairement rducteurs et fixistes (grammaires, dictionnaires), etc., Croyant valuer despratiques langagires, les locuteurs rpondent sous la dicte d'une idologie qu'ils necontrlent pas.

    5.2. Glottopolitique claire, ou autogestion langagire ?

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    Considrons comme acquise l'acceptation d'une glottopolitique dmocratique. Reste poser la question des acteurs de la glottopolitique. Deux conceptions de la dmocratie doiventalors tre confrontes, la dmocratie reprsentative, avec dlgation de pouvoir, et ladmocratie autogestionnaire.

    Par comparaison la glottopolitique pratique de nos jours dans une majorit d tats,politique de cnacles et de lobbies, il est ais d'imaginer le progrs que constituerait uneglottopolitique simplement scientifique, suivie et fonde sur la volont populaire. Nul. ne seplaindrait si la glottopolitique de demain reposait sur des campagnes de sensibilisation etdinformation langagire, un vaste recueil des donnes, des opinions .et des besoins, et si ellefaisait aux sociolinguistes leur juste place. Toutefois, il s agirait encore de dlgation depouvoir, et nos dmocraties modernes, ronges par la bureaucratie, tous modes de productionconfondus, savent le cot et les dysfonctionnements imputables ce principe. Au mme cotsocial, en matire de recherche d'enqute et de mobilisation, on peut envisager une meilleurerponse au besoin social, avec une glottopolitique d'autogestion langagire.

    5.3. Vers l'autogestion langagireLa planification est parfois prfre de faon explicite la responsabilisation des acteurs ;

    on. craint ouvertement d'tre dpass par le processus. L'tat et la planification linguistique(Martin, 1981) dresse un tableau significatif des diverses inquitudes des politiciens : Il nest gnralement plus question de rpondre aux problmes de diversit des langues par uncertain dmembrement du pouvoir de l'tat, mais au contraire par un usage nouveau desmoyens juridiques disponibles (A. Prujiner 1991). Or il est intressant de voir L. Dion(1981) voquer, dans l'article prcdent du mme, ouvrage, le caractre dangereux de laplanification linguistique: Si malgr tout lon se persuade de recourir la planificationlinguistique, c'est que l'on estime que les risques de subversion nationale sont encore plusgrands en s'abstenant qu'en agissant . La politique de la langue, si on la laisse aux mains despoliticien, est ncessairement coince entre deux impratifs, d'o rsulte souvent une politiquefrileuse du minimum.

    En fait, o le rglage linguistique s'opre-t-il au moindre mal, de nos jours ? La Finlandeest un cas intressant de gestion souple et planifie de bilinguisme (Gambier 1985) ; dans detoutes autres conditions, et sous les rserves que nous avons formules, c'est aussi lecas du Qubec. Est-ce un hasard ? On peut penser que le caractre relativement plus direct dela dmocratie est un facteur pour parvenir un rglage glottopolitique moins mauvaisqu'ailleurs. Ensuite, si l'on avait dsigner un pays qui, dans une situation glottopolitiqueobjectivement difficile, parvient marier vigilance et tolrance, on citerait la Yougoslavie (D.Creissels 1980). Sans pratiquer une autogestion langagire systmatique, ce pays offre unclimat glottopolitique exceptionnel : or il est engag depuis longtemps dans la voie del'autogestion conomique.

    Tout pays, quelle que soit sa taille, possde ses micro-structures. B. B. Khleif (1979) crit,du pays de Galles, qu'il participe un sentiment courant. travers le monde entier,d'hostilit aux grandes units, et leur corollaire : administration impersonnelle, fuyante outentaculaire ; en bref, hostilit aux pressions banalisantes et dshumanisantes de la socitindustrielle moderne, la dgradation et la manipulation des gens par le profit commercial, la ruine de leur dignit par des structures impersonnelles (notre traduction). L'auteur posele problme de la communaut ( la fois Gemeinschaft et Gesellschaft) comme lieu ncessairede structuration, intermdiaire entre les rapports de production et l'individu. On connat lestravaux de notre groupe sur les micro-structures (locuteur collectif, individuation, structuresde sociabilit, communaut de travail) ; c'est dire notre pleine adhsion la remarque deKhleif.

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    On ne peut viter de constater une liaison entre glottopolitique et conflit politique ; il estdifficile en effet de ne pas lier autogestion langagire et autogestion conomique. Lesintellectuels jouent leur rle, en particulier dans le procs d'identification historique, maiscomment ne pas constater que la novation glottopolitique vraiment assume, la seule n'aliner personne, c'est celle dont s'emparent les masses ? On doit noter la relative aisanceglottopolitique des communauts moins dstructures : quand le tissu communautaire a mieuxtenu, pour des raisons historiques ou gographiques, les communauts rgionales peuventplus aisment profiter du courant, enfin reconnu en France, de revalorisation des structuresintermdiaires. Les communauts trs dstructures par le colonialisme, l'urbanisationdsordonne, le tourisme, l'industrialisation sauvage, etc., ont plus de difficults ; il leur fautsurvaloriser le langage, lui-mme pourtant menac, plus ou moins en lambeaux , commedernier tmoin de l'identit historique partir duquel peut se btir l'identification moderne.

    il est vident que, dans une politique autogestionnaire, la dimension gographique n'est passeule en cause. La vie sociale est compose d'un nombre considrable de structures quis'imbriquent, s'entrecroisent ou s'interpntrent. La personnalit sociale est un carrefour. Leterme d'alination est finalement invitable, et, ce titre, conforme la recherche finale deMarx, par-del tout conomisme : la ralisation de l'individu intgral. C'est une causalitmultiple qui est l'origine du procs permanent de formation de l'individualit. En mmetemps qu'il est citoyen de tel pays, membre de telle classe sociale, de telle rgion ou de telleethnie, l'individu se forme dans de diffrentes structures de sociabilit auxquelles il choisitplus ou moins d'adhrer : pratique religieuse, appartenance politique et/ou syndicale,collectivit de travail, clubs, socits diverses. Toutes ces structures sont, dans leur mesure, prendre en compte dans l'emploi du temps ; elles sont formatrices de l'individu, en mmetemps que ce sont les individus qui les forment ; de mme, elles induisent des pratiqueslangagires, structurant le langage individuel, imposant le discours de leurs formationsdiscursives et en mme temps, par action en retour, ces pratiques langagirescontribuent pour une part essentielle constituer les structures en questions.

    Si l'autogestion conomique peut lgitimement privilgier certaines instances, l'autogestionlangagire demande que les divers espaces d'une vie inextricablement sociale et langagiresoient pris en compte. On peut donner quelques exemples. Le premier est assez gnral, c'estcelui du travail. La revue Socit franaise (nos 7, 8, 9) publie les actes d'un colloque sur letravail (Paris 1983). Un des carrefours s'intressait l'largissement de la communautscientifique ; la question de base est : quelles conditions une connaissance du travailest-elle possible ? (Schwartz 1983). Quelles sont les conditions de participation destravailleurs la communaut scientifique ayant connatre du travail ? Questionfondamentale, s'il est vrai que le travailleur a des connaissances spcifiques, noncommunicables dans l'tat actuel des rapports entre ergonomie et monde du travail. On verraque l'laboration de la question, non plus que les rponses, ne vont de soi. Toutefois, on saitque le patronat lui-mme, pour des raisons qui ne tiennent pas essentiellement l'panouissement de la personnalit ouvrire, est amen se poser de telles questions :comment mesurer la marge considrable entre travail prescrit et travail rel, commentinformer un systme expert, un robot, comment assurer la modernisation, mme sous l'anglequelque peu cynique du vol des connaissances l'expert brut pour grossir les profits ?

    Sous l'angle d'une ergonomie plus dsintresse, la question reste pose, et prend un sensplus humain : quel collectif de travailleurs peut former, avec quel collectif de chercheursprofessionnels, une nouvelle entit qui puisse raliser cette communaut scientifique largie ncessairement la comprhension profonde des procs de travail ? Ces questionsconcernent videmment le sociolinguiste ; on sait combien le bon sens fait vite de la non-communication une affaire de langage. Vraie ou fausse, cette rponse trop rapide indique unproblme, et la ncessit de l'attention du linguiste.

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    Cette rflexion sur la communication, la prise de parole, l'interaction de l'expertscientifique et de l'expert brut, ne peut tre aujourd'hui assure que par des forces militantesdes mondes en contact. L'autogestion langagire provoquerait la gnralisation de cedialogue, ncessaire la mise en mots des expriences concrtes des collectifs, l'enrichissement et au rajustement mutuels de la science et du vcu, l'optimisation desfonctionnements sociaux.

    Autre exemple, plus troit. La revue Prvenir vient de consacrer un numro aux rapportsentre langage et mdecine (oct. 1985, no 11). La dmarche mutualiste a t l'occasion devrifier quel point la socit a besoin de progresser dans l'apprhension des pratiqueslangagires relles. Il y a des niveaux de communication qui chappent l'information,d'autres qui sont gns par les normes symboliques des discours rputs lgitimes.Rflchissant sur l'tude d'I. Oddone (1981) au sujet du bruit comme risque professionnelingalement ressenti selon la valeur symbolique du poste de travail, Y. Schwartz (1985) noteque dans ce cas, mettre entre parenthses l'exprience des travailleurs comme sourcepotentielle d'intelligibilit des caractres spcifiques de la situation de travail, c'est ster lesmoyens d'apprcier la valeur et les limites des concepts qu'on utilisera ; il faut donc que lesprotagonistes eux-mmes enseignent d'une certaine manire le contenu de cetteexprience . Le mme article conclut la ncessit d'une clinique des situations de travail,qui cherche dfinir avec les hommes du terrain des units pertinentescollectifs/milieux que le clinicien seul n'aurait pu anticiper . De l'ensemble du numro dePrvenir se dgage le besoin de mieux comprendre les instances de pratiques langagires, icile lieu de la rflexion mdicale sur le travail (ergonomie et mdecine du travail), le lieu de larevendication ouvrire (en matire de scurit et de nuisances), et pour l'amlioration de sonefficacit, la dynamique d'un collectif de travail confrontant les acteurs du dbat. Il s'agit,peut-on le dire avec D. Faita (1985), de la constitution d'un nouveau locuteur collectiflgitim. Y. Schwartz objecte que cette zone de convergence apparat moins un langagecommun que le lieu d'un travail en commun des formes spcifiques de culture et d'inclure desans et des autres . Certes, mais ceci ne doit pas amener ngliger l'opacit du langage, queperoit l'ensemble du numro. L'effet du systme est un effet largement langagier ; lessystmes (celui du discours mdical, celui du discours syndical) offrent des grilles,difficilement rvisables : renoncer un terme, c'est risquer une rvision dchirante ; il faudrabeaucoup de confiance, de ngociation et d'inventivit pour que le nouveau rglageconceptuel s'opre ; ensuite, il s'agira encore de trouver les signifiants pour dire le nouveau, etassurer sa rsonance au-del du collectif.

    Ncessaire aux rglages langagiers du monde moderne, l'autogestion nous semblegalement la seule glottopolitique permettant de lutter contre le raisonnement mtaphysique.Mme profondment dmocratique, une glottopolitique qui reste aux mains des seuls expertstend simplifier les donnes en sparant les units contradictoires ; on croit alors pouvoirraisonner sur le franais, on pense que les langues s'excluent naturellement l'unel'autre, que les communauts tendent spontanment au monolinguisme. Rien de tout cecin'est faux, c'est simplement unilatral, donc inapte prendre en compte l'aspect dynamiquedes contradictions langagires. L'attention aux pratiques langagires, rendue incontournablepar une pratique d'autogestion, pourra seule respecter en profondeur cette dynamique relle dulangage, car seule elle crera les conditions du dialogue permanent entre les divers collectifssociaux, et par l les meilleures conditions du rglage langagier. C'est un chemin difficile,mais en dfinitive ncessaire.

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    6. Le prsent numro

    Nous avons essay de circonscrire les problmes, en souhaitant des articles qui portent surquelques situations considres comme typiques. En mme temps, nous dsirons que soientenvisags les problmes de thorie et de mthode. D. Baggioni nous indique qu'il y a eu desglottopolitiques avant la lettre. Puis Z. Muljacic pose la question de la reconnaissance deslangues partir du systme de H. Kloss, qui, largement utilis ailleurs, est ignor en France,ce qui n'est videmment pas innocent. Dans le mme esprit, Ghj. Thiers montre quelleapplication le systme de Kloss et de Muljacic peut recevoir dans le cas du corse. A ceprocessus d'individuation sociolinguistique, qui peine tant certains linguistes, nous opposons,avec le travail d'A. Elimam sur l'arabe, la non reconnaissance comme autre de ce qui estlinguistiquement diffrent, et la thorisation qui doit en tre faite ; K. Bochmann prsente laglottopolitique des pays socialistes d'Europe la fois sur le plan de l'intralinguistique (comment grer chaque langue) et sur celui de l'interlinguistique (comment grer leplurilinguisme J. Maurais analyse l'exprience du Qubec, si instructive puisqu'il s agit d'unesituation o une langue internationale, dominante ailleurs, est en position d'infriorit dans unensemble fdral, et redevient dominante par la volont politique d'un des tats fdrs. Nousavons voulu aussi aborder, travers l'article de L. Aubagne, la rsistance culturelle descommunauts amrindiennes du Mexique. Ce phnomne peut tre considr comme unfacteur frquent, et sous-estim, expliquant bien des volutions inattendues. Enfin, P. Van deCraen, partir des situations belge et occitane, nous propose un ensemble thorique etmthodologique destin soutenir une glottopolitique scientifique. D'autres situationsdevaient tre voques : l'hsitation de certains spcialistes qui avaient t sollicits indiquepeut-tre que nous sommes entrs dans un domaine o l'intervention ne va pas sans risque.

    7. En conclusion

    Au terme de cet expos, on a compris que l'utilit sociale est notre critre de base. Cechoix n'en rcuse aucun autre. Il est lgitime qu'une linguistique spculative, linguistique despostulats et/ou des modles a priori, garde ses spcialistes, mme si cinquante ans d'une tellepratique ont amen, par un dveloppement non recherch mais prvisible, crisepistmologique et affirmation de la sociolinguistique. Il est galement invitable qu'unnormativisme naf et a-scientifique poursuive sa carrire, menace non par nous mais par desforces qui le dpassent. Une seule ventualit nous choquerait : que les forces langagiresinsoucieuses de la ralit contemporaine s'opposent, par les divers relais et systmes depouvoirs qui sont les leurs, la rencontre entre les besoins sociolinguistiques considrablesdes socits modernes, et les disciplines neuves qui peuvent aider poser les problmes et aller vers des solutions.

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